Charles Maurras - Le Mont de Saturne

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  • 8/14/2019 Charles Maurras - Le Mont de Saturne

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    Le Mont de Saturne

    Charles Maurras

    1950

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    dition lectronique ralise parMaurras.net

    etlAssociation des Amis

    de la Maison du Chemin de Paradis.

    2009

    Certains droits rservsmerci de consulterwww.maurras.net

    pour plus de prcisions.

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    Note des diteurs :

    Le Mont de Saturne, conte moral, magique et policier, a t publi en 1950par les ditions des Quatre Jeudis. Nous reprenons ici le cur de louvrage(les pages 23 192), constitu par la confession autobiographique de lcrivainDenys Talon. Le prologue (pages 13 22) et lpilogue (pages 193 213),galement composs en 1945, seront publis part sous le titreLes Aventuresde Monsieur Wladimir et de Madame la Princesse.

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    Je soussign, Denys Talon, crivain de prose et de vers, n Saint-Tropez,sous les Maures, domicili Paris, 20 rue de Poitiers 1, tiens coucher sur

    ces feuilles testamentaires un compte fidle de ce que jai t et suis, de ceque jai fait et veux faire.

    La pure vrit qui en sera connue, sans causer de tort personne, nirapas sans utilit pour un certain nombre de mes pareils, soit quelle les corrigeou les amliore, soit quelle leur apporte de petites consolations.

    Vivre, pour lhomme, cest entrer en conflit avec la Nature, et rsister,comme la dit Bichat, lensemble des forces qui tendent sa mort. Il sagiraitdtre plus fort quelles. Mais peut-on tre plus fort que sa propre nature?Et en quoi celle-ci diffre-t-elle de la nature gnrale, de la Vie, des Astres,du Monde? Dans quelle mesure peut-elle la vaincre? Ou se vaincre? Je ne

    me flatte pas davoir trouv rponse. Cependant, voici quelque chose qui yressemble pour mon cas.Le lecteur est pri de ne point stonner de rencontrer ici, en clair langage,

    en toutes lettres, les noms de quelques confrres et amis connus qui ont tmls certains pisodes de cette histoire. Je nai rien dit que le grandbien que je pense deux. Jai mme essay de racheter quelques pigrammesinjustes 2 qui appartiennent mon pass. Cela non plus ne fait de mal personne, et le rcit pourra y gagner en solidit.

    1 Pure fiction : la rue de Poitiers na sans doute jamais eu de numro 20. Actuellement,elle sarrte au numro 12, o se trouve la Maison des Polytechniciens. (n.d..)

    2 Nous retrouvons ici un trait caractristique chez Maurras lorsquil prface ses propresrditions; il met un point dhonneur passer lponge sur les formules les plus rudes desa vie de polmiste. Dans Le Mont de Saturne, cest Paul Mariton qui bnficie duneamnistie posthume, aprs des dcennies de rancur. Mais il y a des limites la clmence :Henri Brmond restera vou aux gmonies. (n.d..)

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    Premire partie

    Le rve

    Fais cela ! EmmanuelKant.

    Ne fais pas a! Ma vieille bonne.

    I

    Mon nihilisme paisible, mon doux anarchisme moral fut commun biendes hommes de ma gnration, 1870 environ. Ils staient comme moi sparsde la prcdente. Nous trouvions derrire nous des exemples, devant nousdes principes. Je ne sais pas encore comment ceci et cela fut si rapidementabandonn, ni quel cyclone lemporta et le balaya.

    La question la plus embarrassante qui pt tre pose ma vingtimeanne tait sans conteste Pourquoi fais-tu cela ? ou ne le fais-tu pas ?Cela naurait pas fait le pli dune difficult pour nos parents. Admirablementquilibrs, leur vie se tenait ordonne et claire, leur croyance et leurs idesconcouraient motiver de faon trs simple les jugements de leur action.

    Esprit et cur jouaient ensemble avec les justes amours-propres et les intrtslgitimes. Quant aux points sur lesquels le sentiment et la passion peuventse drgler (un digne quant--soi pouvant tourner lgosme), ces risquesderreur se trouvaient aussi marqus, non moins clairs, leur conscience, etcelle-ci veillait.

    Je les revois, oui, consciencieux, mais non conformistes, ne ressemblant enrien aux moutons de Panurge, religieux sans tre dvots, bien que ma mre fttrs pieuse. Croyants et pratiquants lun et lautre. Mon pre, ancien capitaineau long cours et propritaire terrien, elle, sa cousine germaine. Ils vivaient

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    bien, et faisaient le bien, sans apparence deffort ni mme dapplication, avec

    un naturel parfait, souriant chez lune, un peu bougon chez lautre, car iltait facilement irrit par linjustice, lingratitude ou la mauvaise foi. Je neles ai jamais entendus changer un mot aigre, ni se permettre une mdisance.

    Ce bonheur srieux et solide posait, comme tout, sur des fondationsmatrielles sres. Ils avaient gard peu prs telle quelle la petite fortunedes leurs, quils dpensaient avec conomie, mais avec charit. Suivant eux,lordre social devait, tant bien que mal, correspondre un ordre moral qui lefortifit, mais le justifit.

    Quand je ntais pas sage, ma vieille bonne avait mandat de me menacerdu violon municipal. Un jour quelle y insistait : Oui, rpartis-je, mais

    jai quelquun qui me dlivrera. . . Tu penses M. Guirard, dit-elle. . . M. Guirard tait le juge de paix du canton. Son fils tait de mon ge. Nouschangions des politesses. Il venait djeuner la maison le dimanche, et

    jallais chez lui le jeudi. On me le donnait toujours en modle : RegardeAlbert! Comme il est sage!... Albert est soigneux... Albert a du got...Il ne se ronge pas les ongles! Il a dj une matresse de piano, quand tune sais pas encore tes notes. Regarde-le. . . La contemplation mystique delidal Albert mavait fait bien voir de ses pre et mre. M. et Mme Guirardme comblaient de gteries. Cest pourquoi, dans mes fredaines, jestimaispouvoir compter sur lautorit discrtionnaire du juge de paix. Oui, mais,me dit ma bonne, si M. Guirard nest pas sage, on le mettra en prisoncomme toi... Tiens! Et qui ly mettra?... Tiens! mais les autres

    juges. Ce jour-l, M. Guirard perdit beaucoup du prestige de sa belle toqueargente, de sa robe flottante et de la ceinture bleu-ciel quon lui voyait la procession de la Fte-Dieu; il mapparut beaucoup moins secourableet moins puissant... Autour de moi les simples se satisfaisaient de lidedune hirarchie judiciaire complte, laquelle embrancher et arc-bouter lesconduites prives. Pour notre ge, des souffles obscurs et violents nous avaientfait rouler au bas de ces justes hauteurs, et quelquefois un peu plus bas,

    jusqu la fosse. Linsolente sauvagerie de lenfant de la nature avait tourn une insubordination mthodique, sans doute stimule par la turlutaine du

    Progrs et la consquence que nous en tirions : les jeunes en savent pluslong que les vieux, les enfants valent mieux que les parents. Ceux-ci nayantconnu que les diligences, nous avions les chemins de fer; eux la poste, nous le tlgraphe lectrique. Le dcri de lautorit, la ridicule diffamation dugendarme et du commissaire, taient accompagns de lapothose du voleur,du brigand, de lirrgulier, quel quil ft. Un petit ami qui avait bon bec nousdisait : Je viens dAix, jai vu les Assises ; est-ce beau ! Vous navez pas vua? Les juges en robe rouge et toque dor. Les gardes en soldats. Puis lesaccuss ! Vous savez, on les met sur une estrade aussi haute que le tribunal.

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    Et si vous voyiez comme ils sont habills ! Les accuss? Mal habills, nest-

    ce pas ? Cest le contraire. Tout en noir. Et mme en queue de morue,dit ma bonne, qui avait du sens. Certainement, en habit noir et queue demorue, rptait lautre avec aplomb.

    Ainsi courait cette dition enfantine desMisrables. Ainsi se prparaientbien des inversions, prcdant des convulsions qui devaient venir, sches ousanglantes. Ne dites pas que je les tire de trop loin, tout cela se tient etsappelle quand les ides-mres seffondrent ou quelles seffacent.

    La Rpublique conservatrice se mourait et voil quarrivait et se conso-lidait la Rpublique des rpublicains; nos juges de paix devaient bienttcesser daller la procession, puis les processions de sortir de lglise de

    Saint-Tropez. Comme lHier et lAujourdhui, comme la Route et le Rail, cequi aurait d se composer sopposait ; le religieux et le rationnel, le socialet le moral perdaient leur cohrence au moment de notre adolescence et denotre premire jeunesse. On ne croyait plus gure en rien, et lon ny voyaitplus trs clair.

    Vingt fois lon a repris lexamen de ce qui fut destructeur et dmoralisantdans nos classes de philosophie. La vraie cause est plus ancienne pour moi.Elle devait dater d peu prs toutes nos marottes, depuis le funeste Pascal,qui saturait nos classes dHumanits et de Rhtorique, comme on disait alors.La Philosophie avait, au moins, lavantage de mettre un peu dordre dans cecapharnam. Je ne voudrais pas faire un honneur immrit la mdiocrebrigade des potereaux dclamateurs normaliens qui, assis au bas bout dela table baudelairienne, staient appliqus des variantes laborieuses deLa Charogneet de la Martyre. Mais leur faiblesse les avait tablis juste auniveau de nos quinze ans dsarms. Cest pourquoi, pas plus que lillustresonnet desLarmes:

    Eau, sel, soude, mucus et phosphate de chaux, larmes, diamants du cur, laissez-moi rire, 3

    tel autre inclyte 4 blasphme ne pouvait comporter de grandes puissancesde dissolution :

    Tes pre et mre, a ? Cest a que lon rvre !Allons donc ! On est fils du hasard qui lanaUn spermatozode aveugle. . .

    Pouah! Oui, la frquentation de ces nants dngateurs, la familiaritque nous en prmes avaient bien tendu, en nous dgotant, leur prterune espce dautorit. Pas du tout sur les devoirs filiaux, qui nen furent ni

    3 Ces vers comme les suivants sont de Jean Richepin. (n.d..)4 Illustre. (n.d..)

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    ngligs ni diffrs. Mais on en moquait les fondements. On en brocardait les

    raisons. la limite de cet tat dliquescent, me renat en mmoire cettedclaration offerte des parents que je sais; on les aimait beaucoup, eton les adorait, mais cest quils taient bons, gentils, aimables, dlicieux,et nullement parce quils taient les auteurs de nos jours. Comme tels, ilsauraient bien plutt des comptes rendre. On tenait honneur de ne montreraucune gratitude expresse pour le fichu cadeau de cette chienne de vie. Notre

    jeunesse ne se plaignait pourtant pas de la vie. Elle aimait les bonnes choses,et les autres ne lui faisaient pas peur. Le mauvais ton acquis tait surtoutextrieur, mais, venu du dehors, il gagnait au dedans. LExistence mordaitde plus en plus sur la Conscience.

    Quant aux infortuns matres ou camarades qui proposaient encore dedireil faut, ou lon doit, la rponse tait tenue prte, il ne faut rien, lon nedoit rien.

    II

    Dans cette dcomposition gnrale, quelque chose survivait-il ? Peut-trele bon pli dhabitudes saines, devenues un peu moins morales que physiques.Leur puissance tenait ce quelles avaient dinvtr : entre toutes, la ten-dance inne au travail.

