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CHASQUI Bulletin Culturel du Ministère des Affaires Étrangères 14ème année, numéro 29 2016 LA POÉSIE DE BLANCE VARELA / L’ART DE TORRE TAGLE VARGAS LLOSA: L’ÉCRIVAIN INTERVIEWÉ / LA PHILOSOPHIE DE P.S. ZULEN PABLO MACERA: L’HISTOIRE RÉUNIE LE COURRIER DU PÉROU Portrait de femme avec un enfant dans les bras, de Baldomero Alejos. S.d.

CHASQUI - Ministerio de Relaciones Exteriores - Perú ce fut justement Octavio Paz qui, en 1959, dix ans après le début de l’expérience parisienne, lui fit «le meilleur cadeau

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CHASQUIBulletin Culturel du Ministère des Affaires Étrangères14ème année, numéro 29 2016

LA POÉSIE DE BLANCE VARELA / L’ART DE TORRE TAGLEVARGAS LLOSA: L’ÉCRIVAIN INTERVIEWÉ / LA PHILOSOPHIE DE P.S. ZULEN

PABLO MACERA: L’HISTOIRE RÉUNIE

LE COURRIER DU PÉROU

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Ce fut d’abord Ese puerto existe [Ce port existe]. La jeune et belle poète Blanca Varela

venait de se marier avec le peintre Fernando de Szyszlo et ils entre-prirent le voyage mythique à Paris. Ils étaient alors, elle l’a dit elle-même, «de jeunes provinciaux, apeurés par les lumières de la grande ville». Ils arrivèrent «très déconcertés, avec davantage d’illusions que d’argent»; ils cherchaient «à travers l’art, la poésie, une nouvelle manière d’être et d’exister dans ce monde ‘moderne’ [dans lequel] nous devions apprendre à vivre». C’était le Paris de l’après-guerre, plein de privations, mais aussi plein de lumières. Là, le jeune couple fit la connaissance d’Octavio Paz: «Sans exagération, Paz fut notre Virgile dans cette jungle infernale et céleste à la fois qu’était le Paris d’alors». Il les mit en relation avec des artistes latino-américains: Julio Cortázar, le poète Carlos Martínez Rivas, entre autres. «Octavio nous emmena aussi jusqu’à la berge d’un autre fleuve, qui n’était pas la Seine, qui paraissait endormi, mais où rugis-sait, magique comme toujours, le sur-réalisme». D’abord avec Szyszlo, puis seule, Blanca reste à Paris presque une décennie : elle connut André Breton, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Michaux, Giacometti, Léger. «Ce fut une époque heureuse et malheureuse à la fois. Cet appren-tissage de la vie, pendant lequel nous essayions de devenir des personnes, des êtres réels, fut dur». Ce fut, en définitive, le temps et le lieu où Blanca Varela choisit de faire de la poésie son «douloureux et inévitable métier».

Et ce fut justement Octavio Paz qui, en 1959, dix ans après le début de l’expérience parisienne, lui fit «le meilleur cadeau que j’ai reçu». Il lui demanda ses poèmes et les publia sous le titre Ese puerto existe y otros poemas [Ce port existe et autres poèmes] (Xalapa, Université de Vera Cruz, 1959). Originellement il allait s’appeler Puerto Supe, nom de la plage de la côte nord du Pérou où Blanca passa quelques étés pendant son enfance; d’autres aussi, dans la petite maison de plage habitée par José María Arguedas et les sœurs Bustamante. Octavio Paz lui dit que c’était un titre très laid. Blanca rétor-qua: «Mais, Octavio, ce port existe» et il lui répondit: «Voilà le titre». C’est ainsi que vit le jour «le chant solitaire d’une jeune fille péruvienne» comme Paz qualifia la poésie de Blanca Vare-la dans le prologue qu’il écrivit «à ma grande surprise, sans que je lui aie demandé».

Blanca revient au Pérou, vit un temps à Washington, à Ithaca (New York) et s’installe finalement à Lima. En 1963 elle publie Luz de día [Lumière de jour]; en 1971, Valses y

otras falsas confesiones [Valses et autres fausses confessions]; en 1978, Canto villano [Chant infâme]. Toutes des petites éditions, toujours grâce à l’in-sistance de ses amis qui l’obligeaient presque à donner ses textes. Elle apprit de ses maîtres César Moro et Emilio Adolfo Westphalen «que le silence aussi alimente la poésie».

En 1986 elle réunit pour le Fonds de Culture Économique (Mexico), sous le titre Canto villano tous les recueils de poèmes qui étaient disper-sés; et en 1996 apparaît une édition augmentée de deux nouveaux livres que la poète avait écrits: Ejercicios materiales [Exercices matériels] et El libro de barro [Le livre d’argile]. Concierto animal [Concert animal] est publié au Pérou en 1999 et en 2000 le Cercle de Lecteurs édite Donde todo termina abre las alas [Où tout termine ouvre les ailes], qui inclut tous les livres et qui se termine par El falso teclado [Le faux clavier], la série de poèmes la plus récente, jusqu’alors inédite.

II

Blanca Varela assuma, depuis son plus jeune âge et pour toujours, un enga-gement radical avec la poésie ; ce n’est pas la simple reproduction de vers plus ou moins beaux à la recherche de certains effets rhétoriques : Paz le dit dans le prologue: «Blanca Varela ne se satisfait pas de ses trouvailles et ne s’enivre pas de son chant». Loin de toute ardeur complaisante, loin d’écrire pour plaire, le programme

poétique de Blanca Varela, comme le signale Roberto Paoli, «est fidèle à sa recherche personnelle, à sa rigueur poétique qui est, en même temps, une sorte d’ascétisme esthétique». Ascé-tisme esthétique jamais trahi au nom des modes ou des expérimentations formelles et encore moins de l’hermé-tisme qui refuse la communication. Il est certain que la poésie de Blanca Varela n’est pas une poésie «facile» au sens conventionnel; mais sa difficulté ne passe pas par l’obscurité volontaire

de qui élude la communication: pour lire Blanca il est nécessaire d’être dis-posé au soubresaut, à la tension, au désespoir et à la peur; parce que son regard nous oblige à voir ce que nous ne voulons pas voir ni savoir, ce que douloureusement nous préférons nier. Il faut s’entraîner à la relecture, retourner maintes et maintes fois aux poèmes et fermer les yeux pour que la communication soit possible, la «communion», dirait Paz, et ainsi

BLANCA VARELARETOUR AUX SOURCES

Giovanna Pollarolo*La poésie de Blanca Varela (Lima, 1926-2009) est devenue l’un des référents de la lyrique ibéro américaine

contemporaine. Dans les dernières années de sa vie, Varela obtint les prix Octavio Paz (2001), Federico García Lorca (2006) et Reina Sofía (2007). Le texte que nous présentons ici a été lu lors de l’un des derniers évènements publics

auxquels la poète assista à Lima.

Blanca Varela vers 1970.

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Blanca Varela et ses fils.

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nous plonger dans les paysages inté-rieurs peuplés de matérialité et de silences, dans le chaos des mondes fragmentés et des batailles contre notre propre ombre.

Poésie de recherche. La conscience de la poète reconnaît que la parole n’est qu’artifice, masque, mensonge : les confessions sont fausses, le chant est infâme, le concert est animal, le clavier de l’écrivain est faux. Néan-moins, le langage est la seule arme dont elle dispose pour son entreprise; même quand elle sait d’avance que le poème est impossible, qu’il n’y a pas de mots pour l’indicible, elle cherche encore et encore: passant de la lumière à l’ombre, de la nuit au jour, de la lumière au néant. À partir du désespoir, unique chemin, parce que bien que l’unique destin soit la déroute…

Et tout doit être mensonge,parce que je ne suis pas à la place-de mon âme.Je ne me plains pas de la bonne façon.La poésie me fatigue.Je ferme la porte.J’urine tristement sur le feu mes-quin de la grâce.(Valses et autres fausses confessions).… il est nécessaire de toujours

recommencer. La lutte au corps à corps avec le poème est comme l’éter-nité de Sisyphe et sa condamnation :

Un poèmecomme une grande batailleme jette dans cette arène sans autre ennemi que moimoiet le grand air des mots(Valses et autres fausses confessions).La poésie de Blanca Varela est

un dialogue permanent avec la conscience-même, dédoublée, qui peut être un «autre», un «toi». Ce sont nous, les lecteurs, menacés par cette voix affûtée comme un couteau, sèche et laconique, plus confiante dans le silence que dans le cri, et qui

avec dureté ouvre ses/nos yeux et oreilles à partir de sa propre nausée, à partir de l’horreur du désespoir et du fait de savoir qu’il n’y a pas de place pour les chimères ni pour l’espoir. Comme pour Paul Celan, poète cher à Blanca Varela, la voix, la parole, «se transforment dans le poème de quelqu’un qui observe, qui se consacre à ce qui apparaît, qui inter-roge ou interpelle ce qui apparaît; le poème devient dialogue; et souvent, dialogue désespéré».

disons que tu as gagné la courseet que le prix était une autre courseque tu n’as pas bu le vin de la victoiremais ton propre selque jamais tu n’écoutas les clameursmais les aboiements de chienset que ton ombreton ombre-mêmefut ton unique et déloyale rivale.(Chant infâme).C’est le dialogue désespéré avec la

vie: «Et d’un seul coup la vie / dans mon assiette de pauvre / un maigre morceau de porc céleste / là dans mon assiette» (Chant infâme). La vie comme un maigre morceau de porc céleste d’une génisse harcelée par des taons (Exercices matériels), animal à la merci d’ «infamants anges bour-donnants» devant la contemplation duquel la voix poétique représente la plus profonde douleur née de la compassion :

ah seigneurquelle eau amère dans la bouchequelle horrible douleur dans les yeuxde cet intolérable midioù plus rapide que lenteplus ancienne et obscure que la mortà mes côtéscouronnée de mouchesest passée la vieOu c’est aussi, «L’animal qui se

roule dans la boue» (Concert animal) et s’en va faire la fête, en chantant, vers l’abattoir: «il faut un don pour entrer dans les profondeurs»; il faut un don pour persister en sachant qu’il n’y a pas d’autre sortie «sinon la porte de secours qui nous livre / à la meute affolante de nos rêves» (Chant infâme).

Parce qu’à partir de la conscience absolue que tout est inutile, apparaît la douloureuse contradiction ‘valé-rienne’, celle de «l’agonie jouissive», celle de l’acceptation résignée mais rageuse: «Personne ne va t’ouvrir la porte», mais «continue de frapper. De l’autre côté on entend de la musique / Tu es seul, de l’autre côté / Ils ne veulent pas te laisser entrer / cherche recherche grimpe crie. C’est inutile» (Valses et autres fausses confessions). C’est ainsi que se construit le poème: en remontant de la nuit à «l’obscurité la plus pleine» (Le faux clavier) et son existence défie le mensonge, le néant, le dégoût, le désespoir. Ce qui importe c’est l’acte de le construire même quand on a la lucidité de savoir qu’il aspire à l’impossible; ce qui importe c’est d’être «le nageur à contre-courant / celui qui remonte de la mer au fleuve /du fleuve au ciel / du ciel à la lumière / de la lumière au néant» (Chant infâme).

Et recommencer comme après «Un naufrage sans mer, sans plage sans voyageur. / Seulement l’urgence, l’insomnie, l’espoir absurde» (Le livre d’argile): «Battre l’invisible a-t-on dit» (Le faux clavier) pendant qu’on attend que le moment arrive de «Sentir ce qui a déjà été vécu / et faire demi-tour / simplement / faire demi-tour» (Le faux clavier).

III

enlève ton chapeausi tu en as unenlève tes cheveuxqui t’abandonnentenlève ta peau

tes tripes tes yeuxmets-toi une âmesi tu la trouves.(Le faux clavier).

