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Lorsqu’il fait virevolter les portes battantes de l’Hipopotamo, vieux café de Buenos Aires coincé entre les barrios de San Telmo, Barracas et La Boca, les clients ne peuvent s’empêcher de se retourner, ou de glisser un commentaire à leur voisin de table. Car il est plutôt rare de croiser un Africain dans la cité portena, où se mêlent descendants d’Italiens, de Juifs et d’Espagnols. “Les deux filles là-bas, je suis sûr qu’elles m’ont vu à la télé”, fanfaronne Bayan Mahmud, vêtu d’un short et de chaussettes estampillés Boca Juniors, ainsi que d’un maillot du Barça. C’est possible. Depuis qu’il fait partie de l’effectif de Boca, le Ghanéen attire les regards comme les mouches. “On reçoit pour Bayan plus de demandes d’interviews que pour Riquelme et Bianchi réunis”, confirme l’attaché de presse du club. Il faut dire que son parcours attise la curiosité. Prostitués, travelos et camés En 2005, une guerre tribale éclate dans la région de Boko, dans le sud-ouest du Ghana. Les parents de Bayan sont assassinés froidement. Lui et son grand frère sont recueillis dans un orphelinat. En 2010, les tensions reprennent. “Nous n’avions pas d’autre choix que de fuir”, se remémore Bayan, qui perd son frère Muntala dans le tumulte et atterrit à Cape Coast, ancienne place forte du commerce triangulaire. Une semaine durant, il vit dans le port. Avec l’aide de dockers, il finit par se faufiler dans un container prêt à être embarqué. “Beaucoup meurent de faim pendant la traversée ou sont jetés à la mer”, raconte Bayan. Lui-même ne tarde d’ailleurs pas à se rendre compte qu’il ne pourra survivre avec le peu de nourriture qu’il a pu emporter. “J’ai fini par sortir et parler à l’un des marins, qui m’a dit de rester caché. C’est lui qui m’a nourri. Il m’a sauvé la vie.” Au terme de la traversée, le Ghanéen pense arriver en Europe, mais débarque en Argentine. “J’ai attendu la tombée de la nuit pour quitter le port. Je n’avais pas la moindre idée d’où je me trouvais. Je pense que je suis arrivé à Rosario, mais aujourd’hui encore, je n’en suis pas sûr…” L’adolescent de 15 ans erre dans les rues pendant trois jours. “Les gens avaient peur dès que je m’approchais d’eux, je ne savais même pas dire ‘agua’, confesse-t-il dans un espagnol correct. Des gens ont fini par me jeter dans un bus. Je suis arrivé à Buenos Aires en plein milieu de la nuit. À la gare de Retiro, j’ai fait la connaissance de deux Sénégalais qui m’ont payé le taxi et envoyé dans une pension de Flores. Je ne voulais pas aller au service d’immigration, car j’avais peur qu’on me renvoie chez moi. Mais l’Argentine ne déporte pas les réfugiés. On m’a donné un visa temporaire et j’ai commencé à vendre des bagues dans la rue pour gagner ma croûte.” Bayan se met à tâter le cuir sur la Plaza Garay, où se côtoient prostitués, travelos et camés au paco, un résidu de cocaïne. “On m’a prêté une paire de chaussures, j’ai joué et nous avons gagné. À la fin, on m’a filé vingt pesos. Je ne savais pas qu’on jouait pour de l’argent. J’ai commencé à venir tous les samedis.” Un mois plus tard, il est repéré par Ruben Garcia, un scout local. “Il m’a emmené faire un essai au Sportivo Italiano (un club de quatrième division, ndlr) et à la fin de la journée, l’entraîneur a dit: ‘Ce gamin n’a rien à faire là, il faut l’emmener directement à Boca!’Après un nouvel essai fructueux, il intègre le centre de formation xeneize. Juan Roman Riquelme le prend sous son aile. “J’étais impressionné et fier”, confie-t-il en avalant son café au lait. Pas encore pro, déjà star Bayan vit désormais à la Casa Amarilla, la pension de Boca Juniors, et s’entraîne deux fois par jour avec la section juniors du club. “Tous les soirs après l’entraînement, je vais au collège. Mais c’est difficile de se concentrer à cette heure-là…” Avec la Cuarta –sorte de réserve de la réserve–, il joue arrière latéral, mais son poste de prédilection reste milieu relayeur. “Je suis un numéro 8 à la Iniesta, souligne Bayan. Je les observe beaucoup, lui et Xavi. Ce sont des magiciens.” Entraîneur de l’équipe première, Carlos Bianchi ne l’a vu jouer qu’un bout de match et se refuse à tout commentaire à son propos. L’ancien Monégasque Hugo Ibarra, devenu superviseur des catégories de jeunes du club, juge, lui, qu’il n’est pas encore mûr pour la première division. Y aurait-il un malaise à propos de Bayan Mahmud? Il se dit en tout cas que certains dirigeants n’auraient pas digéré sa célébrité fulgurante. Après avoir signé un contrat d’exclusivité avec Nike, l’espoir rêve de parapher son premier contrat pro. Ici ou ailleurs. Car s’il ne suit pas les traces d’Alphonse Tchami, gloire camerounaise qui fit vibrer la Bombonera dans les années 90, Bayan se voit bien retraverser l’Atlantique pour rallier le Vieux Continent, et la France. Il cite pêle- mêle Lyon, Rennes, Saint-Étienne et Metz. “Là- bas, je sais qu’on donne leur chance aux joueurs africains et que je pourrais progresser davantage. C’est le paradis.” Et cette fois, il pourra venir en avion. f PAR FLORENT TORCHUT, À BUENOS AIRES / PHOTO: DPPI CHIC TYPE LE MIRACULÉ DE “BOKO” JUNIORS À 19 ans, le Ghanéen Bayan Mahmud a déjà fait un long voyage. Rescapé d’un massacre, il est arrivé en Argentine dans un container, avant de se faire repérer balle au pied sur une place de Buenos Aires. Désormais pensionnaire du centre de formation de Boca Juniors, Bayan est même devenu le protégé de Riquelme. Présentations. 96 SO FOOT _ DÉCRASSAGE “À mon arrivée en Argentine, les gens avaient peur dès que je m’approchais d’eux” Bayan Mahmud SF113-09 23/01/14 1:51 Page 96

