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Louis Hémon Colin-Maillard

Colin-Maillardbeq.ebooksgratuits.com/pdf-word/Hemon-Colin.doc · Web viewLouis Hémon Colin-Maillard BeQ Louis Hémon 1880-1913 Colin-Maillard roman La Bibliothèque électronique

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Colin-Maillard

Louis Hémon

Colin-Maillard

BeQ

Louis Hémon

1880-1913

Colin-Maillard

roman

La Bibliothèque électronique du Québec

Collection Littérature québécoise

Volume 10 : version 1.5

Du même auteur, à la Bibliothèque :

Maria Chapdelaine

Monsieur Ripois et la Némésis

Battling Malone, pugiliste

Écrits sur le Québec

Louis Hémon n’a fait paraître de son vivant que quelques textes de fiction, dont une nouvelle, Lizzie Blakeston, en 1908. Son roman le plus connu, Maria Chapdelaine, parut d’abord en feuilleton dans le journal parisien Le Temps (1914), puis en volume à Montréal (1916). Mais c’est une édition parisienne (1922) qui permettra au roman de connaître un succès extraordinaire ; ce sera même pendant longtemps le roman français ayant connu le plus grand tirage. Il fut traduit en des dizaines de langues et se vendit à des millions d’exemplaires. Cependant, d’autres ouvrages de Louis Hémon ont paru par la suite : la Belle que voilà (1923) ; Colin-Maillard (1924) ; Battling Malone, pugiliste (1926) ; Monsieur Ripois et la Némésis (1950).

« Hémon, en renonçant aux avantages de la citoyenneté française, était devenu un Français neutre comme nous. Son œuvre nous appartient. La France regorge de biens culturels dont une bonne partie lui viennent de la sagesse des nations que sa mission civilisatrice, comme on dit par déguisement, pour cacher les dépradations de son impérialisme, lui a permis de s’approprier. Rien n’empêche de lui rendre la pareille et de nous approprier toute une section de sa bibliothèque selon notre bon plaisir. »

Jacques Ferron

Première partie

Le contremaître avait dit : « Vous trouverez facilement un logement, ce n’est pas ce qui manque par ici ! » et Mike O’Brady s’en allait au hasard des rues, guettant les pancartes aux fenêtres.

Le contremaître avait raison ; elles ne manquaient pas. Certaines étaient en carton, imprimées en caractères gras ; d’autres n’étaient que des demi-feuilles de papier à lettre à bon marché, sur lesquelles une main malhabile avait grimpé et dégringolé d’une ligne à l’autre, arrondissant les lettres à grand-peine, s’y reprenant à plusieurs fois pour les jambages, faisant dans les coins des souillures de doigts ; mais les annonces ne variaient guère. C’étaient : « Logement pour célibataire » – « Logement bon marché » – « Logement non meublé ».

« Logement pour célibataire » et parfois quand le perron était d’une propreté inutile et qu’il y avait des rideaux aux fenêtres : « Logement pour célibataire respectable ». Ces dernières, Mike les regardait sans s’arrêter, passant avec un grognement de dérision.

« Respectable » ! Heuh ! Il voyait cela d’ici. Un logeur onctueux qui ne tolérerait pas qu’on rentrât tard le soir, et passerait ses dimanches à suer dans ses vêtements de drap sombre au-dessus d’un livre de piété ; une logeuse qui vous forcerait à porter des chaussons dans la maison et qui vanterait sans cesse la tempérance d’un air insultant. Non ! ce n’était pas cela qu’il fallait à Mike O’Brady. Il pouvait se résigner à être respectable, mais ne voulait pas en porter l’écriteau.

D’autres pancartes l’attiraient, parce qu’elles répétaient l’inscription coutumière en hébreu ; il retrouvait chaque fois son étonnement primitif de voir ces signes surprenants s’étaler le long d’une rue britannique, sur les façades des petites maisons de plâtre gris, et il s’immobilisait un instant devant les portes entrebâillées, s’attendant à voir surgir dans les couloirs une gent curieuse, vêtue d’oripeaux éclatants.

Il n’avait encore rien vu qui ressemblât tout à fait à ceci, et il sentait donc qu’il avait bien fait de s’expatrier, même s’il n’avait eu comme raison principale d’éviter le petit malentendu avec la police de Dublin.

« Respectable » ! Heuh ! Pourquoi pas ? Il avait eu plus de chance que bien d’autres. À peine arrivé il se trouvait pourvu de travail pour longtemps, avec de bons vêtements et de forts souliers, quelques demi-couronnes encore en poche, et la conscience en repos. Car le petit malentendu que la police de Dublin aurait voulu odieusement grossir, n’était que le résultat d’une affaire purement privée ; « une affaire d’honneur », avait dit l’autre ; et si l’honneur et la force ne s’étaient pas trouvés du même côté, c’était tant pis pour l’autre.

Ainsi Mike s’en allait le long des rues, les mains à fond dans les poches et se dandinant un peu à chaque pas, se demandant quel heureux ménage allait avoir le privilège de recevoir son argent, en échange d’un lit, d’un peu de nourriture, et de la complète indépendance qu’un homme digne de ce nom doit tenir pour plus précieuse même que le pain.

Encore une pancarte ! Celle-ci s’étalait à la vitrine d’une petite boutique de tabac et de journaux. Le logeur était un sage et n’exigeait pas que le locataire fût « respectable » ; mais peut-être l’exigeait-il, après tout, sur la pancarte d’au-dessous qui était en hébreu. Mike jeta un regard négligent sur la maison et, soudain intéressé, mais indécis, se reprit à examiner la pancarte avec plus de soin. Sur le seuil de la boutique se tenait une très belle fille brune et forte, de grosses perles aux oreilles, qui contemplait le panorama de Cable Street d’un air hautain. Une juive, évidemment, et, évidemment encore, la fille du boutiquier. Mike examina sa blague à tabac, s’aperçut avec ennui qu’elle était pleine et décida d’acheter des allumettes, qui ne coûtaient pas cher et servaient toujours ; il pourrait en même temps examiner les couvertures des journaux illustrés.

Lorsqu’il pénétra dans la boutique, la belle fille s’effaça sur le seuil pour lui laisser passage, mais se remit aussitôt à sa contemplation, ne lui accordant qu’un regard distrait. Sa forte silhouette qui bouchait la porte, et les journaux pendus contre les vitres ne laissaient passer que peu de lumière ; mais cette étroite boutique sombre montrait dans son aménagement un ordre si prodigieux qu’on était tenté de regretter que les ventes de la journée dussent venir en déranger l’harmonie. Les paquets de tabac et de cigarettes disposés sur une étagère, les bocaux de bonbons multicolores alignés au-dessus ; les revues hebdomadaires à un penny qui se chevauchaient l’une l’autre sur le comptoir, jusqu’aux ballots de jouets d’enfants pendus à des clous, semblaient avoir trouvé d’eux-mêmes leurs places définitives, le seul coin qui leur convînt précisément ; et le vieil homme à barbe grise qui régnait sur tout cela avait en vérité un air de sagesse surnaturelle, l’aspect d’un créateur qui surveille, bénévole, l’Univers qu’il vient d’ordonner.

Devant tant de majesté Mike O’Brady doubla sa commande et acheta le Mirror of Life, le seul journal qui lui parût valoir d’être lu ; puis il tira sa pipe de sa bouche, la bourra lentement et l’alluma avec soin. Son regard erra sur la vitrine où la lumière dessinait une grille claire entre les journaux déployés, et sur la belle fille qui lui tournait toujours le dos ; le jour venant de la rue luisait doucement sur un raccourci de cheveux noirs et de peau poudrée, sa blouse blanche moulait ses épaules massives, les mains derrière le dos elle cambrait sa forte taille et regardait la rue d’un côté, puis de l’autre, d’un air nonchalant. Elle était trop belle pour ce décor ; trop belle pour la rue grise, pour la maison obscure, trop belle même pour la boutique si bien rangée ; elle semblait une princesse en exil, qui, trop fière pour se plaindre, contemple avec un mépris souverain le lieu de son refuge. Mike sentait tout cela confusément et ne savait que dire. Personne ne faisait attention à lui ; il restait là, accoudé au comptoir, suivant de l’œil la fumée de sa pipe qui montait dans l’air, et s’efforçant de paraître à son aise.

– Voilà la belle saison qui vient tout de même, dit-il, il n’est que temps !

Le vieillard sembla s’apercevoir qu’il était encore là, le regarda d’un air étonné, et hocha la tête, puis il abaissa le menton sur sa poitrine, où sa barbe grise s’étala en touffes laineuses. Quand il demeurait ainsi, les yeux tournés vers la terre et les paupières à demi baissées, il avait toute la majesté digne d’un patriarche qui attend des visions ; mais ses paupières se relevaient sur des yeux noirs et petits, dont le regard était curieusement alerte, et luisait de la rancune méfiante des générations.

Il parla comme si les paroles prononcées tout à l’heure n’avaient pas été perdues pour lui ; comme s’il les avait pesées et méditées à loisir, pour leur donner un sens plus profond.

– La belle saison ! fit-il. C’est vrai qu’elle arrive ! C’est toujours ça qu’on n’empêchera pas ! Mais après ? Après ? C’est encore l’hiver !

En disant cela il regardait fixement Mike O’Brady comme s’il attendait de lui une justification, comme s’il le prenait à partie pour la succession fatale des mois, et Mike, ne comprenant pas, préféra ne rien répondre.

Après un nouveau silence il dit négligemment : – Je vois comme ça que vous avez une chambre à louer ici !

La silhouette de la porte tourna la tête et le regarda par-dessus l’épaule. Le vieillard détourna tout à coup les yeux, rectifia l’alignement de quelques journaux sur le comptoir et dit en hésitant :

– Oui, c’est vrai qu’il y a une chambre.

– C’est que, ajouta Mike, j’en cherche une, savez-vous ! Je viens d’arriver.

Le boutiquier dit lentement :

– Eh bien oui, il y a une chambre. Je ne sais pas si elle vous conviendrait, moi ! Je ne sais pas.

De la porte la belle Juive le regardait toujours par-dessus son épaule massive ; les lourdes perles qui pendaient à son oreille oscillaient doucement ; le jour de la rue sertissait d’une mince ligne blanche sa figure poudrée. Mike O’Brady sentit soudain qu’il n’était là qu’un étranger admis à contempler quelques instants, derrière une vitre, le spectacle de la vie d’un peuple qu’il ne comprendrait jamais.

Il murmura :

– On a tout le temps, n’est-ce pas ? Je reviendrai plus tard, et il regagna la rue.