    Non que lon se ft mis, parmi nous, aimer le travail contre-sens etpour lui-mme. On apprciait son fruit, les connaissances quil donnait, sonillumination du monde et de la vie, ses vastes ouvertures aux ambitions delesprit, sa rponse aux curiosits veilles.

    Oh! je ne flnais pas. Cependant, sans flner, nous ne travaillions pluscomme on le faisait avant nous, aux temps o tait suivie une rgle complexequi associait la ncessit, le devoir dtat, le dvouement, lhonneur, le plaisir,

    le profit.En rustiquant, disait mon pre la latine, en soccupant traversbois, vignes et labours, il donnait un modle dactivit infatigable. Ma mrese faisait un devoir et une joie de commenter les peines de son mari pour enfaire valoir les motifs raisonnables, les mobiles sains et, disait-elle, nous lefaire comprendre et imiter.

    Beaux exemples ! Douce leon ! Il ne faudrait pas croire que rien nentrt,je ntais pas insensible ni impermable. Mais, densemble, tout cela glissaitparce que le nud qui en liait les parties me faisait dsormais dfaut. Dfautdont je ne souffrais pas; ce qui manquait, en fait, ne manquait ni ma

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    conscience ni mon intelligence, attendu que je navais aucune conscience,

    distincte, dun Denys Talon qui fut moi, et son sujet nimportait pas monintelligence qui sen moquait. Elle tait toute mes objets, jaurais presquedit : mes rves.

    Mon intelligence courait bien dautres choses, autrement belles et bonnes,riches et gaies, que mon pauvre moi ! Tenys Talon, Tenys Talon , merptai-je un jour que jtais bien petit, si petit que je ne savais pas encoreprononcer leD. En me demandant qui pouvait tre ce Denys Talon, je pous-sais devant moi les galets du port. chaque coup de pied rpond le battementde ma petite robe, qui me faisait penser moi comme quelque chose duntranger. En revanche, tout ce qui passait la porte de mes yeux et de ma

    cervelle, corps physiques, corps glorieux, vagues fumes, nues brillantes, oula simple voilure dun ciel dazur tendu sur une tte folle se disputaient lesforces de mon attention violente. Ds mes premiers moments dmancipation

    juvnile, javais choisi de travailler darrache-pied tout, hormis peut-tre ce qui sabstenait de me faire un certain signe dappel personnel. Commema pauvre mre mavait reproch assez amrement ma nullit en je ne saisplus quelle branche de mes tudes : Cependant, lui rpondis-je, tu vois, jetravaille. . . Elle rpliqua par un trait de lumire : Oui, ce qui te plat. Ce ntait pas bien travailler pour elle. Je noublierai pas de si tt lasecrte tristesse de ce visage, qui ne parlait quen souriant; la rticence mefit sentir quelle lisait en moi beaucoup plus avant que moi-mme. tait-cedifficile ? Je ny lisais rien du tout. De mme, on mavait grond souvent dene pas me montrer plus communicatif, plus expansif, plus confiant. Je navaisrien confier, rpandre, ni communiquer. Ma vie intrieure dj faible, allaitsattnuant encore et rien ne lavait remplace que ce quavait dml mamre ; la Toute-Puissance de mon Plaisir, matre et gouverneur de ma vie.

    Sans doute existe-t-il des plaisirs sains et dautres plaisirs malsains.Je ne connaissais pour ma part que le Plaisir, avec sa contre-partie na-

    turelle : le Dplaisir. Une critique universelle avait mis toutes mes autresdistinctions en poussire, et cette cendre fine reprsentait danciens gotsnaturels ou acquis, et des traces dhrdit ou dducation qui ntaient pas

    destines exercer beaucoup dautorit sur mon cur.Un mauvais prtre, comme je nen ai connu quun ou deux Paris, mavait

    frapp par une curiosit sans pudeur dans la manire de questionner les genssur eux-mmes. Ctait une espce dcrivain bohme, ambigu dintrigant etde rengat, plus ou moins simoniaque. Il osa me dire un jour : Quels sontvos buts de carrire ? Je navais pas dix-huit ans. Aucun , lui rpondis-je,plus vridiquement quil ne pouvait le croire. Il se mit en colre : Pas de butdans la vie? Mais vous devez en avoir un. Quoi! Pas un idal? Un idal?Jen avais cinquante. Sans parler du vague dsir de faire de beaux livres

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    (ce qui ne venait pas au tout premier plan), mon premier idal tait de

    dbrouiller, en deux temps et trois mouvements, les sept nigmes du mondeque Du Boys Reymond 5 avait couronnes de son ignoramus, ignorabimus,dans son discours lUniversit de Berlin. Javais cet autre idal de construireun navire ail qui pt suivre marche dtoile le soleil couchant sur nos mers 6.En quoi cela regardait-il ce clerc interrogant ? Jtais ingnieur, pontonnier,architecte, quand il sagissait de tracer ou de reformer de nouveaux projets degrande voirie provenale. Est-ce que javais le lui dire ? De quoi se mlait-il ?Je ne voulus plus le revoir, et suivis en paix mes dmons.

    Jtais zoologiste ou botaniste, et je me prononais contre lvolution sije relisais lentomologiste Fabre, pour elle si je rejoignais Darwin, Romans 7

    et Spencer8

    . Philologue, la poursuite du sens des mots avec Michel Bral9

    ,je courais sur les pas de Renan vers les tabernacles de Sem, et je nen rdimaispas moins lAlsace et la Lorraine avec le gnral Boulanger, Paul Drouldeet Maurice Barrs. Je rtablissais dans ses droits la nationalit provenale, saposie, sa langue, avec Mistral et mon ami Frdric Amouretti. Naturaliste

    5 Emil-Heinrich du Bois-Reymond, 18181896, physicien et neurologue berlinois.Originaire dune famille de Neuchtel, alors fief du roi de Prusse, il commence ses travauxpar ltude des poissons porteurs dlectricit, puis devient le fondateur de llectro-physiologie. Il dveloppe sa philosophie de la science et des limites de la science dansson ouvrage ber die Grenzen des Naturerkennens(1872) dans lequel il affirme quil estdes nigmes que nous ne savons expliquer (ignoramus) et que nous ne saurons jamais

    expliquer (ignorabimus). Dans une clbre confrence donne en 1880 devant lAcadmieroyale des sciences de Berlin, il en nonce sept :

    1. la nature ultime de la matire et des forces ;

    2. lorigine du mouvement ;

    3. lorigine de la vie;

    4. le caractre apparemment tlologique de lordre naturel ;

    5. lorigine des sensations ;

    6. lorigine de la pense et du langage ;

    7. la nature de la libre volont ;

    les points 1, 2 et 5 relevant selon lui coup sr de l ignorabimus.Emil-Heinrich du Bois-Reymond ne doit pas tre confondu avec son frre cadet Paul-David-Gustav (18311889), clbre mathmaticien. (n.d..)

    6 Cette image dun navire arien suivant le soleil a t souvent voque par Maurras cf. la note 15 de notre dition de la prface La Balance intrieure. (n.d..)

    7 George John Romanes, 18481894, naturaliste britannique, ami de Darwin. (n.d..)8 Herbert Spencer, 18201903, aujourdhui surtout connu comme philosophe libral,

    dfendait une conception organiciste de la socit, la slection des hommes les plus aptesse faisant sur le modle de la slection darwinienne des espces. (n.d..)

    9 Michel Bral, 18321915, linguiste franais, donn pour tre le fondateur de lasmantique. (n.d..)

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    en littrature, selon la recette de Zola, impressionniste avec Goncourt, sym-

    boliste avec Mallarm, je ntais pas moins fascin par la Chimie, lanalysedu Tout devant mener sa synthse, et lon y maniait de si beaux cristauxde toutes couleurs ! Jabolissais le pauprisme, jincorporais le Proltariat la socit, je rendais la France le sens de ses ides et de ses institutionsfondatrices. Non moins que lEncyclopdie, la thologie me plaisait, commeaurait dit ma mre, et la religion ntait pas exclue ; quelque mlodieux abb,dans une glise de campagne, entonnait-il l salutaris hostiaou laissait-iltomber les notes diamantines dAve maris stella, je voyais le ciel et les anges.Seulement, le ciel et les anges ne venaient pas me voir.

    Je tournai mes yeux de tous les cts. Un mien cousin, mdecin, mayant

    pass un gros tome danatomie, cest tout juste si je ne dcidai une prompteinscription la Facult. Cependant, je faisais une licence dhistoire :jamais prise, jamais passe ! la suite dune longue maladie de croissance,la relecture de ma gomtrie dcolier me tentait dun retour improbable auxsciences exactes. Quelques mois de rue dUlm ne me calmaient pas. Jallais tout comme la limaille laimant et, sil est clair que je retournais vite auxdeux mmes ples prfrs, la Philosophie et la Posie, je me disais aussi : lHbreu ? le Grec ? Pourquoi pas ? Oui, pourquoi pas ? En un cas commedans tous, ce qui memportait tait llan de soumission ce beau savoirconvoit ; ce ntait point pour un moi vaniteux ni fier que je suivais, commedes Muses, ces disciplines trop varies ou trop distantes, je me livrais ellespour leur amour, lamour de leur grande beaut. Je ne me proposais nullementde les confiner dans quelque srail personnel ; loin de me proposer pour centre,ple ou foyer, ctait moi qui demandais chacune dtre le mien, ou lundes miens, et esprais de recevoir lappel de leurs bouches sublimes. Dellestout mattirait, je me sentais leur proie. Proie charme, subjugue. Proieindvore, et proie rsistante, car elle subsistait en dpit de mon immenseoubli de moi.

    Ainsi, allais-je tout courir, tout goter ou fleurer. Cela durait ou ne duraitpas. Cela me bousculait et me recouvrait au point de me noyer; parfoisaussi, ce chaos vivant me laissait merger et se composait et sorganisait

    au-dessous de moi, mais cela ne sest jamais produit sans quelque oprationextrieure o je ne fus pour rien, que thtre ou patient. Sil a pu sortir demoi quelque chose qui ait eu accent, sens, ou figure dunit et dutilit, ilfaut en reporter le mrite total larbitraire du Plaisir et du Dplaisir, mesveilleurs et mes claireurs sous-jacents ; eux seuls, de tout temps, confrrentune libre scurit cette suite dexercices o jaurais d me rompre le cou.

    Suppos que par leffet de tant de voltiges, jeusse t abaiss de beaucoupde degrs au-dessous de moi-mme et largement rtrograd sur lchelle ani-male, soyez sr que jy aurais mis peu de mauvaise volont et nulle intention

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    dissidente. Le mal se serait fait sans moi. Ainsi sest fait aussi quelque bien.

    Lorsque, en ralit, le poste actif et le bilan positif de ma jeunesse laventurelont emport, de beaucoup, sur le ngatif, quelque fussent la dispersion etla dissipation de mes successions de dvergondages, ce rsultat heureux nema t, je le rpte, ni d, ni imputable en rien. Simple merveille! Oui, lemiracle! Les habitudes de mon rve en ont fait tous les frais; le classiqueet vulgaire tour de force du somnambule qui court au rebord de son toit.Mes yeux taient aussi ferms que les siens sur ma route. Je risquais unechute verticale. Seul, mon plaisir, directeur ou interdicteur, aura su, je ne saiscomment, imposer la ligne blanche ou grise de la direction ou des exclusions.Je navais que cela pour moi. Ctait toujours cela : Plat ! Plat pas !

    L, et l seulement, furent orientes dix annes de ma vie desprit.