Le titre de ce poème inclus dans Le faux clavier est «Strip tease». La poète somme ses lecteurs, et elle-même, de se dénuder, ce qui équivaut à se défaire de tout artifice et de son propre corps. Tout est imposture et ornement, mais atteindre la vérité, «trouver l’âme», «chanter depuis la place de mon âme» est impossible. Redoutable commandement sans le piège d’aucune promesse, seulement le pari clair et dramatique pour ce qu’on sait inatteignable. Cette poésie est ainsi: dure et déchirante, profon-dément vraie. Blanca Varela est ainsi. Elle n’écrit pas pour plaire ni pour être agréable, ni pour obtenir des reconnaissances et des hommages. L’engagement de Blanca Varela est ainsi: sa poésie est un lieu d’explo-ration, de questions, de tout ce qui résulte inquiétant et qui «doit être résolu par la poésie. C’est cela la poé-sie, n’est-ce pas?», dit Blanca. Oui, la poésie est cela grâce à elle.

* Elle est poète et narratrice. Elle est égale-ment professeure de la ‘Pontificia Univer-sidad Católica del Perú’. Ce texte a aussi été publié dans: Blanca Varela, El libro de barro y otros poemas [Le livre d’argile et autres poèmes]. Lima. INC, 2005.

La Maison de la Littérature Péruvienne a organisé cette année l’exposition «Pressen-timent de la lumière » (août-décembre) en hommage aux 90 ans de la naissance de Blanca Varela. Voir aussi: Ina Salazar, La poesía ante la muerte de Dios: César Vallejo, Jorge Eduardo Eielson y Blanca Varela [La poésie face à la mort de Dieu: César Vallejo, Jorge Eduardo Eielson et Blanca Varela]. Lima, PUCP, 2015; Mario Montalbetti. El más crudo invierno. Notas a un poema de Blanca Varela [L’hiver le plus rude. Notes pour un poème de Blanca Varela]. Lima, Fondo de Cultura Económica, 2016. On a publié récemment de la poète péruvienne, Poesía reunida. [Poésie réunie]. 1949-2000. Lima, Librería Sur.

TROIS POÈMES DE BLANCA VARELA

CLAIR-OBSCUR

je suis cellequi vêtue d’humainecache sa queueentre la soie froideet frise sur de noires penséesune chevelureencore foncée

ou je ne le suis pas icisinon dans l’air nuageux du miroirregard étranger essayé mille foisjusqu’à la cécité

l’indifférence la haineet l’oublidans la fronde d’ombres et de voixme harcèlent et me rejettent

celle que j’ai étécelle que je suiscelle que je ne serai jamaiscelle d’alors

intronisée entre le soleil et la luneintroniséela mort me contempledans ce miroiret je m’habille en face d’elle

avec un luxe si sévèreque la chair que je soutiensme fait mal

la chair que je soutiens et alimentele ver ultimequi cherchera dans les eaux les plus profondesoù semerle bourgeon de sa glace

comme dans les vieux tableauxle monde s’arrêteet termineoù le cadre est en train de pourrir

CLAROSCURO

yo soy aquellaque vestida de humanaoculta el raboentre la seda fríay riza sobre negros pensamientosuna guedejatodavía oscura

o no lo soy aquísino en el aire nublado del espejomirada ajena mil veces ensayadahasta ser la ceguera

la indiferencia el odioy el olvidoen la fronda de sombras y de vocesme acosan y rechazan

la que fuila que soyla que jamás seréla de entonces

entronizada entre el sol y la lunaentronizadame contempla la muerteen ese espejoy me visto frente a ella

con tan severo lujoque me duele la carneque sustento

la carne que sustento y alimentaal gusano postreroque buscará en las aguas más profundasdónde sembrarla yema de su hielo

como en los viejos cuadrosel mundo se detieney terminadonde el marco se pudre

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PABLO MACERAL’HISTOIRE RÉUNIE

On se réjouit que le Fonds Editorial du Congrès de la République publie une bonne

partie de l’œuvre historiographique de Pablo Macera, dont la sélection a été faite par l’historien de San Marcos, Miguel Pinto. Dans les deux premiers volumes déjà publiés est incluse l’œuvre Tres etapas en el desarrollo de la conciencia nacional [Trois étapes dans le dévelop-pement de la conscience nationale], que Macera n’avait pas inclus dans le volume Trabajos de Historia [Travaux d’Histoire], publié par l’Institut Natio-nal de Culture en 1977. Dans ce sens, il s’agit d’un précieux effort pour récupé-rer et diffuser l’œuvre de l’un des plus importants historiens péruviens des cinquante dernières années.

L’importance de Macera va au-delà des différents sujets qu’il a publiés dans des formats académiques et scienti-fiques. Sa participation aux débats na-tionaux en tant qu’intellectuel engagé a été fondamentale pour connaître le Pérou de son temps, surtout dans les années soixante-dix et quatre-vingts. Ses interviews de cette époque, multi-ples et profondes, étaient d’un grand intérêt pour de nombreux intellectuels, étudiants universitaires et toutes les per-sonnes qui s’intéressent à la politique nationale. Ses préoccupations étaient variées: la souveraineté maritime, les statistiques des comptes du Pérou, la définition et le comportement de la gauche péruvienne, les partis politiques, divers personnages, entre autres. Le passé/présent et le futur étaient, pour Macera, indissociables, c’est pourquoi le rapport entre les deux a occupé une grande partie de son travail intellectuel. Beaucoup de ses nombreuses interviews ont été marquées par les incertitudes du pays —particulièrement dans le domaine économique—, la crise poli-tique et la violence interne (voir Pablo Macera, Penas y furias [Peines et colères]. Lima, Mosca Azul, 1983). D’un autre côté, Macera a été l’un des grands pro-moteurs des arts populaires au Pérou. Sa sensibilité artistique lui a permis non seulement d’écrire d’importants travaux à ce sujet, mais aussi d’être un grand collectionneur (une partie de sa collection se trouve à la Casa de la Moneda). Macera doit rester dans les mémoires en tant que grand promoteur d’expositions d’art populaire et aussi pour avoir permis que les artistes de la sierra et de la selva obtiennent la reconnaissance qu’ils méritaient. Tout au long de sa vie, Macera a établi une relation amicale, scientifique, et en tant que promoteur, avec de nombreux artistes populaires.

Pablo Macera Dall’Orso, né à Huacho en 1929 —l’année de la grande crise du capitalisme— fait partie de la génération des années cinquante. C’était l’un des étudiants de San Mar-cos qui appartenaient au cercle de Raúl Porras Barrenechea, parmi lesquels se distingueraient Mario Vargas Llosa, Carlos Araníbar, Hugo Neira, Walde-mar Espinosa, entre autres. A la mort du Maître Porras, Macera fut chargé de prononcer l’un des discours. L’Univer-sité de San Marcos, tout comme son maître, a eu une importance considé-rable dans sa vie académique et poli-tique. En 1966, pendant le rectorat de

Luis Alberto Sánchez, il y a 50 ans, il fonda le Séminaire d’Histoire Rurale Andine, dont il fut le directeur jusqu’en 2000. Malgré le fait qu’il n’ait jamais eu le budget adéquat, ce séminaire devint un espace de dialogue, d’apprentis-sage, de recherche et de divulgation scientifique pour des historiens, des archéologues, des anthropologues et des sociologues, non seu-lement pour ceux de San Marcos mais aussi pour les chercheurs de l’université Catholique et l’université Federico Villareal. Le caractère andin du Pérou a été la préoccupation per-manente de Macera et du séminaire. C’était un Pérou, celui de la deuxième moitié du XXème siècle, qui changeait constamment, marqué par la violence politique, bien qu’exprimée de différentes façons qui n’échappèrent pas à l’attention de l’intellectuel.

Quel est le Pérou de Macera? Notre historien est né dans un Pérou oligar-chique; c’est le pays des grands seigneurs aux arbres généalogiques étendus, de ceux qui prétendaient étendre la lignée de leurs ancêtres aux temps antérieurs à l’époque du guano, c’est-à-dire qu’ils ne voulaient pas être apparentés aux nouveaux riches du XIXème siècle. Le monde des seigneurs, néanmoins, était en train de disparaître, et Macera a été témoin d’une nouvelle société émer-geante: celle des migrations andines et la reconstitution de nouvelles structures sociales peu démocratiques et peu égali-taires. Il y eut de grands déplacements de population de la campagne à la ville, et les diverses facettes du pays se multipliaient autour de lui, à l’attente d’une nouvelle représentation. De nouveaux acteurs —métis et non métis— cherchaient à se placer d’une manière différente dans les nouvelles structures du pouvoir.

Dans ce contexte historique, Mace-ra appartenait à une génération d’histo-riens qui étudiaient de nouveaux sujets en histoire. L’histoire s’échappe de ses thèmes classiques: l’histoire politique, et Macera s’embarque dans des problé-matiques économiques, sociales, cultu-relles, de genre, entre autres. Et quelle quantité de sujets nous montrent juste les deux premiers volumes édités par le Congrès! Il n’y a pas de doute: Macera est l’un des grands promoteurs de l’élar-gissement de la thématique historique.

Isaiah Berlin divise les intellectuels en deux: les renards et les hérissons. Pour comprendre le monde, les héris-sons insistent sur une idée; les renards n’aiment pas être monothématiques et, au contraire, ils mettent l’accent sur le besoin d’avoir plusieurs entrées et plusieurs centres d’intérêt pour com-prendre, disons, le Pérou. On peut ob-server cette distinction faite par Berlin en comparant Macera et Hernando de Soto. De Soto représente les hérissons;

il met l’accent sur l’étude de la proprié-té pour comprendre le développement économique et politique d’un pays. Macera, par contre, est un renard, ce qui est visible dans ses travaux car il est presque impossible de résumer l’idée qu’il a du Pérou. Dans grand nombre de ceux-ci convergent des thématiques et des éléments différents. Voyons la di-versité présentée dans les deux premiers volumes édités par le Congrès:

Il y a un ensemble de travaux qui traitent le thème de la culture, de l’ima-ginaire politique et de l’éducation au temps de la colonisation, surtout par rapport au XVIIIème siècle: Tres etapas en el desarrollo de la conciencia nacional [Trois étapes dans le développement de la conscience nationale], Bibliotecas peruanas del siglo XVIII [Bibliothèques péruviennes du XVIIIème siècle], El lenguaje y modernismo peruano del siglo XVIII [Le langage et le modernisme péruvien du XVIIIème siècle], El pro-babilismo en el Perú durante el siglo XVII [Le probabilisme au Pérou pendant le XVIIème siècle], entre autres titres. Pour les historiens, les recherches de Macera sur les bibliothèques, par exemple, sont la source fondamentale pour l’histoire du livre au Pérou, orien-tée vers les pratiques de lecture, ce qui est devenu actuellement un thème de l’histoire culturelle. Les travaux sur le probabilisme, qui abordent le thème de la morale et de la vérité, sont très débat-tus actuellement parmi les historiens de la philosophie péruvienne.

Le deuxième ensemble de travaux traite de la société et de l’économie: Iglesia y economía [Église et écono-mie], Instrucciones para el manejo de las haciendas jesuitas del Perú republicano (ss. XVII-XVIII) [Instructions pour la gestion des haciendas jésuites du Pérou républicain (XVIIème et XVIIIème siècles)], El guano y la agricultura peruana de exportación 1909-1945 [Le guano et l’agriculture péruvienne d’exportation 1909-1945], Feudalismo y capitalismo en el Perú [Féodalisme et capitalisme au Pérou], Estadísticas históricas del Perú del sector minero [Statistiques historiques

du secteur minier au Pérou]. Macera a deux grands mérites en ce qui concerne l’histoire économique du Pérou et il doit être considéré comme l’un de ses plus remarquables acteurs ; il discute de sujets qui vont du débat classique entre capitalisme et féodalité sous le régime colonial ou républicain à la façon dont les haciendas étaient gérées. D’autre part, Macera, avec le Séminaire d’His-toire Rurale Andine, a compilé une grande quantité de sources (qui vont des instructions administratives à l’in-formation quantitative) qui constituent une partie fondamentale des études économiques actuelles.

