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COLLECTION IDEES

Pierre Masse

Le Planou l'Anti-hasard

Gallimard

Tous droits de reproduction, de traduction et d' adaptationréservés pour tous, pays y compris l' U. R. S. S.

© 1965, Éditions Gallimard.

A V A N T - P R O P O S

Les textes réunis dans ce livre ont, pour la plupart,été déjà publiés. A la fois essais et témoignages,ils sont reproduits ici tels quels, sans autre retran-chement que des propos de circonstance, sans autreadjonction que le renforcement de quelques traits.

Je les ai fait précéder toutefois d'un chapitre limi-naire rattachant mes recherches d'autrefois et mesréflexions d'aujourd'hui à une même direction de pen-sée: l'interprétation de l'activité humaine comme uneaventure calculée, une lutte entre le hasard et l'anti-hasard.

Cette interprétation s'applique particulièrement àce qui est, sinon l'aventure du siècle, du moins l'unde ses aspects les plus significatifs et les plus encou-rageants, le développement économique et social. Lesressorts de cette grande œuvre sont la liberté et lavolonté de l'homme. Ses, instruments sont les plans,partiels ou globaux, privés ou publics, qui, sous lesformes les plus diverses, ont pour contenu commun laconscience et l'intentionalité, opposées aux fatalitéset aux hasards.

On ne s'étonnera pas que je consacre une place

Le Plan ou l'Anti-hasard 8

importante à l'expérience que j'ai vécue : celle du plande la Nation qui, au-delà des pouvoirs et des limitesdu marché, tend à rassembler, à confronter et à harmo-niser des initiatives indispensables, mais parfoisantagoniques. Je crois à la vertu d'un instrument decet ordre, sans oublier pour autant quef dans une écono-mie ouverte sur le monde et progressant rapidementvers l'abondance, il ne peut s'agir que d'un conceptévolutif.

Le plan de la Nation, pas plus qu'une autre for-mule, ne peut abolir le hasard. Aussi son élaborationdoit-elle être précédée d'une recherche prospective oùle regard sur l'avenir est le premier temps de l'action.De même sa mise en œuvre doit-elle répondre à l'évé-nement sans dogmatisme par des actions combinéessur les structures, la conjoncture et les revenus.C'est seulement dans des cas simples — un centre dedécision unique, une incertitude réductible à la proba-bilité — que le rétrécissement de la perspective permetun gain décisif de précision et d'efficience. Parchance, mes recherches ont d'abord porté sur leproblème des réservoirs hydro-électriques qui appartientà cette catégorie. J'ai préféré, cependant, à tordrechronologique un enchaînement logique allant dugénéral au particulier. Il m'a semblé en outre que,même dépouillé du symbolisme mathématique, lechapitre « Programme et stratégie », qui retrace cesrecherches, exige de la part du lecteur un effortd'attention qu'il eût été peu séant de lui imposerdès les premières pages du livre.

C H A P I T R E P R E M I E R

L'aventure calculée

L'espèce humaine s'est en-gagée dans une immense aven-ture.

P. Valéry

L'aventure calculée est de tous les genres etde tous les temps. Les figures de proue de l'Histoire,Socrate, Alexandre, César, Colomb, Galilée, Luther,Michel-Ange, sont, parmi tant d'autres, des aventu-riers plus éclatants ou des calculateurs plus profonds.Shakespeare, génie complet, a magnifié l'aventureet entrevu le calcul : « Nous savions que nous nousaventurions sur la mer la plus périlleuse, et qu'il yavait dix à parier contre un que nous n'en échappe-rions pas. Pourtant nous nous sommes aventurés,car le résultat espéré étouffait la crainte du périlprobable 1. » Après lui Pascal, en phrases pressantes,adjure ses contemporains de croire en Dieu : « II y aici une infinité de vies infiniment heureuses à gagner,avec pareil hasard de perte et de gain 2, et ce que vous

1. W. Shakespeare, Henri IV, IIe partie, acte I.2. Un esprit rigoureux observerait que, s'il y a en effet deux cas

possibles, rien ne les prouve également probables. Un esprit curieuxrapprocherait du pari de Pascal le parti contraire, adopté dans lesÉtats et empires de la Lune. Pour Cyrano de Bergerac, il n'y a pasd'enjeu, l'incrédule de bonne foi ne pouvant être tenu pour unpécheur.

10 Le Plan ou l' Anti-hasard

jouez est si peu de chose et de si peu de duréequ'il y a de la folie à le ménager en cette occasion...11 faut parier. Cela n'est pas volontaire. Vous êtesembarqués. »

Pour nous comme pour ces devanciers illustres, lasituation est claire. L'homme est contraint à l'action,car ne pas agir est encore une manière d'agir. L'actionest une aventure, car elle s'accompagne presquesûrement de chances et de risques, d'espéranceset de craintes. Cette aventure doit être calculée, pourpermettre de savoir quel parti « étouffe » l'autre.

Le terme de calcul doit être entendu ici dans sonsens le plus large. De profonds politiques peuventêtre incapables d'extraire une racine carrée et cal-culer néanmoins par la pensée les conséquencesproches ou lointaines de leurs actes. Ils sont ainsid'accord, consciemment ou non, avec la notionmoderne des mathématiques qui ne s'identifientpas à une science de la mesure. Ils se rendent compted'autre part avec réalisme que la préparation desdécisions se transforme grâce à la puissance desmachines électroniques et qu'elle peut conduire unjour à l'invention de mathématiques nouvelles. Illeur suffit que le choix final reste supérieur à toutcalcul, parce qu'il est l' « instant décisif où l'on sejette à l'eau ».

Aventure et calcul se répondent, s'opposent et, àcertains moments, s'équilibrent. Cependant, suivantl'époque et les circonstances, l'un des deux termesprévaut.

Il semble qu'en 1914 la balance se soit renversée.

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Pendant les cent années précédentes, l'aventurehumaine avait paru se confondre avec le progrèsde la liberté, de la justice et de la raison. La croyanceoptimiste aux promesses de la science, aux vertusde l'instruction, aux bienfaits de l'industrie, aupouvoir des harmonies naturelles, habitait la majo-rité des esprits. Marx lui-même, critique impitoyabledu capitalisme bourgeois et de l'impérialisme indus-triel, voyait la montée de la classe ouvrière etl'avènement du socialisme découler, avec la rigueurd'une loi scientifique, des nouveaux rapports deproduction. Le monde changeait, mais il se trans-formait lentement. Le chemin de fer et la naviga-tion à vapeur faisaient tomber les barrières entre leshommes. La Compagnie de Suez s'intitulait fière-ment universelle. Le gaz et l'électricité devenaientles symboles de la lumière pour tous. Il était permisde dire avec Nietzsche que ce sont les idées venuessur des pieds de colombe qui dirigent le monde, carles saint-simoniens, les perceurs d'isthmes, lesmaîtres de forges, les poseurs de rails, les pères dusuffrage universel, du syndicalisme ouvrier et del'école pour tous étaient les héritiers et les conti-nuateurs des hommes des lumières qui prétendaientne trouver de loi qu'en eux-mêmes. La péripétiede la Révolution et de l'Empire, sursaut de libertéet d'héroïsme, qui, de 1789, fit sortir Thermidor,Brumaire et finalement la Sainte-Alliance, auraitdû faire comprendre que les voies de la destinée sontplus complexes. Mais les périls, pour un temps,furent oubliés.

A l'aube du xxe siècle, un changement subtilcommença à apparaître dans les esprits. Le progrès

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fut mis en doute, la rationalité mise en cause. Onentendit plus souvent l'apologie de la violence etl'appel aux armes. Dans le même temps, il estvrai, les puissances créaient la Cour de justice deLa Haye, et les cloches de Baie préludaient auxdiscours de Jaurès et Clara Zetkin, C'était néanmoinsBergson et l'intuition, Freud et l'inconscient, Sorelet la violence, Péguy et la terre charnelle quiannonçaient les temps nouveaux.

Juillet 14 a marqué le réveil des aventures. Lapremière défaite de la Grande Guerre fut celle ducalcul. Un des principaux responsables en faisaitl'aveu lorsqu'il déclarait : « Je n'ai pas voulu cela. »Cela, c'est-à-dire l'abaissement de l'Europe, la ruinedes monarchies et des monnaies, la naissance d'unEtat socialiste par le jeu du calcul et du hasard.Une paix sans avenir succéda à une guerre sansnécessité. Dix ans après Versailles, la dictature duprolétariat se transformait en tyrannie d'un homme,et la plus violente des crises économiques ébranlaitl'ordre capitaliste. Les nations démocratiques del'Occident surmontèrent la secousse, mais l'Alle-magne s'abandonna à l'aventure. Jouant la faiblessed'autrui, mais en méconnaissant les limites, raflantles premiers enjeux pour sombrer ensuite dans ladémesure et la déraison, Hitler fut l'instrumentaveugle et forcené de la Seconde Guerre mondialeet des bouleversements qui en sortirent : l'empire ducommunisme étendu et fortifié, l'explosion de labombe d'Hiroshima, l'apparition du Tiers Mondesur l'échiquier planétaire.

L'aventure calculée 13

La défaite de l'Allemagne et du Japon en 1945 aterminé un cycle de violences, mais n'a pas marquéla fin des aventures. L'Europe de Yalta est peut-êtreplus réaliste que celle de Versailles, mais c'est leréalisme de la hache succédant aux compromisprécaires entre le droit et le fait. L'antagonisme apris un nouveau visage ; la menace, une nouvelledimension. Il s'est toutefois établi entre l'Est etl'Ouest un équilibre de la dissuasion qui a résisté àune crise aiguë comme celle de Cuba. L'Apocalypsetenue en respect a trouvé des substituts dans laguerre froide, les guerres chaudes localisées et lesspasmes de la décolonisation. Cependant les progrèsde l'Europe occidentale vers son unité, l'accessionde la Chine au rang de très grande puissance, l'ouver-ture de l'Amérique latine et des nouveaux Étatsafricains aux offres de coopération et aux luttesd'influence, témoignent que l'aventure humaine serenouvelle dans ses protagonistes, ses méthodes etses enjeux. Dans une génération, ou, pour prendreun peu plus de champ, à la fin du siècle, serons-nousdevenus citoyens de l'Europe? Comment cetteEurope se dé finira-t-elle dans le dialogue des conti-nents? Comment affrontera-t-elle l'explosion mon-diale de la population? La démocratie politique etéconomique se maintiendra-t-elle dans un monde deplus en plus soumis aux exigences de la technique etde l'efficacité, c'est-à-dire de plus en plus spécialiséet hiérarchisé? Ou, pour mieux poser le problème,aurons-nous assez d'imagination et de volonté pourtrouver et établir une forme de démocratie répondantaux exigences du siècle? Au milieu des périls reste-rons-nous le peuple in concerté, dont parlait Péguy,

14 Le Plan ou l'Anti-hasard

allant à des contestations et des affrontements deplus en plus rudes, ou saurons-nous trouver la voiede la compréhension et de la conciliation, mettredans la vie de tous les jours un peu de cette frater-nité qui nous élève au-dessus de nous-mêmes dansles grandes crises?

L'aventure du siècle n'est pas seulement politique,elle est au même degré scientifique et technologique.C'est un grand changement par rapport à l'époqueoù ,1a science, synonyme de progrès, se rangeaitdans la catégorie du bien absolu. Aujourd'hui, lascience et la technique apparaissent ambivalentes,portant la promesse du meilleur comme la menacedu pire. Depuis Hiroshima, l'atome pacifique acédé le_ pas à l'atome militaire. Mais la trame dubien et du mal est si serrée que la terreur elle-mêmea rendu ses droits au calcul. L'irrationalité estmaintenant considérée sous un angle rationnel, etl'incertitude est devenue « le seul facteur de valeurcertaine... le facteur essentiel de la dissuasion 1 ».

Après la fission de l'atome, l'exploration ducosmos tient les imaginations en suspens. L'instantoù l'homme s'arrache à l'attraction de la terre estun moment solennel, une conjonction brûlante detechnologie et de courage, l'accomplissement d'unrêve séculaire. On peut incliner à croire que les espa-ces infinis sont stériles, mais peut-être en les affron-tant déclencherons-nous des conséquences que nousne sommes pas en mesure de formuler.

Tournées vers les abîmes de petitesse, l'électro-nique, la biologie moléculaire, la génétique ouvrent

1. Général Beaufre, Introduction à la stratégie, p. 12 et 72.

L'aventure calculée 15

des perspectives plus proches et plus riches, maisnon moins contrastées. Après les équipements maté-riels suppléant la force de nos muscles, prolongeantl'habileté de nos mains, raccourcissant pour nous ladistance, créant une présence incorporelle par le sonet par l'image, les machines électroniques multiplientaujourd'hui nos pouvoirs intellectuels. Résolvantdes systèmes à des centaines et bientôt des milliersd'inconnues, téléguidant un missile ou une usine,surmontant la pluralité des langues, elles nous four-nissent l'instrument de calcul qu'appellent les nou-velles dimensions de nos problèmes et l'accélérationdu changement. On ne peut cependant négliger lerisque qu'inventée pour assister le cerveau humain,la machine électronique n'impose sa propre logiquedans le choix des problèmes et la manière de lesposer, et qu'elle n'engendre ainsi une certainedéshumanisation de l'esprit.

Des réflexions analogues s'appliquent à la recher-che biologique et médicale. La greffe des organes etl'étude des virus ouvrent de grandes espérances. Enrevanche, l'abus des médicaments fait apparaître destroubles nouveaux. Et surtout nous voyons poindreà l'horizon de la science des découvertes qui donne-raient le pouvoir d'altérer l'intégrité de la personnehumaine. « La science permettrait en fait de substi-

' tuer au génocide sauvage des interventions autre-ment subtiles, mais peut-être plus dangereusesencore 1»

1. La recherche scientifique, l'État et la société » [Prospective,cahier 12, p. 71).

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En face de ces problèmes, l'homme du xx e siècles'interroge. Il est « embarqué », mais vers quelsrivages? Il n'y a plus d'avenir, dit Gide. Un avenirsans la moindre figure, dit Valéry. L'incertitude etl'hésitation prennent la place des valeurs qui sem-blaient les mieux assurées, écrit avec plus de mesureGaston Berger. On comprend mieux ainsi le désarroi,parfois même l'angoisse, qui atteignent une partiedes hommes de notre temps, les plus conscients eten même temps les plus jeunes, dont l'esprit s'éveille,non pas comme autrefois dans la stabilité et lescertitudes, mais dans l'interrogation et dans le doute.Le concept de révolution s'est lui-même dégradé,soit qu'il se soit altéré en s'incarnant, soit qu'ilapparaisse plus clairement qu'il ne supprime pas lesproblèmes. Le monde que l'on comprend maldevient ainsi, à l'extrême, celui de l'absurdité et dunon-sens. Il n'appelle même plus la révolte, qui veutune intention et une espérance. Il impose le refus.

Cependant, il n'y a pas de vie sans raisons de vivre.Ces raisons, l'homme ne peut plus les trouver dansl'optimisme naïf qui sous-tendait le mythe duprogrès. L'ambiguïté fondamentale de l'avenir estapparue et ne disparaîtra plus de l'horizon. Maisprécisément cette ambiguïté ouvre une porte. Ellelaisse espérer que quelque chose dépend de nous. Leremède au désarroi et à l'angoisse, c'est l'accepta-tion lucide des risques et des chances de l'aventure.Kant avait déjà mis l'accent sur l'attente réfléchie del'avenir. « Ce pouvoir de ne pas jouir seulement del'instant de vie présent, mais de se représenter d'unefaçon actuelle l'avenir souvent très lointain, est lesigne distinctif le plus caractéristique de la supério-

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rite de l'homme pour se préparer selon sa destinationà des fins lointaines1. » Nous avons aujourd'hui uneidée non pas plus élevée mais sans doute plus activede la condition de l'homme. Pierre Auger et Jacquesde Bourbon-Busset soulignent son privilège «d'envi-sager son avenir et de lui donner quelques traits volon-taires », « de dire oui ou non à son destin ».

Parmi les champs d'action qui nous sont ouverts,nous trouvons aujourd'hui ce qui est, pour beaucoup,la grande entreprise de notre siècle, le développementéconomique et social. Faut-il dire entreprise ouaventure ? Il s'agit, en tout cas, d'une aventureréfléchie et calculée. Nouveau mythe en train denaître, le développement est aujourd'hui plus géné-ral, plus rapide et plus conscient qu'autrefois. Plusgénéral, car il n'est pas de nation qui ne tienne àêtre, et à être dite, « en voie de développement ». Plusrapide, car depuis la fin de la guerre, et pour s'en teniraux pays du Marché commun, le niveau de vie doubleen une génération, alors qu'il y fallait autrefois uneexistence. Plus conscient, et en même temps plusvolontaire, car l'homme des années soixante veutêtre sujet actif de son destin. Après avoir conquis lacitoyenneté politique au siècle dernier, il cherchepar des voies encore incertaines la participationéconomique. D'où l'effort de planification, de pré-vision et de prospective qui est l'un des signes denotre temps. D'où simultanément la chance de« substituer aux situations de conflit qui ont joué un

1. E. Kant, « Conjectures sur les débuts de l'histoire humaine »,in Opuscules historiques, 1786, Aubier, édit.

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si grand rôle dans la théorie économique, de Cournotà Marx et de Marx à von Neumann, des situationsde coopération qui ouvrent peut-être une des portesde l'avenir. Si, en effet, une économie statique estl'image d'un jeu à somme nulle, où aucun partenairen'obtient d'avantage qui ne soit arraché à quelqueautre, une économie progressive sécrète, d'une époqueà l'autre, un surplus, dont le partage peut être l'objetd'une lutte, mais dont la création est favorisée parune action concertée 1 ».

La référence au calcul conduit à rappeler que, làaussi, l'évolution des idées a devancé celle des faits,puisque c'est en 1936, au lendemain de la grandedépression, que J. von Neumann a élaboré le premiermodèle d'une économie en expansion et trouvé unesolution rigoureuse de son équilibre dynamique.Certes sa théorie, et les développements qui lui ontété donnés par la suite, pour mathématiquementvalables qu'ils soient, se situent à un niveau d'abs-traction qui conduit à s'interroger sur leur repré-sentativité. Le problème de leur adéquation au réelest posé et non résolu. Cependant des enseignementsdéjà importants peuvent être tirés de modèlessimples, et j'en donnerai plus loin un exemple enm'inspirant d'une étude de Roy Radner.

Le calcul dans son sens large, celui de supputation,s'applique aux questions soulevées par le processusdu développement. La première, celle de sa durée, atrouvé une réponse dans la « Nouvelle Frontière ».Nous n'avons pas fini de sentir l'aiguillon des besoins,

1. Pierre Massé, « Une approche de l'idée de Plan » {L'Encyclo-pédie française, t. IX : « L'Univers économique et social », p. 220).

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et nous avons la capacité d'y répondre, non par làseule accumulation du capital, comme on le croyaitau xixe siècle, mais par sa conjonction avec leprogrès technique et la promotion des travailleurs.D'autre part, l'élaboration des programmes decroissance à moyen terme a trouvé dans les techni-ques d'input-output une solution cohérente etprobablement assez proche de l'optimum. Les planset budgets économiques établis dans le cadre de laComptabilité nationale ont largement contribué àla diffusion de ces méthodes. Notons seulement qu'enFrance des modèles véritablement mathématiquesn'ont encore été utilisés que pour le calcul de varian-tes à la marge. L'esquisse principale résulte d'unprocessus d'approximations au cours duquel deshypothèses supplémentaires ou des correctionsappropriées sont introduites en cas de besoin. On aparfois tiré argument de ce mode de calcul contrela projection chiffrée qui en est l'issue. « Sur leréseau de l'interdépendance générale, clé de voûtede la pensée économique, quelques relations ontété repérées, d'autres figurent en pointillé, maisde vastes blancs subsistent, ce qui compromet letout1. » Une critique de cet ordre est excessive.En particulier elle fait trop bon marché des contrain-tes de la cohérence. La compatibilité est, en soi, unsigne de plausibilité. L'impossibilité de certainsrésultats a pu être annoncée — et contrôlée par lasuite— parce qu'ils étaient incompatibles avec unensemble d'autres résultats fortement assurés. Ilreste, il est vrai, un problème, celui de la régu*

1. Pierre Dieterlen, L'Idéologie économique, p. 220,

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lation conjoncturelle qui nous laisse moins désar-més qu'autrefois, puisque les crises du passé ontété remplacées par des pauses, voire des ralentis-sements provoqués. Seule l'acceptation d'une poli-tique des revenus pourrait permettre de faire un pasde plus en prévenant la fièvre périodique des rému-nérations et des prix.

Cependant, malgré les chances qu'il nous ouvre,malgré la prise qu'il offre au calcul, le développe-ment n'est pas exempt de signes d'ambiguïté. Ons'étonne parfois de voir la diffusion de la prospérités'accompagner de marques de mécontentementdont l'interprétation divise les observateurs. Cer-tains mettent en doute leur authenticité ou leurprofondeur. D'autres y voient la méconnaissancedes progrès accomplis ou l'illusion que tout estpossible tout de suite. On se tromperait cependanten n'attribuant pas une part de responsabilité auxambivalences du développement.

On a souvent relevé les offenses de la civili-sation industrielle,— les bruits, les pollutions, leslaideurs —, que la technique a engendrées etqu'elle devrait permettre de surmonter, car elles nesont pas indissolublement liées au phénomène de lacroissance. En particulier la beauté a pu être audébut de l'industrialisation un objectif difficile. Ellen'est plus aujourd'hui hors de portée pour peuque nous le voulions vraiment.

Je voudrais insister davantage sur des effets quele développement porte en lui, comme sa rançoninévitable, que nous pourrons atténuer et humaniser,

L' aventure calculée 21

mais qu'il n'est pas en notre pouvoir d'éliminer : jeveux parler de l'encombrement, du changement etde l'inégalité.

L'Histoire, a-t-on dit, est la mémoire des peuples.Cette mémoire se charge chaque jour. Du fait del'expansion, le poids du passé tend à s'accroître enprogression géométrique. Dans le domaine de laconnaissance, autant de chercheurs sont aujourd'huiau travail qu'il en a existé depuis les origines de lascience. Le développement du savoir, l'accumulationdu capital fixe, l'expansion démographique, lacroissance des villes se heurtent à la lenteur d'évo-lution de nos institutions, de nos aptitudes physi-ques et de nos structures mentales, parfois même àdes invariants naturels. Le temps du monde finia commencé. L'espace est inélastique. Les citéssont devenues trop étroites parce qu'en construi-sant nous avons figé. En regard du nombre d'élémentsà retenir, la capacité d'enregistrement du cerveauhumain progresse à peine. Les phénomènes d'encom-brement deviennent ainsi chaque jour plus aigus etplus manifestes : l'embouteillage des rues et desroutes, la surcharge des programmes scolaires, laprolifération du son, de l'écrit et de l'image, la« fureur réglementaire », évoquée par Louis Vallon,l'accablement des managers sous le nombre et lepoids des décisions. Même si chacun des éléments estutile, leur superposition est inhumaine. Non seule-ment les encombrements accablent l'individu, maisils disloquent la vie sociale. On ne choisit pas encoreses amis, mais déjà ses fournisseurs, parce qu'il estpossible de stationner à leur porte. La difficulté des

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communications urbaines tend à enserrer chacun dansun voisinage dessiné par des relations privilégiées.La masse des connaissances tend à enfermer chacundans une spécialité qui sécrète un langage singulieret souvent ésotérique.

La situation cependant n'est pas désespérée.L'oubli qui efface et qui libère est moins une imper-fection de notre nature qu'un réflexe de défensede notre mémoire ou de notre générosité. Malheu-reusement il n'est pas volontaire et opère parfoisà rebours. Il y a plus de rationalité dans l'évolu-tion industrielle, où le déclassement, forme matériellede l'oubli, découle à peu près nécessairement del'obsoleseence.

Des réactions de défense plus positives peuventêtre cherchées dans l'organisation et l'invention.L'organisation filtre, classe, élimine. Elle décentraliseles décisions, définit les pouvoirs et les responsabi-lités. Elle crée des sens uniques, interdit de tournerà gauche, réglemente le stationnement. Elle sanc-tionne, ou devrait sanctionner, l'obsolescence intel-lectuelle en élaguant les parties désuètes des pro-grammes. Elle confie les connaissances banales à ces«mémoires externes » que sont le dictionnaire, leprécis, le fichier. Cependant, elle livre parfois uncombat de retardement plutôt qu'elle n'apporte unesolution décisive. C'est en définitive l'invention qui,en transformant la nature du problème, permet dele résoudre durablement. Elle crée de temps à autreune théorie englobante qui permet de classer unequantité croissante de faits dans un cadre plussimple et plus clair. Elle tend à provoquer une muta-tion dans l'essence de renseignement en lui proposant

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comme fin, non plus d'apprendre, mais d'apprendreà apprendre, et non plus seulement dans la jeunesse,mais à divers âges de la vie. Dans un périmètrelimité, elle supplée à l'extension en surface par ledéveloppement en hauteur. A la multiplicationdes pavillons et des jardins, elle juxtapose l'audaceabrupte du gratte-ciel.

Cependant le changement est beaucoup plus qu'unsous-produit de la croissance par le détour de l'en-combrement. Il est la croissance elle-même, qui estmoins addition que substitution, moins accumula-tion que transformation. Des activités naissent,croissent, plafonnent, déclinent et meurent dans lafièvre de destruction créatrice qu'a décrite Schum-peter. La condition d'une expansion rapide estainsi une redistribution incessante du travail et ducapital, assurant autant que possible à chaque ins-tant leur affectation aux emplois les plus productifs.Cette mobilisation des ressources, que tous préco-nisent, implique leur mobilité, que beaucoup refu-sent. C'est qu'il ne suffît plus de consentir à deschangements isolés que séparaient l'un de l'autre delongs paliers. Il faut accepter de vivre au sein d'unchangement qui s'accélère. Cet état de disponibilitépermanente qui nous est soudain imposé « choque »l'homme engagé qui persiste en chacun de nous. Pour

' qui abandonne un métier, une résidence, des amitiés,des habitudes, le changement peut être un déchire-ment. Même si l'homme reste en place, les choseschangent autour de lui. Il y a trop d'idées périmées,de situations révolues, de techniques désuètes, devilles vieillies. Et en même temps il y a trop d'idéesnouvelles, de situations inédites, de techniques sans

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filiation, de villes sans racines. Flins et Sarcellesdéconcertent. A peine s'est-on fait à un glissementde perspective que la perspective glisse à nouveau.A peine a-t-on vu le grain qu'il faut jeter au feu letronc d'arbre. Le risque existe de voir apparaître ceque Mendras appelle une contre-société, forméede tous ceux qui ne voudront pas ou ne pourront passuivre la cadence.

Le dernier signe d'ambivalence, qui mériterait à luiseul une étude approfondie, et que je puis seulementaborder ici, tient aux rapports entre l'expansion etl'inégalité. Il n'est pas douteux que le niveau de viemoyen s'élève rapidement. Dans son livre récent, Les40 000 heures, Jean Fourastié donne à cet égard deschiffres convaincants. Mais ce niveau de vie moyenn'est pas un juge parfaitement équitable du progrèssocial, à cause des écarts individuels autour de lamoyenne. Du fait même qu'elle multiplie les chances,l'expansion favorise dans une certaine mesure ladispersion. Les plus qualifiés, les plus habiles, lesmieux placés bénéficient de promotions de compé-tence et de rentes de rareté. Les moins aptes, lesmoins adroits, les moins chanceux restent en arriéré.« Le doublement du niveau de vie, m'a-t-on demandéun jour, veut-il dire que ceux qui ont une auto enauront deux, et que ceux qui n'en ont pas continue-ront à n'en pas avoir? » Cette boutade montre quele Français moyen est une abstraction dont il nefaut pas abuser.