Elle était pleine, à cette heure, d’ouvrières qui rentraient à une fabrique voisine après leur repas, des Irlandais pour la plupart, la tête enveloppée d’un châle qui descendait sur des jupes pauvres où s’attachaient des débris de coton. Mike carra les épaules et se sentit à son aise ; il regarda les plus jolies d’un air insolent, bouscula quelques autres qui barraient le trottoir et reçut leurs invectives avec un sourire gouailleur ; puis il descendit Cable Street en sifflotant, les mains dans les poches, sentant affluer en lui le bonheur facile d’un beau garçon sain, fort et content de soi. Quelle lubie lui avait pris de perdre dix minutes de soleil dans une boutique obscure, entre un vieux toqué graillonneux et cette grosse fille qui, d’être parée comme une châsse, prenait déjà ses os pour des reliques ? Ses camarades auraient dit que cela ressemblait bien à Mike O’Brady d’aller rôder autour d’une belle fille, blanche, jaune ou noire, mais cela ne lui ressemblait guère de s’en aller de nouveau comme un chien fouetté, sans même l’avoir regardée dans les yeux !

*

La belle saison était bien arrivée. Le printemps de l’East-End, le printemps sur les ruelles étroites qui bordent les entrepôts, ne ressemble guère au printemps des romances ; ce n’est, au mieux, qu’une alternance de soleil furtif et de pluie tenace, une humidité tiède succédant à l’humidité froide, une suite de matinées prometteuses et de journées lamentables ; mais de l’autre côté des entrepôts il y a la rivière qui vient lécher leurs murs, et le printemps sur la rivière est une bonne chose, une chose faite de soleil doux sur l’eau clapotante, de pluies bienfaisantes qui lavent l’air gris et les vieilles pierres enfumées, de grands souffles frais qui montent avec la marée et qui sentent la vase et le sel. Ce printemps-là n’est pas de ceux qui portent à la tête et qui grisent, mais il gonfle les poumons, il rend joyeux et fort, et donne à tout le vaste monde une âme d’enfant.

L’entrepôt où travaillait Mike O’Brady était semblable à tous les autres : six étages encombrés de caisses, de ballots et de futailles, où régnaient des relents curieux qui changeaient d’un jour à l’autre, au hasard des cargaisons. La muraille qui donnait sur la rivière était percée de panneaux qui s’ouvraient au dehors et quand ces panneaux étaient baissés et assujettis avec des chaînes, il suffisait de faire un pas pour sortir d’un seul coup de toutes les bâtisses sombres et se trouver en plein vent au-dessus de l’eau profonde.

Au-dessous de soi les vapeurs amarrés le long des berges allongeaient leurs ponts ; des chalands solitaires s’en allaient à la dérive, toujours de travers, et chargeant imprudemment les remorqueurs : en amont Tower Bridge basculait majestueusement toutes les demi-heures, et sans cesse quelque navire nouveau levait ses câbles et s’en allait en faisant hurler sa sirène, fanfaron, pour apprendre aux sédentaires qu’il retournait sur les mers périlleuses avec la marée qui était venue le chercher. Mais par-dessus tout cela il y avait le vent. Il soufflait avec le flux pendant des heures et des heures sans varier ni faiblir, si fort, si direct, si chargé d’odeurs marines, qu’il était difficile de croire que la vraie mer fût à cinq heures de voile : sûrement les collines de Greenwich, qui se dessinaient à l’est, étaient de hauts promontoires, du sommet desquels on devrait voir l’étendue des eaux profondes, la ligne libre de l’horizon d’où venaient ces grands souffles neufs qui n’avaient pas encore passé sur des villes.

Le premier jour, Mike travailla jusqu’au soir de l’autre côté de l’entrepôt, au-dessus de la ruelle étroite dans laquelle les murailles descendaient comme la paroi d’un puits, où les chevaux des camions piétinaient malaisément au milieu des jurons et du grincement des poulies. Il était de belle humeur et le temps passa assez vite ; d’abord parce que le maniement de ballots et de futailles dans un espace restreint est une besogne d’artiste, qui exige, non seulement de la force, mais encore le sentiment correct du poids et de la distance, l’instinct des mouvements qui font levier et ne coûtent que peu d’effort, de l’à-propos et du sang-froid, sous peine de catastrophe ; et puis il se présentait forcément quelques occasions de délassement inoffensif : des commentaires vitrioliques, égrenés par une trappe du quatrième étage, sur le physique, les mœurs probables, les antécédents et les capacités réelles d’un charretier maladroit, ou des libations de bienvenue, à l’heure du déjeuner, sur le comptoir du « pub » voisin, histoire de faire connaissance ! L’après-midi le travail continua comme le matin, juste assez dur pour occuper tout son temps et lui donner la joie de faire jouer ses muscles forts, assez simple pourtant pour lui éviter l’humiliation d’un noviciat gauche ; une bonne journée de travail, qui le laissa satisfait sans trop de fatigue, conscient d’avoir accompli sa tâche en homme libre, sans zèle servile ni surmenage.

Ce ne fut tout à fait que vers le soir qu’on envoya Mike de l’autre côté de l’entrepôt donner un coup de main aux équipes de déchargement ; et, par une trappe abaissée, le vent le frappa soudain en pleine figure, soufflant en lui une force glorieuse et peu à peu une sorte d’exaltation sauvage. Les bâtiments de l’autre côté de la rivière étaient assez loin pour laisser libre tout le vaste ciel aux couleurs tendres. Le repos du soir éteignait l’un après l’autre sur l’eau tous les bruits de travail des hommes, et les sifflets des remorqueurs répétaient toutes les minutes que le jour était fini, bien fini, et qu’il fallait s’en aller chacun chez soi et vivre à sa guise. Mais le vent venait en rafale clamer que c’était un sacrilège de s’enfermer entre des murailles et d’obéir à des lois mesquines et à des coutumes piètres alors que le monde était plein de vie qui attendait, et qu’à tous ceux qui voulaient vivre et être forts, il soufflerait la force sans compter.

Mike avait la curieuse habitude de s’énumérer parfois mentalement, l’une après l’autre, et avec une attention scrupuleuse, toutes les raisons qu’il avait d’être heureux. Au bord de la trappe ouverte qui donnait sur l’eau il se sentit heureux tout d’abord parce qu’il était en bonne santé, fort et bien nourri ; parce que son sang galopait dans ses veines, riche et chaud, pour lutter contre le froid du vent. Il se sentit heureux ensuite de penser que, s’il était sage, il n’aurait ni faim ni froid d’ici longtemps ; heureux d’avoir à travailler souvent près de l’eau et à l’air libre, et heureux de songer qu’il venait d’arriver dans une grande ville inconnue dont il pourrait arpenter les rues à sa guise, prêt à profiter de toutes les chances, les mains à fond dans les poches, promenant au milieu des ennemis héréditaires une âme de barbare !

Trois quarts d’heure plus tard il s’en allait en effet par les rues, repu, et en quête de nouveau ; il avait tout Londres à sa portée, et voulait voir quelque chose de plus brillant que des rues étroites entre des maisons basses. Il remonta donc Leman Street jusqu’à Aldgate, où il s’arrêta. Ceci était déjà mieux. Les boutiques étaient encore ouvertes et leur clarté illuminait le trottoir, la rue était large et droite ; la tour qui surmontait le grand magasin de nouveautés était pittoresque et grandiose, et parmi la foule des passants qui s’acheminaient tous dans le même sens, venant de la Cité et rentrant chez eux, il était nombre de gens des deux sexes, bien vêtus et gras, que Mike pourrait regarder insolemment et maudire à son aise.

Il le faisait d’ailleurs sans aucune amertume et presque sans jalousie. Il allait s’installer devant une boutique, les pieds bien écartés, et là, suivant du regard des hommes à l’air prospère et des femmes jolies et bien habillées, il songeait avec une joie sauvage à ce qu’il adviendrait de tous ces gens-là, si lui, Mike O’Brady était maître de leurs destinées. La plupart du temps il n’allait pas jusqu’à former des souhaits précis, il se contentait de les toiser insolemment au passage en sifflotant entre ses dents, sachant fort bien qu’ils ne s’en souciaient guère. Son défi muet lui suffisait en guise de revanche ; mais dans un pays vraiment libre et moins outrageusement policé, comme il aurait aimé leur montrer ce que leur dignité cossue pesait dans ses mains ! Les hommes ! Au premier mot arrogant il les aurait envoyés rouler sur la chaussée avec la mâchoire en deux morceaux ; et quant aux femmes ! Heuh ! Les femmes, elles auraient pu plus mal tomber !

L’une d’elles qui passait précisément attira son regard et sembla lui rappeler quelque chose, et il se dit à lui-même : « Tiens ! La grosse Juive de Cable Street ! » Mais il vit aussitôt qu’il s’était trompé ; ce n’était pas la fille du boutiquier de Cable Street, mais une autre femme de même race qui lui ressemblait comme une sœur, et un peu plus tard il en vit passer une autre, et une autre encore, et tant qu’il resta là elles ne cessèrent de passer. Il y avait parmi elles des fillettes de quatorze ans qui montraient déjà les formes pleines d’une maturité précoce, et jouaient de la prunelle avec assurance ; et leurs aînées de cinq ans à peine, déjà épaisses, qui balançaient leurs hanches lourdes à chaque pas, tendant leur poitrine grasse sous des manteaux savamment dégrafés. Chez toutes, les mêmes masques aux traits forts, empâtés de poudre, les mêmes yeux liquides, noirs ou gris verdâtre, luisant de l’orgueil secret de la race élue, le même maintien de vanité confiante : confiance dans l’astuce entêtée de leurs hommes, dans leur propre habileté de ménagères, dans le succès inéluctable des frères et sœurs sains, bien nourris et pleins de ruse ; vanité de leurs robes solides et riches et de leur corps épais.

Mike sentit, en les voyant passer, grandir en lui une rancune sauvage d’humilié. C’était une longue insulte personnelle que ce défilé de belles filles qui l’ignoraient ; elles se moquaient pas mal qu’un Irlandais besogneux les regardât en se dandinant ; elles étaient séparées de lui par toute la hauteur de leur race, de leur ambition, de leur assurance provocante d’honnêtes filles et de leurs vêtements cossus ; de sorte qu’elles pouvaient même se permettre de lui envoyer, en passant, une œillade hardie, comme aux autres beaux garçons, et de continuer sans jamais se retourner.

Il murmura entre ses dents : « Oh, vous et vos grands airs ! vos airs de princesses ! », et il lui vint tout à coup l’instinct obscur qu’elles appartenaient, après tout, à une race souvent asservie, et que si jamais on était débarrassé des lois...

Il se vit, lui et quelques milliers de garçons comme lui, dans les rues d’une ville au pillage entre des maisons d’où des cris de femmes sortaient par les fenêtres éventrées ; et ces femmes qui se défendaient avec des cris contre les étreintes ou les coups des barbares étaient toutes semblables à celles qui passaient ici, de belles filles, mais qui avaient perdu leurs airs hautains et qui ne savaient plus que supplier avec des larmes coulant de leurs yeux noirs sur leurs joues blanches, pendant qu’on enfonçait l’une après l’autre les portes de leurs maisons.