Le troisième groupe de travaux pré-sentés traite de l’activité de l’historien. Il est souvent sévère avec les historiens, particulièrement avec les soi-disant «conservateurs» (La historia del Perú: ciencia e ideología) [(L’histoire du Pérou: science et idéologie)]; d’autres fois il discute de façon sympathique avec l’historiographie (El Perú de Basadre) [(Le Pérou de Basadre)]. Le quatrième groupe, qu’on peut appeler “autres”, très varié, montre aussi bien l’imagina-tion que l’ampleur de son intelligence. Dans cette partie, Sexo y coloniaje [Sexe et période coloniale] se fait remarquer par son caractère innovateur, vu la date de sa publication.

Les luttes pour représenter le passé et le présent sont très importantes dans le travail d’un scientifique social. De loin, les travaux de Macera font partie d’un nouveau regard sur le Pérou, cri-tique, angoissé par l’interprétation de notre passé et de notre présent, qui nous décrit un Pérou fragmenté et conflic-tuel. Souvent cette perception, particu-lièrement dans ses interviews, montre une attitude méfiante de Macera envers le futur, que je partage en partie.

* Il est docteur en Histoire de l’Université de Chicago (1996). Il a fait des études d’His-toire à la Pontificia Universidad Católica del Perú. Sa thèse de doctorat a été publiée sous le titre: Caudillos y constituciones. Perú 1821-1845 [Caudillos et constitutions. Pé-rou 1821-1845]. Lima, IRA-FCE, 2000.

Cristóbal Aljovín de Losada*Un ensemble d’œuvres choisies de l’historien éminent, professeur de

l’Université Mayor de San Marcos a été compilé et publié.

Pablo Macera.

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Extraits d’une étude de Pablo Macera sur les créateurs de la conscience nationale.

LES AMIS DU PAYS *

A propos du travail entrepris par les rédacteurs du Mercurio Peruano —la structure de la conscience natio-

nale— Riva-Agüero a dit qu’ils ont fait en quelques années un travail qui demandait des siècles. La nature et la valeur de cette œuvre ont été qualifiées avec plus ou moins de réussite par les principaux chercheurs de notre Histoire. L’histo-riographie étrangère (Mitra y Cuña, par exemple), même si elle loue sa qualité intellectuelle, sous-estime sa contribution à l’expédition émancipatrice.

Au Pérou, l’éloge presque unanime a alterné avec les interprétations les plus disparates. Javier Prado dit d’eux que «des hommes de cette qualité méritaient déjà d’être libres», et il rajoute qu’ils dévoilent des «intuitions et des ensei-gnements incroyables». Riva-Agüero trouve chez les Amis du Pays le prélude d’une conscience nationale, mais ré-ticent d’éloges, il observe que face aux louanges traditionnelles prodiguées,... «on ressent quelque chose qui ressemble à de la déception». Belaunde interprète l’idéologie du Mercurio Peruano comme une synthèse des conceptions de l’Illus-tration et de la religion chrétienne. Raúl Porras, dans Historia del periodismo perua-no [Histoire du journalisme péruvien], considère qu’ils sont les «constructeurs sereins de l’avenir», en faisant l’éloge de deux vertus fondamentales dans leur œuvre: la qualité intellectuelle et la pu-deur du sentiment patriotique. Basadre a pensé que les membres de la généra-tion du Mercurio Peruano ont «une séréni-té secrète, un rationalisme harmonieux» et qu’il est vain de chercher chez eux «la torture intime, la présence tumultueuse d’atavismes opposés».

Ces avis indiquent, sous différents angles, quelques-unes des caractéris-tiques essentielles et des valeurs du mouvement générationnel du Mercurio Peruano. En poursuivant leurs enseigne-ments, nous essaierons de décrire les idées du Mercurio Peruano, en faisant valoir son apport au sein du développe-ment de la conscience nationale.

L’entreprise de la Société des Amis du Pays aurait été impossible sans les circonstances politiques favorables de son temps. Les dernières années du siècle sont caractérisées par la tolérance et le calme relatifs que l’illustration et la prudence de Gil y Lemos (1790-1796) ont su imposer. Lecteur infatigable des auteurs français, il fut le représentant typique de la phase crépusculaire du despotisme illustré. Il protégea des expéditions maritimes; réalisa des re-censements et des cartographies; donna au Pérou un repos intellectuel au milieu des désastres politiques et économiques, dont les Amis du Pays surent tirer parti en faveur de la conscience patriotique. Simultanément, l’influence de la pensée illustrée augmentait, et passait à l’étape immédiate de l’action. Ce sont les dates proches de celles des révolutions amé-ricaine et française. Les Amis du Pays, héritiers des inquiétudes nationalistes antérieures de la foi traditionnelle et du doctrinarisme illustré, vont définir leur position par rapport à ces influences à travers l’exégèse de notre réalité et de leurs objectifs réformistes.

La modalité d’association choisie —une Société des Amis du Pays— était ty-pique du XVIIIème siècle. Il n’y a pas eu en Europe un pays où les hommes ins-truits ne se sont pas associés de façons diverses dans le même but: la diffusion et l’échange culturels. «Pour employer la pensée avec profit —dit le Mercurio Peruano— l’échange des savants est indis-pensable». Les sociétés scientifiques de nature académique furent une de ces formes d’échange profitable, presque toujours encouragées par les autorités. En moins de trente ans, —nous dit Jeans

et Hazard— les principales capitales ont des sociétés de physique, d’astronomie, de sciences naturelles: l’Académie de Berlin (1744), l’Académie de Stockholm (1739), la Société Royale de Copen-hague (1745), l’Institut des Sciences de Bologne, etc. D’autres associations de nature plus pratique et plus décidées à divulguer les connaissances se sont déve-loppées en même temps que ces collèges scientifiques. En Espagne elles furent appelées Sociétés Économiques des Amis du Pays, dont les antécédents se si-tuent dans la Conférence de Barcelone et l’Académie d’Agriculture de Lérida, et eurent leur première expression dans la Société Économique Basque, fondée en 1763 et imitée ensuite par la Société Économique de Madrid, et par celles de Séville et de Valence, entre autres villes

espagnoles. Ces sociétés ont eu une inquiétude décidément réformiste, et ont fait partie de quelques-unes d’entre elles ceux qui, comme Cabarrús, Flori-dablanca, Jovellanos, présentaient au roi des projets de redressement écono-mique pas toujours pris en compte.

En Amérique, parmi les nom-breuses associations similaires aux espagnoles on pourrait signaler, en plus de la Société des Amis du Pays, celle des Philosophes Mexicains, qui publia La Gaceta, El Diario Civil et la Revista de Historia Natural et, plus tard, la Société Patriotique et Littéraire, proposée en Argentine au Vice-roi par Jaime de Bau-sate y Mesa (1800).

Au Pérou, ce désir de former des sociétés illustrées est représenté par la

Société des Amis du Pays, et auparavant par la Société Philarmonique et l’Acadé-mie Limana.

Avant cela il est possible de men-tionner quelques signes pionniers de cette nouvelle passion pour «unir l’homme à l’homme» —comme dit le Mercurio Peruano— et concilier l’uni-formité de son caractère... dans le déli-cieux échange des idées». Ce sont les débats et les cafés liméniens. Dans les grandes demeures d’Orrantia et de Casa Calderón, dans les maisons d’Unanue, Egaña et dans beaucoup d’autres, les ré-unions pour discuter de sujets culturels se multipliaient. En même temps, les cafés apparaissent à Lima.

Les cafés, à partir de 1771, quand le premier est ouvert à Saint Domingue, sont fréquentés avec enthousiasme. En

1788 il y en avait déjà six dans la capi-tale. La boisson excitante, symbole de la conversation, remplace le maté métis fait maison qui demande —comme le dit avec une justesse sociologique le Mercurio Peruano— «un repos et une prudence qui ne sont pas compatibles avec la publicité d’un magasin». Dans le «Portrait historique et philosophique des cafés de Lima», paru dans le Mercu-rio Peruano, ces centres de réunions sont décrits comme des instruments d’illus-tration des hommes. «Les discussions littéraires —je cite— commencent à avoir lieu là [les cafés]... ce sont des points de rencontre qui rapprochent les hommes talentueux, facilitent le délicieux com-merce des découvertes locales, excitent une noble émulation publique et cla-

rifient les associations scientifiques». C’est dans ce contexte, secoué par les conversations nocturnes et les longs rendez-vous dans des cafés, que surgit la Société des Amis du Pays, dans le but de communiquer et de divulguer le savoir.

Quelle a été l’origine de la Société des Amis du Pays ? Le Mercurio Perua-no lui-même nous le dit: «En 1787, Hesperiófilo (José Rossi y Rubio) mit fin à ses voyages à cause de revers de fortune et s’établit dans cette ville». L’immigrant voulut oublier ce revers de fortune grâce à l’équitation, la chasse et les lectures. Rossi avait l’habitude d’aller nostalgiquement aux alentours de Lima. Dans une de ses promenades il fit la connaissance d’Hermágoras, d’Homónimo et de Mendiridio (José María Egaña, Demetrio Guasque et...). Ils parlèrent, à Lurín au crépuscule, de philosophie et de sciences naturelles. Cette rencontre occasionnelle devint une réunion quotidienne: ils allaient tous les jours chez Egaña de «vingt heures à vingt-trois heures», «ils décri-vaient les matières littéraires et parlaient des nouvelles publiques». Une réunion purement rationnelle et scientifique, presque universitaire. «Le dénigrement, le jeu, les bagatelles et les histoires d’amour étaient proscrits dans cette assemblée de philosophes». Allaient à la réunion Unanue et aussi trois femmes, méconnues aujourd’hui, cachées sous les pseudonymes de Doralice, Floridia et Egereia.

Les membres de la Société Philar-monique, comme ils l’ont nommée, avaient l’habitude de mettre par écrit leurs conversations, mais malheureuse-ment le registre est aujourd’hui perdu. Peut-être que beaucoup d’entre elles ont constitué, comme celles des Amis du Pays, les principaux articles du Mercurio Peruano [...].

La plupart des Amis étaient proches de la quarantaine. Dans la fleur de l’âge, ils appartenaient, à l’exception de leurs deux protecteurs, aux catégo-ries moyennes de la jalouse hiérarchie sociale de la Vice-royauté. «Liés —ils le disent eux-mêmes— aux occupations actives dont l’honneur et la subsistance de nos carrières dépendaient, nous devions favoriser l’accomplissement et le dépassement de celles-ci». Ils étaient des «jeunes tous employés au service du roi, d’autres avaient des diplômes universitaires divers, d’autres étaient acolytes». Ces difficultés financières, cette préoccupation pour «l’honneur et la subsistance» ont été reconnues par eux-mêmes comme une contrainte, mais sans aucun ressentiment. Nous n’avons —ils se plaignent— «pour médi-ter, étudier, élargir nos pensées, nous occuper de l’imprimerie, organiser nos réunions... que le temps que nous sous-trayons aux loisirs et au sommeil».

Cette position sociale intermé-diaire a favorisé sans aucun doute leur dévouement passionné aux travaux de l’intelligence. Beaucoup d’entre eux, comme Unanue, lui devait leur position. Groeythusen a signalé de quelle façon les classes moyennes intel-lectuelles du XVIIIème siècle ont créé ou accueilli résolument les réformes philosophiques parce qu’elles satisfai-saient les valeurs qu’eux-mêmes culti-vaient: intelligence, effort personnel, conception rationaliste du monde. De même, il est possible de dire qu’à l’in-térieur de la Société des Amis du Pays il y a eu un groupe d’hommes voués à l’intelligence, car en grande partie ils lui devaient tout.

* Dans: Pablo Macera, Obras escogidas de historia [Œuvres choisies d’histoire]. Miguel Pinto, compilateur. Lima, Fonds Editorial du Congrès du Pérou, Lima, 2014.