Mais il faut se méfier d'autres abstractions nonmoins sommaires. On s'étonne parfois de constaterque le salaire réel attaché à un niveau de qualifica-

L'aventure calculée 25

tion progresse moins vite que la production globalede l'économie. Une première source simple et évi-dente de l'écart est l'accroissement de la population(au cours du Ve Plan, pour une augmentation annuellemoyenne de 5 % de la ressource globale, la ressourcepar tête n'augmenterait que de 4 %). D'autrescauses d'écart tiennent à la progression particuliè-rement rapide des équipements collectifs et desprestations sociales. La dernière cause, qui serattache directement au problème de l'inégalité, estl'amélioration continue des qualifications. Nousassistons à une double promotion, celle des rému-nérations catégorielles, celle des hommes à traversles catégories. La ressource disponible doit alimenterà la fois l'une et l'autre. Si toutes les rémunérationscatégorielles progressaient comme cette ressource, ilne resterait rien pour l'amélioration des qualifica-tions. Le phénomène réel est ainsi moins clair queae le font apparaître l'analyse moyenne et l'analysecatégorielle. La première, en négligeant les écarts,conduit à une appréciation insuffisamment nuancéede la réalité sociale. La seconde, en négligeant lespromotions, conduit plus gravement à une sous-estimation systématique du progrès. Corrélativement,elle ne fait pas apparaître la réduction continue del'effectif des catégories inférieures, le passage pro-gressif d'une industrie de manœuvres à une industriede spécialistes. On mesure par ces brèves remarquescombien il est difficile de prendre une vue simpled'une évolution aussi complexe. Retenons cependantque, si l'inégalité est la loi de la vie et l'undes moteurs du progrès, elle ne peut atteindrecertaines proportions sans mettre en cause la signi-

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fication même du développement. Il y a là, enparticulier, la justification d'une politique activedes bas salaires.

A l'époque où les doctrines économiques se heur-tent, il me semble que cette analyse nous fait tou-cher le fond du problème. Des expressions commeplan de développement ou politique des revenussignifient que, sous une forme ou sous une autre,suivant des modalités non préconçues, nous n'accep-tons pas les ambivalences de l'expansion, quenous voulons surmonter l'encombrement, organiseret humaniser le changement, détecter et réduirel'inégalité. « Une adaptation constante, libre etdynamique des positions relatives de tous ceux quiparticipent à la création et à la circulation desrichesses 1 » apporte à la communauté une promessede croissance, mais laisse subsister pour chacun unsentiment d'inconfort et d'insécurité.

La civilisation a toujours été réductrice d'incer-titude ou, pour évoquer le titre de ce livre, créatriced'anti-hasard. Le droit, les tribunaux et la police»les contrats et les traités, les institutions monétaires,les assurances et la Sécurité sociale ont diminué lechamp des violences personnelles, des manquementsà la parole donnée, des transferts insidieux derichesses et des coups injustes du sort. Il appartientau pouvoir politique de prendre à chaque époque desmesures positives et praticables pour que l'aventurehumaine profite au plus grand nombre. Il appartient

1. Déclaration du Conseil national du Patronat français, 19 jan-vier 1965.

L'aventure calculée 27

au calcul économique d'être, dans son domaine,réducteur d'incertitude par ces nouveaux instru-ments qui s'appellent le plan, la prospective, larecherche opérationnelle — et la liste, sans doute,n'est pas close. Il ne s'agit pas d'éliminer ce qui, parnature, est inëliminable, et d'apporter ainsi auxinquiétudes de l'homme des réponses qui l'apaisentet l'endorment. Il s'agit de lui fournir des élémentsde décision qui lui permettent de faire face à l'incer-titude par l'action. Il ne s'agit pas de deviner l'avenir,mais de contribuer à le construire. A un problèmeinsoluble, on substitue ainsi, suivant le précepted'Abel, un problème d'une forme telle qu'il soitpossible de le résoudre.

Quelle doit être notre attitude devant l'avenir?Comment le calcul d'aujourd'hui peut-il éclairerl'aventure d'aujourd'hui? Quelles méthodes sontà notre disposition pour extraire du champ despossibles quelques figurés utiles à notre comporte-ment immédiat ? Quelle formule, plan ou marché,ou quelle combinaison de l'un et de l'autre peuventassurer la cohérence des initiatives? Quelles prisesde position la conscience du développement implique-t-elle sur le problème des fins et des valeurs? Dansquels cas pouvons-nous dépasser le domaine del'approximation et du tâtonnement, et définir unestratégie contraléatoire qui soit optimale au pleinsens du terme? J'ai tenu à faire clairement, avecPierre Dieterlen, cette distinction entre ce qui estexploration de terres inconnues et ce qui est réponseà des problèmes précis car, dans un domaine tou-chant d'aussi près tous les hommes, l'acceptationde l'ambiguïté est le commencement de l'imposture.

28 Le Plan ou l'Anti-hasard

II

Le présent introduit dans l'écoulement du tempsune coupure essentielle. Le passé est un, l'avenir,multiple. Le passé appartient à la mémoire, l'avenirà l'imagination et à la volonté. Le passé pourraitêtre une quatrième dimension de l'espace. Le futurcontient une part d'inconnaissable qui le distinguefondamentalement. Ainsi la durée est irréductible àl'étendue, le déroulement à la simultanéité. Ou plu-tôt la réduction ne devient possible qu'après coup,lorsque les événements sont achevés. Sartre a rendusensible dans Les Mots l'abîme qui sépare le tableaud'une vie terminée de sa réalité vécue à chaqueinstant. Lorsqu'une vie s'étend devant nous, de lanaissance à la mort, « nous y entrons par un bout,par l'autre, par le milieu, nous en descendons, nousen remontons le cours à volonté ; c'est que l'ordrechronologique a sauté ; impossible de le restituer.Vous aurez beau vous mettre à la place du disparu,feindre de partager ses passions, ses ignorances, sespréjugés, ressusciter des résistances abolies, unsoupçon d'ignorance ou d'appréhension, vous nepourrez vous défendre d'apprécier sa conduite à lalumière de résultats qui n'étaient pas prévisibleset de renseignements qu'il ne possédait pas, ni dedonner une solennité particulière à des événementsdont les effets plus tard Font marqué, mais qu'il avécus négligemment;., son histoire devient une sorte

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d'essence circulaire qui se résume en chacun de sesmoments ». Au contraire, le temps a un cours, unsens, une flèche. A mesure qu'il s'écoule, il sécrète leréel en choisissant parmi les possibles. Je suis néplusieurs et je suis mort un seul, dit Socrate dansEupalinos.

Il est remarquable de noter que cette flèche dutemps dont nous avons la sensation intime la plusassurée, et qui, retournée, rendrait la vie aussiextravagante qu'un film déroulé à l'envers, n'ap-paraît nullement dans les mouvements réver-sibles de la mécanique et de la physique classiques.La flèche du temps ne se manifeste et l'irréversibiliténe survient que lorsque l'on considère l'évolution d'unensemble d'éléments. Il est clair que le battage d'unjeu de cartes en détruit l'ordre et ne peut pas lereconstituer, ou plutôt que cette reconstitution esttellement improbable qu'on peut la tenir pour prati-quement impossible. A fortiori, le monde considérédans son ensemble évolue-t-il avec une quasi-certi-tude vers des états de plus en plus brouillés. Il y aainsi dans l'univers quelque chose qui s'accroîttoujours et dont l'accroissement signalerait laflèche du temps à un observateur n'en ayant pas laconscience directe. C'est l'entropie qui permet deréinterpréter en termes de probabilités le principede Carnot, issu d'études d'ingénieurs sur la puissancemotrice du feu. La croissance de l'entropie constituela seconde loi de la thermodynamique et occupe,selon Eddington, la position suprême parmi leslois de la nature. Dès lors si l'écoulement du temps se

30 Le Plan ou l'Anti-hasard

présente, au niveau des éléments, comme un choixcontingent entre les possibles, rien ne peut prévaloir,au niveau global, contre la montée de l'entropie,l'accroissement du désordre, l'acheminement versl'équilibre thermodynamique final. Cette nécessitéest si forte que la vie a pu être définie a contrariocomme la lutte contre cette dégradation. Plusexceptionnelle encore, la liberté humaine introduitdans les choix le singulier, l'arbitraire et l'inten-tionnel.

Comment, dans ce temps ouvert, calculer leschances et les risques de l'action? La concep-tion déterministe envisageait une ligne d'avenirunique, que l'on pouvait obtenir par extrapolation.Plus généralement, elle admettait qu'un modèle four-nissant l'explication du passé resterait valable pourla prévision du futur. S'il était possible d'introduiredans le modèle une variable de décision, chaquevaleur de la variable déterminait un avenir. Lorsquel'on comparait deux décisions, il arrivait parfois quel'une d'entre elles fût dominante, c'est-à-dire quela ligne d'avenir correspondante fût constammentplus avantageuse que l'autre. Mais plus fréquemmentune décision était tantôt dominante, tantôt dominée :telle celle de consommer comparée à celle d'investir,dominante dans l'immédiat, dominée dans le futur.Le choix exige alors, on le sait, le recours à la notionde taux d'intérêt.

Cependant, en faisant engendrer par chaquedécision une projection unique, la conception déter-ministe est profondément contraire à l'essence

L' aventure calculée 31

même du temps. On ne peut la considérer comme uneapproximation acceptable — et encore — que pource que l'on appelle les tendances lourdes de l'évolu-tion : l'augmentation de la population, la croissancede la production, l'élévation du niveau de vie,la modification de la structure de la consomma-tion, etc.

On peut observer, il est vrai, que la projection neconsiste pas nécessairement à confondre la courbeavec sa tangente. Lorsqu'on analyse en profondeur,on peut introduire une évolution non linéaire ettenir compte de phénomènes de saturation ou derenversement qui ne sont pas sans précédents histo-riques. Tel ce que Valéry appelle son théorème fonda-mental : l'inégalité si longtemps observée au bénéficede l'Europe se changeant progressivement, parses propres effets, en inégalité de sens contraire.Telle encore la croissance des villes aboutissantpar son excès à l'affaiblissement des relationssociales qu'elle avait dans un premier temps favo-risées. Cependant, ce mode de prévision, assurémentplus profond, fait encore du futur une suite néces-saire du passé. En outre, il exprime des vuesd'historien ou de philosophe de l'Histoire plutôtque des préceptes, pour l'action. L'attente d'uneconséquence non datée est de peu de prix pour la(décision. Celle-ci n'exige pas seulement, en effet,la connaissance tendancielle des grandes lignes del'évolution, mais aussi l'appréciation du momentoù l'intervention humaine sera décisive. Le secretde Lénine, à l'automne 1917, tient dans cetteconjonction.

On peut, dans une autre direction, chercher à

32 Le Plan ou l'Anti-hasard

nuancer l'analyse par l'extrapolation en proba-bilité. Il est en effet possible de construire un fais-ceau de lignes d'avenir à partir d'une seule ligne dupassé lorsque celle-ci — et c'est presque toujoursle cas — n'est pas régulière, mais comporte desécarts autour d'une ligne moyenne. En l'absencede décision novatrice, la permanence postulée dela courbe moyenne et de ses fluctuations au jourle jour permet de décrire en probabilité l'évolutionfuture. C'est ainsi qu'a été obtenue, par exemple,l'image en « queue de cheval » des consommationsfutures d'électricité. A des décisions différentescorrespondent des faisceaux différents de lignesd'avenir : par exemple, un changement de tarifica-tion de l'énergie électrique modifie la « queue decheval » des consommations. Cependant, si unetelle méthode aboutit à une projection plus éla-borée, elle reste de l'ordre de la projection et nefait pas une part suffisante aux virtualités dufutur.

Un changement plus fondamental est nécessaire.C'est le passage de la rétrospective à la prospective,attitude ouverte en face d'un avenir ouvert, inquié-tude intellectuelle cherchant à se résoudre en opti-misme d'action, recherche servant de trait d'unionentre la pluralité des possibles — y compris ce quenous serons devenus nous-mêmes -— et la décisionunique à prendre à l'instant présent. La prospec-tive regarde en avant. Mais le regard n'est pourelle que le premier temps de l'action. « Regarderun atome le change, regarder un homme le modifie,

L'aventure calculée 33

regarder l'avenir le bouleverse 1. » Demain n'estpas seulement un objet de spéculation. « Demainest une puissance cachée 2. »

La logique de la recherche prospective estainsi d'inverser le cheminement traditionnel et departir de l' exploration de l'avenir — non pas d'unavenir déduit, mais d'une pluralité d'avenirs ima-ginés. Ici une question se pose. Puisqu'en défini-tive il s'agit de joindre l'avenir au présent, puisquela décision doit de toute manière opérer prospec-tivement cette jonction, les deux cheminementssont-ils tellement différents? Je crois pouvoirrépondre qu'en inversant la démarche la pros-pective reconnaît beaucoup plus largement la richessedu futur et l'intentionalité de l'action. Au lieu dese satisfaire du prévu, elle cherche à imaginer,pour y parer, l'imprévu. En outre, au sein del'imaginaire, elle recherche le souhaitable, soitpour ses éléments positifs, soit pour sa valeur déci-sive contre certains périls.

Au commencement est ainsi l'imagination, com-plétée par la volonté. Bien entendu, celles-ci n'exer-cent pas leur faculté créatrice à partir du pur néant.La projection retrouve ici son utilité, non comme pro-phétie hasardeuse mais comme support de là réflexion :est-il souhaitable ou dangereux que le passé se pro-longe ? Et d'abord, se prolongera-t-il ? Ou bien l'évo-lution sera-t-elle transformée par ces faits porteursd'avenir que l'attitude prospective conduit à recher-cher ? Recherche difficile parce qu'il n'y a pas de raj)-

1. Gaston Berger, « L'attitude prospective » [L'Encyclopédiefrançaise, t. XX).

2. Paul Valéry, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, 1.1, p. 1025.

34 Le Plan ou l'Anti-hasard

port nécessaire entre l'importance visible et la signifi-cation cachée, que ce sont d'obscures expériencesde laboratoire qui annoncent l'âge atomique, et« les paroles les plus silencieuses qui amènent latempête 1 ».

L'imagination, cependant, a ses limites. L'avenirest fait d'imaginable et d'inimaginable. Le risqueexiste que les situations éventuelles ne puissentêtre toutes énumérées et désignées. Aucun dénom-brement n'est assuré d'être exhaustif. Vers lesannées 1880, la guerre entre les États-Unis etl'Espagne, ou entre la Russie et le Japon, étaitconcevable. De même l'assassinat d'un président,d'un tsar ou d'un roi. Mais une découverte commela radio-activité était proprement inconcevable,en ce sens qu'elle ne pouvait être ni décrite dansses manifestations, ni formulée dans ses lois. Ainsi,plutôt qu'une ramification d'avenirs identifiés,nous avons devant nous une nébuleuse qu'aucunexercice de l'esprit n'est assuré de résoudre enses éléments constitutifs. La précision de la recher-che et, nous le verrons plus loin, la pertinence del'action sont ainsi liées à la possibilité du dénom-brement.

A l'exploration de l'avenir succède, dans la « gym-nastique du possible2 », le rétrécissement de la pers-pective, qui ne signifie pas étroitesse d'esprit oupauvreté du coup d'œil, mais élimination volon-taire d'une surabondance d'images. La cohérenceinterne est la première vertu des figures à retenir.

1. Frédéric Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.2. Paul Valéry, Œuvres/ Bibliothèque de la Pléiade, t. I,

p. 1025.

L'aventure calculée 35

Le monde où deux et deux font cinq appartient àl'illusion ou au songe. Or, le problème n'est pas derêver, mais d'agir.

Après avoir éliminé l'incohérent, le souci del'économie de pensée commande d'écarter, le super-flu. « Mon goût du net, du pur, du complet, du suf-fisant conduit à un système... qui aux imagesessaie de substituer des figures, réduites à leurspropriétés utiles 1 ». Utiles, on l'entend bien, parrapport à la décision que l'on veut situer dans uneperspective à long terme. Les figures ainsi réduitessont qualifiées par Modigliani et Cohen d'antici-pations pertinentes. Une anticipation mérite cettequalification si son changement modifie ipso factonotre comportement immédiat. Dans l'hypothèsecontraire, elle n'est pas pertinente et, de ce fait,peut être négligée. C'est la signification profonde del'anecdote contée par Gaston Bouthoul 2, qui ima-gine une conférence mondiale des communicationssiégeant au xviiie siècle et marquée par une longuediscussion sur l'amélioration de la race chevalineet la suspension des carrosses. Un inconnu jette-rait tout à coup dans le débat : « Ces recherchessont sans issue. Voyez plutôt du côté de l'eaubouillante et des aimants. » L'anticipation de l'âgede |a vapeur et de l'électricité aurait été prophéti-que. Elle n'eût pas été pertinente pour les carrossierset les éleveurs.

1. Id., ibid, t. II, p. 713.2. Gaston Bouthoul, « L'impasse du désarmement » (Le Monde,

7 janvier 1965). r

36 Le Plan ou l'Anti-hasard

Après l'étude du champ des possibles s'ouvrela phase la plus importante et la plus difficile de larecherche, le raccordement au réel. Une figure del'avenir peut être cohérente et pertinente, et cepen-dant rester chimérique si elle n'appartient pas «auchamp possible de la causalité historique 1 ». Pourqu'elle serve de guide à l'action, il faut encore qu'ellesoit réalisable, c'est-à-dire qu'il existe un ensemble dedécisions portant sur la réalité présente et compa-tibles avec elle (pour abréger, praticables), dontl'effet soit de rendre probable sa réalisation.

Le terme praticable figurant dans la définitionprécédente signifie que la décision doit s'encadrerdans les contraintes physiques, économiques, poli-tiques et sociales du moment. Une décision fixantun taux d'investissement de 50% ne serait paspraticable, car elle imposerait une discipline deconsommation que les hommes n'accepteraient pas,et toute vision de l'avenir reposant sur l'applicationd'un tel taux serait en conséquence irréalisable.

Le terme probable doit être entendu dans sonacception courante. Il implique une estimationsommaire de vraisemblance, mais n'oblige pas àrecourir à la notion scientifique de probabilité. Unexemple de décision prise sur une base de ce genrenous est fourni par les Mémoires de Joffre. Au débutd'août 1911, en pleine crise d'Agadir, le présidentdu Conseil de l'époque lui posa à brûle-pourpointcette question : « Général, on dit que Napoléon nelivrait bataille que lorsqu'il pensait avoir au moins

1. Michel Masserai, Futuribles (bulletin hois série), « La poli-tique extérieure d'une Europe unie ».

L' aventure calculée 37

70 % de chances de succès. Avons-nous 70 % dechances de victoire si la situation nous accule à laguerre ? » Avec une parfaite probité, Joffre nousconfie son hésitation : « J'étais assez embarrassépour répondre. Je finis par dire : Non, je ne consi-dère pas que nous les ayons. C'est bien, réponditCaillaux, alors nous négocierons1. » La Franceétait à l'époque devant une crise aiguë, qui ne luilaissait le temps, ni d'augmenter ses effectifs, ni deconstruire une artillerie lourde, ni de modifier sonplan d'opérations. Aucune décision ne pouvaitaccroître sensiblement ses chances de succès. Celles-ci devaient donc être appréciées en l'état. Il enallait différemment au printemps de 1936. Unefaible action militaire de notre part aurait proba-blement chassé les détachements allemands de larive gauche du Rhin et étouffé les entreprises hit-lériennes. Cependant, la technique militaire del'époque ne mettait pas à notre disposition uneriposte proportionnée au défi. Le général Gamelindemanda la mobilisation de plusieurs classes, et ladécision correspondante ne fut pas jugée praticablepar un gouvernement préoccupé de la situationintérieure et de l'approche des élections.

On peut essayer de formaliser ce qui précède.Nous avons reconnu parmi les possibles les situa-tions cohérentes et pertinentes. Une telle situationsera dite plausible s'il existe un ensemble de déci-sions praticables permettant d'atteindre probable"

1. Mémoires du maréchal Joffre, Plon, Paris»p. 15 et 16.

38 Le Plan ou l'Anti-hasard

ment cette situation ou une situation au moins aussibonne. Si cet ensemble de décisions est pris, la si-tuation plausible devient probable. C'est ainsi quel'Avant-propos des Réflexions pour 1985 recom-mande de préparer « un souhaitable qui apparaisseplausible à l'esprit prospectif et qui devienne pro-bable pour une société attachée à sa réalisation ».

Cela dit, il peut arriver qu'un souhaitable donnépuisse être rendu probable — avec des chancesdéfinies en ordre de grandeur — sans épuiser tousles moyens d'action dont nous pouvons disposer.La décision peut être alors améliorée de deux ma-nières : soit en rendant plus probable le souhaitabledonné, soit en rendant aussi probable un souhai-table préféré. Le choix suppose ainsi un arbitrageentre le souhaitable et le probable ou, pour direles choses d'une autre manière, entre l'abondanceet la sécurité. La préférence pour la sécurité conduità envisager des décisions polyvalentes, mais, si lapolyvalence atténue l'impact des éventualités dé-favorables, elle a un coût qui réduit les profits at-tendus. Il y a ainsi un rapport entre la polyvalenceet la conduite inspirée du critère minimax.

Les indications qui précèdent ne tracent qu'uncadre formel dont l'intérêt est d'éclairer la dialec-tique du souhaitable et du probable. La tâche dela prospective appliquée est de tenter de remplirce cadre dans chaque problème concret. C'est ceque s'est, par exemple, attaché à faire Michel Mas-senet, en étudiant dans Futuribles la politique ex-térieure d'une Europe unie 1 . Les situations ima-

1. Michel Massenet, Futuribles (bulletin hors série), « La politiqueextérieure d'une Europe unie ».

L'aventure calculée 39

ginées vont du leadership américain au neutralisme,en passant par le partnership (le ralliement au blocsoviétique étant exclu comme impossible sans unconflit majeur déjouant toute anticipation). A l'a-nalyse, un ensemble de décisions praticables, parceque relevant de la dynamique du Marché commun,permet de considérer la solution moyenne, c'est-à-dire le succès du projet européen, « ni commeimpossible ni comme improbable ».

Pour revenir à des considérations plus prochesdu problème du développement, il y a deux manièresd'utiliser une matrice d'input-output. La solutiondirecte consiste à partir des productions, à en re-trancher les consommations intermédiaires et àobtenir ainsi les montants disponibles pour la consom-mation privée et publique, ainsi que pour les inves-tissements économiques et sociaux. Au contraire,l'inversion de la matrice permet de partir des ob-jectifs désirés et de calculer les niveaux de produc-tion nécessaires à cet effet. Cette seconde approche,de caractère plus prospectif, est utilisée en Francedepuis le IVe Plan.

De même un programme linéaire peut être consi-déré comme un cas particulier de la méthode pros-pective. La décision immédiate est caractériséepar le niveau des diverses activités, la situationfuture par le revenu désiré. Si les ressources dis-ponibles sont limitées, l'ensemble des décisionspraticables est figuré par les points intérieurs àun polyèdre. La situation désirée est figurée parles points d'un plan de revenu. La compatibilité

40 Le Plan ou l'Anti-hasard

de la situation future avec la décision présente esttestée en examinant si le plan du revenu désiré ades points communs avec le polyèdre des décisionspraticables. Dans l'affirmative, le revenu désirépeut être obtenu. Si l'ensemble de décisions figurépar l'un de ces points communs est effectivement pris,le revenu désiré devient certain. Pour une orien-tation convenable du polyèdre, l'optimum corres-pond au sommet le plus élevé. Dans l'univers del'incertitude, la liaison entre le futur et le présentest aléatoire, mais des raisonnements géométriquesrelativement simples permettent de définir lacompatibilité probable entre un revenu désiré etun ensemble de décisions praticables.

L'analyse précédente doit être complétée par undernier trait de grande importance. C'est que l'en-semble de décisions joignant le présent au futur esten réalité une suite de décisions échelonnées dansle temps et entremêlées avec l'apparition d'aléaseux-mêmes successifs. C'est cette séquence alternéequi met aux prises l'action aléatoire de l'environ-nement et l'action contraléatoire de l'homme. End'autres termes, si le temps joue contre nous ennous opposant la surprise, il joue simultanémentpournous en nous permettant la parade et la riposte.

Cet échelonnement de nos décisions soulève unedifficulté d'ordre logique. Nous ne pouvons pasagir aujourd'hui en n'ayant aucune idée de ce quesera notre conduite future, car aucun ensembleprésumé de conséquences ne pourrait être attachéà notre acte présent qui échapperait, par suite, à

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tout jugement de valeur. Mais nous ne pouvonspas davantage cristalliser aujourd'hui nos actesfuturs, car ce serait admettre que nous agirionspar la suite sans tenir compte des circonstancesnouvelles en face desquelles nous nous trouverionsplacés.

L'issue la plus générale à ce dilemme est la ré-vision des plans consistant à « compléter les projetsétablis à l'avance par de nouveaux projets inspiréspar les circonstances x ». L'acte immédiat s'inscritdans une ligne de conduite générale que nous pro-jetons de suivre, ce projet donnant une significationet une valeur à notre décision d'aujourd'hui. Maiscette jonction projetée entre un présent réel et unavenir imaginaire n'est pas irrévocable. Nous nousréservons la latitude de modifier la suite virtuellede nos décisions futures, en particulier dans le casoù apparaîtrait une éventualité que nous n'aurionspu, à l'origine, imaginer et désigner. Ainsi « toutprogramme de quelque durée comporte une partieà l'encre -— l'indélébile, symbole de l'irréversible—,et une partie au crayon qui pourra être gommée,raturée ou complétée selon l'exigence de l'avenir.L'encre et le crayon, le fixe et le flexible, le dur etle malléable, autant de figures qui traduisent lecontraste de l'engagement et de la disponibilité 2 ».De la sorte, une dernière touche achève de carac-tériser rapproche prospective. Quelques figuresmotrices, douées de cohérence et de pertinence,viennent au-devant de la décision, dépouillée de

!.. Gaston Berger, « Le temps » (Encyclopédie française, t. XX).2. Pierre Massé, L'esprit prospectif et l'application. Prospective.

Cahier 10.

42 Le Plan ou l'Anti-hasard

ses éléments superflus et prolongée par un éche-lonnement flexible de projets esquissés, mais amen*dables. Par-delà l'engagement irréversible, unepolyvalence préservée équilibre une incertituderéduite.

L'attitude précédente n'est pas parfaitementdéfinie, la révision d'un plan étant un acte discré-tionnaire. Il est sous-entendu, il est vrai, que cetterévision s'effectuera suivant les mêmes principesque l'élaboration initiale, mais la difficulté estreportée sur la définition de règles de conduite su-périeures aux circonstances.

Une solution plus satisfaisante peut être donnéeau problème lorsque les situations possibles se prê-tent au dénombrement. On peut alors définir unestratégie, fixant dès l'origine la décision que l'onprendrait en face de chacune des situations sus-ceptibles de survenir. Par exemple, aux échecs, lastratégie d'un joueur est la liste des coups qu'ilchoisirait en regard de toutes les configurationspossibles du jeu. Définir une stratégie oblige ainsià envisager toutes les parties, alors qu'on n'enjouera dans la réalité qu'une seule. La tâche estle plus souvent écrasante. Elle est facilitée par lasubstitution à la réalité d'un modèle qui la sché-matise. Le modèle, comme le jeu, est « un mondeà part,fermé sur soi... un monde temporaire ausein du monde ordinaire 2 ». Mais il n'a de valeurqu'autant qu'il est représentatif. Si le traitementd'un modèle est affaire de science, son caractèreréaliste relève de l'art.

1. G.-Th. Guilbaud, La Théorie des Jeux, Congrès des économistesde langue française, 1954.

L'aventure calculée 43

Enfin lorsque, à la possibilité du dénombrement,on ajoute l'hypothèse d'une incertitude réductibleà la probabilité, et la définition d'une préférenceentre perspectives aléatoires, on peut comparerplusieurs stratégies et choisir la meilleure d'entreelles. C'est dans ce cadre que nous examineronsplus loin (V) la théorie des réserves et celle de lacroissance.

m

Nous nous sommes placés jusqu'à présent au pointde vue d'un centre de décision unique, caractérisépar un ensemble de ressources, d'objectifs et decontraintes, dont l'action se développe au sein d'unenvironnement incertain.

Il nous faut maintenant porter notre attentionsur cet environnement, car le monde réel est carac-térisé par la pluralité des centres de décision ou,dans notre langage, par la pluralité des aventures.

Les optimistes et les pessimistes, les superbes etles humbles, les patients calculateurs et les individusà tempérament sanguin mènent leur jeu mixted'adresse et de hasard. Mais la liberté d'entreprendren'est pas l'assurance de réussir. Les projets élémen-taires sont antagoniques et doivent être harmonisés.

