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L’évolution psychiatrique 78 (2013) 279–289 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com Article original Clinique du délire dans le désordre démentiel Clinical presentation of delusion in dementia disorder Kristina Herlant-Hémar a,,b , Rosa Caron c a Psychologue clinicienne, docteur en psychopathologie et psychanalyse, centre de psychothérapie, groupement des hôpitaux de l’institut catholique de Lille (GHICL), hôpital Saint-Vincent-de-Paul, boulevard de Belfort, 59000 Lille cedex, France b Ehpad Korian Les Marquises, 68, rue Nationale, 59700 Marcq-en-Barœul, France c Maître de conférences, HDR en psychopathologie et psychologie clinique, CRPMS EA 3522, université de Paris-Diderot–Paris-7, 26, rue Paradis, 75010 Paris, France Rec ¸u le 9 mai 2012 Résumé L’entrée dans le grand âge représente un moment de crise la confrontation à la perte est massive et souvent vécue douloureusement. La perte des capacités physiques, celle des proches, du statut social, du logement, peuvent entraîner un véritable bouleversement identitaire, qui peut soit être dépassé au profit d’un nouvel équilibre, soit, dans d’autres cas, être à l’origine de troubles psychiques. À partir du cas clinique d’une femme âgée de 70 ans, résidant dans un Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, nous proposons une réflexion sur la décompensation sur un mode délirant, à thème de persécution, avec, comme toile de fond, un syndrome démentiel débutant. Dans une démarche résolument clinique, articulant une lecture analytique et l’approche phénoménologique, nous nous intéresserons à son histoire ainsi qu’à son vécu actuel en institution tel qu’elle nous le livre durant les entretiens. En nous appuyant sur les mouvements transférentiels à l’œuvre dans la rencontre, nous tenterons de mettre en lumière la manière dont la construction et la reconstruction délirantes peuvent faire sens pour elle, et quelles fonctions le délire peut revêtir, entre autres dans le maintien d’une forme de cohésion identitaire. © 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Vieillissement ; Délire ; Démence ; Personne âgée ; Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes ; Cas clinique Toute référence à cet article doit porter mention : Herlant-Hémar K, Caron R. Clinique du délire dans le désordre démentiel. Evol psychiatr 2013; 78(1): pages (pour la version papier) ou adresse de l’URL et date de consultation (pour la version électronique). Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (K. Herlant-Hémar). 0014-3855/$ see front matter © 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. http://dx.doi.org/10.1016/j.evopsy.2013.01.017

Clinique du délire dans le désordre démentiel

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L’évolution psychiatrique 78 (2013) 279–289

Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com

Article original

Clinique du délire dans le désordre démentiel�

Clinical presentation of delusion in dementia disorder

Kristina Herlant-Hémar a,∗,b, Rosa Caron c

a Psychologue clinicienne, docteur en psychopathologie et psychanalyse, centre de psychothérapie,groupement des hôpitaux de l’institut catholique de Lille (GHICL), hôpital Saint-Vincent-de-Paul,

boulevard de Belfort, 59000 Lille cedex, Franceb Ehpad Korian Les Marquises, 68, rue Nationale, 59700 Marcq-en-Barœul, France

c Maître de conférences, HDR en psychopathologie et psychologie clinique, CRPMS EA 3522,université de Paris-Diderot–Paris-7, 26, rue Paradis, 75010 Paris, France

Recu le 9 mai 2012

Résumé

L’entrée dans le grand âge représente un moment de crise où la confrontation à la perte est massive etsouvent vécue douloureusement. La perte des capacités physiques, celle des proches, du statut social, dulogement, peuvent entraîner un véritable bouleversement identitaire, qui peut soit être dépassé au profit d’unnouvel équilibre, soit, dans d’autres cas, être à l’origine de troubles psychiques. À partir du cas clinique d’unefemme âgée de 70 ans, résidant dans un Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes,nous proposons une réflexion sur la décompensation sur un mode délirant, à thème de persécution, avec,comme toile de fond, un syndrome démentiel débutant. Dans une démarche résolument clinique, articulantune lecture analytique et l’approche phénoménologique, nous nous intéresserons à son histoire ainsi qu’à sonvécu actuel en institution tel qu’elle nous le livre durant les entretiens. En nous appuyant sur les mouvementstransférentiels à l’œuvre dans la rencontre, nous tenterons de mettre en lumière la manière dont la constructionet la reconstruction délirantes peuvent faire sens pour elle, et quelles fonctions le délire peut revêtir, entreautres dans le maintien d’une forme de cohésion identitaire.© 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Vieillissement ; Délire ; Démence ; Personne âgée ; Établissement d’hébergement pour personnes âgéesdépendantes ; Cas clinique

� Toute référence à cet article doit porter mention : Herlant-Hémar K, Caron R. Clinique du délire dans le désordredémentiel. Evol psychiatr 2013; 78(1): pages (pour la version papier) ou adresse de l’URL et date de consultation (pourla version électronique).

