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Presses Universitaires du Mirail La part de la fiction. A propos de quelques documentaires argentins Author(s): Joaquín MANZI Source: Caravelle (1988-), No. 92, Cinémas du réel en Amérique latine (XXIe siècle) (Juin 2009), pp. 13-37 Published by: Presses Universitaires du Mirail Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40854487 . Accessed: 15/06/2014 22:03 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires du Mirail is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Caravelle (1988-). http://www.jstor.org This content downloaded from 185.2.32.90 on Sun, 15 Jun 2014 22:03:14 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Cinémas du réel en Amérique latine (XXIesiècle) || La part de la fiction. A propos de quelques documentaires argentins

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Presses Universitaires du Mirail

La part de la fiction. A propos de quelques documentaires argentinsAuthor(s): Joaquín MANZISource: Caravelle (1988-), No. 92, Cinémas du réel en Amérique latine (XXIe siècle) (Juin 2009),pp. 13-37Published by: Presses Universitaires du MirailStable URL: http://www.jstor.org/stable/40854487 .

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CM.H.L.B. Caravelle n° 92, p. 13-37, Toulouse, 2009

La part de la fiction. A propos de

quelques documentaires argentins PAR

Toaquín MANZI Université de Varis Nord

A. Hélène G., bon génie du dnéma argentin en France

A l'occasion d'une rencontre récente sur « Réel et fiction : un retour de la question1 ? », des documentaristes chevronnés se sont montrés à la fois conscients de leur pratique et rétifs à l'adoption des cases génériques étanches émanant des producteurs et des juristes. Les cinéastes tiennent à aborder chaque nouveau projet sans établir de frontière nette entre la fiction et le documentaire ; une fois le film fini, ils constatent plutôt des enchevêtrements ou des superpositions génériques qui tiennent aux sélections et aux translations de sens imposées par l'arbitraire du montage. Enfin, tout en plaçant le documentaire bien plus près du réel que ne l'est la fiction, les réalisateurs lui reconnaissent une part plus grande de doutes et d'incertitudes dans les modes d'approche d'un réel tout aussi consistant qu'évasif.

1 Cette « revue parlée » s'est tenue le 6 décembre 2008 au Centre Georges Pompidou à Paris dans le cadre du cycle « Où va le cinéma ». Animée par Serge Kaganski, elle a réuni Esther Hoffenberg, Bouchra Khalili, Fred Wiseman et Nicolas Philibert.

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En lisant Cine ojo, un punto de vista sobre el territorio de lo reaß, je retrouve des positions semblables, adoptées par des professionnels argentins tout aussi expérimentés : des réalisateurs - Carmen Guarirti, Andrés Di Telia, Alejandro Fernández Mouján, Sergio Wolf- et des critiques -Diego Brodersen, Eduardo Russo, éditeurs du livre -. Face à l'apparente anomalie que constituent certains films hybrides, difficiles à cataloguer, où la part de la fiction et celle du documentaire devient inextricable, ils constatent à quel point la méfiance réciproque et ancienne entre ces genres renvoie finalement à une autre question : qu'est-ce que le cinéma ? Les films qui y sont abordés, ainsi que les textes qui en rendent compte, prouvent que les réponses à cette question ne sauraient être définitives, mais ponctuelles et nuancées, puisque ancrées à chaque fois dans le présent d'un réalisateur qui, spectateur de son film lui aussi, fait de son documentaire également une réponse à l'actualité.

Compte tenu du rôle incontournable qu'ont acquis progressivement le cinéma, la télévision puis la vidéo et les médias virtuels dans l'accès à cette actualité, par ailleurs globalisée, il est devenu aujourd'hui impossible de faire la part entre le dehors et le dedans des machines à générer des images et des sons3. Non seulement les vies d'un nombre croissant d'hommes et de femmes prennent sens à l'aune d'émissions télévisées, mais, par ailleurs, ce sont les petites caméras digitales des jeunes réalisateurs de cinéma et de télévision qui viennent s'immiscer dans le quotidien de ces hommes et femmes pour qu'eux-mêmes (et beaucoup d'autres spectateurs) accèdent à des expériences qui autrement resteraient invisibles. Le regard des sujets filmés, de même que celui qui les filme, ont été tous les deux modelés par la machine cinéma, qu'il y ait eu ou non conscience de cette influence ou de la transformation qu'elle a engendrée. Cet autre réel qui est fabriqué par le cinéma, en fragmentant et en malaxant les images et les sons, fait entrer en tension l'esthétique (la bonne image) et l'éthique (le respect du rapport aux sujets filmés), déplaçant ainsi les termes d'une alternative jadis formulée par J.-L. Godard :

Mettons les points sur les "i". Tous les grands films de fiction tendent au documentaire, comme tous les documentaires tendent à la fiction [...] Entre l'éthique et l'esthétique il faut choisir. C'est bien entendu. Mais il

2 Edité par le Noveno BAFICI (Festival Internacional de Cine Independiente de Buenos Aires), Buenos Aires, 2007, 141 p. 3 Emmanuel Burdeau, « Dentro/ fuera el documental», in Jicäons' documentais, Fundació La Caixa, Barcelona, 2004, p. 33-45.

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est moins entendu que chaque mot comporte une partie de l'autre. Et qui opte à fond pour Tun trouve nécessairement l'autre au bout du chemin^.

Depuis de nombreuses années maintenant, l'éthique et l'esthétique sont en effet brouillées par des «ciné-monstres»5, des documentaires atypiques qui entrent difficilement dans les typologies des producteurs de télévision ou des critiques de presse. Ces films instaurent une autre dialectique entre le réel représenté et les modes de représentation choisis. En faisant de la réflexion sur la façon de représenter le réel l'un des enjeux du film lui-même, ils rendent certes celui-ci plus opaque et complexe, mais pas nécessairement plus inaccessible. Malgré le mélange des genres et les transgressions énonciatives, les limites entre les deux genres filmiques se trouvent paradoxalement souvent confirmées, rendant, du coup, pertinents les repères typologiques, si tant est qu'ils restent ouverts et flexibles comme le rappelle Paul Ward6.

Les conflits que ces films inclassables suscitent auprès du public spectateur semblent être le signe tout autant d'une difficulté, voire d'une résistance vis-à-vis de ses attentes, que d'une aspiration à comprendre et le film et le réel qu'ils ont tous deux en partage. En Argentine, en ce début du XXIe siècle, quelques films ont créé de vives polémiques et maints débats critiques autant par leur angle d'approche - soit excessivement proche des événements filmés parce que trop subjectif, soit, au contraire, trop distancé par une mise en scène ostensible - que par les questions abordées. En voici quelques-unes, rendues brûlantes par l'actualité locale :

- la prise en compte des minorités, situées aux marges de la société ou de l'identité nationale ;

- la mémoire individuelle des traumatismes engendrés par le terrorisme d'état ;

- la place de la création artistique dans un contexte économique et social critique.

Pour chacun de ces points, je me ferai l'écho des polémiques suscitées par des films qui, sortis à des années d'intervalle et maintenus à distance les uns des autres, n'ont encore pas fait l'objet d'une comparaison d'ensemble. En les rapprochant ainsi, je pourrai ébaucher

4 « L'Afrique vous parle de la fin et des moyens. Jean Rouch, Moi un noir», Cahiers du ànéma, n° 94, avril 1959, repris dans Jean Luc Godard par Jean-Luc Godard, I, Ed. Cahiers du cinéma, Paris, 1998, p. 181-182. 5 Jean-Louis Comolli, «Eloge du ciné-monstre», 1995, repris dans Voir et pouvoir, Verdier, Paris, 2004, p. 202-208. 6 Paul Ward, Documentary. The margins of reality, Wallflower, Short cuts, London, 2005, p. 24.