Une bouffée de vent froid lui fit tendre les épaules, et la vision passa, vite oubliée. Il remonta Commercial Road pour rentrer chez lui, mais après avoir fait quelques pas, s’avisa qu’il avait la gorge sèche, et encore quelque argent en poche. Il entra dans le « pub » le plus proche, et se trouva seul dans son compartiment.

La barmaid qui le servait était une Anglaise de race, celle-là, plus très jeune, guère jolie, qui avait des cheveux d’un jaune ouaté et des yeux las. Quand elle eut manié les robinets à bière et passé un torchon sur le comptoir, elle s’assit sur un haut tabouret précisément en face de Mike, et le regarda sans intérêt.

– Je ne vous ai encore jamais vu ici, dit-elle ; et il expliqua qu’il venait seulement d’arriver à Londres et qu’il n’avait guère eu le temps de se retourner, bien que demeurant dans le voisinage. Elle le regarda de nouveau avec un peu plus de curiosité, et le sourire supérieur d’une personne d’expérience.

– Heum ! dit-elle. C’est grand, Londres !

Mike convint que Londres paraissait très grand, et ne ressemblait guère à ce qu’il s’était imaginé.

– D’abord, fit-il, c’est plein de Juifs ! On ne voit que de ça !

La barmaid éclata de rire, et après interrogatoire lui expliqua que ce qu’il avait vu jusqu’ici n’était pour ainsi dire pas Londres, mais seulement une sorte d’excroissance de la grande ville, où les immigrés de Pologne et de Russie séjournaient une génération ou deux, avant de s’en aller vers ParkLane avec leur premier million.

– Il faut aller vers l’Ouest, lui dit-elle ; Regent Street Piccadilly, c’est là qu’il y a des magasins ! C’est de là qu’elles reviennent toutes, ces Juives, avec leurs robes à la mode de Paris, d’il y a deux ans ! Le vendredi soir elles ont fini de travailler pour la semaine, et elles s’en vont dans les quartiers chics essayer d’avoir l’air de vraies dames ! Si vous voyiez les taudis dont elles sortent, certaines d’entre elles, avec leurs frusques à grand effet ! ça fait rire !

Mais Mike secoua la tête : l’Ouest ne le tentait pas. Pourtant d’apprendre que toutes les belles filles qu’il avait vues passer n’étaient pas de vraies dames lui fit grand plaisir ; il remarqua à haute voix qu’il s’en était d’ailleurs bien douté.

Un gros homme qui circulait derrière le comptoir s’assit et promena sur toutes choses l’œil du maître. Il suffirait de le voir pour comprendre que ceci était son « pub », son comptoir et sa barmaid ; il avait le teint apoplectique et fumait un cigare à bouffées courtes, en soufflant pesamment. Son regard sévère tenta de faire comprendre à Mike que, pour ses deux pence, il n’avait guère le droit de rester plus longtemps ; retirant son cigare d’entre ses dents il en fit tomber la cendre et appela : « Wynnie ! » d’une voix épaisse. La barmaid se retourna d’un air de lassitude humiliée et il lui fit signe d’approcher. Quand elle fut près de lui il la considéra un instant, lui dit quelques mots à voix basse et s’en alla en soufflant.

Wynnie reprit son siège et s’accouda au comptoir.

À la lumière crue du gaz son visage poudré apparaissait las et blafard sous les cheveux jaunes sans reflets, et sa pose abandonnée, la tête oscillant sur le poignet frêle, les yeux meurtris, la grimace de sa bouche fardée, aux lèvres minces, disaient une fatigue et un dégoût tels que toute la paix du Seigneur, la paix « qui dépasse l’entendement » suffisait à peine à les effacer.

Mike se pencha vers elle et dit entre ses dents :

– C’est le patron, hein ! Vieux bandit !

Il sentait en lui toute la haine féroce de sa race contre ceux qui possèdent les maisons et les terres, contre les maîtres que protègent les lois, et il se dit qu’il y avait ici encore un tort qu’il ne pourrait jamais redresser, mais qu’il pouvait toujours s’en souvenir et le faire payer avec usure ; n’importe quand, à n’importe qui, pourvu qu’il le fît payer !

*

Les quelques semaines qui suivirent enseignèrent à Mike qu’il ne connaissait, en effet, qu’une très petite partie de Londres ; il voulut voir le reste et, quand il l’eut vu, il comprit qu’une sage Providence l’avait conduit dès son arrivée dans la sphère qui lui convenait et qu’il ferait bien de n’en pas sortir. Pour parvenir jusqu’au West End dont la barmaid avait parlé, il fallait traverser d’interminables quartiers, qui, vers le soir, – le seul moment où il fût libre – étaient mornes et déserts. À cette heure la Cité avait fermé et barricadé portes et fenêtres pour laisser dormir en paix, au fond des coffres-forts, les milliards remués tout le jour ; Holborn ressemblait à une ville morte où la haute forteresse rouge de la « Prudential » se dressait, mélancolique et majestueuse, en donjon déserté ; même le Strand, une fois passé Fleet Street, n’avait guère à montrer que la tristesse gothique des « Law Courts » et la solitude saharienne du grand terrain à vendre, qui ne sera jamais vendu.

Et que trouvait-il de l’autre côté de ces espaces sans gaîté ? Il trouvait Claring-Cross, Leicester Square et Piccadilly Circus, où chaque minute lui confirmait l’impression insultante qu’il n’avait guère d’excuse d’être là. Les rues étaient trop somptueuses, les lumières trop vives, les gens trop bien habillés !

Au seuil d’Aldgate il pouvait s’installer sur le trottoir, les épaules ouvertes et les pieds écartés, pour toiser et détester à son aise les plus luxueusement mis des passants, conscient qu’il représentait une vaste humanité proche et sympathique, qui partageait sa pauvreté et aurait dû partager ses haines ; mais ici il se sentait isolé parmi les oppresseurs, égaré sur leur domaine, et il ne pouvait se défendre d’un malaise obscur, de la crainte instinctive qu’il ne s’exposât aux rigueurs d’une de leurs lois, rien que pour s’être mêlé à eux !

Il comprit donc que ces régions étincelantes étaient en dehors de son univers, mais cet univers, à mesure qu’il apprenait à le connaître mieux, se révélait de plus en plus vaste et divers, et riche de tout ce qu’il pouvait chercher. Au centre de tout, il y avait Cable Street, avec le restaurant obscur où il mangeait matin et soir, et la maison où il dormait la nuit ; Cable Street qui s’étendait de l’Ouest à l’Est comme un continent, passant par degrés de la Palestine à l’Irlande, qui se touchaient sans se fréquenter ni se comprendre, pleins d’une méfiance et d’un mépris réciproques.

Les soirs ternes où l’on n’avait envie de rien, que de paix et de bière bien tirée, il faisait bon descendre la rue paresseusement en faisant étape à des « pubs » connus ; passer par échelons de Shadwell à Leman Street, et s’en retourner paisible, satisfait de retrouver les figures et les scènes familières : une passante, des gens assis au seuil de leur maison, une courte rixe à la porte du « Joyeux Marinier » ou l’interminable querelle de deux voisines soumettant à l’aréopage de la rue des griefs cuisants.

Quand cela ne lui suffisait pas, il avait devant lui tout Commercial Road et plus loin Whitechapel, un monde de grandes rues, de petites rues et de ruelles dont chacune avait sa vie propre et distincte, qui changeait selon le jour et oscillait selon l’heure.

Aldgate était un isthme, un défilé par où passaient le matin et repassaient le soir tous ceux que leur travail appelait en d’autres contrées. D’un côté la gare du Métropolitain ; de l’autre le restaurant allemand à la porte duquel, l’estomac plein, on pouvait lire avec une curiosité amusée les noms de mets barbares ; un peu plus loin les cinématographes, devant lesquels stationnaient des groupes composites attirés à la fois par l’élégance raffinée de la façade blanc et or, et par l’attrait des scènes comiques ou sanglantes, que peignaient les affiches aux couleurs crues. Puis c’était le confluent de Commercial Road, de Whitechapel Road et de Leman Street, carrefour vaste auquel la tour du grand magasin de nouveautés prêtait une majesté spéciale ; plus loin encore on trouvait la bibliothèque publique, et, de l’autre côté, Wonderland, deux lieux importants. Après cela le trottoir de gauche offrait encore le « Pavilion », un théâtre, et le « Paragon » un music-hall ; celui de droit n’avait à montrer que le « London Hospital », et ces deux derniers points indiquaient l’extrême limite des zones intéressantes ; au-delà il ne restait plus que l’interminable ligne droite qui s’en allait à travers Mile End vers Bow Bridge et Stratford, régions déshéritées.

Et d’Aldgate à Mile End chacune des petites rues qui donnaient dans Whitechapel Road était encore une porte ouverte sur l’inconnu, le seuil d’un univers de quelques maisons qui ne ressemblaient à aucune autre : Middlesex Street, où se tient le marché du dimanche matin, Osborn Street, qui mène à Brick Lane, et Old Montagne Street qui est la plus curieuse de toutes, celle qui se rapproche le plus de ce qu’était l’ancien Ghetto ; une artère étroite où déborde la vie des maisons trop pleines, où des négoces minuscules se poursuivent tout le jour en d’âpres marchandages. Même les rues qui semblaient au premier abord les plus ternes et les plus communes cachaient souvent des révélations inattendues ; un passage étroit laissant la vision rapide d’une cour sale entre des maisons lézardées, encombrée de linges tendus, grouillante de bambins multicolores et de femelles débraillées ; quelques mots de « Jiddish » saisis au passage, pleins du sens mystérieux de ce qui reste incompris ; la figure d’une femme derrière une vitre, qui vous regardait passer avec des yeux profonds.

Jour après jour Mike apprenait à connaître ces choses, sans jamais pourtant perdre l’impression qu’il se trouvait là en pays étranger. Plus près des docks, dans Shadevell et Wapping, il retrouvait partout le facies, soit des hommes de la race, soit des Saxons, et se sentait presque chez lui ; car les Saxons étaient des ennemis et des hérétiques, mais il les connaissait bien et les comprenait à peu près. Dès que les annonces en hébreu apparaissaient aux vitrines et que passaient les lourdes beautés aux anneaux d’or, il perdait pied, et, dépaysé, sentait poindre en lui une timidité hostile.