∗ Auteur correspondant.Adresse e-mail : [email protected] (K. Herlant-Hémar).

0014-3855/$ – see front matter © 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.http://dx.doi.org/10.1016/j.evopsy.2013.01.017

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Abstract

Reaching a very elderly age can be a critical experience, involving massive often painful loss. Losingone’s physical capacities, loved ones, social status, home, etc. can provoke an identity crisis, potentiallyleading to a new approach to self, or in certain persons, to psychiatric disorders. As life expectancy, andby consequence the prevalence of age-related morbidity, increases, the human and social impact of psy-chopathological disorders in the very elderly is becoming a major challenge for scientific research. Based onthe clinical case of a 70-year-old nursing home resident, we propose a reflection on persecutory delusions asa mode of deterioration in a context of early-stage dementia. Considering the patient’s past history and herown comments on her life experience as an institutional resident, as well as the transfer movements operatingduring the interviews, we attempt to highlight the way in which delusional construction and reconstructionprocesses created meaning for her, examining the way delusion can function as a supportive element for acoherent identity. In a determinedly clinical approach, articulating an analytical reading and a phenomeno-logical approach, we shall be interested in her history as well as her current real-life experience in institutionsuch as she delivers it to us during the conversations. By pressing us on the movements in the transfer, weshall try to bring to light the way the delirious construction and the reconstruction can make sense for her,and which functions the delusion can have in the preservation of a shape of identical cohesion.© 2013 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

Keywords: Aging; Delusion; Dementia; Elderly; Residential establishment for dependant older people; Clinical study

1. Introduction

Depuis la fin des années 1970 et le début des années 1980, un véritable tournant a été engagédans la vision des pathologies dites « démentielles », non plus comme fatalité organique maiscomme drame existentiel inscrit dans la relation à l’autre [1–9]. À contre-courant d’une visionmédicale qui place toute manifestation psychopathologique sous le primat des lésions neuro-anatomiques et des défaillances cognitives, des auteurs comme Grosclaude [10], Péruchon [11]ou Maisondieu [12] ont souligné la préservation d’une vie psychique chez ces patients. La patholo-gie démentielle peut être considérée comme ayant un sens dans la trajectoire du malade, voireune fonction au regard de ses interactions relationnelles et de son économie psychique [13–15].La dimension affective est également soulignée comme étant parfaitement préservée, même à desphases avancées de la pathologie [16–18]. Cette lecture permet qu’au-delà des défaillances de lamémoire, de la fuite du langage ou des « troubles du comportement », parfois appelés psychia-triques, la parole du sujet puisse être entendue, décryptée, même lorsque celle-ci s’égare hors ducanal langagier classique [19,20].

Dans cette perspective, le délire, qui accompagne parfois le vécu de ces pathologies, apparaîtdonc comme un mode d’expression et de réajustement pour le sujet malmené par la tempêtedémentielle. Les idées, les propos délirants, témoignent de la vie psychique du sujet et de sonrapport au monde [21]. Vecteur d’un « dire », le délire a également une valeur protectrice, enmaintenant l’investissement d’objet, en consolidant l’assise narcissique, et en mettant du sens surce qui vient faire effraction [22]. Ces manifestations délirantes, que Caron appelle « dérapagespsychotiques » lorsqu’elles sont transitoires, témoignent pour la personne âgée « d’une aventurequi l’exile hors du monde et hors de notre réalité » [23]. Mais cette traversée n’emprunte pas leschemins au hasard, elle s’inscrit dans une trajectoire de vie, et constitue un véritable langage dontil s’agira de comprendre l’adresse. Comme nous l’avons déjà montré [24], la lecon freudienne,

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résolument tournée vers une éthique du sujet, nous amène à considérer le délire comme un travailde la pensée porté par une logique, celle d’une reconstruction pour le sujet qui cherche à retrouverune place dans le monde.

C’est cette posture qui nous a guidée lors de nos rencontres avec une patiente âgée de 70 ans,que nous nommerons madame D., vivant depuis un an en Établissement d’hébergement pourpersonnes âgées dépendantes. La première rencontre a lieu à son arrivée dans l’institution, àla demande de l’équipe, en raison d’un comportement qui paraît délirant et difficile à soutenir.Un suivi, qui durera plusieurs années, à une fréquence hebdomadaire, s’engage alors à partir del’hypothèse selon laquelle les comportements délirants, quel que soit leur contexte d’apparition,appréhendés avec un regard analytique, révèlent toujours et encore leur fonction de maintiend’une certaine cohérence dans un ensemble insoutenable [24].

