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1 Gouvernements et paysans boliviens autour de la coca (1982-1990). Vers l'inévitable affrontement ? Joël DELHOM Inédit - 1990 Les Boliviens plantent et utilisent la coca depuis des temps immémoriaux ; la "feuille sacrée des Incas" constitue un des symboles fondamentaux de la culture andine. Lorsqu'à la fin du XIXe siècle on parvient à en extraire la cocaïne, personne n'aurait imaginé que moins de cent ans plus tard, en devenant la principale matière première de la Bolivie, cette plante aux multiples vertus déclencherait une sorte de guerre larvée. On distingue dans ce pays deux zones principales de culture de la coca. Les Yungas, au nord-est de La Paz, constituent la zone de production traditionnelle ; le Chapare, au nord-est de Cochabamba, a connu un fort développement à partir de 1970 et produit actuellement l'essentiel de la coca destinée à être transformée en pâte-base ou en cocaïne(1). Six fédérations regroupent près de 36000 producteurs dans le Chapare, dont la superficie plantée atteignait plus de 45000 hectares en 1988. Dans les Yungas, environ 27000 paysans organisés en quatre fédérations cultivent près de 20000 ha(2). Ajoutons, pour situer l'importance de la coca dans l'économie bolivienne, qu'approximativement 10 % de la population (près de 20 % des actifs) en vivent directement ou indirectement et que la valeur monétaire qui reste dans le pays est considérablement plus élevée que le revenu des exportations légales. C'est principalement le manque de terres et l'augmentation du chômage qui conduisent les paysans et les anciens mineurs vers les plantations de coca(3). 1960-1980 : de l'Etat complice à l'Etat trafiquant (1) Le Chapare représentait 56 % des superficies plantées en 1972 et 85 % en 1987, d'après Alain LABROUSSE : "Bolivie : économie politique de la coca-cocaïne", Problèmes d'Amérique Latine, Paris, n° 87, mai 1988, p. 109. (2) Cf. Marcos DEVISSCHER : Análisis de la coyuntura boliviana, junio 1988-mayo 1989, La Paz, mai 1989, document dactylo., Frères des Hommes (ci-après FDH), Paris. Ces chiffres correspondent à peu près aux études menées par le Centro de Investigación y Desarrollo Regional de Cochabamba (CIDRE). Signalons, toutefois, que certaines estimations avancent des chiffres beaucoup plus élevés. Par exemple, le rapport de la Commission spéciale du Sénat bolivien sur le narcotrafic et la pharmaco- dépendance, présenté par Gustavo MEJIA en 1986, annonce une superficie totale de 104000 ha. pour 1985 ; or, la production n'a pas cessé d'augmenter depuis lors. Cf. "La sola reducción de cultivos de coca sería un suicidio nacional", Presencia, La Paz, 24 août 1986. (3) Cf. Alain LABROUSSE (1988), op. cit., p. 110.

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This paper, in french, describes the confrontation between the Bolivian Government and the peasants in the 1980s around the coca production.Cet article décrit la confrontation entre le gouvernement bolivien et les paysans dans les années 1980 autour de la production de coca.Este articulo, en francés, describe el enfrentamiento entre el gobierno boliviano y los campesinos en los ochenta en torno a la produccion de coca.

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Gouvernements et paysans boliviens autour de la coca (1982-1990).

Vers l'inévitable affrontement ?

Joël DELHOM

Inédit - 1990

Les Boliviens plantent et utilisent la coca depuis des temps immémoriaux ; la "feuille sacrée des Incas" constitue un des symboles fondamentaux de la culture andine. Lorsqu'à la fin du XIXe siècle on parvient à en extraire la cocaïne, personne n'aurait imaginé que moins de cent ans plus tard, en devenant la principale matière première de la Bolivie, cette plante aux multiples vertus déclencherait une sorte de guerre larvée. On distingue dans ce pays deux zones principales de culture de la coca. Les Yungas, au nord-est de La Paz, constituent la zone de production traditionnelle ; le Chapare, au nord-est de Cochabamba, a connu un fort développement à partir de 1970 et produit actuellement l'essentiel de la coca destinée à être transformée en pâte-base ou en cocaïne(1). Six fédérations regroupent près de 36000 producteurs dans le Chapare, dont la superficie plantée atteignait plus de 45000 hectares en 1988. Dans les Yungas, environ 27000 paysans organisés en quatre fédérations cultivent près de 20000 ha(2). Ajoutons, pour situer l'importance de la coca dans l'économie bolivienne, qu'approximativement 10 % de la population (près de 20 % des actifs) en vivent directement ou indirectement et que la valeur monétaire qui reste dans le pays est considérablement plus élevée que le revenu des exportations légales. C'est principalement le manque de terres et l'augmentation du chômage qui conduisent les paysans et les anciens mineurs vers les plantations de coca(3). 1960-1980 : de l'Etat complice à l'Etat trafiquant

(1) Le Chapare représentait 56 % des superficies plantées en 1972 et 85 % en 1987, d'après

Alain LABROUSSE : "Bolivie : économie politique de la coca-cocaïne", Problèmes d'Amérique Latine, Paris, n° 87, mai 1988, p. 109.