CHASQUI 6

VARGAS LLOSA:L’ÉCRIVAIN INTERVIEWÉ

Jorge Coaguila*Parmi les festivités en l’honneur des 80 ans du Nobel péruvien, La Pléiade, la collection française qui réunit les

œuvres emblématiques de la littérature universelle, a édité une anthologie de ses romans. Au Pérou, une sélection d’interviews au grand écrivain a été rééditée.

A chaque fois qu’il retournait à Lima, il avait l’habitude de fré-quenter les cinémas de quar-

tier pour regarder des mélodrames mexicains, par contre il n’aimait pas les longs métrages de l’anglais Alfred Hitchcock. Quand il a fait partie du jury du Prix Biblioteca Breve, il a vo-té contre La trahison de Rita Hayworth (1968), le premier roman de Manuel Puig, mais plus tard il publia un arti-cle élogieux sur cet écrivain argentin. Au début des années soixante, il a coopéré avec le Front de Libération Nationale d’Algérie et des années plus tard il a combattu toutes sortes de nationalismes. Il dédaigna le livre écrit par son ex-épouse, Julia Urqui-di, sur son premier mariage, mais il adore fouiner dans la vie privée des écrivains qu’il admire, Gustave Flau-bert ou Victor Hugo par exemple. Le lecteur trouvera certaines de ces confessions dans Entrevistas escogidas1 [Interviews choisies], quatrième édition, un volume qui réunit 35 conversations réalisées par plusieurs journalistes de 1964 à 2015.

Quelle est l’importance des inter-views d’écrivains ? Elles permettent souvent de connaitre leurs réflexions sur leur œuvre. Néanmoins, on ne doit pas se cramponner aux affir-mations du créateur car certaines déclarations peuvent nous confon-dre. «On n’est jamais un bon juge de ce qu’on écrit», avoue Vargas Llosa à son collègue, le romancier Edgardo Rivera Martínez.

Les écrivains peuvent parfois se sentir découragés et penser que tout ce qu’ils ont créé n’a aucune valeur. Ce n’est pas un motif pour qu’un critique réduise leur production en miettes. De plus, une réponse donnée aujourd’hui va difficilement être répétée trente ans plus tard si on leur pose la même question. Par con-séquent, il faut être prudent avec ce qu’on retient de leurs déclarations.

Il peut arriver aussi qu’un livre soit un produit contraire aux inten-tions de l’auteur. En fin de compte, ce que trouve le lecteur est plus important que ce que dit l’auteur. Vargas Llosa lui-même a déclaré dans son livre d’essais La vérité par le men-songe (1990): «Les affirmations d’un romancier sur son œuvre ne sont pas toujours perspicaces; elles peuvent même être confuses, erronées, parce que le texte et le contexte sont pour lui difficilement séparables et parce que l’auteur a tendance à voir dans ce qu’il a fait ce qu’il avait l’ambition de faire (et ces deux choses peuvent aussi bien coïncider que diverger considérablement)».

D’un autre côté, on peut observer dans ces Interviews réunies de quelle façon certaines œuvres murissent. Le cas le plus évident est celui de Le Paradis, un peu plus loin (2003), dont le processus a duré presque un demi-siècle. En 1984, Vargas Llosa dit au journaliste Jorge Salazar qu’il est train de préparer un roman sur l’activiste française Flora Tristan. Cela veut

dire qu’il s’agit d’une œuvre mieux réussie? Non, cela signifie simple-ment que ce livre lui a pris beaucoup plus de temps. Ceci n’a rien à voir avec le résultat, même si deux des romans qui ont demandé le plus de travail au narrateur né à Arequipa, Conversation à La Cathédrale (1969) et La guerre de la fin du monde (1981) ont été très bien accueillis. Le contraire peut aussi arriver. Il déclare à Sonia Goldenberg qu’il est en train d’écrire L’homme qui parle (1987) et qu’il en a pour longtemps. Néanmoins, il le publia l’année suivante.

Parmi d’autres curiosités, le lec-teur se rendra compte que le journa-liste reconnu Alfonso Tealdo arrive, en 1966, avec une heure de retard à l’interview prévue avec Vargas Llosa. Et aussi que la lecture d’un article de journal encouragea le romancier à écrire au moins deux livres: Les chiots (1967) et Histoire de Mayta (1984). Et encore que certaines de ses œuvres changèrent de titres: Le garde du corps et Vie et miracles de Pedro Camacho s’appelèrent de façon définitive: Conversation à La Cathé-drale et La tante Julia et le scribouillard (1977).

Certaines interviews, comme celle de Sonia Goldenberg, passent en revue l’œuvre de cet écrivain; d’autres s’arrêtent sur un livre, comme celle que réalisa Carlos Ba-talla, qui analyse Le Paradis, un peu plus loin. Dans ce sens, il n’y a pas d’uniformité. Même si le livre pré-tend être organisé, on passe d’un thème à l’autre sans transition. Dans certains cas les conversations sont centrées sur un sujet, comme

le cinéma ou l’amitié de Vargas Llosa avec l’écrivain Julio Ramón Ribeyro.

D’un autre côté, la relation entre l’écrivain et les médias est frappante. Dans un extrait, il déclare que qua-tre-vingts pour cent du journalisme national est «méprisable et honteux». Néanmoins, ceci a une explication: quand il avait à peine quinze ans, l’écrivain d’Arequipa s’initia en tant que journaliste à La Crónica, un jour-nal aujourd’hui disparu. Ensuite il devint directeur des informations de Radio Panamericana, interviewer et commentateur littéraire du journal El Comercio, traducteur pour l’agence France-Presse, animateur d’une émis-sion de radio à la Radio Télévision Française, chroniqueur du journal Expreso, animateur de l’émission La Tour de Babel à Panamericana Televisión et chroniqueur pour l’hebdomadaire Caretas et le journal El País, entre autres.

Pourquoi Vargas Llosa est-il attiré par le journalisme ? Dans un texte de la compilation de ses articles pour le journal El País, Le langage de la passion (2001), il avoue: «Le journalisme a été l’ombre de ma vocation littéraire; il l’a suivie, alimentée et empêchée de s’éloigner de la réalité vivante et actuelle, dans un voyage purement imaginaire». Néanmoins, dans son œuvre, le journalisme est mal vu ou bien est exercé par des personnages voués à l’échec: dans Conversation à la Cathédrale, le journaliste Carlitos dit à son collègue Santiago Zavala : «Il faut être fou, si on a une certaine affection pour la littérature, pour entrer dans un journal. Le journalis-

me n’est pas une vocation, mais une frustration. La poésie est ce qu’il y a de plus grand».

D’autres cas: dans Pantaléon et les visiteuses (1973), le journaliste de ra-dio ‘le Sinchi’ est un maître-chanteur qui demande de l’argent au capitaine de l’armée Pantaléon Pantoja en échange de son silence. Dans La tante Julia et le scribouillard, Pascual, le rédacteur de communiqués de pres-se, a un «irrépressible penchant pour ce qui est atroce» et Pedro Camacho finit, humilié, relégué aux faits divers policiers. Dans La guerre de la fin du monde, le baron de Cañabrava prévient le colonel Moreira César à propos du «journaliste myope», inspi-ré de l’écrivain brésilien Euclide da Cunha: «Sa vocation sont les ragots, la trahison, la calomnie, l’attaque sournoise. C’était mon protégé et quand il est passé au journal de mon adversaire, il est devenu le plus igno-ble de mes critiques». Dans Cinq coins de rue (2016), les critiques ciblent la presse à scandale.

Malgré ces piques, les journalistes cherchent avec ardeur à interviewer le romancier consacré, souvent pour lui demander son opinion sur la po-litique ou sur n’importe quel sujet, comme s’il s’agissait d’un oracle. En-fin, j’espère que ces Entrevistas escogi-das permettent de mieux connaitre l’un des écrivains indispensables de la langue espagnole.

* Journaliste et écrivain. Spécialiste de Julio Ramón Ribeyro et Mario Vargas Llosa.

1 Mario Vargas Llosa: entrevistas escogidas. Sélection, prologue et notes de Jorge Coa-guila. Lima, Revuelta Editores, 2016.

Mario Vargas Llosa.

CHASQUI 7

L’ART DE TORRE TAGLELuis Eduardo Wuffarden*

Un volume impeccable témoigne du patrimoine artistique du Ministère des Affaires Étrangères

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CHASQUI 8

Il y a près d’un siècle, quand il fut désigné officiellement siège du Ministère des Affaires Étrangères

du Pérou, le Palais de Torre Tagle com-mençait déjà à occuper un espace sin-gulier dans l’imaginaire public natio-nal. Ce n’était pas seulement l’unique demeure de l’ancienne capitale de la vice-royauté qui pouvait arborer la catégorie de palais, mais un édifice dont le rôle joué dans l’histoire du pays revêtait une importance séculaire. Son dernier propriétaire colonial, José Bernardo de Tagle et Portocarrero, avait proclamé l’Indépendance pour la première fois à Trujillo et fut le prin-cipal collaborateur péruvien de José de San Martín. Il exercerait ensuite le commandement suprême du pays en quatre occasions, avant d’affronter une fin polémique pendant l’ère boli-varienne. La maison subsista au-delà de tous ces avatars et, tout au long du XIXème siècle, ses murs accueillirent des congrès internationaux, offrirent un asile et servirent de refuge en temps de guerre, en plus d’abriter un des musées de peinture les plus impor-tants de la ville. Toutes ces facettes se voient synthétisées aujourd’hui dans ce monument emblématique de la diplomatie péruvienne, qui conjugue ses hautes fonctions officielles avec la conservation d’un patrimoine artis-tique qui n’a cessé de croître avec le temps.

Construit depuis ses fondations par l’un des groupes familiaux les plus riches de la ville, cet immeuble constitua un véritable symbole de prestige social dont les détails furent choisis avec soin, en commençant par sa situation dans le tissu urbain.

Le mobilier des marquisLa décoration intérieure était le complément logique de la richesse architectonique du palais. Elle cor-respondait sans aucun doute au goût prononcé pour la somptuosité de l’élite péruvienne, particulièrement sensible aux manifestations de ce que José Durand appela le «luxe indien». Heureusement, l’élément symbolique central le plus durable de la maison a été conservé: la galerie de portraits des titulaires successifs, dont le but était de mettre en évidence la continuité du droit d’aînesse. Néanmoins, nous savons peu de choses sur le reste des objets qui constituaient le mobilier original des Tagle, car la majeure partie a été perdue et il y a peu de références à ce sujet […].

La Pinacothèque Ortiz de ZevallosVers 1840, l’unique fille vivante du quatrième marquis, Josefa de Tagle et Echevarria, épousait en secondes noces Manuel Ortiz de Zevallos et García, avocat et diplomate liménien d’ascen-dance équatorienne, qui deviendrait le cinquième marquis consort de Torre Tagle. Ortiz de Zevallos eut une activité publique intense et arriverait à exercer les charges de Ministre des Finances et Ministre des Affaires Étrangères du Pérou. Commençait ainsi une nou-

velle étape pour l’héritage de Torre Tagle, inévitablement marquée

par le désir de revendiquer la mémoire des prédécesseurs

et par la récupération phy-sique conséquente du

palais familial, sévère-ment affecté par le pil-lage et l’embargo sur les biens soufferts à partir de 1824.