Inscrite dans une démarche phénoménologique de l’écoute du sujet, de son vécu, mais habitéepar une lecture psychanalytique, nous en avons adopté les références conceptuelles en nousappuyant sur les mouvements transférentiels à l’œuvre dans la rencontre pour comprendre lesenjeux psychiques de l’écriture délirante. Les notes prises dans l’après-coup des entretiens ontservi de support à la rédaction de l’étude de cas clinique et des thèmes récurrents sont apparusdans son discours comme autant de trames de sa problématique. Pour plus de clarté, nous lesdéclinerons dans notre exposé.

2. Le contexte de la rencontre

L’entrée en institution de madame D. fait suite à une hospitalisation de trois mois en secteurpsychiatrique pour décompensation thymique consécutive à une rupture affective, avec activitédélirante de mécanismes essentiellement interprétatif et hallucinatoire et à thème de persécution etde préjudice, dans un contexte d’angoisse intense. Au vu des éléments cliniques et de l’imagerie,l’hypothèse en faveur d’une démence d’origine mixte est avancée. Son séjour en psychiatrie etle diagnostic qui a été posé, l’assignent à une place particulière dès qu’elle arrive en institution ;en effet, la folie supposée des résidents fait courir le risque d’entraîner, chez le personnel, rejet etincompréhension, consécutifs à l’angoisse que de tels antécédents ne manquent jamais de susciter.

Lorsque je rencontre madame D. pour la première fois, je découvre une femme effondrée etterrifiée à l’idée de devenir folle. Son discours, bien qu’étrange à certains endroits, paraît pourtantadapté, pour peu que l’interlocuteur puisse être en capacité d’en saisir le déroulé. L’image d’unerésidente « au grand âge et présentant des troubles psychiatriques » vole rapidement en éclat pourlaisser place à une femme, certes âgée, mais perdue, égarée à elle-même, et qui en appelle àl’Autre pour se retrouver. Elle m’accueille avec enthousiasme, me considérant comme sa dernière« planche de salut », pouvant reconnaître le danger imminent qui la guette.

Dans les couloirs ou sur le pas de la porte de sa chambre, elle interpelle les soignants quipassent pour leur demander du secours : « Je vais tomber et faire un malaise ! Je suis en train dedevenir folle ! ». Peu après son arrivée madame D. a ainsi été jugée trop « perturbatrice », « tropinsistante » à attirer l’attention ; son comportement, troublé et troublant, prenait même des alluresde persécution chaque fois qu’elle entrait au restaurant de l’établissement. En effet, madame D.était alors prise de tremblements, et son visage, sur lequel tombaient ses cheveux en désordre,semblait lui-même afficher la folie. Ses traits tirés s’embrasaient d’une rougeur vive jusqu’àlaisser apparaître des endroits violets. Elle paraissait alors « ailleurs », absente à l’environnement,absente à elle-même, tout en donnant l’impression d’être cernée par quelque chose d’invisibleque seul son regard trahissait, dans une expression de terreur. Madame D. restait immobile, lespieds figés dans le sol, comme un animal pris au piège et cherchant une ultime échappée. Dans

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un cri détonant, elle se mettait alors à hurler : « On essaie de me rendre folle ici, il faut que toutle monde le sache ! ».

Le fait de descendre au rez-de-chaussée de l’institution générait chez elle une angoisse intense.La décision fut prise alors que madame D. prenne ses repas sur le palier d’étage, près de sachambre, avec un petit groupe de résidents grabataires, présentant une pathologie démentielletrès évoluée, qui ne s’exprimaient plus que par des cris, et qui nécessitaient une aide totale pourl’alimentation. Madame D. semblait s’y sentir plus en sécurité. La proximité de sa chambre,comme refuge possible, la présence contenante du personnel soignant, et le groupe plus petit,semblaient lui offrir des repères rassurants. Était-ce la « folie » de ces autres, hors du champde la parole articulée, ou cet espace clos, limitant l’horizon, qui les rendait à ses yeux moinsdangereux ? Difficile en tous cas de comprendre comment, en un temps, elle pouvait en oubliersa propre peur.

Dans sa chambre, madame D. reste souvent allongée sur son lit. Elle pleure en répétant « maisqu’est-ce que j’ai fait pour mériter cela ? », dans une profonde détresse. Toutefois je suis saisiepar le paradoxe entre son discours chargé d’angoisse et son souci permanent de coquetterie quidonne à certains moments une impression d’adaptation tout à fait surprenante : entre les sanglots,madame D. se regarde dans le miroir, donnant l’impression de constater ses yeux rougis ou sestraits tirés, et d’être ainsi appelée à parfaire quelque peu son maquillage. De l’agitation à laclaustration, de la détresse à la séduction, il m’était au départ difficile de m’ajuster aux différentsmouvements affectifs qui l’envahissent.