(2) Cf. Marcos DEVISSCHER : Análisis de la coyuntura boliviana, junio 1988-mayo 1989, La Paz, mai 1989, document dactylo., Frères des Hommes (ci-après FDH), Paris. Ces chiffres correspondent à peu près aux études menées par le Centro de Investigación y Desarrollo Regional de Cochabamba (CIDRE). Signalons, toutefois, que certaines estimations avancent des chiffres beaucoup plus élevés. Par exemple, le rapport de la Commission spéciale du Sénat bolivien sur le narcotrafic et la pharmaco-dépendance, présenté par Gustavo MEJIA en 1986, annonce une superficie totale de 104000 ha. pour 1985 ; or, la production n'a pas cessé d'augmenter depuis lors. Cf. "La sola reducción de cultivos de coca sería un suicidio nacional", Presencia, La Paz, 24 août 1986.

(3) Cf. Alain LABROUSSE (1988), op. cit., p. 110.

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Les premières tentatives de réduction de la production de coca en Bolivie datent du début des années soixante, suite à la ratification, en 1964, de la Convention unique des Nations Unies sur les stupéfiants (Vienne, 1961) qui assimilait la feuille de coca à une substance dangereuse et prévoyait son éradication dans un délai de vingt-cinq ans(4). Ne tenant pas compte des traditions et des besoins des peuples andins, elle fut, à l'époque, violemment contestée par la majorité des partis politiques et des organisations syndicales. La Convention constitue, depuis lors, le fondement juridique de la législation bolivienne en la matière. Comme cet accord ne fut guère suivi d'effets, la décennie suivante vit croître la pression du grand voisin nord-américain. Peine perdue car la volonté d'agir, si tant est qu'elle eût existé quelque part en Bolivie, n'habitait certainement pas le sommet de l'Etat. Durant la dictature du général Hugo Banzer Suárez (1971-1978), la bourgeoisie financière et agro-industrielle met en place l'infrastructure nécessaire à la production et à l'exportation de cocaïne, avec la complicité du gouvernement, dont Banzer en personne, et de la hiérarchie militaire(5). Craignant de perdre leurs privilèges, les trafiquants eux-mêmes portent le dictateur Luis García Meza au pouvoir (1980-1982). Son bras droit, le colonel Luis Arce Gómez, ministre de l'Intérieur, supervise le juteux commerce de la cocaïne(6). La répression n'a alors d'autre but que d'éliminer la concurrence "illégale", mais elle a l'avantage de répondre, en apparence, aux pressions des Etats-Unis. 1982-1985 : un gouvernement impuissant qui cède au chantage économique Avec le retour à un régime démocratique en 1982, qui plus est d'Union de la gauche (UDP), on aurait pu s'attendre à une action radicale pour démanteler le réseau de protections dont bénéficiaient les trafiquants. Mais le gouvernement d'Hernán Siles Suazo (1982-1985), manquant peut-être de volonté politique, restait impuissant face à une administration corrompue(7). En 1983, il réorganise néanmoins les instruments de répression et crée une unité mixte police-armée, l'UMOPAR (Unidad Móbil de Patrullas Rurales, surnommée "Leopardos"), qui acquiert rapidement une sinistre réputation. L'événement le plus lourd de conséquences est la signature, le 11 août 1983, d'un accord secret avec les Etats-Unis qui met en place un programme bilatéral de cinq ans, destiné à éradiquer une grande partie de la production de coca et à en contrôler le

(4) Cf. Vincent BRACKELAIRE : Coca, cocaïne et développement, Repères pour la

coopération avec la Bolivie, Bruxelles Collectif d'Echanges pour la Technologie Appropriée (COTA), 1988, p. 42.

(5) Cf. Bulletin d'information Bolivie (ci-après BIB), Anvers, n° XIII/8, décembre 1985, p. 100-104 et n° XIII/9, janvier-février 1986, p. 117-121.

(6) Sur l'implication du haut commandement militaire dans le trafic de drogue, lire Bolivia Bulletin, La Paz, CEDOIN, n° 5, vol. 3, octobre 1987.

(7) Cf. Antoine DESJARDINS : "Coca in, coca out", Cahier des Amériques Latines, Paris, n° 6, 1987, p. 24-25.

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trafic, en échange d'une aide financière et technique(8). Cet accord ouvre la voie au chantage américain qui dure encore de nos jours et aux futures interventions militaires dans les zones de production. La première fut ordonnée en juillet 1984, sous la menace de Washington d'interrompre toute aide économique, mais les trafiquants, bien informés, avaient déjà pris leurs dispositions(9). Les protestations des syndicats et les barrages dressés par les paysans sur les routes furent vains. La Centrale ouvrière bolivienne (COB) et la Confédération syndicale unique des travailleurs paysans de Bolivie (CSUTCB) prirent la défense des petits producteurs de coca qui étaient, avec le sous-prolétariat du trafic(10), les principales victimes de la répression. Lors de son Congrès de septembre 1984, la COB prit des résolutions en faveur des paysans, exigeant la démilitarisation des zones de production et l'annulation des accords de 1983(11). 1985-1986 : répression des paysans et protection des trafiquants La "Nouvelle Politique Economique" (NPE) du gouvernement néolibéral de Víctor Paz Estenssoro ne peut se passer de l'économie souterraine de la coca-cocaïne(12). Or, les Etats-Unis maintiennent leur pression sur la Bolivie sans vouloir apporter une compensation financière à la hauteur des besoins. D'où l'ambiguïté de la politique répressive de La Paz, qui s'appuie sur les accords passés par la précédente législature : la répression ne doit avoir qu'une portée réduite. Le gouvernement a donc pour unique objectif d'apaiser, à court terme, le courroux de l'Oncle Sam en harcelant les petits producteurs de coca. Cette stratégie est toujours en vigueur en 1990. L'opération Blast Furnace, (juillet-novembre 1986)(13) et "l'affaire Huanchaca"(14) illustrent parfaitement cette politique. La première, que tout le monde a analysée comme un échec cuisant, est en réalité un exemple de réussite. La seconde, en mettant en évidence les liens entre le pouvoir politique, la hiérarchie militaro-policière et les patrons du trafic(15), explique pourquoi les paysans sont les cibles privilégiées de la répression.

