Upload
zinelh
View
252
Download
2
Embed Size (px)
Citation preview
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 1/73
Agrégation externe de philosophie
Leçon sur programme
L'esthétique
Daniel Dauvois
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 2/73
Introduction
L'esthétique peut s'entendre en un sens étroit, qui épouse les vicissitudes historiques
du mot et dont la pertinence ne s'étend guère, par conséquent, au-delà de la période
contemporaine. C'est alors, et en opposition à toute poétique, l'étude réfléchie de la réception
sensible des oeuvres d'art, voire de la nature comprise comme spectacle. Le vocable suppose
de négliger le département des règles productrices par lesquelles en principe un art
s'accomplit. On en pointe l'apparition et la mise en usage dans la publication de
l'Esthétiquelde Baumgarten, en 1750. La date est commode et le cercle de famille
relativement étroit autour du nouveau terme, qui aura en effet bien de la difficulté à franchir
les frontières germanophones, et ne sera par exemple reçu en France qu'à partir du second
XIX' siècle.
Cependant la réflexion historique en étend largement le pouvoir de signification à
tout essai sur la nature du beau, ses manifestations mondaines et sa culture dans les arts,
auquel cas tous les moments de l'histoire de la philosophie se révèlent concernés, et
l'esthétique devient coextensive à toute la philosophie, comme l'une de ses branches
permanentes, ordonnée à ce transcendantal particulier qu'est le beau, distinctivement du vrai
et du bien.
Quelle est la bonne amplitude2du domaine de définition ? On la pourra mesurer aux
risques qui doivent être encourus par l'élection de chacun des termes du choix, si cela s'opère
au détriment de l'autre : opter pour le sens large, c'est s'engager dans une rhapsodie
historique des théories du beau et des philosophies de l'art, qu'on recherchera de gouverner
sous les formes accoutumées de la périodisation philosophique. Adopter le sens étroit, c'est
rentrer dans l'étude du rapport, en l'occurrence fondateur, de Baumgarten à Kant, s'interroger
sur une esthétique wolffienne sinon de Wolff lui-même, sur la médiation de Georg Friedrich
Meier, disciple de Baumgarten que Kant aurait eu davantage chance de lire, sur la place de
' Aesthetica, scripsit Alexander Gottlieb Baumgarten, Francfort-sur-l'Oder, 1750. Sur l'origine germanique de
l'esthétique au XVIII' siècle et au sens étroit, L'esthétique nait-elle au XV1Ile siècle?, collectif coordonné parSerge Trottein, PUF, 2000.2On pourra s'interroger à partir de la conférence de Baldine Saint Girons, 'L'acte esthétique' (Bulletin de lasociété française de philosophie, séance du 19 janvier 2008), qui procède par voie d'élimination successive. On
notera la question de A. P. Olivier (p. 24) et la réponse quelque peu élusive qui s'ensuit.
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 3/73
Sulzer, de Mendelssohn et de Lessing', bref c'est se plonger dans les Lumières allemandes2,
Aufkleirung, afin d'y ressaisir, parmi les détours incertains et les tendances offertes, la
genèse ramifiée de l'esthétique kantienne. Le travail a été fait3 et il relève de la dimension
fine, érudite et scrupuleuse de l'histoire de la philosophie. Un cours sur l'esthétique réclame
moins de technicité historienne, quoiqu'il n'ait point par ailleurs à tendre vers le cumul de
considérations idéales successives, affectées à un sentiment esthétique plus ou moins pérenne,
et qui ressemblent à de la science molle. Nous allons donc nous efforcer d'atteindre à une
amplitude historique large, ainsi d'aller de Platon jusqu'à notre modernité, mais sous quelques
conditions contraignantes et unificatrices de notre propos, qui reviennent tout d'abord à
l'articulation de l'acception large du vocable d'esthétique sur son sens étroit : en d'autres
termes, nous allons rechercher, sur chaque référence examinée, de nous restreindre au pointde vue de la réception sensible des spectacles naturels ou des oeuvres de l'art, et même si cette
réceptivité ne présente point la spécificité qu'on nommera plus récemment esthétique. En
second lieu, nous ne préjugerons aucunement de quelque législation voire tendance
historique, qui ferait par exemple aller d'un beau objectif vers un beau subjectif, d'une
subordination à la nature vers une supériorité de l'art, ou quelque autre prescription historique
régulière qui ferait justement tomber dans une tiède et syncrétique histoire des idées. Du point
de vue chronologique, nous nous concentrerons plutôt sur le moment d'émergence du
discours esthétique au sens étroit, sur ses prémisses, son avènement et ses conséquences.
Afin de se garder de cette espèce d' histoire des idées vaguement prescriptive, nous
posons deux principes méthodologiques simples : donner à chaque fois la priorité aux textes,
d'où nous partirons et auxquels nous demeureront attachés ; et rapporter de façon
systématique le dit de tous ces textes principiels à des oeuvres d'art déterminées, afin de les
confronter, c'est-à-dire de mesurer le pouvoir d'élucidation de ceux-là sur celles-ci, mais
aussi d'apprécier la portée parfois fort lointaine de certaines décisions théoriques quant à la
détermination durable de formes artistiques, enfin d'estimer en retour comment des oeuvres
d'art ont pu fournir une matière renouvelée à l'interrogation esthétique. Soit, l'esthétique
comme débat instruit entre les textes et les oeuvres, du point de vue préférentiel de leur
réception.
' Vide : Aux sources de l'esthétique. Les débuts de l'esthétique philosophique en Allemagne, dir. J-F Goubet etG. Raulet, Editions de la maison des sciences de l'homme, Paris, 2005.2 On consultera les Esthétiques de l'Aufkliirung, numéro 4, 2006, de la Revue germanique internationale, CNRS
éditions, 2006.3 Daniel Dumouchel, Kant et la genèse de la subjectivité esthétique, Vrin, 1999.
2
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 4/73
1/ Platon et la puissance des phantasmatal .
Entrons in medias res dans un passage célèbre du Sophiste, lorsque l'Etranger invite
Théétète à découper selon ses articulations naturelles l'art d'imiter, mimètikè tekhnè.
Rappelons seulement qu'il s'agit de chasser et de capturer le sophiste dans son identité2, et
pour cela de comprendre comment il peut passer pour savant et en donner l'illusion. Or dans
cette chasse, l'art que possède le sophiste et dont la mise en oeuvre le définira suffisamment, a
fait l'objet d'une double opération : il a été posé sous le genre plus extensif de l'art
mimétique, dont la dichotomie menace, de sorte que le sophiste sera bien saisi comme un
fabricant d'imitations qui passent pour ce qu'elles ne sont pas, mais en outre, les imitations
discursives, qui sont bien entendu de son usage, ont été mises en équivalence avec les
imitations graphiques ou plastiques. Mimèmata kai homonuma3 , les imitations et les
homonymies sont dans une analogie assez serrée pour qu'un certain art de la parole puisse se
substituer à la graphikè tekhnè4, ainsi à l'art du peintre, dans le cadre d'une identité de la
forme des opérations ainsi que des effets illusionnistes produits. Le sophiste peint avec des
mots et donne l'illusion de savoir par un art de la parole analogue à celui du peintre qui
semble susciter et produire la réalité qu'il fait voir5. Dans l'art de fabrication des images
(eidolopoiikè tekhnè6 ), il va ainsi falloir identifier la position déterminée du sophiste, et
satisfaire à une exigence de spécification, mais par là aussi identifier la position des peintres
ou des sculpteurs, qui partagent la même espèce de technique, à moins qu'il ne soit question
que de certains d'entre eux, comme il apparaîtra bientôt. Toujours est-il que le sophiste doit
partager le genre de fonction qu'il exerce avec d'autres artisans ou artistes : rechercher une
identité, celle du sophiste, ce sera tomber sur un essaim d'artistes, pour lequel le propos devra
satisfaire à une exigence de généralisation. Notons en cela que l'art dichotomique platonicien
ne fait pas varier en raison systématiquement inverse, l'extension et la compréhension des
notions qu'il subdivise et recompose. Voyons le texte :
' La traduction usuelle par les simulacres peut prêter à confusion, notamment avec les simulacres épicuriens
(eidola). Par le phantasme, Platon vise quelque chose comme une représentation qui parvient à masquer sa
dissemblance d'avec le modèle sous le voile d'illusion d'une présence en chair et en os de ce dernier, ce
pourquoi le vocable aujourd'hui courant de phantasme, avec ses connotations de détachement à l'égard du réel
mais aussi d'intensification dans la mise en présence, ne convient pas si mal.
•2
235 b-c. Nous nous référons à l'édition Diès, Belles-Lettres, 1985 (première édition, 1925).3234b4
234 b 7.5
234 b-c.6235b 9.
3
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 5/73
L'étranger - En poursuivant la division de la manière que nous avons fait
jusqu'ici, je crois apercevoir deux formes de la mimétique, quant à l'aspect précis
que nous cherchons, en laquelle de ces deux formes le pourrons-nous trouver,
c'est ce que je ne me sens pas encore capable de découvrir.
Théétète — En tout cas, veuille d'abord nommer et distinguer les deux formes dont
tu parles.
- Le premier art que je distingue en la mimétique est l'art de copier (eikastikè
tekhnè). Or on copie le plus fidèlement quand, pour parfaire son imitation, on
emprunte au modèle (paradeigmatos) ses rapports exacts (summetrias) de
longueur, largeur et profondeur, et revêt en outre chaque partie des couleurs quilui conviennent.'
Pour trouver le sophiste, qui se cache sous les divisions que l'on n'a pas faites, il
faut reconnaître deux formes de mimèsis et de fabrication des images, puisque l'on remarque
que le propos atteint immédiatement la région des arts plastiques, peinture et sculpture. La
première est une mimétique d'emprunt, qui prélève d'un paradigme certaines de ses
déterminations pour les faire passer dans l'image qui de ce fait lui ressemblera. Comme nous
sommes du bon côté de la dichotomie, où le sophiste ne risque point de se cacher, il vient au
jour qu'il doit exister une peinture et une sculpture satisfaisantes, et que Platon ne recherche
pas, en général, la réprobation de ces arts, mais sans doute seulement de certaines manières de
les pratiquer et peut-être d'éblouir leurs spectateurs au détriment de l'essentiel. Or pour le
coup, cet essentiel a partie liée avec la conservation de ces proportions qu'assume dans le
texte le concept de summetria, présent à l'accusatif pluriel, summetrias. Voici un concept
platonicien à la fois essentiel et promis à un long avenir d'exploitation, d'entretien et de
vicissitude par toutes sortes de discours artistiques appelés à coordonner la notion de beauté
avec celle de respect réglé des proportions. Ce n'est pas ce que désormais nous appelons la
symétrie, qui consiste dans une conservation des rapports métriques et dans le renversement
spéculaire d'une disposition donnée, autour d'un centre ponctuel, linéal ou bien d'un plan. La
summetria de Platon exclut toute latéralité et tout situs qualitatif : elle consiste dans la
proportion des parties entre elles et à l'égard du tout, qu'obtiennent l'universalité et la
systématicité d'opérations de mesure par lesquelles chaque partie, chaque détail d'une oeuvre
1 235 d 1 —235 e2.
4
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 6/73
se trouvent exprimables comme un certain multiple d'une unité originaire, ce qu'on appelle en
architecture' un module, ou une certaine subdivision de la grandeur totale, comme cela se
pratiquait canoniquement2 pour la sculpture. Comprenons que des rapports entre des
grandeurs forment en s'égalisant des analogies d'où procède mathématiquement l'héritage en
l'oeuvre de cette perfection du modèle qu'elle imite selon un art eikastique ; et tirons une
double leçon : le beau visible n'est pas en lui-même sensible, il relève des idéalités
mathématiques dont la perfection vient se faire voir dans le bourbier du sensible ; en second
lieu, les images ressemblent en empruntant des rapports. Ce sont des analogues de leur
modèle, c'est-à-dire qu'elles ne lui sont pas identiques et bien plutôt inférieures, mais dans le
respect de cet ordre des différences, elles participent au sens où elles sont partiellement et à
partir de lui, ce que leur modèle est. La double contrainte d'une telle égalité de rapports dansla différence ontologique qui doit persister entre modèle et image, détermine ce bon art de
l'imitation.
On remarquera que cette fidélité de la copie enveloppe non seulement des exigences
de forme, dont il faut emprunter les rapports, mais aussi des couleurs convenables3. Platon le
redit lorsqu'il aborde explicitement4 l'art des peintres, il faut donner aux tableaux toutes les
couleurs et formes appropriées. Or il semble que les couleurs doivent déroger au désirable
régime analogique de ressemblance entre copie et modèle, puisqu'elles apparaissent
identiques dans l'image et dans l'original ; elles ne portent pas des rapports égaux pour des
grandeurs en soi différentes mais elles répètent ce qu'elles imitent. Cependant Platon persiste
à fournir l'injonction de revêtir les copies des couleurs convenables, de sorte que le fait même
de peindre, d'apposer des couleurs5 sur un tableau et une image, ne saurait par soi-même être
' Vitruve définit ainsi la notion : La proportion (summetria) aussi est le rapport que toute l'oeuvre a avec ses parties et celui qu'elles ont séparément à l'égard du tout, suivant la mesure d'une certaine partie. Car, de mêmeque dans le corps humain, il y a un rapport entre le coude, le pied, la paume et la main, le doigt et les autres
parties, ainsi dans les ouvrages qui ont atteint leur perfection, un membre en particulier fait juger de la
grandeur de toute l'oeuvre. (Les dix livres d'architecture, traduction C. Perrault, seconde édition, Paris, 1684, p.
11). Les modalités de commensuration, modulaires ou divisionnaires, ne changent donc pas la nature de la
summetria, qui demeure une harmonie secrète des parties, exprimable par des analogies mathématiques.2
Rappelons, d'après Pline (Histoire naturelle, XXXIV §55-56 ; éd. le Bonniec, Belles-Lettres, 1953, p. 126-
127) que Polyclète avait écrit un traité de la proportion du corps humain, le Canon, et formé une sculpture qui en
soit l'expression exemplaire et qui méritait d'être également appelée par antonomase le Canon. Le traité estperdu, et l'on ne sait quel était le système des proportions du corps humain — la summetria — qu'il développait;
on s'est demandé, en dépit du texte de Pline qui l'exclut, si la sculpture qui y répondait ne pouvait être autre que
le Doryphore, dont le Musée archéologique de Naples conserve une réplique romaine.3
On sait que l'apposition des couleurs concerne également la sculpture et ses oeuvres polychromes, cf. République IV, 420 c-d.4Par exemple au Cratyle,431c ,ou 432 b.5
Le Philèbe soutient, en 53 a-b, que le plus beau blanc est le blanc sans mélange ; car les belles couleurs, comme
les belles formes, sont l'objet d'un plaisir pur et sans mélange de douleur (5 lb). Si les belles formes sont
5
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 7/73
posé du mauvais côté de l'art d'imiter. La peinture n'est pas un fard intrinsèquement
condamnable, au même titre que la toilette, et qui n'aurait d'autre fin que la séduction et le
plaisir. C'est bien plutôt la recherche de l'illusion en peinture que Platon condamne, comme
nous l'allons voir, illusion dont la couleur n'est pas plus ou davantage responsable que la
forme et le dessin. L'idée d'une intensification plaisante du sentiment de présence du modèle
dans l'image, et dommageable du seul fait de la couleur, n'est donc pas soutenue par Platon.
Comme on sait, l'image, si elle doit ressembler, ne doit pas chercher à s'égaler2 à
son modèle, sous peine d'une confusion irrémédiable ; en ce sens, son analyse se trouve
subordonnée aux intérêts exclusifs du vrai, mais en retour, il est tout aussi bien manifeste que
le dispositif platonicien d'explicitation conceptuelle des rapports entre les Idées et les choses
sensibles se trouve lui-même ordonné aux relations exemplaires du modèle et du tableau. On
est donc autorisé à envisager une postérité du côté des arts mimétiques de ce que ces textes
platoniciens pourront avoir de fondateur3. Plutôt que de considérer un rejet général des arts
mimétiques qui viendrait grossir les traits d'un platonisme moyen autant que bien connu, le
texte du Sophiste appelle de noter la positivité de l'art eikastique, qui permet en premier lieu
que soient distingués les images et leur paradigme, mais aussi en second lieu que soit ressaisi
quelque chose de ces modèles au travers de leur copie : une fonction positive et anagogique
des oeuvres d'art se trouve par là ouverte, dans l'exacte mesure où celles-ci invitent à traverser
leur apparaître sensible pour atteindre un lieu intelligible, ce qu'empêchera précisément un art
phantastique d'imitation. En des termes communs et actuels, Platon tend à développer non
une théorie de l'art en général mais une esthétique prescriptive et sélective, accordée à
engendrées à l'aide de la règle et de l'équerre (51c), les belles couleurs sont les couleurs pures de tout mélange,
telles que le Timée (67 c, sq.) et le Phédon (110 c) les évoquent, et qui correspondent aux quatre couleurs de
l'ancienne peinture grecque, blanc, noir, rouge, jaune. On consultera la somme d'Adolphe Reinach : Textes grecset latins relatifs à l'histoire de la peinture ancienne, dit Recueil Milliet, Paris 1921, rééd. Macula, 1985, en
l'occurrence, les §§ 5-6, p. 8-13 ; voir aussi les §§ 7-25 sur les procédés picturaux, p. 14-31. Il y a un plaisir
parfaitement légitime de la couleur chez Platon ; c'est seulement ce qui trompe sur la distinction de l'imitation et
du modèle, dont il faut absolument se méfier et détourner les formes de l'art. On lira pour confirmation la thèse
complémentaire de P.-M. Schuhl, Platon et l'art de son temps, Félix Alcan, 1933 (rééd. chez Vrin).
En opposition à la thèse de Jacqueline Lichtenstein, proposée dans La couleur éloquente, Flammarion, 1989, au
chapitre intitulé 'De la toilette platonicienne', p. 45-63.2 Platon est partagé entre la nécessité d'emprunter au modèle pour pouvoir l'imiter, et la réprobation de la
tendance à s'égaler, voire à s'identifier à ce dernier. Sa louange de la peinture égyptienne permet que se dessine
un dépassement pour cette opposition : ce qui est requis, ce sont des règles poiétiques, qui ne sont autres que
conventions, mais qui ont l'insigne mérite de ne pas changer et de prescrire aujourd'hui comme dans la plus
profonde antiquité.3 C'est le sens de l'introduction d'Idea, d'Erwin Panofsky : C'est Platon qui a conféré au sens et à la valeurmétaphysique de la beauté des fondements universels, et dont la théorie des Idées a pris pour l'esthétique desarts plastiques une signification toujours croissante ; pourtant il ne fut pas, pour sa part, en mesure de jugeréquitablement ces mêmes arts plastiques. (Idea, TEL/Gallimard, 1989, p.17). La concession finale exprime une
certaine autonomie de l'histoire esthétique en regard de l'histoire de la philosophie première.
6
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 8/73
certaines oeuvres artistiques qu'il pouvait connaître, mais aussi bien exclusive d'autres
oeuvres. C'est d'ailleurs plus précisément une poétique plutôt qu'une esthétique qu'il fonde,
puisqu'il recherche prioritairement de donner des règles à la confection des oeuvres, quoique
cela débouche par ailleurs sur des considérations descriptives vouées à leur réception.
Ces règles, par lesquelles une imitation doit à la fois ressembler à son modèle, s'en
distinguer et se faire valoir pour la simple image qu'elle est, non pour le modèle qu'elle n'est
pas, doivent en outre présenter une qualité supplémentaire, et c'est de demeurer inchangées.
Platon est ennemi de la nouveauté, de l'histoire de l'art si l'on veut : car la vérité de l'art est
originaire et intemporelle. En cela Platon exprime certes moins un goût archaïque qu'il ne
développe les premiers principes de tout classicisme, pour lequel doivent être données une
antiquité et des règles intangibles qui lui soient co-originaires et co-essentielles. Or l'antique
pour Platon et selon une mesure temporelle analogue à la nôtre, c'est l'Egypte. L'Athénien
l'explicite parfaitement, au livre II des Lois :
Depuis bien longtemps, je pense, ils (sc. Les Egyptiens) ont appris cette vérité que
nous formulons maintenant : ce sont les belles figures et les belles mélodies que
doit pratiquer dans ses exercices la jeunesse des cités ; ils en ont donc fixé la
détermination et la nature, puis en ont exposé les modèles dans les temples ; cesmodèles, il n'était permis ni aux peintres ni à quiconque représente des attitudes
d'aucune sorte, de les négliger pour modifier les règles nationales ou en imaginer
de nouvelles, et maintenant encore cela leur est défendu, soit en cette matière, soit
en tout art musical. A l'examen, tu trouveras que, dans ce pays, les peintures et les
sculptures remontent à des millénaires, et quand je dis millénaires, ce n'est pas
façon de parler, c'est la réalité ; elles ne sont ni plus belles ni plus laides que
celles d'aujourd'hui, et ont mis en oeuvre une technique identique.'
Les règles doivent manifester l'exemption des vicissitudes temporelles qui les
apparentent aux beautés pures et non à leurs imitations. Elles pourraient alors incliner vers la
simple proposition de formes géométriques parfaites et de couleurs pures de tout mélange, ce
qui estomperait le devoir de ressemblance et tendrait vers une esthétique qu'on pourrait
presque dire abstraite. Elles assurent la possibilité que s'engendrent ces images mesurées, qui
1 Lois, II, 656d — 657a. Ed. E. des Places, Belles-Lettres, 1951 ; éd. citée, 1992, p. 43-44.
7
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 9/73
ressemblent sans s'identifier, et se proposent ainsi, à la fois et en même temps, pour être et ne
pas être ce qu'elles imitent. Mais elles ont la principale fonction d'autoriser la dénonciation
de toute espèce de nouveauté qui les viendrait transgresser : Platon n'est pas loin de les tenir
pour de simples conventions', mais que sanctifie leur caractère originaire et inchangé. Si doit
triompher l'Egypte en peinture, c'est que l'ennemi est aux portes, et qu'il est grec ainsi que,
au sens de Platon, tout contemporain. Car ce dernier ne goûte guère les peintres de son temps,
dont les prestiges illusionnistes vont être placés du mauvais côté de l'art d'imiter. Reprenons
le fil du texte du Sophiste, avec l'étonnement de Théétète :
Eh quoi ? Est-ce que tous ceux qui imitent n'essaient pas d'en faire autant ?
- Pas ceux du moins qui ont à modeler ou à peindre quelque oeuvre de grandeenvergure. S'ils reproduisaient, en effet, ces beautés avec leurs véritables
proportions, tu sais que les parties supérieures nous apparaîtraient trop petites et
les parties inférieures trop grandes, puisque nous voyons les unes de près et les
autres de loin.
- Parfaitement
- Est-ce que, donnant congé à la vérité, les artistes, en fait, ne sacrifient pas les proportions exactes pour y substituer, dans leurs figures, les proportions qui
feront illusion ?2
Afin d'en ressaisir aisément la substance, on illustrera ce propos introductif de l'art
phantastique par une anecdote que nous connaissons exclusivement depuis une seule source,
celle d'un compilateur byzantin du XII' siècle, Johannès Tzétzès ; dans ses Chiliades3 , il
raconte la rivalité4 de deux sculpteurs athéniens célèbres, Phidias et Alcamène, à qui la cité a
demandé une statue d'Athéna, destinée à surmonter une colonne, et conséquemment à être
seulement visible da sotto in sù, comme disent les Italiens, ou en contre-plongée. Alcamène y
va à la bonne foi, comme le commente Blaise de Vigenère5, c'est-à-dire qu'il façonne une
Athéna eikastique, avec ses dues proportions, qu'il conduit à la perfection relative dont une
1Ainsi qu'il s'agisse de règles nationales, partant sans universalité.2 Sophiste, 235 e - 236 a (éd. Diès, p. 333-334).3Chiliades, livre VIII, v. 193 sq .
4L'anecdote est reprise dans l'introduction d'Idea (op. cit., p. 20-21). Elle est bien davantage détaillée par Blaisede Vigenère dans son Epître à Barnabé Brisson, qui introduit sa traduction commentée des Images de Philostrate
(Images ou tableaux de platte peinture, 1578 ; éd. F. Graziani, Honoré Champion, 1995). Cette Epître est un
moment important et inaugural de la littérature d'art de langue française.5Voir note précédente.
8
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 10/73
image est capable. Tandis que Phidias accentue les traits de sa face, qu'il grossit la tête et
amoindrit les pieds, bref qu'il défait les summetriai au lieu de les emprunter, sous la raison du
point de vue d'où la statue sera aperçue et jugée, et afin que la statue paraisse ce que pour cela
elle ne doit pas être. Vigenère s'étendra avec complaisance sur les déformations que Phidias
impose à son Athéna (de grosses mouardes lippes recourquebillées, faisant une très laide
grimace ; le menton s'allongeant en un groin tortu tout despiteux1 ). Il implique même
Périclès qui sauve Phidias, auquel les Athéniens s'apprêtaient à faire un mauvais parti, en
demandant que les oeuvres concurrentes soient jugées sur leur colonne destinale, où l'Athéna
d'Alcamène perd sa perfection alors que celle de Phidias y atteint, ou du moins le paraît.