Elle évoquera son divorce il y a 20 ans, sa vie avec un nouveau compagnon dont elle est séparéeà ce jour : « nous partagions le goût des belles choses et des objets anciens, c’est ce qui nous aréunis, chez un marchand d’antiquités, ca a été le coup de foudre ; nous avons vécu heureuxpendant 18 ans, mais il n’avait pas d’argent et c’est moi qui devais toujours payer, je faisais toutpour lui ». La question du « prix à payer » s’infiltre ainsi régulièrement dans ses propos. Elle décritles liens que son concubin entretiendrait avec un mouvement sectaire qui aujourd’hui, affirme-t-elle avec certitude, « lui veut du mal » en tentant de la « faire devenir folle ». Le personnel del’établissement est ainsi percu comme mandaté par cette secte, et la vie de l’institution organiséeen fonction de ce complot, dont elle se dit être la cible.

Lorsqu’elle longe le couloir, madame D. se déplace lentement, le pas mal assuré ; tremblant detout son corps, elle cherche « prise » pour assurer sa marche, avec un équilibre très précaire. Lesyeux emplis de larmes elle interpelle le personnel à la recherche d’un « secours ». Mais commentle personnel, fatigué, agacé parfois, impuissant le plus souvent, peut-il entendre et répondre à cessollicitations récurrentes, lorsqu’il se trouve lui-même dans l’incapacité de décrypter la demandequi lui est adressée ?

3. Le délire comme garant du lien identitaire

3.1. Les souvenirs

Lors des entretiens qui lui sont proposés, dans un espace de parole rassurant et étayant, madameD. insiste sur son enfance heureuse, un « paradis perdu » dont elle n’évoque cependant aucun sou-venir précis ; cette insistance retiendra mon attention. Fille unique, enfant tardive très désiréepar une mère « qui ne pouvait pas avoir d’enfant », elle se dit avoir été choyée par des par-ents aux revenus modestes mais qui « faisaient tout » pour elle. Entre « tout avoir » et « toutperdre », l’oscillation entre le tout ou rien, entre la présence et l’absence, rythme son discours.En miroir de sa propre enfance elle évoque une grossesse « merveilleuse » (« mère veilleuse »),

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et la naissance de sa fille un an après son mariage. Elle se dépeint comme une mère anxieuse,ayant toujours peur pour son enfant, « qu’elle mette ses petits doigts dans les petits trous dela prise ». Elle décrit un amour exclusif pour cette fille unique (comme elle jadis), un ex-maricertes « un peu rustre et peu affectueux » mais « un homme bon », envers lequel elle dit éprou-ver des sentiments encore « brûlants » (avec des sensations physiques de brûlures intenses), surfond d’une immense culpabilité. Cette culpabilité, nourrie par de véritables sentiments de faute– d’avoir quitté son mari, de s’être faite « manipulée » par son nouveau compagnon – semblevenir embraser une pulsion auto-agressive, projetée sur l’extérieur, dans une forme de tentatived’expiation.

« Nerveuse, anxieuse », madame D. dit avoir fait toute sa vie, régulièrement, de petits malaises,jusqu’à partir en cure, à 30 ans, « pour le système nerveux ». Elle dit aujourd’hui avoir commencéà être « perturbée » à ce moment de sa vie. Elle cite l’exemple de clés qu’elle avait déposées surun bureau et qui avaient changé de place, de la grille du jardin qu’elle avait fermée et qui avaitété retrouvée ouverte, d’effraction la nuit par le grillage du jardin. Madame D. décrit donc, dansl’après-coup, une réalité fluctuante, mouvante, instable. La permanence des choses ne faisant plusloi pour elle, le sentiment de perte de contrôle posait les prémisses d’une forme de pensée magiquesur laquelle elle viendra s’appuyer pour rétablir des liens de causalité entre les évènements vécusdans l’institution.

3.2. Le sentiment de solitude

Les journées de madame D. sont rythmées par les appels incessants sur le poste téléphoniquedes infirmières, de facon quasi compulsive, et l’attente des visites de sa fille qu’elle juge trop rares,trop courtes, partagée cependant entre son désir de la voir et le fait « que sa fille ait à vivre sa vie,sans s’occuper tout le temps de sa mère ». Dans ce contexte, nos rencontres sont également trèsattendues et investies, et la séparation toujours vécue douloureusement, me faisant vivre, dans letransfert, son lien de dépendance à l’autre.

L’isolement affectif, le manque d’étayage de la part de l’entourage, ainsi que l’infléchissementdes capacités de séduction qui semblaient de prime importance pour madame D., viennent iciappuyer la déperdition narcissique et provoquer une angoisse de mort massive, qui, par le truche-ment de la projection, devient « vœu de mort » à son encontre, mort elle-même incarnée par lafolie. À ce propos elle exprimera son profond besoin d’étayage : « J’ai peur, j’ai si peur ! J’aibesoin de quelqu’un en permanence à côté de moi pour me rassurer ». Lorsque le lien à l’autreest à ce point vital, comment vivre en toute sérénité dans un lieu où la désertification relationnelleapparaît massive et si violente aux yeux de chacun, visiteur, résident, soignant ?