Après la levée des mesures de saisie et le retour des propriétaires à la résidence, le réaménagement de presque toutes les pièces inté-rieures se fit néces-saire. Les nouveaux marquis essayèrent

intensément, par divers moyens, de

récupérer dans la mesure du possible l’as-

pect original de la maison. Cette ardeur restauratrice

impérieuse semble trouver son origine dans la passion pour

les collections artistiques développée par Manuel Ortiz de Zevallos et Tagle

(1845-1900?), frère du sixième mar-quis. Tout au long du dernier tiers du XIXème siècle, en effet, celui-ci arriverait à former la plus grande pina-cothèque de la ville et probablement de toute l’Amérique du Sud, dans le but de l’installer sur les murs du palais familial. Un premier pas consista à réu-nir des pièces provenant de plusieurs mobiliers liméniens : en plus de la famille Tagle, on apporta des peintures importantes des maisons des Aliaga, Velarde et Zevallos, de même que des descendants du capitaine Martín José de Mudarra et La Serna, premier mar-quis de Santa María de Pacoyán […]

Mais l’impulsion définitive de la collection se produirait seulement vers 1870, alors qu’Ortiz de Zevallos assurait la fonction de représentant diplomatique du Pérou en Angleterre. Cette année-là, il acheta deux grandes collections européennes, une anglaise et l’autre italienne, qu’il fit transporter peu de temps après au palais familial de Lima, afin qu’elles constituent le noyau de sa pinacothèque. À leur arri-vée, les centaines de tableaux furent l’objet d’étude et de classification par deux peintres étrangers actifs dans la ville : le moine autrichien Bernardo María Jeckel et le portraitiste espagnol Julián Oñate et Juárez, disciple de Rai-mundo de Madrazo. En 1873 on publia le catalogue établi par tous les deux et à partir de ce moment on put connaître la présence à Lima d’une vaste pinacothèque privée qui réunissait pratiquement toutes les écoles euro-péennes, depuis les primitifs italiens jusqu’aux peintres du rococo français, en passant par les grands paysagistes hollandais, tous les maîtres du Siècle d’Or, plusieurs figures prestigieuses du baroque flamand et les grands portrai-

tistes allemands du XVIIème siècle. À la fin de la décennie, l’éclatement de la Guerre du Pacifique (1879-1884) imposerait une parenthèse incertaine à cette initiative, qui sembla s’intensifier pendant les longs mois de l’occupation de Lima et sa séquelle destructrice. Au milieu de ces circonstances, il résulte-rait providentiel pour la conservation du palais et de ses collections qu’il devienne le siège temporaire de la léga-tion française […].

La dispersion définitive de la col-lection commencerait en 1918, après la vente du Palais de Torre-Tagle à l’état péruvien. Après, dans les années vingt, la plus grande partie des toiles passe-rait aux mains du chef d’entreprise étatsunien Clarence Hoblitzelle, qui légua sa propre collection au Musée de Dallas […]. Seulement une petite partie des œuvres resta à Lima et fut vendue peu à peu à différents collectionneurs, tandis que dans le palais actuel reste un petit ensemble de toiles, souvenir symbolique de la pinacothèque dont le palais fut le siège.

Le Ministère des Affaires Étrangères et la Nouvelle PatrieC’est seulement en 1920, une fois terminé le gouvernement de Pardo, que le Ministère des Affaires Étran-gères péruvien s’installa dans le Palais de Torre Tagle […]. De même que d’autres édifices de cette catégorie, Torre Tagle devint l’une des scènes favorites des célébrations officielles du centenaire de l’Indépendance et de la bataille d’Ayacucho […]. Entre temps, la décoration des salons et des dépendances intérieures avançait lente-ment. Le processus s’accéléra au cours de l’année 1923, quand le palais fut désigné résidence officielle du cardinal

Portrait équestre non identifié. Anonyme napolitain. Huile sur toile, 33,3 × 259,7 cm, vers 1680-1700. Rosa Juliana Sánchez de Tagle, première marquise de Torre Tagle, de Cristobal de Aguilar. Huile sur toile, 189 × 128 cm, vers 1743-1756.

Maréchal Ramon Castilla, de Manuel María de Mazo. Huile sur toile, 123,5 × 107 cm, 1871.

CHASQUI 9

Juan Benlloch et Vivo, archevêque de Burgos et représentant diplomatique de l’Espagne au plus haut niveau […]. S’imposa alors clairement le goût pour les styles classiques et historiques, dans un sens large. Dans les salons princi-paux alternaient des tables baroques «coloniales» avec des chaises anglaises de style Reine Anne et Chippendale, bien qu’il ne se soit pas toujours agi de meubles d’époque. Dans le bureau attribué au cardinal —prévu pour le Ministre— on pouvait voir des meubles républicains décorés avec des incrus-tations de bronze et un grand tableau dévot de San José entouré de saints, d’une fine facture du style de Cuzco, orné d’un cadre néoclassique de la même facture. Pour la salle à manger du cardinal, on acheta un buffet de style Nouvelle Renaissance d’Europe centrale, inusuel dans la ville, que l’on voit maintenant à côté du bureau du Ministre. Il est probable qu’à la même période on fit entrer également un ensemble de canapés ou divans néo-classiques au design étasunien, qui connurent un grand succès pendant les premières années de la République, ce qui provoquerait le déplacement de quelques ébénistes de Philadelphie à Lima, où ils installèrent leurs propres ateliers […].

En ce qui concerne la peinture, il est intéressant de constater que peut-être la première acquisition officielle destinée au nouveau Ministère ait été deux tableaux de Teófilo Castillo, dans lesquels l’architecture du palais sert de fond à des épisodes imaginaires du passé de la vice-royauté […]. Entre les rares pièces artistiques provenant de l’ancien Ministère figurent trois sculp-tures européennes en bronze qui sont encore conservées. Il s’agit d’œuvres à

caractère allégorique, représentatives de l’académisme de la fin du siècle, qui furent acquises en 1897 par le gouver-nement de Reconstruction Nationale, présidé par Nicolas de Piérola, et desti-nées au salon du bureau ministériel. À ces bronzes étrangers —intitulés La Paix, La Fortune et Pro Patrie— se joignirent les œuvres laissées en prêt par le Musée National d’alors, parmi lesquelles le carrosse des comtes de Torre-Velarde, la composition allégorique du Combat naval de Pacocha, du peintre franco-cu-bain Luis Boudat, Un passage difficile, pièce de genre attribuée à Francisco Masías, Margarita, œuvre cruciale de la peintre académique Rebeca Oquendo, et un ensemble significatif de portraits officiels, entre lesquels se démarque la célèbre effigie posthume du Maréchal Ramon Castilla, exécutée en 1871 par Manuel María del Mazo.

Immédiatement après la fin de l’Oncenio, au milieu d’une grande agita-tion politique qui fit suite à la chute de Leguía, Rafael Larco Herrera, ministre des Affaires Étrangères de la Junte Nationale de Gouvernement consti-tuée en 1931, offrait la même année au Ministère la Vénus indienne, sculp-ture en bronze du maître de Valence Ramon Mateu, qui était resté travailler assez longtemps au Pérou au cours de la décennie antérieure […]. Avec ce cadeau, Larco Herrera commençait une longue tradition de donations effectuées par les ex-ministres afin de contribuer ainsi à l’enrichissement décoratif du palais.

De la restauration moderne au présentLa période de restauration moderne de Torre Tagle, comprise entre 1955 et 1958, ouvrit une nouvelle étape dans

l’histoire de l’édifice […]. Du point de vue politique et administratif, il revint à Manuel Cisneros Sánchez, ministre des Affaires Étrangères de 1956 à 1959, d’assumer la réalisation de ce projet. Collectionneur reconnu et connaisseur en art, Cisneros Sánchez ferait un legs important, rendu effectif par sa veuve, sûrement en mémoire de son rôle dans la renaissance de la demeure […].

Un des ajouts les plus transcen-dants de ces derniers temps a été, sans aucun doute, la galerie de portraits des marquis de Torre Tagle, qui comprend des œuvres de peintres liméniens de première importance, comme Cris-tobal de Aguilar, Cristobal Lozano et José Gil de Castro. Comme on le sait, ces toiles se trouvaient là depuis l’achat de la mai-son et y demeuraient en qualité de dépôt. On obtint leur acqui-sition définitive seulement en 2010, assurant ainsi leur appartenance, naturelle et obligée, à ce palais. Une autre entrée de caractère historique relativement récente est le portrait Carlos M. Elias, de Carlos Baca-Flor, qui témoigne de la protection dispensée par le diplomate péruvien envers le jeune peintre formé au Chili. Cela signalera le décollage de sa carrière en tant qu’ar-tiste académique. Des acquisitions de pièces notables de l’art péruvien récent se sont produites parallèlement […]. Cette présence des créations visuelles modernes et contemporaines laisse entrevoir une vitalité prometteuse, car, loin de rester ancrées dans le passé, les collections du palais de Torre Tagle ont

établi ainsi une continuité salutaire dans le temps, qui fait de l’institu-tion un authentique «musée vivant», toujours attentif à la réalité artistique changeante de notre pays.

Extraits de l’étude introductrice du livre El arte de Torre Tagle. La colección del Ministerio de Relaciones Exteriores del Perú [L’art de Torre Tagle. La collection du Ministère des Affaires Étrangères du Pérou]. Édition de Luis Eduar-do Wuffarden et Guido Toro. Lima, Ministère des Affaires Étrangères, 2016.

* Curateur, historien et critique d’art.

Rosa Juliana Sánchez de Tagle, première marquise de Torre Tagle, de Cristobal de Aguilar. Huile sur toile, 189 × 128 cm, vers 1743-1756.

José Manuel de Tagle Isásaga, troisième marquis de Torre Tagle, de José del Pozo. Huile sur toile, 223,5 × 147 cm, vers 1795-1800.

Sainte Rose de Lima, de Francisco Laso. Huile sur toile, 191 x 115,5 cm, vers 1858-1867.

Vénus indienne, de Ramon Mateu

Montesinos. Bronze fondu,

87 × 87 × 34 cm, vers 1927.

CHASQUI 10

MÉMOIRE DU PÉROUPHOTOGRAPHIES 1890-1950

Première exposition itinérante d’une trilogie destinée à montrer un panorama significatif de la photographie péruvienne. L’exposition, dont les curateurs sont Jorge Villacorta, Andrés Garay et Carlo Trivelli, est organisée par le

Centre Culturel Inca Garcilaso du Ministère des Affaires Étrangères et le Centre de l’Image de Lima.

Dans une riche géographie qui conjugue forêts amazo-niennes, glaciers tropicaux,

cordillères imposantes et déserts arides, les distinctes cultures autoch-tones du Pérou —un des sept pays considérés berceaux de civilisation au monde— entrèrent en contact avec des gens venus d’Europe, d’Afrique et d’Orient. Ce fut une histoire de conquête et de migration qui finit par configurer une scène postcoloniale.

Ces éléments —géographie, société et culture— ont interagi de diverses manières, complexes et parfois contradictoires, et ont pro-duit des manifestations culturelles surprenantes. Une de celles-ci a été la photographie. Tel que l’attestent les images qui composent Mémoire du Pérou. Photographies 1890-1950, la tra-dition photographique péruvienne s’est nourrie du talent indubitable d’un ensemble de créateurs visuels célèbres qui utilisèrent l’appareil photo —un des emblèmes les plus illustres de la modernité dans la période qui nous intéresse —comme un moyen de décrire, comprendre et interpréter le pays.

Pour une société comme la péru-vienne, de la fin du XIXème siècle, fragmentée géographiquement et culturellement, l’image photogra-phique fut un outil essentiel dans la construction de l’idée de nation.

Grâce à ces images —et à beau-coup d’autres comme celles-ci—, le Pérou, comme nous le connaissons aujourd’hui, commença à surgir face à lui-même comme une réalité appréhendable. Les merveilles natu-relles de son territoire, les grands moments de son passé précolombien et les coutumes ancestrales se mêlent aux aspirations modernisatrices, au développement de l’économie capi-taliste et aux conflits sociaux d’une société nationale en formation.

Mémoire du Pérou. Photographies 1890-1950 nous permet de revivre un peu ce processus de construction et de mettre en valeur le talent de

Portrait aux inondations, de Pedro N. Montero. Piura, 1925.

École publique, de Carlos et Miguel Vargas. Arequipa, vers 1925.

Portail et mur inca à Ollantaytambo, de Martín

Chambi. Cuzco, vers 1931.

maîtres de l’appareil photo comme Max T. Vargas, Martín Chambi, Car-los et Miguel Vargas, Juan Manuel Figueroa Aznar, Sébastian Rodri-guez, Baldomero Alejos ou Walter O. Runcie, pour ne mentionner que quelques-uns parmi les plus illustres de cette sélection. Carlo Trivelli.