Mais tout cela n’était que le décor des soirs, et le décor des jours était heureusement dépourvu de mystère, reposant et familier. D’une semaine à l’autre l’entrepôt échangeait ses futailles pour des caisses, ces caisses pour des ballots, et ces ballots pour des barres de métal ; les vapeurs venaient s’amarrer, vider leurs cales et repartir en hâte à la chasse des dividendes ; mais, pluie ou soleil, le grand vent frais qui soufflait sur l’eau rendait chaque jour semblable à l’autre, et c’étaient tous des jours où il faisait bon vivre, tant qu’on avait de quoi manger.

*

Le contremaître avait besoin de deux hommes pour accompagner des chalands jusqu’à Battersea ; il en avait désigné un, un vieil Irlandais qui travaillait à l’entrepôt depuis longtemps, et en cherchait un autre.

À six pas de lui Mike se grattait la tête en supputant ses chances d’être choisi. Son compatriote, qui tirait déjà sur les amarres, cligna de l’œil dans sa direction et dit au contremaître :

– Sauf votre respect, il y a là Mike O’Brady qui ferait bien l’affaire.

Le contremaître toisa Mike et dit d’un ton douteux :

– Mais il n’a encore jamais été sur l’eau, il n’a pas l’habitude !

D’indignation le vieil Irlandais leva les bras au ciel :

– Pas l’habitude, Mike ! Gloire aux saints ! Et lui qui était connu dans tout Belfast comme un marinier d’expérience !

– Alors, fit le contremaître, qu’il aille ! D’ailleurs pour ce qu’il y a à faire, n’importe quel imbécile suffirait.

Mike sourit aimablement et sauta dans un des chalands. Il crut pourtant devoir rappeler à son compatriote qu’il ne venait pas de Belfast, mais de Dublin, qui est loin dans l’intérieur des terres, et qu’on ne lui avait jamais confié de bateau.

– Alors, remarqua l’autre, il n’est que temps que vous commenciez ; et d’ailleurs ça vaudra toujours mieux qu’un Saxon.

Mike acquit tout de suite une haute opinion du métier de marinier ; il n’avait encore jamais rien fait qui lui plût autant. Le principal, semblait-il, était de fumer continuellement et d’avoir l’air très à son aise ; il était aussi bon de descendre de temps en temps à l’intérieur du chaland et de faire semblant d’arranger la cargaison ; le remorqueur se chargeait du reste, et, loin des contremaîtres, il était doux de s’asseoir en avant du bateau, les jambes dans le vide, et de regarder Londres défiler des deux côtés. London Bridge et Saint-Paul, l’Enbankment, le Palais du Parlement et Big Ben vinrent tour à tour occuper sa curiosité indolente ; le remous du remorqueur venait se fondre en clapotis sous ses pieds, et l’ombre des nuages épais formait de grandes taches grises qui fuyaient sur l’eau. Il retira sa pipe d’entre ses dents et cracha voluptueusement dans l’eau trouble.

– Ceci, ça me plaît-il ? se dit-il à haute voix. Oh ! ça me plaît. Ma parole, c’est comme un yacht !

Le mot lui rappela ces scènes de régates qu’on voit à la page du milieu des journaux illustrés ; de grandes voiles déployées planant sur les lames courtes, ces coques trop bien vernies dans lesquelles des équipages d’amateurs se bousculent l’un l’autre avec fièvre, s’arrachant la peau des mains sur le filin mouillé.

– Les imbéciles ! murmura-t-il ; et il se croisa les bras avec un sourire satisfait. Sur son bateau à lui il y aurait eu des chaises longues, des boissons fraîches, des matelots payés pour faire les besognes fatigantes ; et il rêva de longues croisières sur l’eau bleue, d’un pont peuplé d’amis de choix, égayés de toilettes claires, d’où l’on verrait surgir lentement de la mer des côtes inconnues.

Il sortit de ce songe pour prendre part à un chœur d’invectives à l’adresse d’un autre chaland qui remontait la rivière avec la marée et n’avait évité une collision avec peine. Quand on fut hors de portée de la voix, on se cria d’un chaland à l’autre, et du remorqueur aux chalands, toutes les réparties mordantes auxquelles on n’avait pas songé sur le moment. Un peu plus tard il fallut s’arrêter, on était arrivé.

Après une demi-heure d’attente, on communiqua aux deux navigateurs des nouvelles fâcheuses : il était inutile d’attendre que les chalands fussent vidés pour s’en retourner avec eux, car ce serait trop long. Il leur fallait donc rentrer par terre.

Sur le quai de Battersea où on les avait débarqués, le vieil Irlandais qui dirigeait l’expédition se livra à des calculs profonds.

– D’ici à Wapping par les omnibus, dit-il, ça fait au moins quatre pence par homme, que les patrons paieront naturellement. Si des fois on rentrait à pied, ça ferait donc deux verres pour chacun.

Mike remarqua aussitôt qu’il avait grande envie de marcher. Ils burent un verre, puis un autre dans Pannington Lane ; un peu plus loin ils crurent s’apercevoir qu’ils n’avaient pas pris le chemin le plus direct, et il leur fallut évidemment entrer dans un « pub » pour vérifier le fait et demander au patron par où ils auraient dû passer. Le patron était un homme affable et bien informé qui les retint là quelque temps.

Avant d’arriver à London Bridge le compagnon de Mike eut un accès de tristesse. Il proclama qu’une nostalgie profonde le rongeait depuis maintes années, qu’il en avait assez des Saxons, de leur pays sans grâce, des boissons sans vertu qu’ils faisaient payer si cher et son désespoir prit des proportions telles que Mike dut l’entraîner dans un bar voisin, où un instinct subtil lui conseilla de faire servir du whisky irlandais en doses consolantes. Cette attention toucha le vieillard jusqu’au cœur ; s’étayant d’une main au comptoir il fit savoir à tous que Mike était un des meilleurs qui fussent jamais sortis du vieux pays ; que les saints veillaient sur sa vie et le chérissaient, et, que si lui, Timothy Sullivan, avait eu des fils, il aurait souhaité qu’ils devinssent des hommes au cœur d’or, loyaux et bons, en tous points semblables à Mike O’Brady.

Mike souriait complaisamment et buvait son whisky sans rien dire. Il était parfaitement sobre et quand ils sortirent, en donna la preuve, en prenant la direction des affaires ; il marchait droit, soutenait son compagnon, et pas une fois il ne se trompa de rue, mais il ne pouvait se débarrasser d’une impression confuse que le monde de ce matin-là n’était pas tout à fait semblable au monde des autres jours, qu’il y avait quelque chose de changé dans Londres, ou bien que le cours du temps avait subi un à-coup et était reparti à cloche-pied, un peu au hasard, vers des destinées inattendues !

Il fut donc quelque peu étonné de voir la foule au bas des marches de Tower Hill, et de constater qu’il n’était encore qu’une heure et demie, le moment de déjeuner. Dans la foule se mêlaient des débardeurs de Lower Thames Street, des sans-travail, et des employés de la Cité qui flânaient au soleil avant de regagner leurs bureaux. En haut des marches se tenait un homme vêtu en ouvrier, qui parlait par à-coups, avec des gestes gauches. Il disait :

– On se moque de vous. On se moque de vous depuis le commencement, et on se moquera de vous jusqu’à ce que vous disiez : Assez !... Il y en a qui se moquent de vous en vous racontant des histoires d’Empire, de Dreadnoughts, d’invasions allemandes et des réformes de tarifs. Il y en a d’autres qui viennent vous donner des tapes dans le dos et vous dire que maintenant qu’ils sont au pouvoir tout va changer ; que l’amélioration du sort de la classe ouvrière les occupe jour et nuit, et ceux-là vous racontent principalement des histoires de pensions pour les vieillards, de lois sur l’instruction et de budgets démocratiques. Et les uns comme les autres se moquent de vous. Seulement les seconds sont plus dangereux que les premiers, parce que de temps en temps ils vous jettent un os à ronger, ou tout au moins font semblant, et qu’il y a toujours des imbéciles qui s’y laissent prendre, qui croient aux promesses qu’on leur fait, et qui se résignent à leur sort et continuent à vivre comme des pourceaux dans les taudis qu’on veut bien leur laisser... S’ils avaient pour deux pence de bon sens ils diraient aux Conservateurs et aux Libéraux : « Voilà assez longtemps que vous jouez au volant avec le pouvoir et vous n’avez encore rien fait pour nous ; alors nous allons chercher ailleurs ». Et quand tous ceux-là seront venus grossir le parti socialiste, le parti du travail, on s’apercevra que le parti du travail c’est presque tout le pays, et il ne restera plus en dehors que quelques accapareurs d’argent et de terres, des pirates, qui ne demanderont plus qu’à se faire oublier... L’important, c’est la première fois, que les Libéraux ou les Conservateurs viendront vous raconter leurs histoires, de donner un coup de poing sur la table et de dire : « Nous en avons assez. Nous sommes saouls de belles paroles et de promesses et maintenant nous voulons autre chose. Nous voulons des maisons grandes, propres et commodes ; nous voulons des heures de travail qui ne nous abrutiront pas et qui nous laisseront des loisirs, et nous ne voulons travailler qu’autant que le fruit du travail de chacun profitera à tous. Nous voulons de la nourriture abondante et bonne, qui n’aura pas été falsifiée par des marchands voleurs, et nous voulons de bons vêtements pour nous tous ; pas des diamants et des velours pour les uns et des haillons pour les autres. » Et tout cela est possible. Il y a assez d’argent – si nous laissons subsister l’argent – il y a assez d’argent dans le monde pour tout cela ; où se trouve cet argent et dans quelles mains, cela nous est égal. Où qu’il se trouve il faut le prendre et s’en servir, parce que cet argent-là est à nous puisque nous sommes ici chez nous.

Le vieux poussa le coude de Mike, et lui dit à l’oreille :

– C’est pourtant vrai ça ! Mais allez donc faire comprendre quelque chose à des Saxons !

Mike ne répondit rien ; les poings fermés dans ses poches, il sentait monter en lui une vague brûlante d’indignation et de colère. C’était donc cela ! Il le savait depuis des années et des années, presque depuis toujours, qu’on lui avait volé quelque chose ; et maintenant il comprenait tout clairement. C’était comme dans les drames : un héritage détourné par des bandits, qui se prélassaient dans l’or et la pourpre, pendant que les héritiers véritables menaient des vies misérables ; et, comme dans les drames, tout s’arrangerait avant la fin. Seulement ce drame-ci durait depuis déjà tant d’années, et les spoliateurs étaient si puissants et si riches, qu’il faudrait, pour amener un dénouement heureux, quelque coup de théâtre éclatant.

Il regarda autour de lui pour voir ceux qui se trouvaient du même côté dans la grande lutte.