Comprenons que la phantastikè tekhnè enveloppe de prendre en compte les déformations2
optiques que le point de vue des spectateurs apporte invinciblement avec soi, et d'en effacer
l'apparaître par des mesures contrariantes : ainsi l'effet de raccourci perspectif, qui fait
paraître plus petit ce qui s'éloigne de son spectateur d'une distance d'autant plus grande, peut
être corrigé par un accroissement proportionnel des mesures qui régissent la dimension
respective des parties. Si l'on ne veut pas une Athéna à la petite tête et aux grands pieds, il
faut amoindrir ces parties-ci et augmenter la taille et les détails de cette partie-là, mais ainsi
subvertir les summetriai. Les artistes phantastiques sont ainsi conduits, pour donner l'illusion
de la perfection symétrique du représenté, d'en défaire systématiquement les mesures et les
rapports. Il ne s'agit donc plus d'imiter un modèle en lui empruntant ses bonnes proportions,
mais bien de susciter une perception par des moyens qui ne sont pas ce qu'ils permettent
d'obtenir, et qui empruntent, si l'on peut dire, la voie du mè on, non-être ou néant. C'est ce
qui justifie la condamnation platonicienne : l'oeuvre phantastique n'est pas ce dont elle offre
l'apparence, de sorte que c'est par les opérations techniques de déformation des vraies
proportions du modèle que celles-ci semblent s'être incarnées. Le résultat qu'on peut dire
esthétique est la négation de ses moyens poétiques d'obtention. Au travers de l'art
phantastique, l'être apparaît tel qu'il n'est pas, et ce sont cette fausseté et cette tromperie qui
disqualifient ce genre d'oeuvre mimétique aux yeux de Platon.
Sans insister sur l'ensemble des corrections optiques que l'architecture grecque a fait
subir aux lignes et aux mesures qu'elle mobilisait, afin de mettre ses spectateurs en présence
' Images, éd. Graziani, p. 16.2
Celles-ci concernent l'ensemble des anamorphoses dont la perspective constitue la géométrie et le principeconstructif, mais aussi les effets de la courbure négative des cellules rétiniennes, dont la forme générale de
calotte sphérique concave incurve les parallèles et oblige aux corrections telles que l'entasis architecturale des
colonnes. Sans en posséder le fondement optique, les Grecs ont appris à contre-incurver certaines formes pour
leur donner l'apparence d'une parfaite rectilinéarité.
9
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 11/73
d'illusions symétriques, notons que la grande peinture grecque en gros contemporaine de
Platon, est demeurée célèbre sous des anecdotes qui soulignent le réalisme des tableaux et la
réussite des effets de trompe-l'oeil. Que ce soient les divers épisodes liés aux raisinsl de
Zeuxis, que Parrhasios surpassa par la représentation d'un rideau de théâtre dont l'apparente
présence était à s'y tromper non pour de simples oiseaux mais pour Zeuxis2
lui-même, que ce
soient les portraits3 d'Apelle, celui d'un cheval qui faisait médire les rivaux mais hennir les
chevaux4, c'est toujours la puissance des oeuvres picturales les plus hautes à rendre
perceptivement présents ce que pourtant ontologiquement elles ne sauraient être, qui se trouve
complaisamment souligné. Le rapport de mimèsis se déplace : il passe de la liaison défective
entre modèle et copie, qui se juge à partir du modèle, à la liaison identitaire et pleine de
confusion entre image et modèle, qui s'estime dans la perception. Et plutôt que de conserver
quelque chose d'une origine idéale, il tend à tromper la réceptivité.
Le phantasma paraît être plus qu une copie, puisqu'il semble s'égaler au modèle;
mais pour cela, il doit être moins que cette copie, de ce qu'il la déforme, la disproportionne et
se rend ainsi davantage dissemblable à l'égard des summetriai. Là se trouve préinscrite la
nécessité du parricide parménidien et du recueil du non-être dans l'être : l'art phantastique fait
On trouve l'histoire au livre XXXV de l'Histoire naturelle de Pline (§ 65). Le foisonnement des anecdotes
proposées dans ce livre XXXV, et infiniment décliné par toutes les premières histoires modernes de la peinture,
ce qui en fait comme la mythologie de cet art, ne se porte pas toutefois dans cette exclusive direction de la
perfection mimétique à laquelle l'art pictural sait parfois parvenir. Le certamen linearum de Protogène et
d'Apelle (XXXV, § 81-83, éd. Croisille, p. 71-72) en témoigne assez, mais aussi cette remarque à l'égard de
Timanthe, l'auteur d'un Sacrifice d'Iphigénie où Agamemnon exprime la plus haute et la plus indicible douleur
en se voilant la face : « De fait c'est le seul artiste dans les oeuvres de qui il y a plus à comprendre que ce qui esteffectivement peint» (FIN, XXXV, § 74, éd. Croisille, p. 68). Dans ses effets le tableau peut donc excéder sa
matérialité picturale ; mais ce sont toujours ses effets et sa puissance qui mesurent sa perfection.2
Anecdote liée à la série précédente : « On rapporte que Zeuxis peignit également plus tard un enfant portantdes raisins : des oiseaux étant venus voleter auprès de ces derniers, en colère contre son oeuvre, il s'avança etdit avec la même franchise : « J'ai mieux peint les raisins que l'enfant, car, si je l'avais aussi parfaitementréussi, les oiseaux auraient dû avoir peur» (HN, § 66, édition Croisille, Belles-Lettres, p. 65). La confusion
pathétique avec le détail du réel, que l'oeuvre suscite, doit ainsi former la mesure de l'appréciation experte de
cette oeuvre. Bien juger ce n'est que se laisser aller à sa perception naturelle, comme les chevaux d'Apelle en
témoigneront, (cf note suivante) de sorte qu'il n'est pas moins donné d'expertise dans le jugement esthétique
chez l'animal que dans l'homme, comme chez le cordonnier que dans le peintre lui-même (mais dans la région
de son art, ne sutor ultra crepidam, HN XXXV, § 85), voire de la part d'Alexandre sous le rire des broyeurs de
couleurs (XXXV,§ 85 sub fine). Le principe d'un jugement de goût droit doit être l'effet non prévenu que le
tableau fait sur les sujets quelconques de sa perception : c'est la puissance non pervertie de l'oeuvre, exercée sur
la réceptivité nue. Le tableau doit ainsi se juger par ses effets de réception, qu'on dira donc esthétiques au double
sens de la réception sensible et du sentiment de perfection ; il est ce qu'il fait, et la perfection de ce faire est dans
la tromperie du sens. C'est ce que Platon ne peut que réprouver, pour qui doit valoir le rapport d' aléthéia entre
l'image et ce qui lui est supérieurement modèle.3
« Il peignit des portraits d'un ressemblance si extraordinaire qu Apion le grammairien — fait incroyable àrapporter — a laissé un opuscule où il affirme qu'une de ces personnes qui prédisent l'avenir d'après le visagedes gens et que l'on appelle metoposcopoi, indiquait d'après ces portraits le nombre d'années restant avant lamort du sujet, ou encore combien de temps ce dernier avait vécu. » (FIN, XXXV, § 88, éd. Croisille, p. 74).4
HN XXXV, § 95, éd. Croisille, p. 77.
10
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 12/73
du plus avec du moins, il parait à la condition de n'être pas, bref c'est en lui le non-être qui le
fait consister dans son paraître propre. Il faudra donc concéder, qu'à certaines conditions, le
non-être est, comme l'être n'est pas. Les tableaux phantastiques font effet à la condition que
soit défait le lien eikastique de bonnes proportions. Voilà le point sur lequel vient donner et
s'inquiéter l'analyse platonicienne : il y a de la puissance qui repose sur du rien ou dont
l'assise est le non-être et non pas l'être. Les illusions picturales en sont l'expression
indéniable et invincible. Consistance paradoxale des phantasmata, dont Platon cherche à
capturer la délicate texture ontologique dans le temps même qu'il en réprouve l'usage
dissemblant. D'un côté, il y a nécessité hypothétique, ordonnée à la capture du sophiste,
d'affronter et de penser l'être du non-être', ce qui fait donc des produits de la phantastikè
tekhnè des objets hautement intéressants et utiles pour le progrès dialectique et son issue; mais
d'autre part cet art phantastique est à réprouver pour la confusion des images et des originaux
qu'il entraîne et pour la tromperie perceptive qu'il effectue, alors que les conditions d'un
discours ou d'une image aléthiques sont dans la distinction nette de l'image et du modèle et
dans la conformité métrique et proportionnelle de celle-là à celui-ci. L'image phantastique est
à la fois objet du- et obstacle au progrès de la vérité. Un certain embarras, sinon platonicien,
du moins de son lecteur, en laisse paraître l'effet de tension interne du discours, lorsque
Platon évoque la possibilité d'échapper aux effets phantastiques pour en reconnaître la
fausseté ou du moins le caractère de simple apparence :
Mais quoi ? Ce qui, à des spectateurs défavorablement placés, paraît copier le
beau, mais qui, pour des regards capables d'embrasser pleinement (ikanôs orân)
de si vastes proportions, perdrait cette fidélité de copie, comment l'appeler ? Ce
qui simule ainsi la copie qu'il n'est point, ne sera-ce pas un simulacre
(phantasma) ?2
On comprendra aisément qu'un point de vue tel que celui de tout spectateur à l'égard
de l'Athéna de Phidias, soit défavorable en ce qu'il induit des déformations perceptives que
l'art phantastique s'emploie précisément à contrer et à corriger ; et qu'en général, ainsi que
Platon l'a lui-même souligné, des œuvres de grande dimension contraignent3 le point de vue
d'où elles s'aperçoivent à susciter de telles aberrations. Mais que peut vouloir dire le fait
I
Sophiste, 237a « L'audace d'une pareille assertion est qu'elle suppose être le non-être (to mè on einai)» (tradDiès, p. 335)2 Sophiste, 236b, éd. Diès, p. 334.3 Ceci signifie en passant que la beauté, selon Platon ne saurait se ressaisir sous la double détermination de
l'ordre et de la grandeur, comme Aristote l'écrira dans la Poétique.
11
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 13/73
d'embrasser pleinement du regard de telles oeuvres ? Quel point de vue permettra d'anéantir
l'effet d'assujettissement perceptif au donné que les grands tableaux et les grandes sculptures
rendent sensible, et de tout voir dans ses proportions propres et véritables ? Plutôt que de
rechercher un tel point de vue synoptique, pour ce qu'il serait à la fois singulier et supérieur' à
tous les autres, on devra concevoir que la cessation de la tromperie perceptive implique de
multiplier voire de totaliser les points de vue afin d'embrasser pleinement du regard. Les
oeuvres picturales ou sculpturales ne doivent pas être chez Platon, asservies à un point de vue
exclusif et contraignant comme l'exigèrent2 les tableaux de perspective, au moins dans les
débuts de l'application de cette science géométrique aux oeuvres d'art. Voir en vérité, c'est
multiplier et varier les points de vue, ce par quoi se dénonceront invariablement les fausses
fidélités d'apparence et les proportions déréglées. Pour n'être pas subordonné au prestige des
images, il faut cesser d'être soumis au point de vue : l'unité véritable de l'oeuvre se donne en
renonçant à l'unicité dommageable du point de vue, toujours défavorable. Comprenons que la
conception platonicienne de l'art est centrée sur l'oeuvre même, et non pas sur sa réception : le
seul point de vue absolument vrai n'en est pas un car il se tient en elle et non en nous. En cela
Platon dissuade et condamne une analyse proprement esthétique, pour laquelle la réceptivité
sensible et ses conditions sont la médiation obligée du discours sur l'art ; selon lui, le beau
reste cependant bien une relation, mais celle-ci se tend entre l'oeuvre et le modèle qui la hante
et qu'elle cherche imparfaitement à imiter.
On pourra concevoir une filiation ou bien une descendance d'allure platonicienne,
dans la plupart des espèces de classicisme3, lorsque le souci d'incarner de vraies et idéales
proportions se trouve constitutif de la beauté des oeuvres, mais aussi lorsque la nature sensible
des oeuvres est instituée en médiation simple par laquelle transparaissent des idéalités et des
intentions pensées de l'artiste. Alors le beau scintille comme l'apparaître intelligible dans le
Ces conditions dessinent la compréhension de la construction légitime chez Alberti, dans le De pictura, qui
exige du rayon visuel central de tomber perpendiculairement sur le plan intersecteur de la pyramide visuelle, que
constitue géométriquement le tableau. Mais on pourra également songer à la supériorité proprement synoptique
du prisonnier platonicien, dès qu'il aura pu détacher son regard des purs phénomènes skiagraphiques. Cependant,
pour lui également, le fait de tout voir, au-dedans comme au-dehors de la caverne, implique une espèce de
voyage qui déplace les points de vue.2 Voir sur cette exigence notre article 'L'oeil et la raison. Sur un usage continué de la perspective de Descartes à
Félibien', in Expérience et métaphysique dans le cartésianisme, éd. P. Soual, L'Harmattan,2007, p. 143-155.3 Le terme est de fait peu opératoire de ce qu'il renvoie selon les lieux et les formes d'art à de très divers
mouvements temporels. Qu'on songe au classicisme pictural italien du premier Cinquecento, au classicisme
littéraire allemand du second XVIIIe siècle, au mouvement français réputé tel du XVII' siècle, sans parler duclassicisme architectural ou musical. L'opposition construite par Wôlfflin, dans ses Principes fondamentaux del'histoire de l'art (G. Montfort, 1992) entre classique et baroque, vaut principalement dans les arts plastiques et
pour l'italienne scansion du XVI' au XVII' siècle : classique, maniériste, baroque ; elle a du mal à résister à la
diversité européenne des temps et des lieux.
12
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 14/73
sensible. On remarquera qu'un tel platonisme dans l'art, à la mesure de sa contribution à la
constitution d'un classicisme, forme non un fondement exclusif pour la confection des oeuvres
mais plutôt une dimension à laquelle elles peuvent aspirer et qui n'efface pas des aspects
concurrents, voire opposés, de tromperie, de séduction et de jeu à l'égard des sens. La
multiplication des points de vue, à la condition supplémentaire de l'inscrire dans les oeuvres
elles-mêmes, permet un rapprochement plus inattendu avec le mouvement cubiste, dont les
productions, sans abandonner le fait d'un art mimétique, ne recherchant point d'être
confondues avec quelques originaux, se laissent reconnaître pour ce qu'elles sont, des images
et seulement des images, tandis qu'elles incitent à concevoir, dans ce qu'elles font voir, la
multiplication avec la géométrisation des appréhensions visuelles. Voir divers points de vue
qui se concentrent sur l'oeuvre supprime l'effet d'assujettissement que recherchaient les
tableaux de perspective, mais aussi bien les tableaux impressionnistes, à la mesure de leur
direction et de leur structuration de l'espace de perception environnant.
13
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 15/73
2/ Aristote et la transfiguration du laid.
L'analyse des jeux proprement esthétiques où l'art est susceptible de s'égarer,
armait, chez Platon une réprobation générale des arts plastiques contemporains et une
préférence de l'originaire, auquel l'Egypte se trouvait affine ; le geste de poser les
phantasmata et en général la phantastikè tekhnè du mauvais côté de l'art d'imiter suppose une
ontologie de la distinction et de l'absence de mélange entre être et non-être mais reconnaît
toutefois la puissance de ce qui n'est qu'image à sembler s'égaler à l'original et de ce qui
n'est pas à apparaître pour de l'être. L'art phantastique est rejeté dans le temps même où ii et
par la raison que I sa puissance de mêler et confondre le méontique et l'ontique est
découverte. Il y a un besoin heuristique de ce qui fait l'objet d'une condamnation esthétique et
cette même sorte de tension dans le rapport à l'art qu'on retrouvera chez les contempteurs du
théâtre et les censeurs de sa pseudo-moralité, qu'il s'agisse de Nicole, de Bossuet ou plus
tardivement de Rousseau, tous auteurs dont les attendus, par lesquels la comédie est
sévèrement réprouvée et le chrétien se trouve fermement dissuadé d'y venir porter son
attention, expriment par ailleurs un intérêt soutenu et une compétence particulièrement érudite
dans la matière théâtrale et la fréquentation des oeuvres représentées : le théâtre sera à la fois
un objet de réprobation et un centre irremplaçable d'intérêt théorique, qui pousserait presque à
aimer intellectuellement pour les jeux et les tromperies qu'il suscite ce que l'on prétend
abhorrer pratiquement au nom des intérêts de la vertu.
Cette tension disparaît chez Aristote, pour lequel ne se pose pas ou ne se pose plus
principalement la question de la réprobation et de la censure des arts, mais essentiellement
celle de leur effectivité : que peut un art ? Et à quelles conditions, y compris perceptives,
produit-il de la beauté ? On verra qu'Aristote reste fort peu disert sur la nature du beau mais
qu'il implique ses analyses à la recherche des règles parfois fort détournées de son atteinte ou
de son obtention. Avec la Poétique nous obtenons en outre un texte certes et sans doute
incomplet', et pour cela ouvert à l'infini du commentaire ultérieur, mais surtout intégralement
On suppose par le biais de Diogène Laêrce (Vie et doctrine des philosophes illustres, livre V, éd. Goulet-Cazé,
Le Livre de poche, 1999, p. 580) que la Poétique comportait deux livres, partant qu'il manque la moitié de
l'ouvrage qui devait être plus particulièrement consacrée à la comédie. Celle-ci aurait peut-être contenu lesexplicitations sur la katharsis auxquelles Aristote renvoie explicitement dans sa Politique (VIII, 7, 134 lb 39) et,
plus aventureusement, sur la beauté, auxquelles Aristote fait allusion en Métaphysique, M, 3, 1078b 1-5 ; toutes
explications qui n'adviennent en aucun texte du corpus aristotélicien dont nous avons hérité. Notons que
Diogène Laêrce mentionne un Péri kalou (De la beauté) au catalogue des oeuvres d'Aristote, et qui est perdu.
14
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 16/73
voué aux règles de l'art et, pour cette raison, la matrice et la forme de toutes les Poétiques
futures, à quoi le discours sur les arts va principalement se réduire jusqu'à l'orée de la période
contemporaine. L'ouvrage d'Aristote nous fait entrer dans l'atelier de l'artiste et dans son
activité que, sans privilège particulier, désigne la poièsis. On sait que, différemment de la
praxis, la poièsisin'a pas sa fin en elle-même, et qu'il s'agit d'une activité productrice d'une
oeuvre, ergon, opus, distincte des formes du faire. Il y a lieu d'énoncer les règles d'une telle
production, qui ne saurait survenir spontanément : le changement par lequel une forme
nouvelle est incorporée dans une matière n'est pas, en l'occurrence, une synthèse naturelle qui
survient d'elle-même et se produit par nature, phusei. En cela l'art prolonge la nature,
quoiqu'il faille tout d'abord insister sur le fait qu'il l'imite, ce qui suffit à le pourvoir de ses
règles poiétiques propres.
Nous partons dès lors d'un passage notoire2 du chapitre 4 de la Poétique, auquel la
réflexion sur l'art reviendra souvent par après3 et qui concerne le plaisir pris aux imitations.
Comment est-il possible que plaisent les images dont les originaux déplaisent ou repoussent ?
Il est patent que de cette question, de ses attendus et de la réponse éventuelle, dépend la
spécification4 de la nature de la tragédie, qui vient faire prendre du plaisir dans la douleur, les
pleurs et par la peur. Voici le passage :
Dès l'enfance, les hommes sont naturellement enclins à imiter (et l'homme diffère
des autres animaux en ceci qu'il y est plus enclin qu'eux et qu'il acquiert ses
premières connaissances par le biais de l'imitation) et tous les hommes trouvent
du plaisir aux imitations. Un indice (séméion) est ce qui se produit dans les faits :
Nous n'avons donc sur la beauté que de courtes remarques éparses ; quant à la katharsis, par une ironie de
l'histoire des textes, ce sera plutôt celui de la Politique qui servira à comprendre le court passage de la Poétique,6.
On retrouve quelques développements sur cette distinction en Ethique à Nicomaque VI, 5, 1140b 1-6, ou en
Métaphysique E E E 6, 1048b 18-35, passage sur lequel nous reviendrons.2 Nous choisissons la traduction de B. Gernez (Belles-Lettres, 1997) pour des raisons de neutralité. Le
commentaire de l'édition Dupont-Roc/Lallot de la Poétique (Seuil, 1980) est assurément stimulant et riche
d'enseignements, mais les partis de traduction, qui visent le lecteur moderne non prévenu, sont sans doute trop
prononcés. Un seul exemple, qui est notoire : le choix de traduire mimèsis par représentation pourra induire
diverses mécompréhensions sans ressaisir parfaitement la notion d'Aristote, qui certes ne relève point d'une
plate et servile imitation mais qui ne s'y oppose pas, comme par exemple la représentation cartésienne à l'égard
de la ressemblance (Dioptrique, Adam-Tannery VI, 113) ; outre que cette traduction chevauche fâcheusement
celle plus usuelle de phantasia par représentation, chez les Stoïciens.3 Notons seulement les Réflexions critiques sur la poésie et la peinture de l'abbé Du Bos, qui, en 1719,
s'inaugurent sur le fait de savoir pourquoi les représentations artistiques imitatives plaisent, alors que lesoriginaux dont elles procèdent déplairaient absolument. Poésie, dans le titre, renvoie surtout à la poésie
dramatique et le cas de la tragédie est alors valorisé et privilégié.4
Toutefois la comédie comme mimèsis, se rapporte à la bassesse et à la laideur, même si elles ne s'enveloppent
pas de douleur (Poétique, 5, 1448b 32-35).
15
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 17/73
nous prenons plaisir à contempler les images les plus précises des choses dont la
vue nous est pénible dans la réalité comme les formes des monstres les plus
répugnants et des' cadavres. Et la raison en est qu'apprendre (manthanein) n'est
pas seulement agréable aux philosophes mais également aux autres hommes,même si de ce point de vue, ils ont peu de points communs. En effet on aime
regarder les images parce qu'en même temps qu'on les contemple, on apprend et
on raisonne sur chaque chose comme lorsqu'on conclut : cette image, c'est lui.2
La difficulté soulevée par Aristote apparaît réelle et consistante mais sa résolution
pourra passer pour courte et décevante, qui semble loger le plaisir iconologique dans la simple
reconnaissance du modèle en regard de son imitation. De surcroît, ce plaisir semble trop
exclusivement intellectuel3 ; il implique une vertu simplement didactique des images4 que
souligne la présence du verbe manthanein. Tentons toutefois de préciser davantage.
Aristote glisse tout d'abord de la production des imitations vers leur réception et du
plaisir poiétique, dont il ne sera pas question, vers le plaisir esthétique. De ce que les
imitations plaisent à tous les hommes, le texte fournira tout d'abord un indice ou un signe
(séméion) puis la raison ou la cause (aition). Or il semble que la raison ait du mal à
s'appliquer au cas proposé par l'indice, puisque l'on voit mal que puisse être source de plaisir
le fait de reconnaître un modèle qui soit de l'ordre d'un cadavre en décomposition au travers
de son image. Si le modèle est précisément repoussant, on ne voit pas ce qui plaît dans le fait
de l'atteindre via son image. Pour débrouiller cette confusion, Il faut donc commencer,
puisque les imitations plaisent universellement, par rappeler quelques éléments de la doctrine
aristotélicienne du plaisir.
On sait que la singularité de cette doctrine consiste dans le refus d'associer le plaisir
au mouvement : le plaisir n'est pas un changement, un passage, il ne résulte donc pas de la
réplétion d'un manque, mais il prolonge la perfection d'un acte, à laquelle il s'ajoute par
Je corrige ce qui doit être une faute d'impression dans la traduction (les pour des).2
Poétique 4, 1445b, 6-17, éd. Gernez p. 11-13.3 Quoique la suite du passage, qui renvoie au plaisir de la couleur et de l'apergasia, perfection ou fini de
l'exécution, témoigne pour des agréments sensibles et formels.4 C'est la lecture faite par Dupont-Roc et Lallot dans leur édition évoquée plus haut (vide les notes 2 et 3 du
chapitre 4, p. 164-165)
16
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 18/73
surcroît. Comme l'aura souligné le chapitre 31 du livre X de l'Éthique à Nicomaque, un
mouvement ne saurait être parfait, dans la mesure où sa fin, tant qu'il dure, n'est pas atteinte,
et ce n'est que lorsqu'il cesse et s'abolit qu'elle advient : le mouvement est un devenir
toujours autre et autre qui s'achève et se nie dans le repos et l'identité. Au contraire le plaisir
est un tout parfait à tout moment, il échappe au temps et aux changements qui s'y déploient ;
il est ontologiquement un même, autrement dit il est perfection de l'acte. On précisera que
cette perfection se surajoute à la perfection propre de l'acte, comme une gloire, un kléos.