(8) Cf. Ibid. et Henri PIERRE : "L'opération antidrogue menée en Bolivie donne peu de

résultats", Le Monde, Paris, 22 juillet 1986. (9) Cf. BIB, n° XIII/10, mars 1986, p. 132-133. (10) Cf. DESJARDINS (1987), p. 20 et "Estratificación social dentro del narcotráfico", BIB,

n° XVI/1, mai-juin 1988, p. 12. (11) La COB rejetait les pressions extérieures et se prononçait pour une politique de contrôle et

de prévention dans les pays consommateurs de cocaïne. Elle proposait également que le gouvernement soutienne les projets d'industrialisation de la coca à des fins médicinales ou alimentaires. Cf. BIB, n° XIII/10, mars 1986, p. 134.

(12) Susanna RANCE écrit : "le narcotrafic est devenu l'axe de l'économie nationale et l'allié du gouvernement en raison de sa capacité à engendrer des emplois et des devises", "Bolivia : decrece narcotráfico pero permanecen tropas EE.UU.", Noticias Aliadas, Lima, 18 septembre 1986. Voir aussi "La sola reducción de cultivos de coca sería un suicidio nacional", op. cit.

(13) Cf. Le Monde, 22 juillet 1986 ; El País, Madrid, des 17-18, 20, 22 juillet 1986 et du 28 septembre 1986 ; LABROUSSE (1988), p. 114-115.

(14) Voir DESJARDINS (1987), p. 27-30 et BIB, n° XIV/5, janvier 1987, p. 73. (15) Les ministres de l'Intérieur, des Affaires extérieures, de la Défense ainsi que le Chef

national de la police, mis en cause par la Commission d'enquête parlementaire, ne seront pas inquiétés. Cf. Pedro ABATTI : Analyse de la conjoncture bolivienne, Cochabamba, juin 1987, dactylo., FDH,

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Alain Labrousse a montré que la répression affectait les producteurs et favorisait les trafiquants en faisant baisser les prix de la feuille de coca(16). La suspension temporaire des activités du trafic, en 1986, a produit le même résultat. Le deuxième effet tangible de ce "coup d'épée dans l'eau" a été une poussée inflationniste, créée par la pénurie soudaine de dollars. Par conséquent, cette intervention dont l'effet devait être aussi minime que possible et sans portée sur l'organisation des trafiquants, a néanmoins destabilisé l'économie(17) et fait ainsi la preuve des contradictions insurmontables de la lutte anti-drogue auxquelles les Boliviens sont condamnés. "L'invasion yankee" provoqua une vive agitation sociale à laquelle le gouvernement répliqua par l'imposition de l'état de siège(18). Les producteurs décidèrent alors de ne plus récolter les feuilles dont le prix de vente ne couvrait que la moitié des coûts de production(19). En réponse à la répression, les fédérations de producteurs du Chapare élaborèrent en 1986 un "Plan alternatif de développement" présentant leurs principales revendications : création d'une instance de développement du Chapare, électrification et construction d'infrastructures (routières, sanitaires et éducatives), ouverture de marchés pour leurs produits, etc. Elles proposaient également la création d'une industrie de transformation de la feuille de coca(20). Une autre proposition, émise par le dirigeant du Parti Socialiste Un (PS-1), Roger Cortez, et reprise par les paysans, demandait au gouvernement d'acheter au prix du marché les excédents de feuilles, grâce à un financement des pays consommateurs, tant qu'un plan de substitution digne de ce nom ne serait pas mis en oeuvre(21). La CSUTCB, pour sa part, replaçait le problème de la coca dans le contexte global de la situation agricole nationale. Elle rappelait que de nombreux paysans ne pouvaient plus vivre sur leur lopin de terre et étaient contraints de migrer vers les zones tropicales, c'est pourquoi elle mettait en avant son Projet de loi agraire fondamentale, élaboré en 1983 et approuvé par son Congrès de 1986(22).

p. 17-19 ; CORACA : Análisis de coyuntura, julio-octubre 1987, Cochabamba, dactylo. FDH, p. 24 ; "La mayoría de los acusados del crimen de Huanchaca cuyo único superviviente fue V. Castello, huyen de la justicia", El Pais, 03 novembre 1987. Au printemps 1988, l'affaire des "narco-vidéos" démontrait à nouveau la complicité de la classe politique. Cf. BIB n° XVI/1, mai-juin 1988, p. 14 et XVI/2, juillet-août 1988, p. 22-23.