    III

    Et ma vie pratique, donc! Et ma vie morale, si lon peut dire!La mort morale me guettait. Comment me fut-elle pargne? Il nest

    quune rponse : jai rv ces trois vies au lieu de les vivre.Aucune des facults de lhomme veill ny est intervenue. Ni la raison qui

    rgle, ni le jugement qui choisit, ni la volont qui impose, ni, moins encore,le sens lmentaire de la dignit qui refuse. Sur ce dernier chapitre, labsencede toute loi connue pouvait me perdre de dbauches ou me mener fort bienaux avant-dernires des vilenies. L aussi, les oprations de sauvetage, faitespour moi, le furent en labsence de moi, et jy tais tmoin de mes actes sansen tre lacteur.

    Jtais venu vivre Paris. Telle est la diversit de notre beau Paris quilest, coup sr, un des lieux du monde o sont pratiques les plus magnifiquesvertus. Mais, du secteur o je mtais plac, on ne les voyait pas, elles ne

    passaient gure par l o nous campions et, mes amis et moi, navions, peuprs, devant nous, que les aspects de la plus confortable dissolution.

    Figurez-vous un sjour qui, pour ntre pas sans tristesse, avait aussi soncharme, avec son air de friche ou, comme disent les coloniaux, de brousse, etles anglomanes, de jungle, disons, nous, defort dantesque; spacieux terrainvague qui ntait personne et qui tait tous, sur lequel abondait la plustrange population fminine, vritable nation de mal maries, de spares,de divorces ou de femmes et de filles parfaitement libres, qui, pour ntrepoint galantes au sens vnal, taient tout fait dpourvues de raison de se

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    conduire dune autre manire que nous. Qui, nous? Eh bien, des jeunes gens

    dont les origines sociales taient bonnes ou excellentes, mais qui ce Paris-lavait fait donner deux ou trois tours de roue vers leur animalit primitive.Ils nen revenaient quaux vacances. . .

    Les deux moitis de ltre humain, faites lune pour lautre, y trouvaientles facilits ncessaires pour toutes les figures dune vie trs simplifie.

    Autre chose y tait facilite encore : ctait lclosion et la culture dece que jappellerai, faute dun meilleur mot, les petites amours. Petites oumoyennes, sans tre bien recommandables, elles valaient nanmoins par laloyaut sincre, labsence de toute comdie. Le train en tait naturel et doux.Les graves accidents ny taient pas communs, beaucoup de liaisons taient

    interchangeables, noues et dnoues de manire assez indolore et comme volont. Et puis, l, tout le monde avait au front le mme rayon de jeunesseet sa frache merveille de spontanit. Lon maurait tonn en me rvlantque tel tait alors peu prs mon seul bien moral et, en tous cas, ma seulelumire pour me conduire. Le couple enfant du Paradis terrestre ne savait pasquil tait nu. Lide de mhabiller au moral ne se serait pas offerte. Quest-ceque jen aurais fait? Que me ft-il rest si ma sincrit avait merg de manuit?

    Tous ceux qui mont connu savent combien je fus sensible au charme fmi-nin sous toutes ses formes, son mystre sous tous les masques. Je chassaisde race. Telle avait t la seule faiblesse de mon pauvre pre. Il avait bienfini par se surmonter. Cest quil lavait voulu. Pour moi, que voudrais-je

    jamais ? Jaimais les visages moins que les corps, les corps moins que lesmes. Si la robe est un voile, la chair en est un autre bien plus pais, queseules ont soulev les liberts de lamour. Mes yeux, que dilatait presquedouloureusement la vue dune belle fille, ntaient donc pas, au juste, ceque le divin Michel-Ange a nomm le chemin de lamour et la source deslarmes. Ils ne mouvraient dabord quun grand chemin dadmirations per-dues. Le baiser qui venait, sil venait, ntait dsir, demand, obtenu, gotet rendu que pour conduire au terme, l o se dcouvre le secret de sa fleur,dans labandon sublime du bonheur mutuel. Mais que lon ne sy trompe

    pas : il ne sagissait point du tout de composer un bouquet dmes lusagegoste dun amateur quelconque! Pas plus que dblouir les autres oumoi-mme en imposant des tiquettes fabuleuses des vrits de rencontreet de situation o tout tait singulier et unique en soi. Je ne gonflais nine soufflaismes plus chres idoles pour les faire apparatre plus hautes quenature ; de quelque rang quelles fussent, lObjet convoit, possd, conservaitles attraits et les attributs dun Objet. Loin de prtendre massujettir lamiede passage, cest moi qui me formais loyalement sur elle pour me fondre etpour me confondre de mon mieux. Le prtexte dun Devoir et t ridicule,

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    mais la plus volante des fantaisies comportait, malgr tout, un dsir de servir

    dans loubli de moi et le double got du bonheur. On me dira que ce fut lbeaucoup de servitudes volontaires... Mais si elles plaisaient ainsi?

    Cest de l que suivait et dcoulait, de faon presque matrielle, cettesincrit dont jai parl et quil vaudrait mieux appeler une libre franchise ;ni systme, ni rgle, mais, de bon cur, ce qui ne veut pas dire de tout cur,lobissance pure aux dcisions suprmes du Plaisir et du Dplaisir. Chargesou aimantes de sourdes prfrences, plus faciles et plus spontanes les unesque les autres, je ne me mlais point de les classer comme des odeurs oudes formes. Le voluptueux goste veut se faire soleil. Je ne me voulais queplante, et mappliquais graviter autour de lObjet, sans rien demander que

    den tre vritablement emport, ravi et aspir, pour ne pas dire bu et tari,ce qui est une fin comme une autre.Je ne fais point un pangyrique de mes objets, tout charmants, ni le mien.

    Et je ne dissimule pas leur commun et grave dfaut davoir t successifs,changeants, trs mobiles mme. Ctait le ct faible du rgime qui fut naturel lextraordinaire rserve zoologique o notre sensibilit juvnile prenaitforme et figure. Ce pays navait rien dun modle, je ne le montre ni pire nimeilleur. Mais au moraliste qui condamne ou qui plaint, dans ce manque totaldengagement et de lien, une gale absence de prise sur lavenir, je rpondsque le prsent lui-mme ny existait gure, ou ntait point senti, dans lemouvement de son vol.

    Lintressant est de concevoir comment y put tre parfois arrt ou sus-pendu, ou mme rgl, ce train de chaos. Deux ou trois exemples le ferontvoir, je lespre.

    IV

    Durant un laps de jours apprciable, car cela stendit sur plusieurs sai-sons, une charmante fille me fit lhonneur de sauter du lit dun mari excrpour me consacrer deux ou trois heures chaque matin. Ce fut un tempsbien employ. Elle plaisait par sa fracheur, son naturel, son diable au corpset, ce qui ne gtait rien, son esprit. Une fois contente de moi, comme jeltais delle, elle se mettait doffice au piano et, pour deux ou trois quartsdheure, presque sans saccompagner, chantait pleine voix un rpertoirevari, opra ou romance, airs dglise ou refrains du peuple et des potesdu pays, car ctait aussi une enfant de Provence. Toutes les crations de sa

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    fantaisie, exhales de sa gorge et tires de son cur, avaient fini par vivre

    en suspens dans mon air ; un esprit volatil me la rendait prsente, vivace etmme active pour le reste de la journe, le temps que jallais y vivre tout seul,ou agrablement poursuivi dans mes songes. Dans ces conditions de captivitdsire, je pouvais sortir, flner, et mme courir peut-tre dautres armes,cest le sien que je retrouvais fleur datmosphre, dans la musique parfumedo je la sentais merger comme la Nride de Malherbe, jusqu mi-corps,aux sources de ce lyrisme printanier :

    Elle tait jusquau nombrilSur les ondes paraissanteTelle que laube naissantePeint les roses en avril. . . 10

    Ainsi se rejoignaient et ne cessaient pas de streindre et de se pntrer,comme terre et ciel, ces caresses du corps et celles de la voix. Le mlangeexclusif de sensualit et de posie ne laissait plus, tout compte fait, pour latendresse, quune minute, une seule ; sur le coup de midi, au dpart, elle metendait les lvres, ou seulement la joue, avec ces trois mots : Maimes-tu? Je taime , tait la rponse. Combien de fois ce rite fut-il rpt? Riendune routine. Ni rien dun lan. La plus tranquille des convictions. Et celafut jusqu ce que cela cesst dtre. Un beau ou laid matin, il en fut ainsi :

    mon je taime ne put sortir.Il aurait d aller de soi denvelopper quelque refus dans une caresseloquente. Cela ne fut pas possible non plus. Jtais trs dsireux de ne paslui faire de peine, mais, quand elle eut dit dun petit ton fch : Alors, tu nemaimes plus ? une voix qui tait la mienne fit entendre, basse, mais nette,que je ne laimais plus en effet. Mots nouveaux, tonnant qui les nonait,lancs de plus loin que ma bouche, avec une vigueur nave, suprieurs auxvolonts de la dcence comme aux murs de notre amiti !

    Je ne mtais aperu daucun dfaut nouveau qui ft n en elle, rien neressemblait en moi de la lassitude. Je ne me connaissais pas lintention de

    rpudier cet aimable ornement de ma vie, ni de lui contester son droit naturel lamour. Elle scria donc : Cest bien! la gorge un peu serre, commedcide rompre, ce quelle ne fit dabord point. Elle devint moins rgulire.Sans trace de rancune ou dhumeur. ceci prs que, dsormais, entre nous,le lit dut tenir une moindre place que le piano. Lenthousiasme du chanttait ce qui mavait conquis beau premier. Essayait-elle une reprise ? Je nesais quel intrt refroidi mempcha mme dy prendre garde, et la liaison se

    10 Cest un fragment inachev, qui se rduit ces quatre vers dans les pigrammesdeMalherbe. (n.d..)

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    dfit un peu moins vite quelle ne stait faite, mais sur le signal dur et bref

    qui navait pas donn ses raisons.La seule raison tait ici que la limite de ma douce Capoue tait sinon

    touche, du moins approche, ce dont mon immense dsordre moral mavaitempch de mapercevoir. . . Tous les secrets repaires de lme taient daccordpour me faire sentir que rsistance et rbellion taient vaines, un pas de plusdans la direction interdite devait probablement suffire dmasquer lmous-sement des sensations, lenlisement des curiosits, des dsirs, des ardeurs,le pitinement et larrt sur les dj-vustrop certains. Quelque chose memurmurait quune inertie se prparait o je mtais promis un perptuelmouvement. Mais dabord, je navais pas prouv lombre de la moindre

    de ces belles choses. Rien de tel; lannonce men paraissait communique,plutt quaugure pour prochaine. Un avertissement avait roul en moi,comme le tambour de la caserne, tint et retint comme la cloche du couvent.Or, quel couvent? quelle caserne? et quelle sonnerie? quel tapin 11, dignede quelle foi, tait venu cribler de coups ma peau dne ou tirer sur macorde, pour ordonner ma halte infaillible son juste point? Il dut y avoir desdcroissances, puisquil y avait eu des croissances dans la vie de mon cur,elles furent microscopiques ; qui les mesura ? qui surveilla ces flux et ces refluxinvisibles, silencieux, dune prcision sans erreur ? On dit : lInstinct. Moi, jeveux bien. Mais, sous ce mot, je discerne les grands corps couchs du Plaisiret du Dplaisir, et ne puis distinguer grandchose au del.