Après Cournot, G.-Th. Guilbaud, F. Perroux etPierre Dieterlen ont fortement insisté sur les consé-quences de cette situation. Dans l'optique mathé-matique qui est la sienne, Oskar Morgenstern a récem*ment souligné que « le problème économique est

44 Le Plan ou l'Anti-hasard

eonceptuellement tout à fait différent de celui conçupar Walras et en fait par tous les successeurs decelui-ci r », — de Pareto à Debreu. Il ne s'agit pas eneffet « de résoudre des problèmes ordinaires demaxima », et cela parce que « les individus n'exer-cent pas leur contrôle sur toutes les variables dontdépend le résultat ». Aussi a-t-il été nécessaire, pourépouser la réalité, de construire un nouvel outilconceptuel qui a pris le nom de Théorie des Jeux.

Cette mutation conceptuelle conduit à considérercomme insuffisante l'harmonisation par le marché.

La théorie économique classique suppose quechaque centre de décision, tendant à maximiser sasatisfaction ou son profit, ajuste sa position, c'est-à-dire les quantités qu'il produit, investit, épargne ouconsomme, au système de prix régnant sur le marché,ces prix constituant en quelque sorte des signauxémanant de l'environnement dans lequel il est plongé.Unité isolée au milieu d'un très grand nombre d'uni-tés également isolées, « désespérant, pour ainsi dire,de contrôler les conséquences de ses propres déci-sions », il s'adapte aux signaux considérés commedes données, bien qu'en fait ces signaux soient larésultante de l'ensemble des actions individuelles.L'ensemble de ces ajustements élémentaires entraîneune variation des offres et des demandes. Il en résulte,sur les marchés des différents biens, des variationsde prix qui entraînent de nouveaux ajustements,

1. Oskar Morgenstern, « Limites à l'emploi des mathématiquesen science économique » (Bulletin S.E.D.E.I.S., n° 872, supplé-ment 1).

L' aventure calculée 45

convergeant (sous certaines conditions) vers unéquilibre, qui est en même temps un optimum ausens de Pareto, aucun des partenaires ne pouvantaméliorer sa situation sans porter atteinte à lasituation d'au moins l'un des autres partenaires.Cette construction intellectuelle, assurément trèsremarquable, repose toutefois sur le postulat d'obéis-sance aux signaux. Or, certains des partenaires peu-vent désobéir et pratiquer une politique active dansla mesure où ils ont la possibilité d'influer à leuravantage sur certains prix. La possibilité de cespolitiques actives change fondamentalement lanature du problème. Les tenants de la théorie clas-sique ont aperçu la difficulté et cherché à y parerpar la notion de marché institutionnel, régi par unesorte de code général de bonne conduite. On peutd'ailleurs penser que pratiquement, et pour lestransactions courantes, le marché constitue, malgréses imperfections, une référence acceptable, assuré-ment meilleure que les systèmes de prix artificielsque nous ont légués des interventions au jour lejour, auxquelles aucun dessein d'ensemble ne prési-dait. (Mettons à part, cependant, le marché descapitaux à long ternie qui souffre d'une faiblessepermanente du côté des prêteurs, parce qu'à défautde garantie du pouvoir d'achat une large partie del'épargne tient à conserver sa liquidité.)

Une seconde critique, à mon avis encore plussérieuse, est que, si le marché assure tant bien quemal la cohérence présente des projets d'investisse-ment, il ne peut garantir leur cohérence future.Mettons-nous un instant par la pensée à la place del'industriel qui projette de construire une usine

46 Le Plan ou l'Anti-hasard pour un article nouveau ou pour un produit connuentrant dans la consommation de masse. Le consom-mateur virtuel des années futures n'exprime ses préfé-rences souveraines sur aucun marché. C'est par unexercice d'imagination et de raison, connu sous le nomd'étude de marché, que l'entreprise suppute la demandefuture en fonction des prix que ses coûts futurslui permettront de proposer. Elle passe ainsi dudomaine de l'automatisme à celui de la conscience.Le projet qu'elle élabore est un acte de volonté issude sa liberté d'entreprendre, et qui peut, sans abusdes mots, être qualifié de plan.

La pluralité des centres de décision entraînel'affrontement d'une pluralité de plans.

De même que le marché traditionnel, supposéparfait, émet des signaux — les prix — qui sont toutce que l'entreprise a besoin de connaître de sonenvironnement pour optimiser sa propre situationet concourir ainsi à l'optimisation générale, de mêmepourrait-on concevoir un marché généralisé d'oùémanerait un système de signaux plus completque celui formé par les prix du moment, unsystème de signaux sécrété par l'avenir ou, pourmieux dire, par les avenirs aujourd'hui pos-sibles. Gérard Debreu a mis en forme cette concep-tion grâce à la notion de marchandise conditionnelle,un imperméable s'il fait beau et un imperméables'il pleut constituant deux biens différents se ven-dant à des prix différents. L'entreprise n'a plus àformer des estimations de vraisemblance ou deséquivalences entre biens présents et biens futurs.Elle n'a plus à choisir entre l'audace et la prudence.« Le marché, assurant la cohérence des anticipations

L' aventure calculée 47

par le jeu des mécanismes qui égalent l'offre et lademande à un certain prix, fixé dès aujourd'huipour toutes choses en toutes éventualités, libère leproducteur de tout autre souci que d'établir... leplan complexe de production le moins coûteux, euégard à ce système de prix 1. » La souveraineté duconsommateur s'élargit ainsi au point de tout englo-ber. Le libéralisme s'achève : il atteint sa plénitudeet prépare sa destruction. Il demande à l'hommemoyen un effort prospectif accablant, car si produireest un métier, prévoir est aussi un métier. Enfin, sil'on doit admirer l'ingéniosité intellectuelle quiaboutit à l'isomorphisme de l'incertain et du certain,l'idée de former aujourd'hui, fût-ce conditionnelle-ment, l'ensemble de nos futures décisions paraîtcontraire à la signification même de la vie.

A l'autre extrême, on peut concevoir une voie del'harmonisation fondée sur l' autorité, tous les cen-tres de décision étant subordonnés à un centredominant. Cette voie a été choisie par les pays socia-listes. Elle pourrait être, à la limite, l'aboutissementd'une superconcentration capitaliste ou d'une exten-sion massive des nationalisations. Dans un systèmede cette nature, les objectifs n'émergent pas dumarché généralisé, mais sont déterminés par l'auto-rité centrale. Le bon fonctionnement du systèmedépend alors de la force du pouvoir et de l'évidencedes objectifs. Ces deux conditions du succès sontd'ailleurs en raison inverse l'une de l'autre : plus les

1. M. Boiteux et P. Massé, Économie appliquée 1960, n° 1 : « L'incertitude et l'action », introduction, p. 10.

48 Le Plan ou l\Anti*hasard

objectifs sont évidents, moins il est nécessaire que lepouvoir soit fort.

Dès lors, l'évolution des sociétés vers l'abondancerend les solutions d'autorité de plus en plus difficilesà mettre en œuvre. D'une part, en effet, lorsqu'uneéconomie est sortie de sa stagnation ancestrale et aréussi à s'industrialiser, ou qu'après l'épreuve d'unegrande guerre elle a procédé à sa reconstruction, lesobjectifs se diversifient et se multiplient. QuandJean Monnet a élaboré en 1946 le plan qui porte sonnom, la situation était impérative, et la qualitéessentielle du planificateur était moins le discerne-ment des urgences que le courage de les proclameret la volonté de s'y tenir. Aujourd'hui, les objectifssont moins évidents, et le développement exige undosage plus subtil. En même temps, la marche versl'abondance entraîne une promotion de la liberté. Ona souvent observé que, pour l'homme réduit au mini-mum vital, ou menacé dans la sécurité de son emploi,la liberté n'est qu'un mot sans contenu. Si la propo-sition est fondée, sa réciproque ne l'est pas moins. Amesure que le niveau de vie s'élève, la liberté acquiertplus de valeur et plus de sens. Dans l'ordre écono-mique, elle signifie la possibilité de choisir entre ungrand nombre de consommations.

Ainsi des objectifs moins évidents exigeraientun surcroît de pouvoir au moment même où la liberténaissante, ou renaissante, limite le champ d'actionde l'autorité. Sans doute, à la lumière de ces ré-flexions, peut-on interpréter l'évolution en cours de laplanification soviétique comme manifestant l'acces-sion à un niveau de développement supérieur, tant aupoint de vue du bien-être des individus qu'à celui d'une

L'aventure calculée 49

détente progressive des contraintes. Cette détentese concrétise par l'emploi de stimulants économiquesparallèlement aux mesures administratives. « Leproblème des moyens économiques, de l'harmonisa-tion des stimulants économiques avec les ordresadministratifs et avec les tâches posées par le plan,reste peut-être aujourd'hui le problème principalde la gestion économique socialiste 1. »

Bien avant ce tournant des méthodes soviétiques,l'expérience française d'après guerre a fait appa-raître une troisième voie de l'harmonisation, corres-pondant à ce que j'appellerai, pour le distinguer duplan de l'État, le plan de la Nation, Comme toutevoie moyenne, elle est soumise aux feux croisés dela critique et se prête moins facilement que lessolutions extrêmes à une définition théorique. Il estcependant possible d'en indiquer les traits princi-paux.

Tout d'abord, le plan de la Nation n'exclut pasle plan de l'État dans les domaines soumis par la loiou par l'usage à l'autorité des pouvoirs publics :simplement le plan de l'État s'intègre dans unevision plus large, qui tout à la fois en limite l'arbi-traire et en réduit la précarité. De même le plande la Nation n'exclut pas la régulation de l'économiepar le marché. Celui-ci garde pour fonction de réaliserau jour le jour, sans obliger à des calculs accablantset impraticables, l'équilibre continuellement remis

1. Oskar Lange, Problèmes d'économie socialiste et de planification,Accademia polacca di Scienze e Lettere, Biblioteca di Roma,fascicule 23, p. 8.

50 Le Plan ou l'Anti-hasard

en cause de l'offre et de la demande de biens etservices. Celui-là a le caractère d'une étude de marchéà l'échelle nationale, éclairant un avenir qui échappeaux automatismes.

D'autre part, le plan n'annonce pas seulement leprobable, il exprime aussi le souhaitable. II n'est passeulement réducteur d'incertitude, il est aussi affir-mation de volonté. Il a pour fonction de proposer,au-delà des pouvoirs et des limites du marché, uneconception commune du développement économiquequi « permet de rendre explicites les objectifs que lacommunauté s'assigne et, par conséquent, de conférerà la vie collective un sens qui éclaire et donne unevaleur éthique à l'activité de chacun 1 ». Le plan dela Nation doit de la sorte, en surplus de la cohérence,exprimer la préférence. Partis de pôles opposés, plansindicatifs et plans impératifs se rencontrent à ce car-refour. La planification socialiste, écrit Oskar Lange,doit rechercher « non seulement la coordination inté-rieure du plan, mais son optimation ». Il se demandeensuite si l'on peut « formuler l'objectif de l'écono-mie socialiste sous la forme d'un seul indice numé-rique dont la maximation serait l'objectif du plan 2 »et penche pour le choix du taux d'expansion durevenu national réel.

IJ n'est pas douteux que, socialistes ou capitalistes,les nations modernes ont intérêt à réaliser un tauxd'expansion élevé, seul susceptible de leur permettrede faire face à l'étendue des besoins individuels,

1. Claude Gruson, « La prévision économique aux États-Unis »{Cahiers de l'I.S.E.A., octobre 1957).

2. Oskar Lange, Problèmes d'économie socialiste et de planification,Accademia polacca di Scienze e Lettere, Biblioteca di Roma, fasci-cule 23, p. 14 et 16.

L' aventure calculée 51

collectifs et nationaux. Cependant, dans les condi-tions actuelles, il ne paraît pas possible de s'en tenirà un indice unique. Tout d'abord, la définition de laproduction intérieure brute telle qu'elle est utiliséepar la Comptabilité nationale devrait être amendéepour tenir plus complètement compte des servicesrendus par les équipements collectifs. Dans un ordred'idées voisin, il est nécessaire, dans une vue prospec-tive, de mettre en balance les avantages de la crois-sance avec ceux du développement des loisirs. Sil'on voulait intégrer ces derniers dans une fonctiond'objectif, il faudrait assigner une valeur positiveà la réduction de la durée du travail.

Ensuite, la maximation du taux d'expansionconduirait à promouvoir dans une large mesure lessecteurs forts et les régions fortes, grâce à d'impor-tants transferts d'hommes et de capitaux à partirdes secteurs faibles et des régions faibles. Or, cestransferts sont freinés par des facteurs économiques,sociologiques et humains. Si la mobilité est un bien,de trop grands mouvements de population sont, tanten eux-mêmes que par les déséquilibres territoriauxqu'ils aggravent ou perpétuent, un élément négatifqu'il est impossible de négliger.

Enfin des taux d'expansion croissants entraînent,au-delà d'un certain seuil, des risques croissants desurchauffe. Ces risques, qui peuvent obliger un jourà un ralentissement volontaire de l'expansion,devraient être pris en compte dans la fonctiond'objectif pour que celle-ci fût véritablement repré-sentative du bien commun.

Une fonction d'objectif intégrant des élémentsaussi hétérogènes ne peut, dans un premier stade,

52 Le Plan ou l'Anti-hasard

être construite qu'expérimentalement. C'est lesens de la nouvelle procédure instituant une délibé-ration préalable du Parlement sur les options prin-cipales qui commandent la préparation ultérieuredu plan. L'essai qui a eu lieu à l'automne 1964 a étéencourageant, mais le problème reste difficile, etbeaucoup de réflexions devront lui être encoreconsacrées.

Cependant la Nation n'est pas un centre de déci-sion comme les autres. Ses pouvoirs sont articulésavec d'autres pouvoirs, dotés d'une large autonomie.L'exécution du plan de la Nation s'apparente ainsià un jeu à une pluralité de partenaires. Schéma tique-ment, l'État se trouve en face de l'entreprise, del'individu, de l'étranger.

Tout d'abord, sous peine de tomber dans unecomplexité inefficace ou dangereuse, le plan doit,sauf exceptions, être élaboré au niveau des brancheset non des entreprises. Dans le passage de la brancheà l'entreprise s'introduisent la liberté, la flexibilitéet le risque. Des problèmes peuvent naître, qui nerelèvent d'aucune formule, mais de la pratiqued'un dialogue où chacun a quelque chose à appren-dre et quelque chose à enseigner.

D'autre part, l'individu symbolise une catégoriequi est non seulement distincte, mais en quelquemanière dédoublée. Il porte en lui le citoyen, attachéà l'avantage collectif et à la construction de l'avenir,et le consommateur soucieux de son bien-être — oude son bien-vivre —, qui cherche à élargir son revenu.L'opposition est très profonde, car elle tient à ladifférence des échelles de durée entre l'homme et lasociété. Il peut ainsi arriver que le marché entre en

L'aventure calculée 53

conflit avec le forum, le comportement de ragentéconomique ne ratifiant pas le vote du citoyen. C'estl'une des explications de la surchauffe de 1962-63 etl'une des motivations de la politique des revenus.

Enfin, dans une économie ouverte sur le mondecomme est désormais la nôtre, l'étranger constituesymboliquement un centre de décision de plus en plusimportant. Il y a là une source d'aléas au moinségale aux précédentes. En particulier, il est difficilede penser qu'une véritable Communauté Écono-mique Européenne puisse se créer et s'affermir s'il n'ya pas un rapprochement des conceptions des diffé-rents partenaires sur les instruments de la politiqueéconomique à moyen terme.

Dans ces circonstances, le plan ne peut plus secontenter de dessiner à l'avance une ligne d'avenirconsidérée comme roe varietur. Il doit comporter desmoyens d'observation des écarts. Si ceux-ci sontimportants et défavorables, et s'ils ne se compensentpas dans l'ensemble, le programme initial doit êtrecomplété par une stratégie de réaction à l'événement,qui « accepte les faits, mais non les fatalités x ». Telleest la philosophie de ce que l'on a appelé les « cli-gnotants ».

Le plan de la Nation n'apparaît pas ainsi commeune formule magique, mais comme une combinaisonperfectible de réalisme et de volonté. Un retour surles vingt dernières années conduit, semble-t-il, àratifier l'appréciation portée dans la vue d'ensembledu Rapport sur les options principales du Ve Plan.

« Instrument d'éducation, le plan tend à donner

1. Exposé fait par le commissaire général au Conseil supérieurdu Plan, 3 juillet 1963.

54 Le Plan ou l'Anti-hasard

à tous ceux qui participent, de près ou de loin, àson élaboration et à son exécution une compréhen-sion plus nette des mécanismes économiques, unevision plus juste des pouvoirs de l'homme et deslimites de ses pouvoirs. Instrument d'ordre, il intro-duit plus de cohérence dans les projets des agentséconomiques, et dans ceux de l'État lui-même, enleur permettant de se situer dans une perspectiveéquilibrée du développement économique et social.Instrument de progrès, il encourage les initiatives enles épaulant les unes par les autres, prévient les gas-pillages et élargit les limites de la croissance 1. »

IV

Le développement n'est pas seulement la marchevers l'abondance, c'est plus encore, sans doute,la construction d'une société. Il a ainsi des impli-cations éthiques que nous ne pouvons esquiver :les valeurs que nous entendons respecter, les finsque nous désirons poursuivre.

Les deux verbes venus sous ma plume, respecter,poursuivre, montrent la différence qui sépare lesvaleurs et les fins. Sans doute faut-il se garder desschématisations excessives, et l'interprétation queje suggère est-elle avant tout un thème de réflexion.Il me semble cependant qu'il n'est pas inexact dedire qu'on tend vers des fins et qu'on affirme des

1. Rapport sur les principales options qui commandent la pré-paration du Ve Plan.

L' aventure calculée 55

valeurs. Les unes ouvrent des voies. Les autres po-sent des limites. Si l'on accepte l'idée que « la civi-lisation de l'avenir (pourrait) être, en proportionsvariables, une économie de puissance, une économiede loisir, une économie de consommation, une éco-nomie de création, une économie de solidarité 1 », ilest clair que toute puissance peut être multipliée,tout loisir accru, toute consommation développée,toute création enrichie, toute solidarité améliorée.Les fins sont à l'horizon. Elles sont même au-delàde l'horizon. Les valeurs sont présentes et contrai-gnantes. « Nous devons savoir ce que nous voulonsconserver coûte que coûte... Les valeurs ne peuventêtre qu'absolues, car, si elles sont relatives, ellesne peuvent avoir aucun caractère contraignant.Il faut que nous soyons d'accord sur les valeursabsolues que nous voulons conserver et sur lesquellesnous estimons qu'il faut bâtir l'homme et la so-ciété de demain 2. » Le mot contraignant, les motsabsolu et conserver (qui apparaissent deux fois),l'expression coûte que coûte, distinguent essentiel-lement les valeurs des fins. Les secondes sont l'objetde préférences sur lesquelles les familles d'espritset les programmes politiques peuvent différer sansque le lien social soit en danger. Les premières po-sent des limites à notre liberté morale. Il n'y a pas

,de société rassemblée sans un système commun devaleurs. Lorsque ces valeurs sont contestées, le liensocial s'affaiblit; lorsqu'elles sont reniées, il se

1. Pierre Massé, « Prévision et prospective » (cahier 4 de Prospec-tive).

2. Jacques de Bourbon-Busset, Paul Valéry ou le Mystique sansDieu, p. 122, Pion, Paris.

56 Le Plan ou l'Anti-hasard

rompt. « Nous ne pouvons pas choisir l'esclavageen tant qu'organisation économique. Nous ne pou-vons pas choisir la torture en tant qu'instrumentpolitique 1. » Dans ce texte, il convient de donnerà l'expression « nous ne pouvons pas » son sens leplus fort. Nous ne pouvons pas plus transgresserla limite de notre liberté morale que celles de nospossibilités physiques. On remarquera que dansl'énoncé des valeurs il s'agit le plus souvent, nonde recommandations, mais d'interdits. Ainsi lamajorité des Dix commandements est de formenégative ou pseudo-positive.

Cette analyse conduit à un parallélisme signifi-catif entre l'ordre économique et l'ordre éthique.Dans les problèmes classiques de décision écono-mique, les contraintes physiques, elles aussi abso-lues, délimitent le domaine des solutions admis-sibles, et c'est seulement à l'intérieur de ce domainequ'interviennent les préférences pour dicter le choixfinal. Implicitement, les valeurs éthiques jouentle même rôle que les possibilités physiques. Nousne nous demandons pas si un régime totalitairepourrait être plus efficace que le nôtre : nous voulonsgarder coûte que coûte une certaine liberté. J'écris« une certaine » car, la vie en société limitant laliberté de chacun par celle d'autrui, une analyseplus profonde serait nécessaire pour définir le noyauirréductible de la liberté personnelle.

Le parallélisme entre l'économie et l'éthique peutse poursuivre. Les contraintes physiques évoluentavec le temps. Le capital matériel dont nous dispo-

1. Pierre Massé. Prospective et Planification dans l'optique chré-tienne. Cahiers de Villemé trie. 1964.

L'aventure calculée 57

sons aujourd'hui pose une limite à la productionimmédiatement réalisable, niais, en investissantsuffisamment, nous pouvons élargir demain cettelimite. Les valeurs évoluent aussi, à un rythme ilest vrai beaucoup plus lent. Le progrès d'une civi-lisation est avant tout l'enrichissement de ses va-leurs. Dans la mesure où cet enrichissement se pro-duit, en moyenne et à la longue, on peut parlerd'une marche ascendante de l'humanité.

Les valeurs peuvent entrer en conflit avec lesvaleurs. Etant absolues, elles ne prêtent pas à tran-saction. Deux systèmes de valeurs ne peuvent seconcilier, à moins d'être englobés dans un systèmesupérieur. Une crise violente naît de leur choc. Lesguerres de religion, la Révolution française, la Révolu-tion russe, la Seconde Guerre mondiale ont été des con-flits de valeurs sous le masque des luttes d'ambitions.

Immédiates et absolues, les valeurs sont supé-rieures aux fins, qui sont relatives et progressives.Cependant les cas de conscience ne sont presquejamais aussi simples. La poursuite d'une fin n'au-torise pas à transgresser une valeur. Autorise-t-elleà fermer les yeux sur la transgression? Pour leVicaire, le devoir d'assistance et le devoir de condam-nation s'excluaient. Il a poursuivi des fins miséri-cordieuses et garde le silence sur les valeurs trans-gressées. Peut-être ne s'est-il pas fait de sa paroleune idée assez haute. Mais ceux-là mêmes qui cri-tiquent le Pape offrent à la papauté une suprêmeconsécration en faisant d'elle la gardienne privi-légiée de valeurs communes à tous les hommes.

58 Le Plan ou l'Anti-hasard

Le problème des fins a été seulement effleuréplus haut. Il devrait, me semble-t-il, être appro-fondi et développé dans deux directions diffé-rentes, d'une part en diversifiant davantage lesobjectifs correspondant aux cinq types d'écono-mie envisagés, d'autre part, en s'attachant, nonseulement aux emplois finaux de notre potentielde croissance, mais aussi à la participation deshommes à sa constitution et à sa mise enœuvre.

Je considérerai plus spécialement ici les diversaspects de l'économie de création, car ils nous condui-sent à une nouvelle sorte de relation entre les va-leurs et les fins. .

On sait que les équipements collectifs (scolaires,sanitaires, urbains, ruraux, routiers, téléphoniques,etc.) doivent connaître pendant le Ve Plan une pro-gression plus rapide que tous les autres emplois de laproduction nationale (environ deux fois la progres-sion de la production elle-même). Cet effort, diffi-cile dans le contexte économique et psychologiquedu moment, est motivé par l'importance et l'ur-gence des besoins, le retard de certains secteurs,l'accroissement de la population et les migrationsvers les villes, l'entrée dans la consommation demasse de biens et services nouveaux dont l'automo-bile, le téléphone, la télévision sont les exemples lesplus significatifs. Il faut dès lors des choix délicats,prenant la forme de dosages en proportions varia-bles suivant les circonstances et les époques. Il estsouvent question, dans le langage courant, de prio-rités, et même de priorités absolues, mais, chaquefois qu'on s'est efforcé de définir cet absolu, on est

L'aventure calculée 59

retombé dans le relatif 1. Cependant l'emploi aussiconstant et aussi général d'une expression doitrecouvrir quelque vérité cachée. En outre, à lalumière de l'analyse précédente, l'épithète « absolu »fait invinciblement penser aux valeurs.

Dans les débats sur les options du Ve Plan, unedistinction a été faite entre la hiérarchie qualitativeet l'échelle quantitative des besoins. Le logement,l'enseignement, la santé sont apparus comme desbesoins supérieurs à d'autres dans l'ordre de la qua-lité. J'y ajouterai avec une insistance pressantela beauté, si généralement méconnue pendant lescent cinquante dernières années. Dans d'autresdomaines, en revanche, la pression des quantitésest particulièrement forte : dans les vingt annéesqui viennent, le nombre des automobiles et destéléphones acquis par la masse augmentera nette-ment plus vite que celui des ménages à loger, desenfants à instruire, des malades à soigner. On seraittenté de pousser plus loin l'analyse et de considérerqu'à chaque stade de développement une sorte deminimum vital de telle ou telle fin prend le carac-tère impératif d'une valeur. Le droit à disposerd'un toit, d'une école, d'un lit dans un hôpital s'ajou-teraient aux droits de l'homme reconnus depuisprès de deux siècles. Cette consolidation progres-sive de certaines fins en valeurs serait l'une des mo-dalités de l'évolution historique de ces dernières.Resteraient pour l'instant du domaine des finsvariables et relatives le dépassement du minimum

1. Rapport de M. Chardonnet au Conseil Économique et Socialsur les options principales du Ve Plan.

60 Le Plan ou l'Anti-hasard

dans les domaines « prioritaires » et l'ensemble desobjectifs dans tous les autres (routes, téléphone, etc).

La seconde direction de recherche est plus impor-tante encore. Puissance, loisir, consommation,création, solidarité sont des emplois de notre pou-voir de produire, des consommations au sens large(de biens réels ou, s'il s'agit de loisirs, de virtualités).Mais la joie la plus haute ne peut être trouvée dansla course épuisante à la possession. Elle est cellede l'esprit qui se réalise dans ses œuvres, de l'âmequi « se dépense à s'accroître de ses dons 1 ». L'hommea besoin de dépassement. Il éprouve d'autant pluscette exigence que les voies du progrès sont lentesà son échelle, tandis qu'elles transforment la sociétéà l'échelle des générations. Élément d'un ensemblequi le dépasse en étendue et le transcende en durée,l'homme peut tirer ses satisfactions les plus pro-fondes, non de ce qu'il reçoit, mais de ce qu'il ac-complit. C'est ce qu'en entrant à la Maison-Blanche,et comme s'il eût eu la prescience de son destin horssérie, John F. Kennedy rappelait à ses concitoyens :« Ne vous demandez pas ce que votre pays peutfaire pour vous. Demandez-vous plutôt ce que vouspouvez faire pour votre pays. » Mais dès lors qu'ils'agit de faire, le problème, à la fois réel et my-thique, de la participation se trouve posé. L'hommeveut « s'affirmer comme personne participant àla création du monde économique et social en pleinecroissance2 ». La participation dans l'entrepriseest favorisée par les systèmes de décisions décen-

1. Paul Valéry, Palme.2. Marcel Demonque, cahier 9 du Centre de Recherches et

d'Études des chefs d'entreprises.

L'aventure calculée 61

tralisées dont la vertu n'est pas seulement d'ac-croître l'efficacité, mais aussi de correspondre, sur leplan humain, à la forme la plus stimulante desrapports de production. L'ascension des cadresdans notre société technicienne est en corrélationavec cette diffusion organisée du pouvoir. Jusqu'où,cependant, cette décentralisation peut-elle des-cendre ? Qu'il s'agisse du monde capitaliste ou dumonde socialiste, il y a partout, selon FrançoisPerroux, « des groupes dominants qui commandentles machines et des groupes dominés qui les ser-vent », de sorte que « nulle part la différence etdans une large mesure l'opposition entre maîtreset servants des machines ne se sont effacées1 ».Cependant cette image expressive est trop absoluepour représenter une réalité plus articulée et plussubtile. Son mérite est de faire apparaître commeutopique l'idée d'une réforme de l'entreprise quila déhiérarchiserait. Il me semble néanmoins plusjuste d'escompter, avec Jean Fourastié, « une conti-nuation de l'évolution de l'entreprise dans le sensd'une association d'hommes pour une coordinationd'efforts2 ». Dans cette association, le mode dedésignation des dirigeants peut être discuté, maisla nature des choses exige qu'une entreprise, commeun orchestre, ait un chef.