C’étaient de tristes hères, pour la plupart : des sans-travail déguenillés qui écoutaient distraitement pour occuper d’interminables loisirs ; des dockers, des gamins gouailleurs ; quelques artisans gras et bien vêtus, trop préoccupés de leur digestion pour essayer de comprendre. La plupart venaient là tous les jours à l’heure du déjeuner ; tous les jours on leur prêchait le nouvel évangile, et ils n’avaient encore rien fait ! Les richesses et les honneurs étaient toujours aux mains des méchants, et les héritiers légitimes poursuivaient dans l’ignorance des besognes avilissantes, n’ayant comme consolation que la conscience improfitable de leur vertu anémique.

– C’est une honte ! dit-il à haute voix.

Le vieux qui le tenait toujours par le bras, le regarda d’un air étonné.

– Vous êtes donc socialiste, Mike ? demanda-t-il, et Mike répondit sèchement :

– Bien sûr !

Sur les confins de la foule, au milieu d’un cercle amusé, le vieil Irlandais prédit que Mike étant socialiste, il arriverait des choses ! et les oppresseurs saxons pourraient bien, eux, passer un mauvais quart d’heure ; car il venait d’un comté dont tous les habitants descendaient authentiquement de plusieurs rois d’Irlande, et un seul d’entre eux valait plusieurs douzaines d’Anglais, lorsqu’il s’agissait d’émeutes. Les yeux sur la muraille grise de la Tour, Mike, déjà lassé de principes impersonnels et de grandes idées, rêvait secrètement d’une revanche immédiate et particulière prise sur la personne d’un des voleurs d’héritage, revanche pour laquelle lui, Mike O’Brady, serait choisi comme l’instrument de la justice immanente.

À l’entrepôt où il passa tout le reste de la journée il retourna sans cesse dans sa tête la vérité qu’il venait de découvrir et quand le soir vint il s’en alla la prêcher dans tous les « pubs » de Cable Street. Il se heurta, comme tous les prophètes, à la stupidité prodigieuse de gens obtus et contents d’eux-mêmes, et après qu’il eût été jeté dehors pour avoir par trop sérieusement endommagé un auditeur incrédule, goûtant pleinement l’orgueil amer des martyrs, il s’en alla vers Aldgate promener son mépris !

Le hasard, ou peut-être un souvenir obscur, le conduisit aux « Trois Dauphins » où il retrouva la barmaid aux yeux las qui lui avait la première expliqué que l’East-End n’était pas Londres.

Elle portait une blouse de soie bleu pâle, un nœud de velours noir faisait bouffer ses cheveux jaunes, elle souriait machinalement d’un sourire usé. Mike la contempla attentivement pendant qu’elle maniait les robinets à bière, et arriva à la conclusion que, en dépit de sa toilette élégante, elle devait être de ceux qui se réjouiraient d’apprendre la bonne nouvelle ; il lui annonça donc l’arrivée prochaine des temps meilleurs.

Elle l’interrompit bientôt pour se moquer de lui.

– Vous êtes déjà un socialiste, dit-elle. Vous n’avez pas perdu de temps ! Et alors vous voulez tout changer... Mon pauvre garçon ! Voilà bien longtemps qu’on en parle de votre socialisme – je vois ça dans les journaux – et il ne s’est pas encore passé grand-chose, hein ?

Il lui expliqua qu’une ère nouvelle s’était ouverte ce jour-là à une heure et demie précises, et que le dénouement ne saurait tarder beaucoup ; s’il tardait, lui et des milliers d’autres sortiraient dans les rues avec des marteaux et des barres de fer pour reprendre ce qui leur était dû. Il tenta de lui faire comprendre que ce jour-là était un jour à part, en rien semblable aux jours précédents ; qu’il s’était passé quelque chose d’étrange et d’imprévu qui allait bouleverser l’ordre des choses et hâter l’avènement des temps nouveaux, et que, d’ailleurs, l’injustice était si flagrante et durait depuis si longtemps qu’elle devait inévitablement prendre fin bientôt.

Elle le regarda avec compassion :

– C’est ça, dit-elle, on va tout changer pour vous faire plaisir... vous n’avez qu’à dire un mot ! Et après ? Qu’est-ce que c’est, seulement, que votre socialisme ?

Mike triompha.

– Vous voyez bien, fit-il, vous ne savez même pas ce que c’est ; et il le lui expliqua.

C’était très simple : le socialisme, c’étaient les choses comme elles auraient dû être depuis le commencement ; les choses comme chacun les voulait. Le monde se rangerait de lui-même dans un ordre parfait et marcherait paisiblement vers des félicités sans nombre, avec des cris d’allégresse et des fanfares de triomphe. On n’aurait presque plus besoin de travailler ; hommes et femmes, délivrés de l’esclavage, s’en iraient en bienheureux à travers un univers inondé de soleil, encombré de tables servies, ployant sous le faix des ressources illimitées que créerait un labeur facile et plaisant. Chacun vivrait comme on voyait vivre les riches, dans l’abondance, sans peine ni soucis. Et tout cela était leur dû ; c’était leur bien à tous qu’une minorité leur avait escroqué et accumulait inutilement dans des caisses, ou gaspillait en luxes grotesques. Le jour où ils reprendraient leur bien, cette minorité paierait le prix du vol séculaire, expierait la honte de sa vie oisive et douce au milieu des populations écrasées.

Toute la splendeur de l’utopie prochaine, tout le triomphe de la revanche inéluctable tenaient dans le bar étroit, flottaient en nuées parmi la fumée bleue qui montait. La barmaid le regardait sans rien dire, la bouche à demi-ouverte, d’un air d’étonnement incrédule. Mike fit un pas en oscillant et se pencha au-dessus du comptoir.

– Et je vais vous dire une chose, dit-il. Quand le grand jour viendra la première chose que je ferai ce sera de passer par ici et de démolir le patron. Qu’est-ce que vous dites de ça ?

Elle renversa la tête et rit d’un rire grêle en fermant les yeux.

– Si c’est comme ça, fit-elle, je suis avec vous.

Dehors la nuit était peuplée de clameurs vite étouffées, de lumières qui clignotaient et trébuchaient, de souffles tour à tour brûlants et frais qui galopaient le long des rues. Les gens chez qui logeait Mike causant avec des voisins au seuil de leur maison le regardèrent approcher et s’écartèrent, pour le laisser entrer, avec un sourire de sympathie. Il monta l’escalier, s’assit sur son lit, et, pris d’un accès de fureur subite, lança sa casquette sur le plancher. Tendant les poings vers la fenêtre ouverte, il cria d’une voix rauque :

– Faut pas que ça tarde trop ! Est-ce qu’ils croient qu’on va toujours trimer du matin au soir pendant que les autres se gobergent avec notre argent ?

Et puis l’idée de tout ce que représentaient « les autres » l’écrasa : l’appareil magnifique et compliqué de l’ordre et de la justice ; les magistrats, la police et l’armée, les royautés qui passent en voiture au milieu des hourrahs et du claquement des sabots de l’escorte ; les solennels imbéciles que des millions d’autres imbéciles envoient parloter dans les palais...

Son regard erra autour de sa chambre : une des deux chaises n’avait que trois pieds et le fond de l’autre était crevé ; on avait encore permis aux enfants de venir y jouer et ils y avaient laissé des empreintes de petits souliers boueux, un journal qui avait contenu de la friture, et les débris d’une caisse épars sur le plancher ; les carreaux étaient sales ; on lui avait volé son savon. Il sentait confusément que tous ces griefs n’étaient rien ; qu’il y avait bien d’autres choses dont il aurait dû s’indigner, des dégradations subtiles qu’il aurait dû ressentir. Son cœur fut humble et simple comme celui d’un petit enfant, il souhaita que quelqu’un le prît par la main et lui montrât tout ce qu’il ne pouvait voir encore, lui apprît les nobles dégoûts des âmes supérieures ; les grandes aspirations distinguées qu’il ne pouvait que deviner vaguement. Et il craignait d’entrer dans des temps nouveaux avec son âme d’autrefois.

Le lendemain et les jours suivants Mike eut tout le temps de réfléchir à ce qu’il venait d’apprendre ; il eut aussi de nombreuses occasions de se mêler à la vie du parti et de mieux connaître son évangile, et, ce qui l’étonna le plus, c’est qu’il eût pu l’ignorer si longtemps. C’était si simple et si parfait : une foi toute faite jaillissant de la bouche des apôtres, un remède universel et sûr répandu à flots sur le pauvre monde gangrené, une simple date dont la venue balaierait à jamais tous les casse-têtes d’un système injuste et compliqué. En Irlande il n’avait jamais entendu parler de tout cela ; il est vrai qu’en Irlande il n’y avait guère de place pour cette foi-là ; on était trop occupé à poursuivre la lutte ancienne, à dénoncer, maudire et haïr les oppresseurs saxons qui possédaient la terre, ou les Orangemen plus haïssables encore. Mais après tout n’était-ce pas la même chose sous d’autres noms ? Un héritage volé et une longue lutte pied à pied pour le reprendre ; d’un côté les possesseurs légitimes affamés et en haillons ; de l’autre les spoliateurs, prospères, faisant paître leur bétail sur le sol que quittaient les populations décimées. Et Mike se rappelait en jubilant une ou deux nuits de représailles auxquelles il avait pris part avant de s’en aller à Dublin : une nuit sans lune dans Roscommon, le bétail pourchassé de champ en champ à plus de quinze milles de distance, et la police du comté chargeant à coups de bâton, et reconduite à coups de pierre. Seulement ici ce ne serait pas du bétail qu’on pourchasserait dans les rues, et il faudrait autre chose que des pierres.

Il ne pouvait se faire à l’idée, constamment exprimée par les orateurs qu’il entendait, que le changement attendu serait ordonné et pacifique, un simple déplacement de votes qui servirait de point de départ à de longues réformes progressives. Pendant qu’on lui prêchait la révolution blanche, l’horreur du sang versé, la toute-puissance de l’ordre nouveau, il secouait la tête, sceptique, et songeait : « Ils disent ça à cause de la police pour ne pas avoir d’histoires ; mais il y aura tout de même bien un coup de torchon ! » La paix et l’ordre, ce serait pour plus tard, quand on aurait liquidé les vieilles dettes, réglé leur compte aux escrocs ; mais pendant que ces comptes se régleraient, il y aurait bien quelques jours de troubles et d’émeutes, quelques jours où l’on pourrait rire, châtier les méchants, humilier les insolents heureux, et laisser ça et là quelques marques visibles de l’avènement du peuple souverain.

Les détails techniques de la grande cause lui échappaient, et d’ailleurs ne l’intéresseraient guère ; que les chemins de fer, les mines et les entrepôts devinssent la propriété de l’État, cela lui était égal ; que tout fût dirigé et conduit par un Gouvernement tout puissant, il y consentait, mais sans enthousiasme ; même il se méfiait un peu d’une surveillance trop étroite, de l’intervention continuelle d’autorités tracassières. Mais avant qu’on en arrivât là il y aurait toujours le partage des dépouilles, la distribution des richesses longtemps séquestrées, et c’était là l’important.