    Assez longtemps plus tard, en une occasion toute diffrente, je me trouvaicontraint par le mme dmon secret enfreindre pareillement les mmesmurs de lamour courtois, lgard dune autre personne qui mhonoraitdes mmes bonts. quoi bon la dcrire ? Ou dfinir un lien dont la trame estsans importance? Il suffira de savoir quun soir dt, ma porte souvrit avecviolence, et lObjet dalors, dans sa forme splendide, mais la plus orageuse,apparut, boulevers, et la voix dchirante me jeta dans un flot de larmes :

    Voulez-vous mpouser? Comme la fleur dagave lance sa rponse explosive, Non , fut-il dit

    avant dy avoir pu penser, avant que jaie pu tre, consciemment, pour riendans le monosyllabe inhumain.Une union civile ou mme religieuse navait rien dabsurde entre nous.

    Si rien ne la conseillait, rien ntait pour nous en dtourner. Mon amie taitfille, libre, portait un nom honorable. Ses ressources ajoutes aux miennesnous auraient fait faire figure ; la douceur de son caractre, son esprit facile,pratique, enjou, auraient compos un intrieur agrable. Lide ne men

    11 Tapin au sens de celui qui bat le tambour est donn pour dsuet dans lesdictionnaires. (n.d..)

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    avait jamais travers lesprit, ni pour oui, ni pour non. Mais, en vrit, sur

    le plan dintelligence et daffection o tout tait trait entre nous, depuisque la liaison durait notre vif agrment, tout aurait d mastreindre, nonpar devoir, mais par plaisir, par soin de son bonheur, de moins blessantesrpliques. Il et t facile de laisser lObjet le temps de mexpliquer quelle exaspration lavait jet une pnible scne de famille dont elle staitchappe pour courir moi. Plus encore que nos gards mutuels, mon got,mon naturel exigeait toutes les formes dont ne stait pas souci le brusqueet roguenon, que je rougis dappeler mien, car il ltait fort peu.

    Un tout petit peu dun chloral quelconque, qui aurait pu couler flots,serait facilement parvenu dgager les termes dun refus indolore. Mais

    mon Plaisir profond avait reu un choc trop vif, mon Dplaisir avait ttrop violemment secou, et, ma dflagration ayant tout cass (ou jen avaisgrand peur) jen prouvai une humiliation plus que mortifiante. Elle le vit.Essaierais-je dune reprise ou dun regret? Elle sentit que non. Mais peut-treaperut-elle aussi que je venais dtre absent de moi et quun sosie intrieuravait fait tout le mal. Elle resta longtemps assise dans la nuit, immobile etcherchant avec dsespoir le mot, le signe, le regard attnuant le coup port.Cela ne vint pas, mais pourquoi ? Avions-nous cess de nous convenir et denous dsirer? Nos yeux se consultaient. Nos lvres sapprochrent et, sansaffecter de la consoler, je la pris dans mes bras, je lui prouvai tout ce quellemtait, en lui faisant subir et goter les vrits profondes damertume etde joie, auxquelles elle ne rsista point, bien quelles fussent accrues de sontrouble et du mien, aux chos prolongs de la double initiation.

    Le non ne fut ni retir, ni envelopp, ni expliqu.Et, cette fois non plus, il ny eut pas sparation immdiate. Mme il y

    eut des reflambes, qui nourrirent de mmorables mlancolies. Sa pense,quelle avait mordante et lucide, malgr sa douceur de cur, revenait assezvolontiers sur cette incroyable et inacceptable aventure et, chaque retour,elle me protestait (en quoi je la croyais sans peine) que, jusquau soir fatal,

    jamais rien navait t rv en elle pour lorienter vers loffre mal accueillie.Elle tait venue me la faire, les mains et les genoux tremblants, toute brlante

    de linsupportable chagrin dvor chez les siens. Et, encore un coup, le motdit tout, ctait une surprise quelle stait faite elle-mme en melapportant...

    surprise, surprise et demie ! concluait son triste dtachement. Peu peu, lenonnous revenait lun et lautre. Il nous poursuivait comme unglas. Nous ne nous regardions pas sans lentendre.

    Le secret du rflexe me fuyait nanmoins. Ce fut longtemps aprs, lorsquece pauvre fruit du petit amour dhiscent se ft enfin laiss tomber de larbreeffeuill, une fois la saison courue, et bien courue, la longue saison ! alors, et

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    alors seulement, il me fut donn de saisir quoi avait tenu ma dcharge de

    brute. . . LObjet avait vu juste, le coup ne lui avait pas t port du milieude moi. Des tres plus anciens avaient parl pour moi. Il leur avait suffidinfiniment moins que le temps du monosyllabe pour me faire sentir quilntait pas possible de mler aucun des miens, aucun de ceux dont je sortais, un tre dont je navais mme pas t le premier amour. Dans leur vieillemaison, mon pre et ma mre ne staient jamais figur leur bru autrementquen jeune fille intacte. Le nom qui ntait pas moi seul ne pouvait servirau soin trivial de rgulariser une rencontre de Paris. De toutes ces profondeset lointaines raisons, pas une ne mavait t distinctement articule, car je lesaurais discutes. Ce qui men avait t intim ntait quun cri : Ne fais pas

    a , jet premptoire de mon Dplaisir, autrement radical, inconditionnel,indpendant de tout motif, que les plus catgoriques impratifs du bon preKant. Mon instinct somnambule avait couru dautant plus vite et plus droitdevant moi, dans le sens des principes, quil ignorait tout de la route et des

    jalons, sil y en avait ! Quelquun le guidait. On le prservait, quand il fallait.Mais qui? Jy ai beaucoup pens. Une ide que je croyais teinte, en mmetemps que steignaient mes prjugs de classe ou de culte, avait donc persisten moi. Ou jtais rest elle, au point de ne pas demander mon propre avissur un avenir qui tait pourtant le mien ? Des ascendants loigns, ayant tenu un certain genre dhonneur dans leur vie, parlaient en moi plus haut quemoi, ou tout cas assez haut pour mimposer tout trac leur puissant refuscollectif...

    Nous nous trompons donc bien sur notre Nature ? Cest que nous nous lafigurons comme le simple pass, dans le chur qui nous a fait natre. Ce nestpas faux. Mais en dautres cas, la mme Nature, bien en avant de nous, occupenotre avenir et le remplit. Car tout autant que lOrigine, elle est le Terme.Ce sens secret est bien lucid en latin. Sil ny avait dans la Nature que lepoint de dpart, la langue ne dirait que Naissance, Nation, Nate ou Ne !Naturaest un participe futur, ce qui natra doit natre, mais dessin avantde natre, ou, peut-tre mieux, en vue dtre. Qui voudra penser sa Natureen prononant ce mot mlera donc sa Causalit propre une insondableFinalit. Elle est ma mre? Oui! Mais aussi ma rgle et ma reine. Et aussilattrait de mon Dieu.

    Donc, ce Dieu naturel avait eu soin de moi, tout comme mon songe veill.Si des noces absurdes mavaient t pargnes, je ne le devais pas un autreque Lui.

    Le dernier pisode quil reste rapporter, un peu dlicat par lui-mme,est bien celui auquel il me faut repenser avec le plus de honte. Mais, sans ce

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    nouveau coup de frein qui illustre les autres, lessentiel de ce que jesquisse

    ne serait pas pntr.Je ne dirai rien dinutile.Le plus grand, le plus cher, le meilleur ami de mon adolescence et de

    ma jeunesse, seul Parisien que jaie jamais tutoy, a bien failli, l, devenirma victime directe. Jai mani contre lui et je lui ai presque tendu un styletmortel. Bien que ce comble de misre mait t pargn, je ne saurais meconsoler den avoir admis la macule, tout au moins le temps dy rver.

    douze ans, le Parisien Michel N. . . et moi nous tions trouvs aux bainsde mer quil venait prendre sous les Maures. De vacances en vacances, decourses de colline en parties de canot, pour resserrer le lien de ces premiers

    plaisirs, une tonnante similitude de nos gots intellectuels stait dclare.Il mapportait les livres nouveaux, les directions connues de matres illustres.Nous en dbattions avec fureur, mais pour tomber en plein accord. Puis

    je le rejoignis. Il tait dun Paris plus sain que celui o je me plaisais me dcomposer, mais je ly attirai sans mauvaise intention, pour la simplecommodit de vivre plus prs lun de lautre. Il sy fit tout de suite uneamie trs singulire. Ctait une fort belle Anglaise de plus de trente ans,qui, la diffrence des filles de son le, conservait sa fracheur de fleur. Sousune magnifique chevelure dun chtain sombre, brillait le plus suave, le pluspur, le plus ambr et diaphane teint de rousse, aux dgradations nacreset dores, la souple peau de reptile qui me lavaient fait nommer lHydreblonde. On ne lappelait plus quainsi. Sa ligne et son pas taient serpentins,ne marchant pas, glissant, sinuant, sans jamais dfaire sa courbe. Javais,moi, pour amie, une enfant de la balle, piquante Montmartroise, fruit desamours dun guitariste espagnol et dune danseuse napolitaine. Cette dureet douce Gatane tait lamie de lHydre blonde ; amie trs amie, trop amie,ni lune ni lautre ne sen cachait. Michel ne pouvait lignorer. Il nen parlait

    jamais, pas mme moi, mais, je crois, sans cesse lui-mme. Il en souffraitcomme de la tare de son amour, qui tait grand. Le got trs vif que Gataneminspirait ne ltait pas assez pour me donner aucun ombrage de ses batsavec son Hydre. Le piment de lanomalie aiguisant la curiosit, il marriva de

    presser Gatane sur leur mystre, et le bavardage ne resta pas entre nous.Sans prjug, sans foi ni loi, lHydre blonde voulut savoir jusqu quel pointun autre type de Franais pouvait samuser de ce qui rongeait son Michel.Ainsi se forma-t-il un secret circuit de demandes et de rponses entre noustrois. Elles ntaient ni jalouses ni dsireuses des tnbres, comme cest le casdautres servantes du mme rite. Le got de limpure lumire les rendit mmede plus en plus confiantes et loquaces. Ce qui ntait pas dit tait souventcrit, non sans une ingnieuse lgance. Le jour fut, qui devait tre, o lonproposa de me mettre en tiers dans le jeu ; non seulement je ny rpugnai en

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    en toque de fourrure, amazone de Walter Scott, Diana Vernon 12 peut-tre,

    quelque deux ou trois cents ans avant Jsus-Christ ! Mais, Michel, si ctait du faux? La fantaisie de quelque modeleur

    ultra-moderne ? Ou la fraude dun conservateur trop malin ? Impossible, Denys ! Tu ne peux rcuser ces tmoignages certains de

    lternit, de lidentit (si tu veux) de la vie. LHomme ne cesse pas sesrsurrections. Eh oui ! Partout ? Ne le sens-tu pas ?

    Mon cher Michel, on sentira tout ce que tu voudras, mais tu asbeaucoup trop dimagination pour un tre daujourdhui !

    Je nen ai pas du tout, Denys, je nai que du cur, mais du curpar-dessus la tte , comme chantait notre Laforgue 13.