Ainsi, pour répondre à ce besoin de réassurance et de cohésion constant, madame D. passe unegrande partie de son temps à prier, faisant appel au sacré tantôt par la figure d’une Sainte tantôtau Père ou au Saint Esprit (« sain esprit »), dans le but, dit-elle, d’échapper momentanément aurisque de sombrer dans la folie. Un chapelet noué entre les mains et un médaillon représentantla figure de Sainte Rita apposé sur la partie du corps la plus douloureuse, elle répète souvent le« Notre Père », de facon compulsive et sur un ton psalmodique, créant par le rythme un soclesécurisant, une mélodie kinésique qui semble la bercer : « C’est plus fort que moi mais ca mefait du bien », dit-elle. Une forme de continuité semble ainsi restaurée, lorsqu’un sentiment dediscontinuité, de chaos, s’installe. En effet, dans une lutte contre la crainte d’effondrement du moi,l’appel à la religion constitue un étayage, au sens winnicottien du terme [25], une fonction–supportrassurante.

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3.3. Le vécu délirant à thème de persécution

Actuellement madame D. présente de nombreux symptômes neurologiques qu’elle interprètecomme la résultante de l’action de la secte, dont elle se sent victime et qui lui « manipulerait lecerveau ». « Quand je marche, on dirait que je piétine dans le vide : j’ai des pieds de plomb et desjambes en coton. ». Le sentiment de marcher dans le vide rappelle l’idée d’un socle mouvant, quine permet pas l’appui, sensation de flottement accentuée par des jambes qui ne la portent plus.La métaphore se met au service de l’antithèse, avec des pieds de plomb qui lestent des membrescotonneux et filants.

« J’ai des chocs, des tournis dans la tête, et des vertiges ! J’ai trop parlé au début, j’ai dit quel’établissement faisait partie de la secte ; maintenant je suis la personne à supprimer. Je voudraismourir, mais on ne meurt pas comme ca. J’ai peur, je n’arrive pas à digérer, parce qu’il y a dupoison dans la nourriture. Je vois les regards de côté, ils signifient “c’est elle la cible”. Dans machambre il y a parfois quelqu’un d’invisible, mais moi je sais qu’il est là. Le soir, “on” m’endort,je suis téléguidée. Ceux qui me perturbent jouent aussi sur mes rêves. C a va arriver, je le sais. Onme perturbe. Ils contrôlent tout, le physique et le psychisme. » Face à l’angoisse liée au sentimentde perte de contrôle – la marche en avant où elle manque à tout instant de « tomber », la mort quifrappe là où on ne l’attend pas – vient s’ériger une instance « qui contrôle tout », régie par des loiset des pouvoirs surnaturels.

Ses propos sont constamment ponctués par « je sais que je dois devenir folle », ou encore,« c’est aujourd’hui que je dois devenir folle », prenant la forme d’une prédication. Mais dans cetteinjonction, ne pourrait-on déjà y voir l’impérieuse nécessité de sombrer dans la folie, dans unmouvement qui s’annonce comme promesse, promesse éventuelle d’avenir encore possible ?

Le discours de madame D. nous émeut à plusieurs endroits et pourrait nous emmener vers uneadhésion tant il comporte une part de vérité. Pourtant il revêt ici et là une connotation qui s’appuiesur un vécu persécutif. En effet, madame D. se reconnaît comme étant « au centre » d’un complot,une « cible » à éliminer, le « point de mire ». Selon elle, elle fait l’objet de toutes les attentions, ettoutes les actions réalisées au sein de la structure d’hébergement sont interprétées comme dirigéesvers elle et ayant pour finalité de « la rendre folle » ; chaque échange de regards, de paroles, chaquegeste est interprété à la faveur d’une connivence entre les membres du personnel, dont elle se sentau cœur des préoccupations nuisibles.

La question du mauvais objet, du persécuteur, résonne avec la parole paternelle qu’elle énoncerégulièrement, telle une injonction magistrale : « Lorsque j’étais enfant mon père répétait souvent :“Cette petite-là, elle a le mauvais œil sur elle”. ». Le thème de l’« œil », qui épie, qui juge, surplom-bant, tisse ainsi la trame du discours de madame D., rappelant la dialectique de l’œil et du regard.« On me surveillait de la chambre du dessus par un petit trou/Il y avait une caméra qui me surveil-lait à l’hôpital/La directrice me regarde de travers/Je l’ai vu dans le regard des aides-soignantes,les regards de côté/Il y avait quelqu’un d’invisible. Je ne peux plus voir cette chambre/J’ai peurvous savez. Je voudrais mourir. . . ne plus rien voir, ne plus rien entendre/Lorsque je me regardedans le miroir je ne me reconnais pas. ».