La participation au processus général de déve-loppement pose un problème d'une autre nature.On ne participe qu'à ce que l'on comprend. Une.œuvre immense d'information et d'éducation est

1. François Perroux, préface aux Œuvres d© Karl Marx, Biblio-thèque de la Pléiade, p. xiv et xv.

2. Jean Fourastié, Les 40 000 heures.

62 Le Plan ou l'Anti-hasard

nécessaire pour que chacun puisse situer son effortdans l'effort de tous et mesurer sa contribution àl'accomplissement général. Le plan de la Nationoffre à cet égard une occasion privilégiée de dialoguepositif, tout d'abord au sein des commissions demodernisation. Cependant ces commissions, commeles syndicats, comme les partis, sont des corps in-termédiaires. Peut-on aller plus loin, et concevoirdans l'ordre économique et dans l'ordre politiqueune démocratie directe? Certes, nous avons les ins-truments techniques, la télévision au premier chef,qui permettent de diffuser les informations et lesexplications et d'accroître à travers elles la compré-hension. Si précieux que soient ces moyens éduca-tifs, s'ils sont utilisés sans dessein de propagande,ils laissent subsister une lacune essentielle, en cesens qu'ils ne permettent pas l'échange. L'opinionne peut réagir utilement que par des relais bienorganisés et sur des problèmes bien posés. Les débatssur les options principales du Ve Plan ont ouvertune voie dans cette direction.

L'homme peut enfin tirer des satisfactions créa-trices des activités qu'il exerce en dehors du champ,de l'usine ou du bureau. L'automation (qui exigetrop de capitaux pour se généraliser très vite, saufsans doute aux États-Unis) changera progressive-ment les données du problème. Peut-être l'intérêtdu métier sera-t-il moins essentiel quand les hommesn'y consacreront qu'une fraction réduite de leurtemps —les 40 000 heures de Jean Fourastié.Peut-être seront-ils satisfaits de se décharger surles machines et trouveront-ils dans leurs activitéslibres le complément de réalisation dont ils ont be-

L' aventure calculée 68' .

soin, en même temps qu'une évasion hors d'un mondede plus en plus spécialisé et mécanisé. Peut-être lesassociations de toute nature se multiplieront-ellesau bénéfice de la liberté et de la gratuité des rap-ports humains. Mais qui se hasarderait à concluresans une étude prospective difficile, dont l'objetultime est notre idée de l'homme de demain?

Les développements précédents nous ont conduits,au-delà du calcul, dans la sphère de l'imagination,de l'espérance et du bien commun.

Je voudrais maintenant revenir brièvement àdes problèmes plus simples, que le calcul peut do-miner et résoudre, et, la réflexion gagnant en pré-cision ce qu'elle perd en étendue, souligner quel-ques-uns des progrès accomplis dans ce domainedepuis un quart de siècle. Il s'agit en particulierdes résultats trouvés indépendamment en Franceet aux États-Unis 1.et connus outre-Atlantique sousle nom de Principe d'Optimalité (Principe of Op-timality).

Ce principe s'applique aux processus séquentielsmettant un centre de décision unique aux prisesavec le hasard, mais non avec des adversaires cons-

1. Consulter K. J. Arrow, « La statistique et la politique éco-nomique » [Cahiers de l'I.S.E.A., n° 1, 1960), L'Incertitude etFaction.

64 Le Plan ou l'Anti-hasard

cients. L'incertitude porte sur des variables dé-nombrées pour lesquelles des estimations de pro-babilité sont possibles. Le centre de décision prendpour fonction d'objectif à maximiser la somme desespérances mathématiques des résultats futurs ra-menés en valeur actuelle.

Le principe énonce qu'il existe une stratégie op-timale faisant correspondre une espérance opti-male à chaque époque et à chaque situation ducentre de décision (par exemple les stocks où leséquipements dont il dispose). Il définit une méthoderégulière permettant de déduire les espérancesoptimales les unes des autres en remontant le coursdu temps de période en période. Les espérancesantécédentes se déduisent des espérances consé-quentes par une triple opération de maximum,traduisant le choix du centre de décision, d'espé-rance mathématique traduisant le jeu du hasardet d'actualisation traduisant le prix du temps (sym-boliquement k ML Max).

Avant de développer et de concrétiser cet énoncéabstrait, nous noterons qu'il existe un cas plus par-ticulier encore, celui où les probabilités ne prennentque les valeurs 0 ou 1, de telle manière que les si-tuations futures puissent être considérées soitcomme impossibles, soit comme certaines, mais enaucun cas comme douteuses. C'est l'hypothèse dela certitude ou, suivant l'expression souvent utilisée,de la prévision parfaite, qui domine la théorie éco-nomique classique et conduit à l'établissement deplans d'action ne varietur. L'adversaire à vaincren'est plus le hasard. En revanche c'est parfois la

L'aventure calculée 65

complexité. Les situations de cette nature ont donnénaissance à un mouvement de pensée que l'on peutappeler le courant combinatoire, et qui a connu unegrande extension depuis un quart de siècle, grâceà des méthodes comme la programmation linéaire,appuyées sur le développement extrêmement rapidedes machines électroniques. On a pu s'attaquer ainsià des problèmes mettant en jeu des dizaines, puisdes centaines, et maintenant des milliers d'inconnueset de contraintes.

Lorsque l'on passe de l'économie du certain à l'é-conomie de l'incertain, un outil conceptuel nouveauest nécessaire. La notion de programme fait place àcelle de stratégie. Le point remarquable est que,grâce à l'hypothèse du dénombrement, le centre dedécision peut dépasser- le stade de la stratégie dis-crétionnaire et aboutir à une stratégie automatique(on dit aussi formalisée). Cette dernière s'exprimepar une règle posée à l'origine et permettant de for-mer une décision à n'importe quelle époque futureen tenant compte de toutes les circonstances du mo-ment. Les décisions à venir sont inconnues, mais larègle servant à les former est connue, et posée ne va-rietur. Elle peut prendre la forme d'une liste de déci-sions mise en regard d'une liste de toutes les situationssusceptibles de se présenter, sous l'effet combiné deschoix de la nature et des choix du joueur. (Il estclair, au contraire, que l'apparition de situationsqui n'auraient pu être dénombrées et désignées àl'avance introduit un élément discrétionnaire dansla stratégie.)

Enfin l'introduction des probabilités permet dedéfinir une fonction d'objectif et, par suite, de choisir

3

66 Le Plan ou l'$Anti-hasard

parmi toutes les stratégies concevables une stratégieoptimale maximisant cette fonction d'objectif.

Cependant des difficultés de deux ordres doiventêtre préalablement surmontées. Les premières tou-chent la signification et l'estimation des probabilités.Je dirai seulement ici que je me range parmi les te-nants des probabilités subjectives, et que les applica-tions que j'ai en vue se limitent aux cas dans les-quels ces probabilités subjectives peuvent fairel'objet d'une estimation raisonnable, par exemplesur la base de fréquences observées dans le passé(débits des rivières).

Les secondes difficultés à vaincre concernent lechoix d'un critère de préférence/Dans l'univers dela certitude, à chaque décision correspond un résul-tat certain et l'on admet comme un postulat évidentque le centre de décision sait classer ces résultats lesuns par rapport aux autres. Dans l'univers de laprobabilité, à chaque décision correspond un en-semble de résultats possibles. Or le critère de classe-ment de ces ensembles n'est nullement évident. Lesaudacieux pencheront pour la décision qui leur ouvrede grandes espérances, même si en contrepartie ellene leur évite pas de grandes craintes. Les prudentspencheront pour la décision qui leur évite de grandescraintes, même si en contrepartie elle ne leur ouvre pasde grandes espérances. (Il y a dans ce dernier com-portement le germe du critère dit minimax). Uneattitude intermédiaire consiste à adopter la décisionassurant le meilleur résultat moyen. Il s'agit bienentendu d'une moyenne pondérée, les résultats lesplus vraisemblables étant affectés des coefficients depondération les plus élevés. On est ainsi conduit au

L'aventure calculée 67

critère de l'espérance mathématique, celle-ci étantobtenue en pondérant chacun des résultats possiblesau prorata de la probabilité correspondante.

Il reste à définir ce qu'il faut entendre par « résul-tat ». La première idée qui vient à l'esprit est de maxi-miser des espérances de revenus en monnaie. Repre-nant et développant une ligne de pensée due à Da-niel Bernoulli, von Neumann et Morgenstern ontmontré que, pour obtenir un critère de choix ration-nel, il faut considérer des espérances mathématiquesd'utilités, leur théorie ayant simultanément une va-leur opératoire pour la définition précise de ces uti-lités.

Il faut observer enfin que les processus de décisionles plus fréquents, notamment dans le problème desréserves et dans celui de la croissance, sont des pro-cessus séquentiels. Des décisions successives sontprises et des résultats successifs sont enregistrés aucours du temps. Il ne suffit pas dès lors de calculer lesespérances mathématiques des résultats futurs;encore faut-il les ramener en valeur actuelle par le jeud'un taux d'escompte convenable. Dans ces condi-tions, la fonction d'objectif est la somme des espé-rances des résultats futurs actualisés.

Dans les problèmes d'optimum de l'entreprise, iln'est guère facile de dégager une fonction d'utilité.Le processus étant répétitif, on raisonne souvent surdes revenus, en admettant, sur la base de la loi desgrands nombres, qu'en maximisant la somme desespérances des revenus futurs actualisés on est pres-que sûr de maximiser la somme de ces revenus eux-mêmes. Encore faut-il, pour justifier cette pratique,admettre qu'un grand nombre d'aléas apparaissent

L'aventure calculée 69

C'est pourquoi j'ai cru utile de reprendre la questionsous une forme plus élémentaire dans un chapitre dece livre. Notamment, dans l'exemple' central, l'aléaest celui du plus simple des jeux de hasard, le jeu depile ou face. La précision du raisonnement exigecependant du lecteur un effort d'attention plus sou-tenu que les autres chapitres de ce livre.

La solution procède de l'idée qu'à chaque situation,et à chaque stratégie concevable correspond uneespérance, l'espérance mathématique actualisée dela somme des résultats attendus. L'attention seporte particulièrement sur l'espérance optimale quitraduit, à partir de chaque situation, l'applicationde la stratégie optimale. Le Principe consiste essen-tiellement à montrer comment la stratégie optimaleet l'espérance optimale se codéterminent en remon-tant le cours du temps. Ce calcul régressif est déjàemployé dans la théorie classique du capital. « Larécolte de froment dépend de la terre qui le fournit,mais la valeur de la récolte n'est pas fonction decelle de la terre. La valeur de la terre dépend, aucontraire, de la valeur présumée des récoltes1. »

Dans les problèmes aléatoires que nous avons envue, on suppose connue l'échelle des espérancesoptimales à la fin d'une période. On en déduit ladécision optimale par une opération de maximation(Max), puis l'échelle des espérances optimales au dé-but de la période par un calcul d'espérance mathé-matique (M) et par l'application d'un coefficient d'es-compte inférieur à l'unité (k). L'opération permet-tant d'obtenir les espérances optimales de début de

1. Irving Fisher, La Théorie de l'intérêt.

70 Le Plan ou l'Ânti-hasard

période à partir de celles de fin de période s'écritainsi symboliquement

k M Max.Dans les problèmes « courts », l'échelle des espé-

rances optimales est connue, effectivement ou conven-tionnellement, à l'échéance du processus. La relationprécédente résout complètement le problème.

Dans certains problèmes « longs », et particulière-ment dans ceux ouverts sur un avenir illimité,l'échelle des espérances optimales n'est connue a•priori à aucun moment. Les chaînes d'espérancesoptimales résultant de la relation précédente con-tiennent ainsi un élément arbitraire. On lève sou-vent cet arbitraire en considérant, parmi toutes leschaînes possibles, celle qui est stationnaire, c'est-à-dire qui se conserve par récurrence. On peut d'ail-leurs montrer que, sous des conditions assez larges,l'application répétée de la relation k M Max à partird'une échelle d'espérances arbitraires converge rapide-ment vers cette chaîne stationnaire. Cette conver-gence traduit le fait bien connu que l'avenir lointainest sans influence sur nos décisions présentes.

La théorie des réserves, sous la forme où je l'ai dé-veloppée initialement, est sous-tendue par une notionde permanence. Le prix du charbon, le rendement descentrales thermiques, la pénalité de défaillance nevarient pas au cours du temps. Les probabilités desdébits sont stationnaires ou périodiques, parce qu'endehors des alternances saisonnières le climat nechange pas. Ainsi les fréquences observées dans lepassé dictent-elles les probabilités attendues dans

-L'aventure calculée 71

le futur. Dans ces conditions, les espérances liéesà la stratégie optimale sont des fonctions du stock quise reproduisent identiques à elles-mêmes d'année enannée. C'est même cette condition d'identité qui,on le verra, achève de les déterminer, et qui permetde les considérer comme solution d'un problèmecourt en dépit de la plus ou moins grande longueurdu processus d'approximations successives utilisé.

Cependant le principe d'optimalité peut êtreétendu à des problèmes longs ne présentant ni sta-tionnarité ni caractère cyclique : parmi ceux-ci leproblème de la croissance, si toutefois on l'astreintaux conditions exprimées plus haut (centre de déci-sion unique, incertitude se prêtant au dénombre-ment et réductible à la probabilité, ou, a fortiori,prévision parfaite). Lorsqu'on produit, investit etconsomme un seul bien, le problème de la croissance,tel, par exemple, qu'il est illustré par le modèle deRoy Radner, est isomorphe au problème de la ges-tion du stock d'une seule marchandise. Cet isomor-phisme, qui sera explicité dans l'un des chapitres,dépasse évidemment en portée les isomorphismesentre stockages de biens de nature différente. Sasignification profonde est qu'il y a dans le processusconsidéré une permanence cachée : le caractère sta-tionnaire ou cyclique des variables fait place à un.régime permanent de croissance.

Le modèle de Radner, construit dans l'hypothèsede la prévision parfaite, est linéaire, le rapport del'output à l'input étant un coefficient technologiqueconstant, ce qui lui permet d'avoir des solutionsparticulières exponentielles (expansion en progres-sion, géométrique). Cette linéarité pourrait paraître

72 Le Plan ou l'Anti-hasard

irréaliste parce qu'en contradiction avec la loi desrendements décroissants en matière d'accumulationde capital. La contradiction se dissipe lorsqu'on in-troduit explicitement dans la fonction de productionle progrès technique et le travail à côté du capitalmatériel. S'il est vrai, en effet, que le rendement ducapital diminue à mesure de son accumulation,lorsque la technique est stationnaire, et qu'il en estde même pour la main-d'œuvre en quantité et enqualité, une croissance synchronisée de ces trois fac-teurs principaux de la production permet de retrou-ver des rendements constants. Ce que l'accumulationde capital ne pourrait faire seule si elle n'était fécon-dée par l'invention et servie par la qualité du travail,ce que le progrès technique ne pourrait faire seulsans un support matériel et humain, ce que les tra-vailleurs ne pourraient faire seuls s'ils étaient réduitsà la force de leurs bras, ils l'accomplissent en se conju-guant. Le déclin du rendement du capital, la reprisedes capitalistes sur les salariés, la lutte des classes,cessent ainsi d'être des fatalités sans que, pour au-tant, le partage des fruits de l'expansion soit unproblème facile à résoudre.

Le modèle met en évidence d'une manière trèssimple, non seulement le taux d'expansion, mais aussile taux d'intérêt. Ce dernier est, on le sait, le prixd'usage du capital en même temps que le paramètredirecteur du choix des investissements. Or, de l'opti-misation globale effectuée par un centre de décisionunique émerge, sous certaines conditions, un sys-tème de prix — les shadows-prices des Anglo-Saxons— qui, convenablement appliqué dans un régime dedécisions décentralisées, permet de retrouver l'opti-

L'aventure calculée 73

muni global. Le taux d'intérêt déduit du modèle deRadner est supérieur au taux d'expansion. Ce résul-tat se retrouve dans des cas plus généraux, comme lemontrent les études de Malinvaud sur la croissance 1.S'il se conservait dans l'économie réelle, c'est-à-diresi les schémas théoriques étaient suffisamment repré-sentatifs des effets finaux d'une multitude de déci-sions individuelles, on serait conduit à considérercomme illusoires toutes les tentatives de retrouverdans un âge de croissance rapide les 3 % de la BelleEpoque,— paradis perdu de quelques-uns.

Le modèle peut être étendu à l'aléatoire par uneapplication aisée du Principe d'Optimalité, si l'onadmet, par exemple, qu'il existe dans la productiondes aléas techniques ou climatiques obéissant à uneloi de probabilité connue. Il est plus intéressant,toutefois, d'examiner lés difficultés qui peuventsurvenir dans le cas où l'unité fait place à la dualitéde décision. Le modèle de Radner est caractérisépar un taux d'escompte psychologique S. Dans lecas de l'unité de décision, il existe un régime expo-nentiel indéfini dans lequel le stock initial de cha-que période se partage entre une fraction 1-S qui estconsommée et une fraction S qui est épargnée et in-vestie. On notera que, dans ce cas, la décision d'épar-gner et la décision d'investir sont une seule et mêmedécision, et qu'ainsi l'épargne et F investissementsont nécessairement égaux ex ante. L'équilibre seréalise automatiquement entre l'épargne et l'inves-

1. E. Malinvaud, Études diverses, notamment « Capital Accu-mulation and efficient allocation of Resources » (Econometrica,1952, p. 233-268).

74 Le Plan ou l' Anti-hasard

tissement et, par suite, entre le besoin égal à (1 — S)-+Set la ressource égale à 1.

Supposons maintenant qu'il existe deux centresde décision, de telle sorte que la décision d'épargneret la décision d'investir soient disjointes — ce quiest le cas des économies modernes. Il y a ainsi un Sdu consommateur qui est le complément à l'unité dela fraction consommée 1—-8, et un S de l'investisseurqui n'est pas nécessairement égal à 8. Dans les pé-riodes où les expectations sont défavorables, le 8 del'investisseur peut être inférieur au 8 du consomma-teur, il y a insuffisance de la demande globale et lesconditions d'une récession spontanée tendent àapparaître. Il arrive plus souvent toutefois que le 8de l'investisseur soit supérieur au 8 du consomma-teur. Les investissements productifs sont basés surdes études de marchés à long terme, c'est-à-dire surune idée des besoins du consommateur futur. Leséquipements collectifs sont décidés par le citoyen quiraisonne à l'échelle de durée de la cité supérieure àcelle de l'individu. Il existe ainsi une tendance à unexcès systématique de l'investissement sur l'épar-gne, c'est-à-dire à un excès de la demande globale.

Cette apparition d'un excès de demande est favo-risée par la distribution d'un revenu supérieur àla ressource, à la suite, par exemple, d'une sures-timation des effets de la technologie, de doublesemplois dans l'utilisation des progrès de la producti-vité, de rentes de rareté, de contagions de hausse,d'une aspiration à la parité. Ces divers mécanismesd'inflation des coûts contribuent à la création defaux droits au sens de J. Rueff. A cet égard, il n'y

L'aventure calculée 75

a pas tellement de différence entre la création directede faux droits par l'émission monétaire et la rati-fication, par des mécanismes considérés comme légi-times, par exemple l'escompte d'effets commerciaux,de faux droits antérieurement créés.

Nous assistons ainsi à ce qu'on peut appeler jeconflit du consommateur et du citoyen. (Derrièrele consommateur se profilent l'entrepreneur et letravailleur, mais l'ensemble de leurs comportementsest largement orienté par leur désir de consommer.)Un conflit du même ordre apparaît parfois au seindes assemblées politiques elles-mêmes. « L'opinionpublique exige que l'État remplisse d'importantesfonctions liées au développement économique dupays, mais, à travers ses représentants, la mêmeopinion publique refuse à l'État les moyens de lesaccomplir 1. » Ce n'est pas, notons-le, pour la France,mais pour le Brésil, que cette observation est formulée,ce qui lui donne un caractère moins irrespectueuxen même temps que plus universel.

Bien entendu, le déséquilibre apparu ex ante dis-paraît toujours ex post. La solution « spontanée » duproblème est la hausse des prix qui, laissant subsisterle revenu nominal, ampute le revenu réel et rétablitl'égalité avec la ressource. Comme l'a dit schéma*tiquement un jour un ministre des Finances au•Conseil Économique et Social, si un pays veut investir20 et consommer 85 en face d'une production égaleà 100, une hausse des prix de 5 % ramène l'investis-sement réel à 19 et la consommation réelle a 81. Cettesolution, souvent employée dans le passé, sauvegarde

1. Gelso Furtado, Le Brésil à l'heure du choix.

76 Le Plan ou l'Anti-hasard

dans une certaine mesure l'investissement, mais causede grandes injustices. Elle est devenue incompatibleavec l'ouverture de l'économie française sur l'ex-térieur.

Un de nos problèmes importants — plus politiquequ'économique — est de trouver un équilibre satis-faisant entre le consommateur et le citoyen, car cequi, à la vérité, est inflationniste, ce n'est pas l'in-vestissement, c'est le couple investissement + con-sommation. Il faut écarter résolument les solutionsextrêmes. Le rééquilibre par le rationnement de laconsommation n'est pas acceptable au stade dedéveloppement où nous sommes parvenus. Il n'estpas davantage admissible que le citoyen abdiquedevant le consommateur en se contentant d'investirle solde non consommé de la ressource dans unesociété où les contre-incitations à l'épargne sontnombreuses: ce serait un désaveu de la solidaritédes générations, une démission devant l'avenir.

L'équilibre exige la vérité des prix dans la factura-tion des services, une juste appréciation du niveaude l'impôt, et le développement de formes diver-sifiées et attrayantes de l'épargne. Enfin, dans lamesure où le citoyen incarne la conscience dudéveloppement, il n'est pas injustifié de demanderau consommateur de se souvenir sur le marché de cequi a été décidé en son nom dans le forum. C'est lavoie de la transparence et de la persuasion. De mêmeest-il normal de demander aux facteurs de productionde renoncer à la perception de « faux droits » parsurestimation ou double emploi des progrès deproductivité. Toutefois cet abandon implique unecontrepartie sans laquelle il serait illégitime de le

L' aventure calculée 77

demander et illusoire de l'attendre. C'est que lesprogrès de productivité soient portés au plus hautniveau possible par un intense effort d'ordre tech-nique et structurel, et que des considérations d'équitéinterviennent dans leur utilisation en faveur desdifférentes catégories sociales. Telle est l'essence ducontrat non écrit, combinant la volonté de réformeet l'esprit de sagesse, qui pourrait être proposé auxpartenaires sociaux dans le cadre du plan de déve-loppement et de la politique des revenus.

C H A P I T R E I I

Technique, Economie, Ethique

Lorsque M. Albert Caquot, notre cher et respectéPrésident, m'a fait l'honneur de m'inviter à ouvrirces Journées d'Études, il s'adressait, certes, au Com-missaire général du Plan d'Équipement et de laProductivité. Mais il n'oubliait pas non plus que jesuis fondamentalement l'un des vôtres. La Techniquea eu mes premiers soins, à l'époque déjà lointaineoù j'étudiais les singularités du mouvement del'eau, à celle, plus récente, où j'équipais les usines duPortillon et de Chastang. Les servitudes de l'actionm'ont cependant fait comprendre que, seule, l'unionétroite de la Technique et de l'Économie pouvait per-mettre de réaliser de grandes choses. C'est ainsi queje me suis attaché au problème de l'investissementdans une entreprise publique avant de m'y consacreraujourd'hui à l'échelle de la Nation. Enfin en vieil-lissant, en gagnant d'âge comme on disait dans monenfance, je n'ai pas été sans me poser quelques pro-blèmes sur le but et le sens de l'activité humaine.

Je m'en voudrais, cependant, de donner à ces pro-pos un tour trop subjectif. Dans un souci d'imper-sonnalité, et pour rester néanmoins dans mon domaine,

Technique, Économie, Éthique 79

je vous parlerai de Technique, d'Economie etd'Éthique en prenant pour guide la définition dela programmation. Celle-ci, selon Koopmans, estl'utilisation optimale de moyens limités en vue defins désirées: Vous apercevez tout de suite la corres-pondance. L'utilisation des moyens relève de l'Artde l'Ingénieur. L'optimum lié, sous les contraintesqui nous sont imposées par la nature — y comprisla nature humaine —, est le but fondamental del'analyse économique. Quant aux fins désirées, nile technicien ni l'économiste n'ont qualité pour leschoisir : leur définition pose un problème éthiquequi concerne tous les hommes.

Je ne vous parlerai pas longuement de la Technique.Elle est votre vie, votre dilection, votre orgueil—d'autres diraient peut-être votre péché.

Pour mesurer l'ampleur de la mutation qu'elleengendre, il n'est que de nous reporter un demi-siècleen arrière. Les hommes de mon âge ont voyagésur l'impériale de l'omnibus Panthéon-Courcelles ;ils ont assisté à la course automobile Paris-Vienne;ils ont vu le biplan Wright du comte de Lambertpiquer de Juvisy sur la tour Eiffel ; ils ont eu le fourire devant les gesticulations de l'arroseur arrosé ;ils ont capté les premiers signaux hertziens avec uncohéreur de Branly ou un capricieux cristal degalène. Ils ont été les compagnons d'enfance de l'au-tomobile, de l'avion — nous disions l'aéroplane —,du cinéma, de la T.S.F.

Ces merveilles devenues adultes, grandies dansnotre familiarité, ont cessé de nous surprendre. La

80 Le Plan ou l'Anti-hasard

notion même de miracle s'est dégradée. Les vingtannées qui viennent de finir ne nous ont-elles pasapporté la fission, la fusion, le radar, la télévision,le calculateur électronique, la fusée téléguidée, lespoutnik, la pénicilline, le bas nylon ? Un kilo decombustible nucléaire nous livre autant d'énergieque dix. tonnes de charbon. Une même opérationeffectuée en sept secondes par la Mark I de l'Uni-versité de Harvard, il y a quinze ans, ne demandeplus qu'une dizaine de microsecondes aux calcula-teurs électroniques de 1959.

La poursuite de ce progrès accéléré suppose —vous n'avez garde de l'oublier puisque c'est le sujetmême de la première partie de ces journées — unecoopération étroite entre l'Université, les ingénieurset l'Industrie. Je souhaite que vous en dégagiezensemble les modalités les plus efficaces, et que votreréunion soit une étape vers les conquêtes de l'avenir.

Ces conquêtes, il est permis d'en rêver. Doués depouvoirs magiques : transmuter les métaux, lancerla foudre, lire à travers les corps, échapper à l'at-traction terrestre, construire des cerveaux plusrapides que le nôtre, comment n'éprouverions-nouspas une espérance indéfinie, comment n'attendrions-nous pas une amélioration illimitée de notre destin ?

C'est à ce moment du rêve que surgit le vilainde la pièce, je veux dire l'économiste, qui rappelleaux ambitieux, aux impatients, aux téméraires, lesservitudes de la condition humaine. Il dit à Hitler :si tu veux des canons, il faut te passer de beurre.Il dit à Khrouchtchev : si tu Veux des spoutniks

Technique, Économie, Éthique 81

il faut renoncer aux 2 CV. A nous, Français de 1959,il murmure : tout n'est pas possible tout de suite.Il faut définir des hiérarchies, des ordres d'urgence,des règles de choix.

C'est l' art de la programmation économique, secondthème de vos journées d'études, dont je ne vous li-vrerai pas les secrets complexes, pour toutes sortesde raisons, dont la plus décisive est que je suis loinde les avoir complètement pénétrés moi-même. Jerappellerai seulement qu'il comporte une approcheglobale en termes de quantités et une approchedécentralisée en termes de prix. Ces deux approchesont un caractère dual, parce que limitation quan-titative et prix non nul sont deux expressions alter-natives d'une même rareté. Ce fait fondamentalenlève beaucoup de son acuité, de son importanceet même de sa signification, à la vieille querelle entredirigisme et libéralisme (je ne dis pas entre tyrannieet liberté).