C'est une perfection de plus, de ce que tout était déjà parfait, quelque chose comme une grâce
de l'activité. Aristote le conclut à l'égard de l'activité sensible :
Il s'ensuit que pour chaque sens l'acte le meilleur est celui du sens le mieux
disposé par rapport au plus excellent de ses objets ; et l'acte répondant à ces
conditions ne saurait être que le plus parfait comme aussi le plus agréable.2
Ainsi pour le sens de la vue, lorsque l'organe est parfaitement conformé et
disponible pour le passage de cette sorte d'âme que lui est la vue à son actualisation en vision,
et lorsque le visible se trouve lui-même parfaitement disposé dans l'offrande d'un objet
excellent, alors le fait de voir s'agrémente de plaisir. La suite du texte étend immédiatement à
toute l'activité intellectuelle ce dispositif avec son résultat invincible. On remarquera que ce
concours du sens (ou de l'organe, aura précisé Aristote) et du sensible est en pleine
conformité avec les leçons sur la sensation prononcées au De Anima, et notamment avec cette
insistance à déterminer la sensation comme l'acte commun du sentant et du senti, de sorte que
le sens se révèle aussi bien à et en lui-même dans la sensation que le sensible n'y passe à
l'acte. C'est la perfection de cet acte commun qui fait plaisir ; en revanche ce même constat
semble en désaccord avec notre passage antérieur de Poétique 4, puisque semble
manifestement manquer, dans l'analyse du séméion, du signe qui reconduit comme a fortiori
au plaisir des images, la perfection propre de l'objet. Si le plaisir enveloppe de bien voir une
belle chose, qu'en sera-t-il de la vision d'un monstre et d'un cadavre ? Mais précisément
Voir 1174b 2-9. On consultera aussi le texte canonique de Métaphysique E C 6, sur la différence entre acte et
mouvement. Une activité, telle qu'une praxis, a sa fin en elle-même de sorte que son déroulement ne la fait
aucunement sortir d'elle-même, tandis que tout mouvement vise une fin avec laquelle il ne coïncide jamais.2 Ethique à Nicomaque, X, 4, 1174b 17-20 (trad Tricot, Vrin, 1959)
17
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 19/73
l'image, un tableau par exemple qui relève des eikona, n'est pas' son modèle. Le cas des
originaux repoussants l'exprime nettement, puisque leurs images a contrario nous agréent.
Qu'est-ce qui plaît alors ? Si le plaisir doit s'ajouter à la perfection commune du récepteur et
du spectacle de l'image, il faut donc que soient données et la perfection d'une activité dans le
récepteur et la perfection de ce qui s'offre en acte à lui. Ainsi le spectateur d'une tragédie, qui
est une sorte de mimèsis2 , ne saurait être réputé purement passif, si de lui est attendue une
activité qui doit se hausser jusqu'à ce qu'en exige parfaitement son essence. A le dire d'une
façon qui ne soit pas platonicienne, il est exigé de lui une participation, dont sans doute devra
aussi bien procéder le spectacle offert, s'il est vrai que le plaisir tragique appartient à
l'essence de ce genre d'art dramatique, comme un passage de Poétique 143 semble le
supposer. Recevoir une image, ce sera en un sens qu'il faudra préciser, la faire être.
Mais quelle est donc, en second lieu, l'espèce de perfection que porte et qu'offre
l'image d'un original monstrueux ou cadavérique ? Aristote a énoncé que ce sont les formes
(morphas, dans le texte) que ces images présentent. On concevra que les images font mieux
voir les formes que les simples sensations, au sens où elles en fixent les caractères et
préparent l'appréhension de l'universel en repos, autrement dit la pensée dianoétique,
identificatrice de la forme intelligible à même la forme sensible. D'ailleurs l'acheminement de
la connaissance sensible des singularités vers la connaissance nécessaire de l'universel, tel
que décrit aux Analytiques Postérieurs (II, 19) fait dériver de la comparaison entre des
images, fixes et conservées à l'esprit, l'émergence de l' empeiria, de cette expérience en
laquelle paraît tout d'abord, encore engagé dans les sensibles, l'universel en repos ; et un tel
dégagement progressif enveloppe, dans la comparaison avec l'armée en déroute qui se
reforme'', un processus imitatif et de proche en proche, qui court de soldat arrêté à soldat
s'arrêtant, sur le comparant d'une image figéesen laquelle a scintillé l'universel puis d'une
autre qui ordonnée à la première, le fait encore mieux apparaître, et ainsi de suite. Comme le
soldat arrêté, l'image échappe aux vicissitudes corruptrices du temps, elle sauve dans
On aperçoit ici l'écart de la mimèsis aristotélicienne d'avec la platonicienne. Chez Platon, l'image participe,
elle imite de s'attacher imparfaitement à l'original, et en cette mimèsis, le fait de ressembler équivaut au fait,
certes limité et partiel, d'être le même que lui.2
C'est le début fameux de la définition de la tragédie en Poétique 6. La tragédie est une mimèsis(1449a 25)
1453b 10-14. Nous y reviendrons plus loin.4 Analytiques postérieurs, II, 19, 100a, 10-13.
5Exactement une impression sensible, demeurée à l'esprit alors que l'acte du sensible lui-même a cessé. Onévitera d'identifier la phantasia ainsi persistante, qu'Aristote a tendance à loger étymologiquement du côté de la
lumière, phôs, avec les eikona, les images, qui ne sont donc pas le produit d'une faculté, l'imagination, qui n'est
pas donnée comme telle chez Aristote. Cependant, fonctionnellement, les images produisent le même genre de
fixation des sensibles, dont procèdent par comparaison facilitée les premières appréhensions de l'universel.
18
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 20/73
l'élément de la mêmeté des dispositions formelles que le sensible emporte dans les
mouvements dont il est sans cesse affecté : elle fait voir la notion à même le sensible, ou du
moins participe-t-elle de l'esquisse de présentation du notionnel qui sert de matière au
passage du savoir sensible vers l'intellectuel. Ainsi l'image d'un monstre peut plaire par sa
forme et par ce qu'elle permet d'atteindre de la notion du monstrueux ; on remarquera en
outre que par sa matière mal déterminée, le monstre, tout comme le cadavre, se présentant
matériellement comme de l'informe et du décomposé, contribue à distendre l'écart entre le
matériel et le formel, ce qui peut-être renforce ce plaisir qui se lie à une espèce de perfection
formelle sauvée de son unité symbolique avec une matière très imparfaite.
Faut-il voir là une sorte d'intellectualisme aristotélicien en matière esthétique' ? On
accordera certes que le principe du plaisir pris aux images consiste pour Aristote dans la
perfection d'un acte d'apprentissage et peut-être de reconnaissance, en tout cas de
connaissance et de passage de l'état simplement sensible de celle-ci vers un état intellectuel
où l'universel est pris en vue. Mais il convient alors de remarquer, d'une part, que le savoir et
l'apprendre sont des processus vitaux, selon Aristote, et qu'à le dire rudement, le biologique
et le théorique se prolongent et se continuent plutôt qu'ils ne s'opposent ; et d'autre part que
le plaisant et l'instructif, loin de diverger en général pour se conjoindre exceptionnellement,
sont en acte la même perfection et une unité malaisée à décomposer. C'est l'apprendre en
acte dont la perfection est plaisir, dont la fin autotélique se tient dans l'exercice même, et qui
requiert une vraie unité du sensible et de l'intelligible avec la puissance de celui-ci à
transparaître à partir de celui-là. La vitalité devenant savoir atteint ainsi à l'idéal de son
essence. Il ne saurait donc être conçu une sorte de refuge dans la région de l'intellectualité où
le savoir se sauverait du monde par la voie d'un art didactique. Remarquons de plus que le
terme de reconnaissance ne désigne pas très bien ce que visent les analyses d'Aristote. Certes
ce dernier a énoncé qu'on se plaisait à tirer la conclusion que cette image, c'était lui. Mais
soulignons tout de suite qu'une telle conclusion tirée sur le cas du monstre ou du cadavre,
parce qu'elle rapporterait l'image à un original, empêcherait par son terme de se complaire : si
l'on voit la chose même dans son image, alors c'est la répulsion qu'elle inspire qui devra
dominer. Si l'on se plaît dans les images dont les originaux déplaisent, c'est nécessairement
que, loin de nous rapporter simplement à l'original, l'image nous sollicite autrement et par
elle-même, en ce qu'elle n'est pas cet original. Elle nous désintéresse de la chose même et
C'est la lecture de Dupont-Roc et Lallot, dans leur commentaire déjà cité (Poétique 4, notes 2 et 3, p. 164-165).
19
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 21/73
nous rapporte à la seule forme, sollicitant une activité de connaissance qu'on sait naturelle et
autotélique en l'homme. L'image ne fait donc pas voir une singularité et ne reconduit pas à la
chose même, si elle excite bien plutôt notre puissance d'appréhender les formes séparées de
leur matière : alors que le cadavre même se décompose, son image nous fait atteindre sa
forme permanente et bien ordonnée. Quant à la formule c'est lui, qui paraît appuyer la thèse
d'un processus de reconnaissance, on peut certes la comprendre comme visant l'occurrence
d'un portrait devant lequel on reconnaît celui qui est représenté (mais alors en quoi le portrait
plaira-t-il si le personnage nous déplaît ?), mais Aristote vise sans doute plutôt l'identification
formelle par laquelle on saisit non sa singularité mais ce qu'il est, sa forme humaine par
exemple. D'autant que, si l'on étend aux représentations théâtrales et aux mimèseis qui s'y
déploient, il apparaît clairement que le spectateur n'est pas dans la position de reconnaître
OEdipe, au sens où il verrait l'original historique au travers de son image offerte dans le
personnage ; aucun original n'est ici à reconnaître, et le fait qu'il s'agisse d'OEdipe, au travers
du comédien qui en assume le rôle, ne saurait être atteint sinon intentionnellement : OEdipe est
le phainomènon que le spectateur vise au travers de l'image qu'en produit le comédien. On
dira que c'est vraiment lui, c'est bien OEdipe, quoique notre connaissance de l'original se
réduise à peu et notre pouvoir de reconnaissance, pris en cette acception habituelle, de même.
La représentation théâtrale suffit à dissuader l'interprétation du c'est lui par la plate
reconnaissance du modèle. Il faut que la conclusion soit l'oeuvre propre du spectateur et le fait
de son activité, en laquelle il est susceptible précisément de se complaire ; ce n'est pas d'avoir
appris que l'image, qui ne le semblait point, était en fait le modèle.
Au théâtre, la position de personnage ne peut être atteinte que sous la visée
constituante des spectateurs, comme le représenté de ce qui aura pris le sens d'une image
plutôt que d'un simple fait, et non comme un modèle extérieur à celle-ci. D'une telle forme de
variation éidétique et de mise en présence phénoménale, Aristote n'est pas en effet ignorant,
puisque un tel pouvoir constitutif quant au sens même des images se trouve distingué dans le
De memoria I , lorsqu'il détermine qu'une même image peut être considérée comme objet
propre de contemplation ou comme représentation d'autre chose, de sorte qu'un souvenir, au
regard d'une image, résulte d'une variation de l'intention constituante. Une telle version du
plaisir théâtral est conforme à la doctrine aristotélicienne du plaisir, qui, parachevant un acte,
implique qu'un spectateur prenne plaisir du fait d'être passé dans son activité propre à une
Parva naturalia, 450b 15 — 451a 1 (éd. tricot, Vrin, 1951, p. 61-62)
20
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 22/73
plus grande perfection : il faut qu'il prenne plaisir à soi, et de ce que se soit révélée en soi une
actualité peut-être insoupçonnée mais qui le rapproche de ce qu'il avait à être et de son
essence idéale.
Ceci ne saurait ouvrir sur des aperçus véritablement neufs non plus que probants à
l'égard de cette katharsis qui apparaît en Poétique 6 et qui a occasionné une décourageante
quantité de commentaires' ; mais cela peut cependant suffire à interdire certaines
interprétations d'un foisonnant conflit herméneutique. On remarquera tout d'abord que le lien
qui rapporte les spectateurs à la représentation théâtrale doit être de plaisir2, même dans le cas
immédiatement moins évident de la tragédie ; et ce plaisir prolonge en perfection une
réceptivité sensible qui doit être en même temps une révélation à et en soi-même d'une
puissance propre. On sait par le De anima3que l'activité sensible n'est pas seulement une
réception de la forme sans la matière, ceci valant au plan de la causalité motrice et posant le
sensible (et son actualisation) comme le principe d'un changement qui affecte le sentant ;
mais qu'il s'agit tout aussi bien d'un acte commun du sentant et du sensible, où la faculté de
voir passe à l'acte de vision comme, dans le sensible, le diaphane contenu dans l'air ou l'eau
passe de la puissance à l'acte sous l'opération de la lumière. Sentir se produit certes dans le
sentant, mais c'est un événement tout aussi bien mondain : le sens et le sensible coopèrent et
passent à l'acte de manière convergente. On ajoutera que le plaisir tragique doit être pris à soi,
dans l'actualité parfaite d'une activité d'appréhension : ce ne peut donc être quelque
mouvement que ce soit par lequel nous serions portés à nous identifier aux personnages et à
leurs intérêts : certes, comme le remarquent les chapitres de la Rhétorique consacrés à la
crainte et à la pitié, il est requis que nous soyons intéressés par le destin des personnages et
par les nœuds de l'intrigue, et il faut que par la crainte, nous redoutions pour nous ce qui est
représenté, et pour ce faire, que par la pitié nous le redoutions pour un autre, en quelque façon
semblable. Nous transporter jusqu'au personnage pour en épouser la condition et la situation
n'est en conséquence qu'un résultat très partiel, insuffisant à exprimer la situation théâtrale, et
qui doit être supporté par une différenciation de principe entre nous et le spectacle : si celui-ci
On distingue communément trois types de lecture du passage incriminé (1449a 25-28) : une lecture médicale —
la purgation ; une lecture esthétique, à l'honneur dans les années 70 et 80 (Pierre Somville, Dupont-Roc/Lallot et
leur traduction commentée au Seuil), pour laquelle l'épuration porte sur les pathemata ou plus précisément sur
éléos kaï phobos, la pitié et la crainte, comme affections esthétiques ; enfin une lecture éthique, récemment
remise à l'honneur et distincte des lectures du grand siècle.2
On a déjà noté le passage de 1453b 10-14 (Poétique 14) où le poète doit produire à travers l'imitation le plaisir
qui vient de la crainte et de la pitié.3 Notamment en III, 2, 425b 25 — 426a 1. Voir aussi du De sensu, dans les Parva naturalia, le passage
concernant le diaphane dans 438a 13 — 438b 10.
21
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 23/73
plaît, c'est en nous et par notre oeuvre qu'il le fait, et de ce que nous sommes toujours aussi
dépris de ce vers quoi nous nous portons et au plaisir de ce qui se produit en nous. Le plaisir
pris à soi-même n'est pas dans l'aliénation de soi qu'une identification pure impose. La
katharsis, quel que soit par ailleurs son sens, ne se rapporte donc pas à un tel processus
homogène.
Un autre genre de considérations pourra confirmer la sorte de rapport sensible et
plaisant que le spectateur noue avec le spectacle théâtral, rapport qui n'exprime au fond que le
détail de la théorie aristotélicienne de la sensibilité', à savoir la conception que développe
Aristote de la beauté au chapitre 7 de la Poétique, sur laquelle il nous faut à présent nous tenir
et persister quelque peu :
De plus, puisqu'une belle chose composée de parties — qu'il s'agisse d'un animal
ou de tout autre chose — suppose non seulement de l'ordre dans ces parties, mais
aussi une étendue qui ne soit pas n'importe laquelle : en effet la beauté réside
dans l'étendue et dans l'ordre (megethei kai taxei)2
La présence de l'ordre ne fait pas ici difficulté, elle renvoie à la summetria et aux
justes proportions3 qu'une chose doit intrinsèquement manifester afin d'être d'elle-même
belle ; c'est l'ajout de la grandeur ou de l'étendue qui doit être justifié, et qui aura conduit
Aristote à d'étranges jugements sur l'incapacité des choses naines à être belles. S'il faut être
grand pour être beau, l'indication doit cependant s'entendre selon une juste mesure et non
absolument, et le texte de la Poétique s'apprête à l'exemplifier en poursuivant qu'un animal
ne saurait être beau s'il est trop petit ou trop grand. Pour le mieux entendre, nous prendrons
toutefois le détour d'un passage de la Politique, où il est question de la beauté d'un Etat,
d'une cité, ce dont la perfection doit être mesurée à la population et à son nombre. Voici :
1Et en cela, il faut le dire à la fois esthétique, et ensemble non pas tel. Esthétique, au sens de ce qui s'affecte à
l'aisthèsis, à la sensation : le plaisir du théâtre est un plaisir sensible, conforme aux rapports entre faculté ou
organe sentant et monde sensible. Mais de ce fait il n'y a pas de spécificité de la réception sensible des oeuvres
d'art ou même des beaux êtres en général, il n'y a pas de réception esthétique qui se distinguerait, chez Aristote,
de la réception simplement sensible.2 Poétique 7, 1450b 35-39, trad B. Gernez, p. 29. On peut rendre taxis par ordonnance (Dupont-Roc/Lallot), ce
qui présente plus de connotations architecturales ; mais aussi megethos par grandeur , de ce que le terme
implique davantage d'être.Voir Métaphysique M, 3, 1078b 1-5. Au livre IV, chapitre 7, de l'Ethique à Nicomaque, Aristote remarque que
« les gens de petite taille peuvent être élégants et bien proportionnés mais ne peuvent être beaux » (1123b 7, trad.
Tricot, Vrin, p. 186 ; notons une petite erreur à la note 5, en pied de page, où il faut lire Politique VII, 4, 1326 a
33 — et non b 33)
22
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 24/73
Mais il existe en fait une certaine mesure de grandeur pour un Etat, comme ilyen
a aussi pour tout le reste, animaux, plantes, instruments ; aucun de ces êtres, s'il
est trop petit ou d'une grandeur excessive, ne conservera sa capacité à remplir sa
fonction, mais tantôt il aura perdu sa nature, et tantôt verra sa condition viciée.Par exemple un navire long d'un empan ne sera pas du tout un navire, et pas
davantage s'il a deux stades, et même s'il atteint une dimension déterminée ; dans
un cas, son exiguïté et dans l'autre son excessive grandeur, rendront sa navigation
défectueuse.'
Ainsi, si la beauté ne consiste pas seulement dans l'ordre, c'est que les justes
proportions ne suffisent pas : une oeuvre symétrique, au sens grec, se compose de parties qui
sont toutes rapportées entre elles et à l'égard du tout, mais cette détermination systématique
n'affecte que les rapports internes à la chose considérée et non point ses relations avec le
milieu où elle vient s'insérer, le monde où elle doit occuper sa place. Une oeuvre est
symétrique quelle que soit sa grandeur, une maquette réduite aussi bien qu'un colosse.
Comprenons de ce fait que la grandeur, megethos, détermine selon une juste mesure, le
rapport des êtres et des oeuvres à leur milieu. Et ce sont des contraintes prises du milieu, et
non pas des choses considérées dans leurs rapports internes, qui vont dicter cette juste mesure.
Plus précisément, comme le cas du navire permet de l'expliciter, c'est la fonction pour
laquelle il existe et qu'il s'annonce comme très apte ou bien moins apte à remplir, qui fera
juger de cette grandeur adéquate. Quelle que soit l'échelle, toutes les choses peuvent être bien
proportionnées, mais une maquette de bateau ne permet pas qu'on navigue dessus, et pas
davantage un navire de plusieurs centaines de mètres de long, appelé à se disloquer à l'usage.
La grandeur permet l'ajustement à la fonction que les proportions ne déterminent pas ; de
sorte qu'une chose est belle si elle promet un bon usage par lequel elle rejoindra sa fin.
Remarquons qu'Aristote va jusqu'à dire qu'en s'interdisant, par sa petitesse ou son
gigantisme, de pouvoir remplir sa fonction, un instrument perd sa nature même : l'oblitération
de la fin anéantit la forme, de même qu'une main de marbre n'a de commun que son nom
avec une main vive et disposée à faire en acte ce qui attendu d'un tel organe. Il est ainsi donné
un fonctionnalisme aristotélicien, puisqu'il faut pour être belle qu'une chose soit ordonnée à
' Politique VII 4, 1326a 33 — 1326b 1, trad. Tricot, Vrin, p. 485. On devra sans doute substituer, comme le fait P.
Pellegrin dans sa traduction des Politiques (GF, 1990) cité à Etat.
23
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 25/73
l'usage qu'elle promet et par lequel elle s'insère en bon ordre dans le monde. D'où se
remarque encore que la beauté procède d'une espèce d'atteinte de la fin à partir de la forme et
d'unité en acte de ces aspects étiologiques qu'on a parfois coutume de seulement distinguer.
Pour un Etat ou une cité, la conséquence' en sera qu'ils doivent comporter une
population assez grande pour permettre l'autarcie, mais point trop copieuse, afin de ne pas
dissoudre la cohésion unitaire et les liens de philia entre les parties du tout. S'il faut donc dire
que la cité sera alors belle par son ordre et sa grandeur, on pourra étendre le jugement au
corps d'un animal mais aussi à tout autre chose, à savoir une tragédie, dont la grandeur
s'estime par la durée, qui ne saurait être quelconque. Et cette extension va impliquer la
perception sensible, à laquelle par conséquent la beauté se trouvera désormais attachée. Je
reprends où je l'avais interrompu le texte de Poétique 7 :
C'est pourquoi un animal ne saurait être beau s'il est très petit (la vision devient
confuse lorsqu'elle ne s'exerce qu'un imperceptible instant) ni s'il est très grand
(la vision d'ensemble en est empêchée, l'unité de la totalité échappe à la vue des
spectateurs ; comme si un animal mesurait dix mille stades2) ; il faut, de même que
les corps et les animaux doivent avoir une étendue qui soit facile à embrasser du
regard, que les intrigues aient une longueur telle que l'on s'en souvienne
aisément.3
Il est ici remarquable que la beauté cesse d'être une propriété intrinsèque de la chose
qui est dite telle, mais qu'elle requiert la médiation perceptive d'une réceptivité : les
conditions de perception de la chose, considérée ainsi comme spectacle, déterminent
l'appréciation de sa valeur esthétique. Un animal trop petit entraîne une vision instantanée et
par suite confuse, autrement dit qui ne suffit pas à déterminer un objet identifiable pour la
perception visuelle, alors qu'un animal trop grand empêche la synthèse perceptive et
semblablement la formation d'un objet unitaire pour cette même perception. Dans les deux
cas, l'animal est traité de sorte que la fin4 pour laquelle il existe, consiste dans le spectacle
1
Politique VII, 4, 1326b 2-5.2
Environ mille huit cents kilomètres.
Poétique 7, 1450b 40 — 1451a 5, trad B. Gemez, p. 31.4En principe, au titre du vivant qu'il est, la fm vers laquelle il doit tendre, consiste dans la persistance de sa
propre vitalité et dans l'actualité de l'âme, qui lui est à la fois forme, principe de motricité et fin. La beauté
24
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 26/73
qu'il offre, à la mesure des conditions de constitution d'un objet correspondant pour la
perception sensible. C'est vrai également pour la tragédie qui doit obéir semblablement à un
principe de possibilité de la synthèse perceptive ; il faut pouvoir embrasser unitairement le
spectacle dans une appréhension perceptive qui sollicite en l'occurrence non plus seulement la
vue mais aussi la mémoire. Un art du temps implique de pouvoir maintenir l'unité d'une
successivité. La juste mesure de grandeur se tient alors dans un maximum de durée
compatible avec une telle appréhension unitaire et ses conditions de clarté'. Il importe
essentiellement pour nous de constater cette intégration de la fonction perceptive des
spectateurs dans la définition même de la beauté, sous la propriété de grandeur qui leur est en
fait adressée. Ainsi à la question de savoir si le beau doit être compris pour une propriété
objective des êtres et des choses ou bien pour une détermination propre aux affections
subjectives qu'ils engendrent et aux jugements qu'elles suscitent, la réponse aristotélicienne
consiste dans le refus de ce genre d'alternative : le beau consiste en rapports, et ils sont
intrinsèquement présents dans la chose belle, sous une forme métrique qu'assume la notion
d'ordre mais ils sont aussi présents comme liaison téléologique entre les choses et ceux qui
les perçoivent. On peut présumer que la perfection en cette matière résultera de ce que les
rapports internes formels et les rapports externes finaux tendent à s'identifier et à devenir en
acte les mêmes. Mais il demeure constant, en regard de nos intentions analytiques antérieures,
qu'Aristote intègre à la définition de la beauté tragique la consommation du spectacle qu'elle
offre à ceux qui viennent y prendre plaisir. Les considérations poétiques ne sauraient se
distinguer de considérations esthétiques. Ce qui était réprouvé chez Platon — un art mimétique
subordonné à la perception qu'on en a — appartient désormais de plein droit à l'analyse de
l'art et de la beauté. Ajoutons en conclusion que l'intentionnelle participation des spectateurs
à l'effectivité du spectacle détermine intersubjectivement une sorte de communauté dont on
devrait interroger les rapports avec la communauté proprement politique. Ainsi n'y a-t-il sans
doute point selon Aristote de pureté esthétique2 qui séparerait et distinguerait la jouissance du
beau des autres expériences humaines. Si le point de vue de la réception s'intègre aux
analyses vouées à l'art et au beau, la spécificité du lien esthétique n'est pas encore donnée
dans l'évidence.
impliquerait un autre rapport fonctionnel à une autre fin, spectaculaire, pour le coup. Cette question ne se pose
pas pour la tragédie, qui s'offre pour une imitation et un spectacle.1451a 9-10.