CHASQUI 11

Ubaldina Yábar, de Juan Manuel Figueroa Aznar. Paucartambo, Cuzco, 1908.

Couple de ‘wampis’ (anonyme). Vers 1950.

Mineurs et minéral, de Walter O. Runcie. Cotamamba, Apurimac, vers 1939-1940.

Portrait de paysan, de César Meza. Cuzco, 1945.

Roberto Baudot et des dames, d’Eugène Courret. Lima, vers 1890.

CHASQUI 12

PEDRO S. ZULENPHOLOSOPHE ET ACTIVISTE INTELLECTUEL

Le Fonds Éditorial du Congrès de la République édite les écrits du philosophe péruvien d’origine chinoise, qui fut l’un des fondateurs de l’Association Pro Indigène. La compilation a été faite par les philosophes Ruben Quiroz,

Pablo Quintanilla et Joël Rojas. Voici un extrait de l’introduction.

Pedro Salvino Zulen2 est l’un des philosophes péruviens les plus intéressants et im-

portants du XXème siècle. Il a été assez étudié, aussi bien par des chercheurs péruviens qu’étran-gers, mais jusqu’à présent son œuvre est restée peu accessible, car dans tous les cas il n’y eut que des premières éditions. En cette occasion se trouvent réunies, pour la première fois, toutes ses publications philosophiques et la presque totalité de ses publica-tions journalistiques et politiques, ce qui constitue un apport signi-ficatif à la recherche académique sur cet auteur et sur la pensée philosophique péruvienne du XXème siècle.

Zulen naquit à Lima en 1889, fils d’une liménienne créole et d’un immigrant chinois canto-nais. Il entra à l’Université de San Marcos (depuis 1946 Université Nationale Mayor de San Marcos) en 1906, pour étudier les sciences naturelles et les mathématiques, mais en 1909 il passa à la Faculté des Lettres pour étudier la phi-losophie. Il voyagea pour la pre-mière fois aux États-Unis en 1916 pour réaliser un doctorat de phi-losophie à l’Université d’Harvard, mais la tuberculose qui le frap-pait l’obligea à rentrer au Pérou presqu’immédiatement.

Il obtint une licence à l’Univer-sité de San Marcos, avec une thèse qui serait publiée en 1920 sous le titre La philosophie de l’inexpri-mable: esquisse d’une interprétation et d’une critique de la philosophie de Bergson, qui constitue un exposé et une mise en question de la philo-sophie d’Henri Bergson, alors pré-dominante dans la philosophie péruvienne et qui était connue sous les noms de spiritualisme, vitalisme ou intuitionnisme. La philosophie de Bergson fit irrup-tion au Pérou au début du XXème siècle, en grande partie grâce à l’influence d’Alejandro Deustua, et fut une réaction au positivisme de Comte et, particulièrement, au positivisme évolutionniste de Spencer, qui était très présent dans l’œuvre d’auteurs péruviens tels que Javier Prado, Jorge Polar, Manuel González Prada et Alejan-dro Deustua lui-même.

De 1920 à 1922, Zulen étudia à l’Université d’Harvard grâce à une bourse de l’état péruvien. Il y connut les mouvements an-glo-saxons les plus importants d’alors, comme le néo-hégélia-nisme, le néo-réalisme et les ori-gines du pragmatisme étasunien. Affecté par la tuberculose, il dut

à nouveau rentrer au Pérou et il obtint un doctorat à l’Université de San Marcos avec une thèse qui verrait le jour en 1924 sous le titre Du néo- hégélianisme au néo-réalisme. Étude des courants philosophiques en Angleterre et aux États-Unis, de l’introduction de Hegel à l’actuelle réaction néo-réaliste. À peine un an après, en 1925, Zulen mourrait

des conséquences de la maladie qui l’avait frappé pendant plu-sieurs années.

En plus des livres académiques mentionnés, Zulen publia une grande quantité d’articles jour-nalistiques dans des revues et des journaux de l’époque, beaucoup d’entre eux sur des thèmes philo-sophiques, mais la majeure partie

sur des problèmes sociaux et poli-tiques. De fait, Zulen accompagna sa vie philosophique d’une vie po-litique intense. Il fut l’un des fon-dateurs, en 1909, de l’Association Pro Indigène, qu’il dirigea aux côtés de Joaquin Capelo et Dora Mayer.

L’œuvre de Pedro S. Zulen est importante pour de multi-ples raisons. D’une part, Zulen fut un penseur talentueux qui put intégrer à son œuvre les in-fluences philosophiques les plus importantes de son époque: le spiritualisme français, le néo-hé-gélianisme, la philosophie analy-tique et le pragmatisme naissants. Ces différentes écoles furent importantes dans la philosophie péruvienne de la première moitié du XXème siècle. D’autre part, Zulen manifeste une intégration intéressante entre sa capacité aca-démique et philosophique et son engagement politique et social. Zulen fut en outre un professeur de philosophie inspiré, comme le montre le programme du cours de Psychologie et Logique qu’il don-na en 1924, publié pour la pre-mière fois en 1925 et qui est aussi inclus dans le présent volume.

En cette occasion, nous pu-blions l’œuvre de Zulen accom-pagnée de trois études introduc-trices. La première, aux soins de Ruben Quiroz, discute La philoso-phie de l’inexprimable. La deuxième, écrite par Pablo Quintanilla, fait de même avec Du néo-hégélianisme au néo-réalisme et le programme du cours de Psychologie et Logique de 1925. Le livre se termine par l’étude réalisée par Joël Rojas, pré-sident du Groupe Pedro S. Zulen de l’Université Nationale Mayor de San Marcos, qui présente les écrits journalistiques de notre auteur. Ceux-ci reflètent sa vie in-tense d’intellectuel.

[…].Nous espérons que ce livre

facilitera une meilleure connais-sance de la qualité de la philoso-phie produite par la société péru-vienne à divers moments de son histoire. Nous espérons aussi que ce qui a été fait avec cet auteur puisse se reproduire avec d’autres philosophes péruviens du XXème siècle dont les œuvres sont insuf-fisamment connues.

Dans: Pedro S. Zulen. Escritos reunidos [Écrits réunis]. Lima, Fonds Éditorial du Congrès du Pérou. 2015.

1 Selon le chercheur coréen Song No, son nom complet original était Pedro Salvino Sun Leng, cf. «Entre l’idéalisme pratique et l’activisme philosophique : la double vie de Pedro S. Zulen», dans Solar, 2ème année, n° 2, 2006, pp. 73-78.

L’INDICIBLE

Qu’est-ce que le monde? Qu’est-ce que mon esprit ? Qu’est-ce cela qui m’entoure ? Qu’est ce quelque chose qu’on ne peut confondre, permanent, actif, que je sens en moi ? La philosophie ne l’a pas dit jusqu’à présent, et nous ne devons pas souhaiter qu’elle le dise, même si elle pouvait le faire.

Qu’étudions-nous, que cherchons-nous dans les pages des hommes qui pensèrent, qui pensèrent dans l’illusion qu’ils pensaient pour satisfaire l’intense désir humain de s’interner dans l’au-delà ? Nous recherchons l’âme de ces hommes qui surgit de ces pages, réelle, concrète, authentique, pour nous la montrer avec toutes ses caractéristiques individuelles et pour nous prouver, avec l’évidence la plus claire et la plus décisive, l’éternité du monde individuel.

Dans: Pedro S. Zulen, Del neohegelianismo al neorrealismo [Du néo-hégélianisme au néo-réalisme]. Lima, Editorial Lux, 1924.

PPedro S. Zulen à l’Université d’Harvard, 1916. Archives familiales.

CHASQUI 13

SONS DU PÉROU

LUCHA REYES: SA VOIX PERSISTEAbraham Padilla*

Ses versions manifestent la remarquable qualité du tim-bre de sa voix, qui était ori-

ginelle, pleine d’harmoniques, résonnante. Sa vocalisation était claire et articulée. Ses nuances, étendues, créaient de grands con-trastes ou de subtiles transitions. Souvent sa force était comme un cri ; sa tendresse, émouvante. Sa douleur, empathique ; sa joie, une célébration de la vie, celle-là même qui lui fut arrachée d’un infarctus fulminant alors qu’elle allait célé-brer la Fête de la Chanson Criolla, victime d’une santé héréditaire-ment faible (diabète juvénile, ar-tériosclérose) quelques semaines après avoir fêté ses 37 ans.

Une partie du succès de Lu-cha Reyes vint du fait qu’elle chantait des mélodies inspirées de compositeurs qui créaient de nouveaux répertoires aux théma-tiques romantiques, de dépit, de souffrance existentielle et autres. Ils laissaient un peu de côté les références aux ruelles d’autrefois et aux coutumes d’après la vice-royauté, et exprimaient ce côté de la subjectivité populaire péru-vienne en lien avec les rancheras ou les boléros, et qu’elle-même exploita avec une certaine sagesse commerciale quand elle fut artiste exclusive de FTA, représentante de RCA Victor (1970-1973). Pen-dant cette courte mais fructueuse étape, elle consolida son style vo-cal caractéristique et participa au

développement d’une esthétique instrumentale créole novatrice, avec l’ensemble de Rafael Ama-ranto (deux guitares, un saxopho-ne, un clavier ou un accordéon et des percussions).

Néanmoins, Lucha Reyes ne tomba pas dans la sensiblerie mé-lodramatique que quelques chan-sons semblaient proposer. Dans sa voix, tous les thèmes deviennent véridiques et transcendants. Les vicissitudes d’une enfance mar-quée par la pauvreté, par la per-te du père mort prématurément, par les multiples déménagements, par le changement des personnes qui s’occupaient d’elle, etcétéra, ne furent pas suffisantes pour dé-

courager son esprit de femme qui, étant de surcroît de race noire, avait d’avance quelques limita-tions. Probablement faut-il cher-cher dans les expériences qu’elle a eues aux côtés de ceux qui se sont bien occupés d’elle quand elle était enfant, sa mère, les reli-gieuses franciscaines du Couvent de Notre Dame de la Charité du Bon Pasteur (où elle fut interne pendant 8 ans et étudia jusqu’à la troisième année du primaire, pour toute éducation), dans sa résilience, dans sa résistance à l’auto-compassion, dans le déve-loppement de son amour propre et cette capacité à se renouveler malgré les mauvais traitements

et la mauvaise santé. Elle collec-tionnait des poupées et en prenait le plus grand soin. Seul un être humain d’une grande sensibilité pourrait transmuer ses expérien-ces et les livrer musicalement avec maturité et sérénité comme elle le fit.

Surnommée «La Morena de Oro del Perú» [La Noire en Or du Pé-rou] par l’animateur Augusto Fe-rrando dans sa célèbre Peña (elle y travailla de 1960 à 1970), où à côté des plaisanteries racistes, très communes à l’époque, elle apprit à être à l’aise sur scène. Lucha Re-yes représentait non seulement le paradigme du son d’une époque de la musique criolla au Pérou, mais en particulier cette capacité à se dépasser, à se livrer avec passion à la vie malgré tout et à l’exprimer avec toute son âme, à pleine voix. Ce fut, aux dires de tous ceux qui la connurent, une personne d’une grande bonté et d’une simplicité profonde. Ses restes furent portés à dos d´hommes depuis l’église San Francisco jusqu’au cimetière el Angel, de l’Assistance Publique de Lima. Trente mille personnes la pleuraient et chantaient, par groupes, «Tu voz» [Ta Voix] de Juan Gonzalo Rose, et «Regresa» [Reviens] d’Augusto Polo Cam-pos, tandis qu’elle entrait, coiffée de sa meilleure perruque, dans le silence de sa dernière demeure.

* Musicologue, compositeur, chef d’orchestre.