    Et ctait a ! Le cur de Michel. Oublier sa figure et jusqu son nom,soit ! Pas son cur ! Pas ce bcher de lamiti vibrante et parfaite, se rg-nrant lui-mme comme un phnix. Mais je navais en tte que mes deuxperverses, je ne sentais plus que le vent qui memportait elles, leurs nomsqui magitaient comme une paume folle, vers le petit appartement tropparfum que lAnglaise habitait rue Blanche. Et grimpant les degrs quatre quatre, comment seraient-elles vtues ? me demandais-je. Le seraient-ellesseulement ? Rien ne tenait au cur que cela. Oui, cela seul, ma vrit, mafureur. . . Je sonnai. Elles vinrent ouvrir en se tenant par la taille comme deuxsurs, et runies par la lgre charpe dont chacune tenait un bout. Dans

    leurs strictes robes de ville qui me rservaient lagrment de les dvtir, ellesme firent la plus grave des rvrences.Le petit goter servi sur une tablette portait son ternelle tisane anglo-

    chinoise, rehausse de fruits de Provence, de gteaux de Paris et dun flaconde Xrs, comme on nen trouve plus que derrire la Madeleine. On sassitpour faire un peu salon, en sentre-regardant sans trop dembarras. Gatanemenait grand bruit de sa joie, tandis que lautre sifflait doucement dans salangue en murmurant je ne sais quelsweet,sweet, douceurs de promesses bienassures. Mais on ne prit pas loffensive quon attendait de moi. Mon immobi-lit subite parut les dmonter. Cest que, plac devant un portrait de Michel,

    je lavais vu se voiler brusquement et cder la place une ombre noye delarmes, tandis quune lourde chape de glace coulait sur moi et me dlivraitdes appels de la tentation; lombre de mon ami, qui avait accompagn mafolle course sans se rvler, en tait panouie maintenant de toutes ses ailespour me faire honte de ce qui mtait apparu si dsirable en esprit et medevenait impossible en action. LHydre blonde crut un jeu. Ce ntait pas

    12 Hrone de Rob Roy, roman de fiction historique de Walter Scott, publi en 1818.(n.d..)

    13 Jules Laforgue, 18601887, pote dcadent, aptre du mal de vivre . (n.d..)

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    un jeu. Elle approcha. Je reculai. Ne me prit-elle point aux paules ? Je fis

    le mouvement quelle nattendait point. Mon obscure et sincre Nature versades onctions alternes de rvolte et dhorreur sur lide dune joie, la plusdouce des joies, qui maurait obscurci le visage mu de Michel. La surprisedes jeunes femmes stait accentue, je la sentis trop vive pour me permettrede les quitter, jaimai mieux men expliquer enfin demi-voix, et je fis monaveu comme du plus inavouable pch, ajoutant mme une vrit idale :

    L, voyez, il est l!Interdite, lartificieuse trangre fut la premire se reprendre.Elle adopta le ton moral de son pays : Bravo, Denys ! votre place, cher, je ferais absolument comme vous.

    Absolument, moi aussi, sa place !. . .Un peu penaude, Gatane faisait lcho.Je neus pas lesprit de lui demander, pour linstant, quelle tait au juste

    sa place. La tragdie trop bien rgle tait ses droits lironie. Elles tendirentangliquement deux belles mains que je baisai avec dvotion. Nous bmes,grignotmes, causmes. La triple loyaut jure mots couverts emporta lesrites du crime, lobjet de la rencontre tait perdu de vue. Je fus un monsieurchez deux dames. Sans accroc, ni signe suspect, nous conversions de nos amis,de nos pays, Cte dAzur, le brumeuse, Montmartre aussi ; lHydre voulutnous chanter une romance de Shakespeare, que ni Gatane ni moi ntions

    de force suivre dun peu prs. Elle se rabattit sur lEpipsychidion14

    deson Shelley, quelle prit sur une tagre et quelle traduisit livre ouvert,en saidant peine de Rabbe 15, dans la perfection du langage, de la posie,presque de laccent de Paris. Le soir tait tomb, la nuit venait, le potetouffu prsidait au banquet spirituel de lamiti sauve, plus douce en sontriomphe que toutes les flicits. Un mme allgement nous avait conduitsplus haut que lther. Neuf heures sonnaient. La servante de lHydre ayantt congdie pour notre libert, je les menai dner au restaurant italien leplus proche, et, Shelley tintant aux mmoires, on commanda du vin dAsti enlhonneur du noy de Boccadarno et de son bcher tyrrhnien. LHydre fre-

    donna la romance des Cenci : Faux ami, le verra-t-on sourire ou pleurer. . . Jen crois tre bien sr, le faux ami ntait pas moi. Ni lune ni lautre neparaissait mortifie, mais, la porte de lAnglaise, Gatane se pendit moncou : Dis, laisse-moi cette nuit! Tu ne veux pas? Permets! Je rpondisque Michel ne permettrait pas. Elle se rsigna rentrer avec moi, et je fis demon mieux pour lui en ter le regret.

    14 Pome autobiographique de Shelley, compos en 1821. (n.d..)15 Flix Rabbe, 18401900, traducteur de nombreuses uvres de la littrature anglaise.

    (n.d..)

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    La hideuse et douce journe ! Tout y avait failli crouler, jusqu la dernire

    pudeur, par mon fol amour de lamour; tous les crimes tant commis enpense, ou en rve, deux biens mergeaient. Rien navait t faitet rien neserait su, ni subodorde Michel, nos amies ayant fini par comprendre cequtait notre honte, et mme par la ressentir. Il ne sut rien. Mais lidefixe le rongeait. Il ne pensait plus son Hydre sans des crises de dsespoir.Ses tortures saggravrent quand peu peu, dans le rapide oubli de mesprdications, lon se fut remise le gaver de confidences assassines. Trois mois peine se passrent. Il se tua. LHydre blonde me fit horreur.

    Un atroce remords nempoisonna point ma douleur. Je pris du got et delestime pour mon petit sursaut final, trop final. Seulement, je me demande

    qui en revenait, en dfinitive, tout le mrite? mon camarade infrieurDplaisir ou (ce qui est tout comme) Plaisir, car ni ma tte, ni mon cur,ni ma pense, ni ma volont nauraient t fichus de tenir un instant cethrosme prix rduit.

    Avez-vous vu danser un bouchon sur la vague ? Laffaire dcouvrait, nonsans joyeux tonnement, que je ntais pas le simple bouchon et valais aumoins dtre compar ces carrs de lige auxquels sont suspendus nos filetsde pcheurs. Eux aussi dansent sur le flot. Mais sur les hauts et bas de londe,dinvisibles petits cylindres de plomb leur sont lis de place en place poursous-tendre tout le rseau. O taient mes lingots de plomb ? Et combien enavais-je ? Je lignorais, mais ils taient bons. Laventure fut oublie bien avantdavoir pris le temps den mditer le sens, et je restai bien aise de savoir parexprience que quelque chose me dfendait de driver nimporte lequel deslieux bas et des points de dgradation. Beaucoup de mes camarades ont dreconnatre le mme bienfait par les tractions du petit mtal cach sous leausombre. Ils ont d se dire comme moi : Et voil comment, nayant t quedix fois plus faibles et plus mauvais, nous ne nous sommes pas perdus millefois!

    On peut prendre en piti ce prodige dindiffrence en ce qui touche auCiel des Causes et des Raisons. Mais il me faut bien y saluer un rare tat degrce, maintenant que je sais quon en sort, et comment !

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    V

    La mi-t nous ramenait en Provence. Dcor bien diffrent, et milieucontraire. Comme aux ondes de Paris, le beau fixe du ciel et de la mer, nousvoyions succder au tumulte des petites licences et des fortes perversits

    juvniles un air spirituel autrement salubre et pur. La grce un peu svredes femmes qui nous entouraient ou que nous frquentions ne livrait rien lquivoque. Une dbauche (hystrique, comme on disait par charit)pouvait difficilement franchir la lisire de nos promenoirs ; sinon, dclasse oudpayse, elle tait retranche et repousse, au jeu spontan de lhonneur quevoulaient se rendre chacun et chacune. Telle est la menue discrtion ambiante,ou tait-elle alors, dans la classe bourgeoise de nos petites villes moyennes.Quoique soumis des rgles moins strictes, un garon qui samusait troppouvait tre mis lcart sil excdait certaines bornes, et lon ntait pastrs bien vu de trop frayer avec un fils X... ou un fils Y..., sils navaientpas consenti modrer leur allure. Ds notre retour au bercail, ce coutumiertout matriel rtablissait un style, une tenue, un ordre moral, sans parvenir,

    je lavoue, en renouer les liens avec le for intrieur. Lhypocrisie, alors ?Nullement. Simple fin du cynisme. Cela nest pas la mme chose. Ainsi se

    rechargeait le premier fond de notre pouvoir thique, et renouvelions-nous cecapital de virtualits qui ntaient point de la vertu.

    Il y avait encore mieux dans nos retours Saint-Tropez. La grande lignelittorale, toute proche, nous mettait courte distance de Cannes. Cannes,notre Mecque, Cannes, capitale de nos ides depuis quelques saisons, Canneso nous pouvions rpter nos visites et parfois faire des sjours auprs duChef de file de notre gnration : le pote, politique, historien et gographe,Frdric Amouretti 16.

    On venait le voir en bande, comme un matre penser et un chef pour agir.Mieux dfendu parce quil tait mieux dou que nous, Frdric Amouretti

    tait rest croyant. Il avait chapp, sur lessentiel, nos grandes dfaites.Ah ! ce ntait pas lui qui se ft donn le change sur le vrai nom dune erreurou dune faute, ou se ft racont quelle navait pas dimportance, ou qui etoubli de sen examiner. Bien quil ft de trs bon conseil, il ne faisait figureni mtier de Mentor. Il lui aurait dplu de prcher ou de remontrer. Cest lui-mme quil rservait les rigueurs de ses jugements. Son indulgence, bellequoique dune exprience prcoce, lui faisait calculer que nos garementspouvaient navoir quun temps ; tout sarrangerait par le cours des choses,

    16 N en 1863, mort en 1903.

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    leurs leons, la proprit mdicatrice de notre vie, cette grande institutrice,

    correctrice et modeleuse de lhomme, la vie qui, disait-il, arrondit les angles,bouche les trous, rabote les asprits, borne les excs... bel optimismesavant ! Il nous dcouvrait la volont du ciel.

    On se retrouvait donc nombreux autour de Frdric. Navez-vous pashonte, lui disions-nous, de votre prnom germanique? Il a t latinispar Mistral, nous rpondait-il, et par Frdric II Hohenstaufen, le trou-badour paen et more de Sicile , et tout le monde admettait les doctesexcuses. . . Cette anne-l, sa maison tait pleine. Un rendez-vous prcis yavait t donn par deux jeunes Grassois, dsireux de fonder une de cespetites revues qui sortaient de terre partout. Que devait-elle tre au juste ?

    Comment la voulaient-ils? Romane ? Mistralienne ? ils ne semblaient ni fixs,ni daccord. Ils voulaient y introduire de tout un peu. Joachim Gasquet 17,qui avait dj fond Aix deux ou trois de ces recueils littraires, tait unspcialiste du genre, on avait compt sur ses conseils, il avait rpondu lappel. Paul Mariton 18 tait descendu de Lyon. De Paris, Louis Bertrand 19

    et de Martigues, Charles Maurras 20 apportaient aussi leur accord. Javaisfait comme eux. Les deux Grassois taient ravis. Pour apposer une signa-ture idale au pacte de collaboration, ils nous avaient tous invits dnerdans un cabaret illustre de la Thoule, et, faveur insigne des Dieux, unefamille de Parisiens de passage, amie des Amouretti, voulait bien, aprstoutes sortes de prires et de rsistances, dinnombrables recommandations etprotestations de sagesse, consentir nous confier, pour la fin de laprs-midiet toute la soire, ses deux blouissantes enfants jumelles, belles comme le

    jour, claires comme la mer, vritables statues vivantes qui, depuis une petitequinzaine, faisaient ladmiration, lorgueil, la joie, la gloire, et lon peut biendire lamour, lamour-passion de tout ce pays de Cannes, pourtant blas surles beauts professionnelles des deux continents !