Pour tous les chefs du parti, du moins pour tous ceux qu’il connaissait, ceux qui parlaient dans les endroits qui lui étaient accessibles, il avait un respect profond ; ce ne fut même que peu à peu qu’il apprît à distinguer entre eux, à séparer les médiocres des grands : l’orateur ordinaire de Tower Hill n’était certes pas un génie ; ce n’était même, à proprement parler, qu’un amateur, un travailleur brûlé d’enthousiasme, ou peut-être assoiffé de popularité, qui avalait son déjeuner à la hâte pour trouver le temps de venir haranguer la foule ; il se fiait moins à son éloquence qu’à celle des chiffres extraits des journaux du matin. Sa méthode ordinaire était de découper soigneusement les affirmations de politiciens, conservateurs ou libéraux, et de prouver sommairement que c’étaient des blagues : besogne facile. Il chérissait particulièrement le chapitre des tramways ; le coût de leur construction et de leur entretien, le prix de revient par mille, les avantages comparés des divers systèmes, la supériorité écrasante de l’exploitation municipale faisaient l’objet de dissertations interminables, et Mike, appuyé, marmottait entre ses dents :

– Et l’héritage ! l’héritage qu’on nous a volé. Si on en parlait un peu !

Mais parfois à Tower Hill, parfois ailleurs, il avait l’occasion d’entendre des hommes plus éminents : Stewart Gray, avec son cortège de vagabonds déguenillés et hâlés aux masques de famine ; Will Crooks, le bon enfant qui plaisante et prêche en un langage que chacun comprend ; Victor Grayon, qui s’est fait jeter à la porte de la Chambre des Communes pour la bonne cause ; d’autres encore, qui parlaient du haut d’un perron de trois marches, ou montés sur une chaise, ou encore de la plate-forme d’une des roulottes de propagande. De leur bouche Mike n’apprit pas grand-chose de nouveau ; il les écoutait parler, souvent distrait, guettant les quelques mots qui devaient venir tôt ou tard, les phrases qui parlaient à son cœur.

Quand elles étaient venues il hochait la tête et les ruminait longuement, et s’en retournait vers Cable Street, en attendant.

*

Le premier mai approchait : les orateurs l’avaient annoncé ; tous les organes du parti le confirmaient en gros caractères sur leurs affiches, et orateurs et journaux s’unissaient pour inviter tous les spécialistes de Londres à se joindre à la manifestation grandiose qui devait rassembler dans Hyde-Park, au cœur même des quartiers habités par les riches, les victimes de leur oppression. Il se trouva précisément que le premier mai était un samedi, ce qui permettrait à tous d’être là. Mike apprit que des groupes de plusieurs quartiers devaient se réunir sur l’Enbankment et marcher de là sur Trafalgar Square et Hyde-Park, et il y alla.

Le cortège n’était guère imposant : quelques centaines d’hommes de tout âge, les bannières des groupes locaux, et deux orphéons. Les membres des groupes, porteurs de bannières et musiciens avaient tous leurs habits du dimanche, du linge propre, et un insigne rouge à la boutonnière. Autour d’eux rôdait un nombre égal de vagabonds et de loqueteux ; la plupart de ceux-ci avaient laissé loin derrière eux toute foi politique, perdu toute espérance de temps meilleurs, soit dans ce monde-ci soit dans un autre, mais ils trouvaient l’occasion bonne d’aller étaler leurs haillons innombrables parmi les gens bien habillés ; ils n’avaient rien de ce qu’il leur fallait, et désiraient qu’on le sût. Quand le cortège s’ébranla ils se mirent en rang et suivirent.

Les musiques jouaient une sorte d’hymne solennel et lent. Le temps était couvert et froid, la marée était basse. De grandes rafales de vent venaient agiter l’eau jaune et plisser la surface presque liquide des bancs de vase, agiter aussi les branches encore nues des arbres et faire frissonner les haillons. Sur le trottoir qui bordait la rivière, des passants s’arrêtaient et les regardaient défiler, à peine curieux, moqueurs ou dégoûtés ; de l’autre côté les voitures passaient, rapides, et faisaient jaillir la boue. Des policemen précédaient et encadraient le cortège, placides et dignes, lui prêtant un caractère presque officiel ; le laissez-passer d’autorités tolérantes.

Après avoir suivi la foule pendant cinq minutes, Mike sortit brusquement des rangs et monta sur le trottoir ; il en avait assez. Ces gens qui se laissaient conduire en troupeau, solennels ou résignés, serrant les rangs sur un ordre de la police et pliant le dos sous le vent froid, ne pouvaient rien avoir de commun avec lui ; leur docilité le remplissait de mépris. Il s’en irait vers Hyde-Park seul, en enfant perdu, sans escorte et sans fanfare, pour revendiquer son bien. Il suivit donc la colonne à quelque distance, les mains dans ses poches, bousculant les curieux arrêtés, et avant d’arriver au parc, il marcha plus vite et prit les devants.

Sur la grande pelouse qui s’étend entre la Serpentine et Marble Arch, sept plates-formes étaient élevées, surmontées de numéros et de bannières. Quelques colonnes venues d’autres quartiers de Londres étaient déjà arrivées ; et leur musique se mit à jouer quand on vit poindre au loin l’avant-garde de la colonne venant du Sud. Le public encore clairsemé et qui se sentait perdu dans l’immensité du Parc se porta à sa rencontre avec des cris de bienvenue. Elle arriva à travers l’espace découvert : une lente procession gauche, mal rangée, clairsemée et trop longue, au-dessus de laquelle les grandes bannières rouges, couvertes d’inscriptions brodées, flottaient comme des espoirs. La jeunesse socialiste de « Hackney » était là, et aussi le « Parti du Travail de Poplar », et d’autres « Jeunesses Socialistes » et d’autres « Partis du Travail » ; mais la plupart était simplement les représentants de Syndicats ouvriers, et ni les noms des Syndicats ni les figures de leurs représentants, n’annonçaient la révolution prochaine. Les travailleurs du gaz et les débardeurs, les tailleurs et les relieurs, les employés des chemins de fer et les ouvriers du mobilier venaient, pour la plupart, revendiquer les droits du peuple écrasé, avec des chemises blanches et des vêtements de drap qui gardaient encore les plis de l’armoire. Leur présence en groupe constituait évidemment à leurs yeux une protestation suffisante, le bêlement de leurs cuivres et la pourpre ternie de leurs étendards, l’extrême limite de leur révolte.

Mike les regardait défiler et sentait augmenter son mépris. Une des musiques jouait un air qu’il avait déjà entendu quelque part ; un air qui semblait contenir une exhortation, un appel cherchant à se faire jour à travers la cadence trop lente. Derrière la musique venaient deux grands breaks remplis d’enfants : c’était quelque « École Socialiste du Dimanche », une quarantaine de petites filles soigneusement lavées et peignées, un ruban rouge dans les cheveux ou une fleur rouge à la ceinture, sous la garde d’une vieille dame à figure ravagée. Elles devaient tout à l’heure chanter des hymnes socialistes ; en attendant elles s’abandonnaient au plaisir inusité d’une promenade en voiture, se trémoussant sur leurs banquettes et piaillant à cœur joie.

Après cela il ne restait plus que l’arrière-garde des loqueteux, et ceux-là passèrent sans fanfare ni bannières, traînant les pieds, courbant l’échine, se demandant quelle révolution serait assez puissante pour leur rendre leur virilité volée.

Quand le dernier d’entre eux eut passé, Mike se retourna vers les pates-formes, et, au même moment, la musique éclata de nouveau. Les trois fanfares massées attaquaient l’air qu’il avait entendu tout à l’heure ; et le vent éparpilla cette fois sur la foule placide un hymne qui montait comme une chevauchée de Walkyries, le chant ivre de légions s’ébranlant vers la victoire. Les orateurs s’étaient détachés du cortège et montaient sur leurs tribunes ; la foule déjà silencieuse se pressait pour les écouter, les bannières claquaient et flottaient, et les cuivres hurlaient au-dessus de tout cela le credo des cohortes en marche, le serment d’un invincible espoir.

Il demanda à voix basse à un voisin :

– Qu’est-ce que c’est qu’ils jouent là ?

Et l’autre répondit d’un ton presque indigné :

– Quoi ? Vous n’avez jamais entendu La Marseillaise ?

Mike hocha la tête et rougit un peu. Il avait peut-être déjà entendu La Marseillaise, mais il ne se rappelait pas où ni quand : il savait seulement que c’est un air qui a aidé des hommes d’autrefois, dans d’autres pays, à faire des révolutions ; un air qu’on entonne quand on veut quelque chose et que les oppresseurs refusent, défient et menacent, réfugiés avec leur butin derrière les murailles de Jéricho.

Quand les cuivres se turent, le ciel fut de nouveau gris et triste, et le vent froid souffla sur un enthousiasme mort-né. Mike erra quelque temps entre les plates-formes, et s’arrêta près de la roulotte du « Clarion », du balcon de laquelle le camarade Shaw parlait. Le camarade Shaw avait un masque d’acteur, les cheveux longs, et des convictions ardentes qu’il crachait entre ses dents serrées. Il célébra d’abord la gloire de la cause qui pouvait ainsi réunir dans un même but un nombre immense de travailleurs divers, puis il prêcha l’idéal qui les rassemblait.

Ils venaient, dit-il, protester contre le capitalisme, contre la distribution injuste des richesses produites par le seul labeur, contre l’exploitation des faibles par les forts, contre la concurrence entre nations, contre l’esprit de rivalité et de haine que les classes privilégiées, les seules qui eussent quelque chose à perdre, fomentaient pour en tirer profit.

– Nous voulons la paix, cria-t-il, la paix qui nous permettra de jouir de la vie, d’améliorer notre sort, de réparer une par une les injustices flagrantes de notre système social et il convient donc que nous résistions de toutes nos forces, sans nous laisser intimider ni distraire, à ceux qui cherchent en ce moment à provoquer dans notre pays contre l’Allemagne l’hostilité qu’ils ont à d’autres époques provoquées contre d’autres pays ; leurs intérêts ne sont pas les nôtres, leurs querelles ne nous regardent pas, et nous refuserons de nous laisser armer contre nos frères, et de verser leur sang et le nôtre pour faire couler un peu d’or dans des coffres déjà trop pleins.