2 De ce point de vue, l'alternative entre une lecture esthétique et une lecture éthique de la katharsis ne peut
qu'oblitérer et manquer ce qu'Aristote recherchait de penser. L'histoire résiste au mouvement rétrograde de
l'herméneutique.
25
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 27/73
3/ Saint Thomas et la splendeur de l'être.
En abordant un moment médiéval dans la constitution des rapports à l'art et à la
beauté, il ne s'agit point d'emprunter un passage obligé afin d'assurer une continuité qui reste
hors de portée de nos développements et dont il n'est pas assuré que la matière des faits et des
événements en témoigne. Car saint Thomas ne consacre aucun traité, ni même aucun article
particulier qui lui serait entièrement dédiée à la beauté : ce n'est pas un jalon dans une histoire
de l'esthétique par les textes qui courrait de l'homogène à l'homogène ; et nous souhaitons
plutôt déterminer un rapport original à la beauté, quelque chose comme un sentiment de la
divine puissance créatrice rendue évidente en ses oeuvres mêmes, sous la condition d'un art
nouveau pour notre propos, en l'occurrence l'architecture. Plutôt que de développer une sorte
d'esthétique de saint Thomas, nous allons ainsi nous mettre en quête des fondements et des
raisons les plus enfouies par lesquels de la splendeur et de la beauté sont susceptibles d'être
données à voir : non pas qu'est-ce qui fait la beauté des choses belles, mais bien qu'est-ce qui
l'engendre et la rend telle. Archéologie et non quête de l'essence.
Nous partirons d'une brève nomenclature des conditions du beau, proposée au
détour de la question 39 de la Prima Pars de la Somme théologique (a. 8, resp.) :
Car la beauté requiert trois conditions. D'abord l'intégrité ou perfection : les
choses tronquées sont laides par là-même. Puis les proportions voulues ou
harmonie. Enfin l'éclat (claritas) : des choses qui ont de brillantes couleurs, on dit
volontiers qu'elles sont belles.'
La perfection comme les proportions forment des conditions attendues, même si
elles peuvent naturellement se particulariser2 chez saint Thomas, et c'est le point de la claritas
que nous interrogerons, pour lequel saint Thomas, sous l'exemple qu'il prend, semble se
contenter du pur agrément visuel. Certes, à la question 5 (a. 4, ad primum) de cette Prima
Pars, il avait souligné la validité essentiellement cognitive et particulièrement visuelle de la
beauté dans sa différence d'avec le bien, lequel concerne l'appétit :
Somme théologique (désormais ST), éditions du Cerf, 1990, tome I, p. 430, col b.2
On consultera l'ouvrage d'Umberto Eco, Le problème esthétique chez saint Thomas, PUF, 1993 ; notamment etsurtout sur la proportio, p. 99-113. Le passage sur l'integritas reste bref (p. 113-117) et celui sur la claritas (p.
117-135) multiplie les considérations historiques mais n'affronte pas assidument la question de l'ontologie de la
lumière et de la couleur. Du même auteur, Art et beauté dans l'esthétique médiévale (Grasset, 1997 ; Livre de
Poche, 2002) forme une introduction les questions esthétiques de la période.
26
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 28/73
Le beau lui, concerne la faculté de connaissance, puisqu'on déclare beau ce dont
la vue cause du plaisir.'
Mais la suite développait immédiatement cette première remarque par l'explicitation
d'un des sens de la proportio :
Aussi le beau consiste-t-il dans une juste proportion des choses, car nos sens se
délectent dans les choses proportionnées qui leur ressemblent, en tant qu'ils
comportent un certain ordre, comme toute vertu cognitive2.
Pour comprendre cette nécessaire présence de la claritas, cette splendeur et ce
brillant des couleurs, dans la constitution de la notion de beauté, il faut assurément dépasser le
constat historique, certes plausible, suivant lequel les médiévaux étaient amateurs de couleurs
vives et franches, mais aussi pouvoir coordonner les déterminations, integritas et proportio,
qui relèvent de ce que l'on pourrait nommer la beauté adhérente3, et qui réclament des
opérations intellectuelles pour leur établissement, avec cette détermination semble-t-il
purement sensible, par laquelle une qualité lumineuse ou chromatique se trouve intensifiée.
Comment une intensification du sensible peut-il venir couronner des déterminations positives
qui demandent de traverser4 le sensible vers l'intelligible ?
Nous allons rechercher des éléments de réponse vers la fin de la Prima Pars et du
côté des effets spéciaux du gouvernement divin, à la question 104, article 1. Saint Thomas s'y
demande si les créatures ont besoin d'être conservées dans l'être par Dieu, ou bien si ce fait
d'être, donné à partir d'un acte créateur, obéit à une sorte de principe d'inertie. Pour se mettre
en état de répondre de manière fondée, saint Thomas va opérer une distinction étiologique
entre cause du devenir et cause de l'être : un architecte ou un constructeur, en bâtissant, sera
cause d'un changement ordinal pour divers matériaux qui deviennent une maison, de sorte
qu'une fois la construction achevée, la maison conserve cet ordre des matériaux par lequel
elle est devenue proprement telle. Ainsi une cause selon le devenir laisse subsister ses effets
dans la matière qu'elle informe, et la cessation de son action fait cesser le devenir dans la
chose considérée. Mais alors quand un agent sera-t-il cause de l'être et non du devenir ?
ST, éd. du Cerf, tome 1, p. 190, col.a.2Ibid., p. 190,col a.3
Au sens évidemment kantien où il faut poser une comparaison de la chose ainsi belle avec son concept gour enconclure une plus ou moins grande perfection.4 Integritas et proportio requièrent en effet qu'une essence soit donnée et représentée, à laquelle la belle chose
tente de se hausser, à l'image du Fils qui possède la nature du Père, en même temps qu'il en forme l'image
expresse (ST, q. 39, a. 8, éd. du Cerf, tome I, p. 430, col. b)
27
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 29/73
Lorsqu'il sera cause de la forme : le constructeur ne cause pas la forme de la maison, qui est
l'ordre entre les matériaux dont elle est faite, il ne fait que faire advenir la maison à sa forme,
et les matériaux étaient naturellement aptes à recevoir un tel changement. Mais lorsqu'un effet
n'est pas apte à recevoir l'action de la cause et que cette action fait être cet effet autrement,
d'une façon dont il n'avait pas de lui-même la puissance, alors il s'agit d'une cause selon
l'être et non plus selon le devenir. Deux exemples vont éclairer cette différence : si l'on
chauffe de l'eau, celle-ci retient la chaleur une fois qu'a cessé l'action du feu, et si cette
rétention est temporaire et imparfaite, c'est que l'eau participe faiblement du principe de
chaleur. Le second exemple illustre la causalité de l'être :
L'air n'est d'aucune manière apte par nature à recevoir la lumière telle qu'elle est
spécifiquement dans le soleil, ce qui signifierait qu'il reçoit la forme même du
soleil, laquelle est principe de lumière ; aussi, puisqu'elle n'a pas de fondement
dans l'air, la lumière y cesse dès que cesse l'action du soleil.
Or la situation de toute créature à l'égard de Dieu est celle même de l'air en face
du soleil qui l'éclaire. Le soleil, par sa propre nature, est étincelant de lumière
(lucens) : l'air devient lumineux (luminosus) en participant de la lumière du soleil,
sans pour autant participer de sa nature. Ainsi Dieu est l'être (ens) par essence,car son essence est d'exister (est suum esse) ; toute créature au contraire est être
par participation, du fait qu'exister (esse) n'appartient pas à son essence. 1
Le propos de saint Thomas doit être compris à partir de l'ordre et de la différence
entre lux, le principe de lumière, et lumen, l'effet produit par ce principe dans un milieu aérien
ou aqueux. C'est entre lux et lumen que vient donc jouer la causalité selon l'être : lux, c'est la
cause qui détermine au-dehors de soi un effet, lumen, à soi conforme et non à ce qui le reçoit,
l'air. Le soleil lucide rend l'air lumineux, et comme cette luminosité ressemble à la forme du
soleil et non pas à celle de l'air, lorsque l'action causante cesse, l'air retourne immédiatement
à ses ténèbres, puisqu'il est formellement incapable de retenir par soi quelque chose de cette
cause étrangère. Nous allons revenir sur la comparaison que soutient saint Thomas avec la
relation causale du Créateur à ses créatures, mais il faut tout d'abord remarquer que le propos
thomiste sur le comportement de l'air sous l'action du soleil présuppose la théorie
aristotélicienne du diaphane, telle que l'expose par exemple le Traité de l'âme2: Aristote
ST, Ia, q. 104, a. 1, (éd. du Cerf, tome 1, p. 851, col. a).
Traité de l'âme, II, chapitre 7, 418b 5 — 419a 25.
28
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 30/73
cherche à montrer que la sensation visuelle suppose tout d'abord un acte du visible lui-même,
sans lequel la sensation ne pourrait être l'acte commun du sentant et du sensible. Ainsi, afin
que soient donnés à voir en acte les visibles en puissance, il faut que le milieu au travers
duquel nous les appréhendons devienne transparent ou diaphane. Aristote suppose pour en
rendre compte que certains éléments, l'air et l'eau, mais non le feu ni la terre, contiennent une
substance, qui a la propriété de rendre transparent le corps qui le contient, lorsqu'il est excité
par une source de lumière à devenir en acte ce qu'il n'était auparavant qu'en puissance : sous
l'action du soleil, principe de lumière, l'air d'opaque et ténébreux devient tel qu'il laisse de ce
fait voir ce qui s'appréhende au travers du milieu intermédiaire qu'il constitue. La distinction
entre source de lumière et luminosité d'un milieu trouve ainsi son origine et son appui.
Saint Thomas insiste sur la supériorité de nature entre la source et le milieu : le
soleil ne communique pas sa forme à l'air, qui en devenant transparent, laisse venir en lui
quelque chose qui n'est pas lui, mais à la seule image de la source lumineuse : la luminosité
de l'air lui est en lui-même à lui-même étrangère, c'est l'excitation en lui de ce qui lui est et
qui lui reste supérieur. La raison de cette instance se trouve dans la comparaison que saint
Thomas propose, et les intérêts qui s'y décèlent : quelque chose de la transcendance qui
sépare Dieu de ses créatures doit se retrouver dans la différence entre lux et lumen, même si
cependant la luminosité de l'air renvoie nécessairement à un principe extérieur qui l'a excitée
et qui se rend ainsi sensible soi-même dans la donation du visible qu'il assure. Remarquons en
ce point que la notion de claritas y trouve quelque éclaircissement comme d'être cette
présence étincelante et cette splendeur qui, en faisant scintiller le visible, fait apparaître ce
qui le rend tel. C'est la donation du principe dans ses effets qui forme cette dimension de
beauté attachée au sensible et tout particulièrement au visible. Et l'on pourra, sous la raison de
cette claritas, mieux comprendre les rapports structuraux de l'architecture gothique à l'art du
vitrail.
On sait que la technique de la croisée d'ogives a permis aux maîtres-maçons
médiévaux d'élever notablement les parois d'un édifice, dans cette mesure double où les murs
d'un édifice cathédral sont ainsi posés l'un contre l'autre, sans renvoi de fortes contraintes
vers le sol, comme pour l'architecture romane, et où les arcs-boutants viennent maintenir
l'équilibre d'ensemble et récupérer les poussées divergentes. Ainsi la paroi murale n'est-elle
qu'une certaine anticipation du mur rideau et autorise-t-elle son percement et son ajour par
d'amples vitraux qui n'affaiblissent pas une solidité d'ensemble ne tenant plus à l'épaisseur ni
à la cohésion homogène des murs. Le bâtiment gothique est donc apte à s'ouvrir sur le dehors
29
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 31/73
et à recevoir une lumière extérieure qui est désormais appelée, par le flot de jours et d'ombres,
à sculpter les espaces intérieurs, de telle sorte que la cathédrale soit rendue à elle-même par sa
mise en dépendance expressive à l'égard d'un principe extérieur. Le vitrail comme ouverture
que la source solaire rend identifiable et précipite vers ses fonctions représentatives, vient
manifester cette dépendance ontologique du monde des créatures à l'égard du principe
créateur par cette mise en lumière dont la lux divine soutient l'être de la cathédrale reconduit à
la visibilité de son espace propre. L'illumination splendide des vitraux en se montrant montre
aussi sa dépendance entière envers sa source, elle ouvre l'espace cathédral sur sa dépendance
à l'égard de Dieu. La claritas se montre comme effet de la puissance divine, elle rend Dieu
sensible dans l'immanence du visible à son excès.
30
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 32/73
4/ Le passage vers l'esthétique.
Si l'on considère l'ensemble des discours consacrés à ce qui s'appellera
ultérieurement les beaux-arts, dans l'intention de comparer la première et la seconde moitié
du XVIIe siècle en France, le paysage en est transfiguré et la profusion succède manifestement
à la rareté. Ainsi les arts du dessin ne deviennent proprement des objets de réflexion qu'après
la fondation de l'Académie royale de peinture en 1648 ; auparavant quelques bribes sont à lire
chez Jean-Pierre Camus' ou Etienne Binet2, chez Georges Scudéry3 voire Abraham Bosse4,
mais aucun traité véritable de peinture, aucun texte suivi dont l'unité procéderait d'une étude
des arts du dessin ; après 1650, et alors que l'activité philosophique orientée vers les arts et le
beau demeure aussi faible qu'antérieurement, ce sera une multiplication des querelles (sur la
perspective ou sur la moralité du théâtre, du coloris ou bien des Anciens et des Modernes), et
des formes littéraires d'expression (poèmes, dialogues, conférences, traités, parallèles, ou
encore pamphlets). Les arts deviennent pour eux-mêmes des objets intéressants de réflexion
théorique, alors que le cercle d'attention qui les enveloppait antérieurement ne dépassait guère
la population des professionnels et des quelques mécènes princiers, et avant de devenir au
siècle suivant des objets publics d'admiration et d'exercice du jugement de goût. Ce
mouvement par lequel la théorie de l'art s'empare progressivement et constitutivement de ses
objets tend à déplacer l'intérêt pour l'art des questions de régulation poétique qui s'affectent à
la genèse des oeuvres, proprement à cette poiésis par laquelle l'oeuvre se produit au dehors de
ce qui l'engendre, vers des questions esthétiques de réception sensible des oeuvres. Nous
souhaitons montrer que la théorie picturale qui s'élabore sur ce second XVIIe siècle en
France, maintient un équilibre singulier entre les impératifs d'étude poétique et ceux qui
doivent être nommés esthétiques et recherchent à figurer une harmonie désirable entre les
oeuvres et leurs spectateurs. Nous allons l'établir à partir d'un différend académique, pour
atteindre ensuite les principaux théoriciens picturaux du moment que sont André Félibien et
Roger de Piles.
' J. Thuillier a exhumé, entre autres, un passage des Diversités (Lyon, 1610) de J-P Camus, dans le numéro 138
de XVII' siècle, janv-mars 1983, p. 125-126.2
Essay des merveilles de nature et des plus nobles artifices, 1627 (réédition M. Fumaroli, Evreux, 1987) ; leschapitres 40, 41, 48 et 49 portent respectivement sur la peinture, la sculpture, l'architecture et la perspective.3 Le Cabinet de MT de Scudéry, 1646, éd. Biet et Moncond'huy, Paris, 1991.4Avant 1650, parmi la production copieuse d'A. Bosse, on retiendra les Sentiments sur la distinction desdiverses manières de peinture, Paris, 1649 ; reprint Minkoff, 1973.
31
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 33/73
A/ Une affaire de chameaux.
On sait depuis les travaux de Bernard Teyssèdre1et de Jacqueline Lichtenstein
2, que
l'Académie royale de peinture n'a pas formé une simple chambre d'enregistrement des
volontés royales en matière d'art et de prestige qui s'y attacherait, et qu'au lieu de développer
une série de discours et de conférences tout pleins d'académisme, elle fut, notamment au
dernier quart du XVII' siècle, un lieu de conflits et de débats. Nous reprendrons le compte-
rendu d'une conférence de Philippe de Champaigne, afin de pointer en sa vivacité même le
différend qui l'oppose au premier peintre du roi, Charles Le Brun : prononcée le 7 janvier
1668, elle porte sur un tableau de Poussin, Eliézer et Rébecca, dont l'historia se tire de
l'Ecriture (Genèse, 24). Plus ancien serviteur d'Abraham, Eliézer est envoyé en Mésopotamie
afin d'y chercher femme pour Isaac. Les versets qui anticipent puis racontent la rencontre
d'Eliézer et de Rébecca, font intervenir des chameaux :
Ce serviteur mit donc sa main sur la cuisse d'Abraham son maître, et s'engagea
par serment à faire ce qu'il lui avait ordonné.
En même temps il prit dix chameaux du troupeau de son maître3
Un peu plus loin :
Me voici près de cette fontaine, et les filles et les habitants de cette ville vont sortir
pour puiser de l'eau.
Que la fille donc à qui je dirai : Baissez votre vaisseau, afin que je boive ; et qui
me répondra : Buvez, et je donnerai aussi à boire à vos chameaux, soit celle que
vous avez destinée à Isaac votre serviteur 4
Et enfin, après la toute première rencontre de Rébecca :
Après qu'il eut bu, elle ajouta : Je m'en vais aussi tirer de l'eau pour vos
chameaux, jusqu'à ce qu'ils aient tous bu.
' Roger de Piles et les débats sur le coloris au siècle de Louis XIV, La Bibliothèque des arts, Paris, 1957.2 La couleur éloquente, Flammarion, 1989. J. Lichtenstein consacre une ou deux pages (p. 191-192) au tableau
de Poussin que nous abordons ci-après et au différend entre Champaigne et Le Brun.3 Genèse, 24, 9-10 (traduction Lemaitre de Sacy, Robert Laffont, 1990, p. 29)4 Genèse, 24, 13-14.
32
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 34/73
Aussitôt ayant versé dans les canaux l'eau de son vaisseau, elle courut au puits
pour en tirer d'autre, qu'elle donna ensuite à tous les chameaux.'
Or dans le tableau de Poussin qui appartient au roi2, il y a une ville, un puits, des
jeunes filles, un Eliézer et une Rébecca, mais il n'y a aucun chameau. Après avoir loué dans
le tableau l'unité d'action, l'expression des passions et la distribution des couleurs, et sous
quelques précautions oratoires préalables, Champaigne reproche à Poussin de s'être ainsi
écarté de la fidélité due à l'histoire. Comprenons en premier lieu cette exigence que porte la
notion d'historia et qui rehausse la peinture d'histoire au-dessus des autres genres picturaux :
un tableau relevant de ce grand genre doit permettre non seulement l'identification du texte
dont il est comme la transfiguration, mais aussi la détermination de l'action exactement
représentée en un instant déterminé3, même s'il est recevable de figurer certains épisodes
légèrement antérieurs ainsi que postérieurs, afin que le parcours visuel de tous les détails du
tableau soit à même de développer une succession narrative que le tableau concentre
spatialement. Ainsi tout ce qui est utile à la détermination et à l'identification de l'action, du
lieu et du moment, relève, par un italianisme dont le discours pictural est alors friand, du
costume, dont les chameaux font donc partie intégrante. Leur présence aurait mieux fait parler
l'éloquence muette du tableau. Il faut ainsi accepter avec Champaigne mais aussi avec son
contradicteur, Le Brun, qu'un tableau puisse essentiellement valoir par sa puissance narrative4
à montrer de l'action, des états d'âme et une succession de détails par la seule figuration
visible, et que le plaisir pictural de voir réside dans cet épanouissement eidétique réglé dont le
tableau enveloppe la possibilité de manière immanente. Il se doit de donner en lui-même à
penser.
Champaigne, après avoir déploré cette absence dans le traitement d'un sujet
véritables , se fait à lui-même une objection de caractère esthétique :
Genèse, 24, 19-20.2
Ce tableau de 1648 a été cédé à Louis XIV par le duc de Richelieu. Il est aujourd'hui au Louvre.3 Ainsi Poussin a-t-il choisi de représenter le moment (Genèse 24, 22-23) où Eliézer offre des pendants d'oreille
et des bracelets à Rébecca, en lui demandant de qui elle est la fille, chez qui il pourrait loger. Les chameaux ont
alors déjà bu.4La fidélité au texte n'est donc pas seulement commandée par une règle générale d'essence mimétique. Il ne
s'agit pas seulement de respecter la lettre d'un texte, il est vrai très respectable lorsqu'il s'agit de l'Ecriture, mais
de contribuer à déterminer la puissance du tableau à faire voir, y compris ce qui n'est pas visible.5Conférences de l'Académie royale de peinture, édition Alain Mérot, ENS B-A, 1996, p. 136.
33
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 35/73
Il ajouta que peut-être prétendrait-on excuser M Poussin en disant qu'il n'a voulu
représenter que des objets agréables dans son ouvrage, et que la difformité des
chameaux en aurait été une dans son tableau.'
Le chameau ne passe pas pour un animal bien proportionné, tandis que la fidélité à
l'histoire commanderait d'en représenter dix, point que Le Brun relèvera afin de justifier le
fait de retrancher de l'espace de représentation la caravane complète. Selon le premier peintre
du roi, Poussin n'a pas fait disparaître les chameaux sans de solides réflexions :
M Poussin, cherchant toujours à épurer et à débarrasser le sujet de ses ouvrages
et à faire paraître agréablement l'action principale qu'il y traitait, en avait
retranché les objets bizarres qui pouvaient débaucher l'oeil du spectateur etl'amuser à des minuties2
Le Brun justifie ainsi Poussin au nom de l'unité d'action et des conditions de son
apparaître : la beauté de la représentation résulte alors de la convergence homogène de tout ce
qui est détail, périphérie, anecdote, vers cette unité. Elle commande non pas exactement une
idéalisation du tableau et, en lui, du représenté, mais bien une épuration de tout ce qui distrait,
débauche et ainsi disperse et multiplie l'intérêt. Le Brun sollicitera la théorie poussinienne des
modes3 picturaux, qui, sur le patron des modes musicaux, commande qu'à chaque espèce de
représentation conviennent des règles propres et harmonieuses. S'en trouvent interdites
dissonances, dissemblances et difformités. Un sujet appelle un mode essentiellement
homogène de traitement, de sorte que paysage, architectures, vêtements et attitudes, coloris,
soient à la ressemblance de l'action. Le Beau c'est l'Un, auquel la variété doit s'accorder et
sur lequel elle doit se régler. Donc : point de chameaux.
Champaigne soutient une autre conception de la beauté en peinture qui le conduit à
repousser l'objection de la difformité des chameaux :
M de Champaigne soutint que cette excuse serait frivole et qu'au contraire la
laideur de ces animaux aurait même rehaussé l'éclat de tant de belles figures4 ,
1 Conférences, éd. Mérot, p. 136.2Conférences, éd. Mérot, p. 136.3
On la trouve exposée dans la lettre de Poussin à Chantelou du 24 novembre 1647 (in Lettres et propos sur l'art,éd. A. Blunt, Hermann, 1989, p. 133-137). Le mode y est défini comme la raison, la mesure où la forme, qui fait
opérer avec une certaine modération et de la proportion (p. 135-136), de sorte que le je ne sais quoi de varié,
dans les représentations, semble toujours homogène.4Les figures sont exclusivement, dans le lexique pictural du temps, les représentations de personnes humaines.
34
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 36/73
car, selon lui, toutes les choses du monde ne paraissent jamais tant que
lorsqu'elles sont opposées à leurs contraires. La vertu n'étant pas comparée au
vice, semble moins charmante et moins aimable, et M Poussin même n'aurait
jamais si agréablement distribué la lumière dans son tableau, s'il n'y avait jetédes ombres.'