    De crainte doffenser ou doffusquer des survivances, je mabstiendrai dedonner aux jumelles leurs noms ni les titres de leurs parents. Inscrivons toutcourt : Dulcine et Ismne. Ces tranges surnoms nous avaient t suggrspar des analogies complexes, leur dtail serait temps perdu.

    Avec les deux Grassois, Amouretti et ses cinq amis, les jumelles formaientle dizain.

    17 N en 1871, mort en 1922.18 N en 1862, mort en 1911.19N en 1866, mort en 1941.20 N en 1868, frapp de mort civile en 1945.

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    VI

    Elles avaient un peu plus de vingt ans. Sans vouloir coiffer sainteCatherine, lune ni lautre ntait presse. Elles tenaient choisir, et pro-fitaient du dlai de la Vie pour la connatre un peu, se parer et sarmerpour elle. Bien que leurs longues tailles fissent songer deux nymphes deJean Goujon, personne ne leur et dsir une demi-ligne de moins, tant cettemajest donnait de piment la grce, mais leur allure en recevait un petitaccent de hauteur et dloignement. Comme dit peu prs la Chanson deGaston Phbus 21, quAmouretti avait arrange pour elles : hautes elles sont,bien hautes; elles se ploieront! Damoureuses brises, nous les flchirons! .Nous? Ctait beaucoup dire. Marchant comme des reines dans une courdhommages, il y avait plus de la moiti de leurs huit compagnons quellesavaient oubli de voir. Eux-mmes, dans la joie dsintresse de les contempleret de les servir, se souciaient peine dtre vus de si haut! Tout au plussi Dulcine avait daign accorder Gasquet et Maurras de menues, trsmenues faveurs, dont la plus rare tait le privilge de leur offrir leurs mainspour gravir une pente travers un bois doliviers, ce qui faisait natre un mercienchanteur, dont les jeunes gens ne finissaient pas de sextasier. Le partageidal des mmes bonnes grces ne leur inspirait aucun sentiment de rivalit,rites du mme culte qui resserraient leur vieille affection. Par exemple, il nau-

    rait pas fait bon de se mettre entre Ismne et moi! Laffaire tait srieuse.Elle dorait ma vie dune lumire neuve; je navais pas connu lalliage dudsir et de la tendresse avec un respect adorant. Depuis les quelques joursque, grce Frdric, jtais admis la voir, elle avait bien voulu agrer,de ma main, un sonnet, deux ballades, quatre ou cinq chansons, ddis sousdes voiles sa divinit. Mais elle me rendait indiciblement malheureux parla pointe de ses questions : qui taient donc toutes mes dames?... Il nyen avait certes quune, qui tout revenait. . . Javais beau dire et faire, sondoute moqueur me dsespra jusqu ce quun hardi regard plant droit dansses yeux lui donnt lire, comme au Livre, le loyal aveu de mon cur.

    Ce qui la faisait senfermer dans un gracieux silence, lourd de songe et plein21 Gaston III dit Phbus, 13311391, comte de Foix, vicomte de Barn, passe pour tre

    lauteur de la chanson en langue dOcSe Canto, entonne dans tout le Midi lors des fteset des rencontres de rugby. Cest le dernier couplet quaurait paraphras Amouretti :

    Aquellos montagnosTant sabacharanEt mas amourettosSe rapproucharan

    (n.d..)

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    dattention. La pente sur laquelle nous tions placs ne pouvait sinuer que

    du ct des fianailles. Amouretti, consult, jugeait que je serais bien vu desparents. Tout tait daccord. Nous navions, l encore, qu nous laisser allerau charme de la vie.

    Laprs-midi savanait, singulirement belle et pure. Il tait cinq heures.Sur le joli petit port de Cannes dansaient cinquante ou cent frais pavillonsde bateaux de toute couleur, et la fin du jour les dorait. Entre le kiosque musique et la rive, nous tions attendus par un somptueux char bancs deux tages. Je nai jamais compris que lon prouvt le besoin de donnerun nom anglais ces sortes de voitures, sous le prtexte que les bancs y sontparallles lessieu au lieu dy tre perpendiculaires. Nous lescaladmes, et

    fouette cocher !En haut, debout, touchant les cieux de son jeune crne rose et pourpr,tait Mariton avec sa barbe dor, roulant aux caprices de lair ; lune desnymphes assise sa droite, lautre sa gauche, il prenait une pose rap-porte dAthnes quil copiait, nous disait-il, des prototypes de Zeus et dePosidon. Sa canne oblique, quil tenait bout de bras, formait avec sonbuste la circonscription dune harpe. Son hymne intrieur stait mis flotteren draperie autour de lui. Il ne tarda point faire clater, en provenal,le Chant du soleil, vif et riant, puis la Chanson de la coupe religieuse etgrave; aprs la farandole, un psaume de David. Ce pote bgue chantait ravir. Les indignes de la bande, cocher compris, reprenaient au refrain,tous applaudissaient. Aprs les flicitations mrites au soliste, la douceurde lair parfum, lenchantement du paysage aux vastes harmonies solaireset marines aiguillrent la conversation vers lart des potes. Vritable dlice,nous avions la fortune dtre prsids par deux jeunes tres qui ntaientpas seulement les amies de la posie (comme toutes sy croient obliges).Elles ne se contentaient pas non plus dincarner leur propre pome ; laffine-ment de leur esprit les avait ouvertes au culte, la gloire et la vertu mmedu Vers. Ces Naades dle-de-France taient matresses en Gai-Savoir. Aunom de la suavit non pareille de lheure, et pour le juste amour des dieux dela patrie, quil ne fallait pas oublier, elles furent pries et supplies de mettre

    notre promenade sous la bndiction de quelques-uns de leurs chants favoris.Dulcine choisit le beau Pin ronsardien, Je plante en ta faveur , puislodelette Versons ces roses dans ce vin, en ce bon vin versons ces roses. . . Et elle eut soin de dire boivons, comme le veut le dialecte vendmois.Laimable pome bacchique ne put dailleurs placer sa dernire strophe surces lvres de vierge, le Dieu stant mis en chemise, mais la coupure faite point ne rendit la rcitation que plus belle. Ismne, alors, nous accordaen premier lieu la modulation verlainienne Voici des fruits, des fleurs. . . laquelle nul musicien navait touch encore; ensuite, pour se couvrir du

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    reproche doubli envers le saint Pass, sa voix nous caressa de lingnieuse

    lgie de Charles dOrlans sur Bonne dArmagnac, sa premire femme :Jai fait lobsque de ma DameDedans le moutier amoureux. . .

    et la douce lenteur de ma rcitante faisait mieux pntrer ce tendre mystrede vie et de mort :

    Or elle gt sous une lameFaite dor et de safirs bleusMais safir est nomm la jame 22

    De loyaut et lor eureux

    Sy or et loyaut pourtraireVoulut en la trs dbonnaireDieu qui la fit de ses deux mains

    et le doux refrain dplorait le trsor de tous biens mondains ! Nos actionsde grce rendues et bien reues par les Divines, Ismne, son tour, noussomma de confesser et de montrer les chansons que nous prfrions. Maritoncita celles de Mistral dont il avait fini par se juger seul dpositaire et droithritier. Mais il se tint quitte de dclamer, ayant chant. Louis Bertrand fitentendre comme un cri de guerre : Prose! Prose! et tant pis pour les vers,Flaubert !. . . lappui, il rugit la page clbre o sont crucifis des lions. . .

    Hugo! Hugo! cria Gasquet, et Maurras : Moras ! Ferventes et longuesdisputes ! Elles ne sapaisrent que par la motion transactionnelle de lun desGrassois : laimable Cour dAmour fut prie de se rallier unanime aux deuxvers dors de M. Camille Doucet 23, alors secrtaire perptuel de lAcadmiefranaise :

    Considration! Considration !Ma seule passion! Ma seule passion!

    Les rires changs du haut en bas du char bancs taient coups par lesdeux vents de la course et du golfe. Les mots flottants, perdus, rattraps,

    pels, les vers scands et renvoys par-dessus les paules jusquaux pieds desJumelles et de Mariton, faisaient un tel vacarme, dans un tumulte si vif quele brusque arrt des chevaux faillit tre mal pris, les Grassois protestrent :

    On allait la Thoule ! Nous ny sommes pas. Non, dit Amouretti, qui ouvrait une porte au bord de la route. Jai

    voulu montrer nos Parisiens lun de nos beaux jardins ferms.

    22 Gemme.23 Camille Doucet, 18121895, auteur dramatique, lu lAcadmie en 1865, secrtaire

    perptuel partir de 1876. (n.d..)

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    Dissimul derrire de hautes murailles la lyonnaise, ce jardin tendait,

    perte de vue, jusqu la mer, un champ de tubreuses que de jeunespaysannes ou de jeunes ouvrires rcoltaient gousse gousse pour les grandesparfumeries. La brise du soir se levait : la mme, justement, qui vente la verte alle de la sultane mistralienne, la petite brise de mer, la doucebrise frache, qui, des tubreuses, panche lodeur. . . Hardi et capiteux,chaud, insistant et tendre, larme du jardin se communiquait la route,sans cesser de planer et presque de peser sur les ranges de belles hampes,les unes dj dpouilles, la plupart encore garnies de capsules blanches aussipures que du jasmin, mais dune chair plus dure, lanant bien plus haut desardeurs plus lourdes que lair. Notre Gasquet ny put tenir. Bien que la rcolte

    ft vendue davance, son adresse et son loquence, gnreusement appuyesde tout largent quil et en poche, lui permirent demporter une belle gerbe ;vingt-sept branches haut fleuries! Remont en voiture, il en donna neuf Dulcine, au chiffre de Ronsard, son chiffre. Ismne en eut neuf autres, auchiffre de Dante. II garda les dernires sur ses genoux.

    Monsieur Joachim Gasquet doit compter sur une troisime passagre,fit observer Dulcine.

    Ma foi, non, dit Gasquet. Il ajouta dun ton de foi fervente quelque desse inconnue : Cest un en-cas! Tout le monde clata de rire, sauf Amouretti : Lenfant Joachim na peut-tre pas tort. Je crois que len-cas nest pas

    loin. Voici son heure, son endroit. Nous allons le joindre ou le voir passer. Personne ne savait comme Amouretti les dtails, point par point et heure

    par heure, de la carte de son pays. Paris, sa mmoire magique lui permettait de nous rciter dune traite

    des chapitres entiers des trois Bottins. Ce lui tait un jeu dnumrer, pourchaque voie quil frquentt quelque peu, rue ou boulevard, tous les ngoceset commerces qui la bordaient numro par numro avec leurs enseignes, de lachausse aux derniers balcons, noms de marchands et de marchandes, sansomettre les plus difficiles prononcer. Naturellement, il en savait bien plus

    long sur sa Provence. De Saint-Raphal Menton, il et cit les moindreschemins, sentiers et raidillons, en disant o chacun menait, htels, villas,chteaux, oratoires, ermitages, quelles gens y passaient, quand, comment etpourquoi.

    Au prochain tournant, ajouta-t-il, nous allons voir la Menoune avec seschvres et son bouc.

    La Menoune?

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    Cest une drle de sorcire.

    Il riait dans sa jeune barbe qui le faisait ressembler matre FranoisRabelais.