Tant qu’il parla de l’exploitation honteuse du prolétariat et de la revanche inéluctable, Mike l’écouta ardemment, poussant en avant pour mieux entendre et hurlant plus fort que personne aux bons moments. Quand il en vint à prêcher la paix universelle et la fraternité des peuples, tout l’intérêt s’évapora. Ce n’était pas cela qu’il voulait entendre ; même, il n’y croyait guère. Les peuples étaient, après tout, comme les individus, et quel homme pouvait se vanter de vivre sans querelles ? Il se fit l’effet d’un sage écoutant avec un sourire sceptique des contes de fée au milieu d’un auditoire d’enfants. Paix et fraternité ! La bonne blague ! À quoi ressemblerait la vie si elle n’était ça et là parsemée de saines bagarres, coupée de soirs de tapage et de batterie où l’on peut se laisser aller – une fois n’est pas coutume – et faire provision de sagesse et de bleus pour quelque temps.

Il s’en alla vers une autre plate-forme où l’orateur était un gros garçon à cheveux frisés. Celui-là haranguait la foule sur la mortalité infantile dans les centres industriels ; il était armé de statistiques, muni de chiffres nombreux qu’il citait d’un air pénétré, parfois tragique, en appelant la malédiction céleste sur le système social qui causait et tolérait de tels massacres.

– À Bolton, disait-il, sur mille enfants nés en une semaine cent soixante-douze sont morts avant d’avoir atteint l’âge d’un an. Si nous comparons ce chiffre à celui de la mortalité dans un des districts habités par les classes privilégiées, nous constatons que pour chaque enfant qui meurt avant l'âge d'un an chez les riches, chez les pauvres il en meurt près de trois. Je ne crains pas d’affirmer...

Il secouait sa tête frisée, agitait une feuille de papier dans sa main, et prenait sur lui l’orgueil de la découverte.

– Je ne crains pas d’affirmer que sur mille enfants qui vous sont nés, il en est au moins cent vingt qui devraient vivre et qui meurent, tués par la Société qui nous gouverne et qui prétend vous protéger. Cent vingt enfants ! Si au lieu d’envoyer une pétition à la Chambre des Communes, un rouleau de papier couvert de noms, nous pouvions leur apporter les cadavres de ces cent vingt enfants qui avaient droit à leur vie et à qui on l’a volée, peut-être se décideraient-ils alors à faire quelque chose ! Cent vingt enfants sur mille ! et cela d’un bout à l’autre du pays ! À l’instant où je vous parle, à cette seconde même, il meurt un enfant qui aurait dû vivre, et il en naît un autre qui est condamné d’avance à mourir !

Mike haussa les épaules et s’éloigna : des enfants ! Comme si on avait du temps à perdre à s’apitoyer sur des enfants ! Il commençait à en avoir assez de tout ce sentiment, des pleurnicheries sur les querelles des nations ou les cadavres des nouveau-nés. Oh ! trouver un homme qui aurait le courage de s’affranchir de ces fadaises, qui saurait traduire en mots tout ce qui grondait dans son cœur, qui plaiderait la grande cause avec des paroles de flamme, qui ferait entendre non des demandes timides ou des protestations larmoyantes, mais la voix de ceux qui ont faim d’autre chose. Qu’étaient quelques milliers de morts, soldats ou enfants, venant après des milliards et des milliards d’autres morts ? Qu’était la plainte de ceux qui restaient, à côté de la plainte lamentable de ceux qui, depuis le commencement des générations, s’en sont allés sans avoir goûté de la vraie vie, et sous les pieds des vivants crient : Vengeance ! vengeance ! vengeance ! pour toute la joie qu’on leur a volée.

Les mains dans les poches et se balançant un peu sur ses hanches, Mike erra sur les confins de la foule. Que tout était compliqué et difficile à comprendre ! Il y avait dans sa tête une galopade de grandes idées neuves, à demi-formées, qui tourbillonnaient sans répit, semblaient luire un instant comme l’éclair d’un phare, et rentraient dans la ronde obscure.

L’État souverain ! Fraternité des peuples ! Du lait pour les petits enfants ! Est-ce que vraiment il aurait dû aspirer à tout cela ? Il ne voulait certes pas de mal aux travailleurs des autres pays, qui se débattaient comme lui sous le joug des exploiteurs ; mais enfin c’étaient des étrangers, des gens qui n’étaient pas tout à fait ses égaux, qu’il ne comprendrait pas, qu’il ne pouvait s’imaginer que séparés de lui par des différences profondes. Et les petits enfants ! Ce n’était pas de sa faute s’il ne pouvait pas s’apitoyer beaucoup sur eux. Le gros homme frisé avait parlé de la plainte des petits enfants assassinés ; c’était très triste ; mais en quelque sorte, lui, Mike, n’entendait pas cette plainte. Il n’entendait que sa voix propre réclamant à grands cris tout ce qui lui était refusé, et il pouvait entendre aussi, lorsqu’il y songeait, la voix des millions de garçons comme lui à qui tout avait été refusé et pour qui il était trop tard. Un enfant, ça n’avait pas grand-chose à perdre ! ça n’avait pas encore commencé à vivre ! mais il ne leur voulait pas de mal, au contraire. Bien sûr, qu’il ne voulait pas voir mourir les petits enfants !

Sous le ciel gris où fuyaient les nuages, Mike se gratta la tête rêveusement, disant à voix basse : « Voyons ! Je ne suis pas plus mauvais qu’un autre ! » et il alla se joindre à la foule réunie autour de la plate-forme voisine.

Celle-là était qualifiée « d’internationale », et l’orateur qui l’occupait avait un type sémite accentué et des lunettes d’or. Il parlait en yiddish, naturellement, et parmi ceux qui l’écoutaient il en était beaucoup qui n’eussent pas compris d’autre langue. C’était un morceau de l’East End qui s’était déplacé en bloc pour venir dans Hyde Park témoigner de ses convictions, élever la plainte de Whitechapel et de Bethnal Green à côté de la plainte de Hackney, Southwark ou Poplar, contresigner la protestation des hommes d’une autre race courbés sous le même joug. À côté de quelques vieillards aux redingotes râpées, aux barbes de prophètes, leurs fils arboraient des complets presque trop britanniques et des visages rasés d’infidèles. Et comme c’était samedi et que la loi du Sabbat ne défend pas d’écouter des discours, leurs filles, sœurs ou fiancées s’étaient déplacées aussi et s’étaient assises sur l’herbe par groupes de deux ou trois pour discuter les toilettes et admirer l’éloquence de leurs hommes.

Mike les observa quelque temps. Alors ces gens-là étaient socialistes aussi ! Il ne l’eût pas imaginé. Mais comme il était fatigué de penser, il s’allongea à son tour sur le sol et mâchonna des brins d’herbe en écoutant distraitement les voix lointaines. Il se sentait singulièrement seul au milieu de toute cette foule, comprenant qu’il ne trouverait personne là – ni peut-être ailleurs – qui pensât exactement comme lui ni souhaitât les mêmes choses ; et il était un peu déçu. Il s’était figuré vaguement un défilé farouche au milieu d’un déploiement de police menaçante ; et la réalité ressemblait plutôt à un pique-nique de mutualistes endimanchés. La police n’était représentée que par quelques constables qui se tenaient par groupes de deux ou trois à proximité des plates-formes, et leur air de confiance paisible était une insulte de plus. On les tolérait ; on les laissait s’ébattre sur le gazon, parler et faire de la musique ; on comptait seulement qu’ils seraient sages, et que, quand ils auraient acclamé la cause rouge tout leur saoul, ils rentreraient tranquillement chacun chez soi.

La note aiguë d’un clairon déchira l’air et une grande clameur lui répondit.

Les programmes annonçaient qu’à cinq heures chaque orateur devait soumettre à la foule qui l’entourait un ordre du jour commun qui serait mis aux voix, et, naturellement, voté par acclamation. Le mouvement était arrivé, et sur les sept tribunes sept hommes gesticulaient et tentaient vainement de se faire entendre au milieu des hourrahs redoublés.

En un clin d’œil Mike fut debout : Est-ce qu’il allait enfin se passer quelque chose ? Il se dirigea vers le groupe international qui était le plus rapproché, et tout à coup il fut, sans s’y attendre, pris dans un remous violent.

Autour de lui on poussait, certains avec des plaisanteries et des rires étouffés, et d’autres avec des protestations et des cris ; des gens s’éloignaient en courant ou cherchaient vainement à se garer ; de tous côtés les policemen arrivaient au pas de course, et autour de la charrette dételée qui avait servi de tribune, la foule oscillait aveuglément, s’écrasant dans sa propre poussée comme un bétail en panique.

Une voix gouailleuse dit derrière lui :

– Oh ! Regardez les vieux Juifs ! Allez, les gars ! Poussez !

L’élan d’une bande le jeta de côté, un balan de la foule vint se heurter à la charrette sur laquelle quelques personnes étaient encore debout ; et, avec un craquement de planches éclatées, elle oscilla aussi, s’inclina et versa sur le côté. Un trou soudain dans la mêlée, les soubresauts de gens qui trébuchent et tombent, le cri éperdu d’une femme piétinée ; et Mike était en pleine bagarre poussant aussi et, lorsqu’on le poussait, résistant avec des coups de reins et des coups d’épaules furieux. La chaleur de tous ces corps écrasés le saoulait, il avait envie de frapper et de mordre, et sentait courir en lui, des pieds aux épaules, les sursauts brefs de vieilles forces réveillées. Il se jetait en avant, insérant le coude ou l’épaule entre deux corps pressés et, déployant sa force, les écrasait contre d’autres corps pour se frayer un passage. Un homme, qui s’efforçait de soutenir une femme évanouie, dégagea un bras et le frappa à coups répétés avec des cris inarticulés et une grimace hystérique ; Mike ne fit qu’en rire ; appuyant une de ses mains sur le visage convulsé et l’autre sur la foule compacte, il s’arc-bouta et repoussa lentement dans la masse la figure blême qui se teignit de sang. Un peu plus loin il trébucha et se débattit toute une longue minute avec les pieds sur quelque chose de mou qui gisait à terre ; puis il toucha le sol de nouveau et recommença à creuser son sillon dans les corps entassés.

Tout à coup la foule sembla céder devant lui, et rien n’arrêtant plus son effort, il fut lancé en avant et faillit tomber. Au centre du groupe quelques policemen avaient réussi à faire le vide et cherchaient vainement les auteurs de la bagarre : l’un d’eux vit Mike déboucher dans l’espace vide, la tête en avant, et se jeta vers lui. Mais avant qu’il ne l’eût touché Mike avait repris son équilibre, vu la main tendue, et frappé. Il frappa à la mâchoire, vite et fort avec un « Hou » ! de bûcheron et un balan sauvage de torse, sentit les muscles du cou se tordre sous le choc, vit le grand corps inerte osciller une seconde avant que les genoux ne ploient et déjà il était rentré dans la foule comme un sanglier dans les taillis.