(16) LABROUSSE (1988), p. 113-114. (17) Cf. RANCE (1986). Voir aussi "La operación antidroga de las fuerzas policiales bolivianas

y del ejército US amenaza la economía del país", El País, 30 juillet 1986. (18) Cf. "Respuesta del gobierno boliviano a las protestas sociales con la implantación del estado

de sitio", El País, 29 août 1986 ; Andrés SOLIZ RADA : "Un argumento peligroso", Diálogo Social, XIX, n° 193, septembre 1986 ; RANCE (1986) ; ABATTI (1987) ; LABROUSSE (1988), p. 114-115.

(19) 20 dollars la "carga" de 100 livres en septembre 1986, selon RANCE (1986). (20) En 1986, quatre fédérations de petits producteurs du Chapare (soit 35000 familles) créaient

le Conseil pour l'industrialisation de la coca (COINCOCA) qui demandait au ministère de la Santé l'autorisation de commercialiser trois produits déjà au point. La réponse se fit attendre... Cf. Amanda DA-VILA : "Bolivian peasants : restoring the dignity of coca", Panoscope, London, The Panos Institute, n° 10, janvier 1989, p. 10-12.

(21) Cf. RANCE (1986), ; SOLIZ RADA (1986) et Bolivia Bulletin, vol. II, n° 3, juillet 1986. (22) Cf. Sofia VEGA : "Campesinos demandan reforma agraria radical", BIB, n° XIII/4, p. 53-54

et BRACKELAIRE (1988), p. 50. Ce projet tente de corriger la réforme agraire de 1953.

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1987 : le gouvernement recule devant la mobilisation paysanne L'année 1987, riche en événements, marque un tournant dans la gestion politique du problème de la coca. Le gouvernement, des plus dociles vis-à-vis des Etats-Unis, durcit le ton envers les producteurs. Mais la détermination des paysans, et le soutien dont ils bénéficient, vont le contraindre à négocier. En janvier 1987, le gouvernement présente au Parlement un Plan triennal de lutte contre le narcotrafic qui prévoit l'éradication de toutes les cultures de coca du Chapare et de 80 % de celles des Yungas. Ce plan repose sur un hypothétique financement de 300 millions de dollars et ne propose aucune alternative crédible. Une indemnisation de 2000 dollars par hectare volontairement arraché sera attribuée la première année aux producteurs, ensuite l'éradication sera forcée et sans compensation(23). Ce plan a été conçu en étroite concertation avec Washington, ce que dénoncent avec véhémence les secteurs populaires. Pourtant, les Etats-Unis n'octroient à la Bolivie que les deux-tiers de la somme demandée et conditionnent leur versement à la promulgation d'une loi classant la feuille de coca parmi les stupéfiants. Le gouvernement de La Paz accepte ces exigences. Au printemps, des troupes américaines retournent en Bolivie pour la deuxième année consécutive, dans le cadre du programme quinquennal de manœuvres conjointes avec les forces boliviennes(24), signé sous le mandat de Siles Suazo. Etant donné le contexte, ces opérations ressemblent fort à de l'intimidation. Comme on pouvait s'y attendre, les producteurs de coca s'opposèrent au Plan triennal du gouvernement qui faisait d'eux les principales cibles de la répression et délaissait les véritables trafiquants. La compensation de 2000 dollars était jugée insuffisante comparée au revenu plus de trois fois supérieur d'un hectare de coca. Pour la CSUTCB, l'Etat devait d'abord trouver des cultures alternatives rentables et investir dans les infrastructures nécessaires à leur commercialisation. Elle considérait inacceptables l'éradication forcée et le Projet de loi sur la coca devant faire de la feuille une "substance dangereuse" et, par conséquent, transformer les paysans en délinquants. La CSUTCB réaffirmait néanmoins son appui à la lutte contre la drogue et son commerce(25), et faisait valoir qu'elle avait déjà proposé un contre-projet qui n'avait jamais été pris en considération. Celui-ci prévoyait des actions contre le trafic, mais

(23) Cf. LABROUSSE (1988), p. 118. (24) L'objectif, à demi avoué, de ces manoeuvres est l'entrainement des deux armées à une

situation de "conflit de faible intensité" et d'habituer l'homme de la rue à une présence quasi-permanente de troupes américaines en Bolivie. Cf. ABATTI (1987), p. 28 ; Bolivia Bulletin, vol. III, n° 3, juin 1987 et n° 5, octobre 1987 ; "Regreso de estadounidenses a Bolivia para iniciar una serie de operaciones contra el narcotráfico", El País, 6 juin 1987.

(25) Pour comprendre les raisons de l'opposition des syndicats et des partis politiques au trafic de drogue, lire quelques conséquences de cette économie souterraine dans DESJARDINS (1987), p. 20-22