CHIC TYPE LE MIRACULÉ DE “BOKO” JUNIORS · traversée ou sont jetés à la mer”, raconte Bayan. Lui-même ne tarde d’ailleurs pas à se rendre ... Au terme de la traversée,

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Lorsqu’il fait virevolter les portes battantes del’Hipopotamo, vieux café de Buenos Airescoincé entre les barrios de San Telmo, Barracaset La Boca, les clients ne peuvent s’empêcher dese retourner, ou de glisser un commentaire àleur voisin de table. Car il est plutôt rare decroiser un Africain dans la cité portena, où semêlent descendants d’Italiens, de Juifs etd’Espagnols. “Les deux filles là-bas, je suis sûrqu’elles m’ont vu à la télé”, fanfaronne BayanMahmud, vêtu d’un short et de chaussettesestampillés Boca Juniors, ainsi que d’un maillot

du Barça. C’est possible. Depuis qu’il fait partiede l’effectif de Boca, le Ghanéen attire lesregards comme les mouches. “On reçoit pourBayan plus de demandes d’interviews que pourRiquelme et Bianchi réunis”, confirme l’attachéde presse du club. Il faut dire que son parcoursattise la curiosité.

Prostitués, travelos et camésEn 2005, une guerre tribale éclate dans larégion de Boko, dans le sud-ouest du Ghana.Les parents de Bayan sont assassinésfroidement. Lui et son grand frère sontrecueillis dans un orphelinat. En 2010, lestensions reprennent. “Nous n’avions pas d’autrechoix que de fuir”, se remémore Bayan, qui perdson frère Muntala dans le tumulte et atterrit àCape Coast, ancienne place forte du commercetriangulaire. Une semaine durant, il vit dans leport. Avec l’aide de dockers, il finit par sefaufiler dans un container prêt à être embarqué.“Beaucoup meurent de faim pendant latraversée ou sont jetés à la mer”, raconte Bayan.Lui-même ne tarde d’ailleurs pas à se rendrecompte qu’il ne pourra survivre avec le peu denourriture qu’il a pu emporter. “J’ai fini parsortir et parler à l’un des marins, qui m’a dit derester caché. C’est lui qui m’a nourri. Il m’a sauvéla vie.” Au terme de la traversée, le Ghanéenpense arriver en Europe, mais débarque enArgentine. “J’ai attendu la tombée de la nuitpour quitter le port. Je n’avais pas la moindreidée d’où je me trouvais. Je pense que je suisarrivé à Rosario, mais aujourd’hui encore, je n’ensuis pas sûr…” L’adolescent de 15 ans erre dansles rues pendant trois jours. “Les gens avaientpeur dès que je m’approchais d’eux, je ne savaismême pas dire ‘agua’, confesse-t-il dans unespagnol correct. Des gens ont fini par me jeterdans un bus. Je suis arrivé à Buenos Aires enplein milieu de la nuit. À la gare de Retiro, j’aifait la connaissance de deux Sénégalais quim’ont payé le taxi et envoyé dans une pensionde Flores. Je ne voulais pas aller au serviced’immigration, car j’avais peur qu’on me renvoiechez moi. Mais l’Argentine ne déporte pas les