Ce passage met l'opposition des contraires à la place de l'harmonie unifiante, et la
puissance d'une tension au lieu d'une convenance homogène. La beauté, selon l'estime de
Champaigne, ne s'apprécie pas seulement par des proportions qui appartiennent
intrinsèquement aux figures ainsi qu'aux aitres, puisqu'elle s'augmente de sa juxtaposition et
de sa confrontation avec la laideur. On sait que Leibniz2 développera de semblables
remarques comparatives, afin de justifier Dieu des imperfections apparentes qui se présentent
à notre faible expérience. La tache confuse hasardée sur la toile, lorsqu'on n'en considère
qu'une minime partie, devient de l'art consommé lorsque tout le tableau se dévoile ; les
accords de dissonances font mieux attendre le retour à l'ordre musical. Comme d'ailleurs le
fait Leibniz, quoique certes moins nettement et fermement, le propos de Champaigne tend à
glisser imperceptiblement de la perfection vers le plaisir. Il concède que le beau réside dans
les figures, donc dans leurs proportions dues et particulièrement chez Poussin, dans
l'imitation de masques et de sculptures antiques, puisque la laideur ne pourra que rehausser
son éclat ; mais il poursuit sur le terrain de l'apparence ou plus précisément de l'apparaître, et
sur ce terrain, l'opposition du beau et du laid rend excellentes les choses et leur accorde un
maximum (ne paraissent jamais tant) plutôt qu'un supplément (le rehaut). Or passer de l'être
des figures à leur apparaître, c'est aussi bien glisser de ce qui est dû en l'oeuvre, en tant qu'il y
faut réaliser les bonnes proportions, à ce qu'il y faut mettre en tant qu'elle est adressée à des
spectateurs et qu'elle doit exercer une certaine puissance sur eux. Avec l'apparaître, on est
passé du poétique vers l'esthétique, d'une façon presque insensible et continue ; car il ne
faudrait pas concevoir que Champaigne oppose à la ferme consistance ontologique des figures
présentes sur la toile, l'évanescence peut-être trompeuse de ce qu'elles paraissent. Au
contraire, le reste du passage confirme que, dans l'ordre des effets produits et de la puissance
de l'oeuvre sur ses récepteurs, c'est l'opposition et la contrariété qui font le charme et
l'agrément, valeurs esthétiques plutôt que poétiques. La valeur d'un tableau réside donc non
1 Conférences, éd. Mérot, p. 136.2
Notamment dans le De rerum originatione radicali de 1697 ; De la production originelle des choses prise à saracine, éd. P. Schrecker, Vrin, 1969, p. 90-91.
35
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 37/73
seulement dans l'excellence des déterminations positives qui lui sont intrinsèques, mais aussi
dans cette puissance qu'il est susceptible d'exercer, par laquelle il charme et procure de
l'agrément ou du plaisir, et qui trouve son fondement dans une relation d'opposition entre le
beau et le laid. Champaigne l'illustre picturalement en attribuant à Poussin un art véritable de
distribution des lumières et des ombres, en d'autres termes une maîtrise des effets de clair-
obscur. Il faudrait des chameaux pour manifester la grâce et l'agrément de belles jeunes filles,
comme l'ombre rend plus lumineuse la lumière'.
Cette dernière notion du clair-obscur, dont le statut sera l'un des enjeux de la
querelle du coloris, porte à concevoir qu'en peinture ce sont les oppositions et les
juxtapositions qui déterminent les propriétés de ce qui se trouve représenté : par les masses
coextensives de jours et d'ombres, non seulement on donne du relief, de l'agrément aux
figures et aux objets, mais dans le sentiment de présence qui s'ensuit, on rend possible leur
identification. Par la lumière et l'ombre, on doit dire que les êtres paraissent ce que le jeu de
relations chromatiques plus ou moins nuancées les fait être : leur identité se tient, d'un point
de vue esthétique, dans leurs différences externes. Champaigne ne va pas jusqu'à tirer
explicitement cette conséquence qu'en peinture, l'être objectif procède de la relation et que
son identité se forme dans un jeu de différences ; mais il fait passer le régime d'appréciation
des oeuvres de considérations prédicatives ordonnées aux figures et objets représentés vers
l'estime des effets sensibles aux spectateurs. L'être en peinture est non pas un en soi, une
ousia protè au sens d'Aristote, mais un être pour une réceptivité. Que son essence soit ainsi
dans sa puissance, Champaigne l'établit et y insiste, mais ce sera plutôt Roger de Piles qui
associera explicitement cette destination esthétique de l'oeuvre à une nouvelle ontologie de
l'être en représentation, qui fait déterminer l'identité à soi-même des figures et objets à partir
de dispositions ordonnées au tout du tableau, telles que le coloris ou le clair-obscur. Ce qu'il
nous faut à présent montrer. Notons pour conclure sur Champaigne, que ce dernier maintient
des exigences poétiques de subordination envers des règles de l'art, ainsi de celles qui
permettent les belles proportions, dans le temps même où il incline son analyse du tableau de
Poussin vers les considérations esthétiques. Le type de discours sur l'art pictural qui se tient à
l'Académie ne perd jamais de vue les aspects poétiques, même lorsqu'il incline ses contenus
On rappelle qu'en peinture, le peintre ne dispose pour tenter de rendre la plus intense clarté que du blanc pur,
qui n'est donc susceptible de variations apparentes qu'à la condition de trancher plus ou moins sur des valeurs
chromatiques plus sombres.
36
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 38/73
sous d'autres principes : cela reste un discours de professionnels de l'art et non point
d'amateurs plus ou moins éclairés.
B/L'unité d'objet chez Roger de Piles
Si Philippe de Champaigne est membre de l'Académie royale de peinture, Roger de
Piles semble moins qu'un petit maître et plutôt un peintre amateur, mieux connu par sa
carrière diplomatique et par sa plume de théoricien de la peinture. Principal représentant du
parti des coloristes, il intervient à la Ville plutôt qu'à l'Académie et met sur la place publique'
les différends qui ont pu agiter l'institution royale. Et s'il valorise le coloris au détriment du
dessin, c'est fondamentalement parce que la peinture vaut par ses effets et non par ses
modèles, et qu'au lieu de se bien conformer narrativement à quelque histoire dont il s'agirait
de conserver le sens, le peintre doit plaire, attirer et tromper ceux qu'il aura su captiver au
premier coup d'oeil. Plutôt que d'être ordonné à un devoir de représentation unitaire d'un
sujet, auquel les spectateurs devraient quant à eux atteindre, suivant la pensée du peintre et au
travers du plan sensible du tableau immédiatement appréhendé, le peintre selon les voeux de
Roger de Piles doit rechercher de faire effet au premier abord, d'imposer la puissance de la
peinture à ceux qui ne peuvent que céder à cet attrait, et de tromper les yeux pour leur plus
grand plaisir. C'est à même cette immédiateté sensible que doivent se donner les effets
d'intelligence et d'idéation. La grande catégorie expressive de la réussite picturale et du grand
art est donc le tout-ensemble qui attire l'oeil vers le tableau tout en enveloppant les
articulations unitaires où l'intellect se reconnaît. Soit donc à comprendre qu'un tableau, au
sens de Roger de Piles, soit une machine, dont tous les membres conspirent, à partir de leurs
différences mais unitairement, vers un effet singulier de mouvement. Nous soutiendrons en
cela que la conception générale que se fait Roger de Piles de la peinture et de son efficience
esthétique aura déterminé le parti pris du coloris au détriment de celui du dessin, et non pas
l'inverse.
Notamment avec le Dialogue sur le coloris de 1673, qui suit de peu les conférences de Champaigne, Blanchard
et le Brun de 1671 et 1672 ; et aussi avec les Conversations sur la connaissance de la peinture de 1677, qui sont
centrées sur Rubens, alors que l'entame de la querelle du coloris concernait Titien. Le Cours de peinture par principes consacre, en 1708, le triomphe académique de Roger de Piles au début du nouveau siècle.
37
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 39/73
A propos d'une exagération des couleurs et des lumières, qui semblent, dans certains
ouvrages de Rubens, farder la vérité de la nature, Roger de Piles concède, mais afin de faire
voir l'essence :
Il est vrai que c'est un fard : mais il serait à souhaiter que les tableaux que l'on
fait aujourd'hui fussent tous fardés de cette sorte. L'on sait assez que la peinture
n'est qu'un fard, qu'il est de son essence de tromper, et que le plus grand
trompeur en cet art est le plus grand peintre.'
Au lieu de devoir respecter un canon de belles proportions ainsi que l'unité
diversement historiée d'un sujet2, le tableau est renvoyé vers ses effets comme vers son
essence. Cette tromperie ne transgresse aucune loi, car la peinture ne se doit pas au vrai mais à
sa puissance propre de plaire. Il est incidemment signifié en cela que l'art se tient au-dessus
de la nature et qu'une plate mimèsis de celle-ci ne touche pas au grand art. Dans ses excès
eux-mêmes, l'art pictural donne par ses moyens propres l'illusion d'un naturel que l'imitation
ne fournit pas. Ainsi être trompé ne revient pas à goûter la nature mais à estimer l'art qui en
donne l'illusion par les moyens picturaux que la nature ne connaît point. La peinture est un art
cosmétique dont l'apparence du naturel forme la réussite la plus haute : une tension se marque
entre les moyens picturaux que le peintre dispose sur son tableau et les effets engendrés dans
les spectateurs, puisque l'excès du fard et du coloris est le moyen de l'illusion toute mesurée
de voir le naturel et la vérité des couleurs. En cette tension même, le tableau de plate peinture
cesse d'être une image qui ressemble ou cherche à le faire, pour se proposer comme une
représentation3 dotée de sa puissance propre. L'estime de l'économie des relations entre le
modèle et l'image, essentielle à toute poétique, le doit alors céder à l'analyse des constituants
du tableau en tant qu'ils engendrent les effets réceptifs qui décèlent la puissance de la
représentation : le tableau comme puissance commande l'appréhension esthétique de l'art de
peindre. Nous allons en décliner certains aspects qui se tirent de deux notions solidaires, celle
I Cours de peinture par principes, éd. J. Thuillier, TEL/Gallimard, 1989, p. 169.2
Sous ces deux sortes de déterminations, se tient une conformité à l'égard d'un modèle, partant un devoir de
vérité. C'est bien cette ordination sous le vrai avec laquelle le propos de Roger de Piles rompt. On y doit voir
l'une des conditions de la constitution de l'esthétique au sens étroit de la notion.3
Au sens de la distinction entre représentation et ressemblance proposée par Descartes, dans la Dioptrique,Discours IV (AT VI, 112-113). Ressembler, c'est s'identifier à un original, tandis que représenter, c'est faire voir
ou faire concevoir, sans avoir aucunement besoin pour cela d'être ce dont la représentation engendre l'effet en
celui qui la considère.
38
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 40/73
d'unité d'objet et celle de tout-ensemble, auxquelles se rattachent les idées de composition
circulaire et de clair-obscur.
La notion d'unité d'objet apparaît chez Roger de Piles dès les Conversations sur la
connaissance de la peinture, elle se révèle ainsi solidaire de l'analyse de l'art de Rubens et de
certains de ses tableaux ; elle se différencie de l'unité de sujet, qui constitue un impératif
pictural chez André Félibien. Cette dernière unité se comprend à partir de la considération de
l'historia : l'action que le peintre choisit de représenter doit être déterminée jusque dans
l'instant exact que le tableau fige dans la spatialité qui lui est propre, mais de telle sorte que
les détails périphériques mais aussi les figures centrales dans certaines attitudes, les groupes
de figures de même, tout se rapporte compréhensiblement à cette unité instantanée d'action.
Ainsi le peintre peut-il faire figurer sur son tableau des éléments qui aident à l'identification
du sujet quoiqu'ils correspondent à quelque épisode distinct de ce que l'instant choisi veut
qu'il soit représenté ; il peut concentrer les temps sous forme de différences spatiales, du
moment que les instants choisis soient proches de- et logiquement ou activement accordés à
celui de l'action représentée. L'unité de sujet demande alors d'être essentiellement comprise,
elle réclame de son spectateur qu'il traverse le plan visible du tableau pour atteindre
l'intention et la pensée du peintre. Au contraire, l'unité d'objet se compose à même le plan de
visibilité du tableau : elle résulte d'une union des corps et des masses que permet la
composition circulaire ainsi que les jeux de lumière et d'ombre, de mise en relief des formes
par le coloris, dont la compréhension s'abrège sous l'expression de clair-obscur.
Il faut en un tableau éviter la dissipation des yeux, de sorte que l'attrait qu'il exerce
suppose une unité objective sur laquelle converge le regard. Il faut au tableau un centre pour
faire tout son effet. Roger de Piles le fait entendre à partir d'un exemple, tiré du Titien, et
d'une technique rubéniste. L'exemple, c'est celui de la grappe de raisin,' sur laquelle le jeu
des jours et des ombres unifie la matière sur laquelle il se porte de façon à en faire une grappe,
avec le relief et les retraits de tous les globules serrés les uns sur les autres. Le jeu de lumière
et d'ombre, dans son opposition unitaire, annule la dispersion partes extra partes et densifie la
disposition jusqu'à susciter le sentiment d'un seul objet. Dans une intention semblable,
Rubens a pris soin de disposer les groupes qui entrent dans certaines compositions autour
d'un groupe central qui ressort par le brillant qui lui a été accordé par l'art du peintre ou bien
qui s'enfonce dans la profondeur du tableau sous la pénombre dont il paraît affecté : la
Elle est présente dans les Conversations, (op.cit., p. 231), et revient au Cours de peinture par principes.
39
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 41/73
composition circulaire distribue les masses autour d'un centre privilégié qui semble avancer
ou reculer sous le regard du spectateur, selon que cette circularité se trouve convexe ou
concave. Il s'agit d'attirer l'oeil au milieu de la toile et de constituer pour cela le tout du
tableau comme une espèce d'objet unique, circulaire parce que c'est là la forme la plus
agréable à la vue'. Les angles attirent la vue à eux et la disperse alors que la rondeur ne fait
pas qu'elle se divise. Comprenons ainsi que la composition circulaire fait paraître le tableau
dans son entier comme une unité, apte à conduire agréablement le regard vers ce qui semble
s'enfoncer dans la toile ou bien en émerger. Cette unité est un effet conducteur, de captation,
d'attraction et de centrage du regard.
L'unité d'objet s'obtient par cette intelligence particulière qui s'appelle le clair-
obscur 2 . C'est la base du coloris, selon Roger de Piles, ce qui enveloppe que le coloris ne
puisse consister en l'application des couleurs, mais qu'il doive relever d'une activité de
pensée plutôt que de la sensibilité. C'est d'ailleurs trop dire ou bien trop distinctivement : il
faut se représenter, sinon une forme de la sensibilité, du moins une intelligence sensible pour
laquelle penser et sentir ne sauraient s'opposer ou trancher l'un sur l'autre :
Quoique la lumière et l'ombre ne puissent se représenter qu'avec de la couleur,
néanmoins elles ont leur intelligence particulière, qui s'appelle le clair-obscur, etqui est la base du coloris ; comme les proportions et l'anatomie sont la base du
dessin.3
Comprenons qu'il doit être donné une science de la distribution des lumières et des
ombres sur les formes et sur les couleurs, distribution qui les harmonise, les unit, et qui leur
donne le relief et la vie. Ainsi le coloris, quoi qu'il ne se résolve pas en règles assignables
comme fait la théorie des proportions du corps humain, se trouve déterminé dans son usage
par un véritable savoir, porté vers les relations unifiantes entre les valeurs chromatiques, et
non point réduit en pure empirie. Le coloris ne se tient donc pas derrière le dessin comme la
sensibilité le cède à la pensée. Mieux, il est de lui-même susceptible de donner à entendre et
non simplement à voir, et de faire voir l'âme plutôt que de simplement orner le tableau et
charmer le regard. De Piles le souligne à l'égard de deux tableaux de Rubens :
1 Conversations, p. 233.2Conversations,p. 275.3 Conversations, p. 275.
40
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 42/73
Et cela est si vrai que les expressions que vous appelez l'âme de la peinture, ne
seraient pas tant estimées dans la Chasse aux lions et dans l'Andromède, si le
sang qui est retiré de dessus le visage de ceux qui sont attaqués par ces animaux
n'y laissait voir la peur beaucoup mieux imprimée par la couleur que par ledessin. Celle de l'Andromède et principalement dans les extrémités fait encore
mieux voir ce qui se passe dans son âme que les traits du visage.'
Il y a ici une véritable innovation argumentaire : alors qu'il semblait présupposable
par les divers protagonistes antérieurs2 de la querelle du coloris, que le dessin était une partie
plus intellectuelle de l'art de peindre, liée à la narration et à l'expression des passions de
l'âme, et que le coloris se trouvait plutôt voué à orner, plaire et charmer sensiblement, de
Piles confond les puissances et montre que l'on peut faire voir l'âme par la couleur plutôt que
par le dessin. Son attitude théorique constante revient à effacer l'opposition entre ce qui se
voit et ce qui se pense, qui était la condition de l'unité de sujet et que l'unité d'objet abolit.
Dans l'analyse des effets par lesquels un tableau attire et captive, la subordination du visible à
l'intelligible disparaît au profit d'un jeu de différences où se séparent et se confondent les
déterminations sensibles et les intellectuelles. L'unité d'objet n'abolit pas la puissance
narrative du tableau, même si l'invention passe désormais derrière la disposition.
Le clair-obscur joue comme une espèce de forme de la sensibilité, qui met de l'ordre
entre les qualités chromatiques et les fait valoir de telle sorte que le tableau semble un objet
unique dont la variété concourt à l'effet de tout-ensemble. On doit remarquer par là que chez
Roger de Piles, les objets ne sont pas donnés en peinture parce qu'ils figurent des choses
originales, mais bien plutôt parce que la maîtrise des relations entre les multiples valeurs,
nuances chromatiques ou bien oppositions des grands jours et des grandes ombres, les fait
surgir et les rend identifiables. C'est le tableau, par l'économie de ses rapports internes qui
donne à voir l'objet unifié pour lequel il passe, ainsi que les objets de détail qui concourent à
son unité propre. C'est le clair-obscur qui, en jouant sur les formes, les masses et les figures,
leur donne ce relief ou cette profondeur qui permet leur perception particulière. Ce que le
tableau représente est sous la raison de l'effet qu'il produit. La théorie de la peinture
enveloppe une ontologie du tableau et du mode d'être de ce qui s'y trouve présenté.
Remarquons que cette ontologie n'est pas dans la dépendance ni le cercle de redite d'une
1 Conversations, p. 273.2
La querelle commence avec Philippe de Champaigne, Louis-Gabriel Blanchard et Charles Le Brun, tous
académiciens.
41
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 43/73
philosophie identifiable ; elle se produit à propos de la peinture et ne se déduit pas comme
l'application à cet objet de principes philosophiques plus généraux. Le discours esthétique ne
commence pas d'émerger comme une dépendance nouvelle ou un nouvel embranchement de
la réflexion philosophique antérieure.
Le clair-obscur rend plus vrai ce qu'il met en relief et il en donne la jouissance
paisible à la vue. Les liaisons de lumière et d'ombre qu'il opère déterminent la diversité
intrinsèque du tableau à s'unir autour d'un groupe dominant, valorisé au centre de l'espace
pictural par la plus grande force des jours et des ombres qui s'y trouvent disposés et qui se
font valoir réciproquement. Ainsi la représentation peut-elle atteindre à cette unité générale
d'objet que Roger de Piles nomme le tout-ensemble. C'est en effet :
une subordination générale des objets les uns aux autres, qui les fait concourir
tous ensemble à n'en faire qu'un.
De Piles compare2 le tout-ensemble à un tout politique, où les grands ont besoin des
petits et les petits des grands. On voit que la comparaison est motivée par une commune
réciprocité entre toutes les parties d'un tout, de sorte que les détails, loin d'être négligés dans
l'appréhension de l'effet d'ensemble du tableau, participent positivement de sa constitution.
Le tout-ensemble n'est pas une synthèse, qui abolirait le divers en l'unifiant, mais un ordre de
type organique, où les déterminations sont en raison réciproque les unes des autres : les détails
des parties composent des objets qui s'accordent à d'autres objets pour n'en faire qu'un, unité
qui n'est que l'articulation d'éléments qui subsistent dans leur singularité. Aussi de Piles
recourt-il encore à la comparaison de la machine et du corps organisé :
Voici l'idée que je me suis formée de ce que l'on appelle en peinture tout-
ensemble. J'ai tâché de la faire concevoir comme une machine dont les roues se prêtent un mutuel secours, comme un corps dont les membres dépendent l'un de
l'autre, et enfin comme une économie harmonieuse qui arrête le spectateur, qui
l'entretient et le convie à jouir des beautés particulières qui se trouvent dans le
tableau.3
1Cours de peinture par principes, désormais CPP, p. 66.2 CPP, p. 65.3
CPP, p. 69.
42
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 44/73
Un tableau est une mutualité de services sans considération d'échelle, mais sous la
raison générale du tout, dont l'offre unitaire invite à la jouissance du détail. Chaque parcelle
contribue à l'effet d'ensemble, lequel attire l'oeil vers les beautés particulières. Remarquons
en cette économie que l'unité d'objet forme le don du tableau dont le spectateur, en le
recueillant, est frappé, tandis que le multiple des beautés particulières appartient à l'usage de
la vue, qui se promène autour de l'effet central. La réciprocité organique des parties et du tout
implique l'enlacement de la réceptivité visive et de la disposition qui ordonne le tableau.
L'importance entre les parties de la peinture, déplacée par Roger de Piles de l'invention vers
la disposition, exprime le souci de considérer la représentation picturale comme une puissance
dont les réceptifs effets expriment l'essence : une peinture est devenue un être pour le regard :
le lieu proprement esthétique de sa réception doit alors constituer le centre de son analyse et
de son explication.
43
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 45/73
5/ L'Abbé Du Bos, précurseur ou fondateur de l'esthétique.
Dans les histoires de l'esthétique', l'auteur des Réflexions critiques sur la poésie et
sur la peinture2 occupe une place nécessaire, mais aussi bien de transition. On lui accorde de
représenter l'esthétique du sentiment, qui viendrait s'opposer à un idéal classique des arts, on
voit en lui un précurseur qui anticipe sur Baumgarten, Diderot et Kant ; mais on déplore3
généralement son absence complète d'ordre et de méthode dans l'exposition de ses
conceptions. Il ne représenterait donc qu'un jalon utile mais imparfait puis dépassé, sur le
chemin de l'esthétique. Nous allons rechercher au contraire d'y déceler tous les constituants
qui sont requis pour être en droit de parler d'un traitement esthétique des arts.
Notons en premier lieu sous cette intention générale, dont il va falloir attester, que
notre abbé entretient un rapport aux arts qu'il annonce lui-même pour critique, c'est-à-dire
dans la position d'exercer du dehors la faculté judiciaire sur son objet. Ce n'est ainsi
aucunement un homme de l'art et seulement un amateur, qui ne peut donc autoriser son
discours sur la poésie et sur la peinture d'aucune compétence poiétique et qui doit plutôt poser
que l'essence des arts se recueille sous l'exercice d'un pouvoir de juger, appliqué ou replié sur
une réceptivité sensible. Du Bos se présente lui-même comme un simple citoyen de la
république des arts4, dont l'autorité ne saurait procéder que du pouvoir de juger, pouvoir dont
il étend l'usage légitime au cercle universel de ses lecteurs5. Ajoutons cependant, à l'égard de
ce qui concerne ce jugement de goût6, que Du Bos ne vise qu'à la connaissance exclusive des
arts et de leurs effets, délaissant en particulier toute question portée du côté de la beauté
naturelle et en général toute interrogation sur la notion de beauté. Son objet n'est pas le beau
mais le monde de l'art.
La constitution de l'art comme monde suppose en premier lieu ce qui pourra sembler
la reviviscence du problème soulevé par Aristote en Poétique, 4 :
1 Par exemple chez Annie Becq, Genèse de l'esthétique française moderne (1680-1814), Albin Michel, 1984, ou
Baldine Saint-Girons, Esthétiques du XVII! siècle, Sers, 1990 ; ou encore Luc Ferry, Homo aestheticus, Grasset,
1990 et Livre de Poche, 2006.2 Paris, 1719 ; nous citerons l'édition de Dominique Désirat, ENS B-A, Paris, 1993.3Y compris son principal commentateur, Alfred Lombard, in L'Abbé Du Bos, un initiateur de la pensée
moderne, Paris, 1913.4 Réflexions critiques, désormais RC, éd. D. Désirat, p. 2.5Chacun a chez lui la règle ou le compas applicable à mes raisonnements et chacun en sentira l'erreur dès
qu'ils s'écarteront tant soi peu de la vérité. (RC, p. 2). Egalité républicaine du pouvoir de juger, que confirmerala théorie du sentiment.6 Du Bos n'emploie pas cette expression ; le goût reste chez lui l'un des cinq sens, comme en témoigne la section
22 de la seconde partie de l'ouvrage (RC, p. 276) : on goûte le ragoût, on juge de la valeur d'une oeuvre d'art.
Entre le goût et le jugement, il y a analogie.
44
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 46/73
L'art de la poésie et l'art de la peinture ne sont jamais plus applaudis que
lorsqu'ils ont réussi à nous affliger.'
Il faut défaire ce charme secret ou, éclaircissant ce paradoxe, comprendre le plaisir
que font les vers et les tableaux. Le plaisir suscité par des émotions tristes ne sera que le cas
privilégié par l'intention explicative de l'agrémente que les oeuvres d'art font sentir. Du Bos
ne recherche la compréhension de la mutation en plaisir d'une affliction ou d'une tristesse que
pour atteindre la véritable fonction que remplit l'art auprès des hommes. L'assignation de
cette fonction est commandée par un certain nombre d'hypothèses sur la nature de l'âme dont
il faut à présent concevoir le caractère fondateur. Je les nomme hypothèses dans la mesure où
Du Bos ne s'emploiera aucunement à en expliciter les causes ou les raisons plus originaires ;
ce sont dans son esprit des sortes de constats anthropologiques qui semblent aller de soi.