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repoussait l'éradication jusqu'à la mise en oeuvre d'investissements pour le développement global de la région, avec les financements appropriés(26). Face à l'intransigeance du gouvernement qui refusait de négocier le Plan, les paysans, soutenus par la COB et la CSUTCB, ont entamé des grèves de la faim, puis bloqué les routes. Le 28 mai, l'armée intervenait dans le département de Cochabamba pour lever les barrages et tirait sur les paysans, faisant plusieurs morts. Cet épisode sanglant mit le pays en état de choc et eut pour effet de mobiliser l'ensemble du mouvement populaire. L'ampleur de la réaction nationale obligea le gouvernement à négocier. Le 6 juin 1987, il signait un accord avec la COB, la CSUTCB et huit fédérations de producteurs de coca(27). Cet accord, même s'il se limitait à des intentions(28), constituait une immense victoire du mouvement paysan, car il avait fait reculer le gouvernement et modifié radicalement l'orientation idéologique de son Plan. Celui-ci changeait de nom et devenait le Plan intégral de développement et de substitution (PIDYS), qui allait désormais constituer la pierre angulaire des revendications paysannes. Il soulignait l'effort commun de lutte contre le trafic de drogue et reprenait les principales revendications des producteurs. Le développement économique des régions de production était enfin reconnu comme une priorité et, fait remarquable, les représentants des paysans seraient associés à sa conception et à sa mise en oeuvre(29). Malgré cette victoire, la mobilisation populaire ne faiblit pas. Du 26 au 29 août 1987, le Comité civique de Cochabamba organisait un Forum national sur la problématique coca-cocaïne(30). La "Déclaration de Cochabamba"(31) qui en résulte constitue la première "doctrine" véritablement nationale sur ce sujet, car elle est le fruit d'un large débat entre l'ensemble des forces organisées de la société. Un fort consensus se dégage pour exiger des pays consommateurs de cocaïne un véritable plan de développement de la Bolivie, en échange de l'éradication de la coca excédentaire. L'approche officielle est rejetée ; l'angle d'analyse du problème doit être radicalement modifié et les politiques de lutte contre le trafic entièrement reconsidérées. Le Forum affirme que le PIDYS doit constituer le cadre de la nouvelle politique, sur la base des accords signés le 6 juin 1987.

(26) Cf. BIB, n° XV/1, avril-mai 1987, p. 2 et XV/2, juin-juillet 1987, p. 19. Voir aussi ABATTI

(1987), p. 27. (27) Cf. Ministerio de planeamiento y coordinación : Acuerdo entre el Gobierno constitucional,

COB, CSUTCB, federaciones campesinas productoras de coca sobre el plan integral de desarrollo y sustitución de los cultivos de coca y la lucha contra el narcotràfico, La Paz, 6 juin 1987, in BRACKELAIRE (1988), annexe 2.

(28) Juan Lechín, le dirigeant de la COB, a averti les paysans qu'ils devaient maintenir la pression et la vigilance pour que leurs intérêts soient respectés. Cf. Bolivia Bulletin, vol. III, n° 3.

(29) Cf. BIB, n° XV/2, juin-juillet 1987, p. 19-20 et ABATTI (1987), p. 37. La participation paysanne est un point essentiel car, jusqu'alors, les producteurs étaient exclus des projets mis en oeuvre, tel "Agroyungas", mis en place en 1985 par le Fonds des Nations Unies pour la lutte contre l'abus des drogues (FNULAD), bénéficiant d'un financement de 80 millions de dollars et qui était combattu par les Fédérations paysannes, l'Eglise et les stations de radio populaires.

(30) Cf. BIB, n° XV/5, janvier 1988, p. 83-86. (31) Cf. BRACKELAIRE (1988), annexe 1.

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Les fortes mobilisations populaires des mois de mai et juin auraient pu être mises à profit par le IIIème Congrès national de la CSUTCB, mais les divisions internes(32) allaient paralyser temporairement le mouvement paysan. Le cahier de revendications de la Confédération, présenté au gouvernement à l'issue du Congrès, exigeait l'application de l'accord signé le 6 juin ainsi que la répression des narcotrafiquants et de leurs protecteurs(33). Il demandait également l'examen, par le Parlement, de son Projet de loi agraire fondamentale visant à résoudre le problème du minifundio. Bien entendu, le gouvernement refusa de considérer les exigences de la CSUTCB, mais celle-ci, occupée à gérer ses divisions internes, demeurait sans réaction. Cet immobilisme provoqua le mécontentement et le découragement de la base(34). Fin octobre 1987, les producteurs du Chapare prétendaient avoir arraché volontairement un millier d'hectares, depuis la signature des accords de juin, et donc avoir rempli leurs engagements. En revanche, ils constataient que le gouvernement n'avait pas tenu les siens, puisqu'il n'avait entamé la mise en œuvre d'aucune des contre-parties promises (électrification, infrastructures, programme de substitution...). L'administration invoquait à sa décharge l'absence de financements, bloqués par les Etats-Unis. S'estimant bernés, les producteurs ont alors interrompu l'éradication début novembre et dénoncé les accords(35). La position des fédérations était bien claire : sans programme d'ensemble cohérent, disposant des moyens financiers et techniques nécessaires, il n'y aurait aucune réduction notable des cultures de coca. De fait, fin 1987, la situation restait globalement inchangée car rien de sérieux n'avait été entrepris pour que l'accord, arraché par les producteurs en juin, connaisse un début d'application. 1988 : le gouvernement reprend l'initiative et fait l'unanimité contre lui En janvier, un nouvel accord avec le gouvernement confirmait celui de juin 1987(36). Or, à la mi-mai, le Sénat adoptait le projet de loi incluant la feuille de coca, déclenchant ainsi de nouvelles manifestations de producteurs. Le 25 juin, l'UMOPAR tirait sur des paysans à Villa Tunari (Chapare). Une dizaine de paysans furent tués et il

(32) Deux tendances s'affrontent : l'une, réformiste, derrière le Secrétaire éxécutif indigéniste

Jenaro Flores et l'autre, plus radicale, avec à sa tête Víctor Morales, le Secrétaire général. Sans la ferme

volonté d'unité de la base, la CSUTCB aurait éclatée. Le VIIème Congrès de la COB a été le théâtre d'une polarisation similaire. Finalement, les réformistes se sont imposés dans les deux cas.