De toute tentative d'une communauté pour uti-liser d'une manière optimale ses ressources émerge unsystème de prix qui, convenablement appliqué, per-met de retrouver cet optimum. Ainsi l'existence deprix n'est pas un phénomène occasionnel, un acci-dent de l'évolution historique. Elle a une significa-tion profonde qui ne saurait être méconnue sans péril.

A cette fonction des prix se rattache ce qu'onpourrait appeler, du nom d'un Professeur soviétique,le Paradoxe de Notkine. En Union soviétique, lekilowattheure hydraulique est moins cher que lekilowattheure thermique puisque, pour des raisonsde doctrine, il n'y a pas de taux d'intérêt à décomptersur les capitaux investis. Mais comme les centrales

82 Le Plan ou l'Anti-hasard

thermiques sont plus rapides à construire, comme(à égalité de services rendus) elles sont moins coû-teuses en investissement initial et libèrent ainsi desressources pour les autres secteurs industriels, ellespermettent une expansion plus rapide de l'économie :d'où, conclut Notkine, une priorité (non exclusive)en leur faveur 1.

Cette conclusion, correcte dans son principe,signifie qu'il faut toujours faire les optimisations auniveau le plus élevé, toute sous-optimisation ris-quant de laisser échapper quelque chose. Mais il fautbien reconnaître que le Paradoxe de Notkine, lacontradiction précédente entre le point de vue del'entreprise et celui de la Nation, peut se résoudred'une manière plus satisfaisante par l'usage d'untaux d'intérêt. Il n'y a plus alors de position domi-nante et de position dominée, mais une synthèseharmonieuse des points de vue.

J'ajoute que l'adoption, dans le calcul, d'un tauxd'intérêt trop bas (comme on a cru parfois pouvoirle faire) soulève, à une échelle il est vrai réduite, lesmêmes observations.

Ainsi compris, le taux de l'intérêt n'apparaît passous son aspect d'instrument d'enrichissement, dontla légitimité a été politiquement ou moralementcontestée par certaines familles d'esprits. Il estessentiellement un instrument de calcul, un cribleéconomique qui permet de sélectionner les inves-tissements les meilleurs.

On peut très bien concevoir — c'est ce qui se passe

1. A. Notkine, « Le Plan septennal et l'édification de la basematérielle et technique du communisme » (Cahiers du communisme,janvier-février 1959, p. 77).

Technique, Économie, Éthique 83

assez largement, en fait — que le montant que l'ondécide d'investir dépasse l'offre spontanée, d'origineindividuelle ou institutionnelle, sur le marché descapitaux, qu'il découle d'un arbitrage politique aprèsconfrontation globale des ressources du présent etdes besoins de l'avenir. Cependant, une fois que cemontant a été fixé, il reste nécessaire de faire usagedu taux de l'intérêt pour répartir au mieux les contin-gents limités de capitaux et pour déterminer l'ordrede priorité des projets alternatifs. Ce taux d'intérêttechnique s'identifie au taux de rentabilité marginaledu Plan, et c'est la variable duale du montant dis-ponible pour l'investissement.

Je ne voudrais pas vous laisser croire que la struc^ture des Plans obéit à une rationalité aussi parfaite.Il y a d'abord l'immense complexité des interactionséconomiques, que commencent à éclairer les tra-vaux de Gruson et de son équipe. Il y a l'incertitudede l'avenir qui oblige à estimer des vraisemblancesmal connues et à forger de nouveaux critères de déci-sion sur lesquels les spécialistes discutent encore. Il ya la pression des groupes sociaux ou professionnels,dont les intérêts sont affectés par telle ou telle optionparticulière. Il y a l'inertie intellectuelle, la préfé-rence pour la routine, la religion des situations ac-quises, qui s'opposent fortement aux changementsnécessaires ou désirables. Il y a enfin le fait que lePlan, dans sa version française, est indicatif, nonimpératif, et qu'en dehors des investissements pu-blics le Pouvoir politique ne peut agir que par voiede persuasion ou d'incitation.

84 Le Plan ou l' Anti-hasard

Cependant, des progrès considérables ont étéaccomplis. Pour ceux qui sont en puissance, je mepermets de compter sur vous. L'élaboration d'unplan est un dialogue entre un centre restreint etune périphérie nombreuse et diversifiée dont l'ap-port est essentiel. C'est ensemble que nous feronsun pas dé plus vers cet idéal de rationalité qui,comme tout idéal, est une inaccessible asymptote.

Dans le concret, le problème le plus important quise pose à nous est sans doute le choix —- ou l'estima-tion — d'un taux d'expansion. Car l'objectif fonda-mental d'un plan n'est pas une collection d'ouvragesrépondant à des fins particulières et disjointes, c'estune croissance équilibrée de l'économie. Le taux d'ex-pansion optimal est le taux le plus élevé compatibleavec les contraintes naturelles.

Il y a, par exemple, une limitation du taux d'ex-pansion par les disponibilités de main-d'œuvre.Mais si l'on tient compte des progrès de la produc-tivité et de l'arrivée des jeunes à l'âge d'homme, sil'on admet en outre, comme on doit le faire, que l'ef-fort d'enseignement nécessaire sera accompli pourles cadres et les agents qualifiés, cette limitationn'est pas la plus contraignante.

Pour une nation qui, comme la nôtre, a refusél'isolement économique, la contrainte la plus rudeest l'équilibre de la balance des paiements extérieurs.(Il en est dé même, soit dit en passant, dans une démo-cratie populaire comme la Pologne 1).

1. Michel Kalecki, Le Plan à long terme pour les années 1961'1M5 ; perspectives polonaises, mars 1959, p. 6 et 20.

Technique, Économie, Éthique 85

Au cours des années 1952 à 1956, nous avons connuune expansion brillante. Mais les importations néces-saires .pour la nourrir ont conduit à un profond désé-quilibre et il a fallu donner une série de coups defreins, à l'automne 57 d'abord, à la fin de 58 ensuite.Entre-temps, d'ailleurs, l'incidence de la récessionmondiale s'était fait sentir sur une économie déjàralentie dans son élan. Le taux d'expansion esttombé à 2 % entre 57 et 58 ; il sera probablementplus bas encore entre 58 et 59.

Pourtant, si nous n'avons pas pu continuer desacrifier l'équilibre à la croissance, nous ne devonspas accepter davantage de sacrifier la croissance àl'équilibre. Car nous compromettrions la paix socialeet nous faillirions à nos devoirs.

Après une transition délicate, l'expansion re-prendra. Quelle en sera la cadence? Entre un pares-seux régime de croisière et un forcing essoufflant, ilexiste certainement un optimum que nous devronsdégager. Entre 1950 et 1957, le taux de l'expansionde l'économie française a été de 4,7 % ; dans la mêmepériode, on retrouve le même taux dans la moyennedes pays de FO.E.C.E. Nous avons là une base con-crète d'autant plus intéressante que la période consi-dérée a compris une phase de stabilisation entredeux phases d'expansion.

Bien entendu, une expansion durable ne pourraêtre soutenue en France que si elle est accompagnéepar une croissance de rythme analogue chez nos par-tenaires du Marché commun. Sinon, des distorsionsgênantes ne manqueraient pas de se produire. Maisautant il me paraît prématuré d'envisager aujour-d'hui pour l'Europe des Six une planification soli-

86 Le Plan ou l'Anti-hasard

daire, autant me semblerait possible un accord, dedroit ou de fait, sur une volonté commune d'expan-sion équilibrée, qui serait, à lui seul, un événementnon négligeable.

La raison majeure d'espérance, c'est le change-ment fondamental qu'ont apporté dans la psycholo-gie des Français l'appel de l'avenir, la poussée de lajeunesse, l'accélération du progrès et peut-être, dansquelque mesure — mais je suis orfèvre —, la nais-sance d'une économie concertée.

,Un autre facteur favorable est le renversement desperspectives énergétiques grâce aux découvertessahariennes et, à un horizon plus éloigné, grâce àl'atome. Un des déficits structurels qui pesaient leplus lourdement sur notre balance des comptes vas'atténuer et disparaître. Il nous faudra seulementveiller à ce que la « fortune » n'engendre pas ledésordre, en particulier le sous-emploi dans lesmines. Des transitions devront être aménagées entenant compte des possibilités d'adaptation dechacun.

Dans le domaine des industries de transformation,un grand effort a été entrepris : il faut le développeret l'accélérer. Mise en commun de la recherche, con-centration des fabrications, spécialisation des usines,construction de nouveaux matériels d'équipement,tel était le programme d'hier, tel reste celui de de-main. N'inaugurait-on pas, il y a trois jours, danscette ville même, un Centre d'Essais et de Recherchesqui concrétise la collaboration de deux grandes en-treprises industrielles?

Technique, Êoonomie, Éthique 87

Dans l'agriculture, la mutation a commencé. Uneaile marchante de cultivateurs actifs et jeunes adéclenché un mouvement qui ne s'arrêtera plus.

Si nous voulons progresser d'un pas rapide, ilfaut que partout — je songe en particulier aux struc-tures commerciales — une aile marchante se constitueet que, par sa seule présence, elle soit pour la multi-tude hésitante une incitation, un exemple et, s'il lefallait un jour, un reproche.

Cependant, les améliorations structurelles se-raient vaines si elles ne se traduisaient pas dansles prix, si l'inflation sourde ou galopante venaitruiner notre compétitivité. Dans la marche au pro-grès, l'ardeur et la discipline doivent se répondre.

Je voudrais, à cet égard, vous soumettre une ré-flexion sur une question délicate, qu'il faut avoirle courage de regarder en face : le partage des fruitsde la productivité. Si, dans les industries les plus dy-namiques, la totalité de ces fruits allait aux profitset aux salaires, un sentiment profond et naturelde la justice amènerait, chez les entreprises moinsbien placées, des distributions de revenus dépassantle progrès plus lent des rendements. Il y auraitainsi une pression permanente dans le sens de lahausse des prix, et la parité favorable du franc dontnous bénéficions aujourd'hui ne subsisterait pastrès longtemps. Si certains prix montent, il fautque d'autres baissent pour que la moyenne se main-tienne. Cette baisse doit être l'objectif prioritairedes secteurs à forte productivité.

88 Le Plan ou l'Anti-hasard

Qu'il me soit permis au passage, sans qu'on tiennepour profession de foi politique ce qui n'est qu'adhé-sion à-l'évidence, de marquer mon profond accordavec André Philip lorsqu'il écrit dans les Cahiersde la République : « Le socialisme distributivistedéfend le même statu quo (que les conservateurs),ralentit aussi l'essor économique, mais, en préten-dant augmenter les salaires et distribuer des avan-tages à toutes les catégories sociales, alors que leproduit national ne s'est pas accru, il plonge l'éco-nomie du pays dans une inflation permanente. »

Je ne suis pas moins d'accord avec lui, et positi-vement cette fois, lorsqu'il assigne pour objectifsà un socialisme moderne — peu importent les mots— une croissance régulière et l'établissement depriorités.

Si ces conditions sont réunies, plus exactementsi ces nécessités sont comprises — et pourquoi nele seraient-elles pas ? — des perspectives longue-ment ascendantes s'ouvrent à nous.

Arrêtons-nous un instant devant elles et cher-chons, non plus en ingénieurs, non plus en écono-mistes, mais simplement en hommes, à les juger.

Un taux d'expansion de 5 % peut paraître faibleà ceux, et c'est le plus grand nombre, qui n'ont pasune connaissance approfondie des problèmes de lacroissance. Il peut le paraître d'autant plus quel'élévation moyenne du niveau de vie sera un peumoins rapide que l'expansion en raison de l'accrois-sement de la population et de l'effort que nousaurons à consentir, par humanité et par intérêt

Technique, Économie, Éthique 89

bien compris, en faveur des pays moins développés.Il reste heureusement en surplus à chacun de nousle fruit de son effort particulier, le développementde sa propre carrière.

Si les voies du progrès sont lentes à l'échelle del'individu, vous ne vous insurgez pas néanmoinscontre elles. Vous savez en effet, car c'est le secretde vos réussites les plus remarquables, qu'on nedomine la nature qu'en se soumettant à ses lois.Ce n'est pas en invoquant le miracle, ce n'est pasdavantage en nous précipitant tête baissée dansl'inflation, que nous réglerons nos difficultés.

Au surplus, à l'échelle des générations, le tableauchange. Sous l'effet d'un progrès lent, mais répété,les vertus de la progression géométrique entrent enjeu, de sorte que le niveau de vie moyen peut dou-bler en une vingtaine d'années, et peut-être unjour plus rapidement, si notre maîtrise de la Tech-nique et de l'Economie continue à s'affirmer.

Ainsi notre jugement se nuance selon que nousnous considérons comme des individus attachésà leur bonheur exclusif ou des éléments d'un en-semble qui nous dépasse en étendue et qui noustranscende en durée.

Si nous optons pour la seconde réponse, le problèmedes fins désirées apparaît dans toute sa dimension.Peut-être n'est-il pas trop tôt pour en prendre cons-cience et nous y préparer.

Pour ceux qui pensent que l'exigence suprêmede l'homme n'est pas la volonté de puissance, d'oùne peut sortir en définitive que l'anéantissement del'espèce, qu'elle n'est pas davantage un type decivilisation fondé sur la diversification des biens

90 Le Plan ou l'Anti-hasard

matériels et la multiplication des gadgets, l'aveniramènera, un jour, une mutation dans l'ordre desfins. Le fond du problème ne sera plus le niveaude vie, mais le mode de vie. Comme l'a écritMarcel Demonque, dans Prospective : « Leshommes devraient apprendre à moins désirer denouveautés consommables... les besoins matérielstendraient à évoluer vers un niveau commun rela-tivement stable... au lieu d'un accroissement per-pétuellement accéléré du revenu nominal, les hommesrechercheraient plus avidement les autres surplusqui sont distribués par les investissements « quali-tatifs » : la santé et la culture, la vie du corps et lavie de l'esprit. » J'y ajouterais volontiers l'effortde solidarité envers le Tiers Monde, début d'uni-versalisme qui devrait être, lui aussi, une de nosfins désirées.

Si, dans ces propos liminaires, je me suis permisde sortir assez largement du cadre précis de ces jour-nées d'études, je suis persuadé que vous ne m'entiendrez pas rigueur. J'espère même éveiller unécho dans vos esprits, car la place que vous tenezdans la vie nationale est trop importante pour quevous puissiez vous dispenser d'évoquer dans vosréflexions, dans vos rencontres, dans vos actes, lesproblèmes fondamentaux dont dépend l'avenirde notre pays, dont dépend même, plus largement,le destin de l'homme.

Allocution inauguraledes Journées d'Études de Lyon

(4 juin 1959).

C H A P I T R E I I I

L'expansion, chance de notre temps

La première révolution industrielle, celle du char-bon et de l'acier, a permis aux peuples de l'Occidentde sortir d'une stagnation séculaire et de s'engager,sans en avoir toujours clairement conscience, surla voie du développement économique. Au coursdu xixe siècle, leur niveau de vie a doublé, unegamme étendue de biens et de services nouveaux aété mise à leur disposition, de génération en géné-ration leur condition s'est transformée. Cependantl'économie de marché qu'ont connue nos pèresétait un mécanisme d'une large et brutale efficacité,indifférent aux inégalités et aux souffrances. Sesavantages ont été payés d'un prix très lourd : letravail pénible des fabriques et des mines, les crisespériodiques et l'armée des sans-travail, le fracas etla fumée des banlieues industrielles. L'expansionétait si peu attentive à l'homme, si traversée deheurts et d'accidents, si lente dans son développe-ment, qu'elle n'était pas perçue comme une réalité.Il n'y avait d'ascension sociale que pour les Ras-tignac, s'élevant à la force du poignet. En outre,la prospérité paraissait liée à la conquête continuede nouveaux marchés et à l'impérialisme colonial ou

92 Le Plan ou l'Anti-hasard

commerçant. Au temps du « monde fini », elle pou-vait paraître acculée au déclin ou à la guerre.

Deux guerres mondiales ont eu lieu en effet, dontil est hors de mon propos de discuter les causes. Cequ'il faut retenir de l'évolution historique, c'estqu'au milieu du tumulte des armes nous nous en-gagions peu à peu dans une seconde révolution quiengendre d'autres perspectives. Révolution destechniques par l'électricité, le pétrole, l'automobile,l'avion, l'atome, la fusée, les matières plastiques,l'électronique, l'automation. Révolution des be-soins dont la frontière intérieure s'élargit sans cesseen même temps que l'appel du Tiers Monde se faitplus pressant. Révolution des esprits qui se dé-tournent de l'imitation du passé pour prendre unevue prospective du futur et qui cherchent dansl'avenir pensé l'esquisse directrice de l'avenir vécu.Si notre siècle est le siècle du développement, ilest plus encore celui de la conscience du développe-ment. Là se trouve sans doute, sous la variété desformes, le contenu profond de l'idée de plan.

Cette situation nouvelle devrait modifier pro-fondément nos manières de penser, héritées d'unpassé immobile ou très lentement évolutif. Elle nousfait entrevoir, plus qu'à aucun autre moment del'histoire, la possibilité de façonner notre destinet ouvre ainsi la voie à un optimisme créateur.

Cependant des interrogations surgissent. Le phé-nomène de la croissance, si récent et encore si fra-gile, porte-t-il en lui des promesses de durée ? Dansl'affirmative, saurons-nous en ordonner les étapesautour de fins communes, même s'il nous est diffi-cile de nous accorder sur une conception unanime

L'expansion, chance de notre temps 93

et définitive du bien commun? Atténuée par l'abon-dance progressive, la querelle sociale ne se rallu-mera-t-elle pas autour du partage des fruits del'expansion ? Enfin, les nations de l'Occident sauront-elles donner aux peuples moins avancés la coopé-ration active qui permettra à ceux-ci de tirer de leurpropre fonds les ressources du développement?Devront-elles, au contraire, subir un début de ni-vellement en prélevant une part croissante de leurproduction pour une assistance obligée, dispensantses bénéficiaires de la gratitude, sinon de l'effort ?

Avant de répondre à ces questions, il faut nouspencher sur le processus de la croissance qui com-mence seulement à nous apparaître dans sa vérité.

Le xixe siècle et le début du xxe avaient étédominés par la théorie de l'équilibre et par celledu cycle économique dont les oscillations limitéesn'étaient qu'une ondulation autour de l'équilibre.La grande crise des années trente a engendré la Théo-rie générale de J. M. Keynes, précieuse par sonapproche globale, mais plus défensive que conqué-rante. La première ébauche rigoureuse d'une théoriede la croissance a été présentée par J. von Neumannen 1936, sous forme d'une économie très simplifiéedont toutes les branches connaissent une progres-sion de même taux et qui, pourrait-on dire, se dilatesans se déformer. Mais si précieux qu'ait été ce pre-mier modèle, rien ne serait plus inexact que de sereprésenter une économie qui resterait statiquedans le mouvement, et qui s'agrandirait en restantsemblable à elle-même.

94 Le Plan ou l'Anti-hasard

L'expansion vécue est tout autre chose : unetransformation dynamique, un processus de des-truction créatrice « qui révolutionne incessammentde l'intérieur la structure économique, en détruisantcontinuellement ses éléments vieillis et en créantcontinuellement des éléments neufs » (J. Schum-peter). Des activités anciennes plafonnent ou dé-clinent, des activités nouvelles apparaissent etmontent en flèche, les consommateurs sont en quêtede produits nouveaux, les travailleurs de salairesmeilleurs, les capitaux de rendements plus élevés,les ruraux migrent vers les villes, non plus seule-ment vers Paris comme autrefois, mais aussi versles métropoles provinciales en expansion.

La caractéristique la plus significative de ce pro-cessus, bien que peut-être la moins aperçue, est unmouvement ascendant vers des formes plus évoluéesprimant peu à,peu la simple multiplication des quan-tités.

La ration alimentaire augmente, mais surtoutelle se transforme : les légumes frais et les fruitsprennent la place des féculents, les bas morceauxsont délaissés. La Vespa succède à la bicyclette,la petite voiture à la Vespa. La marine à voile faitplace à la marine à vapeur, les soutes à charbon auxréservoirs à mazout, la propulsion atomique appa-raît. Le capital matériel s'accumule, mais en mêmetemps il se modernise, il est fait à chaque époquede générations successives d'équipements, auxperformances sans cesse améliorées, produisantmieux et moins cher.

Il est plus important encore, toutefois, de souli-gner la transformation qui s'accomplit du côté

L'expansion, chance de notre temps 95

du travail. Le trait le plus marquant de l'expansionfrançaise d'après guerre est qu'elle a été réalisée àune cadence rapide (4,5 % par an en moyenne)avec une population active et une durée annuellede travail sensiblement constantes 1. Mais cetteconstance globale recouvre un transfert incessantde travailleurs d'activités moins productives versdes activités plus productives, de qualificationsmoins élevées vers des qualifications plus élevées.Cent à cent cinquante mille agriculteurs quittentchaque année les besognes les plus ingrates de laterre pour occuper des emplois secondaires ou ter-tiaires. Le manœuvre devient ouvrier spécialisé,l'ouvrier spécialisé ouvrier professionnel, l'ouvrierprofessionnel contremaître, le technicien ingénieur...Il ne s'agit plus ici de la fortune singulière de quel-ques hommes, mais d'une promotion générale accom-pagnée d'une progression générale des rémunérations.Le progrès économique, c'est de plus en plus decadres et de moins en moins de manœuvres. Maisc'est en même temps l'apparition de nouveaux etde difficiles problèmes. C'est une course contre lamontre entre les besoins de la promotion techniqueet les moyens mis en œuvre pour l'assurer, de tellesorte qu'il cesse d'y avoir pénurie permanente auniveau des emplois supérieurs. C'est, en outre, l'as-piration sociale, si fortement exprimée lors de ré-cents conflits, à une meilleure répartition des fruitsde l'expansion. Si les disparités sont inévitables, et

1. La troisième semaine de congés payés ayant été approxima-tivement compensée par un allongement de la durée hebdoma-daire du travail.

96 Le Plan ou l'Anti-hasard

au surplus stimulantes, une société qui se veut meil-leure doit réaliser l'égalité des chances et l'accessionde tous aux avantages du développement.

Dans sa réalité telle qu'on vient d'essayer de ladépeindre, l'expansion est le produit lié de troisfacteurs inséparables : le progrès technique, l'accu-mulation de capital modernisé, la qualificationcroissante des travailleurs.

L'accumulation de capital est une conditionnécessaire de l'expansion ; mais, isolés, ses effetstrouveraient rapidement leur limite. Relever letaux d'investissement sans un effort corrélatif d'inno-vation, de modernisation et de promotion ne sau-rait suffire à augmenter durablement le taux decroissance. Dans un processus d'accumulation pure,le rendement marginal du capital irait en dimi-nuant. On assisterait à l'enchaînement inexorableprédit par Marx : la recherche du profit conduisantau dépérissement du profit, la réaction des capi-talistes contre la dégradation de leur situation,l'intensification de la lutte sociale par une fataliténée du mécanisme de l'accumulation.

Mais, comme l'a rappelé Bertrand de Jouveneldans une étude récente1, l'histoire a déjoué cetteprévision pessimiste. La tendance au gonflementdu coefficient de capital n'est pas démontrée. Ilsemble au contraire, sous toutes les réserves qu'im-pose la fragilité des interprétations statistiques,qu'au cours des cent dernières années le coefficient

1. Bertrand de Jouvenel, « Le coefficient de capital » (BulletinS.E.D.E.I.S., 20 mai 1962).

L'expansion, chance de notre temps 97

de capital ait eu tendance à décliner. Cette évolu-tion manifeste un recul relatif des investissementslourds. Mais ce recul lui-même est sans doute liéau mécanisme de la croissance, tel que nous venonsd'essayer de l'analyser. Ce que l'investissement nepourrait faire, s'il n'était fécondé par l'inventionet servi par l'aptitude, ce que les autres facteurs dela croissance ne pourraient davantage procurerisolément, résulte naturellement de leur conjonction.Une technologie plus avancée, un équipement plusmoderne, un travail plus qualifié permettent d'ac-céder à des taux de croissance supérieurs à ce qu'onaurait imaginé il y a un quart de siècle, et a fortioriil y a cent ans.

Cependant, si nous sommes libérés d'enchaîne-ments dont nos prédécesseurs avaient pu se sentirprisonniers, ce serait une erreur lourde que de passerd'un pessimisme sans nuances à un optimisme sansconditions. L'expansion n'est pas un processus quis'entretient de lui-même, mais une conquête de tousles instants. Les vertus qui assurent son succès sedégagent clairement des réflexions précédentes.

La vertu active par excellence est l'esprit d'en-treprise, source d'élan créateur, d'invention et deprogrès. A l'heure où les barrières contingentanteset douanières s'abolissent, où la protection de la dis-tance s'affaiblit, parce que la matière pèse moins,compte moins et se transporte à plus bas prix, c'estla capacité technique qui, de plus en plus, réglerala compétition. La recherche devient ainsi l'unedes conditions fondamentales du développement.

98 Le Plan ou l'Anti-hasard

Cependant, sans cesser d'être aléatoire, elle prendune dimension et requiert un outillage qui la rendentchaque jour plus onéreuse. Il nous faut ainsi trouverdes formes de recherche concertée où la participa-tion aux risques s'accompagne de la participationaux résultats.

Le progrès technique débouche sur l'investisse-ment qui doit être d'une ampleur suffisante et d'uneorientation judicieuse. La première condition posele problème du volume de l'épargne, c'est-à-dire à lafois des mécanismes financiers et des comportementsindividuels, dans une société comme la nôtre oùl'équilibre des ressources et des emplois s'établit àtravers des revenus qui sont gagnés, dépensés etépargnés librement. Quant au choix des investisse-ments, il peut être le fait de réflexes de marché ou deréflexions conscientes sur le futur. Chacun des deuxmécanismes a son domaine d'élection. Cependant,lorsque les décisions à prendre engagent l'avenirlointain, prospective et conscience sont des vertusnécessaires, qu'il s'agit de rendre possibles par unelarge association des capacités et des talents.

Peut-être est-il permis de dire, à la lumière de lathéorie de la croissance, que certains investissementsapparaissent plus que d'autres dans le sens del'avenir : ce sont ceux appliquant des techniques avan-cées et favorables à la promotion des hommes. Sansdoute convient-il d'ajouter que le siècle de l'expan-sion est aussi le siècle de l'exigence. Le taux d'intérêtutilisé comme « crible » des investissements ne peutêtre, à l'âge atomique, ce qu'il était à la Belle Époque.Il existe en effet une relation indéniable, bien qu'en-core imparfaitement élucidée, entre le taux d'ex-

L'expansion, chance de notre temps 99

pansion et le taux d'intérêt. Il y a des raisonssérieuses de penser que le second est supérieur au pre-mier et qu'en tout cas l'un et l'autre s'élèvent si-multanément. En d'autres termes, une expansionrapide exige une sélection sévère des investissementsqui la sous-tendent.

Enfin, les machines les plus parfaites seraient inu-tiles sans les hommes capables d'en maîtriser lefonctionnement. Ces hommes doivent être formés.Et, servitude récente et plus sérieuse, leur formationn'est jamais finie. Naguère, en effet, les équipements,maintenus en service jusqu'à limite d'usure, duraienten général autant que les trente ou quarante ansd'activité professionnelle d'un homme. Aujourd'hui,l'obsolescence devance l'usure. La durée de serviced'un équipement, surclassé par des équipements plusmodernes, devient plus courte, et parfois beaucoupplus courte, que le temps d'activité professionnelled'un homme. Le changement de métier, par passaged'une branche en déclin à une branche en progrèsou d'une technique vieillie à une technique moderne,devient une sujétion de plus en plus fréquente. D'oùune autre vertu moderne, celle de l'adaptabilité,dont nous n'avons pris conscience que depuis peu.

Par défaut de prospective, inertie des institutions,préjugé de classe, malthusianisme inconscient, laformation professionnelle et l'enseignement tech-nique à tous les niveaux n'ont pas encore pris dans lasociété française la part éminente qui devrait leurrevenir. Des mesures vigoureuses doivent être prisespour une fluidité meilleure du marché du travail.Sinon, nous n'échapperions pas à la coexistenceparadoxale de pénurie à certains niveaux de qualifi-

100 Le Plan ou l'Anti-hasard

cation et de sous-emploi à d'autres niveaux. Au-delàd'ailleurs de cette exigence immédiate, s'ouvredevant nous le problème de l'éducation permanente,dont nous n'avons pas encore mesuré toute la dimen-sion. Les solutions à lui donner concernent l'hommeau travail et postulent la coopération des entreprises,des syndicats et des universités pour la création destructures d'accueil dont nous discernons encore malles contours.