Première hypothèse : le plaisir naturel procède du besoin, ce qui suffit à le pouvoir
considérer comme une grandeur intensive. On éprouve plus ou moins de satisfaction à la
mesure du manque plus ou moins grand que le besoin creuse. L'appétit rend plaisant un repas
grossier, son absence empêche les raffinements d'agréer. En matière de goût et de ragoût, l'art
supplée mal à la nature. Il nous faudra comprendre pourquoi cette suppléance devient efficace
et recherchée lorsqu'il sera question de poésie et de peinture.
Seconde hypothèse : l'âme a ses besoins propres, et principalement elle doit être
occupée, de sorte que l'inaction se révèle pire que l'effort pénible pour ne pas l'éprouver.
Pourquoi en est-il ainsi ? Du Bos ne régresse pas en-deçà du constat que l'âme veut
l'inquiétude et l'occupation. Il ne s'agit pas pour elle de se rechercher tout en se fuyant,
comme le thème du divertissement est figuré chez Pascal sous la raison du péché originel et
de se nécessaire répétition. D'ailleurs, on peut selon Du Bos vivre en amitié avec soi-même,
dans la réflexion et la méditation ; mais l'occupation la plus commune de l'âme consiste à se
livrer aux impressions des sens3. C'est alors l'émotion qui tient occupé, c'est-à-dire
l'ébranlement que l'âme reçoit du fait de ces impressions. L'âme se plaît donc à ses
mouvements, et les plus profonds donnent le plus grand plaisir : le thème du manque a
1RC, p. 1.2
Emotions et passions ne sont pas davantage distinguées par Du Bos que plaisir et agrément.3
RC, p. 3.
45
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 47/73
disparu au profit d'une dynamique de l'âme, prise par des attraits qui la mettent hors d'elle
« dans une espèce d'extase » I .
Troisième hypothèse : les émotions qui ébranlent davantage l'âme et lui donnent les
plaisirs les plus intenses sont suivies dans la vie quotidienne par les retours les plus fâcheux et
les tristesses les plus profondes. L'attrait du gros jeu entraîne la ruine tandis que l'absence de
risque n'émeut pas. Ainsi la représentation des suites fâcheuses empêche-t-elle que le plaisir
pris aux occupations inquiètes, dangereuses, risquées, soit pur. Nous sommes portés vers les
plaisirs les plus intenses, mais cette tendance, lorsqu'elle est éclairée, ne peut être satisfaite.
Un calcul des plaisirs n'y saurait remédier, car de tendre vers une occupation moins extatique2
de l'âme diminue certes le fâcheux des suites mais aussi le plaisir lui-même. L'âme demande
d'être ravie et arrachée à son inertie propre, et un plaisir tiède n'y suffira point. La vie
quotidienne se révèle ainsi sans remède quant à la bonne économie des plaisirs.
Ces hypothèses permettent de dessiner une fonction pour l'art, plus particulièrement
pour ces arts mimétiques que sont poésie et peinture, et que Du Bos développe dès le début de
la section 3 de la première partie de son ouvrage :
Quand les passions réelles et véritables qui procurent à l'âme ses sensations les
plus vives ont des retours si fâcheux, parce que les moments heureux dont elles
font jouir sont suivis de journées si tristes, l'art ne pourrait-il pas trouver le
moyen de séparer les mauvaises suites de la plupart des passions d'avec ce
qu'elles ont d'agréables ? L'art ne pourrait-il pas créer pour ainsi dire des êtres
d'une nouvelle nature ? Ne pourrait-il pas produire des objets qui excitassent en
nous des passions artificielles capables de nous occuper dans le moment que nous
les sentons et incapables de nous causer dans la suite des peines réelles et des
afflictions véritables ?3
L'art pourra créer des êtres d'une nouvelle nature : cette proposition, même si elle
est offerte sur le mode interrogatif, marque le moment signalé où l'idée d'un monde de l'art
fait son entrée dans la pensée. L'art offre ainsi une alternative au vécu ou à la quotidienneté
et, avec cela, une nouvelle économie des plaisirs, qui autorise de s'adonner entièrement à des
agréments que ne menace aucune suite fâcheuse. Les objets qu'offrent les arts mimétiques ne
' RC, p. 8.2 (Les jeux) tiennent donc l'âme dans une espèce d'extase. (RC, p. 8)3
RC, p. 9.
46
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 48/73
peuvent ainsi être que des objets en représentation, dont le spectacle enveloppe une distance
qui en supprime le sérieux, c'est-à-dire ces consécutions invincibles dans la réalité entre les
plaisirs et les peines. Les spectateurs déréalisent ce qu'ils contemplent, et ce ne sont que des
rois en peinture et des tragédies en image. La relation esthétique est ainsi intimement
distanciée, de sorte que les objets que produit l'art doivent être appréhendés comme
n'appartenant pas au cercle de réalité de leur spectateur. Mais dans le même temps doivent
persister à jouer les effets qui s'ensuivent des autres hypothèses proposées par Du Bos,
notamment la recherche des plaisirs les plus intenses sous la raison de l'occupation de l'âme.
Or si l'art offrait simplement de tièdes plaisirs qui n'attirent point les peines parce qu'ils sont
de basse intensité, il manquerait donc à sa fonction résolutive des contradictions où le réel met
les âmes en quête de leurs plaisirs propres. Il faut donc que les plaisirs dont l'art forme la
source soient aussi intenses que ceux que le réel donne, pour que l'âme fasse l'effort d'y
porter son attention. Ainsi doit-on comprendre en cela que les arts mimétiques ne sont d'une
part que des espèces d'images et de représentations qui ne font qu'imiter et se libèrent par là
de l'étiologie sérieuse et contrastée du réel ; mais d'autre part ils doivent proposer autant de
plaisir intense que les autres occupations sensibles, faute de quoi l'âme ne viendrait pas
s'éprouver elle-même au plaisir d'être émue et remuée. Nous devons être captivés et pris
parmi nos objets de contemplation, de sorte que soit abolie la distance séparatrice du
spectateur et de l'oeuvre en laquelle il se fond sinon se perd. Il apparaît alors de façon assez
nette et fort bien maîtrisée chez Du Bos que la relation esthétique aux oeuvres mimétiques se
doit d'être intrinsèquement contradictoire' et sans cesse tendue entre un mouvement
d'identification où le plaisir se gagne à l'émotion ressentie et un mouvement de retrait par
lequel les objets se figurent comme des représentations dont un autre monde règle les rapports
objectifs. Dans une telle relation, les objets sont toujours aussi et en eux-mêmes autres que ce
qu'ils offrent et à quoi ils s'identifient : le principe d'identité n'est pas ou n'est plus le
fondement de leur appréhension, et la relation esthétique avance en cela un trait d'originalité
qui la distingue de toute relation aléthique de connaissance.
' On refusera ainsi, contre la plupart des commentateurs depuis A. Lombard, d'accorder que les Réflexionscritiques soient affectées d'un désordre ou d'une faible cohérence dans l'usage des concepts comme dans
l'exposition. Particulièrement, la doctrine de l'imitation ne saurait se limiter aux quelques remarques sur la
moindre densité ontologique des images en regard des originaux ; il faut également y insérer cette puissance non
illusionniste des représentations à toucher et à émouvoir, dont Du Bos remarque, à la section 43 de la premièrepartie, qu'elle est sensible à mesure que l'on appréhende les oeuvres depuis leur totalité vers leurs parties et leurs
détails, selon une successivité qui fait ainsi droit au tout-ensemble. Ce qui emporte la double conséquence
qu'une oeuvre doit faire monde afin de plaire et qu'elle plait davantage la seconde fois (RC, p. 145-147). Le
plaisir esthétique est un plaisir profond.
47
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 49/73
La différence entre les procédures de connaissance et les jugements esthétiques se
trouve confirmée voire accentuée dans la seconde partie de l'ouvrage dubosien, et
particulièrement à la section 22 qui expose une doctrine du jugement de goût qui fait encore
droit au sens gustatif, puisqu'un tel jugement sera comparé à la dégustation d'un ragoût :
On goûte le ragoût et même sans savoir ces règles, on connaît s'il est bon. Il en va
de même en quelque manière des ouvrages d'esprit et des tableaux faits pour nous
plaire en nous touchant.'
On sait que dans l'usage du terme de goût, la métaphore est encore au XVIIIesiècle,
quelque chose de sensible, mais le propos de Du Bos cherche surtout, par l'analogie des goûts
sensible et esthétique, à manifester une promptitude et une immédiateté dans l'appréhension2
esthétique, qui prévient l'usage de la pensée. Le jugement de goût repose sur une réception
antéprédicative de l'oeuvre, une sorte de réaction instinctive et qui ne se discute pas, comme le
ragoût est éprouvé comme bon avant qu'on soit à même de le dire tel, et de juger. Le plaisir
esthétique non plus ne se raisonne pas ni ne se conclut : le seul juge compétent en la matière,
c'est le sentiment ; il reste cependant à savoir en quoi exactement il consiste. Du Bos a
recherché de le définir dans un texte qui passe pour passablement embrouillé et qui suit
immédiatement la comparaison du ragoût :
Il est en nous un sens destiné pour juger du mérite de ces ouvrages qui consistent
en l'imitation des objets touchants dans la nature. Ce sens est le sens même qui
aurait jugé de l'objet que le peintre, le poète ou le musicien ont imité. C'est l'oeil
lorsqu'il s'agit du coloris d'un tableau. C'est l'oreille lorsqu'il est question de
juger si les accents d'un récit sont touchants, ou s 'ils conviennent aux paroles, et
si le chant est mélodieux. Lorsqu'il s'agit de connaître si l'imitation qu'on nous
présente dans un poème ou dans la composition d'un tableau est capable d'exciter
la compassion et d'attendrir, le sens destiné pour en juger est le sens même qui
aurait été attendri, c'est le sens qui aurait jugé de l'objet imité. C'est ce sixième
sens qui est en nous sans que nous en voyions les organes. C'est la portion de
nous-mêmes qui juge sur les impressions qu'elle ressent et qui, pour se servir des
RC, p. 276.2
Le terme d'appréhension apparaît, en italiques, à la page 277. C'est bien alors une première saisie de la chose
mais non une saisie d'entendement.
48
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 50/73
termes de Platon, prononce sans consulter la règle et le compas. C'est enfin ce
qu'on appelle communément le sentiment.'
La confusion semble procéder d'hésitations manifestes : avons-nous à faire à l'un
des cinq sens, à un sixième sens, ou bien à point de sens du tout mais plutôt à du sentiment
doué de la faculté judicative ? Pour dénouer ces incertitudes, il faut tout d'abord rappeler à
quoi Du Bos s'oppose : c'est-à-dire à une conception intellectualiste du goût et au fait que la
raison et plus généralement la pensée prononceraient le jugement de goût. Ce doit donc être
aux sens que revient cette fonction, ou plus exactement au sentiment. Du Bos ne reprend pas
en effet ce terme dans son usuelle acception du siècle passé, à savoir la présence à l'esprit de
ce que les organes des sens ont transmis, en gros la conscience de la sensation. Selon lui, le
sentiment est bien plutôt un mouvement de l'âme, par lequel elle se trouve occupée, et par
conséquent en lequel elle se plaît. Il résulte d'objets touchants, et consiste à en être touché ou
ému. Importe ici que le sujet ou la faculté du jugement ne soit pas d'ordre représentatif mais
plutôt d'ordre pathétique et d'allure cinétique : c'est l'être ébranlé de l'âme, son émotion, qui
fait goûter instinctivement l'objet touchant. Mais pourquoi alors insister sur les sens externes
tout d'abord, sur un sixième sens par après ? Comprenons que le sentiment est engendré
exclusivement à partir de l'apport d'un des cinq sens, de la vue ou de l'ouïe s'il est question
de poésie et de peinture, et qu'aucune pensée ne vient ordonner, objectiver un tel contenu
sensible de représentation : le sentiment est réaction émotionnelle instinctive et interne à cette
présentation sensorielle qui passe par le canal de l'un des sens externe. Ce ne sont pas
simplement la pensée ou la raison auxquelles ce dispositif donne congé, mais aussi le sens
commune : c'est par la vue que les tableaux touchent, et par l'ouïe poésie ou musique. L'idée
que l'objet touchant serait recomposé à partir des apports de divers sens en une sensibilité
centrale et commune n'affleure donc pas. Le sixième sens n'est pas un opérateur synthétique
d'identification des apports plus ou moins aveugles de chacun des sens, il est, dans la
prolongation de la médiation nécessaire d'un des sens externes, la réceptivité à l'égard du
touchant des objets dont l'art présente les imitations ; c'est une capacité et une facilité à être
ému, et ce sens est donc autre non parce qu'il rassemble le divers des cinq sens mais parce
que son mode de réceptivité est différent : au lieu de convertir un objet touchant en
' RC, p. 276-277.2
Rappelons que, certes, le texte du De Anima (III, 1 et 2) ne propose aucune faculté ou puissance de l'âme quis'appellerait sens commun, et paraît plutôt distinguer certaines fonctions où les divers sens collaborent ou font
en commun ce qu'ils opèrent, mais que la tradition scolastique a introduit comme d'aristotélicienne obédience,
un tel sens commun parmi les sens internes, comme en témoigne la Somme théologique (Prima pars, quaestio78, art. 4).
49
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 51/73
représentation, comme font la vue et l'ouïe, il le reçoit et le convertit en émotion, en esprit
touché et, de ce fait, occupé.
L'organe ou le sujet de cette réceptivité est le coeur', entendu comme faculté
psychique de l'inquiétude, de l'agitation et du mouvement. Une meilleure compréhension du
propos de Du Bos pourra résulter d'un rapprochement avec l'un des sens internes distingués
chez saint Thomas, en l'occurrence l'estimative. Rappelons qu'elle forme l'un des sens
internes2, une puissance distincte des sens et qui est susceptible de représenter à l'animal non
un objet de sensation en tant que tel, mais cet objet dans la mesure où il est susceptible d'être
utile ou nuisible à son égard. La brebis, voyant le loup, se le représente plus ou moins
confusément, en tout cas instinctivement, comme dangereux par cette faculté estimative, qui
exprime ainsi la signification vitale des contenus de sensation pour le sujet sensible : la brebis
fuit son prédateur, dont le danger n'était pas offert dans sa simple vision. Le sentiment résulte
assez semblablement d'un processus instinctif et non réfléchi, par lequel le sensible offre
autre chose que la pure présence de lui-même ; mais dans le cas du sixième sens dubosien, ce
qui est apporté et reçu en plus n'est pas sa signification vitale et non pas davantage une espèce
d'information supplémentaire qui serait représentée à ce sens interne et non pas aux autres. Ce
n'est pas le pouvoir de connaissance qui se trouve affecté nouvellement, mais le sentiment de
plaisir et de peine que l'âme éprouve instinctivement à partir des objets qui la peuvent toucher
ou non : l'âme ne se contente pas de connaître, elle s'émeut aussi, ce qui lui procure ses
plaisirs. L'esthétique du sentiment rompt ainsi avec l'idée que le goût, d'une manière ou
d'une autre, résulte d'un savoir transitivement converti en plaisir : ce qui fait qu'un objet plaît
ne tient pas à sa représentation mais à son pouvoir touchant, qu'il possède dans la nature et
que l'art ressaisit en ses imitations et par ses ressources propres.
Il ne faut pas porter une attention exagérée à l'expression de sixième sens, qui ne
commande pas de régler la structure du sentiment sur les impressions sensibles habituelles. Si
Du Bos parle de sens, c'est que ces impressions particulières, dont le sentiment est le nom
générique, sont en effet reçues et non produites en nous par nous, et que cette réception
résulte de l'action d'un objet extérieur, passant par le canal d'un de nos sens externes. Il n'y a
' RC, p. 277.2
Saint Thomas, à la suite d'Avicenne, en distingue cinq (Somme théologique, Ia, q. 78, a. 4). Les hommes sont
en principe porteurs d'une variante plus rationnelle de l'estimative, la cogitative, qui implique, non une suite deperformances instinctives, comme dans l'animal, mais une représentation identificatrice du sens même dont
l'objet sensible est porteur : l'homme perçoit comme dangereux le loup, ce sens déterminant que prend le loup
pour lui fait l'objet d'une représentation particulière, qui implique la puissance de penser et non simplement de
sentir.
50
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 52/73
pas de trace, dans le texte dubosien, d'opérations de rassemblement ou de synthèse des
apports particuliers de chacun des sens, ni de conscience une d'une telle diversité sensible,
autrement dit il n'y a pas de sens commun dont le sixième sens serait l'autre nom. Ce qui
appelle cette dernière expression concerne la particularité réceptive d'un pur affect sans
dimension représentative : un sentiment est une émotion de l'âme sans contenu représenté,
c'est du mouvement et non pas de l'image. Il n'y a donc pas d'objet du sentiment. S'il nous
met en état de juger, ce ne saurait donc être depuis une bonne appréhension des contenus d'un
poème ou bien d'un tableau : le jugement doit dériver d'un rapport antéprédicatif à l'oeuvre
d'art, en lequel il ne pourra s'agir de reconnaître et d'attribuer les diverses qualités qui sont
dans la dépendance de l'objet représenté. L'impression que fait l'oeuvre n'est pas cognitive
mais bien émotionnelle. Car l'intention générale de la section 22 consiste bien à déprendre le
jugement de goût d'un fondement érudit ou d'une connaissance préalable des règles dont
l'oeuvre aurait à incarner tout le détail : goûter une oeuvre d'art ne consiste pas à confronter
son effectivité à un canon idéal qu'elle aurait dû appliquer. En cela s'efface la dimension
poiétique du jugement de goût ainsi que la nécessité de s'en remettre sinon aux professionnels
de l'art, du moins à ses connaisseurs et amateurs, afin d'en bien juger. On comprend de ce fait
l'insistance mise par Du Bos à affirmer que le public juge aussi bien que les artistes ou ceux
qui ne se nomment pas encore critiques d'art'. Car le jugement de goût ne procèdera pas
d'une connaissance de l'objet ni des oeuvres, et qui se détiendrait dans une représentation
générale des règles d'où les oeuvres particulières doivent procéder. Le mérite des poèmes et
des tableaux est de plairez, c'est ainsi ce plaisir déclenché en nous par l'ceuvre qui fonde le
jugement énonciateur d'un tel mérite. Le jugement de goût exprime l'état modifié où l'oeuvre
nous a mis, il est donc d'essence esthétique.
Si les érudits et les gens de métier3 ne s'y connaissent pas mieux en la matière que le
public, puisqu'il n'est pas question de mise en oeuvre de connaissances dans les jugements de
goût bien fondés, cela ne signifie pas par ailleurs que doive régner une sorte de démocratie du
goût et de privilège du plus grand nombre en matière de réputations et de consécrations
artistiques. Du Bos tempère ses opérations d'élargissement extensif des sujets légitimes du
' Le parterre, sans savoir les règles, juge d'une pièce de théâtre aussi bien que les gens de métier.(RC, II, s. 22,
p. 279)2
Mais le mérite le plus important des poèmes et des tableaux est de nous plaire.(RC, p. 278).3Du Bos les nomme de nobles artisans, par exemple p. 277 ; l'absence du terme d'artiste est un fait reconnu, et
Du Bos s'est d'emblée lamenté (RC, p. 2) de ne pouvoir employer que le terme d'artisan pour désigner peintres
et poètes. On s'étonnera d'autant qu'à l'entrée Artiste du Furetière, on trouve notamment l'acception
contemporaine du terme comme parfaitement reconnue et identifiée.
51
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 53/73
jugement de goût et ne les étend point jusqu'à l'universel, par la ressource de la délicatesse et
d'une forme de culture qu'il faut posséder pour bien apprécier les oeuvres. Selon notre auteur,
le bas peuple ne rentre pas dans le cercle légitime de ceux qui peuvent juger : il faut avoir
pour ce faire des lumières' qui s'acquièrent dans la fréquentation et le commerce des oeuvres.
Ce n'est pas que l'instance du savoir revient en force après avoir été momentanément
expulsée du champ de l'analyse, mais bien plutôt que sont donnés des degrés de délicatesse
dans les plaisirs éprouvés sur les oeuvres, et que l'on peut être plus ou moins finement ébranlé
par ce qui doit ainsi nous toucher, finesse que Du Bos n'hésite pas à nommer du terme
d'esprit et qui dépend d'un goût de comparaison2. Ce sont la qualité et la quantité de nos
émotions qui font que la notion de public ne recouvre pas l'universalité du genre humain,
c'est la finesse des plaisirs et le fait d'être touché par des beautés que tous n'aperçoivent
point. Il faut donc du discernement pour reconnaître en soi les moindres effets de mouvement
que les oeuvres engendrent : le goût varie selon la puissance d'aperception des moindres
mouvements d'âme qui sont aptes à l'occuper. A mesure que varie cette appréhension en nous
de ce qui plaît, le goût peut s'améliorer et se jugements devenir sûrs. Il dépend ainsi d'une
réflexivité sur des effets reçus en nous et c'est en cela un goût esthétique, et non pas une
dépendance judiciaire de notre faculté de connaissance.
I L'expression vient à la page 279.2RC, p. 279.
52
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 54/73
6 / Kant et la question de la satisfaction désintéressée (ohne alles Interesse)
On fait en général crédit à Kant' d'avoir introduit et pleinement développé, sinon
créé de toutes pièces, l'espèce esthétique dans le genre du discours philosophique, ainsi
d'avoir soigneusement spécifié la relation au beau et l'avoir distinguée de celles qui se
rapportent au vrai ou au bien. Ce crédit cependant a pu être contesté ou déprécié, à la lecture
de la Critique de la faculté de juger 2 , et dès l'entame de l'Analytique du beau, sur le point de
la satisfaction désintéressée. Cette question initiale conduit à se demander en outre pourquoi
Kant a entamé cette troisième Critique sous le point de vue de la qualité, dont le privilège
commence par inverser l'ordre coutumier sinon systématique des quatre entrées catégoriales,
quantité, qualité, relation, modalité.
C'est dans cette troisième partie de la Généalogie de la morale, qui porte sur les
idéaux ascétiques, que survient la critique nietzschéenne, qui aura tout d'abord dénoncé
comme trait philosophique constant le choix privilégié du point de vue esthétique de la
réception des oeuvres sur le point de vue artistique et créateur de celles-ci. Nietzsche poursuit
sur ce qui selon lui constitue « la célèbre définition kantienne du beau3 » :
« Est beau, dit Kant, ce qui provoque un plaisir désintéressé » I Désintéressé !
Comparez avec cette définition de Stendhal, qui appelle quelque part la beauté
une promesse de bonheur. En tout cas est récusé et rayé le seul aspect du fait
esthétique que Kant mette en relief : le désintéressement.4
Nietzsche attribuera un peu plus loin à Kant la « naïveté d'un pasteur de
campagne »5 , ignorant , des excitations et des émotions de la chair qu'une belle oeuvre, ainsi
une statue de femme nue, serait susceptible d'exciter : Kant ignorerait la dimension vitale du
rapport esthétique, faite d'expériences personnelles, de désirs et de ravissements singuliers ; il
aurait voulu retrancher de la vie l'expérience esthétique et la réduire à la morne dimension
d'un idéal ascétique. A l'opposé d'un Stendhal qui a compris que le beau excite la volonté et
l'intérêt, Kant tendrait à moraliser la relation esthétique ainsi qu'à asseoir l'universalité de la
satisfaction sur son caractère désintéressé. Il convient donc d'apprécier la justice de cette
1Nous citerons la Critique de la faculté de juger (désormais CFJ) dans l'édition A. Renaut, G-F, 1995, laquelle
présente l'avantage, après une présentation nourrie, d'offrir en outre la Première introduction ; nous ferons aussi
mention de l'édition A. Philonenko, Vrin, 1968.Critique de la faculté de juger (désormais CFJ), traduction A. Renaut, G.-F., 1995.
Généalogie de la morale, III, § 6 ; édition Colli/montinari, Gallimard, 1971, p. 294.4
Ibid., p. 294-295.5
Ibid., p. 295.
53
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 55/73
critique nietzschéenne sur le sens exact que revêt chez Kant la notion de plaisir ou de
satisfaction désintéressés, et d'en reprendre et concevoir le surgissement dans l'économie
exacte du texte kantien.
L'Analytique du beau livre quatre moments de détermination logique du jugement
de goût, et le premier selon la qualité. Or Kant nous propose, dans ce premier moment, deux
résultats : le caractère esthétique du jugement de goût et le caractère désintéressé de la
satisfaction qui le détermine'. Il va nous falloir comprendre les liens qui rapportent et unissent
ces deux déterminations, dont la première semble distinctive — la satisfaction esthétique sera
ce qui se différencie de la satisfaction sensible ou sensitive et de celle qui s'attache au bon à
quelque chose ou bien au bon en soi — tandis que la seconde semble simplement négative, qui
constate une absence d'intérêt. C'est ainsi l'unité de ces deux déterminations qu'il nous faut
tout d'abord tenter de ressaisir.