(33) Cf. CORACA (1987), p. 15. Il faut remarquer, toutefois, une certaine ambigüité. La baisse des prix de la feuille pousse de nombreux paysans à produire eux-mêmes la pasta et la frontière entre producteurs et trafiquants devient de moins en moins nette.

(34) Cf. Marcos DEVISSCHER, Chantal LIEGEOIS, novembre 1987, BIB, n° XV/5, décembre 1987-janvier 1988, p. 74-75.

(35) Ibid., p. 76-77 et BRACKELAIRE (1988), p. 52 (36) Cf. DEVISSCHER-LIEGEOIS, BIB, n° XV/6, février-mars 1988, p. 92-93 et BIB,

n° XVI/2, juillet-août 1988, p. 21.

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y eut de nombreux blessés(37). Les pourparlers entamés à la suite de ce dramatique événement se soldèrent par un échec et, peu de temps après, le 20 juillet, l'exécutif promulguait la "Loi sur le régime de la coca et les substances contrôlées". Depuis juin 1987, la position du gouvernement paraissait particulièrement confuse. Estimant qu'en raison de la chute du prix de la coca(38) le contexte était favorable à l'éradication volontaire, il semblait jouer la carte de la négociation avec les producteurs(39), d'autant plus qu'il venait d'être soumis à une forte pression publique. Mais d'autre part, ne pouvant se passer de l'aide économique des Etats-Unis, qui refusaient par exemple l'électrification du Chapare et l'ouverture de routes(40), deux points centraux de la revendication paysanne, le gouvernement bolivien maintenait ses projets initiaux. Il bénéficiait, en outre, de l'affaiblissement du mouvement paysan. En effet, depuis juin 1987, le paysannat était le grand absent de l'échiquier politico-social, du fait de la paralysie des instances dirigeantes de la CSUTCB. Seuls les producteurs de coca restaient mobilisés. En fait, l'Etat a profité des divisions internes du mouvement paysan pour s'installer dans un immobilisme qui a bloqué la négociation. La loi sur la coca repose sur un compromis qui tente de satisfaire à la fois les producteurs et les Etats-Unis. Elle répond aux exigences américaines puisqu'elle intègre la feuille et prévoit son éradication. Un certain nombre de revendications des paysans sont également prises en compte : reconnaissance de la production et de l'usage traditionnels de la coca ; interdiction de l'utilisation de moyens chimiques pour l'éradication ; substitution graduelle et simultanée à l'exécution de programmes de développement ; reconnaissance du PIDYS comme cadre institutionnel de la substitu-tion(41). Aussi, cette loi n'apparaît-elle pas vraiment négative, bien qu'elle intègre la feuille de coca. Elle est pourtant vivement combattue, en raison d'une radicalisation des producteurs et des secteurs qui les soutiennent. On peut aisément comprendre l'exacerbation des tensions. Depuis juin 1987, rien de concret n'a été réalisé, par contre, la répression n'a pas cessé et elle a été, une nouvelle fois, meurtrière. Le gouvernement a poursuivi ses objectifs sans tenir compte des accords passés (par exemple, en janvier). D'autre part, lors de son Congrès extraordinaire de juillet, la CSUTCB est finalement parvenue à conserver son unité et les producteurs de coca ont reçu le soutien unanime des autres secteurs paysans. Les exigences de développement concernent maintenant l'ensemble du monde rural, et non plus seulement les zones de production de coca. Le mouvement paysan en sort donc renforcé(42).

(37) Cf. DEVISSCHER, Informe de coyuntura boliviana, junio-julio 1988, FDH, août 1988 ;

BIB, n° XVI/4-5, septembre-décembre 1988, p. 69-70 ; Témoignage Chrétien, Paris, Hors-série "Drogue", 4° trim. 1989, p. 34.

(38) Dans le Chapare, le prix de 100 livres de feuilles est tombé de 400 à 15 dollars. Cf. BIB, n° XV/6, février-mars 1988, p. 93.

(39) Par exemple, en négociant la mise en place concrète des programmes définis dans leurs grandes lignes en juin.

(40) Les USA considèrent qu'elles pourraient favoriser le trafic. (41) Cf. BIB, n° XVII/3, juin 1989, p. 41-46. (42) Cf. BIB, n° XVI/4-5, septembre-décembre 1988, p. 67-70.