Nous sommes ainsi en face d'une situation nou-velle qui oblige à repenser les notions reçues, d'uneéconomie sans complaisance qui rétribue l'effort maisqui, tout d'abord, le requiert, de perspectives dyna-miques qui font fléchir la loi d'airain sans garantirpour autant l'âge d'or. Nous devons clairementaccepter, non de subir de temps à autre quelqueschangements de structure, mais de vivre et d'agirdans une structure en changement. L'homme mobiledans un monde mobile, telle paraît devoir être notrecondition de demain.

Si nous savons nous adapter à ce mouvement, ledéclin de l'expansion n'est pas fatal, tout au moinsdans la période, de l'ordre du quart de siècle, où laréflexion sur l'avenir garde un sens. En particulierle progrès technique et la promotion des hommessemblent nous donner désormais les moyens de sur-monter les obstacles opposés par certains facteurslimitants.1.

Ils permettront de même, dans une évolution

1. Il est curieux de constater, à cet égard, que les théories lesplus récentes de la croissance montrent que celle-ci a une allureplus libre dans les pays dépourvus de ressources primaires quedans ceux astreints à y asservir leur développement.

L'expansion, chance de notre temps 101

ordonnée, de procéder à de nouvelles réductions de ladurée du travail sans compromettre la marche enavant de l'économie, de sorte qu'à côté de la croissancedes produits comptabilisâmes nous assisterons àl'expansion progressive de ce bien non comptabiliséqu'est le loisir, hier simple récupération de la fatigue,demain source de joie et d'épanouissement.

Ne rencontrerons-nous pas cependant un autreordre de limitations ? Si la progression des ressourcesest à vues humaines assurée, l'expansion ne risque-t-elle pas d'être freinée par le ralentissement desbesoins, ou plutôt — car les besoins sont sans limites— par l'insuffisance de la demande solvable?En principe, la question ne se pose pas, la productionengendrant les revenus qui serviront à l'absorber.En outre, la demande est sans cesse stimulée parl'apparition de biens et services nouveaux. Grâce àl'élévation du niveau de vie, les biens et servicesanciens, d'abord réservés à une minorité, entrentdans le domaine de la consommation de masse •—hier l'automobile, aujourd'hui le téléphone, demainla télévision. Les équipements collectifs, dont l'in-suffisance commence à être perçue, constituent uneréserve d'investissements potentiels. Le Tiers Mondea faim de pain et d'acier.

Et cependant... l'expérience quotidienne nousmontre la coexistence de besoins mal satisfaits etde ressources mal employées, c'est-à-dire l'imperfec-tion des mécanismes qui devraient assurer l'accèsde tous les hommes aux avantages de la croissance.Or, cette diffusion sociale de l'expansion constitue à

102 Le Plan ou l' Anti-hasard

la fois sa finalité morale et humaine, la condition de sacontinuité et peut-être quelque jour le moyen de sarelance.

Il serait profondément injuste de sous-estimer cequi a été accompli dans ce sens, notamment en ma-tière de prestations sociales, grâce à la redistributiondes revenus opérée par voie fiscale ou parafiscale.Mais, pour des raisons économiques et psycholo-giques que chacun connaît, ce mécanisme rencontredes résistances qui limitent son extension. C'estainsi que les investissements sociaux souffrent del'impopularité de la dépense publique. Aussi s'in-terroge-t-on aujourd'hui sur la possibilité de définirune politique des revenus, qui engloberait les revenusprimaires issus directement de la production.

Dans une économie soumise à une transformationdynamique, les données du problème se modifientsans cesse. La plus sensible aujourd'hui est le retardde renseignement et de la formation sur les progrèsde la science, de la technique et de l'industrie. Il y ade ce fait pénurie de techniciens, surenchères entrefirmes, progression rapide des salaires aux niveauxélevés de qualification. Cet « effet de marché » secomplique d'une aspiration générale à la parité donton peut contester le principe mais dont il faut recon-naître la force. Nous assistons ainsi à une contagiondes hausses, s'effectuant par poussées irrégulièresqui profitent rarement aux faibles, ne contententleurs bénéficiaires qu'un instant et contribuent àacheminer l'économie vers l'inflation.

Le véritable remède consiste sans doute à s'atta-quer aux causes mêmes du mal, c'est-à-dire à formerdes hommes. Mais, si vigoureusement que cette action

L'expansion, chance de notre temps Î03

soit entreprise, elle prend du temps. En outre, sil'étude prospective des besoins peut réduire l'incer-titude, il est douteux qu'elle parvienne à l'éliminer.Il risque d'y avoir toujours, à certains niveaux, undéficit persistant qui aggraverait la situation ou unexcédent inattendu qui la renverserait.

D'autre part, il serait non seulement injuste, maisirréaliste et illusoire, de vouloir réduire une politiquedes revenus aux seules dimensions d'une politiquedes salaires. Irréaliste parce qu'aucun des trois fac-teurs liés de la croissance ne peut être isolé dans leprivilège ou l'obligation. Illusoire parce qu'une poli-tique des revenus qui ne serait pas socialement équi-librée n'aurait aucune chance d'être consentie etrespectée.

De quoi s'agit-il alors ? D'essayer de régularisercertains effets de marché, de les atténuer dans cequ'ils peuvent avoir d'excessif à l'avantage ou audétriment de l'un ou l'autre des partenaires sociaux.

Les solutions à envisager doivent s'inscrire dans lecadre d'une société libre. Ce ne serait pas un progrèsque de substituer au jeu des forces naturelles l'au-torité du souverain. Mais un exemple se propose ànous. Le plan français est parvenu depuis quinze ansà concilier assez largement, dans le domaine delàproduction, une politique nationale des objectifsavec la liberté du marché des produits et des ser-vices. Ne peut-ôn chercher, dans la même voie, àconcilier une politique des revenus avec la liberté desconventions individuelles ou collectives ? Ne serait-cepas répondre au désir des travailleurs de devenirchaque jour davantage, par la médiation de leursorganisations syndicales, sujets actifs de leur destin?

104 Le Plan ou l'Anti-hasard

La voie ouverte par le plan est celle du dialogue,prolongé par le contrat.

L'expansion nous offre cette chance qu'il estpossible de répartir un surplus, c'est-à-dire de donnerdavantage sans revenir sur la situation acquise dechacun. Grâce à elle, nous pouvons « endre à substi-tuer aux situations de conflit qui ont joué un sigrand rôle dans la théorie économique, de Cournot àMarx et de Marx à von Neumann, des situations decoopération qui ouvrent peut-être une des portesde l'avenir. Si en effet une économie statique estl'image d'un jeu à somme nulle, où aucun partenairen'obtient d'avantage qui ne soit arraché à quelqueautre, une économie progressive sécrète, d'uneépoque à l'autre, un surplus dont le partage peut êtrel'objet d'une lutte, mais dont la création est favoriséepar une action concertée 1. » Les difficultés sont im-menses. Mais ne pouvons-nous les réduire peu à peupar l'esprit de dialogue, cet esprit de dialogue qui,selon l'admirable parole de François Perroux, « ré-serve à la vérité et à la justice des chances d'envahirles consciences de ceux qui mènent le combat 2 »?

La Nef n°16, septembre-novembre 1963,

1• Pierre Massé, « Une approche de l'idée de Plan » (L'Encyclo-pédie française : « L'Univers économique et social »).

2. François Perroux, Préface aux œuvres de Karl Marx, Édi^tions de la Pléiade,

C H A P I T R E I V

L'aménagement du territoireprojection géographiquede la société de l' avenir

« La politique d'aménagement du territoire, ontécrit René Courtin et Pierre Maillet, ne doit pas etne peut pas être une fin en soi ; elle ne peut être qu'unélément dans la politique d'ensemble visant à lameilleure organisation des activités économiques dela nation 1. » Cependant l'expression a connu unegrande fortune et semble parfois désigner un aspectprivilégié du développement national. Un senti-ment de cet ordre n'est jamais sans raison profonde.Il y a ainsi, dès l'abord, une situation à clarifier.

La thèse des auteurs de l' Économie géographiquene peut être contestée. Le développement d'unenation est une totalité. Il y a entre ses aspects poli-tiques, économiques, sociaux, culturels, géogra-phiques, une si forte dépendance que considérerséparément l'un d'entre eux serait mutiler un visageen isolant un de ses traits. M. Claudius-Petit, in-

1. R. Courtin et P. Maillet, Économie géographique, Dalloe,Paris.

106 Le Plan ou l'Anti-hasard

venteur de l'expression et apôtre de l'idée, a dit unjour : « L'aménagement du territoire est en réalitél'aménagement de notre société 1 » Peut-on mieuxmarquer que l'organisation dé l'espace n'est ni unconcept isolé, ni un concept dominant? Il ne suffitpas d'établir une carte universitaire, il faut trans-former les programmes et les méthodes d'ensei-gnement. Il ne suffit pas de dresser des plans d'urba-nisme, il faut avoir une doctrine de la ville. Il nesuffit pas de tracer des axes à travers la France, ilfaut qu'ils s'inscrivent dans la géographie prospec-tive des activités. Il ne suffit pas de prendre desdécisions de décentralisation industrielle, il fauts'assurer que les usines décentralisées trouverontun environnement correspondant à leurs nécessitésfonctionnelles. On pourrait multiplier les exemples.

Cependant, à défaut d'autonomie, l'aménagementdu territoire a sa spécificité : c'est qu'il impliqueune action de longue haleine dont les résultats sontvisibles, durables, inscrits dans le sol. Quelquesjours suffisent pour décider de la paix ou de la guerre,quelques mois pour élaborer une Constitution,quelques années pour diffuser une technique oucompromettre une balance des paiements. Desdécennies sont nécessaires pour modifier l'équilibred'un territoire. Ainsi l'action régionale doit s'ins-crire dans une perspective d'ensemble, mais ellea en propre son échelle de durée.. Inversement, ledéveloppement économique conçu et décrit sur unebase sectorielle sans localisation des activités pré-sente un caractère abstrait, on pourrait presque dire

1. E. Claudius-Petit, Journées d'études, H. É. C, avril 1962.

L'aménagement du territoire . 107

irréel. Pour être une image visible de notre ave-nir, les plans de développement ont besoin des'enraciner.

Il n'est pas utile de s'étendre longuement — cartout le monde paraît d'accord sur ce premier point —sur la nécessité pour un pays comme le nôtre dedéfinir et de pratiquer une politique régionale vo-lontaire, au lieu de confier la localisation des activi-tés aux mécanismes naturels de l'économie. Cesderniers reposent souvent en effet sur une compta-bilisation inexacte des coûts 1 ainsi que sur l'usagede prix minorés ou majorés 2. D'autre part, l'appré-ciation de l'entreprise est, par la force des choses, unjugement marginal. Dès lors l'industrie appellel'industrie. Il est souvent moins coûteux d'agran-dir une usine que de construire ailleurs un établisse-ment nouveau dont les services généraux devraientêtre créés de toutes pièces. Il est souvent avanta-geux d'implanter une usine au voisinage d'autresusines et de bénéficier ainsi des économies externesprocurées par la complémentarité des activités.C'est pourquoi on assiste à un développement engrappes, à une cristallisation autour d'un premiercristal. Au terme du processus, une série de déci-sions marginalement correctes peut conduire à unesituation globale défectueuse, voire critique. Certes,

1. On peut dire par exemple, d'une manière schématique etabrégée, que la dispersion est à la charge de l'entreprise et la concen-tration partiellement à la charge de la collectivité.

2. Les transports en commun dans la région parisienne sontfacturés au-dessous de leur coût, l'inverse a lieu pour lés combus-tibles dans les ports de. l'Ouest.

108 Le Plan ou l' Anti-hasard

il vient un jour où le défaut d'espace, le manqued'eau, la pénurie de logements, la tension du marchéde l'emploi amorcent le renversement. Il est toute-fois permis de penser que cette inversion est un phé-nomène très lent, ne produisant ses effets qu'aprèsde longs délais, et parfois de grands désordres. Larégion parisienne a été engendrée, dans ses accrois-sements successifs, par des hommes qui, pris indi-viduellement, avaient de la bonne volonté et du bonsens, et savaient gérer leurs affaires. Mais, fauted'imagination prospective et d'études concertées,ils n'apercevaient pas ce que, globalement, la ré-gion parisienne allait devenir. Sinon leurs décisionsauraient pu être différentes.

Tout le monde s'accorde à reconnaître qu'unepolitique est nécessaire, mais le consensus s'arrêtelà. Une politique repose en effet sur une conceptioncommune de l'optimum. Or, il n'y a rien aujour-d'hui de plus disputé.

On ne peut retenir la thèse optimiste des harmo-nies naturelles, selon laquelle le développementmaximum de chaque région assurerait le développe-ment maximum de l'ensemble. Il en serait ainsi dansl'hypothèse où nous pourrions consacrer à ce dé-veloppement des ressources illimitées, ou, plusexactement, où les ressources en hommes et en ca-pitaux seraient surabondantes par rapport à l'éten-due spatiale susceptible de leur fournir des pointsd'application. Tel pourra être le cas un jour si l'es-pace devient notre plus grande rareté. Tel n'estpas le cas aujourd'hui. Nous avons de vastes con-

L'aménagement du territoire 109

trées lacunaires où les usines nouvelles peuvents'implanter, et chaque implantation pose un pro-blème de choix qu'il est impossible d'éluder.

On peut appliquer à ce problème le point de vue,devenu traditionnel sans cesser d'être enrichissant,de l'optimum de Pareto. Il conduit à éliminer toutesles situations inefîicientes, c'est-à-dire marquéespar un gaspillage de ressources, dans lesquelles ilest possible d'améliorer la position d'une régionsans porter atteinte à la position d'aucune autre.Cette élimination effectuée, on se trouve en pré-sence d'une série de situations optimales au sensde Pareto, A B G..., le passage de À à B améliorant laposition d'une ou plusieurs régions au détriment decelle d'une ou plusieurs autres.

Il n'y a pas de critère de rationalité permettantd'établir un ordre de préférence entre ABC 1 . . .

Une thèse parfois soutenue consiste à choisirla situation qui correspond au taux de croissancemaximum de l'économie. On peut dire en sa faveurqu'une croissance forte est nécessaire pour per-mettre simultanément l'amélioration des conditionsde vie et la réalisation de grands desseins. Mais,poussée jusqu'au bout, elle fait fi d'une certaine qua-lité du développement, qui, par-delà les grandeurséconomiques, se rattache à des valeurs éthiques. Lapersistance de disparités régionales trop accuséeset les migrations massives qui en seraient la consé-quence heurteraient l'idée que nous nous faisonsd'une société équitable et humaine, même s'il était

1. Il n'est même pas exclu que l'on préfère une situation inef-ficiente si elle permet une distribution plus équitable des activitésentre les régions.

110 Le Plan ou l'Anti-hasard

démontré qu'en les acceptant nous favorisons lacroissance globale. On pourrait concevoir, il estvrai, un pari sur l'expansion maximum des régionsfortes, sous condition du transfert d'une partie dugain vers les régions faibles. Mais, outre les diffi-cultés. concrètes auxquelles se heurterait cette re-distribution, le principe même de l'assistance sou-lève de graves objections. Le problème humain quinous est posé n'est pas uniquement de mettre enœuvre la solidarité nationale. Il est aussi d'entraînerles régions faibles dans la voie d'un développementtiré de leur propre fonds.

Si le point de vue de l'efficacité globale ne peut êtreaccepté sans tempérament, ce serait une erreurbeaucoup plus lourde que de se porter à l'autreextrême et, par exemple, de prendre pour critère dechoix le minimum de migrations. L'attachement auterroir est un sentiment respectable, mais la crois-sance implique la mobilité. On ne peut pas avoirà la fois les avantages d'une expansion rapide etceux d'un enracinement perpétué. Il faut un compro-mis politique, dont l'analyse économique peut éclai-rer le contenu — sans le dicter — en faisant res-sortir le coût de l'immobilisme en termes de crois-sance et, ajoutons-le, en termes d'aptitude à lacompétition. Nous ne devons jamais oublier qu'enadhérant au traité de Rome, et plus généralementen participant à des échanges plus libres et pluslarges, nous avons accepté une nouvelle règle du jeu.Une politique d'entraînement doit être courageuse-ment mise en œuvre, mais elle trouve sa limite dansle montant des charges qu'il est possible de fairesupporter par l'économie sans mettre en cause sa

L' aménagement du territoire 111

compétitivité. Sinon, elle compromettrait tout, ycompris le destin des régions faibles.

Aux incertitudes de principe s'ajoutent des dif-ficultés d'application. L'une d'elles est qu'une en-tité géographique de faible dimension est plus sou-mise qu'un grand pays aux aléas des échanges deproduits et des déplacements de personnes, ces der-niers ne rencontrant pas les mêmes obstacles de langueet de mœurs entre régions qu'entre nations. Onsait d'autre part que l'élaboration des plans fran-çais a été grandement facilitée par l'existence d'unecomptabilité nationale. Or, aujourd'hui, les comp-tabilités régionales sont encore embryonnaires, desorte que l'insuffisance des informations est unsérieux obstacle à des études de caractère scienti-fique au niveau de la région.

Cependant la reconnaissance des difficultés nedoit pas être un prétexte à l'inaction. Les réalitésnous pressent. J'entends par là non seulement lesimpatiences qui se manifestent dans nos provinces,mais aussi la chance à saisir, parce qu'une grandepolitique régionale n'est possible que dans l'expan-sion et qu'au-delà d'une ou de deux décennies rienne garantit que nous connaîtrons une croissanceaussi rapide. A ceux qui mettraient en avant lepréalable d'une documentation plus complète, onpeut répondre, comme je l'ai fait en d'autres cir-constances, — qu'il s'agît de politique desrevenus ou de programmation formalisée,—quec'est dans l'action et par l'action que les lacunes denotre information seront révélées et ressenties et

112 Le Plan ou l' Anti-hasard

qu'il y sera le plus sûrement porté remède. Ausurplus, la question n'est pas aujourd'hui de raffinersur l'optimum, mais d'entreprendre quelques ac-tions correctrices que l'appel de l'avenir, l'intuitiondes évidences et le sens des ordres de grandeur de-vraient permettre de discerner.

La planification régionale se trouve aujourd'hui,mutatis mutandis, dans la situation de la planifica-tion sectorielle au moment de l'élaboration du PlanMonnet. Comme celle-ci, elle ne sera efficace que sielle sait limiter pour un temps ses ambitions. Sij'ajoute que cet article ne prétend d'aucune manièreêtre une charte du développement régional, maisseulement un survol du problème à résoudre et unaperçu des méthodes à mettre en œuvre, on com-prendra que je me tienne à une introduction decaractère général. En particulier, bien qu'il y ait enFrance vingt régions de programme, auxquelles ilconvient d'ajouter la Région parisienne, qui estplacée sous un régime particulier, je ne me baseraipas sur cette division du territoire français. Je neconsidérerai pas davantage les neuf régions qu'àl'échelle de l'Europe on peut distinguer dans notrepays. Comme on le verra plus loin, une décomposi-tion de la France en trois parties, pour grossièrequ'elle soit, est cependant significative et permetde tirer certaines conclusions. Elle peut être uneintroduction à des analyses plus fines, en mêmetemps qu'un banc d'essai pour la mise au point desmoyens d'action.

L' aménagement du territoire 113

II

Le grand défaut des mécanismes naturels estd'être insuffisamment prospectifs. Il est particuliè-rement sensible dans un domaine comme" l'aména-gement du territoire où la durée se compte par décen-nies. Là plus qu'ailleurs, les projets et les programmesdoivent être conçus en fonction d'un horizon éloigné.Mais un horizon éloigné est en même temps un hori-zon incertain. L'aménagement du territoire se pré-sente ainsi à nous comme une combinaison d'actede foi et de risque calculé. Nous ne pouvons pasdécider aujourd'hui toutes les opérations que nousréaliserons dans le quart de siècle qui vient. Certainesd'entre elles dépendent en effet d'événements sinonimprévisibles, du moins malaisés à prévoir. L'inven-tion de l'automobile aurait fait éclater un pland'aménagement du territoire tracé une décennie plustôt. La modernisation de l'agriculture a mis fin aumythe du retour à la terre et aux conséquences quel'on en aurait tirées il y a vingt-cinq ans. Nous neconnaissons pas la place exacte que tiendront dansles déplacements futurs l'hélicoptère ou les véhiculesà coussins d'air. Si un accord franco-britanniquevient sanctionner le projet de tunnel sous la Manche,l'aménagement des abords de Calais sera nécessai-rement affecté, etc. Nous devons nous engager encréant de l'irréversible, mais nous devons aussigarder quelque latitude pour nous adapter, le moment

114 Le Plan ou l'Anti-hasard

venu, aux circonstances que nous n'aurions pas suprévoir. « Pour prendre une image simple, tout pro-gramme de quelque durée comporte une partie àl'encre — l'indélébile, symbole de l'irréversible —et une partie au crayon qui pourra être gommée,raturée ou complétée selon l'exigence de l'avenir 1. »Un des problèmes difficiles de l'aménagement duterritoire est ainsi de faire la part de l'encre et lapart du crayon dans les plans qui lui sont consacrésou, pour employer une expression sans doute plusadéquate, dans les directives destinées à le régir. Ceserait une erreur, en effet, que de saisir la règle et lecompas, de projeter sur la carte des routes et desvilles, de remuer en pensée la terre et le béton, avantde s'être posé des questions de finalité et de valeur.Celui qui céderait à cette tentation subordonneraitles fins aux moyens, l'esprit à la lettre, l'idée à l'é-pure. Le dessin (SSIN) est nécessaire à son heure,mais il doit être au service d'un dessein (SSEIN).

Pour définir ce que peut être ce dessein, il faut,nous l'avons dit, intégrer l'aménagement du terri-toire dans une réflexion globale sur l'avenir de lasociété. Composé de quelques hommes de bonnevolonté et animé par M. Guillaumat, le groupe 1985du Commissariat général du Plan s'attache à ce pro-blème. Les vues qui vont suivre s'inspirent de cestravaux, mais n'engagent que leur auteur.

L'horizon des études prospectives en cours estgénéralement 1985, ou plutôt environ 1985. Cettedate a été choisie parce qu'elle correspond, de plu-sieurs manières, à un changement assez décisif. D'a-

1. P. Massé, « L'esprit prospectif et l'application » (Prospective,cahier 10).

L'aménagement du territoire 115

bord, l'intervalle qui nous sépare de 1985 est à peuprès celui d'une génération, avec ce que cet avène-ment représente d'aspirations et d'idées nouvelles.Le même intervalle permettra à la modernisation del'agriculture de s'achever, la proportion des agricul-teurs dans la population active s'établissant à unniveau du même ordre que celui qui existe aujour-d'hui aux États-Unis. Enfin on peut estimer qu'en unpeu plus de vingt ans la production nationale auraapproximativement doublé. C'est ainsi une Francevraiment nouvelle que nous aurons devant nous, uneFrance industrialisée et urbanisée où il y aura deuxfois plus d'usines et une fois et demie plus de logements.

Cette France comptera environ soixante millionsd'habitants. La projection statistique donne légè-rement moins. Mais, si l'on tient compte du droitd'établissement prévu par le traité de Rome et deshautes pressions démographiques qui régnent au-delà de certaines de nos frontières, cette estimationne paraît pas déraisonnable. Il faut ajouter que, dansce domaine, le plausible et le souhaitable se rejoi-gnent, un accroissement de densité de la populationfrançaise devant avoir, presque à coup sûr, un effetfavorable sur l'élévation du niveau de vie de chacun.La politique des prestations familiales et celle de lasanté publique donnent à l'État quelques moyensd'agir dans ce sens.

L'homme de 1985 sera plus instruit ; l'accès del'enseignement du second degré s'ouvrira plus lar-gement aux enfants des familles ouvrières 1 et rurales.

1. 40 % des enfants de familles ouvrières sont entrés en 6e cetteannée ; c'est là un phénomène qui va transformer entièrementnotre conception de l'enseignement du second degré.

116 Le Plan ou l'Anti-hasard

II y aura dans vingt ans quatre fois plus de bache-liers que maintenant, ce qui signifie que le nombre desétablissements de second degré va continuer de s'ac-croître par la création de lycées et collèges dans desvilles qui jusqu'à maintenant n'en étaient pas pour-vues. A son tour l'enseignement supérieur verra seseffectifs se multiplier, le nombre de ses établissementsaugmenter et ses programmes se transformer. Plusinstruit, l'homme de 1985 sera aussi plus exigeant.Il faudra cinq ou six fois plus de bibliothèques et dethéâtres pour répondre à une demande accrue etpour améliorer le niveau de satisfaction, parfois bienmédiocre, d'aujourd'hui. La médecine et la chirurgieauront beaucoup progressé, mais aussi les troublesde toute nature dus aux excès de la civilisation in-dustrielle. Si, pour combattre ceux-ci, nous faisonsun effort suffisant d'amélioration du cadre de vie— et sur ce point l'aménagement du territoire estdirectement concerné —, on peut penser que la ba-lance sera positive. En admettant le maintien destendances actuelles, la proportion du nombre desactifs au nombre des inactifs tomberait de 0,72 à 0,62,alors que de plus en plus de personnes âgées parais-sent devoir être capables d'activité à mi-temps. Ilsemble ainsi que, du point de vue de l'individu qu'uneinactivité totale et prolongée pourrait conduire au« désintérêt », comme de celui de la société qui ris-querait de voir s'accroître démesurément les trans-ferts sociaux, on puisse conclure que de nouveauxabaissements de l'âge de la retraite seraient la formela moins opportune des réductions de la durée dutravail qui interviendront d'ici 1985. Bien entendu,cette appréciation prudente et provisoire implique,

L' aménagement du territoire 117

pour être pleinement valable, un effort d'organisationdes activités du troisième âge dont nous avons encoremal mesuré l'ampleur. D'autre part, confronté à unmonde en changement rapide, emporté par l'accé-lération du progrès scientifique et technique, l'hommedevra recevoir une instruction qui développe en luil'adaptabilité et le prépare à des révisions périodiquesde ses connaissances. Le problème de l'avenir estmoins ainsi celui de nouvelles prolongations de lascolarité qui retarderaient le moment de l'entréedans la vie active et l'exercice des responsabilitéspersonnelles, que celui de l'organisation de l'éducationpermanente pour l'homme au travail. Des structuresnouvelles sont à imaginer qui associeraient l'entre-prise, l'université et les syndicats.

1985 verra une société de consommation de masse,en même temps que le début de l'ère des loisirs, maisnullement une affluent society au sens de Galbraith,une économie de l'abondance où nous serions dis-pensés de compter. Nous devrons au contraire con-tinuer à calculer au plus près pour faire face avec unemoindre quantité de travail à une demande indi-viduelle stimulée par la publicité et la contagion del'exemple, en même temps qu'à des besoins fortementaccrus d'investissements sociaux. Comment l'hommede demain résoudra-t-il cet arbitrage entre l'appeldu loisir, la consommation individuelle et les servicescollectifs? La réponse incertaine à cette questiondifficile commande dans une assez large mesure nosdesseins d'aménagement du territoire. Nous trouvonsdans cette incertitude une forte justification de lanécessité de la part du crayon à côté de la part del'encre. Ajoutons que cette dernière pourra être d'au-

118 Le Plan ou l'Anti-hasard

tant plus importante que nous aurons mieux su ré-soudre les difficultés de financement des équipementscollectifs. On peut espérer qu'un effort d'informa-tion et d'éducation rendra quelque jour, la dépensepublique moins impopulaire. Mais il s'agit en véritéd'un problème éthique, dont la solution varie « selonque nous nous considérons comme des individusattachés à leur bonheur exclusif ou des éléments d'unensemble qui nous dépasse en étendue et nous trans-cende en durée 1 ». C'est dire qu'en l'état actuel desmentalités une grande politique d'aménagement duterritoire et d'équipements collectifs postule quetous les services individualisables soient payés direc-tement et à leur coût. Quelles que soient les préfé-rences idéologiques, il y a là une nécessité de l'actionqui vaut pour les autoroutes de liaison, comme elledevrait valoir pour le logement, sous condition d'uneaide personnalisée qui se réduirait progressivementavec l'élévation du niveau de vie. Seule l'éducationéchapperait à cette exigence, la gratuité de l'ensei-gnement étant une des assises fondamentales de laRépublique.