Rosas MeRcedes ayaRza de MoRales

LOS PREGONES DE LIMAEndEsa, 2006

Ce disque est consacré aux pregones [annonces publiques criées dans la rue] originaux pour voix et piano de Rosa Mercedes Ayarza, aujourd’hui disparue (Lima, 8 juillet 1881-2 mai 1969). Enfant, elle étudia un peu la musique avec sa tante et plus tard elle reçut les conseils de Claudio Rebagliatti en ce qui concerne le chant, mais sa formation fut surtout intuitive et autodidacte. Durant toute sa vie ses activités furent tou-jours liées à la musique (son frère Alejandro était un auteur criollo connu sous le nom de «Karamandu-

ca»). Elle fut une promotrice active de montages de zarzuelas et de spec-tacles de chant lyrique. Elle créa ses propres chansons et écrivit les parti-tions de quelques autres, recueillies auprès d’auteurs populaires. Ses créations les plus diffusées sont ses pregones, musicalement caractérisés par l’emploi des formes, des harmo-nies et des tournures mélodiques de la zarzuela espagnole, les combinant parfois avec celles de la musique criolla et l’idée du pregón de la Lima ancienne. Plusieurs de ces pregones reproduisent dans leur écriture une caricature onomatopéique de la pro-nonciation de ces personnages itiné-rants, dont certains étaient noirs, chinois et métis. Le disque inclut onze pistes interprétées par divers chanteurs péruviens accompagnés au piano. Le petit livret contient les textes complets des pregones.

VaRios

GRAN COLECCIÓN DE LA MÚSICA CRIOLLA(www.11y6discos.com. 2011)

Composée de quinze volumes, la "Grande Collection de la Musique

Criolla" inclut une compilation de l’œuvre la plus représentative d’un large ensemble de compositeurs et d’interprètes de la musique criolla péruvienne, tels qu’Arturo «Zam-bo» Cavero, Chabuca Granda, Los Embajadores Criollos, Eva Ayllón, Los Morochucos, Oscar Campos, Jesús Vasquez, Los Kipus, Felipe Pinglo, Filomeno Ormeño, Lucho de la Cuba, Fiesta Criolla, Lucila Campos, Los Zañartu et Lucha Reyes. Chaque volume comprend un livret, qui contient une biogra-phie détaillée (il manque les noms des auteurs) et quatre disques avec les enregistrements les plus connus

et les plus emblématiques de ces artistes. À travers ces disques, qui présentent un large éventail des créateurs et des chanteurs publié jusqu’à maintenant, on peut avoir une image claire du développement de ce genre musical. Un matériel de collection qui doit faire partie de la discothèque de tous ceux qui étudient notre musique et de ceux qui veulent connaître plus à fond le patrimoine musical de la côte péruvienne.

Leyenda

Lucha Reyes.

CHASQUIBulletin culturel

MINISTÈRE DES AFFAIRES ÈTRANGÈRES

Sous-secrétariat de Politique Culturelle EtrangèreJr. Ucayali 337, Lima 1, Pérou

Teléphone: (511) 204-2638

Courriel: [email protected]: www.rree.gob.pe/politicaexterior

Les auteurs sont responsables de leurs articles.Ce bulletin est distribué gratuitement par les

missions péruviennes à l’étranger.

Traduction: Nicolle BerthonnetSoledad Cevallos

Impression:Tarea Asociación Gráfica Educativa

CHASQUI 14

DOUCE PATRIETeresina Muñoz-Nájar*

Bien que l’influence hispano-arabe ait été fondamentale dans l’histoire de la pâtisserie péruvienne, celle-ci a beaucoup évolué au fil des siècles jusqu’à acquérir un caractère particulier et donner naissance à des desserts

aussi originaux et remarquables que la mazamorra morada, le turrón de Doña Pepa, le suspiro a la limeña, le fromage glacé ou le King Kong.

Il est évident que les «douceurs» qui arrivèrent au Nouveau Monde dans les bateaux des conquis-

tadores (avec la canne à sucre) avaient des éléments romains, maures et sé-farades. Ces trois racines essentielles ont été les ciments de notre pâtisserie actuelle, enrichie au fil des années avec des saveurs authentiques et des produits exotiques américains tels que la patate douce, le maïs, la vanille, l’ananas, le cacao, les cacahouètes, la lucuma et l’anone [annona cherimola].

Comme le signale clairement Manuel Martínez Llopis dans La dulcería española. Recetarios histórico y popular [Les sucreries espagnoles. Livre de recettes historique et po-pulaire] pendant les deux siècles (218 av. J.C.-19 av. J.C.) que dura la conquête de la Péninsule Ibérique, la grande romanisation (adaptation des sociétés dominées au mode de vie romain) arriva aussi jusqu’aux cuisines. «La pâtisserie romaine aura une grande influence sur l’art de la confiserie ibérique», écrit Martínez. Preuves à l’appui: les euchylés, «une sorte de beignets qui se préparaient en faisant passer la pâte semi liquide par un entonnoir avant de la faire tomber dans de l’huile chaude et la frire, de telle façon qu’ils prenaient des formes irrégulières et grotesques. Ils étaient ensuite enrobés de miel ou d’hydromel». Nous devons aussi aux romains l’existence de la pâte phyllo, si utilisée actuellement dans la préparation de gâteaux et de chaussons.

De nombreuses années plus tard, les espagnols connaîtraient l’in-fluence d’une autre invasion impor-tante, celle des peuples islamisés du nord de l’Afrique. Ceux-ci arrivèrent à leur destination avec entre les mains le plus grand des trésors : le sucre.

Parmi les desserts maures de cette époque Martínez Llopis met en relief les kinafas, qui se faisaient avec des petits bouts de pain frits dans beau-coup d’huile et recouverts ensuite de miel, aspergés d’eau de roses et mé-langés à du sucre, du clou de girofle, des amandes pilées et d’alfeñique [pâte faite de sucre de canne], et qui pourraient être les prédécesseurs de notre très péruvien «ranfañote» [pain enrobé de miel, avec des noix]. Il fait référence aussi à l’halwa, qui se préparait avec du sucre tamisé et des amandes pelées et pilées, ingrédients qui étaient pétris avec de l’eau de roses et de l’huile d’amandes, pour former ensuite diverses petites formes qui étaient mises au four. Hormis le passage au four et l’eau de roses, la recette est pratiquement identique à celle de notre massepain.

Pour terminer, Martínez Llo-pis nous raconte que les sucreries séfarades «qui se préparaient dans les aljamas juives avant l’expulsion

des séfarades décrétée par les Rois Catholiques en 1492» ont influencé aussi la pâtisserie espagnole, bien que dans une moindre mesure. Les compotes de fruits, par exemple, sont d’origine séfarade. Et celle de coings est identique à celle que nous préparons actuellement.

Secrets de cloitreC’est dans les foyers de la Lima coloniale où, pour la première fois, on fait cuire des desserts dans des marmites, on frit des beignets ou on monte des blancs d’œufs en neige. Néanmoins, les informations les plus précises et les plus impor-tantes concernant la préparation des desserts viennent des couvents des religieuses cloitrées. En plus, comme l’explique l’historien Eduar-do Dargent Chamot dans son livre La cocina monacal en la Lima virreinal [La cuisine monacale dans la Lima de la vice-royauté], le monastère co-lonial était, d’une certaine manière, un reflet de la façon de manger d’un secteur important de la société de l’époque et «la distribution sociale des femmes qui habitaient ces monastères reproduisait celle de la ville où ils étaient établis, et s’ils présentent un intérêt c’est parce que, à la différence des foyers privés, dans les monastères on tenait une comptabilité détaillée des produits achetés, donnés et dépensés». Vers 1675, par exemple, la population des religieuses des monastères liméniens représentait vingt pour cent de la population féminine de la ville. Dargent a étudié minutieusement

des documents provenant de cou-vents (pas seulement de Lima) et a trouvé, en plus des listes des produits qui étaient le plus consommés dans ces endroits —d’énormes quantités de lait, d’œufs et de fruits— des références à quelques desserts pré-parés par les religieuses (XVIIème siècle) tels que les haricots sucrés, le riz sucré, la compote de coings ou d’aubergines, la patate douce sucrée et le fromage blanc sucré. Il affirme aussi que de 1771 à 1774, «dans la comptabilité du monastère de Santa Catalina de Siena de la ville de Cusco, une partie importante concerne la consommation de sucre, aussi bien pour la livraison directe aux sœurs que pour la préparation de massepains, boudin noir, collations, chaussons, tourons d’Alicante, confiture de courge, pêches au sirop, confiture de coings, alfajores, confiture de lait, riz et boites de sucreries». D’un autre côté, l’historien affirme qu’au XVIIIème siècle les desserts les plus mention-nés dans les registres des couvents sont le riz au lait et les haricots su-crés. «On trouve aussi des références à la mazamorra morada [dessert à base de maïs violet] et à la mazamorra de levure, au quinoa sucré, aux cajetas [confiture de lait de chèvre] et à la confiture de lait, au pain perdu su-cré et aux confitures d’aubergines». Parmi les desserts préparés et que l’on pourrait considérer typiques des monastères, on connaît une liste de Santa Clara qui mentionne, en plus des cajetas et des confitures d’aubergines, les tejas [pâte de sucre fourrée] de pamplemousse, la pâte

de coings, les pêches au sirop et les noix caramélisées».

Plumes gourmandesCela vaut la peine de présenter les commentaires de deux chroniqueurs du XIXème siècle qui confirment le prestige des pâtisseries des religieuses cloîtrées. Premièrement, on a les ob-servations faites par Flora Tristan qui arriva à Arequipa, de Paris, en 1833, pour réclamer le soi-disant héritage que devait lui laisser son oncle Pío Tristán. Elle séjourna quelques jours dans deux couvents d’Arequipa: Santa Rosa et Santa Catalina. Flora raconte que dans le premier couvent la mère supérieure l’a conduite «dans sa grande et belle cellule et là, après m’avoir fait asseoir sur de riches tapis et des coussins blancs, elle m’y fit amener, sur un des plus beaux plateaux de l’industrie parisienne, plusieurs sortes d’excellents gâteaux faits au couvent, des vins espagnols dans des jolis flacons en cristal taillé et un superbe verre du même cristal qui avait les armoiries de l’Espagne».

A propos de Santa Catalina, elle écrit: «Dans chaque cellule les reli-gieuses parlaient en même temps au milieu des rires et des boutades, et elles nous offraient toutes des petits gâteaux de toutes sortes, des sucre-ries, des crèmes, du sucre candi, des sirops et des vins d’Espagne. C’était une suite permanente de banquets».

Le chercheur Sergio Zapata, de son côté, recueille dans son Diccio-nario de gastronomia peruana tradicio-nal [Dictionnaire de gastronomie péruvienne traditionnelle] les com-mentaires suivants sur les couvents liméniens faits par Jean Descola dans La vie quotidienne au Pérou à l’époque des espagnols 1710-1820: «Chacune de ces communautés est très fière d’une gourmandise spéciale qui est recom-mandée à la clientèle. Santa Rosa a sa mazamorra al carmín, une sorte de bouillie qui est exposée la nuit sur les toits des couvents, où la gelée lui donne une touche particulière. Santa Catalina se fait remarquer par la préparation de petits gâteaux et de volailles conservées dans du lait d’amandes. Pour terminer, le Carmel se vante de ses beignets au miel saupoudrés de feuilles et de paillettes en or.».

Des annonces et des régionsLors de la République, beaucoup de personnages qui apparurent pen-dant la Vice-royauté continuèrent à vendre dans les rues de la capitale des produits aussi bien salés que sucrés. Dans son livre Lima: apuntes históricos, descriptivos, estadísticos y de costumbres [Lima: notes historiques, descriptives, statistiques et sur les cou-tumes], Manuel Atanasio Fuentes, «El Murciélago» [La chauve-souris], nous parle des pregoneros: des vendeurs de

Dans: Lima, notes historiques, descriptives, statistiques et sur les coutumes, de Manuel Atanasio Fuentes. Paris. 1867.