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en fin de parcours un état des lieux du documentaire argentin contemporain.

1. Portraits (vrais/feints)

Le personnage est l'homme que les autres imaginent que nous sommes ou avons été.

F. Mauriac

Ici il sera question de portraits filmiques qui caractérisent des hommes hors du commun, charismatiques, corpulents, insérés dans des réalités urbaines ou périurbaines propres à la capitale nationale argentine. Mais, alors que Pablo Trapero dresse le portrait d'un personnage apocryphe du port de Buenos Aires, qui aurait joué dans plusieurs films de gladiateurs américains le rôle de Ñaikor - c'est aussi le titre du film (2001) -, les deux autres font le portrait d'hommes bien réels, pauvres, roublards et qui recourent sans cesse à l'invention - fabulatrice, mystificatrice ou légendaire - à des fins de survie. Ulises Roseli dépeint dans Bonanza (2001) le père d'une famille monoparentale qui vit avec ses deux enfants sur le bas côté d'une autoroute en construction entre la capitale fédérale et celle de la province de Buenos Aires. Enfin dans Estrellas (2007), Federico León et Marcos Martínez se consacrent à Julio Arrieta, qui vient de créer une agence de casting afin de donner du travail à d'autres habitants du bidonville 21 de Barracas, au sud du centre-ville de Buenos Aires.

Ces trois films se rejoignent non seulement dans leur tentative de dresser le portrait de personnages situés aux marges de la ville et parfois aussi d'une certaine légalité, mais surtout par les chiasmes auxquels cèdent les genres filmiques qu'ils mettent en œuvre. La fiction se déguise en documentaire et fait naître auprès du spectateur un fort désir de voir des lieux et des gens vrais pour lui faire miroiter la possibilité d'en percer le mystère. Les documentaires suivent le discours du portraituré dans son foisonnement imaginaire, allant jusqu'à mettre en scène certaines de ses fantaisies et affabulations. Le documentaire laisse place aux fictions du réel tandis que la fiction emprunte les mécanismes du faire-vrai du documentaire.

Voulant être vraie, cette fiction qu'est Naikor conforte la curiosité d'un spectateur pris dès la première séquence par la fascination exercée par le héros du film sur les gens qui l'ont successivement côtoyé : le père,

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les dockers, l'ami lycéen, des rockers, une actrice, son ex-femme. Très vite tissé, le récit de sa vie achoppe sur le mystère de sa disparition depuis une dizaine d'années, ce qui crée un suspense maintenu jusqu'au deuxième tiers du film. A partir de là, cinq séquences brèves viennent ponctuer les témoignages des proches du récit d'Adrian, devenu culturiste, qui évoque le bien-fondé des divers détails transmis précédemment par les témoins, depuis sa passion des guitares électriques jusqu'à sa participation dans les films « d'épée et de sorcières ». Le désir de savoir du spectateur est donc progressivement récompensé, puis comblé lors des retrouvailles finales dans un restaurant avec le père, l'ex- femme et quelques amis. Cette crédulité du spectateur est cependant mise à mal - voire raillée - de façon répétée par une mise en scène qui distancie ironiquement certains stéréotypes utilisés par le biais d'une bande-son insistante qui ajoute par exemple, à chaque tournant de l'enquête une mélodie jazz des années 60 ou, aux plans d'ensemble des rives polluées du Riachuelo, une musique de bossa nova totalement déplacée. En raccourcissant la scène de retrouvailles finales par l'avènement du générique de fin, le montage dénonce le pacte documentaire apocryphe car les témoins y sont clairement présentés comme acteurs, les seuls à ne pas l'être étant des célébrités locales telles que l'actrice Norma Alejandro ou les musiciens Fito Páez et Charly Garcia. Naikor est donc un exercice de style, un film qui correspond bien à ce que l'on appelle en anglais un « mock-documentary ». Ce documentaire parodique et railleur opte dans ses choix filmiques pour une approche tantôt complice et participante (voix over du réalisateur qui interviewe les vrais dockers au travail), tantôt esthétisante, lorsqu'elle va à la rencontre des culturistes dans leurs clubs et leurs concours, que fréquente aussi le personnage principal. Ces apparentes contradictions de style sont estompées par le rythme entraînant et le ton acidulé de ce récit d'une ascension sociale qui est assez conformiste finalement, puisqu'il célèbre l'exemple de quelqu'un qui a su s'extraire de la dure vie du port « en faisant simplement le meilleur », à savoir en se pliant au culte de ces apparences trompeuses que sont ici le culturisme et le spectacle (le théâtre, le rock et le cinéma lui-même).

Des contradictions symétriques, mais inverses à celles de ce film de fiction, sont à l'œuvre et partiellement résolues dans les deux autres documentaires. En voulant se tenir au plus près d'un personnage réel, mais excessif, ils finissent par forcer la note tellement ils font leurs les traits vifs, exagérés et en dernier recours, faux, de leurs personnages. En effet, en accueillant leurs affabulations et leurs stéréotypes incarnés, le documentaire peut aller jusqu'à se muer en fiction sans que l'on sache bien qui, du réalisateur ou du personnage, est à l'origine d'une telle manipulation. Comme, par ailleurs, les deux films font suite à d'autres

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tournages réalisés dans ces mêmes lieux et avec ces mêmes non acteurs, les documentaires finissent par rendre trouble et insaisissable le réel qu'ils étaient venus représenter. Se plaçant dans la continuité d'autres films, Bonanza et Estrellas rendent compte avant tout de la trace que la machine cinématographique laisse sur son passage, rendant improbables les distinctions entre acteur social et acteur tout court, entre protagoniste et personnage7. Après avoir été l'un des lieux de tournage du court- métrage « Dónde y cómo Oliveira perdió a Achala » (1995)8, la maison de fortune tenue de main de fer par le père Muchinsci a été fréquentée par Ulises Roseli pendant les cinq années suivantes. « Bonanza », le surnom du personnage en question, provient d'une célèbre série télévisée américaine des années 60-70, mettant en scène la vie dans un ranch du XIXe siècle au Nevada, dirigée par Ben Cartwright. A l'image de ce personnage, Muchinsci est quelqu'un de charismatique et d'attendrissant, qui est néanmoins passé maître dans l'art de la séduction. L'une des affiches du film en fait justement un personnage de cirque, une bête de foire dûment distanciée par des titres en une langue anglaise très approximative et une typographie irrégulière et naïve.

7 Cf. « Por un cine menor. Conversación con Carmen Guarirli, Marcelo Céspedes, Andrés Di Telia y Carlos Echeverría », Kilómetro 111, n° 3, 2002, p. 134-136. En s'opposant au terme d'«entrevistado», employé dans les reportages télévisés, ces documentalistes argentins défendent l'utilisation de ces quatre termes pour désigner les sujets filmés. Les films traités ici, explorent les tensions notionnelles et les usages contradictoires de ces mêmes mots. 8 Inclus dans Historias breves (1995), qui a également lancé le parcours cinématographique de Lucrecia Martel, Adrián Caetano, Daniel Burman et Bruno Stagnaro.

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Ulises Roseli, Bonanza. En vías de extinaón, (2001). Affiche de Fabián di Matteo et Alejandra Bliffeld ; photo de David Sisso.