Il y aura en 1985 beaucoup de procédés inédits,de machines nouvelles, d'objets imprévus. La scienceet la technique ouvrent la voie à l'enrichissementdu quotidien. Il ne peut être question, dans le cadrede cet article, d'imaginer ce que pourrait être l'ex-trême pointe du progrès. Bornons-nous à évoquer lesmatières plastiques qui multiplient et renouvellentles éléments à mettre en œuvre, et les calculatricesélectroniques qui accroissent dans des conditions

1. Pierre Massé, « Prévision et prospective » (Prospective, ca-hier 4).

L'aménagement du territoire 119

presque miraculeuses les facultés pratiques de l'es-prit. Cependant le développement à venir des appli-cations de faits déjà connus n'aura pas moins d'im-portance que l'apparition d'inventions nouvelles.La possibilité de franchir l'Atlantique en huit heuresau lieu de cinq jours modifie profondément les rela-tions entre l'Europe et le Continent américain. Ra-mener cette durée à trois heures sera une prouessetechnique plus qu'une prouesse humaine. On peutpenser que les faits vraiment révolutionnaires sontplutôt, à l'échelle de durée que nous envisageons,l'entrée dans la consommation de masse de l'âuto-mobile, du téléphone, de la télévision. La premièrefait éclater les villes et « citadinise » les campagnes.Le second dématérialise les communications. Latroisième transforme les conditions de l'informationpolitique et l'exercice du pouvoir. En bref, il nousfaut considérer les tendances profondes à l'égal desfaits éclatants.

Parmi les premières il faut tout d'abord soulignerla véritable nature du progrès, « qui révolutionneincessamment de l'intérieur la structure écono-mique en détruisant continuellement ses élémentsvieillis et en créant continuellement des élémentsneufs » (Schumpeter). De la sorte, l'expansion estle produit lié de trois facteurs inséparables : leprogrès technique, la qualification croissante destravailleurs, l'accumulation de capital modernisé.Elle repose ainsi sur le triptyque du progrès:recherche-enseignement-investissement. Les consé-quences à tirer de cette complémentarité sont impor-

120 Le Plan ou l'Anti-hasard

tantes et nombreuses. Bornons-nous à noter pourl'instant que, de ce fait, les investissements quivont dans le sens de l'avenir sont ceux appliquantdes techniques avancées et favorisant la promotiondes hommes.

Celle-ci peut s'opérer à l'intérieur de l'entrepriseet de la branche, ou s'effectuer par transfert d'uneentreprise à l'autre et d'une branche à l'autre. Dansune vue encore plus large, elle se traduit par un desaspects les plus caractéristiques du développement,le déplacement du secteur primaire vers le secon-daire, et du secondaire vers le tertiaire. Certainscroient même discerner l'apparition d'un sec-teur quaternaire, c'est-à-dire d'un tertiaire supé-rieur, consacré aux activités de direction et derecherche.

La réduction de l'emploi dans le secteur primaire,essentiellement l'agriculture, provient de la diver-gence entre les progrès rapides de la productivitéet le développement plus lent des débouchés, se tradui-sant dans les pays de technique avancée par l'exis-tence de surplus. De la sorte, l'amélioration durevenu des agriculteurs dépend pour une largepart de la diminution de leur nombre. Cette situationpeut apparaître paradoxale dans une Europe occi-dentale qui importe des produits agricoles et en faced'un Tiers Monde qui a faim. Elle a cependant unesignification qu'il serait irréaliste de méconnaître,le décalage entre le progrès technique et la consciencedes solidarités. Dans le contexte concurrentiel, ladistribution des activités agricoles doit dès lors serégler sur le niveau des coûts, d'où la vocation céréa-lière de nos grandes plaines, l'orientation de nos

L'aménagement du territoire 121

régions de l'Ouest vers un élevage axé davantagesur la viande que sur le lait, et la nécessité d'un équi-libre nouveau pour les zones mal placées dans làcompétition. Les éléments de cet équilibre nouveaune manquent point, par exemple les aménagementstouristiques. Plus généralement la forêt doit consti-tuer le volant indispensable qu'exigent les incerti-tudes de l'avenir. Enfin des parcs nationaux devraientconstituer les réserves naturelles indispensables àune civilisation mécanicienne.

Le développement du secteur secondaire obéit àune tendance profonde que l'on pourrait caractériserd'un mot comme une dématérialisation progressivede l'économie. L'expansion des métaux légers etl'apparition des matières plastiques réduisent lacontrainte du poids. Dans ses perspectives à vingtans, l'Union soviétique prévoit que la consommationd'acier sera multipliée par environ quatre, celledes matières plastiques par environ cinquante. Ceschiffres ne sont pas transposables sans précaution,mais ils invitent à réfléchir aux changements quinous attendent. D'autre part, si l'uranium devient,comme tout porte à le croire, une matière énergé-tique de base, le poids et la distance ne compterontplus dans ce domaine puisque, même brûlé dans desconditions aussi grossières qu'aujourd'hui, un kilod'uranium équivaut à dix tonnes de charbon. Enfinl'expansion industrielle repose sur la fabrication deproduits de plus en plus élaborés et de machines deplus en plus complexes, dans le prix de revient des-quels le coût de la matière, et a fortiori de son trans-port, représente une fraction de plus en plus faible. « Lemonde, disait Eddington, est fait d'étoffe d'esprit. »

122 Le Plan ou l'Anti-hasard

On serait tenté de dire la même chose de la valeur.La promotion du secteur tertiaire, à la fois cause

et conséquence du mouvement d'urbanisation, estun fait marquant de notre époque. Notre civilisationdevient chaque jour davantage une civilisation deservices. Aux Etats-Unis, les white oollars, qui cor-respondent à peu près aux travailleurs du secteurtertiaire, représentent désormais plus de la moitiéde la population active. Les services d'éducation,de santé, de commerce engendrent une valeur ajoutéede caractère immatériel. Il est significatif à cet égardde considérer l'évolution historique des équipementsdus à l'ingéniosité créatrice de l'homme. Ils ontd'abord tendu à suppléer sa force musculaire et sonhabileté physique dans le transport, la manutention,la production d'énergie. Mais voici qu'apparaissentdes investissements qui ne sont plus les substitutsdes facultés physiques de l'homme, mais les prolon-gements de son pouvoir intellectuel. L'exemple leplus frappant est celui des machines électroniquesdont la « mémoire » et la « capacité opérationnelle »dépassent de beaucoup les facultés de l'individu etmême de l'équipe. Non seulement ces machinesjouent le rôle de robots intellectuels faisant desopérations arithmétiques en quelques millionièmesde seconde, mais elles peuvent effectuer des calculsmathématiques complexes, elles rendent possiblela traduction automatique, elles permettent la régu-lation des trafics, elles sont la clé qui ouvre le domainede l'automation. L'intervention nécessaire et souve-raine de l'esprit subsistera, mais un instrument in-comparable lui est donné. Il est encore difficile demesurer les transformations qui en résulteront dans

L'aménagement du territoire 123

la conduite des affaires humaines, mais on peutpressentir qu'elles seront grandes.

Un des faits porteurs d'avenir est ainsi que, lamatière comptant moins, la distance compte moinset contraint moins. Cet effet est toutefois atténuépar la concurrence plus sévère qui résulte de la libé-ration des échanges et qui fait apparaître chez biendes industries une sensibilité au prix de revient quin'existait pas auparavant au même degré. Nousserons ainsi conduits plus loin à certains nuance-ments par catégories d'industries. Il semble cependantqu'au total les implantations soient moins influen-cées qu'autrefois par les facteurs matériels. Peut-on dire qu'elles deviennent plus libres? Il est sansdoute plus exact d'observer que les motivations sedéplacent. « Aujourd'hui, ils [les facteurs économi-ques] sont souvent moins importants que les facteurspsychosociologiques, liés aux possibilités plus oumoins grandes de confort matériel, de loisirs récréa-tifs ou culturels, offerts par le milieu aux cadres,aux techniciens et à leur famille. C'est un aspectqui échappe aux études purement économiques. Or,dans un nombre croissant de décisions patro-nales concernant la décentralisation de main-d'œuvre, cette , considération est déterminante.Réciproquement, les causes principales d'échecs decette décentralisation viennent du refus des cadreset de leurs épouses d'accepter un milieu local oùla vie hors travail est sous-développée. Le besoinde loisirs récréatifs et culturels exige un équipe-ment minimun. Il détermine une sorte de mini-

124 Le Plan ou l'Anti-hasard

mum vital socio-culturel qui constitue, pour tout unmilieu local, une limite au-dessous de laquelle lamain-d'œuvre habituée à la vie d'une grande villejugera le nouveau milieu insupportable1. »

On trouve la confirmation de ces vues dans uneétude récente (non publiée) signalant que les indus-triels prennent leurs décisions en fonction de l'accueilqui leur sera réservé, des infrastructures urbaines,des facilités de liaisons de personnes tant avec Parisqu'avec les autres grandes villes, des qualités del'environnement industriel et de la main-d'œuvre,enfin de l'agrément des conditions de la vie. En bref,la géographie des activités est de plus en plus gou-vernée par les relations humaines.

Il s'ensuit que la dispersion, isolant plus que ladistance, est plus difficile à surmonter. Il est remar-quable de noter que dans un essai publié en 1899,Que sera le XXe siècle?, Emile Faguet avait aperçucette loi générale du développement. « Dans le tempsqu'il fallait à un Parisien du xvm e siècle pour allerà Marseille, le Parisien de 1900 va à New York ;et s'il s'agit d'informations, Marseille, New York etBourg-la-Reine sont comme s'ils étaient au mêmepoint. Bourg-la-Reine est même le plus éloigné,et, chose qui explique encore très bien la centrali-sation en progression foudroyante, ce ne sont pasles villes lointaines qui sont éloignées, ce sont lesvilles petites, parce que les grandes, si lointainesqu'elles soient, sont desservies, et les petites, siproches qu'elles soient, le sont moins bien2. »

1. Joflre-Dumazedier, Vers une civilisation du loisir.2. E. Faguet, Que sera le XXe' siècle P Brochure rééditée par la

Revue Futuribles, n° 32 (20 juin 1962).

L'aménagement du territoire 125

III

La distinction que nous venons d'introduire entredistance et dispersion est une des clés de notre étude.Le déplacement des activités et des hommes à traversnotre territoire se présente en effet sous deux aspects ;d'un côté, le mouvement d'urbanisation qui obéità la loi de la concentration et se développe dans lesrégions comme dans le pays entier, dans les départe-ments comme dans les régions ; de l'autre des fluxet des reflux à grande échelle qui attirent l'industrieet les populations, soit vers notre façade maritime,soit vers nos richesses minérales, soit vers la Régionparisienne, soit vers les pays du soleil. Ces deuxaspects sont mêlés, mais il est utile pour la clartéde l'analyse de les examiner séparément.

L'aménagement du territoire est ponctué par lephénomène urbain. Les villes ont offert immémo-rialement aux hommes les avantages d'une sociétérassemblée : des enceintes fortifiées, des lieux deprière, des marchés d'échanges. L'homme a trouvédans la ville plus de sécurité, plus de bien-être, plusde pouvoir, et finalement plus de liberté de choix.Il y a rencontré des conditions favorables au dévelop-pement de l'entreprise et au progrès de la science.La modernisation de l'agriculture et la croissancedu secteur tertiaire ont accéléré le mouvement.L'urbanisation n'est d'ailleurs pas un phénomène

126 Le Plan ou l'Anti-hasard

parisien, comme l'expression « Paris et le désertfrançais » tendrait à le laisser croire. C'est un phéno-mène national, Rennes et Lyon croissant plus viteque l'agglomération parisienne et Grenoble deuxfois plus vite. C'est même, au-delà de nos frontières,un phénomène universel : la réalisation d'un cadretraduisant à la fois une organisation économique etun mode d'existence, tous deux tournés vers la viede relations.

Les grandes villes traversent toutefois une crise decroissance. Leurs structures anciennes ne sont plusadaptées, leurs structures nouvelles le sont encoremal. Au-delà d'une certaine dimension, les déplace-ments deviennent insupportables, et les relationssociales se disloquent. Cependant le progrès destransports et notamment le généralisation de l'auto-mobile changent les données du problème. On voitapparaître des formes d'urbanisation plus articulées— complexes, nébuleuses, — à côté des agglomé-rations compactes de jadis. De ce fait, la ville etla campagne deviennent moins étrangères, moinsopposées. D'ailleurs, si la ville se desserre, la campagnese « citadinise », en ce sens que par l'automobile, letéléphone, la télévision, l'équipement de villages-centres, le mode de vie rural se rapproche du modede vie urbain.

Le second aspect de l'économie géographique, ladistribution à grande échelle des activités à traversle territoire, a été longtemps régi par l'emplacementdes ressources naturelles et les distances de transport.Dans un vieux pays rural, où l'artisanat et le com-merce s'étaient greffés sur une agriculture dominante,où l'ère maritime et coloniale avait favorisé la

L' aménagement du territoire 127

prospérité des ports 1, la révolution industrielle dux ix e siècle, celle du charbon et de l'acier, a entraînéun déplacement des activités et des hommes versles richesses minérales du Nord, du Centre et del'Est. Simultanément, l'industrie s'implantait autourdes grands marchés de consommation, stimulée pardes tarifs de chemins de fer plus favorables au trans-port des marchandises pondéreuses qu'à celui desproduits finis. Ainsi s'est développé un processuscumulatif, dû aux possibilités d'emploi et auxcommodités de vie offertes par les concentrationsindustrielles et humaines. Le résultat de ces mouve-ments à grande échelle est une disparité d'activité,d'urbanisation et de niveau de vie dont une cartedétaillée fait ressortir la complexité, mais que l'onpeut caractériser, en première approximation,comme conduisant à envisager en France, en dehorsde la Région parisienne, une partie Est plusdéveloppée et une partie Ouest moins développée.Si l'on trace une ligne allant de l'estuaire de laSeine au delta du Rhône, les circonscriptions d'actionrégionale situées à l'Ouest, c'est-à-dire : basseNormandie, Bretagne, Pays de la Loire, Centre,Poitou-Charentes, Limousin, Auvergne, Aquitaine,Midi-Pyrénées et Languedoc, forment un ensemblequi représente 5 5 % de la superficie du territoirenational, contient 37% de sa population, fournit24% des emplois industriels et compte 12% deseffectifs des écoles d'ingénieurs (les chiffres cor-respondants pour l 'Est, non compris la Région

1. En 1801, Marseille, Bordeaux, Rouen et Nantes sont seuls,après Paris et Lyon, à compter plus de 70 000 habitants, suivis deloin par Lille, Toulouse, Nice et Strasbourg.

128 Le Plan ou l'Anti-hasard

parisienne, étant respectivement de 35%, 44%, 47%et 42%). On constate également dans l'Ouest, etplus spécialement dans le Nord-Ouest, un processusmoins avancé de formation de grandes métropoles.Entre Nantes, Rennes, Brest, Le Mans, Tours,Caen, aucune grande ville n'a pris d'avance décisivesur ses voisines. Il en est de même, à une échelleplus réduite, pour Poitiers, Niort, La Rochelle etAngoulême.

L'analyse qui précède éclaire les deux grandesoptions que nous avons à discuter par priorité :accepter ou refuser le mouvement d'urbanisation ;accepter ou refuser le déséquilibre Est-Ouest.Beaucoup d'autres questions devront être étudiées,mais elles s'inscrivent logiquement à la suite desdeux premières.

Je pourrais m'en tenir à l'énoncé des problèmes.Il me paraît utile d'aller plus loin et d'ouvrir ledébat en présentant, à titre personnel, des sug-gestions susceptibles de le faire sortir des généralités.Je dirais ainsi volontiers que nous devrions accepter lemouvement d'urbanisation, dont « l'universalisationfrappe d'irréalisme les récriminations désolées qui,au nom de la morale, voudraient arrêter le pro-cessus 1 », mais l'accepter en l'organisant et enl'humanisant. En revanche, nous devrions rechercherun rééquilibre à grande échelle du territoire national,c'est-à-dire orienter vers l'ouest une part accrue de

1. Luc Thoré, « Signification du phénomène urbain » (Revue del'Action populaire, février 1963).

L' aménagement du territoire 129

nos activités grâce à la tendance à la dématéria-lisation de l'économie et à l'affaiblissement de ladistance.

Accepter le mouvement d'urbanisation n'est pasaccepter que la Région parisienne 1 ait seize millionsd'habitants en l'an 2000. Ce n'est pas non plusaccepter la désadaptation dont souffrent de nos joursdes villes où l'on vit mal et où l'on risque de ne pluscirculer. C'est favoriser le desserrement par laconstitution d'aires métropolitaines se substituantaux agglomérations compactes du xixe siècle oudu début du xxe C'est choisir un petit nombrede points d'application, de manière à créer ce quel'on appelle par une expression imagée des « villesmillionnaires », seules susceptibles de contre-balan-cer l'attraction de la Région parisienne. La vertude mesures positives de cet ordre dépasse de très loincelle des interdictions ou pénalisations qui empê-cheraient Paris de rester ce qu'il est, une des chancesmajeures de notre pays dans la compétition internatio-nale. Les rapports pensés autrefois en termes de concur-rence doivent être conçus aujourd'hui en termes decomplémentarité, non seulement à cause de l'ex-pansion économique qui permet à toutes nos villes

, de participer au développement urbain, maisaussi à cause de « la réappréciation des dimensionsque commandent les facilités croissantes de trans-port et l'insertion de notre territoire dans l'espace

* ' • . ' • • • ' • • ' • • .

1. Entendue dans ses limites actuelles car, prospectivement,il y a des raisons de penser qu'elle descendra le long de la SeineVers l'aval et remontera le long de l'Oise vers l'amont.

• . • . • • • • •

130 Le Plan ou l'Anti-hasard

économique européen1». On retrouve ainsi la pen-sée exprimée par Jules Romains au début desHommes de bonne volonté : « Paris, piqué trop hautpour la commodité de la France, semblait se logerà l'endroit désiré par l'Europe. Moins bien placépour les provinces que pour les nations, et pour lasauvegarde de l'une d'elles que pour leur rencontreà toutes, Paris donnait son nom au site probabled'une capitale des peuples 2. » La vocation éminentede Paris n'exclut pas cependant une solutionpluraliste. Une telle solution soulèvera quelquesdifficultés, bien que les choix doivent être favo-risés par les formes modernes d'urbanisation. Nancyet Metz, Marseille-Aix-en-Provence et l'étang deBerre, Lyon-Grenoble et Saint-Étienne sont destinésà constituer un jour des unités complexes, rassemblantdes éléments complémentaires. Une telle conceptiondevrait être acceptée ; car le choix des « villes mil-lionnaires » serait prolongé par l'organisation d'unréseau de villes relais, s'étendant jusqu'aux villages-centres et comportant une hiérarchie de fonctions.Vannes ne devrait pas reprocher à Nantes, ou Agenà Bordeaux, ce que Nantes et Bordeaux ont pureprocher à Paris. La revitalisation de l'Ouest sefera par relais échelonnés, ou ne se fera pas.

Corrélativement se pose la question d'organisationde l'espace à l'intérieur des aires métropolitaines.L'urbanisation diffuse doit faire place à l'urba-nisation structurée. C'est assez largement un pro-

1. P. Massé, « Réflexions sur l'aménagement de la région pari-sienne » (Reçue politique et parlementaire, n° 714, juillet 1961).

2. J. Romains, Les Hommes de bonne volonté, « Le 6 octobre ».Présentation de Paris à cinq heures du soir.

L'aménagement du territoire 131

blême de transport et de circulation. Mais c'estlargement aussi un problème d'équilibre des activitéset de l'habitat. Que des hommes et des femmes aientà traverser plusieurs fois par jour la Région parisiennedans une large partie de son étendue est une épreuvepénible et un défi à notre capacité d'organisation.Les quartiers de l'Est et les banlieues delà capitale de-vraient être restructurés autour de centres d'affaires,de grands magasins, de maisons de culture, de théâtresdignes de ce nom, pour que les habitants puissenttrouver à une distance raisonnable de leur domicile deséléments d'intérêt qu'ils n'auraient plus à chercherquotidiennement au cœur de Paris. Ce qui est vraiaujourd'hui de Paris sera d'ailleurs vrai demainde Lyon, Marseille ou Bordeaux. Il n'est pas troptôt pour y penser. L'effort nécessaire de rééquilibreest rendu possible par la forte proportion d'immeublesvétustés, incommodes et insalubres existant dansnos grandes villes, et tout particulièrement dans lesquartiers de Paris situés à l'est du Marais où aucuneservitude de site n'entrave l'imagination de l'archi-tecte. Ici l'exigence de la rénovation et celle du réé-quilibre se rejoignent. Il serait grave que nous neparvenions pas à appliquer à nos villes le processusde destruction créatrice qui est la clé du dével-loppement économique.

La seconde option peut paraître plus audacieuse.Elle se présente cependant à l'esprit parce que lacohésion nationale exige qu'il n'y ait pas de disparitéde développement aussi flagrante et surtout aussiétendue. Elle s'impose plus particulièrement parce

132 Le Plan ou l'Anti-hasard

que, dans l'Ouest, la modernisation indispensable del'agriculture devrait libérer, d'ici 1985, une popu-lation active de plus d'un million de personnes, etque, sans un effort d'industrialisation à très grandeéchelle, cette modernisation serait ralentie et leniveau de vie des agriculteurs freiné dans sa progres-sion, en même temps que s'accentueraient les migra-tions de population vers la Région parisienne et versles régions industrialisées de l'Est. Un contraste accrude peuplement, de vitalité et de pouvoir d'achat enserait la conséquence inévitable. Il faut ajouter qu'enadhérant à un Marché commun européen de struc-ture continentale, nous avons déplacé notre équi-libre intérieur au détriment de l'Ouest, et que, de cefait, une politique active en sa faveur trouve un sur-croît de justification (de même que l'accession del'Algérie à l'indépendance et l'affaiblissement de nosrelations avec elle appellent en faveur de la régionde Marseille un effort particulier). Il y a là une œuvrenationale à entreprendre. Sans doute serait-ce allertrop loin que de parler à cette occasion de « destinéemanifeste » ou de « nouvelle frontière ». Mais il s'agitbien d'un dessein du même ordre, à l'échelle d'unpays aux coteaux modérés et aux horizons mesurés.

Il ne faut pas oublier pour autant que les vuesprécédentes doivent être approfondies et diversifiées.On discerne au sein des régions fortes des zones àranimer, à rénover ou à convertir. Nous savons tousqu'elles existent, et l'aurions-nous ignoré que lestables rondes consacrées récemment à l'avenir desbassins charbonniers et du minerai de fer nous l'au-raient rappelé avec force. Certes, un mal localisé peutse résorber par des mécanismes quasi naturels au sein

L'aménagement du territoire Î33

d'un environnement prospère et dynamique, maisà côté de la politique d'accompagnement nécessairepour soutenir l'expansion de nos régions de l'Est, desactions d'entraînement seront parfois indispensablespour amorcer la résorption. Nous devons compteraussi avec cela.

L'objectif d'industrialisation de l'Ouest, entraînantà sa suite le développement du secteur tertiaire,serait d'y localiser, au cours du Ve Plan, une propor-tion des emplois industriels à créer largement supé-rieure aux 24 % qui représentent la part actuelle del'Ouest dans les emplois industriels existants. Je neme Hasarderai pas à avancer un chiffre que l'étatactuel des études ne permettrait pas de justifier. Maiscertaines opérations récentes, portant sur des loca-lisations très excentrées, montrent que, dans ce do-maine, l'audace n'est pas irréaliste. L'ampleur à as-signer à la tentative dépend d'abord de l'effort quisera accompli dans l'Ouest en faveur des deux pre-miers termes du triptyque du progrès, l'enseignementet la recherche à tous les niveaux, et particulièrementsans doute au niveau supérieur. Elle dépend en outre

* d'études de géographie prospective reliant les implan-tations industrielles aux caractéristiques techniqueset économiques des fabrications. On peut distinguerà cet égard plusieurs types d'activité dont les fac-

• teurs de localisation ne sont pas les mêmes.L'industrie lourde cherche à réduire ses frais de

transport. Elle est ainsi attirée par la proximité desmatières premières, ou de complexes de premièretransformation. La chance de notre façade maritime,c'est qu'aux gisements nationaux s'ajoutent dessources d'approvisionnement situées outre-mer dont

134 Le Plan ou l'Anti-hasard

l'importance va en croissant du fait de l'expansionindustrielle et de la libération des échanges. Les portsapparaissent ainsi de nouveau comme des sites pri-vilégiés. Leur antique vocation commerciale sedouble d'une vocation industrielle neuve. Cependant,il se pose pour eux un problème de débouchés, soitvers un hinterland industrialisé qui fait encore défautà nombre d'entre eux, soit de nouveau vers l'outre-mer. Mais tandis que l'alimentation en matièrespremières s'effectue par grandes cargaisons en prove-nance d'un petit nombre de régions du globe, l'expé-dition des produits est diversifiée, incessante etdirigée vers de multiples destinations. Pour le bonexercice de cette fonction exportatrice, un port nedoit pas seulement comporter un plan d'eau abritéet un outillage moderne, il doit être en outre une têtede lignes maritimes régulières.

Les industries de transformation représentent unensemble plus complexe à l'intérieur duquel desnuances s'introduisent. Il semble que l'on puisse enpremière approximation les répartir en trois caté-gories. Il y a d'abord les productions de grande série,dont le marché est hautement concurrentiel et leprix de vente très tendu. Le prix de revient est alorsun facteur décisif de localisation. L'abondance de lamain-d'œuvre compense pour ces industries, surtoutlorsqu'il s'agit de produits très élaborés, le handicapde l'éioignement. L'État peut alors limiter son aideà une prime d'équipement ou à des facilités de finan-cement accordées une fois pour toutes, sans avoir àporter la responsabilité d'un déficit permanent d'ex-ploitation. C'est dans ce domaine que le Nord-Ouestsemble avoir ses meilleures chances. Il faut néan-

L'aménagement du territoire 135

moins observer que le succès même de la politiqued'industrialisation entraîne un relèvement dessalaires dans la région industrialisée. Si cette amélio-ration de la condition ouvrière, qui conduit par seseffets en chaîne à l'élévation désirée des revenusrégionaux, ne se faisait pas par étapes, elle feraitdisparaître l'incitation spontanée à l'implantationd'usines nouvelles et obligerait l'État à accroître sesaides à l'industrialisation dans des proportionsimpossibles à soutenir longtemps. On risquerait detarir ainsi le courant qui commence à s'amorcer. Ilfaut ajouter que ce processus doit conduire les entre-prises marginales à s'adapter ou à se transformer.Si, par sa soudaineté, il les mettait en péril immédiat,il provoquerait des suppressions d'emplois quiréduiraient d'autant le bénéfice des emplois créés.

Une seconde catégorie de productions se carac-térise par la qualité ou la spécificité plus que par leprix : par exemple les machines-outils, la mécaniquede précision, les appareils de mesure, le matériel debureau, les produits pharmaceutiques, le textile etl'alimentation de luxe. Ces activités de localisationplus libre conviendraient au Sud-Ouest, qui n'a pasles mêmes excédents potentiels de population activeque le Nord-Ouest.

Il faut enfin ranger dans une troisième catégorieles productions faisant appel à des techniques avan-cées et rapidement évolutives, exigeant des commu-nications nombreuses et intenses, ou répondant à desbesoins changeants et multiples, comme les labora-toires et bureaux d'études, l'édition, la mode. C'estdans la grande ville que ces activités trouvent leséconomies externes et le réseau de relations qui leur

136 Le Plan ou l'Anti-hasard

sont nécessaires ~ jusques et y compris, si possible,l'aéroport international. Il leur faut plus encore peut-être cette vibration intellectuelle qui entretientl'ardeur à créer et à découvrir. Ce qu'on doit recher-cher, c'est qu'il y ait, pour ces activités privilégiées,d'autres hauts lieux que Paris.