    VII

    Ayant pri les jeunes filles de se boucher un peu les oreilles, ce quelles

    firent gentiment, il put raconter comment la Menoune tait ne dun inceste,sa Juive de mre ayant enivr son propre frre pour le conduire dans sonlit. Par sa naissance, ou autrement, la Menoune menait un train original.Elle aurait pu passer sa vie pianoter, papoter, courir les ths, danser. Elletait seule et libre, avec de beaux biens au soleil, champs dorangers et decitronniers, jardins de roses, de tubreuses et de jasmins; tous les grandsproduits du pays auraient pay ses caprices la ville. Elle aimait mieuxerrer dans la campagne avec ses btes, sous la conduite dun grand boucmalodorant, mais puissant et si beau, avec ses yeux de flamme, quon le luidonnait couramment pour mari. Ntait-ce quune calomnie ? Ou pratiquait-elle le vice rpugnant que Mose imputa aux filles dIsral? Des paysansaffirmaient ly avoir surprise. Ils lappelaient Menoune, ou la Femme duBouc, menoun, en provenal. Elle ne lignorait pas, ce qui lui tait fort gal.Elle tait mme assez instruite pour savoir que Tragdie signifiait le Chantdu Bouc ; lanimal pouvait intervenir honorablement dans sa vie.

    Une centaine de pas avant le cabaret promis, ce qui tait annonc semontra : les btes noires, fauves, blanches, leur trange bergre trnant surle talus.

    Ctait une fire et belle fille, taille en cariatide champtre. Elle taithabille comme une demoiselle. Son ouvrage au crochet tait pos sur lherbe,elle lisait le dernier roman de M. Marcel Prvost 24 et, pour comble de confor-

    misme, elle avait sur les reins, trs saillant sous la jupe, comme beaucoupde provinciales dalors, le petit coussinet que lon nommait tournure etdont loffice tait daccentuer, dans la ligne du dos, les charmes opposs audouble fruit de la gorge quoffrait un corset bien lac. Modeste survivance, oudemi-revivance de la crinoline, mal vue de nos garons, les dames y restaient

    24 Marcel Prvost, 1862-1941, polytechnicien devenu homme de lettres, acadmicien en1909. Au moment de la scne de la Thoule (entre 1890 et 1895), il connaissait une clbritnaissante grce des romans grand public consacrs aux jeunes filles dans la vie modernedalors. (n.d..)

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    attaches, pour le plaisir dun petit geste assez coquet : la tape gmine

    quelles administraient de chaque ct du postiche pour le remettre en placequand elles se levaient ou passaient quelque seuil. Et puis, dans lembarras,pour entrer en matire, si lon avait sexpliquer, ce prambule de la tournureaccordait la minute de rflexion.

    Le char bancs stait arrt devant la Menoune. Elle sauta sur ses piedsjoints, en donnant droite et gauche les tapes rituelles, dun air de libertassez dshonnte.

    Bonsoir, lui dit familirement Amouretti, bonsoir mademoiselle. Voulez-vous faire grand plaisir ces messieurs et ces dames ? Tout en prenant lefrais, dites-nous la bonne aventure. On sait bien que personne ne sy entend

    comme vous. Sans rpondre, elle stira, parut plus grande dune tte. Brune commelrbe, elle se taisait comme lui. Nous nous demandions lequel de ses soupi-raux elle nous ouvrirait et quel air sulfureux en allait sortir. Mais la Femme duBouc sy prit fort doucement. Elle se contenta de faire aux jeunes filles, dontelle avait saisi les paumes gauches, deux ou trois devinettes qui tablirentson crdit. Le ton tait poli, le langage trs chti.

    Mademoiselle, disait-elle Ismne, vous jouez du violon. Ctait vrai.Et Dulcine : Vous lavez des paysages. Encore vrai.Et, comme elles taient toutes deux en blanc : Mais, dit-elle Ismne, vous prfrez le bleu. Et, sa sur : Vous, le rose, mademoiselle. Ce qui, de nouveau, touchait deux fois juste.Les enfants, charmes, fascines, se firent arracher la grande question

    fminine : Allons-nous tre heureuses? La voix de la Devinesse changea, strangla, devint rauque et sombre.

    Elle-mme sassombrissait : Vous ferez un mariage damour, dit-elle pourtant Dulcine. Et, aprs une seconde dhsitation, Ismne : Vous aussi, mademoiselle. Les dames expdies contentes, les messieurs staient mis en ligne.

    Mariton tendit sa main, quil avait large, grasse, ronde, toute sanguine.La Sibylle pronona : Vous aurez des succs ! Encore! Mais lesquels?

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    Mariton croyait avoir dcroch son bton de marchal : directeur de

    la Revue flibrenne, chancelier du Flibrige, hros combl dun magnifique envoi de Mistral, la fin duLion dArles: Mariton, beau conqurant,toi qui as fait mon pays tien. . . De ce znith, comment imaginer de gravirdautres cimes ? Il insista :

    Des succs littraires ? Mondains ? Un mariage ? La Menoune najouta rien.Elle avait pris leurs mains gauches Louis Bertrand et Charles Maurras.

    Au premier coup dil : Vous serez de lAcadmie ! Ni lun ni lautre navaient pris le temps de songer lhabit vert. Heureux,

    ils sloignrent bras dessus, bras dessous, en dclamant le vers du secrtaireperptuel :

    Considration! Considration !

    Elle stait jete sur la main de Gasquet. Beau comme Apollon, secouantsa crinire et sa barbe de clair soleil, il dvorait des yeux Menoune, qui le luirendait bien.

    Vous serez pote. Un admirable pote. . . Et, avec des caresses de voix : Oui le beau, le trs beau pote! Mais Gasquet clata : En serai-je un Grand ? Et sans attendre la rponse, il courut au char bancs, y prit len-cas des

    neuf tubreuses et revint en charger les bras de la Menoune, comme du frlecorps dun petit amour nouveau-n.

    Si vous serez un grand pote? reprit-elle. Mais, monsieur, vous ltesdj.

    Assouplie, adoucie, attendrie par le bel hommage odorant, la Femme duBouc, en bonne princesse, appela au suivant :

    Monsieur Amouretti, cest votre tour ! Mais elle ne put prendre la main dAmouretti sans y mettre des formes

    qui tenaient de la rvrence et du recueillement.Cest que, prophte dans son pays, il y vivait toujours dans la brume

    dore de ses futures russites, escomptes par tous les Cannois. trente ans,secrtaire de Maurice Barrs, aprs avoir travers chez Drumont la LibreParolenaissante, il tait familier des grandes revues, o il avait plus queses entres, dj de linfluence. Il y faisait crire ses amis, plus quil nycrivait, tant par esprit de bonne camaraderie que par le got de protger,tendance naturelle dun cur de chef, conscience de destins exceptionnels.On nignorait pas que, dans les cafs du quartier Latin, le grand pote chef

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    dcole, Jean Moras, ne lappelait jamais que le seigneur Amouretti .

    On savait que, sur la place Saint-Sulpice et prs de la Madeleine, il faisait undtour pour viter le march aux fleurs. Et pourquoi ? lui demandait-on. Il y en a Cannes! soupirait lexil. Aix, Maillane, Avignon, Saint-Remy, Martigues, Lyon avaient gard de ses passages un trac lumineux, onse redisait ses vues, intentions et plans davenir. Ce qui nempchait pointde faire circuler de subtils et charmants vers damour quil composait enprovenal dans le pur style du meilleur xiie sicle :

    La flour qua flouri dins voste corMai oudourouso que flour dis ortMeravihous dou mieu pas de Cano 25. . .

    Une seule ombre ces beaux feux : sa fortune nallait pas assez vite pourle nombre et lclat des nobles esprances qui posaient sur sa tte, depuisses dix-huit ans. Les esprits pointus en rendaient responsables certains traitsdune personnalit trs accuse : royaliste ! fdraliste ! flibre ! Toutes idesde lautre monde dans un cerveau brl. La premire fois que lon avait parldamnager Cannes en station estivale pour les trangers qui ny passaientencore que lhiver, Frdric Amouretti tait all partout fulminant. Il avaitmme os crire dans son journal le Rveil de la Provence : Je nignorepas que les trangers font la fortune de Cannes, mais les cochons font lafortune de Chicago et le charbon, celle de Saint-tienne. Si lon proposait Saint-tienne et Chicago de les dbarrasser pour six mois, lun de la crassede sa houille, lautre du fumier de ses porcs, ce serait accept avec enthou-siasme par Saint-tienne et par Chicago. Et nous, Cannois, qui, de Pques Toussaint, navons ni charbons, ni cochons, ni trangers, nous serions assezbtes pour en redemander? Ce fut un bel esclandre. Hteliers, cafetiers,magasiniers, patrons de bateaux de plaisance, marchands de biens, jeunesproxntes et vieilles catins, la mauvaise moiti de Cannes fut debout pourmanifester sous les fentres du journal, rprouver et conspuer lintempestifqui avait blasphm le trs fructueux ngoce en voie de progrs. Ce jour-l, ditlHistoire, les dames Amouretti eurent damres larmes sur ce caprice dun fils

    et frre ador, quelles voyaient dj menac dun mauvais parti. Mais cela nedura point. Le contre-courant stait dessin le soir mme. Vers huit heures,la cuisinire hors de souffle se prcipita au milieu du salon : Madame,dit-elle sa matresse, savez-vous ce quon vient de dire chez le boucher?

    25 Soit :

    La fleur qui a fleuri dans votre cur,Plus odorante que fleurs des jardinsMerveilleux de notre pays de Cannes. . .

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    Que M. Frdric est le plus fort de Cannes ! Quil est le plus savant ! Ce soir-

    l, dit aussi lHistoire, il y eut la maison quelques beaux sourires pourlenfant et frre chri. Lopinion se tourna dune pice. Le jeune Frdric futaperu sur la Croisette, en promenade et conversation familire, avec le plusgrand historien de la France, celui qui est reconnu aujourdhui pour avoir tle seul national, M. Fustel de Coulanges. M. Fustel sappuyait sur le bras du

    jeune homme, en lui parlant dun air de complaisance srieuse qui avait ahuriles badauds et fait rflchir les autres. Lincident se renouvela. M. Fustel avaitsouvent dit quil navait pas dlves. Cannes admirait, non sans orgueil, quilse ft ainsi dcouvert dans ses murs un disciple prfr. La mort ne permitpas au matre de prolonger lintimit de ce patronage, mais il avait prouv

    sa sollicitude pour le gnie adolescent en lui assurant une bourse la Facultde Lyon.Tout cela courait le pays et plus ou moins su de Menoune. Les belles

    mains, promises la gloire, taient donc scrutes, palpes, retournes avecune dfrence mle de curiosit passionne. Mais que montrrent-elles din-attendu? Que leur manqua-t-il despr? Une transe la prit. Elle les lchasoudain et se mit bredouiller de vagues oracles, dont linsignifiance futcontredite sur-le-champ, car, de ses troubles yeux o viraient les plantes dubien et du mal, la sorcire laissa tomber sur les doigts effils, quil ne cessaitde tendre, deux lourdes larmes qui coulrent lentement.

    Il essaya de plaisanter : Cette Menoune ! Toujours en rve, donc ? Toujours en lune ! Elle ntait pas dans la lune. Ou ctait la lune infernale qui pointait vers

    nous des cornes sinistres. La Menoune ne pouvait pas nous cacher ce quellevoyait : notre ami, saisi du mal qui le guettait, et le caveau qui souvrirait,sur les pentes dores de Californie 26 !