La question du « voir » se retrouve par ailleurs lorsque je lui demande la manière dont elledéfinit la folie : « Quand on est fou, on ne pense plus, la tête est vide. Est-ce qu’on voit toujoursclair lorsqu’on est fou ? Quand on est fou on ne sait plus où l’on est, qui l’on est, on ne voit plusrien, on n’entend plus rien. ». Madame D. décrit donc la folie comme une altération profonde durapport au monde, une véritable « césure », dans le sens où elle annihilerait la perception visuelle etauditive, et provoquerait une désorientation spatiotemporelle totale. De plus la tête se « viderait »(la notion de vide intervient à de nombreux endroits dans le discours : « ma tête est vide » ; « j’ai

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l’impression de marcher dans le vide », etc.) et le lien identitaire serait rompu puisque « on ne saitplus qui l’on est ». Il y aurait donc perte du savoir sur soi.

La définition de la folie telle qu’elle la craint, dit-elle, plus que la mort-même, serait à rapprocherdes symptômes de la pathologie démentielle. Lorsqu’elle me dit à chaque fin d’entretien « lasemaine prochaine je ne serai plus là », il ne semble pas qu’il faille entendre l’angoisse d’une mort« physique », dont elle dit d’ailleurs qu’elle serait libératrice, mais bien d’une « mort psychique »,dans le sens d’une désubjectivation. Madame D. semble donc dans une angoisse propre auxinjonctions paradoxales, ici d’avoir à « vivre la mort ». La mort psychique est concue comme lasouffrance la plus cruelle, à savoir le fait de « ne plus savoir qui l’on est ».

Pourtant, cette folie que décrit madame D. serait libératoire, puisque venant assiéger le lieumême de la souffrance. Ne plus rien voir, ne plus rien entendre des démons qui la hantent, du« mauvais œil » qui la veille, garant des malheurs qui ponctuent son existence.

L’intrication de la question de la mort du sujet et de la mort physique semble venir s’inscriredans le réel. Ainsi madame D. passe la plupart de son temps allongée sur son lit, préférant laposition allongée qui, selon elle, « rend les douleurs à la tête moins insupportables ». Elle prendalors une position particulière, les bras croisés sur la poitrine ou sur le ventre, évoquant celle desdéfunts. « On m’endort », dit-elle, décrivant une technique s’apparentant à l’hypnose, capable, àdistance, de plonger dans le sommeil ; « c’est encore un moyen pour essayer de me rendre folle ».Dans la mythologie grecque, la figure du Sommeil et celle de la Mort sont incarnées par deuxfrères jumeaux, Hypnos et Thanatos [26]. Chaque « réveil » apparaît ainsi à madame D. commeun soulagement et un étonnement de constater qu’elle est encore présente au monde, en mêmetemps qu’un effroi, de devoir continuer à vivre et à « être-pour-la-mort » [27].

3.4. Les pertes

Le vieillissement, et a fortiori la confrontation à un syndrome démentiel, ravive, dans uncontexte de pertes, l’angoisse de castration, lorsque le corps, par ses défaillances, vient rappelersa loi mortelle [28]. La question de la perte se pose de manière aiguë pour madame D., et touchantepour celui à qui ces constats douloureux sont adressés : « Je perds mes cheveux par poignées » ;« ils m’ont volé ma beauté » ; « à cause d’eux j’ai perdu mes dents » ; « je perds la mémoire aussi,ce sont eux qui me volent mes souvenirs » ; « j’ai tout perdu ». La question de la perte de l’imagenarcissique, du « miroir brisé » par les multiples pertes, selon l’expression de Messy [29], est iciconvoquée.

À cette question de la perte fait rapidement place le thème du vol : vol des pensées, voldes papiers importants, etc. Plutôt être victime d’un vol que de subir des pertes inexplicables,semblerait-il, pour madame D. Nous pourrions dire avec Montani [30] que, « par le truchement dela projection, le dehors devient le reflet du dedans », d’un monde intérieur qui devient chaotiqueet hostile.

La question de l’« objet interne en voie de déperdition » (Péruchon et Tomé-Renault [31]s’appuyant sur les conceptions de Green), par la voie de l’organe, ici fluctuant (cerveau, cœur,estomac, intestins, etc.) car tour à tour jugé « malade », pourrait se poser en termes d’hypocondrie,à la lisière entre paranoïa et mélancolie – avec la notion de faute « capitale », qui fait donc « perdrela tête » – voire parfois des idées de négation (sur le plan digestif et intestinal en particulier ; levide temporel se doublerait alors d’un vide corporel). Là encore les pertes multiples s’inscriventsur le devant de la scène psychique.