Au fil des années, une grande complicité est née entre la famille Muchinsci et le réalisateur, qui a tourné en 16 mm sans jamais cacher l'interaction qui se produisait devant la caméra entre la famille et lui. Le résultat est un documentaire nourri d'une esthétique excentrique, aux couleurs stridentes, aux changements brusques de temps et d'ambiance.

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Le montage alterne les tons (mélancolique, comique) et les temps (présent, passé, futur), sans jamais donner une vue d'ensemble, prétendument anthropologique.

A la fois loin du néo-réalisme remis au goût du jour par une partie de la critique attachée par exemple au cinéma de P. Trapero et A. Caetano, et de toute tentation d'exotisme - décriée par la critique universitaire de la revue Punto de vista -, le documentaire emprunte aux films de fiction la musique instrumentale, parodique et enjouée de Kevin Johanssen, ainsi que des intertitres en animation ponctuant les chapitres, pour brosser lentement un portrait du père et de chacun de ses deux enfants. Le film laisse apparaître des temps divers, ceux des projets de voyage paternel vers le nord ou filial vers le sud, sans jamais perdre de vue leur caractère chimérique. En ouverture et en clôture surgit le passé, celui d'une vie harmonieuse de famille, au centre-ville, avant et après le vol d'un camion de transport de fonds : ce temps révolu reste hors champ, inatteignable et empreint d'une légère mélancolie. Enfin, le film laisse libre cours à un présent qui gagne progressivement en consistance et en complexité car il apparaît sous un double sceau : à la fois celui de l'impermanence, la fragilité et la difficulté, mais aussi celui de la joie vitale, stimulante, comme si dans l'espace des marges de la ville et en dehors de toute convention autre que celle des trafics,4e monde quotidien pouvait être le meilleur possible. La détérioration des conditions de vie à la fin de ces années 90 y est cependant palpable : absence de sanitaires, alimentation déséquilibrée, vols et violences répétés, trafics politiques en tous genres. Le sous-titre du documentaire « En vías de extinción » rend bien compte de cette condition existentielle joyeuse parce que se sachant précisément passagère : une fois l'autoroute finie, la maison devra être déplacée pour que la « récup », la chasse d'animaux et d'oiseaux vivants puissent continuer un peu plus loin. Tournant le dos à l'écologie et aux conventions bourgeoises, la famille n'oppose à la loi de la jungle ambiante que la loi d'un père qui érige la fidélité comme base d'une éthique trouble, évasive : « Nunca robé nada que no sea dinero » répond- il à l'un de ses jeunes voisins qui pratique le vol avec violence pour se procurer de la drogue.

Loin de la spontanéité festive et sans-gêne pratiquée par Ulises Roseli, Federico León et Marcos Martínez préfèrent une stratégie bien plus retorse pour dresser le portrait de cet acteur et futur producteur filmique du bidonville qu'est Julio Arrieta. Ici les traces des pénuries et des difficultés quotidiennes sont invisibles. Elles affleurent seulement à travers le discours de ce porte-parole qui voudrait devenir un jour pleinement un imprésario au service des réalisateurs locaux et étrangers : « Sabemos que somos portadores de cara. Entonces páguennos a nosotros. Queremos trabajar de pobres y estamos capacitados para

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hacerlo. » Le milieu marginal apparaît lisse, étincelant, bien ordonné et policé pour les besoins d'un tournage ; on ne sait s'il s'agit de celui de ce documentaire ou d'un autre, à venir. On accède d'ailleurs au vrai tournage d'un film de science-fiction, El nexo, de Sebastián Antico (2007) dont la bande-annonce surgit à l'écran sans transition, comme si les mots d'Arrieta se concrétisaient magiquement à l'écran du documentaire Estrellas.

D'autres séquences participent de ce mécanisme relevant d'une performance : après avoir évoqué sa rencontre avec Alan Parker, qui cherchait un bidonville où tourner une séquence de son film Evita (1997) mais qui, déçu de voir trop d'antennes de télévision chez Arrieta, se décida pour un autre endroit, le film montre comment le producteur peut construire en trois minutes chrono un abri de fortune de bidonville en rase campagne, sans antenne de télévision, et qui plus est habitée par une famille type. D'autres séquences encore, de teneur semblable, viennent aborder la dimension théâtrale du personnage : au discours revendicatif de quelques vieux membres du syndicat d'acteurs argentins se plaignant auprès du réalisateur Adrián Caetano de ce qu'ils les a privés d'emplois au bénéfice d'Arrieta et de ses voisins, le film fait suivre une séquence d'archivé montrant le même Arrieta recevant un prix pour sa participation dans la série télévisée Tumberos (2002), dirigée par Caetano. La caméra suit longuement les discours bien rodés d'Arrieta, chez lui, dans rintimité de son séjour, puis près de son ordinateur bricolé où l'économiseur d'écran, en noir et blanc, fait pivoter son nom et prénom après quelques minutes d'inactivité. Mais le film montre combien ce personnage matois peine à apparaître tel qu'il a été et n'est plus, en homme qui joue quelquefois des rôles au cinéma. Arrieta est entièrement devenu son propre personnage, sur la scène comme dans la vie, dans les sets de tournage comme chez lui. De la même façon que, une heure durant, rien dans ce film n'échappe au spectacle, Arrieta croit coller entièrement aux images, y compris lorsqu'il apparaît torse nu sur le site web de son agence de production, prenant une pose introvertie et pour une fois silencieuse.

Chacun de ces trois portraits filmiques vient souligner la part de spectacle et de divertissement qu'un certain cinéma, même docu- mentaire, peut mettre en œuvre pour approcher les marginalités urbaines autrement que ne le font les médias et en particulier la télévision. Certains critiques comme David Oubiña se sont attaqués plusieurs fois à l'utilisation faite par ces films de la musique - cumbia, cuarteto - et d'autres stéréotypes populaires issus de ces mêmes milieux pour dégager

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une certame connivence avec des pratiques populistes de pouvoir^. D'autres, au contraire, ont mis en exergue le métissage culturel opéré entre les réalisateurs de classe moyenne, les sujets marginaux filmés et le film lui-même, outil permettant d'aboutir à des objets filmiques instables, indiscernables dans leur rapport aux usages politiques locaux1^

2. Travaux (de deuil/de mémoire) en cours

Lo documental que desampara a la ficción, lo ficcional que desmiente a los documentos

dejan al desnudo al texto narrativo. A. Carri

Voici deux films réalisés par des fils de disparus qui, à des degrés divers, mettent doublement en question la politique : d'une part, celle pratiquée par leurs parents dans les années 70 au péril de leurs propres vies, mais aussi celle, institutionnelle, qui tenta de prendre en charge leur disparition et de rendre justice vers la fin des années 80. Objets filmiques farouchement atypiques, Los rubios de Albertina Carri (2003) et M, de Nicolás Prividera (2007), se placent néanmoins tous deux dans un double sillage filmique : d'une part, ils poursuivent le travail de mémoire engagé par d'autres fils de disparus dans des documentaires de facture

plus conventionnelle, guidés par un récit linéaire, (H) Historias cotidianas, de Andrés Habegger (2000) et Papá Iván, de María Inés Roqué (2000) ; et d'autre part, ils mettent en pratique les acquis d'un cinéma héritier de l'art vidéo comme l'est celui de Andrés Di Telia, riche d'une quinzaine de

longs métrages et qui a déjà fait l'objet de plusieurs études critiques11. A l'instar de beaucoup de ces derniers films, ceux de Carri et Prividera ont en commun l'exploration des limites du genre documentaire en ce qu'ils exposent le processus de production du film ainsi que leurs motivations personnelles approfondies tout au long du tournage.