réfugiés. On m’a donné un visa temporaire et j’aicommencé à vendre des bagues dans la rue pourgagner ma croûte.”Bayan se met à tâter le cuir sur la Plaza Garay,où se côtoient prostitués, travelos et camés aupaco, un résidu de cocaïne. “On m’a prêté unepaire de chaussures, j’ai joué et nous avonsgagné. À la fin, on m’a filé vingt pesos. Je nesavais pas qu’on jouait pour de l’argent. J’aicommencé à venir tous les samedis.” Un moisplus tard, il est repéré par Ruben Garcia, unscout local. “Il m’a emmené faire un essai auSportivo Italiano (un club de quatrièmedivision, ndlr) et à la fin de la journée,l’entraîneur a dit: ‘Ce gamin n’a rien à faire là, ilfaut l’emmener directement à Boca!’” Après unnouvel essai fructueux, il intègre le centre deformation xeneize. Juan Roman Riquelme leprend sous son aile. “J’étais impressionné etfier”, confie-t-il en avalant son café au lait.

Pas encore pro, déjà starBayan vit désormais à la Casa Amarilla, lapension de Boca Juniors, et s’entraîne deux foispar jour avec la section juniors du club. “Tousles soirs après l’entraînement, je vais au collège.Mais c’est difficile de se concentrer à cetteheure-là…” Avec la Cuarta –sorte de réserve dela réserve–, il joue arrière latéral, mais son postede prédilection reste milieu relayeur. “Je suis unnuméro 8 à la Iniesta, souligne Bayan. Je lesobserve beaucoup, lui et Xavi. Ce sont desmagiciens.” Entraîneur de l’équipe première,Carlos Bianchi ne l’a vu jouer qu’un bout dematch et se refuse à tout commentaire à sonpropos. L’ancien Monégasque Hugo Ibarra,devenu superviseur des catégories de jeunes duclub, juge, lui, qu’il n’est pas encore mûr pour lapremière division. Y aurait-il un malaise àpropos de Bayan Mahmud? Il se dit en tout casque certains dirigeants n’auraient pas digéré sacélébrité fulgurante. Après avoir signé uncontrat d’exclusivité avec Nike, l’espoir rêve deparapher son premier contrat pro. Ici ouailleurs. Car s’il ne suit pas les tracesd’Alphonse Tchami, gloire camerounaise qui fitvibrer la Bombonera dans les années 90, Bayanse voit bien retraverser l’Atlantique pour rallierle Vieux Continent, et la France. Il cite pêle-mêle Lyon, Rennes, Saint-Étienne et Metz. “Là-bas, je sais qu’on donne leur chance aux joueursafricains et que je pourrais progresserdavantage. C’est le paradis.” Et cette fois, ilpourra venir en avion.f PAR FLORENT TORCHUT, À

BUENOS AIRES / PHOTO: DPPI

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LE MIRACULÉ DE

“BOKO” JUNIORSÀ 19 ans, le Ghanéen Bayan Mahmud a déjà fait un long voyage.Rescapé d’un massacre, il est arrivé en Argentine dans un container,avant de se faire repérer balle au pied sur une place de Buenos Aires.Désormais pensionnaire du centre de formation de Boca Juniors,Bayan est même devenu le protégé de Riquelme. Présentations.

96 SO FOOT _ DÉCRASSAGE

“À mon arrivée en Argentine, les gensavaient peur dès que je m’approchais d’eux” Bayan Mahmud

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