    Langoisse, qui avait fini par gagner Frdric lui-mme, me tenait aussi lcart. Emporte du dsir vagabond de rgler notre compte tous, laMenoune sauta sur moi. Mais, drogeant au premier style, ltrange fillene se borna plus mettre un verdict heureux ou sinistre; elle ltoffa deconsidrants inconnus :

    Le triangle de votre main nest pas mauvais, dit-elle. Le pouce, le montde la lune, le doigt du soleil ne sont pas mal, vos lignes sont bonnes aussiet Mercure encore, mais, l, sous le doigt du milieu, cette saillie, ce mont,Saturne, et, ct dans la plaine, droite, cette fourche deux pointes,tournes en haut, cest ce qui gte votre affaire, Monsieur ! Vous ne manquezpas de ressources, la tte et le cur y sont, la force physique mme, a nevous servira absolument de rien.

    26 Le quartier de Cannes appel ainsi, bien entendu. (n.d..)

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    Les jumelles staient un peu loignes, entranant Amouretti, pour le

    tirer des ides noires. Par un reste de chance, ma chre Ismne ntait pas l.En sorte que je ne me sentis pas trop affect de ces maldictions, au dtaildesquelles je nentendais goutte.

    Mais la Furie, me secouant comme un poirier, poursuivait la longue chan-son malvole.

    Rien, je vous le dis, vous ne ferez rien. Vous ne pourrez rien faire. . . Je navais lev aucun des pourquoi de mes camarades, quelle avait

    si bien bousculs! Aussi me rgalait-elle de ses parce que , de quel ton decourroux hostile !

    Mes signes ne me trompent pas. Ils sont simples, Monsieur, je vois

    comment vous tes fait. Son regard me parcourut de la tte aux pieds. Ensuite, elle clama moncrime :

    Vous nen avez jamais assez ! Cette Menoune ! dis-je mon tour. Elle me laissait moins inquiet que surpris. Ce portrait fait de moi tait

    pour moi nouveaut pure. Je ne mtais jamais aperu de nen avoir jamaisassez! De quoi, dabord? Et puis, avoir ou navoir pas soi, qutait-cepour quelquun qui ne se soucie pas de ce fameux soi ou moi , et quilignore fond ? tre et avoir, ces deux verbes fondamentaux mtaient aussitrangers que leurs illustres pairs : faire ou agir. Encore, quand jtais agi, lesentais-je? tre, je ntais rien ! Avoir ? je navais rien ! Alors ? Quelles aviditsvoulait donc mimputer notre magicienne ? Fantaisie ? Prise en grippe ? Poury songer, je mallai promener de long en large sur le chemin. Mais tout coup clatrent derrire moi, dautres cris, sur une cadence dhorreur. . .Ayant repouss les mains unies des deux Grassois, la Menoune avait ramassson crochet, son livre, ses fleurs, en plus dun bton noueux que nous navionspas vu, elle senfuyait au galop, sa tournure brinquebalante, et profrait deconfuses imprcations. Chvres et bouc couraient aprs. . . Quest-ce quellea? disait Gasquet, un peu dconfit. Comptait-il la faire dner avec les

    jumelles ?

    Il se lana comme un jeune faune dans le sillage odorant du bouc etdes fleurs; il crut les faire revenir en semparant dun petit bicot attard.Elle revint, le bton haut, linjure aux dents et le grand bouc, les cornesbasses pour la bataille. Gasquet ninsista point et retourna vers nous, tandisque btes et pastoure senfonaient vers la montagne dans une poudre dorau soleil couchant.

    Nous essaymes de savoir ce qui avait bien pu tre dchiffr dans lespaumes de nos Grassois. Ils sexpliqurent fort mal de cette pouvante :

    Elle avait parl de sang.

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    Non, de mort!

    Peut-tre de sang et de mort , dmes-nous, trs conciliants.Ils ne saccordaient qu se contredire. pas de loup, Gasquet tenta dapprocher Melle Dulcine. Elle se retourna

    brusquement, et montra un visage de glace et ferm sept tours. Lingnieuxen-cas de tubreuses serait-il jamais oubli ?

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    Deuxime partie

    La vie

    Notre me est jetedans le Corps o elletrouve nombre, temps,dimension... Pascal.

    Nosto-Damo de Vido. . .Cantique de saint

    Blaise Martigues.

    I

    Tous les dix, nous tenions la tte un peu basse en prenant le sentier quimontait vers le cabaret. Mais le beau soir lev derrire nous, ses grandesombres transparentes et, dj, ses larges toiles ne tardrent point chasserle malaise flottant.

    Nous devions manger dehors. On avait, pour attendre, servi des apritifsturinois et marseillais dans le salon assez vaste donnant sur la terrasse et

    sur la mer. Nous nous prmes causer et plaisanter; bientt, personnene voulut plus croire de mauvais sorts, chacun apportait en objection lesarcasme ou lexemple dun trait de faux augures. Ismne et Dulcine nousinvitaient leur double mariage damour, on supputait le bel avenir de laRevue nouvelle, et lon pointait, pour rire, les titres lhabit vert de Bertrandet de Maurras, en leur qualit de moins de trente ans, puis lon promit dalleren bande aux sances de rception. La conversation cessa dtre gnrale,le dizain se dfit en deux ou trois petits anneaux qui se rejoignirent, puissgaillrent en nouveaux aparts. Enfin, un brouhaha, des voix, des coups. . .

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    Pan ! Pan !Cest Maurras qui vient de claquer Mariton, et de le reclaquer,

    et qui veut en remettre 27. Quest-ce que ctait que a? On craignit queMariton net commis quelque gros impair. Le Chancelier du Flibrige staitborn mettre la prtention de lire dautorit, sinon de force, dans les mainsde Melle Dulcine. Agace, la jeune fille stait loigne de son air de reine.Mais, de son il qui voit et entend tout 28 , Maurras navait rien perdu de lascne, il lavait complte, et sa premire violence layant mis en train, il jetaitau pauvre Mariton toutes les rflexions dsagrables que la Provence entiremurmurait derrire son dos : Que faisait chez nous cet intrus ? Ce mtquede la Provence ? Cet homme du Nord qui exploitait et ridiculisait le flibrige ?Ici, bien souvent, nous avions eu pour htes des Lyonnais, des Montbrisonnais

    distingus, les frres Tisseur, les Victor de Laprade! Eux, savaient se tenir etse faire honneur. Leur amiti nous rendait fiers. Mais ce Mariton, ton-ton,ton-taine, comme chantait le bon Roumanille !

    Vaqui Marietoun me sa cancellari...

    Il faut avouer que Mariton na pas eu de chance avec le flibrige et saChancellerie. Vingt ans plus tard, lissue dun banquet Lunel, si ce nest Saint-Gilles, pendant que lon scandait : Nous sommes tous des amis,nous sommes tous des frres , Mariton tait assailli par le charretier-poteLafort qui le bourrait de coups de poings et de coups de chaise. En quoiLafort se montrait aussi injuste que Maurras. Mariton navait pas mrit

    ces indignits. Quil ridiculist le flibrige, ctait une forte exagration ; quillexploitt, une erreur. Il tait sans mchancet. Lorsque Moras crivait : Mais je hais plus que tout le stupide indiscret , il se montrait bon moralisteautant que grand pote. Le dfaut maritonesque tait un peu dindiscrtion.Il croyait avoir acquis et mme conquis ce qui lui avait t prt ou donngnreusement. Ptri de bonnes intentions, il avait de quoi les remplir; delesprit naturel, de la verve, un talent de causeur, de chanteur, de prosateuret de pote, comme en fait foi plus dune strophe de son Hippolyta. Il perdaitbeaucoup par ce petit trait irritant.

    Mais, tant all plus loin que son droit, Maurras avait rsolu de se donner

    tous les torts. Ayant outrag aprs avoir frapp, il en tait venu exiger desexcuses ou une rparation par les armes. On lui reprsentait que lincontes-table offens Mariton, seul, pouvait demander aller sur le pr, et le pauvre

    27 Louis Bertrand, dans sesSouvenirs, fait allusion cet incident. DansLa Riviera quejai connue, o il le rapporte, il lattribue cette boutade de Mariton devant la mer : Regardez-moi a!... Une immense friture! Et quand la page, publie par la RevueUniverselle, fut reprise dansLAction franaisepar M. Bernard de Vaulx, ce dernier nota : Maurras nous avouait hier quaprs quarante annes rvolues il navait pas encore prouvla titillation du moindre remords .

    28 Anatole France, prface desAlpes aux Pyrnes, de Paul Arne et Albert Tournier.

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    ny songeait gure, alors ? Tant pis, tant pis. Maurras nen dmordait pas.

    force den faire un cas de conscience la chevalerie provenale de Gasquet, lamiti parisienne de Louis Bertrand, il les dcida porter son cartel. Lesngociations parurent pineuses. Elles ne furent pas trs longues. Maritonarriva de son pas dansant, et les mains tendues :

    Cher ami, tout est oubli. Rien du tout, je noublie rien. Faites-vous, oui ou non, les excuses que

    lon vous a demandes pour moi? On commenait comprendre que Maurras ntait si exigeant que pour

    Dulcine, car Gasquet paraissait, lui aussi, y mettre bien du zle. Se voulanthomme du monde, Mariton le fit voir; il revint dclarer dun ton lger

    quil accordait tout ce quil lui tait impossible de refuser. Mi-rechignant,mi-ricanant, Maurras donna la main, et lon alla dner.La jeune fte nen tait pas encore gte. Face au grand ciel cribl dtoiles

    et la mer ouvrant sa rose de tnbres, do slevait un vague murmureonduleux, on sattablait devant les plus vertueuses langoustes larmoricainequi eussent t cuisines sur la Cte dAzur. On voyait arriver de la poutarguede Martigues, en avant de quatre grands loups grills au fenouil ; on saluaitune couronne de pintades et de perdreaux du pays, que lon mangeait froideavec du pt de Strasbourg en crote, arros de grands coups de Tavelglac, de Chteauneuf-du-Pape, couleur de pourpre liser dor, amer et chaudcomme il convient sa noble vieillesse, sans compter un mousseux qui,venu de Bourgogne et non pas de Champagne, nen conduisait pas moinsaux septimes cieux. Les deux Grassois avaient bien fait les choses. Toutdune voix, Bertrand, Gasquet, Mariton, Maurras scrirent : Malheur !Daudet nest pas ici! On but sa sant et cette libation de regret lami Lon dut apaiser les dieux jaloux, sil en rdait prs de la table.Quelle incomparable soire! Les dix-huit tubreuses de Joachim, que lesJumelles avaient couches dans ltroit intervalle des lampes long-voiles, fai-saient flotter sur un nuage dallgresses physiques lme cleste des parfums.Cest alors que survinrent de noires figues de la montagne niarde, flanquesde figues-palmes mordores de Martigues, de grappes de panses muscades de

    Roquevaire, de roux melons de Cavaillon. Les pompons de Ronsard, mademoiselle Dulcine! criait Gasquet,

    qui lon ne daignait our. Puis, des grenades, des jujubes, et des azerolles,composant le plus provenal des cortges. Quelquun proposa de redire desvers. . . Non, chantez-les ! ce fut le cri.

    Mariton, toujours en voix, oublia ses disgrces et les fit oublier en nousmodulant les douces toiles aubanliennes, heureux celui qui pour toiles adeux beaux yeux. . . Gasquet proposa Magali , puis la dtailla versets,rpons, jusquau dernier, sans arrter de quter les beaux yeux lointains mais

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