Si nous acceptons l'hypothèse régulatrice de lecture2, selon laquelle Kant cherche
inauguralement à distinguer le plus nettement possible le beau du vrai et du bon, il faut alors
constater que la distinction d'avec le vrai l'emporte en priorité ou en urgence : affirmer que le
jugement de goût est esthétique, c'est manifester par là-même que ce n'est pas un jugement de
connaissance, et c'est soutenir qu'il n'enveloppe pas de rapport à l'objet de représentation.Au fond, il ne s'agira pour nous que de comprendre véritablement toutes les significations et
les conséquences qu'emporte cette absence, c'est-à-dire de bien entendre en quoi il n'y a à
proprement de plaisir3 qu'esthétique, plaisir qui est sans rapport à l'objet, plaisir sans désir ni
volonté à satisfaire. Le beau naturel ou artistique ne nous renvoie pas à un objet, quoiqu'il
semble bien que l'on dise beaux des objets de représentation ; ce qu'il faut ainsi concevoir.
N'être pas jugement de connaissance signifie pour le jugement de goût, au plan de la
qualité, que le sujet n'est pas pensé sous la sphère d'un prédicat, même s'il est affirmatif : dire
que tel objet est beau, n'est pas déterminer en quelque façon l'objet de représentation ainsi
qualifié, c'est seulement dire comment le sentiment de plaisir et de peine est affecté par cette
' Si l'universalité, la finalité et la nécessité établissent un rapport clair aux autres entrées de la table des
jugements, il y a une question de la logique du jugement esthétique, qui a été posée par Louis Guillermit dans
son Elucidation critique du jugement de goût selon Kant (éd. du CNRS, 1986), prolongée par Caroline Guibet-
Lafaye, Kant. Logique du jugement esthétique (L'Harmattan, 2003)2C'est l'hypothèse d'Olivier Chédin dans son remarquable Sur l'esthétique de Kant et la théorie critique de lareprésentation (Vrin, 1982) dont on ne peut que regretter l'absence présente de réédition.3
Kant va en effet distinguer, au § 5 de l'Analytique du beau, l'agrément et l'estime du plaisir, comme se
séparent les formes correspondantes de satisfaction, inclination et respect, de la faveur.
54
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 56/73
représentation. Le beau exprime une détermination du sentiment vital', une affection d'un
Gefühl qui est purement subjectif. Cela dit l'état d'un sujet humain modifié par une
représentation, en tant qu'il perçoit cette modification et que celle-ci n'est en rien engendrée
par l'objet de représentation. La pureté subjective prend alors la dimension d'une auto-
affection2, ou du fait de se plaire à se plaire à, cette dimension qui est en effet conforme à
l'essence du plaisir, rapidement évoquée3 au § 10 de l'ouvrage, comme « conscience de la
causalité d'une représentation relative à l'état du sujet, en vue de le conserver dans le même
état »4 Le plaisir implique d'une part la conscience d'une affection et d'autre part la tendance
à persévérer dans l'état dont on est conscient ; il est comme une inertie produite et non pas
donnée, de sorte qu'éprouver du plaisir, c'est être dans le sentiment conscient de se conserver
en cet état. Dans le plaisir, du moins dans sa forme pures
, on se plaît à se plaire à quelque
chose : la régression subjective qui fait l'aspect purement subjectif de ce plaisir, se substitue
ainsi au rapport à l'objet et à la détermination de l'état subjectif par ce dernier. Eprouver du
plaisir, c'est être dans cette conscience particulière qui fait que non seulement on est informé
de son état changé mais qu'on est tout aussi bien dans la pulsion ou la motion conservatrice
d'un tel état : le Gefiihl est à la fois conscient de soi et mobilisé vers sa propre durée, il est
rapport spontané et dynamique à soi.
Il ressort de ces premières remarques une espèce d'affinité profonde entre jugement
esthétique et plaisir, que le mouvement textuel kantien va en effet confirmer, de sorte que les
distinctions sur le jugement de goût et autour du plaisir vont converger vers la première
définition du beau. Il faut essentiellement pour cela régler négativement le rapport à l'objet,
duquel la notion d'intérêt va se révéler solidaire. Remarquons pour cela que l'intérêt se
trouve, selon Kant, lié à la représentation de l'existence d'un objet : il ne s'agit donc pas de
l'existence elle-même, en quelque sens que l'on prenne cette position absolue, mais bien de sa
représentation ; l'intérêt contraint de poser l'objet et de se rapporter ainsi, dans la
représentation, à quelque chose d'extérieur à soi et de non-subjectif. Or la source des formes
de la satisfaction pour le sujet qui les éprouve, peut provenir de l'objet en tant que posé, pour
la représentation, dans l'élément de l'indépendance à l'égard du sujet, ou bien peut provenir
du sujet lui-même en tant qu'il s'aperçoit d'un état modifié de lui-même. En ce dernier cas,
1 A. Renaut traduit ici sentiment qu'il éprouve d'être vivant (CFJ, G-F, p. 182).2
Point bien repéré par J. Derrida dans La vérité en peinture, Champs/Flammarion, 1978, p.55. '3 Un développement plus complet, auquel nous ne pouvons ici que renvoyer, se trouve dans l'Anthropologie,livre II, §§ 60-61 (traduction Foucault, Vrin, 1970, p. 93-95)4CFJ, trad. Renaut, p. 198.5En tant qu'il se distingue de l'agrément et de l'estime.
55
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 57/73
cette conscience et ce plaisir sont désintéressés de l'objet, c'est-à-dire qu'ils n'en procèdent
pas. Il faut donc comprendre dans le texte, la notion d'existence comme celle d'une position
indépendante et objective dans la représentation, et non pas au-dehors d'elle : intéressé et
désintéressé ne renvoient donc pas à quelque chose d'extérieur au Gemütszustand mais à son
mode de détermination. Regardons l'exemple pris par Kant au § 2 du texte : tout ce qui
s'attache, dans ma représentation, à l'objet en tant que lui-même ou plutôt en tant qu'il n'est
pas moi, et non rapporté à mon affectivité de plaisir et de peine, est placé du côté de l'intérêt.
Tout ce qui, dans l'objet, fait qu'il m'est désirable ou répulsif, c'est-à-dire qu'il se trouve posé
comme une fin extérieure à l'égard de ma mobilisation propre, tout cela fait comprendre que
l'intérêt selon Kant, et sous l'étymologie de l'inter-esse, c'est le terme du mouvement de se
porter au-dehors de soi, c'est la fin extérieure au mouvement qui tend vers elle. Le palais,
lorsque je juge qu'il exprime la vanité des grands et la peine du peuple, est, dans ma
représentation, rapporté à une détermination qu'il incarne ou exprime objectivement : il faut
le poser, dans cette représentation, comme indépendant de la représentation, autrement dit
comme objet, afin de le qualifier ainsi ; pour le dire beau, il faut plutôt considérer l'effet qu'il
produit sur ma réceptivité'. Etre intéressé, c'est ainsi être extraverti et orienté dans son
dynamisme propre vers l'objet en tant qu'il existe. Etre désintéressé, ce sera donc a contrario
être rapporté à soi et mobilisé de façon immanente par soi-même, ou d'une manière purement
subjective.
Lorsque le sentiment de plaisir et de peine est déterminé par quelque chose qui vient
de l'objet, et qui se rapporte en lui à lui, il faut donc poser un flux d'intérêt que l'objet aspire
à lui et qui sort de nous : cela peut se faire de deux ou bien de trois façons. Par ce que Kant
nomme l'attrait (Reiz) ou les attraits sensibles, lesquels nous arrachent en quelque sorte de la
satisfaction ; et par le gut, le bon, qu'on doit subdiviser en wozu gut, le bon à quelque chose,
et en an sich gut, le bon en soi. L'attrait, c'est ce qui est agréable et plaît aux sens comme
détermination objective vers laquelle l'agrément, comme forme sensible et non esthétique de
la satisfaction, se trouve orienté. De même, mais à l'égard de la raison, l'utile et le bien
plaisent par le concept que l'objet de représentation est invité à rejoindre. Attrait et concept
impliquent pour la représentation la position d'un objet d'où proviennent les effets
d'agrément et d'estime. Certes l'agrément est un sentiment subjectif 2, le Gefühl et non pas
Il restera comme nous le verrons plus loin, à effectuer, dans la réceptivité sensible, les distinctions utiles à la
manifestation du caractère désintéressé.2CFJ, éd. Renaut, p. 184-185.
56
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 58/73
l'Empfindung, c'est-à-dire la sensation dans son acception de perception d'un objet des sens,
mais il est déterminé par la position d'existence que l'objet prend dans la représentation. La
source d'une telle jouissance se tient dans l'objet et passe vers le sujet : le résidu d'un tel
rapport se nomme, selon Kant, l'inclination, c'est-à-dire le penchant vers ce qui fait plaisir et
non pas simplement, ce qui plaît. Au § 13, lequel appartient au troisième moment catégorial,
Kant précise qu'aux attraits auxquels il ne faut pas mélanger le goût, puisque ceux-là ne
plaisent qu'aux sens, il faut ajouter les émotionsi dont semblablement le goût ne doit pas être
corrompu. Il commence ainsi d'apparaître que la circonscription du jugement esthétique doit
se distinguer par le mode de détermination dudit jugement et de la satisfaction qu'il indique,
lequel n'ira pas de l'objet de représentation vers le sujet. Plaire aux sens comme ébranler
l'âme ne sauraient participer du pur jugement de goût, car ils n'ont pas le type de
détermination qui convient2. Kant aura donc réussi à séparer le plaisir esthétique de
l'agrément simplement sensible comme de l'estime liée à la représentation de la fin pour
laquelle l'objet de la satisfaction existe. Si l'on conçoit que l'objet donné à la sensibilité se
rapporte constitutivement à la connaissance, et la fin à la volonté, cette double opération aura
alors séparé le beau du vrai et du bien. Mais il reste encore à comprendre en quoi
positivement consiste la forme de satisfaction qu'est le plaisir esthétique, liée à un jugement
de goût qui soit pur. L'exemple du traitement kantien de la peinture nous le fera mieux
entendre.
Car s'il est vrai que l'existence de l'objet, à laquelle se rapporte l'intérêt, doit être
entendue de sa position dans la représentation, comment sera-t-il fait en quelque sorte
abstraction de l'objet dans la mise en rapport de la représentation avec le sujet et son
sentiment de plaisir et de peine ? Faut-il concevoir pour cela des représentations qui soient
sans objet ? Ou bien des représentations qui ne plaisent pas par ce que l'on nomme
couramment leur contenu, supposé objectif, mais par leur seule forme ? Ces questions
semblent appeler pour leur élucidation la distinction, faite au § 163, entre beauté libre et
beauté adhérente, d'autant que Kant y procède, chemin faisant, à une semblable double
exclusion de l'agréable et du bon, qu'il faut distinguer du beau et du pur jugement de goût :
On est donc fort loin de la conception dubosienne du sentiment, qui était essentiellement ébranlement de l'âme
et source de son occupation satisfaite puisqu'affairée. L'âme kantienne ne s'occupe ni ne se met en mouvement
dans le rapport esthétique, car elle se rapporte à elle-même en elle-même, dans une remarquable assise etstabilité. Notons que l'émotion reste pour Kant de l'ordre de la sensation, et qu'elle repose sur un arrêt suivi d'un
retour renforcé de la force vitale (CFJ, § 14, éd. Renaut, p.205)2 Tout intérêt corrompt le jugement de goût, affirme le début du § 13 (éd ; Renaut, p. 201).3CFJ, éd. Renaut, p. 208-210.
57
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 59/73
Ainsi, de même que l'association de l'agréable (de la sensation) avec la beauté,
qui ne concerne proprement que la forme, créait un obstacle à la pureté du
jugement de goût, de même la combinaison du bien (c'est-à-dire de ce à quoi le
divers est bon pour la chose elle-même en fonction de sa fin) avec la beauté porte préjudice à la pureté d'un tel jugement.'
On remarque que la beauté ne concerne proprement que la forme, ce qu'il va falloir
plus précisément expliquer, et que le wozu gut, le bon à quelque chose, va s'appliquer ici au
concept de perfection, tandis qu'il persiste à corrompre la pureté du jugement esthétique. Il y
va en effet ainsi de la distinction entre beauté libre et beauté adhérente, car :
La première ne suppose nul concept de ce que doit être l'objet ; la seconde
suppose un tel concept, ainsi que la perfection de l'objet par rapport à ce
concept.2
Comprenons que la beauté adhérente se rapporte à des objets qui soient bons à (wozu
gut) et que l'on puisse ordonner sous une fin : cette beauté consiste dans l'incarnation plus ou
moins parfaite de cette fin par l'objet, ainsi de la beauté du cheval, de l'homme, de l'édifice
religieux comme civil. En revanche une beauté libre ne dépend pas du concept d'une fin
conditionnant l'objet ; elle est ainsi libre du concept de perfection, de telle sorte qu'elle plaît
par elle-même. Les exemples que fournit Kant pour de telles libres beautés introduisent une
différence de traitement entre la nature et l'art, dans la mesure où les libres beautés naturelles
sont des choses, et, dans la représentation, des objets, telles que des fleurs, des oiseaux, des
crustacés3, tandis que les libres beautés artistiques ne sont pas des objets, elles ne représentent
rien, aucun objet, comme les rinceaux4 ou les improvisations musicales. Ultérieurement, au
§485, la partition entre beauté naturelle et beauté artistique sera encore davantage prononcée,
l'homme et le cheval n'étant plus séparé du colibri ou des crustacés qu'au travers de
l'habitude qu'on a de les considérer sous une fin objective : on pourra alors séparer
' CFJ, éd. Renaut, p. 209.
CFJ, éd. Renaut, p. 208.3 L'homme et le cheval ne sont pas le crustacé ou l'oiseau de paradis, car la tradition académique picturale et
sculpturale a développé une théorie des proportions qui s'applique essentiellement au corps humain en ses divers
états, par extension au corps de certains animaux domestiques, et qui permet l'application du concept de
perfection. Un canon de l'humanité peut être donné, et non pas du bernard-l'ermite. Au § 48 (CFJ, p. 298) Kantprécisera qu'on pourrait juger de la beauté naturelle de l'homme ou du cheval, comme de libres beautés,
quoiqu'on ait l'habitude de considérer en eux la réussite d'un art surhumain.4Ce sont les ornements végétaux en usage décoratif depuis l'architecture grecque.5
CFJ, éd. Renaut, p. 297-298.
58
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 60/73
entièrement le cas de la beauté naturelle, qui « est une belle chose » de celui de la beauté
artistique qui « est une belle représentation d'une chose »1 . Il semblera dès lors que la beauté
libre concerne toutes les choses naturelles et les représentations artistiques sans objet
représenté, tandis que la beauté adhérente renvoie à toutes les représentations artistiques
pourvues d'un objet, extensivement aux êtres naturels qu'on considère comme les produits
d'un art divin. Si la pureté du jugement de goût ne doit alors être rapportée qu'à la libre
beauté, comme l'indique le titre même du §16, comment ne pas verser dans cette conséquence
que les jugements portant sur les beautés artistiques ne seront purs et appuyés sur une
satisfaction désintéressée que s'ils ne rencontrent aucun objet dans les représentations sur
lesquelles ils portent ? A supposer la supériorité que la beauté libre détient, du fait de sa
pureté, sur la beauté adhérente qui en paraît l'abâtardissement, Kant ne considèrerait-il
comme véritablement belles, dans l'art, que des oeuvres telles que des décors à la grotesque et
de la musique sans texte, quoique non pas sans thème ? La satisfaction désintéressée pose
ainsi le problème des arts représentatifs, au sens où un objet de représentation s'y trouve
ordonné à quelque fin, donnée en concept et qui constitue une norme pour sa perfection
propre.
On recherchera de dépasser cette difficulté par la ressource de l'exemple de la
peinture, que Kant sollicite au § 14, à partir de la distinction entre les jugements esthétiques
qui sont empiriques et ceux qui sont purs et constituent à proprement parler les jugements de
goût. Les premiers sont déterminés à partir des attraits et des émotions qui engendrent
l'agrément. Dans la peinture, ce sont les couleurs qui appartiennent aux attraits2; elles
peuvent séduire et rehausser mais non pas constituer le principe de la beauté des tableaux et
de leur jugement. Dans tous les arts qui se nommaient encore au siècle précédent arts du
dessina , l'essentiel consiste donc dans le dessin, c'est-à-dire « ce qui plaît par sa forme »4.
Comprenons ainsi que Kant met à nouveau en oeuvre la distinction de la matière, sensible et
chromatique dans le cas de la peinture, et de la forme, qui est en l'occurrence Gestalt (figure)
plutôt que Spiel (jeu), la disposition spatiale l'emportant sur le déploiement successif. Ce sont
les belles formes qui plaisent, non les couleurs, qui font simplement plaisir dans la sensation.
Mais que faut-il entendre au juste par forme ? Il est manifeste qu'en peinture, la forme est
engendrée par le trait, et non par la touche, mais elle ne consiste pas seulement en
1 CFJ, p. 297.2CFJ, p. 204.3Italianisme tiré des arti del disegno, qu'on rencontrera chez Vasari ou Zuccaro.4CFJ, p. 204.
59
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 61/73
morphologie délinéée, autrement dit ce n'est pas la forme de l'objet représenté, puisque c'est
aussi bien la disposition, l'ordre figurai où viennent s'inscrire des objets : plutôt qu'une
simple limite figurale, la forme est aussi bien une structure en laquelle les objets sont plongés
afin d'en recevoir leur identité, lorsque l'ensemble des relations spatiales assigne une fonction
à chaque portion d'espace et permet que vienne s'identifier ce qui est appelé à l'occuper ; car
en peinture, le dessin est aussi bien construction perspective ou disposition d'attitudes que
délinéation de figures. Ceci revient à dire que la forme n'est pas simplement forme de l'objet
mais aussi forme objectivante qui confère l'identité à partir des relations spatiales.
Kant semble, dans ce passage, prendre parti pour les dessinateurs et contre les
coloristes, au sens où la Querelle du coloris de la fin du siècle précédent a distribué ainsi les
rôles : ou bien tenir que l'essence de la peinture consiste dans le dessin (mais à orthographier
plutôt comme dessein), ou bien qu'il consiste dans le coloris (non pas dans la couleur mais
dans l'intelligence des couleurs). Nous remarquerons plutôt que les principaux protagonistes
du débat, en l'occurrence André Félibien et Roger de Piles, s'ils s'opposaient en effet sur la
partie pratique essentielle, étaient en revanche en accord pour concevoir qu'en peinture, les
contenus de représentation n'étaient pas par eux-mêmes ni en eux-mêmes les êtres ou les
objets identifiés pour lesquels ils passaient, mais qu'ils devaient recevoir leur identité des
rapports, plutôt spatiaux et figuraux chez Félibien, plutôt chromatiques et nuancés chez de
Piles, qu'ils entretenaient avec leur voisinage, auquel ils s'opposaient, avec lequel ils
s'harmonisaient ou bien contrastaient. La forme du tout-ensemble déterminait l'être
particulier des détails, de sorte que le terme de forme pouvait s'affecter aux figures
particulières comme à la disposition d'ensemble où elles étaient plongées. On peut dès lors
concevoir qu'en assumant ici ce terme de forme, et ce sera autant vrai du jeu que de la figure,
Kant s'emploie à détacher ce qui est en peinture et dans les arts le principe de la beauté, de ce
qui s'appelle objet. Que plaise une forme n'implique pas de rapporter le jugement qui
l'énonce à un objet posé comme indépendant dans la représentation : la forme n'attire pas le
jugement vers une objectivité constituée, par des attraits sensibles et des fins concevables, car
elle est plutôt donatrice et constituante ; en tout cas, elle libère de l'objet considéré dans
sonindépendance et des contraintes qu'il pourrait envelopper.
Le jeu des formes apparaissait comme privilégié dans les exemples artistiques du
§16 : les rinceaux ou les improvisations appelaient un jugement de goût ne se rapportant à
aucun objet mais à de libres dispositions ou successivités, autrement dit à des formes se
déployant dans l'espace ou dans le temps, selon la figure ou le jeu. C'est ici une occasion de
60
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 62/73
s'éloigner quelque peu du fin commentaire' que Derrida a donné du § 14 et particulièrement
de son terme, qui concerne les parerga, les ornements. Avant que de les aborder, et sur la
question de l'intérêt, Derrida se demande ce qu'est exister, pour rappeler que, selon Kant,
« c'est être présent, selon l'espace et le temps, comme chose individuelle »2. Cela, selon les
conditions de l'esthétique transcendantale. Et Derrida de poursuivre que : « Rien de moins
esthétique en ce sens que l'objet beau, qui ne doit pas nous intéresser en tant qu'aistheton. »3.
C'est cette dernière remarque que l'on pourra nuancer, sinon contester : certes l'objet beau ne
doit pas être appréhendé à partir des attraits qu'il exerce précisément en qualité d' aisthéton ;
certes derechef, l'existence doit être conçue depuis les formes a priori de la sensibilité. Mais
ce n'est pas l'objet beau en tant qu'objet qui permet le Gefiihl plutôt que l' aisthèsis, ce doit
bien plutôt être la forme, sa forme mais aussi l'ensemble formel des ordonnances et
dispositions où il se trouve plongé et par lesquelles il advient être lui-même. Or qu'est-ce
qu'un tel déploiement sinon la particularisation de l'ordre spatial, ou bien de la successivité
temporelle ? Les belles formes sont conditions ordinales de donation de l'existence dans la
représentation, elles attachent l'identité des objets aux formes a priori de la sensibilité, qui
sont conditions subjectives pour l'intuition sensible ; les belles formes replient l'objectivité
vers ses conditions subjectives de constitution. En ce sens, se trouve grossièrement établie
l'unité d'appellation qui court de l'esthétique transcendantale vers la faculté de juger
esthétique.
Sur ce point, nous nous accordons ainsi davantage avec la lecture d'Olivier Chédin
et le sens qu'y revêt la satisfaction désintéressée : selon cet auteur, il faut entendre
l'indifférence à l'existence de l'objet comme une présentation inconceptualisable d'objet,
comme le moment ante-objectif de rapport à la nature et, en une mesure seconde, à l'art : il
s'agit alors de substituer la présence à l'existence, ou, comme le fait aussi l'auteur, de décliner
diverses acceptions de l'existence4 qui ne sont pas toutes répudiées au fil des formules de
l'Analytique du beau, de sorte que l'appréhension esthétique suspende la liaison ordinaire de
l'existence à l'intérêt. Notons seulement que l'idée d'un rapport esthétique qui soit originaire
et non encore fonctionnellement distribué en sujet et en objet, a du mal à s'accorder avec le
J. Derrida, La vérité en peinture, Champs/Flammarion, 1978. « Le parergon », p. 44-95, est un chapitre très
recommandable, parmi un ouvrage toujours stimulant.
•Derrida, op. cit., p. 57.
3Ibid., p. 57.4Ainsi renvoie-t-il à un passage de la Méthodologie de la Critique de la raison pratique, où Kant évoque
l'indifférence à l'égard de l'existence de l'objet, qui est occasion de repli vers l'ébauche de talents supérieurs à la
nature animale (Critique de la raison pratique, éd. Füssler, G-F, 2003, p. 293).
61
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 63/73
raffinement civilisé des jugements qui peuvent être émis sur les beaux-arts, l'originaire
s'opposant si l'on veut au culturel. C'est aussi la marque que ce que l'on nomme esthétique
kantienne est préparé pour s'accorder tout d'abord à la nature plutôt qu'à l'art. En définitive,
la satisfaction désintéressée exprime ainsi la liberté d'un rapport, celui de la nature et du
jugement, lequel n'est pas déterminé par une position d'objet à quelque égard contraignante,
mais par le libre jeu des facultés.
62
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 64/73
7/ L'oeuvre d'art selon Heidegger.
Après l'esthétique kantienne se donnant en premier lieu pour un rapport à la belle
nature qui ne soit ni de connaissance ni d'usage pratique de la raison, vient plutôt le temps
contemporain des philosophies de l'art, que caractérisent deux traits principaux : une attention
centrale aux oeuvres que l'histoire de l'art a léguées ou qu'elle propose au présent, ainsi
qu'une volonté de domination extérieure de l'art par le concept. C'est aux philosophies de
l'art de dire l'essence de l'art, ce qui n'est pas sans renouer avec la tradition platonicienne, ni
donner désormais congé à la beauté, au plaisir ou au jugement de goût, autour desquels
l'esthétique s'interrogeait. Nous allons nous arrêter au moment heideggérien, qui recherche
manifestement de se substituer au dispositif hégélien et à la grande et homogène inscription
de l'histoire de l'art dans l'avènement par soi de l'Esprit. Chez Heidegger, de semblable
façon, les conceptions possibles de l'oeuvre d'art suivent le destin de la métaphysique et les
moments successifs de son déploiement.