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La CSUTCB recueille l'assentiment général dans son opposition. La Loi est critiquée car elle n'offre aucune garantie, en matière financière, que les plans de développement pourront être mis en oeuvre. Or la COB affirme que la substitution, partout où la culture a été déclarée illégale, exigerait un investissement annuel d'au moins 500 millions de dollars. Les producteurs, en accord avec les experts économiques, soutiennent que la substitution doit s'intégrer dans une stratégie cohérente de développement rural et que les produits de substitution doivent être compétitifs sur les marchés mondiaux(43). La COB appelle donc à la désobéissance civile. La Conférence épiscopale s'est également prononcée contre la nouvelle loi. Les évêques déplorent que le gouvernement ne prenne pas en compte la paupérisation croissante du pays et tout particulièrement la situation des paysans, dont 90 % survivent dans des conditions d'extrême pauvreté. Cette loi ne repose que sur des promesses d'aide extérieure, bien loin d'être à la hauteur des besoins réels. L'épiscopat conclue que c'est une erreur de s'en prendre aux producteurs qui ne font que répondre à la forte demande de coca et ne sont pas responsables du phénomène. Ils rejoignent ainsi les partis d'opposition qui font remarquer que la loi réprime davantage la production que le trafic. Roger Cortez, du PS-1, estime qu'en déclarant illégale une grande partie des cultures de coca, le gouvernement va convertir ces producteurs en citoyens de seconde zone. Pour lui, la politique bolivienne doit impérativement reposer sur le principe de la participation paysanne. Les autres partis d'opposition dénoncent la loi comme étant contraire aux accords conclus avec les paysans et directement dictée par les Etats-Unis. La IIIème Rencontre nationale de producteurs de coca se tient, les 8 et 9 août, à Cochabamba. Elle reçoit, pour la première fois, le soutien de la Confédération syndicale des colons de Bolivie (CSCB), qui était jusqu'à présent restée à l'écart. Désormais, la CSUTCB et la CSCB s'associent pour défendre en commun leurs revendications (feuilles de coca, politique de crédit, développement agraire...). Ce rapprochement vient confirmer le renforcement du mouvement paysan, amorcé depuis le Congrès extraordinaire(44). Suite à différentes rencontres nationales, les producteurs décident d'interrompre l'éradication, jusqu'à l'abrogation de la Loi. 1989 : radicalisation et unité du paysannat Le gouvernement ne désarme pas pour autant. Les hostilités reprennent fin 1988 par le dépôt devant le Parlement d'un avant-projet de loi sur le développement agraire, qui fait craindre aux paysans une reconcentration des terres, sous prétexte de lutter contre le minifundium, ainsi que la mise sous contrôle de toutes les instances y compris

(43) Le ministre des Affaires paysannes, Guillermo Justiniano, déclarait lui-même que le

problème majeur de la substitution était le manque de marchés pour les nouveaux produits. Cf. Panoscope (1989), p. 12.

(44) Cf. DEVISSCHER, Análisis de coyuntura boliviana, junio 1988-mayo 1989, FDH, mai 1989, doc. dactylo.

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non gouvernementales de développement(45). Peu après, début 1989, le gouvernement promulgue les décrets d'application de la loi sur la coca sans qu'ils aient été négociés avec les syndicats, comme convenu. La riposte ne se fait pas attendre. Plusieurs dirigeants paysans entament des grèves de la faim qui forcent le gouvernement à retirer son projet et à négocier. Celui-ci ne concède pratiquement rien, mais confirme la participation des organisations syndicales à la direction du PIDYS(46). Le Congrès de la CSUTCB de septembre 1989(47) marque officiellement la radicalisation du mouvement paysan. La Confédération y prend la résolution de n'accepter aucun plan d'éradication, bien qu'elle reconnaisse l'existence d'excédents devant être substitués en échange d'un développement dans la dignité et en toute souveraineté(48). Elle exige l'abrogation de la Loi sur la coca et l'application immédiate de l'accord de juin 1987 relatif au PIDYS(49), ainsi que la répression des trafiquants et de leurs protecteurs. La VIème Rencontre de producteurs de coca ratifie, en décembre, l'appui au PIDYS et approuve la création de la Commission nationale de la coca, constituée par la COB, la CSUTCB, la CSCB, et les fédérations de producteurs(50). 1990 : retour à la case départ Le début de l'année 1990 est marqué par le sommet anti-drogue de Carthagène (Colombie) qui réunit, les 15 et 16 février, les Présidents de la Bolivie, du Pérou, de la Colombie et des Etats-Unis. Très médiatisée, cette rencontre n'était qu'une vaste opération de relations publiques. Elle s'est en fait limitée à la ratification d'accords antérieurs et à la signature de traités bilatéraux, mais aucune mesure concrète n'a été décidée. L'augmentation de l'aide offerte aux pays andins par le président George Bush ne dépasse pas les 2,2 milliards de dollars déjà prévus pour les cinq prochaines années. Les USA reconnaissent toutefois que la lutte contre la drogue implique la réduction de la demande, mais là encore aucune précision n'a été donnée en ce qui concerne les mesures qui pourraient être prises(51).

(45) L'intention était bien là puisqu'en avril 1989, le gouvernement publiait un décret

réglementant l'activité des organisations non gouvernementales de développement (ONGD). (46) Cf. DEVISSCHER (1989). (47) Cf. Agencia Latinoamericana de Información (ALAI) n° 125, mars 1990, p. 15-16. (48) La CSUTCB exige par conséquent l'expulsion "des troupes mercenaires Yankee".

(49) On peut lire dans la déclaration politique du IVème Congrès : "[...] nous, paysans boliviens, nous mobilisons pour la politique du PIDYS et cette politique suppose un appui économique de 3 milliards de dollars qui rendra possibles notre développement et la substitution de la culture [de la coca], pour surmonter notre situation actuelle de misère sociale et économique. [...] la politique du PIDYS est pour l'instant le meilleur moyen de combattre le narcotrafic.", Cf. ALAI, n° 125, mars 1990, p. 16.

(50) Ibid. (51) D'après DESJARDINS (1987), p. 13 : en 1986, 1 % seulement du budget américain

consacré à la lutte contre le trafic de drogues était destiné à la prévention, contre 85 % à la répression.