Cela faisait toujours un Saxon, un représentant de l’Ordre et de la Loi, qui ne pourrait pas se vanter de sa journée ! Et il riait pendant que la foule se refermait derrière lui et s’ouvrait devant ses coups d’épaule ; il riait aussi de sentir avec quelle facilité il trouait cette humanité ballottante, et de voir les maigres tailleurs de Whitechapel affolés et suffoquant, se serrer encore un peu devant sa poussée. Plus que quelques rangs à percer ! Devant lui il y avait une femme endimanchée qui, la tête renversée en arrière, se débattait faiblement et semblait près de défaillir. Il hurla dans le tumulte avec un éclat de rire :

– Honneur aux dames, s’il vous plaît ! l’empoigna par la taille et, la soulevant contre lui, fonça aveuglément vers l’espace libre.

Quand ils furent sortis de la cohue et qu’il l’eut reposée à terre, il vit que c’était la belle Juive de Cable Street et que son père, qui avait suivi dans la trouée, lui prodiguait, tout en reprenant son souffle, des hochements de tête reconnaissants.

*

La rue s’éveillait lentement, paresseusement, par degrés, comme il convient un dimanche. Car le dimanche est, lorsqu’on y songe bien, moins un jour de repos qu’un jour où il importe de faire le contraire de ce qu’on fait les autres jours. Mike s’éveilla donc comme de coutume, au moment même où cinq heures et demie sonnaient à l’église de « Saint-Georges in the East », se retourna voluptueusement, infligea quelques coups de poing à son oreiller, et annonça à haute voix à un univers silencieux qu’il resterait au lit jusqu’à dix heures, ou même plus tard, s’il voulait.

Il n’avait plus envie de dormir ; mais, forcé six jours sur sept de se lever plus tôt qu’il n’eût voulu, il se sentait le septième jour également forcé de se lever trop tard pour proclamer son indépendance. Et, d’ailleurs, que peut-on faire un dimanche matin ?

Il s’étira et, les manches de sa chemise retombant sur ses bras nus, il se caressa doucement les biceps en songeant. Il se sentait de bonne humeur, ce matin-là, reposé et le cœur léger, comme un homme qui s’est endormi en riant d’une bonne plaisanterie dont, au réveil, il ne se souvient plus. Qu’était-il donc arrivé ? Ah ! Le policeman... Oui ! Ç’avait été le seul bon moment d’une journée terne... Pourtant ! Il s’était passé autre chose... Et il se souvint qu’il était invité à aller cet après-midi même prendre le thé chez M. Hydleman au 37 de Cable Street. Il se mit sur son séant et sifflota joyeusement en s’interrompant de temps à autre pour rire. Le nommé Mike O’Brady, un jeune homme chevaleresque et plein de courage, avait, au péril de sa vie, sauvé d’une mort affreuse une jeune fille d’une grande beauté, qui avait une robe de soie pure et des perles aux oreilles, et le père de la jeune fille, un négociant très bien dans ses affaires, désirait lui renouveler ses remerciements et l’abreuver de thé et de crevettes dans son arrière-boutique en parlant des temps nouveaux.

Tout un roman ! Il se recoucha sans y songer et s’endormit de nouveau.

Quand il s’éveilla pour la seconde fois, la rue aussi était bien réveillée. Un petit garçon doué d’une voix surnaturellement aiguë criait les journaux du dimanche ; et les enfants de son logeur, sans doute saisis d’émulation, prirent quelque prétexte futile pour se répandre en glapissements. La voix paternelle gronda des menaces, la main maternelle distribua des taloches, et, après une minute de hurlements éperdus, le calme se rétablit peu à peu, coupé de pleurnicheries étouffées.

Mike sortit de son lit et commença de s’habiller en soupirant :

– Combien qu’il a dit qu’il en mourait, le gros frisé, fit-il ? Cent cinquante sur cent ? Ça n’est pas assez.

Sa gaieté de six heures du matin l’avait quitté. Chaque étape de sa toilette lui fournit des griefs nouveaux : sa boîte de cigare s’était mystérieusement vidée ; sa brosse avait disparu et il devina qu’il la trouverait à la cuisine, encore humide d’avoir été utilisée pour la lessive ; enfin sa serviette, outre qu’elle n’avait pas été changée depuis longtemps, était usée au point que ses doigts y faisaient des trous. À chaque découverte nouvelle, l’objet de sa rancune s’élevait d’un degré, et quand il descendit et ne trouva que du thé amer et froid, sous prétexte qu’il était trop tard, il dédaigna de rien casser, et se contenta d’appeler la révolution sociale de tous ses vœux.

Sur le seuil son logeur, à califourchon sur une chaise, l’arrêta pour commenter les nouvelles du matin. Il étala son journal sur un genou, secoua les cendres de sa pipe, et fit part à Mike d’inquiétudes grandissantes.

– Ça ne peut durer comme ça, dit-il. Tous les journaux disent qu’on n’a pas assez de cuirassés, et voilà maintenant qu’il y a des ballons dirigeables étrangers qui se promènent au-dessus de l’Angleterre toute la nuit. C’est très joli d’en rire, mais enfin si les Allemands débarquaient un beau matin...

Mike l’interrompit brusquement.

– Eh bien ! Qu’ils viennent ! Quand ils auront fait sauter le Parlement, Buckingham Palace et la Tour il sera toujours bien temps de voir à les flanquer à l’eau !

Il descendit le perron sans en écouter davantage et s’en alla vers Leman Street.

Jusqu’à Watney Street les femmes avaient les cheveux tirés et roulés en papillotes ; au-delà elles avaient les cheveux bouffants et édifiés avec art. Ce détail, et les noms qui surmontaient les boutiques, indiquaient la frontière approximative entre Erin et Israël. Les hommes avaient ce trait en commun d’un bout de la rue à l’autre, qu’ils passaient la matinée du dimanche de la même façon, assis au seuil des maisons ou aux fenêtres, en bras de chemise, et se livrant aux douceurs du tabac.

Au moment de passer devant le no 37 il crut voir quelqu’un à la porte, et, se sentant vaguement gêné sans savoir pourquoi, il préféra rebrousser chemin et prendre une rue latérale. Elle le conduisit dans Commercial Road et il continua jusqu’à Aldgate. Or, lorsqu’on se trouve dans Aldgate un dimanche matin, il est impossible de résister à l’attraction du marché de Middlesex Street, et Mike n’essaya même pas de résister.

Chacun sait que le dimanche avant une heure les amusements sont rares, et les boniments des marchands hébreux vaudraient toujours mieux qu’un long exposé des vues de son logeur sur la défense du Royaume Uni et l’iniquité des puissances étrangères.

Les vendeurs de glaces, de boutons, de bananes, de colliers de perles, de cartes postales ou de dépuratif à deux pence le verre qui encombrent l’entrée de Middlesex Street ne sont, pour la plupart, que de pauvres hères sans éloquence et dépourvus d’originalité ; ils ne savent que mugir ou glapir le nom de leur marchandise et vanter son excellence en termes peu persuasifs. Les deux jeunes gens si distingués qui, tous les dimanches matins, élèvent leurs tréteaux en face de la boutique paternelle et vendent à six shillings, et uniquement pour la réclame, les châles « laine et soie » qu’on peut se procurer pour quatre shillings en semaine, sont trop bien élevés pour être amusants. Les marchands de confections ne valent guère mieux ; ils se contentent généralement d’arrêter un par un et de prendre insidieusement à part des jeunes gens à l’air simple et susceptibles d’apprécier les mérites exceptionnels de complets à douze shillings six qui doivent « durer comme le fer ».

L’un deux pourtant fait des efforts louables pour relever le niveau de sa profession. C’est un homme court et robuste, à fortes moustaches blondes, dont le torse opulent fait valoir les costumes qu’il essaye sans répit toute la matinée pour séduire les acheteurs. Il montre successivement les trois pièces du complet ; en vante l’étoffe et la coupe ; indique facétieusement le devant et le dos, de peur que l’on ne s’y trompe, puis il enfile le veston, tourne sur lui-même, et plein de bonne humeur, commence les enchères à « cinq cents guinées ! » La foule s’esclaffe. Il descend immédiatement à cinq guinées, puis à dix shillings, et à ce dernier prix trouve un acheteur. Mais une providence perverse veut que ceux que ces complets ont séduits soient immanquablement des hommes aux proportions anormales, construits sans soin, sur le dos desquels les vêtements les plus élégants deviennent des plaisanteries en actions et des sources de commentaires discourtois.

Le philanthrope qui annonce toutes les cinq minutes qu’il ne tient pas à l’argent et vend, par humanité et pour occuper ses loisirs, des chronomètres à mouvement garanti, aux boîtiers façonnés avec les métaux les plus rares, pour la somme de huit shillings ou même moins, n’est pas de ceux que l’on écoute en sceptique et pour en rire : son maintien digne et détaché de toutes considérations sordides, ses lunettes d’or, la valeur énorme des bijoux qu’il manie négligemment, imposent le respect.

Lorsqu’on veut simplement passer un quart d’heure gai et se distraire un peu, il faut aller écouter les marchands de porte-monnaie. Comme verve spirituelle, résistance des cordes vocales et génie du négoce, ils se partagent les premiers prix et laissent les marchands de châles, de confections et de dépuratifs se disputer des accessits de complaisance. Un auditeur impartial se sent en conscience obligé de faire la navette entre Rubinstein, qui est l’un d’eux, et son collègue d’un peu plus haut, pour les comparer à loisir ; et même après de nombreuses séances il préférera probablement les classer ex-aequo. Rubinstein est peut-être plus ingénieux dans sa pantomime, plus subtil ; mais l’autre est assurément plus vigoureux ; il se sert de l’actualité avec plus d’audace, et la répétition infatigable de l’adjectif fait de son discours une curieuse mosaïque.

Mike avait déjà entendu maintes fois tous les boniments de Middlesex Street et la plupart de ses plaisanteries ; mais après tout, quand une chose est drôle, elle est drôle toujours, la centième fois aussi bien que la première ; même elle plaît davantage quand on la reconnaît aussitôt, en vieille amie, et qu’on peut en rire sans effort d’esprit. Un garçon qui n’a rien de mieux à faire et qui, assagi par l’expérience, est bien décidé à ne rien acheter, peut passer une matinée fort agréable entre les deux rangées de tréteaux et de voitures à bras. Il y trouvera tout ce qu’il faut pour être heureux, un spectacle qui change constamment sans jamais surprendre, des coins tranquilles où l’on peut se réconforter d’une assiette de pois verts ou d’un bol d’anguille à la gelée, et, pour ceux que brûlent une faim spirituelle, le miracle incessant d’un flot de paroles enchaînées avec art, magiques, fascinantes, répandues sur la foule ébahie par des hommes qui ont reçu le don divin.

Une horloge sonna, et tout ce qu’il y avait de sexe mâle dans la rue, soudain désintéress