Cette prise en charge du travail en cours sur les matériaux hétérogènes dont se compose le film (entretiens, documents familiaux

9 David Oubiña, « La fascinación por el margen », Revista toda vía, n° 8, agosto 2004. David Oubiña et Rafael Filipelli, « Los pobres: maneras de ejercer un oficio», Punto de vista, n° 88, Buenos Aires, agosto 2007, p. 35-37. 10 Horacio Bernardes, «Negocios de familia», Página 12, Suplemento « Radar», 9 de noviembre 2003, p. 20; Clara Krieger, « Bonanza » dans El dne documental en América latina, Paulo Paranaguá (coord.), Cátedra, Madrid, 2003, p. 437-439. Cecilia Sosa « La verdadera

reality », Página 12, Suplemento « Radar », 1 de abril 2007, p. 5. 11 Clara Kriger, « Andrés de Telia », in Paulo Paranaguá, op. dt., p. 261-266; Paul Firbas et Pedro Meira Monteiro (eds), Conversación en Princeton. Andrés Di Telia: âne documental y archivo personal, Buenos Aires, Siglo XXI, 2006, 171 p.

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intimes, enquêtes) se fait dans le film lui-même par l'intermédiaire de divers procédés, dont certains assumés par les membres de l'équipe de tournage et notamment par le réalisateur lui-même, diversement présent d'un film à l'autre12. L'actrice Analia Couceyro joue le rôle d'Albertina Carri dans le film, sans que pour autant la réalisatrice s'efface des tournages où interviennent deux, voire trois caméras parallèlement (deux digitales, une Aaton 16 mm). Paradoxalement cette démultiplication des perspectives décentre le rôle de la protagoniste (devant et derrière la caméra, actrice et réalisatrice, enfant et adulte) et aboutit à la mise à nu du sujet - filmant et filmé - propre à tout autoportrait (filmique ou pictural) 13. Et c'est précisément ce vide identitaire, ce creux à l'écran qui permet de mieux repousser tout d'abord les identifications imposées par la famille et la société aux enfants de disparus et ensuite d'engager une nouvelle recherche identitaire par le biais de la création cinémato- graphique elle-même.

Dans ce processus de redéfinition filiale, la quête de sens nouveaux à l'événement constitué par la disparition parentale passée acquiert une dimension centrale, en particulier dans le film de Nicolás Prividera. Son réquisitoire contre l'irresponsabilité et la naïveté des choix politiques de la mère, Marta Sierra, est ouvertement et à plusieurs reprises prononcé, face aux anciens amis et camarades de celle-ci, mais aussi face à son frère cadet. Dès le début, le réalisateur s'attribue le rôle de l'enquêteur parti à la recherche de survivants et de témoignages pouvant l'éclairer sur les éventuels responsables civils de la disparition de sa mère. Vêtu d'un imperméable clair lors de ces sorties, cet enquêteur s'exhibe en personnage héritier d'autres confrères cinéphiles argentins tels le Sergio Wolf de Yo no sé qué me han hecho tus ojos (2003) et le Carlos Echeverría, incarné par un alter ego dans Juan como si nada hubiese sucedido (1987). Et lorsqu'il porte à la main un dossier sur lequel on devine le portrait de sa mère qu'il fera projeter plus tard sur son propre visage, cet enquêteur montre qu'il endosse sciemment le rôle qui lui échoit dans la mise en scène prévue par son scénario.

Ce film essai, structuré en quatre chapitres («El fin del principio», «Los restos de la historia», «El retorno de lo reprimido» et «Epílogos»), sonde les significations actuelles et contradictoires des restes et des rémanences du passé en prenant appui sur des références ponctuelles à

12 Avec drôlerie et acuité, Andrés Di Telia pointe quelques-uns des enjeux de la première personne sur les écrans documentaires dans « El documentai y yo », idem, p. 153-164. l^ Marie-Françoise Grange, jL

y autoportrait en anéma^ Rennes, Presses Universitaires de

Rennes, 2008, p. 65.

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K. Marx et S. Freud, mais aussi à O. Welles et F. Lang parmi d'autres14. Par le biais de panneaux composés de mots en très grands caractères, extraits des témoignages ultérieurs et sur-imprimés sur les plans en mouvement, l'écriture expose ainsi clairement la dimension interprétative du film, sans toutefois imposer une clôture sémantique aux images. De même, de nombreuses photos familiales et des séquences en Super 8 sont réactualisées, parfois projetées sur un mur où surgit le visage du réalisateur, parfois intégrées au film lui-même, comme dans la dernière séquence où le son off de vagues marines s'ajoute d'abord aux plans tournés par Nicolás sur les rives du Rio de la Plata, puis à d'autres, anciens, montrant la mère en haut d'une dune de l'Atlantique, jusqu'au fondu au blanc final. Puisque ces plans actuels, sur les eaux fluviales sont également les premiers du film (quadrillés par une clôture en fil de fer qui disparaît à la fin), l'enquêteur (et le spectateur avec lui) suit un parcours vaguement circulaire qui, en le confrontant à de nouvelles empreintes de la disparition maternelle, le place cette fois-ci en auteur d'une écriture publique mais orpheline, celle d'un discours prononcé lors de l'ajout d'une plaque au monument destiné à honorer la mémoire des disparus de l'INTA (Institut National de Technique Agricole), où travaillait sa mère.

A la différence de ce film essai, Los rubios avait renoncé par avance à toute ingérence dans les politiques mémorielles, récusant non seulement la posture de deuil des enfants de disparus en assumant une pose frivole, mais annulant surtout la possibilité même de faire un documentaire sur des événements - la disparition des parents de la réalisatrice - que l'on ne peut référer autrement que par des représentations mentales. Qu'elles adoptent des formes écrites ou filmiques, celles-ci engageaient d'emblée une part incontournable de fiction, qu'Albertina Carri a choisi de porter à l'écran par divers procédés : - le jeu de l'actrice Analia Couceyro dans le rôle d'Albertina mais assumant également les mots de celle-ci à la troisième personne pour dévoiler les faux mécanismes de la mémoire ; - des séquences d'animation mettant en scène ses souvenirs d'enfance incarnés par des Playmobil ; - l'élision des séquences d'archives et des documents intimes (photos et lettres de famille à peine entrevues) ; - l'inclusion de fragments textuels haptiques (doués de texture et de mouvement) citant des vers de O. Orozco et de J. Wietzwicz ;

14 Le titre du film renvoie, entre autres à l'organisation Montoneros, à Aí le maudit et bien entendu à Marta Sierra, la Mère. Cf. Mariano Kairuz, « La pesquisa », http://www.paginal2.com.ar /diario/suplementos/radar/9-3671 -2007-03-1 8.html.

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De quelques documentaires argentins 25

- l'exposition du travail de tournage du film pour dévoiler le parti pris de mise à distance du dispositif documentaire, modeste et fragile dans son approche du réel, mais aussi foncièrement irrévérencieux dans ses procédés.

Albertina Carri, Los rubios, (2003). Design graphique de l'affiche: Alejandro Ros.