La question des limites, largement en jeu dans la pathologie démentielle, apparaît ici au premierplan, dans leur porosité mortifère, engloutissant les objets internes. Les limites entre dehors

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et dedans se floutent au gré des mécanismes projectifs qui révèlent tout en sous-tendant leurdélitement. La pensée elle-même devient pour madame D. un objet qui peut être pris, volé,manipulé, par l’extérieur ; la plainte somatique se place ainsi sur le devant de la scène dont lecorps se fait le théâtre, engendrant un appel incessant au « corps médical », l’infirmière incarnantla « bonne mère » qui dispense ou non son amour : « Je brûle de l’intérieur, je suis tout en feu !J’ai la poitrine qui brûle, je suis toute chaude. . . J’ai mal jusque dans le pli de l’aine, et ca meserre la tête ! Ce sont eux, ils veulent m’avoir à tout prix ! Je leur crie : vous êtes des assassins !J’essaie d’appeler l’infirmière mais elle ne veut rien faire pour moi, je crois qu’elle ne m’aimepas. ».

3.5. Les fonctions du délire

Lorsque la démence vient fragmenter le psychisme, la recherche de sens et de cohérence dansles souvenirs apparaît primordiale. Dans ce contexte, le délire peut s’avérer comme « secours », enparticulier dans la dimension du vécu persécutif [22,32]. Le sentiment de persécution permet, dansune certaine mesure, d’échapper à la déflagration identitaire. Les symptômes liés à la pathologiedémentielle et à certaines manifestations neurologiques (pertes de mémoire, douleurs, vertiges,etc.) sont alors interprétés comme résultant d’une action, d’une intention, extérieure au sujet ;l’apparition de la pathologie n’ayant pas « de sens » pour le malade, celui-ci va chercher un autresens, plus acceptable, même si générateur lui-aussi de souffrance. Les souvenirs viendront alorségalement se lire à la lumière de cette interprétation délirante, offrant à l’existence son unité enliant ces souvenirs entre eux.

Le délire de madame D., dans un contexte d’apparition de troubles démentiels, nous sembleainsi remplir plusieurs fonctions, dont la première serait d’offrir une cohérence aux souvenirs,« réinterprétés » à la lumière de celui-ci, ou parfois même, semble-t-il, « hallucinés ». Son arrivéeen institution pour personnes âgées alors qu’elle n’avait que 68 ans, se voit expliquée, non parune pathologie insoutenable pour elle, mais parce qu’elle se trouve au cœur d’un projet de grandeampleur, visant à lui « faire perdre la tête » ; les symptômes sont eux-mêmes interprétés commeémanant de ces « puissances » indéterminées (désignées de facon récurrente par le pronom « on »)qui jouent sur son cerveau en manipulant ses idées. Cette secte qui la poursuit vient égalementfaire trait d’union entre elle et ce compagnon qui l’a quittée dans un contexte de violence, la« laissant pour morte » après qu’elle ait ingéré une importante quantité de médicaments.

Les idées délirantes de référence – telles que le fait que les animations proposées dans lastructure n’aient pour unique visée que de la perturber – permettent également à madame D. dese sentir exister de manière privilégiée dans l’institution ; même si cela prend une forme négativede complot à son encontre, elle garde néanmoins imaginairement une place centrale dans lespréoccupations de chacun, ce qui résonne avec la manière dont elle décrit, avec nostalgie, une viepassée marquée par la profusion (« enfant unique, mes parents ont tout fait pour moi » ; « j’étaistrès fortunée et pouvais me payer tout ce que je voulais » ; « j’étais la plus belle femme de la villeet tous les hommes me regardaient », etc.).

Certaines pensées, jugées inacceptables pour elle, sont ainsi « excusées » par le fait qu’elle n’enserait pas à l’origine. Son discours est par ailleurs ponctué par des propos qui rappellent, à certainsendroits, ceux de personnes atteintes de maladies graves : « Pourquoi cela m’arrive à moi ? » ; ceà quoi madame D. ajoute : « Qu’est-ce que j’ai fait de mal pour qu’ils m’en veuillent au point devouloir me faire devenir folle ? ». La maladie, qui peut être vécue de manière persécutrice en cequ’elle vient ronger le corps, est ici externalisée et personnifiée sous la forme d’un regroupement

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sectaire. Les propos de Minkowski [33] au sujet de la douleur sensorielle pourraient ici être prisau pied de la lettre :

« Elle contient en elle, d’une facon intrinsèque, la notion d’une force étrangère qui agit surnous et que nous sommes obligés de subir [. . .] Nous ne nous extériorisons plus maintenant, nousne cherchons plus à laisser une empreinte au monde extérieur, nous le subissons au contraire,nous le laissons venir sur nous, dans toute son impétuosité, et il nous fait souffrir. »

Péruchon [31] quant à elle s’intéresse à la projection délirogène dans ce qu’elle constitue unfacteur de liaison qui permet de garder une certaine forme d’homéostasie face, en particulier,à l’isolement affectif et social, et à une tendance à l’intolérance à la frustration, majorée parune revendication affective marquée qui reste la plupart du temps sans réponse de la part del’environnement. Le fait de se sentir ainsi au centre des préoccupations permettrait de retisserdes investissements relationnels et objectaux par la voie du sentiment de persécution. La « secte »– aux caractéristiques divines d’omniscience, omniprésence et omnipotence – semble à la foisfaire tiers dans la relation d’objet et offrir une cohésion psychique.