CHASQUI 15

gâteaux, de glaces, des vendeuses de tisanes, de champús [dessert fait à base de fruits et de maïs], etcétéra, les pré-décesseurs de nos vendeurs ambulants avec leurs chariots, ou bien de ces hommes et femmes qui, portant une petite boîte ou un panier, vendent, encore aujourd’hui, dans les parcs ou près des collèges de quartier, des rosquitas [sorte de bagels], du sanguito [dessert fait avec de la farine de maïs et du sucre de canne], de la melcocha [masse élastique faite avec du sucre], des cachangas [pâte frite], riz et pâtes caramélisés, entre autres.

Mais les choses changent toujours et avec l’Indépendance apparurent aussi d’autres us et coutumes. La mode française, par exemple, fut introduite, et son acceptation peut s’observer dans les anciens menus. A ce sujet, la cher-cheuse Rosario Olivas nous raconte: «Les meilleurs desserts étaient présen-tés à côté des délicatesses d’origine française, pour couronner les menus des banquets». C’est ainsi qu’à côté des confits ou des châteaux aux amandes, on pouvait lire Charlotte russe, cabinet pudding ou macédoine de fruits.

Malheureusement, en plus, face à l’apparition à Lima, tout au long

du XIXème siècle, des premières confiseries et pâtisseries, des pre-miers glaciers, les couvents per-dirent peu à peu leur fabuleux pres-tige. Quoique pas complètement, heureusement. On peut encore trouver quelques magnifiques pièces de pâtisserie monacale dans certains couvents du pays. Personne n’a pu remplacer les religieuses pour élabo-rer, pour ne citer qu’un dessert, la «boule en or», gâteau indispensable dans les baptêmes ou les premières communions.

A partir du XXème siècle une autre manifestation intéressante a été la consolidation de l’identité de chaque recoin du pays par ses plats, ses desserts et ses boissons. Ainsi, Lima se caractérise par sa mazamorra morada, le suspiro [crème faite à base de lait, sucre, porto, œufs] et le ranfañote; Trujillo par son King Kong [gros biscuit fourré de confiture de lait, d’ananas confit et de pâte d’ara-chide]; Arequipa par son fromage glacé et ses guargüeros ou gaznates [pâtisserie fourrée à la confiture de lait], Moquegua par ses alfajores de Penco et Ica par son frijol colado [purée de haricots noirs sucrée].

Lucuma.

Anone.

Maïs mauve.

Mazamorra morada.

MAZAMORRA MORADA

Ingrédients50 g d’abricots50 g de pêches déshydratées [huesillos]50 g de pruneaux50 g de poires séchées50 g de pêches séchées1 ½ kilo de grains de maïs mauve4 litres d’eau2 coings1 gros ananas 2 morceaux de bâtons de cannelle4 clous de girofle4 tasses de sucre blanc (ou roux, si vous préférez)200 g de farine de patate douce2 citronsDe la cannelle en poudre pour saupoudrer

PréparationLa veille faire tremper les abricots, les pêches déshydratées, les pruneaux, les poires et les pêches dans de l’eau tiède. Faire bouillir les grains de maïs mauve dans une grande casserole dans les quatre litres d’eau. Eplucher les coings, l’ananas et les pommes. Mettre les pelures dans la casserole contenant le maïs mauve. Ajouter les bâtons de cannelle et le clou de girofle, faire bouillir pendant quelques minutes jusqu’à ce que le liquide ait une couleur mauve foncée. Tamiser et réserver une tasse de liquide.Remettre le maïs dans la casserole et faire bouillir à nouveau jusqu’à ce que les grains éclatent. Utiliser une passoire fine pour récupérer le liquide et jeter le maïs. Incorporer au liquide de la casserole le sucre, les fruits secs, l’ananas, les coings et les pommes, le tout coupé en petits dés.Faire bouillir à nouveau la préparation.Dissoudre la farine de patate douce dans la tasse contenant le liquide mis de côté, rajouter à la casserole et laisser bouillir pendant au moins 25 minutes. Retirer du feu et rajouter le jus des citrons. Saupoudrer de cannelle en poudre et servir.

DÉLICE DE LUCUMA

Ingrédients2 tasses de lait concentré sucré2 tasses de lait concentré2 kilos de lucuma bien nettoyée et réduite en purée4 jaunes d’œufs

PréparationNettoyer les lucumas, enlever les noyaux et mixer avec un peu d’eau. Tamiser la purée et réserver. A part, dans une casserole à fond épais, verser les laits et mettre à feu doux jusqu’à obtenir une consistance crémeuse. Une fois le mélange refroidi, ajouter les jaunes d’œufs un à un. Finalement, rajouter la purée de lucuma (qui ne doit pas cuire). Réfrigérer.

RECETTESRecettes tirées de El gran libro del postre peruano [Le grand livre du dessert péruvien], de Sandra Plevisani, édité par le Fonds Éditorial de l’Université San Martín de Porres.

GATEAU ROULÉ D’ANONE PRALINÉ

IngrédientsRoulé: De l’huile en spray ou de cuisineFarine pour saupoudrer5 œufs à température ambiante (séparer les blancs des jaunes)¾ tasse de sucre blanc en poudre2/3 tasse de farine1 cuillère à café d’extrait de vanille½ cuillère à café de sel½ tasse de sucre glace et un peu plus pour saupoudrer

Farce:Confiture de lait (porter à ébullition une boite de lait concentré sucré pendant deux heures. L’ouvrir une fois refroidie)Pralin2 tasses de pulpe d’anone arrosée d’un peu de jus d’orange pour qu’elle ne noircisse pas1 litre de crème fraîche fouettée en chantilly

Pralin:1 tasse de sucre blanc1 tasse de noix de pécan hachées

Préparation Roulé:Préchauffer le four à 375 ºF (190 ºC). Avec un petit pinceau, enduire d’huile une plaque à pâtisserie de 18 × 12 pouces. Recouvrir de papier cuisson et l’enduire d’huile. Fariner et enlever l’excès de farine. Dans le mixeur mélanger les jaunes d’œufs avec ½ tasse de sucre blanc en poudre. Mixer jusqu’à ce que le mélange double de volume, pendant 4 ou 5 minutes. Verser dans un bol. Dans un autre bol propre et sec battre les blancs en neige en rajoutant le res-tant de sucre. Battre pendant 3 minutes. Mélanger les jaunes aux blancs avec une spatule en plastique, en trois fois. Rajouter ensuite la farine, la vanille et le sel. Bien mélanger.Verser la pâte de façon uniforme sur la plaque à pâtisserie et enfourner pen-dant 12 ou 15 minutes, jusqu’à ce que le roulé soit doré et les bords un peu relevés. Mettre un torchon propre sur la table de travail et le saupoudrer de sucre glace. Retourner le roulé sur le torchon, enlever le papier et la plaque, mettre le torchon dessus et enrouler. Une fois refroidi, dérouler. Recouvrir le biscuit de confiture de lait mélangée à la crème chantilly et du pralin. Pour finir, incorporer la pulpe d’anone.Utiliser le torchon pour soulever la partie longue du roulé et l’enrouler en s’aidant du torchon. Décorer avec de la crème chantilly et du pralin.

PralinMettre les noix de pécan dans un plat à four et les griller légèrement. Réser-ver. Dans une petite casserole verser le sucre et faire caraméliser. Il faut bien mélanger pour que ça ne colle pas. Quand le caramel est prêt, ajouter d’u seul coup toutes les noix de pécan. Mélanger rapidement et verser le mélange sur une plaque à pâtisserie huilée. Quand le mélange est froid et dur, le broyer dans un mortier.

CHASQUI 16

MAURO CASTILLO

Alfonso Castrillón Vizcarra*Né à Azángaro, province de Puno, en 1946, Mauro Castillo vit à Arequipa, où il étudia à l’École Régionale des Beaux-Arts Carlos Baca

Flor. Il a réalisé des expositions individuelles dans diverses villes du monde et fut boursier de la Commission Fullbright. Le Centre Culturel Inca Garcilaso du Ministère des Affaires Étrangères présenta une exposition anthologique récente de son œuvre.

ÉLOGE DE LA LUMIÈRE

Leyenda

L’ancienne technique de l’aquarelle a développé son propre langage, depuis sa position auxiliaire

comme esquisse de futurs tableaux à l’huile, jusqu’à obtenir la qualification d’œuvre d’art en soi. Je m’explique. Au XIVème siècle on a signalé dans le traité de Cennino Cennini un procédé pour mettre en valeur les esquisses des personnages habillés d’étoffes au moyen d’une encre noire délayée; la gamme de couleurs fut étendue par la suite en les mélangeant à de la gomme arabique. Au fil des siècles, la technique se propagea en Europe, spécialement en Angleterre, où William Turner l’éleva aux plus hauts niveaux de créativité et d’excellence.

Il est probable que la technique arrive en Amérique, et par conséquent à Lima, avec les artistes italiens et espa-gnols, et qu’au fil des années elle subisse l’influence d’autres maîtres voyageurs européens qui firent connaître les sub-tilités et les secrets de son application sur des planches d’illustration de la vie quotidienne et sur des «vues» (vedute) de grande qualité (Léonce Angrand, Mauri-cio Rugendas et d’autres).

Mais c’est à Arequipa qu’elle s’est développée avec virtuosité, méritant des éloges, peut-être grâce à la qualité de sa lumière, son ciel limpide ou l’exemple inoubliable de Vinatea Reinoso, à tel point qu’on parle d’une «École d’Are-quipa» de l’aquarelle. Les noms de Nuñez Ureta, Luis Palao, Ramiro Pareja, Germán Alarcón (Kinkulla), forment une liste d’artistes déjà consacrés par la critique.

Mauro Castillo mérite une mention spéciale. Bien que né à Puno, il est d’Are-quipa par adoption; c’est un artiste qui a consacré toutes ces années au développe-ment de l’aquarelle, adoptant des procé-dés qui font de sa proposition un exemple de tradition et d’originalité à la fois.

Les spécialistes ont fait remarquer, d’un côté, les difficultés du travail à l’aquarelle: le passage du pinceau sur la feuille est subit et ne permet aucun doute et aucune correction. Mais d’un autre côté, elle exige de l’artiste un exercice continu et de la virtuosité. C’est ainsi que le blanc du support s’incorpore au langage de la couleur, créant des zones de

respiration qui alternent harmonieuse-ment. Un autre procédé utilisé par Cas-tillo est le travail sur la feuille humide: à son contact la couleur se répand sur la surface, donnant une impression de brume et d’éloignement. Son emploi nous fait penser à l’ancien concept de «couleur locale» qui, selon Milizia (1797), est la couleur propre à chaque objet atté-nuée par l’éloignement. L’air interposé contribue à cette atténuation.

Je me demande: Castillo est un impressionniste? À mon avis, pas en ce qui concerne la technique mais, par la prépondérance de la lumière dans ses

thèmes, oui en ce qui concerne la sensibi-lité. Il ne juxtapose pas les couleurs pour tromper notre œil; il travaille par touches de lumière qui l’obligent à suivre la des-cription du thème. La première façon est une rétine active, la seconde une vision surprise, comme la photographie.

Quant au sujet (soggetto), Castillo prend plaisir à reproduire ce que son regard curieux recueille de l’environ-nement: hameaux, marchés, églises, troupeaux d’auquénidés, où l’apport du dessin est minime, une référence pour situer ses silhouettes dans l’espace. Le reste est confié à la tache, à un travail

de superpositions qui réservent des sur-prises chromatiques, ou bien il récupère les vides des espaces blancs, appliquant toujours d’abord les gammes douces pour terminer par les gammes sombres et définitoires.

Mauro Castillo, adepte d’une tra-dition centenaire qui révèle la vie de l’homme andin et son paysage, a une place bien méritée au sein de l’ensemble des artistes d’Arequipa.

* Curateur, muséologue, historien et critique d’art. Il dirige la Maîtrise en Muséologie et Gestion Culturelle de l’Université Ricardo Palma de Lima.

Fête de l’Esprit Saint. Aquarelle, 80 × 60 cm.

Le pont. Aquarelle, 80 × 60 cm. Femmes de Cajamarca. Huile sur toile, 40 × 50 cm.