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Car Los rubios n'en est pas moins aussi un film documentaire qui décentre les témoignages enregistrés pour mieux montrer les erreurs et les errances d'une mémoire qui, trop sûre d'elle, trahit le passé. Le témoignage de la voisine occupant la maison mitoyenne à celle des Carri leur attribue par erreur des cheveux blonds, qui disent avant tout leur condition étrangère à ce quartier de banlieue où ils étaient venus cacher leur activisme. En marchant côte à côte sur un chemin de campagne et portant à leur tour une perruque blonde, l'actrice et les autres membres de l'équipe de tournage parviennent à détourner cette erreur de mémoire et à signaler leur appartenance à une autre famille, adoptive cette fois-ci, celle créée par le film. L'affiche du film place les titres en biais, avec en fond le visage de l'actrice, et donne ainsi à voir les modes d'inscription (biaises, redoublés) du film par rapport aux conventions sociales et filmiques.

Par leurs dispositifs documentaires bigarrés et audacieux mais, surtout, par l'attribution de rôles nouveaux au spectateur dans l'approche d'une question sensible et irrésolue comme celle de la mémoire des traumatismes dus au terrorisme d'état, Los rubios et M ne pouvaient que susciter de vifs échanges lors de leur présentation aux festivals de Buenos Aires et de Mar del Plata en 2003 et 2007. Les prix reçus n'ont fait qu'étendre les débats aux revues spécialisées, où rapidement des camps adverses se sont formés, notamment autour et au sein même de la revue Punto de vistai. En outre, à la sortie de son film, N. Prividera a ravivé les débats en établissant des antagonismes avec Albertina Carri qui dépassaient le cadre purement esthétique ou filmique. Sans y répondre autrement que par un très beau livre, édité quelques mois plus tard, la réalisatrice a pris le temps et la peine de revenir sur ses choix filmiques en donnant accès au scénario et à de nombreux documents, dont des lettres échangées avec ses parents pendant leur captivité^. En lisant ce riche ensemble, le spectateur renouvelle et approfondit l'expérience troublante à laquelle ce film l'invite sans cesse.

1 5 Martin Kohan, « La apariencia celebrada », Punto de vista, n° 78, Buenos Aires, avril 2004, p. 24-30. « Una crítica en general y una película en particular », Punto de vista, n° 80, Buenos Aires, décembre 2004, p. 47-48. Cecilia Macón, « Los rubios o del trauma como presencia », idem, p. 44-47. 16 Albertina Carri, Los rubios. Cartografias de una película, Noveno Festival Internacional de Cine Independiente de Buenos Aires, Buenos Aires, 2007, 11 8 p.

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De quelques documentaires argentins 27

3. Arts (en train de se faire/en temps de crise)

¿Dónde se sitúa la delgada línea que separa la ficción de la realidad?

C. Guarini

A l'image de ce qui se produit dans les deux films précédents, on peut convenir avec Emilio Bernini qu'un certain documentaire (contemporain) fait du corps du cinéaste le terrain privilégié d'expérimentation esthétique et de la figure de l'auteur, même dépourvu d'œuvre au moment où il fait ce film, le support principal de l'avènement d'une certaine vérité dans l'œuvre17. Bernini suggère que cette translation du centre de gravité du documentaire vers le sujet filmant, par ailleurs palpable dans les documentaires de Sergio Wolf, Yo no sé qué me han hecho tus ojos (2003), et de Christian Pauls, Vor la vuelta (2002), se confirme dans celui de Rafael Filipelli, Esas cuatro notas (2004). Il en est ainsi quand bien même le réalisateur reste invisible à l'écran et pourtant partout présent, dans les choix de tournage strictement individuels et dépourvus de toute critique, esthétique ou politique comme jadis. C'est que la critique, exercée par le documentaire moderne des années 60, semble avoir été suspendue par l'actuelle conjoncture postmoderne et s'être déplacée vers le sujet filmant lui-même.

Les films d'Alejandro Fernández Mouján et de Carmen Guarini dont il sera question ici, déplacent légèrement les termes de cette transition esthétique entre le documentaire moderne et le contemporain, en choisissant de placer le réalisateur hors champ, mais de le faire intervenir par le biais des choix de montage, d'une voix off et quelquefois over. Il ne s'agit pas pour les réalisateurs de mettre en scène le tournage de leur propre film, mais l'avènement de l'œuvre artistique de quelqu'un d'autre, respectivement celle du sculpteur Ricardo Longhini et celle du cinéaste Edgardo Cozarinsky. S'ils semblent revenir à une position d'élision du corps du réalisateur à l'écran en enregistrant les mouvements créatifs d'autrui, ces deux films pratiquent par ailleurs une stylisation et une critique, certes toutes deux sur un mode mineur^. Mais dans un contexte social et économique très difficile, comme celui de l'Argentine en ce début de siècle, stylisation et critique n'apparaissent pas moins bienfaisantes, nécessaires à la fois. On verra qu'en accompagnant d'un

1 7 « Un estado (contemporáneo) del documental. Sobre algunos filmes argentinos recientes », Kilómetro 111 ', Ensayos sobre cine, n° 5, noviembre de 2004, p. 41-59. 1° Enregistrement et stylisations constituent deux composantes récurrentes dans les films consacrés à la création artistique étudiés dans le volume Filmer la création artistique, Pierre-Henry Frangne, Pierre Mouëllic et Christophe Viart (dir.), PUR, Rennes, 2009, 254 p.

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point de vue filmique l'avènement des créations d'autrui, ces deux œuvres tentent de faire converger ces deux formes (moderne et contemporaine) du documentaire.

Le jour de la fuite et de la démission du président F. De la Rúa - le 20 décembre 2001 -, la caméra vidéo d'Ale j andró Fernández Mou jan était dans les rues du centre-ville de Buenos Aires avec la foule de manifestants, durement réprimée par les forces de police. Quelques-unes des séquences tournées ce jour-là se trouvent dans Memoria del saqueo (2003), où Fernando Solanas reprend le documentaire militant au point où il l'avait laissé trente ans plus tôt* 9. D'autres séquences apparaissent dans Espejo para cuando me pruebe un smoking (2005), où Fernández Mou jan suit le travail de Ricardo Longhini, depuis une ébauche composée de débris divers recueillis par le sculpteur après les batailles de rue ce même jour, jusqu'aux diverses étapes de réalisation et d'exposition de ce même objet artistique au centre culturel Recoleta. Pendant plus de deux ans, le réalisateur a suivi les mouvements et enregistré les mots du sculpteur dans un vaste et calme atelier du quartier de La Boca, où l'actualité vient se déposer par journaux et radio interposés dans les jeux de mots et de matière qui sans cesse travaillent le sculpteur.

Le regard du sculpteur et du réalisateur, avec ceux des manifestants - en fuite, blessés ou morts - crée dans ce documentaire un espace pluriel et instable qui ne se trouve nulle part si ce n'est dans ce que reçoit le spectateur. A la différence de la lecture autoréférentielle et sentencieuse des événements faite par Solanas, Fernández Mouján reste hors champ et surtout, silencieux. Hormis quelques rares mots prononcés ici ou là en over, le réalisateur est tout à l'écoute des discours du sculpteur, qui se parle à lui-même ou à son chien Sasha bien plus qu'à la caméra. Ce silence complice, cette présence-absence à l'écran, sont la condition pour que se profile un très beau portrait de Longhini au travail dans toutes les difficultés posées par les matériaux de fortune qu'il utilise et les résistances que son art oppose aux discours des pouvoirs politiques et médiatiques. Parmi la dizaine d'œuvres montrées et filmées en cours de réalisation, deux constituent un hommage aux victimes des injustices et de la répression : Argentinitos, où le drapeau national sur fond de bitume montre en son centre un soleil fait de bris de dalles et Democrada argentina (1983-2005), installation murale en quatre casiers vitrés assemblés en croix et montrant des bouts de cadenas, une pipe pour fumer du crack et des balles. Le sous-titre de l'œuvre précise,

^ Gonzalo Aguilar rappelle les silences sur lesquels se fonde un tel retour au documentaire et les raisons du rejet d'une telle démarche par les cinéastes plus jeunes. Otros mundos. Un ensayo sobre el nuevo cine argentino, Santiago Arcos ed., Buenos Aires, 2006, p. 136-137 et 152.