« [. . .] L’objet d’indifférence, mû en objet d’hostilité par le phénomène de la projection quitravestit la pulsion en perception, offre l’avantage au sujet de se libérer de ses pulsions agressiveset pour ainsi dire de s’innocenter grâce au clivage lui permettant de se sentir bon. L’isolementcouplé avec l’abolition des investissements est source de désintrication : l’énergie qui n’est plusliée dans les activités antérieurement exercées par le sujet ou par le réseau de ses relations d’objetdevient flottante et désorganisatrice faisant sourdre une angoisse qu’une projection délirogènepeut tenter de canaliser » [31].

La question de la projection paranoïaque chez madame D. s’exprime en particulier sur leversant d’un vécu d’intrusion, avec sa forte charge d’angoisse, tapissant bon nombre de sespropos : « Quelqu’un a pénétré ma chambre pendant mon absence/Ils pénètrent dans ma têtepour guider mes pensées/Il avait vu un grand trou dans le grillage, quelqu’un avait pénétré. J’aitoujours eu peur de me faire cambrioler/À l’hôpital, on a voulu me faire devenir folle en me faisantune piqûre. ».

Il faut probablement toute la finesse clinique de Péruchon pour montrer comment à cetteangoisse d’intrusion répond le mécanisme princeps en jeu dans la paranoïa, à savoir le clivage.C’est ce qui nous permet d’entendre autrement madame D. lorsqu’elle considère, projetant sur lepersonnel les deux parties clivées de son moi, ceux qui pourront lui venir en aide et qui serontde ce fait idéalisés, face aux « mauvais » soignants qui menacent son intégrité et la détruisent. Leclivage qui en résulte, véritable mouvement défensif et projectif, permet à madame D. de tenir etde ne pas se laisser contaminer par l’angoisse de mort.

4. Conclusion

La clinique avec des patients « délirants » atteints de pathologies démentielles confronte leclinicien à la question du sens que revêt le délire du point de vue du sujet [28,34]. C’est en étant àl’écoute de ses propres ressentis, et en s’écartant soi-même du sillon tracé par les idées délirantesprises au pied de la lettre, qu’il peut ainsi approcher cette souffrance existentielle. S’intéresserau délire comme à une « clef » permettant d’approcher la fonction désirante offre au cliniciend’envisager une unité de sens susceptible de lui faire supporter le vécu chaotique que génère cetterelation avec le patient.

Ainsi avons-nous proposé quelques éléments d’analyse, tissés autour d’un cas clinique, surla manière dont le délire apparaît comme tentative de restaurer l’assise identitaire qui se frag-mente dans l’atteinte démentielle. En effet, la réflexion qu’a suscitée madame D. nous permet de

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prolonger un peu plus notre hypothèse selon laquelle les comportements délirants permettent lemaintien d’une certaine cohésion psychique dans une réalité devenue soudainement insoutenable.En cheminant pas à pas auprès d’elle et en nous laissant enseigner le langage que révèlent sescomportements délirants, nous avons compris qu’ils revêtaient en leur sein une fonction identi-taire tout à fait surprenante. Il est clair que notre travail ne consiste pas ici à affirmer que toutdélire a une fonction identitaire mais que notre démarche permet une traduction de la singularitédu discours de madame D. prise dans les mailles de l’évolution démentielle à laquelle sa réalitésubjective ne l’avait pas préparée. Ainsi, ce travail nous invite-t-il à décrypter sans cesse, à par-tir des mouvements transférentiels, un langage qui ne peut se dire autrement. Il est évident quel’évolution démentielle avec son cortège de manifestations vient brouiller en quelque sorte lesmessages qui s’adressent à l’Autre et qui comportent, pour chacun, une part de vérité historique,concept développé par Freud dans Moïse et le monothéisme [35]. Cette vérité historique ne seréfère pas à une réalité objective proprement dite qui prend place à partir de faits historiquesmais révèle l’empreinte, dans le psychisme, d’une réalité qui est advenue. Si la logique médicaleappréhende le délire en faisant abstraction du sujet, la fonction subjective et désirante n’en dis-paraît pas pour autant. Comme le rappelle Villa [36], le travail psychique ne connaît pas l’âge, etles exigences de liaisons pulsionnelles œuvrent du début à la fin de la vie.

Déclaration d’intérêts

Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.

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