Dans « L'origine de l'oeuvre d'art »1, Heidegger établit tout d'abord l'équivalence de
la question de l'origine de l'oeuvre d'art et de celle de l'essence de l'art : l'art se tient dans les
oeuvres ou fait cercle avec elles. Cependant une seule oeuvre bien déterminée sera proposée
dans le texte, à savoir le petit poème de « La fontaine romaine » de Conrad Ferdinand Meyer2
,
qui donne l'occasion à Heidegger d'affirmer l'essence de l'oeuvre d'art comme la mise en
oeuvre de la vérité, et de repousser l'idée de reproduction de la fontaine par le poème. Les
Hymnes de Hôlderlin sont simplement mentionnés ; quant aux oeuvres les plus célèbres et qui
donnent lieu à une analyse développée, la paire de souliers de Van Gogh et le temple grec, ils
ne sont pas entièrement déterminés, Heidegger remarquant ainsi que Van Gogh « a souvent
peint de telles chaussures »3. Le temple n'est aucun temple déterminé mais une essence de
temple grec'', qui se prête sans résistance à la spéculation. Les oeuvres, de leur indétermination
relative, sont ouvertes à la pensée qui recherche de manifester leur essence.
Une première version de ce texte a été donnée par une conférence fait à Fribourg en 1935 ; il est intégré dans
les Holzwege (V. Klostermann, Francfort sur le Main, 1949), en français les Chemins qui ne mènent nulle part,trad. W. Brokmeier, (Gallimard, 1962 ; nous citerons la réédition TEL, 1986, p. 13-98 ; en abrégeant OOA, puis
la p.).2
Ecrivain suisse allemand du XIXe
siècle. Poème présent in éd. Brockmeier, TEL/Gallimard, p. 38.3 OOA, p. 33.
Heidegger a évoqué la possible représentation d'une « essence générale d'une fontaine romaine » (OOA, p.
39). Le temple pris en exemple semble de cette farine-là : c'est un temple (OOA, p. 44) et non tel temple, et il lui
faut essentiellement être grec, établir ou présenter (aufstellen) le monde grec.
63
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 65/73
Le premier pas franchi par le texte consiste, en une apparence d'humilité théorique,
à tenir les oeuvres pour des choses ; il viendra ultérieurement s'y ajouter qu'elles ne sont pas
seulement choses mais qu'il ne faut surtout pas concevoir comme une addition ou un surplus
ce qu'elles sont d'autre que choséité. De ce point de vue de la choséité, les quatuors de
Beethoven sont rangés « comme les pommes de terre dans la cave »1 et les oeuvres d'art sont
expédiées comme du charbon ou du bois. Car l'oeuvre d'art, la sculpture, est dans le bois, le
bâtiment dans la pierre ; son être-chose semble le supporte de son être-oeuvre, ce dont il va
justement falloir immédiatement se défier.
Il se donne un sens assez restreint de la choséité, celui qui concerne « les inanimés
de la nature et de l'usage»3, mais qui ouvre sur l'ensemble de tous les étants. Ainsi la
choséité, posant la question de l'être de l'étant, engage vers les interprétations philosophiques
ou métaphysiques possibles autant que successives : l'histoire de la choséité, c'est l'histoire
de la métaphysique, de laquelle dépend donc la détermination de l'essence de l'art. En faisant
passer l'oeuvre d'art par la choséité, Heidegger en inscrit les conceptions dans l'histoire de la
pensée occidentale, au titre de l'histoire de l'être. La philosophie de l'art vient se régler sur les
conceptions de la chose, dont Heidegger détermine qu'elles sont au nombre de trois, entre
lesquelles les combinaisons restent possibles de sorte qu'en résulte jusqu'aux Temps
Modernes, la métaphysique comme interprétation de l'étant :
Ainsi s'est formée notre façon de concevoir non seulement les choses, les produits
et les oeuvres, mais tout étant en général.4
Ces trois façons d'interpréter la choséité sont définies à partir d'une distinction
fondamentale : en premier lieu, celle du suppôt et des qualités (hypokheiménon et
sumbebèkota) qui se transformera et se perdra en opposition de la substance (substantia) ou
du sujet (subjectum) et de l'accident (accidens) chez les latins. Cette structure distinctive, telle
qu'elle advient comme transfert dans le monde latin, se conjointsà la structure
propositionnelle sujet/ prédicat pour former l'interprétation courante de la chose, pour
laquelle il va de soi que discours et choses déployant les mêmes différences doivent se tenir
en rapport de ressemblance (homoiosis) ou d'analogie afin que le premier soit vrai des
OOA, p. 15.
200A, p. 17.3OOA, p. 19.4OOA, p. 30.5La question de la primauté d'une structure sur l'autre est évacuée par Heidegger (OOA, p. 22) pour insoluble
comme telle.
64
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 66/73
secondes. Interprétation prédicative de la vérité, qui n'aura point cours dans l'oeuvre d'art en
tant que mise en oeuvre de la vérité.
Seconde interprétation ; la chose comme aisthéton, comme centre de qualités
perceptibles ou comme « l'unité d'une multiplicité sensible donnée »1 . Heidegger insiste sur
le fait que nous ne sommes jamais en situation de percevoir un flot inorganique de sensations
dont nous aurions à penser l'unité, dans l'opération constituante de la choséité comme telle ;
mais nous percevons toujours une chose, un avion ou une Mercédès. Comme dans le cas de la
distinction entre substance et accident, la chose se perd sous son interprétation.
Troisième interprétation : par le couple matière/forme, qu'Heidegger reprend aussi
en grec (hylè et morphè), de telle sorte que les trois conceptions parlent originairement grec,
même si leur succès ultérieur sera d'intensité variée selon les temps. La chose sera matière
informée, aussi bien comme elle est naturelle que produit d'usage. On appliquera le couple à
l'oeuvre d'art et il viendra en ce cas que la matière sera son être de chose et la forme son être
d'œuvre2 : Heidegger constate que le couple matière/forme convient tout spécialement à
l'outil ou au produit (Zeug3) alors qu'il aura été étendu à toutes choses, lesquelles sont moins
qu'un produit, ainsi qu'aux oeuvres d'art, lesquelles sont davantage que cela. Ajoutons enfin
que :
La métaphysique des Temps Modernes repose pour une bonne part sur le
complexe forme-matière créé au Moyen-Age, dont les noms seuls rappellent
l'essence oubliée d'eidos et de hylè.4
Le couple matière/forme s'est déposé de façon sédimentaire sur les choses pour
devenir interprétation naturelle ou du moins courante, comme les interprétations précédentes.
On remarque qu'en chacun de ces cas, la dimension d'origine grecque se perd dans les
développements qui sont censés la prolonger et la développer : l'expression est tout aussi bien
oubli.
' OOA, p. 24.2
On a vu chez Kant un motif assez similaire d'une matière des oeuvres faite d'attraits sensibles et une forme
consistant en déploiements spatiaux et temporels sur lesquels doit se fonder le jugement de goût.3
Das Zeug n'est pas aisé à traduire, si zeugen est procréer et erzeugen, produire. Outil n'est pas parfait, non plus
qu'engin ; ils valent toutefois mieux qu'util, qui ne veut rien dire dans notre langue. On rappelle que le Zeug est
ce pourquoi se présentent tout d'abord comme disponibles les étants dans la quotidienneté, au sens de la Zuhandenheit. Cela fut une tâche particulière du début de Sein und Zeit (Première section, chapitre III), que de
détacher le rapport spontané aux étants du modèle cognitif de l'objet et de la pure présence, docile à l'égard du
pouvoir de connaissance, et de substituer la Zuhandenheit utilitaire à la Vorhandenheit.4OOA, p. 29.
65
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 67/73
Or de ces interprétations, des traces' se retrouvent de manière plus ou moins voilée,
en certaines étapes d'une histoire de l'esthétique dont Heidegger brosse énergiquement le
portrait au début de son Nietzsche2 ,au travers de six faits fondamentaux, dont nous
intéressent les second, troisième et quatrième. Le premier fait consiste en effet dans le
surgissement de l'art grec, qui se passe de toute esthétique ; celle-ci commence à son déclin,
et avec le couple hylè/morphè, qui va diriger l'interrogation philosophique sur l'art. On le
retrouve au quatrième moment, qui coïncide avec l'Esthétique hégélienne et l'opération qui
consiste pour l'art à porter la matière à la représentation. Quant à l'unité de la diversité
sensible, la chose comme aisthéton, on retrouve, avec le troisième fait fondamental, qu'elle
est solidaire de ce moment où la conscience de soi devient le lieu où se décide la structure de
l'étant, autrement dit de ces Temps Modernes qu'inaugurent essentiellement le cogito mecogitare
3 cartésien. C'est alors que l'esthétique peut être traitée consciemment en tant que
telle4. Elle correspond donc fondamentalement à la possibilité de philosopher en première
personne, dont Descartes institue un fait qui se prolonge aussi bien jusqu'à Husserl. Autre
façon d'énoncer que Heidegger se pense lui-même en opposition à tout ce qui a ainsi
constitué l'esthétique dans la suite des faits effectifs qui l'incarnent.
De la pensée de la choséité découle donc la philosophie de l'art, de sorte que la
conception de l'oeuvre d'art suit la conception de la chose comme telle. Son histoire se fonde
en cela dans l'histoire de l'être, ce qui justifie cette espèce de surplomb du discours
philosophique à l'égard des oeuvres d'art et de l'assignation de leur essence. Cependant une
oeuvre d'art n'est pas simplement une chose, elle est même plus qu'un produit et que quelque
chose d'utile ou d'utilitaire. Le produit se pense à partir du couple matière/forme et révèle une
parenté avec l'oeuvre, qu'il faudra cependant arracher à la juridiction d'un tel couple. Deux
remarques s'ensuivent : les chaussures dont il va être question avec les souliers de paysanne
d'un tableau célèbre, sont un tel produit, un Zeugdont l'essence devra être dévoilée chez Van
Gogh ; l'oeuvre d'art fera sur un tel Zeug ce que ce dernier ne peut pas faire, le mener à sa
vérité. Car l'essence de l'oeuvre d'art qu'il nous faut à présent expliquer, consiste dans la mise
Le couple hypokheiménon/sumbébèkos s'affectant originairement à la choséité, n'intervient pas explicitement
dans cette brève histoire de l'esthétique.2 Nietzsche, G. Neske Verlag, 1961 ; traduction française P. Klossowski, Gallimard, 1971. L'exposition brève de
l'essence de l'esthétique en six faits fondamentaux se trouve au tome 1, p. 78-89. Les deux derniers faits
concernent le cas Wagner, puis enfin le moment Nietzsche.3
Il n'est sans doute pas besoin de rappeler que cette formule, introuvable chez Descartes, correspond à
l'interprétation qu'Heidegger fait de la première vérité, hoc pronuntiatum :ego sum, ego existo, des Méditationsmétaphysiques.4Nietzsche, p. 81.
66
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 68/73
en oeuvre de la vérité (Sich-ins-Werk-Setzen der Wahrheit) comme combat (Streit) d'un
monde et de la terre. Au-delà de la conception heideggérienne de la vérité, il nous faut alors
comprendre en quoi le couple affronté monde/terre ne répète pas le couple forme/matière.
Commençons donc par la vérité. On sait qu'Heidegger a recherché de faire dire au
grec a-léthéia cette dimension privative du non-voilé, qui interdit de penser la vérité comme
homoiosis ou comme adaequatio, comme relation de ressemblance entre ce qui est et ce qui
s'en dit. La vérité est bien plutôt un dévoilement qui se produit à même ce qui est, elle est
apparaître de l'être de l'étant ; devant ce dévoilement ou cet ouvert (Offenheit) de l'étant le
Dasein par son essence doit se tenir toujours dans l'apérité (Offenstândigkeit): il y a va en
effet de son être qu'il y ait pour lui de l'étant en tant que tel, qu'il n'est pas. Le Dasein se tient
auprès des choses, où seulement il peut se trouver lui-même ; il est en cela susceptible de
vérité. Une double série de remarques s'impose en ce point : en premier lieu, la possibilité de
se rapporter à l'étant en tant que tel, dans sa manifesteté, caractérise le phénomène du
monde r ; alors qu'il n'est donné à l'animal pauvre en monde que des stimuli qui désinhibent
ses pulsions et ses aptitudes fonctionnelles, de sorte qu'il est accaparé par les directions de
comportement qu'elles déterminent, le Dasein est ouvert à la dimension de l'en tant que tel et
à l'entièreté de l'étant. Il est où il n'est pas, sur ce fond inobjectif de monde qui signale la
difficulté de la constitution du phénomène monde : comment se rapporter à l'entièreté de
l'étant ? L'oeuvre d'art y pourra contribuer, à la mesure de l'Aufstellen der Welt, de cet
établissement ou présentation d'un monde, dont elle enveloppe la puissance secrète. En
second lieu, la vérité n'est pas seulement le dévoilement de l'étant quant à son être ou bien
l'ouverture du non-voilé, elle en est tout aussi bien le recel et l'opacification : l'être qui se
dévoile en vérité s'absente et s'oublie en cela-même. Plutôt que l'éclaircie de l'être et cet
l'ouvert par lesquels il y a monde, le demeurer-caché de ce qui se dévoile appartient à ce
qu'Heidegger nomme la terre, die Erde :
qui fait se briser contre elle toute tentative de pénétration. (...) Ouverte dans le
clair de son être, la terre n'apparaît comme elle-même que là où elle est gardée et
' Les concepts fondamentaux de la métaphysique, Gallimard, 1992, p. 397-398. La question propre du monde estabordée au chapitre VI de la seconde partie, p. 397-525. Heidegger reprend brièvement dans OOA quelques
résultats de ce cours de 1929/1930: Une pierre n'a pas de monde. Les plantes et les animaux, également, n'ont pas de monde, mais ils font partie de l'afflux voilé d'un entourage qui est leur lieu. La paysanne au contraire aun monde parce qu'elle séjourne dans l'ouvert de l'étant. (OOA, p. 47-48)
67
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 69/73
sauvegardée en tant que l'indécelable par essence, qui se retire devant tout décel,
c'est-à-dire qui se retient en constante réserve. I
Ainsi commence d'apparaître que la mise en oeuvre de la vérité dans l'oeuvre d'art
implique le monde et la terre dans l'exacte mesure où il y va d'une vérité qui ne saurait être en
elle-même jugement ou expression logique, mais qui décèle et recèle à la fois l'étant comme
tel.
Soient donc les deux exemples convoqués par Heidegger : la paire de vieux souliers
et le temple grec, qui relèvent de ce qu'il nomme le grand art2, lequel fait reposer l'oeuvre en
elle-même, dans une immanence radicale d'où l'artiste s'est absenté, lui à qui elle devient
indifférente. Ainsi, si le temple grec reste essentiellement anonyme et n'a été bâti par
personne, les vieux souliers ne sont de Van Gogh que pour «faciliter la vision sensible »3.
Ajoutons que ces souliers sont certes attribués à une paysanne (OOA, p. 33) mais ils sont
aussi bien souliers de paysan (OOA, p. 33 et 34), le sexe de leur possesseur ne semblant pas
essentiel. Que veut dire Heidegger de ces souliers en peinture ? Il faut tout d'abord rappeler
qu'ils forment un produit (Zeug), doté d'une matière, le cuir, et d'une forme, la semelle
cousue à l'empeigne que recouvrent les lacets. Or Etre et temps a montré que le Zeug n'est
jamais seul et renvoie (Verweisung) à un complexe d'utilités, de services, d'autres produits,
qu'il n'est lui-même qu'au travers de cette structure référentielle et que sur fond de monde,
monde de l'atelier où il se fabrique, monde commun où il vient en usage public en quelque
sorte, si « le soulier à produire est fait pour être porté » 4.Le Zeug renvoie vers ou se réfère à
Umwelt, il est lui-même seulement sur fond de monde. Mais s'il est un tel produit, son être-
produit ne s'offre pas à même ce qu'il est lorsque l'on s'en sert ; c'est à l'oeuvre d'art d'opérer
OOA, p. 50-51.2OOA, p.42.3
OOA, p. 33. Ceci amoindrit l'opposition entre Meyer Shapiro (`L'objet personnel, sujet de la nature morte : à
propos d'une notation de Heidegger sur Van Gogh', in Style, artiste et société, trad Guy Durand, Gallimard,
1982, TEL/1993, p. 349-360) et la réponse dans un texte déjà rencontré de Jacques Derrida, La vérité en peinture
(Flammarion, 1978, Champs, p. 291-436). Shapiro tient que les souliers sont d'un citadin, en fait de Van Gogh
lui-même dont ce serait une sorte de portrait, et non ceux d'une paysanne. Derrida cherche à remettre en question
ce genre d'attribution, le cadre esthétique n'ayant pas à proprement parler de dehors. Notons que La vérité en
peinture offre la reproduction de trois tableaux, les Vieux souliers aux lacets d'Amsterdam, les Souliers de
Baltimore et ceux de la collection Schumacher (cum grano salis) de Bruxelles. Le texte remarque avec vérité que
les Vieux souliers aux lacets,qu'on peut donner pour origine de l'oeuvre textuelle de Heidegger, qui a visité
l'exposition d'Amsterdam de 1930 où ils étaient exposés, ne font pas la paire et semblent tous deux du même
pied gauche.
4 Etre et temps, traduction F. Vezin, Gallimard, 1986, p. 106. Le monde public est à la page 107.
68
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 70/73
une telle mise en oeuvre, et de laisser s'ouvrir à nous l'être de cet étant. Dans Etre et temps, la
était atteinte à partir de ce Zeug particulier qu'est le signe, dont la fonction
essentielle était de montrer l'ensemble ordonné de touts les rapports dus, par exemple entre
automobilistes et piétons, s'il s'agit d'un signe comme la flèche de l'automobile annonçant le
changement de direction' ; ainsi de montrer et de manifester le monde fondateur des identités
qui se disposent en lui. Le Zeug s'inscrit dans un monde que le signe fait voir ; mais la
manifestation de ce que le Zeug repose en soi à partir de son appartenance au monde, la paire
de souliers à partir de son être au sein du monde paysan, cela relève de l'oeuvre d'art, qui
laisse ainsi advenir l'être-produit du produit, et par laquelle nous vient la vérité comme cette
ouverture même. Les souliers ne sont pas seulement ce sur quoi la terre grasse porte ses
inscriptions et ses marques, ils ne demeurent pas simplement en cette pose de caractère
sémiotique, mais ils sont traversés en leur être même des rythmes et des inquiétudes du
monde paysan, ils sont le chemin de campagne qu'ils ont foulé : si die Welt weltet 2 , si le
monde mondanise ou fait monde en eux, c'est qu'ils paraissent et font voir en eux-mêmes tout
ce à quoi ils se rapportent. Leur monde est en eux, le monde paysan est cette paire de souliers.
L'analyse heideggérienne ne s'arrête pas toutefois à énoncer que les souliers sont montrés tels
qu'en eux-mêmes dans leur appartenance au monde qui s'aperçoit en eux, elle fait de plus
venir l'appartenance à la terre. Or celle-ci ne doit pas simplement être comprise comme la
glèbe attachée aux pas de la paysanne ou au don et au refus de soi que la maturation et la
jachère signifient3, même si en ce site propre de la terre, si l'on peut dire, se comprend déjà ce
que cette dimension de l'oeuvre d'art comporte de fondation qui se développe et se tient à la
fois dans le retrait, une phusis qui retient ce qu'elle donne et sans laquelle rien ne serait
donné. C'est ce que fera mieux entendre le cas du temple grec.
Que l'oeuvre fasse monde au sens où elle se dispose à laisser s'ouvrir ce dernier,
implique d'entendre le monde comme ordonnance et non comme assemblage collection
d'étants, fussent-ils tous les étants. Ainsi le temple grec se rapporte-t-il au monde grec qu'il
établit ou installe (aufstellen) et sans lequel il devient déserté de son dieu. Les rapports
auxquels il est ouvert, c'est le monde du peuple grec'', ce qui pose la question du temple
aujourd'hui ou bien de l'installation d'oeuvres d'art au musée ou dans des galeries
d'exposition, c'est-à-dire de l'effort, peut-être impuissant à parvenir à sa fin, qu'il faut
Etre et temps, p. 115.2OOA, p. 47.3OOA, p. 34.4OOA, p. 44.
69
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 71/73
concevoir afin de demeurer par l'oeuvre dans l'ouvert de ce monde. Toujours est-il que le
temple ne se contente pas de maintenir ouvert l'ouvert du monde, il repose pour ce faire non
pas simplement en lui-même mais sur le roc, sur un fondement rigide qui se dérobe en cette
opération, la terre. Le rayonnement de présence de l'oeuvre n'est possible que depuis ce sein à
partir duquel tout s'épanouit et qui ne s'épanouit pas. La terre fonde la dimension de retrait et
d'opacité de l' aléthéia, tout en rendant possible qu'il y ait l'ouvert du monde. C'est un fonds
généreux et obscur. Heidegger marque bien que la terre, c'est tout d'abord dans l'oeuvre sa
matérialité, l'étoffe ou le matériau, der Werkstoll 1 ,
qu'il libère :
L'oeuvre libère la terre pour qu'elle soit une terre.2
Cette libération se dit Herstellung. C'est l'émergence du gratuit, qui n'a pas de sens
mais sans quoi aucun monde ne se peut. L'oeuvre établit un monde et fait venir la terre : celui-
là repose sur celle-ci, qu'il domine mais qui tend à faire retrait en soi-même. Ainsi se révèle
en l'oeuvre l'affrontement et le combat du monde et de la terre, de l'éclaircie de l'être en sa
vérité confrontée au retour sombre à soi-même du fondement inébranlable : dans l'oeuvre, la
terre s'ouvre comme retrait, tandis que le monde se fonde sur elle : ils s'aspirent l'un l'autre
sans que leur altérité ne puisse disparaître. Combat. On peut concevoir à présent que ce
dynamisme n'est pas l'opposition statique de la matière et de la forme : la terre n'est pas
seulement l'obscur, le radicalement contingent, le granuleux et l'essentiellement tangible,
mais aussi bien le fond du processus de création artistique, cette phusis qui fait s'épanouir
sans se livrer, la matrice du monde qu'elle fait revenir à soi ; tandis que le monde est ce par
quoi la terre aussi vient dans l'ouvert et paraît : chaque terme contient l'autre sous une forme
altérée, aspire à l'autre sans cesser d'être soi, et se conquiert sur l'autre. Ce Streit interdit
toute partition de l'oeuvre en une dimension matérielle et une dimension formelle, ou en une
domination assurée par l'un des termes sur l'autre, comme l'a scandé l'esthétique hégélienne,
suivant cette succession des arts symbolique, classique et romantique, qu'aura déterminée la
question : Qui domine, de la matière ou de l'idée ?
L'ceuvre est l'instigatrice du combat du monde et de la terre, par lequel précisément,
à son tour, elle est. Comprenons que la mise en oeuvre de la vérité ne fait aucunement tendre
les arts vers l'intelligibilité plus haute des pensées et des concepts, non plus qu'elle ne
I00A, p. 49.200A, p. 50.
70
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 72/73
commande un destin figuratif des oeuvres (le temple grec s'en était déjà excepté). Elle
demande plutôt de prendre au sérieux le fait que la vérité advient intimement par les oeuvres
d'art, non par les ouvrages scientifiques ou métaphysiques, quoique ce soit cependant à la
philosophie d'en déceler le fait. L'art est vrai, mais c'est le philosophe qui le dit.
71
7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique
http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 73/73
Conclusion
On aperçoit, au terme de ce parcours, que le moment esthétique, au sens strict du
terme, ne vient historiquement occuper qu'un faible front sur l'échelle des temps. Il se prépare
dans l'émergence des Temps modernes, s'épanouit au XVIII' siècle, puis tend à laisser la
place à des philosophies de l'art dont la période contemporaine est le bassin naturel, et pour
lesquelles le goût ni le beau le font encore véritablement question. On aura cependant voulu
essentiellement souligner que cette rapide floraison esthétique porte davantage à
conséquences qu'il n'y paraît, et que s'y dévoile une vérité de l'art qui pourrait bien être
revêtue de bien plus de constance et de fermeté temporelle, c'est à savoir que les oeuvres ne
sont véritablement elles-mêmes qu'en se prolongeant dans leur réception, qu'elles débordent
de soi, ce dont le point de vue esthétique forme le lieu privilégié d'expression et de
reconnaissance. En prenant les oeuvres par leur réception, ce dont au fond, aucune doctrine de
l'art ne peut jamais se déprendre entièrement, on en saisit la vérité d'une manière singulière :
une oeuvre d'art, non seulement ne saurait se définir sans les effets qu'elle engendre chez ceux
qui la consomment ou en jouissent, mais elle est plus véritablement à elle-même ce qu'elle
doit en perdant ainsi le caractère net des limites qui la bordent. C'est à la condition de
déborder de façon sensible sur ce qu'en principe elle n'est pas, qu'elle soutient sa dignité
d'oeuvre d'art. En ce sens, l'esthétique mérite de nommer la partie organique de l'activité
philosophique qui s'occupe d'objets plus étendus que ce qu'elle indique, objets auxquels sont
essentiels les flottements et les confusions sensibles dont elle témoigne.