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ironiquement : « Grâce à elle, on soigne [par balles], on mange [de la drogue] et on éduque [par le vol] ».20

Dans le générique de fin, Longhini montre un dessin au crayon et laisse deviner ce que pourrait être un jour son autoportrait - celui que nomme le titre du film- composé d'un vieux robinet, couvert de rustines et qui, accroché à un miroir juste à la hauteur du nœud papillon, rappellerait à l'artiste ses origines modestes le jour où il serait tenté de porter un smoking pour un improbable gala d'honneur. Entre le portrait patient dressé par Fernández Mouján et l'autoportrait manquant, entre un regard partisan proposant des solutions à suivre et le regard biaisé et espiègle donnant simplement à voir le présent à travers autre chose - les sculptures -, ce documentaire montre comment le cinéma peut ouvrir des brèches dans les espaces sociaux déjà existants pour laisser advenir un intervalle autre, fait de temps et de réflexion. C'est là que peuvent émerger d'autres perspectives sur le présent et le passé, dans un entre- deux disputé où resurgissent, par exemple, des absences toujours inquiétantes -celles d'autres disparus célèbres qui réapparaissent, Che Guevara, dont l'exhumation est suivie et mise en scène dans Contrasite, de Daniele Incacalterra et Fausta Quattrini (2004), et celle du cinéaste R. Gleizer, dont Rajmundo de Vicente Ardito (2004) propose une biographie bigarrée -.

En tant que pratique artistique, le cinéma lui-même a lieu dans cet espace intermédiaire pour lequel Jean-Louis Comolli propose cette métaphore : « C'est donc au curieux entre-deux d'un atelier d'outillage et d'un tréteau de foire que la machine cinématographique trouve son ancrage21. » Pendant les six semaines du tournage de Ronda nocturna, film de fiction d'Edgardo Cozarinsky (2005), Carmen Guarini s'est installée précisément dans cet espace-là pour interroger les diverses facettes (contradictoires) de cette métaphore. Elle l'a fait en documentariste lucide, mais non moins tiraillée par une démarche hybride, qui n'était ni celle du film commercial destiné à accompagner l'édition DVD d'un long métrage de fiction et qui est connu sous l'expression anglaise de making off, ni non plus celle d'un documentaire d'observation traditionnel, et ce, parce que la réalisatrice était également directrice de la production de ce premier film de fiction produit par Cine ojo, maison qu'elle codirige avec Marcelo Céspedes. Le résultat final est un film mutant, extrêmement perspicace sur l'exercice du making off qu'il a exploré dès son titre même. Meykinof- soit une traduction phonétique (et déformée) de l'expression

20 Dans « Juntando pedazos », Cecilia Sosa décrit l'ensemble de l'œuvre de Longhini et reproduit cette œuvre. http://www.paginal2. com.ar/diario/suplemento/radar/9-2586- 2005-10-25.html. ¿1 « Eloge du ciné-monstre », op. cit., p. 204.

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anglaise consacrée- indique à la fois son rapport de secondante par rapport au film de fiction mais aussi la liberté prise à son égard.

Carmen Guanni, Meykinof, 2005 Cine Ojo

Par deux fois, en ouverture, la caméra s'attarde sur ce lieu urbain de passage pour piétons que l'on appelle passage clouté. C'est dans

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l'interstice noir entre ces bandes blanches qu'apparaissent d'abord le titre Meykinof, puis le nom et prénom de la réalisatrice et, dans la séquence suivante, sa voix off situant le contexte hivernal et nocturne du tournage du film de Cozarinsky, auquel elle assista pendant six semaines. Les bandes blanches de ces deux passages cloutés, comme celles plus fines qui encadrent les trois photos du film sur l'affiche, donnent à voir dans l'espace noir de la chaussée ou de la mise en page qui les accueille, l'interposition arbitraire et contrastée d'un geste qui arrête une certaine circulation (automobile, fictionnelle) pour laisser place à un autre mouvement (piétonnier, documentaire). Ici, c'est bien le regard féminin et documentaire de Carmen Guarini qui suspend imaginairement par sa réflexion et ses commentaires la fiction en train d'être filmée par Edgardo Cozarinsky (présent dans les photos du centre et de gauche), Javier Miquelez (directeur de la photo, présent dans les trois) et le reste de l'équipe.

En effet ce film, monté par Martín Céspedes, suit dans sa linéarité le tournage du film de fiction sur la base d'un aller-retour incessant entre le set de tournage filmé par Guarini et le film de Cozarinsky lui-même. Mais la particularité de ce documentaire est de les mettre en interaction constante, réciproquement entre eux, et réflexivement, sur le travail du documentaire lui-même. Cette interaction est perceptible à l'écran par leur définition visuelle respective - la netteté et la brillance plus riches de la fiction - et surtout, par le commentaire en voix off qui ouvre de façon constante des boucles reflexives dans le documentaire. Elles prennent une forme fragmentaire, à l'image d'annotations sur un cahier de bord qui auraient été faites en voyant les épreuves du tournage documentaire. Malgré leur éparpillement et leur diversité, elles semblent correspondre à trois ensembles assez distincts qui abordent des questions relatives au statut de la référence dans le domaine du cinéma, aux différences entre la fiction et le documentaire et enfin à la textualité de ce film lui-même.

Ronda nocturna se déroule en grande partie en extérieurs, dans les rues du centre-ville nord et sud de Buenos Aires où ont lieu les rencontres du protagoniste, Victor (Gonzalo Heredia), taxi-boy à ses heures, avec quelques-uns de ses clients et ses amis. Les rues se dépeuplent partiellement pour laisser place aux sans abris et à ceux qui vivent des trouvailles faites dans les déchets urbains. Ce sont les « cartoneros », que la voix off désigne en tant que « visage du monde globalisé ». Désormais, ils font partie de la scénographie urbaine et deviennent des extras du film de fiction, car « ce qu'on ne peut résoudre, on finit par l'assimiler, dans la vie comme dans la fiction ». Or la caméra documentaire montre combien les mouvements des non acteurs acquièrent une certaine gêne, une fausseté dès qu'ils sont pris par son objectif et par les indications de l'équipe de tournage. Entre le désir des uns et les besoins des autres, le

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documentaire montre que le réel (de la fiction) est fait avant tout du désir, du plaisir et des fantasmes du réalisateur. Ceux-ci gagnent en épaisseur et en complexité au fur et à mesure que les prises se répètent. La caméra documentaire enregistre les réflexions du réalisateur, accueille quelques séquences fictionnelles en montrant leur réelle hétérogénéité. L'étonnement de C. Guarini surgit ainsi face au déploiement d'énergie nécessaire pour rendre réelle la fiction. Malgré tout, elle est incapable d'identifier l'instant précis où le réel filmé devient fictionnel par le biais de décisions qui se muent en images. Plus exactement, on perçoit à quel point la fiction cinématographique est faite d'un profond désir d'image et d'une angoisse tout aussi insistante face au défi que suppose l'échec ou la réussite de la tentative de la mise en images du réel. Paradoxalement, ce sont d'autres fantômes -bien en vie ceux-ci, les travestis, les prostituées - dont les corps sculptés par la silicone et travaillés par les chirurgies successives, viennent rappeler combien le réel peut lui aussi être travaillé par la fiction et devenir tout aussi invraisemblable que d'autres fictions.