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Malgré les discours officiels et les déclarations de bonnes intentions(52), peu de choses changent en réalité. L'action des Etats-Unis dans le domaine des matières premières (café, soja, étain) contrarie les plans de substitution et continue de pénaliser l'économie bolivienne. En mai 1990, le gouvernement du nouveau président Jaime Paz Zamora signe avec Washington des accords bilatéraux pour la mise en oeuvre du programme "Coca contre développement", qui ressemble à s'y méprendre à l'ancien Plan triennal. Les éléments principaux en sont l'éradication de la coca, la militarisation des zones de production, l'intervention des conseillers américains, l'aide financière à la substitution... Encore une fois, les militaires arrivent plus vite que l'argent ! En septembre 1990, Jaime Paz Zamora autorisait l'entrée en Bolivie de 30 conseillers militaires américains, sans que le Congrès en soit informé(53). Au cours du premier semestre 1990, 3000 hectares ont été arrachés, et l'objectif de 5000 hectares devrait pouvoir être atteint sans difficulté d'ici la fin de l'année. Bien que les Etats-Unis n'aient pas encore tenu leurs engagements financiers, les autorités boliviennes se disent prêtes à poursuivre le programme. Face au revirement du gouvernement, la CSUTCB a pris des mesures plus radicales. Le 20 août, les syndicats ont bloqué les routes dans tout le pays et le gouvernement a dû faire intervenir l'armée pour lever les barrages(54). Les présidents changent, mais l'histoire a curieusement tendance à se répéter... Vers la confrontation ? Depuis l'effondrement de la COB, de l'ensemble du mouvement populaire et syndical bolivien, le mouvement paysan, aiguillonné par les producteurs de coca, est certainement celui qui a connu ces dernières années le plus fort développement. C'est peut-être le signe d'une conscience politique croissante du paysannat et on est fondé à penser que le problème de la coca a joué un rôle essentiel de catalyseur, en constituant un point de convergence dans un pays extrêmement divisé(55). En effet, sur les demandes initiales s'est progressivement greffé un ensemble de revendications dépassant les intérêts catégoriels des producteurs de coca et concernant le paysannat globalement. La coca leur a donné un moyen de pression extraordinaire leur permettant de faire valoir leurs propres critères en matière de développement rural. Leur exigence de participation à tout programme de développement, de la conception à l'exécution, prend ainsi tout son sens. Malheureusement, les conflits internes de la CSUTCB et de la COB ont compromis une dynamique qui aurait pu renverser les rapports de forces avec le gouvernement, en laissant celui-ci reprendre l'initiative. Face aux accords arrachés par les paysans, l'Etat a opposé sa force d'inertie pour éviter leur application. Mais derrière

(52) Le Président Jaime Paz Zamora déclarait à un journaliste d'El País : "Notre problème n'est

pas d'être contre les narco-trafiquants comme cela se passe dans d'autres pays, mais d'être avec les paysans qui n'ont pas d'autre travail alternatif", Cf. Chili Flash- Espaces Latino-Américains, n° 70, septembre 1990, p. 18.

(53) Cf. Jacques SANTIAGO, ibid., p. 19. (54) Ibid. (55) Peut-être parce que ce problème concerne aussi bien les zones de production que les zones

d'expulsion de main d'oeuvre, outre son caractère symbolique.

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son apparent immobilisme, le gouvernement poursuivait avec obstination ses objectifs répressifs contre le mouvement paysan, le seul encore suffisamment puissant pour résister au diktat néo-libéral. Subrepticement, le pouvoir est ainsi revenu au statu quo ante. La négociation n'a servi qu'à apaiser les tensions, mais n'a jamais été sincère. L'administration bolivienne a toujours eu - et a encore -, sur le problème de la coca, une "vision essentiellement délictuelle, laissant de côté ses dimensions socio-économiques et culturelles, et sans réel diagnostic de base"(56). Le manque de moyens économiques et financiers n'est qu'un prétexte, car il faut comprendre que la néo-oligarchie qui gouverne depuis 1985, "dominée par les financiers et très inféodée à l'étranger"(57) n'a aucun intérêt ni à la disparition du trafic, ni au renforcement du mouvement paysan. La "guerre contre la drogue", aux Etats-Unis comme en Bolivie, vise davantage le contrôle de "l'or blanc" que l'élimination du fléau. Lorsque l'on sait que l'ancien dictateur Hugo Banzer, soudain converti aux vertus de la démocratie, est probablement appelé à succéder à Paz Zamora(58) en 1993, et que l'on connait ses liens directs avec les trafiquants, on ne peut qu'être pessimiste sur l'avenir de la lutte des paysans. Ceux-ci, après avoir pris conscience du double jeu gouvernemental, se sont progressivement radicalisés. Une évolution violente dans les prochaines années semble plausible malgré le caractère imprévisible de la vie politique bolivienne. Dans l'immédiat, l'engagement américain dans le Golfe arabo-persique accorde un répit aux paysans mais, sur un autre plan, la Bolivie risque fort d'être contrainte de revoir à la baisse le soutien financier promis par les Etats-Unis.

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(56) BRACKELAIRE (1988), p. 41. (57) Jean-Pierre LAVAUD, Chili Flash, op. cit., p. 14. (58) Il gouverne déjà en coulisse grâce à "l'Accord patriotique" signé entre le MIR et l'ADN.

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