Ce n'est donc pas l'objet filmé qui distingue le film de fiction du documentaire ; mais ce n'est pas non plus le tournage, discontinu et imprévisible qui les différencie. C'est seulement l'existence d'un scénario de fiction et d'un programme précis de tournage, inconnus de ce documentaire, qui les rendent différents et qui autorisent ce dernier à rester attentif à tout ce qui se passe à côté du tournage, en hors champ. Plus libre, la caméra documentaire et la voix off notent ce chat noir qui traverse une rue sans que l'autre caméra le voie. De même, alors que dans la fiction le réalisateur tourne en compagnie (d'acteurs et de techniciens), dans le documentaire, la réalisatrice travaille toute seule. Aux désaccords et aux conflits manifestes entre les membres de l'équipe de tournage du film de fiction, s'opposent les insatisfactions et les doutes solitaires de la documentariste. Ces différences semblent ponctuellement s'atténuer dès lors que le scénario de fiction devient plus perméable au réel. Une scène erotique tournée dans un hôtel de passe laisse entrevoir une mise en scène qui se peaufine à l'instant même du tournage et qui prendra son sens final lors du montage. Les lignes de partage entre les genres filmiques semblent s'inverser lorsqu'il s'agit de tourner une scène de sexe entre deux hommes nus qui, elle aussi, est totalement improvisée. Alors que la fiction se mue en documentaire d'un événement spontané survenant dans le set de tournage - le plaisir des acteurs (est-il vrai ou feint, on ne le sait) -, la documentariste choisit un procédé fictionnel consistant à filmer les deux côtés d'une même vitre séparant les acteurs et l'équipe de tournage. Ainsi, elle peut rendre compte de l'écran que la fiction (mais aussi le documentaire) interpose irrémédiablement devant le réel pour le filmer.

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De façon récurrente, la voix off thématise le caractère inconnu, inconfortable de l'exercice auquel se confronte la réalisatrice. Lorsqu'elle tente de se soumettre sans grande conviction aux conventions du genre du making off, apparaît la banalité creuse du discours des acteurs. En revanche, ses incertitudes et ses perplexités lui assurent de ne pas s'installer dans les formats préétablis, sans la prémunir toutefois contre l'ennui et le malaise devant les prises répétées d'une même scène. Si bien que le réalisateur de fiction, qui explique à un ami venu le voir en plein tournage que la documentariste fait une sorte de « journal de bord du tournage », est le plus à même de caractériser le genre de ce film documentaire hybride. Même décidée à faire de ce défaut une vertu, la réalisatrice est consciente de ne pas toujours réussir dans son entreprise. Son propre tournage se soutient à l'aide de questions qui n'en finissent pas d'être formulées et qui n'attendent pas non plus de réponse. Alors que Cozarinsky exige que soit réchauffée une pizza pour qu'elle soit ainsi filmée (mais guère sentie par la caméra ni par le spectateur), la documentariste se demande avec raison s'il n'y a pas un peu de mort dans tout ce que nous faisons. A la suite du refus d'une jeune fille non actrice d'être filmée par Guarirli, celle-ci découvre que faire un documentaire (sans jeu d'acteurs) est plus difficile, plus complexe, que filmer en fiction (avec des acteurs ou non acteurs en train de jouer).

Depuis ce lieu impalpable et abstrait où se déploie la spéculation, le documentaire pointe donc l'invisibilité qui, paradoxalement, est la sienne. Ainsi, par rapport à la « tribu » qui tourne Ronda nocturna, la réalisatrice ne peut être « ni dehors ni dedans » ; face aux conventions qui s'y pratiquent, elle se débat dans un non-lieu, à mi-chemin entre le concept d'un film improbable et une forme trouvée plus tard par Martin Céspedes lors du montage final. Comme dans la fiction, parfois c'est le hasard qui s'immisce aussi dans le documentaire pour livrer une solution de fortune. La scène finale de la fiction a été tournée une nuit, en absence de Carmen Guarirli. Le lendemain, sans se savoir filmé, Cozarinsky insiste pour que « au moyen d'une argutie » (fictionnelle), soit incluse une partie de cette scène jouée par Moro Angheleri, qui personnifie la mort. Grâce au montage documentaire, cette scène surgit aussitôt, mais à l'écran d'un moniteur vidéo que la caméra de la documentariste a découvert quelques minutes plus tard, défilant en avance rapide. Le documentaire devient - comme l'avènement de la fiction qu'elle documente - lui aussi un film de spectres et de hantises qui prennent corps chez les spectateurs (ici, la réalisatrice et le monteur).

Décalé et puissamment réflexif, Meykznof est du cinéma à la puissance deux : un documentaire dont le ton intime est contemporain, et dont la dimension spéculative est typiquement moderne. C'est là, dans cet intervalle mettant en scène mais aussi en parallèle le travail simultané de

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deux cinéastes que ce champ de bataille qu'est le cinéma depuis ses origines peut devenir fertile. Bataille esthétique et critique, le film de Cozarinsky le fut à sa sortie en Argentine, puisque fortement malmené par la presse. Grâce à son dispositif précaire et fragile, mais aussi à son parcours minoritaire sur le marché du film, le documentaire de Guarini a su déjouer par avance les résistances locales de Ronda nocturna et préparer le terrain pour sa réhabilitation22.

4. Documentaires (états/lieux/ acteurs)

Genre tenu pour mineur bien après les années de plomb qui ont durement frappé les cinéastes militants des années 70, le documentaire a connu depuis le début du XXIe siècle une explosion de vitalité et de créativité selon Alejandro Fernández Mouján23. S'il continue aujourd'hui à être parfois sous-estimé, c'est le travail acharné de quelques professionnels, associés à des institutions locales et étrangères, qui a contribué à le faire sortir de ses vieilles ornières. Dans son ensemble, la situation actuelle du documentaire argentin semble à première vue encore contradictoire. La lecture du dernier catalogue de l'INCAA (Instituto Nacional de Cine y de Artes Audiovisuales), montre un renouveau quantitatif (68 films)24 et qualitatif évident25. Mais, le stade de développement et les modes de production documentaires restent encore embryonnaires, si on les compare à ceux du film de fiction, ou à ceux existant dans d'autres pays. Ce n'est que très récemment que l'INCAA a créé un fonds spécifique d'aide au documentaire digital, par ailleurs très sélectif et restreint. En revanche, depuis sa fondation en 1999, le BAFICI (Festival Internacional de Cine Independiente de Buenos Aires), a eu un rôle moteur pour le documentaire, en grande partie grâce à son premier directeur, Andrés Di Telia, l'un des cinéastes ayant le plus contribué à ouvrir de nouveaux champs de réflexion et de nouvelles pratiques. Le festival, actuellement dirigé par un autre cinéaste, Sergio Wolf, propose la section « Cine del futuro » spécifiquement

22 Les éditions du Centro cultural Rojas de l'université de Buenos Aires ont fait paraître en 2006 le scénario du film, accompagné de divers documents et de photos du tournage faites par Vanina Hoffman. Buenos Aires, 2005, 128 p. " « Entrevista con Alejandro Fernández Moujan », dans Cine ojo, un punto de vista sobre el territorio de lo real, op. cit., p. 70. 24 Damonte, Lorena, Righini, Alejandro (eds), INCAA, Catálogo: áne argentino 2007, Buenos Aires, 216 p. 25 Cf Paula Félix Didier, Iisandro Iistorti, Ezequiel Luka, « El nuevo documental: el acto de ver con los propios ojos », dans Nuevo dne argentino, Horacio Bernardes et alii (eds), Ed. Tatanka, Buenos Aires, 2002, p. 81-92.

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consacrée au documentaire, de même que le Festival de vidéo de Rosario et Docacine à Buenos Aires.

Parmi les maisons de production les plus actives c'est Cine Ojo, créée en 1986 par Carmen Guarini et Marcelo Céspedes, qui a joué un rôle très efficace dans cette relance26. Avec plus de 30 films produits à ce jour, dont l'un des derniers, Parador Retiro de Jorge Leandro Colas (2008) a été présenté au Festival du Cinéma du Réel à Paris en mars 2009, Cine Ojo a par ailleurs créé en 2001 le festival Doc Bs As. Véritable forum du film documentaire, ce festival dispose de l'appui du Service Culturel de l'Ambassade de France en Argentine27. Engagé dans le développement du film documentaire au sein du Mercosur, ce festival accueille une quinzaine de projets et attribue une aide à la production à celui qui est retenu. Ce festival a par ailleurs accueilli chaque année des documentaristes étrangers tels que R. Depardon en 2002 et N. Philibert en 2003 venus exposer leur pratique. Parmi d'autres maisons de production très actives, également dirigées par des cinéastes, on peut citer Magoya, créée en 1997 par Nicolás Battle, Fernando Moinar Sebastián Schindel et Matanza, fondée par Pablo Trapero28. Enfin Azpezitia et Rizoma sont également à compter parmi les maisons recensées dans Guía para la producáón audiovisual publiée par la revue Haciendo áné^.

Enfin, en ce qui concerne la distribution, le documentaire gagne progressivement des espaces plus larges, grâce à l'ouverture de cinémas appartenant à l'INCAA, (une vingtaine de salles dans tout le pays, dont la presque totalité équipées en projecteurs 35 mm). A Buenos Aires, la première salle à avoir inclus dès les années 90 des documentaires régulièrement dans sa programmation a été celle du Cosmos, sur avenida Corrientes. Plus tard, l'ont également fait celles du centre culturel Ricardo Rojas de l'université de Buenos Aires et celles du MALBA (Museo de Arte Latinoamericano de Buenos Aires). A la télévision, la chaîne publique Canal 7 compte une émission hebdomadaire consacrée au documentaire, « Ficciones de lo real », dirigée par Diego Brodersen. Mais c'est le Canal Encuentro, la chaîne éducative récemment créée par l'Etat national, et transmettant sur le réseau câblé, qui est à l'origine de l'une des initiatives les plus intéressantes. Elle a proposé à une quinzaine de réalisateurs de filmer un point précis des 1 5 000 km des frontières du pays ; treize documentaires ont été finalement réalisés et diffusés à partir

2" http://www.cineojo.com.ar. 2? http://www.docbsas.com.ar. 28 Cf. http://www.magoyafilms.com.ar/; http://www.matanzacine.com.ar ¿) Cf http://www.haciendocine.com.ar.

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36 CM.H.L.B. Caravelle

de septembre 2007 sur cette même chaîne30. Parmi eux, le plus intéressant est sans doute E/pa/s del diablo, d'Andrés Di Telia (2007), car il tente de retrouver les traces encore visibles de « la zanja de Alsina », long fossé de 600 km construit au XIXe pour juguler les raids indiens. Mettant en scène le parcours du réalisateur pour en retrouver les rares et derniers vestiges, il déploie sa démarche habituelle aux confins de la fiction et du documentaire, pour finir sur la rencontre avec des descendants d'Indiens. Mêlant efficacement observation et intervention, séquences et documents d'archives avec entretiens, ce film nous rappelle que tout au long de ses diverses étapes, depuis la pré-production jusqu'à sa diffusion, le documentaire argentin du XXIe siècle remet sans cesse en jeu sa propre part de fiction.

Un grand merci aux dnéastes ayant autorisé la reproduction des affiches de leur film, ainsi qu'à Nora Sack Kofman, Hmilio Bernini, Gonzalo A.guilar, E^equiel Y anco et Julián Troksbergpour avoir partagé avec moi leur matériel filmique et bibliographique.

30 Certains des réalisateurs proposent un témoignage écrit de cette expérience dans « Los fronterizos», http: //www. paginal 2.com.ar/ diario/suplementos/radar/9-4088-2007- 09-09.html.

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De quelques documentaires argentins 37

RÉSUMÉ - Ce travail présente un panorama de la production documentaire en Argentine en ce début de XXIe siècle, en s'attachant en particulier à quelques films hybrides d'un point de vue générique. La mise à mal des frontières génériques établies entre la fiction et le documentaire est abordée à travers trois ensembles de films. Le premier est constitué des portraits de personnages vivant dans certaines marges urbaines, celles des films Estrellas de Federico León et Marcos Martínez (2007), Naikor de Pablo Trapero (2001), et Bonanza. En vías de extinaón de Ulises Rössel (2001). Le deuxième se compose des récits à la première personne assumés par des fils de disparus, Los rubios, de Albertina Carri (2003), et M, de Nicolás Prividera (2007). Enfin, un dernier ensemble s'attache à l'activité quotidienne d'un sculpteur et d'un cinéaste au travail, Espejo para cuando me pruebe un smoking, de Alejandro Fernández Moujan (2005), et Meykinof, de Carmen Guarini (2005).

RESUMEN - Este artículo ofrece un panorama de la producción documental argentina de comienzos de siglo XXI, dedicándose en particular a algunos films genéricamente híbridos. El cuestionamiento de las dicotomías habituales entre la ficción y el documental es tratado a través de tres grupos de películas. El primero corresponde al retrato de personajes de zonas urbanas marginales, las de Estrellas, de Federico León y Marcos Martínez (2007), Naikor, de Pablo Trapero (2001), y Bonanza. En vías de extinaón de Ulises Rössel (2001). El segundo se ocupa de relatos en primera persona, asumidos por hijos de desaparecidos: Albertina Carri, con Los rubios (2003) y Nicolás Prividera, con M (2007). El tercero refiere el devenir del quehacer artístico, el de un escultor, Ricardo Longhini, en Espejo para cuando me pruebe un smoking, de Alejandro Fernández Mouján (2005), y el de un cineasta, Edgardo Cozarinsky, en Meykinof, de Carmen Guarini (2005).

ABSTRACT - This paper describes the argentinian documentary production since the beginning of XXIth centuy, insisting on some hybrid films. The usual differences between fiction and documentary are questionned by three kinds of films. The first one is about a special kind of portraits, made on some men leaving in margins of the great city, those presented in F. Leon's & M. Martinez's Estrellas (2007), P. Trapero's Naikor (2001), and U. Rossel's Bonanza (2001). The second one is self personnal story assumed by two missing's sons : A. Carri's Los rubios (2003), and N. Prividera's M (2007). The last one is about two artists on their diary work, Ricardo Longhini's in Espejo para cuando me pruebe un smoking, by A. Fernández Mouján (2005), and Edgardo Cozarinsky's, in Meykinof, by C. Guarini (2005).

MOTS-CLÉS : Documentaire, Fiction, Argentine, Crise, Genres cinématographiques.

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