Les directives une fois tracées, on se trouvera enprésence du problème des moyens, ou plus préci-sément de l'adéquation des moyens aux fins désirées.Ce problème est au cœur de toute planification, carl'État n'a la pleine maîtrise que des moyens qu'ilmet en œuvre. Certes, un plan comporte nécessai-rement des objectifs accessibles à tous, entraî-nants pour tous. Mais la réalité est faite des résultatsde l'action de l'Etat, et des décisions plus ou moinsorientées, mais finalement libres, des autres agentséconomiques. Cette vérité, déjà sensible dans ledomaine sectoriel, a, pour l'instant au moins, plusde force encore dans le domaine régional. Ramené àson expression la plus dépouillée, le problèmeconsiste à savoir quel volume d'aides et quelprogramme d'infrastructures permettraient d'aug-menter dans la proportion jugée désirable le nombredes emplois industriels nouveaux à créer dansl'Ouest avant 1970.

La probité intellectuelle oblige à dire qu'en l'étatactuel de la science et de l'information économiques,nous ne savons pas résoudre ce problème, mais nousn'avons pas besoin, au départ, d'une solution rigou-reuse. Même la mise en œuvre de moyens importantsne risque guère, au cours du Ve Plan, de nous faire

L'aménagement du territoire 137

dépasser le but. Il nous faut ainsi, semble-t-il, définirun ensemble de moyens correspondant à une esti-mation raisonnable du maximum de ressources dis-ponibles pour l'action régionale, tout en ayant uneidée des objectifs à long terme qu'il serait désirabled'atteindre. L'observation des résultats et leur com-paraison avec les objectifs permettraient progressi-vement l'adaptation mutuelle des moyens et desfins. Cette approche, à la fois volontaire et empirique,n'est en définitive rien d'autre que l'application audéveloppement régional d'une planification active« qui accepte les faits mais non les fatalités ».

L'analyse précédente montre l'importance de ladéfinition des moyens, c'est-à-dire des programmesd'infrastructure et des aides au développement.

Les programmes d'infrastructure sont nécessaire-ment sélectifs, et ce sont eux qui, en définitive, com-battront le plus efficacement un « saupoudrage »indiscriminé. Ils posent en termes abrégés le pro-blème du choix des pôles et des axes. Je ne voudraispas abuser de cette terminologie schématique, maisil n'est pas douteux que la définition d'une armatureurbaine, appuyée de programmes d'équipement judi-cieux, est l'une des clés de notre avenir. Les choixseront difficiles, mais ne pas en faire' serait choisirquand même, et, qui plus est, choisir l'échec. L'in-telligence des sites, l'étude de l'histoire, l'intuitiondu futur devront guider notre action. Ce n'est pas unhasard, par exemple, si le peuplement s'est opéré lelong des vallées. Nous devons prendre appui sur lanature pour l'asservir à nos fins.

138 Le Plan ou l'Anti-hasard

En matière de communications, il n'existe guèred'option pour les chemins de fer dont la réussitetechnique doit être préservée. Il y a d'autrepart des options évidentes en faveur des lignesaériennes intérieures dont le développement indispen-sable est moins coûteux que d'autres formes d'action,et du téléphone qui entre dans la consommation demassent sans lequel l'expansion industrielle et l'amé-nagement du territoire seraient sérieusement entravés.

L'option la plus délicate concerne le réseau rou-tier. Je ne voudrais pas rouvrir la vieille querelleentre les tenants de l'automobile et ceux du loge-ment. Une politique meilleure aurait pu sans douteêtre mise en œuvre (et par un paradoxe dont il fautse souvenir, c'est la protection du besoin « essentiel »par des blocages de prix qui a finalement empêchéde le satisfaire convenablement, tandis que la neu-tralité à l'égard du besoin « futile » lui a permis deconnaître la plus large diffusion). En tout cas, aujour-d'hui, le problème ne se pose plus dans les mêmestermes. L'automobile a répandu l'esprit mécanicien,désenclavé les campagnes, créé une industrie motrice,provoqué chacun à l'effort. Il ne s'agit pas de luisacrifier aveuglément des valeurs supérieures, maisde tendre vers une meilleure cohérence entre la cons-truction de véhicules et l'infrastructure routière,sans oublier les règles de circulation et de stationne-ment. Du point de vue de l'aménagement du terri-toire, une doctrine reste à définir, non dans l'absolude la technique, ou le relatif des comparaisons, cardans la France « grande, ronde et vide » — humouret vérité ! — le problème ne se pose pas de la mêmemanière que chez nos voisins du Nord et de l'Est.

L'aménagement du territoire 139

Nous disposons d'un réseau de voies secondaires peufréquentées qui n'a pas son équivalent dans lemonde. En revanche, nous nous sommes laissé dis-tancer en matière d'autoroutes. Le moment est venude repenser le problème en fonction d'un aména-gement du territoire conçu suivant un calendrier exi-geant. Entre des réalisations imparfaites, mais tenantcompte du prix du temps, et des réalisations parfaitesqui arriveraient trop tard, la balance penche versles premières. Il nous faut une doctrine des fonctionsde l'autoroute — liaisons à grande distance dansun cadre européen, dégagement des « villes million-naires », structuration des aires métropolitaines envoie d'urbanisation. Il nous faut, en outre, spécia-lement dans les régions relevant de la politiqued'entraînement, une gamme d'instruments -— oùs'introduiraient, par exemple, les routes à quatrevoies — permettant de créer dans des délais accep-tables une trame de liaisons routières rapides, enpremier lieu sur les grands itinéraires.

Nous aurons à nous demander enfin si nous devonsdévelopper notre réseau de voies navigables à grandgabarit dans les mêmes proportions que l'Allemagne,la Belgique et les Pays-Bas, notamment en créant laliaison Rhin-Rhône malgré des conditions diffé-rentes de relief et de peuplement. Cet article n'estpas destiné à discuter des opérations particulières,si considérables soient-elles, alors même qu'elles fontencore l'objet d'études au sein des administrationscompétentes et de la Commission Nationale de l'Amé-nagement du Territoire. Il est cependant nécessairede mentionner ce problème parmi les options im-portantes de nos prochains plans.

140 Le Plan ou l'Anti-hasard

La sélectivité des aides est.moins impérative quecelle des infrastructures et se trouve, de ce fait, plusmalaisée à appliquer. On aurait pu espérer que lesdécisions au « coup par coup » dégageraient une juris-prudence qui éliminerait progressivement les diffi-cultés, mais l'expérience a montré les embûches decette tentative. Si, d'autre part, la conception d'unnombre limité de « zones de conversion » s'est révéléeutile, toutes les tentatives effectuées pour définir unréseau détaillé de « points d'appui » — de l'ordre dumillier •— se sont finalement soldées par un échec.C'est qu'il est difficile de traiter Agen autrementque Montauban, ou Parthenay autrement que Niort.Il semble ainsi qu'un pointillisme généralisé s'avèrebien difficile à mettre en œuvre. Seules devraientsubsister les « zones de conversion », peut-être légère-ment accrues dans leur nombre, et érigées @n «pôlesde développement » au sens plein, c'est-à-direappelées à jouer un rôle moteur, notamment enmatière d'enseignement supérieur et de recherche,et à rassembler les activités complémentaires qu'exigeun développement équilibré. Pour le reste, si l'onécarte le système du coup par coup, et celui des millepoints d'appui, comme trop difficiles à pratiquerou à établir, il y aurait à définir, dans des zones plusou moins étendues de la région de l'Ouest définie

y plus haut, mais dépassant nettement en tout cas lecadre breton, un régime d'aides moins importantes,mais autant que possible forfaitaires et uniformes.L'ampleur du problème à résoudre plaide en faveurd'une mesure large dont les répercussions financières

L'aménagement du territoire 141

devraient toutefois être soigneusement pesées dansle cadre des équilibres du Ve Plan. L'attraction despôles de développement et des infrastructures decommunication devrait être suffisante, d'autre part,pour empêcher un saupoudrage inefficace, sans quesoient exclues des opérations maintenant la vie,pour lesquelles une aide limitée de l'État viendrait àl'appui de l'attachement au terroir, des liens de fa-mille ou des relations d'amitié. Le caractère délicatdes équilibres à tenir explique sans doute un balan-cement de la pensée et de la pratique où ont dominétour à tour le désir de souplesse et la crainte de l'arbi-traire.

Un dernier équilibre concerne le régime relatif descréations et des extensions. Dans le principe, lesextensions au-delà d'un certain seuil sont primablesau même titre que les créations, mais à un taux plusbas. Dans le fait, les décisions intervenues en la ma-tière ont parfois eu un caractère restrictif. Il ne fautpas cependant perdre de vue que, dans nos régions,la création vient souvent d'une initiative lointaine,tandis que l'extension traduit le succès d'un enra-cinement. Si donc une différence de degré est légi-time, parce que la création est en règle générale plusonéreuse et plus difficile que l'extension, introduireune différence de principe serait aller à l'encontre.d'une politique qui tend à rendre les régions capablesd'un développement autonome.

Une dernière question ne peut être éludée. Com-ment tout cela sera-t-il possible? Et possible àtemps ?

142 Le Plan ou l Anti-hasard

Le sens de la mesure devrait nous permettre detrouver un équilibre difficile entre le souhaitable etle possible. Dans la recherche de cet équilibre, nousdisposons de trois éléments de souplesse sur lesquelsnous pouvons jouer : l'ampleur du programme, les res-sources à mettre en regard, le calendrier d'exécution.

Les critères de sélection à utiliser pour l'élabo-ration du programme devront être inéluctablementempreints de sévérité. Il faudra opérer des choix etdéfinir des priorités. La réalisation d'une grandeœuvre est à ce prix. Les ressources dont nous pou-vons disposer sont liées à notre expansion. Nous nepouvons pas prendre des engagements à long termeen escomptant le maintien des taux de croissance duIVe Plan. Nos calculs devront se tenir raisonnable-ment en retrait. Il ne suffit pas, d'autre part, dedisposer de ressources globales dans des comptesprévisionnels, il faut définir des mécanismes d'emploireposant sur une vue réaliste de la psychologie deshommes. C'est ici qu'une remarque présentée plushaut prend toute sa valeur : s'il est des dépenses quisont collectives par nature, celles qui sont en re-vanche individualisâmes devraient, l'éducation mise àpart, être individualisées et couvertes par l'usager.Enfin, le délai d'exécution du programme offre unedernière souplesse. Il n'est pas gravement préjudi-ciable qu'une opération s'achève en 1976 au lieu de1975. Il le serait qu'elle s'achevât en 1980 ou 1985.C'est en agissant avec mesure sur les délais, lesressources et le programme que l'aménagement duterritoire évitera les deux écueils les plus graves :n'être qu'une déclaration d'intentions, constituerune menace pour l'équilibre économique. Ajoutons

L'aménagement du territoire 143

que seule la première partie du programme, en prin-cipe celle qui correspond au Ve Plan, serait « à l'encre».Le reste ne serait qu'une esquisse «au crayon» qui pour-rait être retouchée en fonction des surprises de l'avenir.

Si le problème d'ajustement des besoins et desressources est sans doute le principal, il n'est pas leseul qui se pose à nous. Nos méthodes administra-tives et juridiques devront s'adapter aux exigencesde l'avenir. Notamment le développement descomplexes urbains nécessitera quelque jour des for-mules appropriées d'association des communes ainsiqu'une réforme profonde du régime de la propriétéfoncière et commerciale.

J'ajouterai une dernière condition qui n'est pasà mes yeux la moindre. C'est que l'aménagement duterritoire suppose une profonde compréhensionmutuelle et une coopération sans restriction. Lesinstances nationales devront porter un intérêt scru-puleux aux aspirations qui montent vers elles dufond de nos contrées, remettre plusieurs fois endélibéré des décisions qui intéressent le cadre de viede millions d'hommes, et, le moment venu, expliquerleur choix en termes simples et persuasifs. Inverse-ment, chaque région, chaque département, chaquecommune devront s'attacher à comprendre et à

' respecter l'arbitrage national. Nous avons déjà l'expé-rience, dans le domaine sectoriel, des conditions quipermettent le dialogue et conduisent à l'équilibre.Elles s'appellent l'esprit du Plan.

Revue d'économie politique, 1964.

C H A P I T R E V

Les principes de la planification française

Le ternie de plan, communément employé enFrance, prête parfois à malentendu. Il porte auxyeux de certains le discrédit d'un passé récent faitde contraintes politiques ou d'interventions tatil-lonnes. Le mot et la chose remontent cependantplus loin dans l'histoire que le dirigisme de guerreou la naissance d'Etats socialistes au xxe siècle. Lecardinal de Richelieu n'écrivait-il pas : « La naturedes affaires de l'État requiert que celui qui estattaché aux affaires publiques médite souventpour prévoir ce qui peut arriver et trace des plansqui permettent au présent d'être joint à l'avenirsans dommage »? Je ne chercherai donc pas dedéguisement verbal en affaiblissant la planificationen programmation. Je m'appliquerai à montrer, enrevanche, que la planification française est la recher-che d'une voie moyenne conciliant l'attachement à laliberté et à l'initiative individuelles avec une orien-tation commune du développement.

En tant que voie moyenne, elle est évidemmentmoins pure dans ses principes, moins simple dansses modalités, qu'une économie de marché intégrale

Principes dé planification 145

ou qu'une direction entièrement centralisée del'économie. Je n'hésite pas à dire, dans ce sens,que la planification française, avant d'être unethéorie, est une pratique, et que c'est une pratiqueévolutive qui a su et qui saura encore tenir comptedu changement des circonstances. En particulier,instituée au lendemain de la guerre dans un climatde pénurie et de dirigisme, elle se développe aujour-d'hui dans la liberté retrouvée et l'abondance pro-gressive. Ce serait aller beaucoup trop loin cependant,que de porter contre elle une condamnation in-tellectuelle sommaire en la présentant, ainsi que leprofesseur Heilperin dans son livre récent sur LeNationalisme économique1, comme une série d'expé-dients, fort éloignés d'un corps de doctrine consis-tant. Il me semble, et j'essaierai de le montrer, que, si laplanification française est à base d'expérience pra-tique, sa théorie se constitue peu à peu.

Ces réflexions préliminaires dictent le plan de cetarticle. Une première partie sera consacrée à unhistorique de l'expérience française, du plan Monnetjusqu'à nos jours. Une seconde partie rappelleral'esprit du plan, le sens de l'économie concertée, etleur traduction dans les institutions et les procédures.Enfin une troisième partie, plus théorique, s'efforcerade dégager des éléments de doctrine donnant du planune logique intelligible, au sein d'une économiemoderne ouverte sur l'extérieur et d'une sociétédémocratique marquée par la coexistence de l'ini-tia tive privée et de l'action publique.

1. M. A. Heilperin, Le Nationalisme économique, trad. de l'angl.par B. de Zélicourt, Bibliothèque économique, Paris, 1963.

146 Le Plan ou l'Anti-hasard

Le Ier Plan de Modernisation et d'Équipement,élaboré au lendemain de la guerre, fut un plan derenaissance économique. Modernisation ou déca-dence, avait écrit M. Jean Monnet. Il s'agissaitde remettre en marche l'appareil productif, decombler les retards techniques dus à quatre annéesd'isolement, d'arracher l'économie française à l'espritmalthusien engendré par la crise des années trente. Ilfallait pour cela opter entre un développement mo-deste de toutes les branches et une forte progressiondes activités exerçant une influence motrice etdevant fournir le moyen de tout le reste. Un choixhardi fut fait dans ce dernier sens. Six activités debase furent ainsi retenues : charbon, électricité,acier, ciment, machinisme agricole, transports.S'il m'est permis d'évoquer un souvenir personnel,je me rappelle encore le choc que produisit à l'Élec-tricité de France, où je venais d'être nommé direc-teur de l'Équipement, l'énoncé de l'objectif de39,5 milliards de kWh alors que la consommationde la meilleure année d'avant guerre n'avait pasdépassé 21 milliards de kWh. Sans l'effort coordonnéannoncé par le plan, ce dessein ambitieux se seraitheurté à un scepticisme paralysant. Et cependant,l'acte de foi a été légitimé par le succès, puisque laconsommation d'énergie électrique en France atteintaujourd'hui le quadruple du niveau de 1938, c'est-

Principes de planification 147

à-dire plus du double de l'objectif initial. Les diffi-cultés rencontrées furent néanmoins considérables,et il fallut, pour en venir à bout, l'effort de tous lesFrançais soutenu par l'aide Marshall.

Le IIe Plan, de 1954 à 1957 inclus, s'est étenduà l'ensemble des activités économiques, notammentà l'agriculture, aux industries de transformation,à la construction de logements et au développementdes productions d'outre-mer. Le souci prioritaire desindustries motrices commençait à faire place à lapréoccupation d'une croissance harmonisée. Lesprogrès de la comptabilité nationale fournissaientà point nommé l'instrument nécessaire pour aborderles problèmes de cohérence. Il s'agissait là d'uneexigence à la fois logique et psychologique, toutebranche d'activité cherchant à se situer rationnelle-ment dans le développement d'ensemble. D'autrepart, le mot d'ordre du IIe Plan n'était plus seulementde produire davantage. Il était surtout de produiremieux, c'est-à-dire dans des conditions compétitivesde qualité et de prix, de manière à préparer l'écono-mie française à un régime d'échanges plus libre.A cet effet, l'accent était mis sur les moyens, à plus oumoins long terme, de l'abaissement désiré des prixde revient : le développement de la recherche scien-tifique et technique, la spécialisation des entreprises,la formation de la main-d'œuvre, l'organisation desmarchés. Dans cette optique nouvelle, et grâce àl'instrument de mesure fourni par la Comptabiliténationale, il était pour la première fois possiblede formuler des objectifs en termes globaux. C'estainsi que la production nationale devait passer de

148 Le Plan ou l'Anti-hasard

l'indice 100 à l'indice 125 et la production industriellede l'indice 100 à l'indice 130.

Les objectifs du IIe Plan ont été dans l'ensembledépassés. La production nationale a atteint en 1957l'indice 130 (au lieu de 125) et la production indus-trielle, non compris le bâtiment, l'indice 146 (au lieude 130). L'électricité, l'automobile, la chimie se sontmontrées particulièrement dynamiques. Ces résultatssatisfaisants ont eu toutefois une contrepartie moinsfavorable. La progression accélérée des activités aété acquise au détriment des équilibres fondamentauxde l'économie. Les importations se sont accrues mas-sivement, tandis que la pénurie de main-d'œuvre,entraînant une notable augmentation des revenussalariaux, contribuait à accroître la demande inté-rieure et à freiner l'effort d'exportation qui eût éténécessaire.

C'est dans ces circonstances qu'a été élaboré leIIIe Plan (1958-1961) visant a réaliser dans la stabi-lité monétaire et l'équilibre des paiements extérieursune forte expansion économique, accroissant de20 % en quatre ans la production nationale. En mêmetemps, il était marqué du souci d'acheminer vers leMarché commun une économie précédemment repliéesur elle-même et de préparer le plein emploi de lajeunesse plus nombreuse qui atteindrait bientôtl'âge du travail.

Un important ensemble de mesures de rééquilibrea été décidé à l'automne 1957. Il a été parachevéà fin 1958, avec une dévaluation opérée au bonmoment et à une parité réaliste. En contrepartie,il est vrai, la progression de la production nationale

Principes de planification 149

s'est trouvée réduite à environ 2,5 % pendant chacunedes deux années 1958 et 1959. Mais, avec le succèsde la dévaluation et l'assainissement de la situationfinancière, les conditions d'une reprise généralese trouvaient remplies. C'est pour sanctionner cettesituation, et pour donner le signal d'un nouveaudépart, que fut publié au printemps 1960 le documentdit « Plan intérimaire » qui prévoyait une progressionde la production nationale de 11 % pendant la secondemoitié du Ille Plan (1960-1961).

Ce dernier objectif ayant été atteint, on peut direqu'au cours du IIIe Plan l'économie a retrouvé sonéquilibre, renoncé à l'aide étrangère, repris sa marcheen avant et réalisé ses équipements essentiels, enenregistrant un retard de l'ordre d'un semestre surl'objectif général de production.

Le IVe Plan approuvé par la loi du 4 août 1962,et concernant les années de 1962 à 1965 incluses,propose, dans le maintien des équilibres fondamen-taux, une progression de 24 % de la productionnationale en quatre ans. Le chiffre en lui-même n'arien d'exceptionnel, même si l'on note que, pourretrouver l'équivalent, il faut se référer à la périodede quatre ans la plus favorable que la France aitconnue depuis la guerre. Ce qui était sans douté plusambitieux, c'était la volonté d'atteindre cet objectifsans aide étrangère et sans déficit de la balance des paie-ments, et cela malgré les aléas d'une économie ouverteet les inconnues de l'autodétermination en Algérie.

La volonté de croissance s'accompagne d'autrepart d'un effort de clarté dans la répartition des

150 Le Plan ou l'Anti-hasard

fruits de l'expansion. Une attention plus grande estportée aux aspects qualitatifs du développement,traduisant « une idée moins partielle de l'homme ».L'accent est mis sur les conditions de vie plus quesur le niveau de vie proprement dit. Les équipementscollectifs consacrés à l'éducation, à la santé, à laculture, à l'urbanisation doivent progresser deuxfois plus vite que la production globale. L'actionrégionale et l'aménagement du territoire prennentune place plus large et des procédures nouvellessont mises à l'essai. La notion de plan social distinctdu plan économique est écartée, mais les préoccupa-tions sociales s'expriment avec plus de force, notam-ment en ce qui concerne les familles, les personnesâgées, les titulaires de bas revenus.

Le IVe Plan sera à la fin de l'année à la moitiéde sa course. L'événement le plus marquant de cettepremière période a été l'accession de l'Algérie à l'indé-pendance qui a provoqué des rapatriements massifset rapides. Cette circonstance historique n'a pasentraîné d'à-coup majeur dans la marche de l'écono-mie française. Cependant les besoins de la consom-mation se sont brusquement accrus, tandis que lesrapatriés n'étaient intégrés que peu à peu dansl'activité productive. Ce décalage, joint à l'affluxdes capitaux, a contribué à développer certainestensions inflationnistes.

De la sorte, selon les estimations les plus plau-sibles, l'objectif de croissance de la première moitiédu IVe Plan sera approximativement atteint à la finde 1963. Toutefois, l'affectation des ressourcesaura une structure assez différente de celle qui avaitété prévue, la consommation des particuliers étant

Principes de planification 151

supérieure et l'investissement productif et l'excé-dent commercial inférieurs à leurs objectifs respec-tifs. On enregistre corrélativement une croissancetrop forte des revenus combinée à une hausse troprapide des prix. Aussi certaines mesures restrictivesviennent-elles d'être décidées dans le domaine ducrédit et de la dépense publique, en même tempsqu'est accentué l'effort d'enseignement technique, deformation professionnelle et de libération de mili-taires en vue de détendre le marché du travail. Ilapparaît, d'autre part, que l'expansion dans l'équi-libre et la poursuite des réalisations sociales souhai-tables seraient grandement facilitées par la mise enœuvre progressive d'une politique des revenus dontl'étude va être accélérée. Le plan de stabilisationdu 12 septembre 1963 manifeste ainsi le caractèreactif de la planification française qui accepte lesfaits, mais non les fatalités.

De ce rapide survol de l'histoire économiquefrançaise d'après guerre, on peut surtout retenirqu'avec une population active constante1, alorsque la population totale augmentait de près de 10 % 2,la France a réussi, à travers des accidents conjonc-turels dont celui de 1957-58 fut le plus sérieux, àaccroître sa production nationale à un taux supérieurà 4,5% par an. Cette expansion s'est accompagnéed'un effort de modernisation considérable encorequ'inégalement réparti. Bien des freins au progrèssubsistent encore. Néanmoins notre pays participelargement à la seconde révolution industrielle,

1. 18,86 millions en 1949 et 18,54 millions en 1959.2. 41,4 millions en 1949 et 45 millions en 1959.

152 Le Plan ou l' Anti-hasard

symbolisée par la conquête de l'atome, l'essor del'électronique et des matières plastiques, les débutsde l'automation. Les grands barrages, les aciériesmodernes, le Mistral, la Caravelle, le complexe deLacq, Saclay et Marcoules, le pont de Tancarvilleet la gare aérienne d'Orly, l'aménagement du basRhône-Languedoc, la première usine marémotricedu monde en construction sur la Rance sont, parmibeaucoup d'autres, les signes visibles d'un puissantrenouveau. L'agriculture est sortie de sa stagnationséculaire et s'achemine vers un nouvel équilibre,technique, économique et social. Le commerceentame sa modernisation. Enfin, dernier trait et nonle moindre, la génération au travail assume lescharges d'éducation d'une jeunesse plus nombreuse.Le temps approche où nous recueillerons le fruit decet effort.

II

Avant de se définir par son objet, sa structureou ses moyens, la planification française se carac-térise par son esprit. L' esprit du Plan, c'est le concertde toutes les forces économiques et sociales de laNation. Dans le Ier Plan élaboré au lendemain dela guerre, M. Jean Monnet employait déjà l'expres-sion d'économie concertée, qui a gardé toute sa vertu.Il avait compris en effet que, malgré la conjonc-ture politique et économique de l'époque — unemajorité à tendance socialisante, un gouvernementdisposant de l'appareil du dirigisme —-, le plan ne

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réussirait que s'il était une œuvre collective, à Téla-boration de laquelle seraient directement ou indi-rectement associés tous les Français. Selon ces vues,le plan ne doit pas être l'œuvre exclusive de l'État.Il ne doit pas davantage traduire des vues communesde l'administration et du patronat. Pour être l'expres-sion véritable des intérêts et des vœux de la Nation,la planification doit être largement ouverte et inclureles représentants des autres catégories, en premierlieu des travailleurs. Cette exigence se heurte parfoisaux objections de principe de ceux qui ne voientdans les syndicats ouvriers que les défenseurs desintérêts directs et immédiats des salariés. Dans uneappréciation réaliste, ces objections paraissentdépassées. Certes, pour que l'association des syn-dicats ouvriers à l'élaboration du Plan porte tous sesfruits, un travail d'éducation en même temps que decompréhension mutuelle reste à poursuivre. Maisl'enjeu, doit être mis en regard de l'effort. Il s'agitd'associer les travailleurs à un acte économiquequi les concerne au premier chef, et de développer eneux un sentiment de participation fondé sur les faits.

L'esprit se traduit dans les structures. La prépa-ration des programmes est confiée à un servicepermanent, le Commissariat général du Plan, de faibleimportance numérique, mais ouvert aux représen-tants des milieux économiques et des groupes sociaux.

Le Commissariat général du Plan a un effectiftotal d'une centaine de personnes, auxquelles estvenue s'adjoindre temporairement, il y a quatreans, une quarantaine d'agents de l'ancien Commis-sariat général de la Productivité. Les vertus du petit

154 Le Plan ou l'Anti-hasard

nombre le protègent des tentations de l'adminis-tration directe et des conflits de compétence. Struc-turellement, la coopération est sa loi. Il peut coor-donner des études, mais non tout étudier. Il nedétient aucun pouvoir propre et ne gère aucun fondsd'intervention économique. En revanche, il estsitué à un point stratégique de l'échiquier gouverne-mental. Rattaché initialement au président du Conseil,puis au ministre des Finances et des Affaires Econo-miques, il est de nouveau aujourd'hui sous l'autoritédu Premier ministre. Il n'est pas néanmoins assimiléà une direction de ministère et se voit reconnaîtreune vocation à l'indépendance intellectuelle.

Les organismes situés à son contact comprennenttout d'abord le Conseil Économique et Social, dont lamission, la composition et l'expérience justifientl'intervention dans l'élaboration des plans, tantôtpour contribuer par ses études au choix d'une esquisse,tantôt pour formuler un avis sur un document achevé.D'attributions à la foré plus limitées et plus spé-cifiques, le Conseil supérieur du Plan a le caractèred'une table ronde où des suggestions et des obser-vations sont exprimées sans formalisme devant lesmembres du Gouvernement assistant aux réunions.

Le Commissariat général du Plan est assistéd'autre part de vingt-cinq commissions de moder-nisation qui sont probablement la création la plussignificative de M. Jean Monnet. Une commissionde modernisation comprend de trente à cinquantemembres, exceptionnellement davantage, nomméspar le Gouvernement sur proposition du Commis-sariat général et coopérant bénévolement et gra-tuitement à l'élaboration du plan. Les membres

Principes de planification 155

des commissions appartiennent essentiellement àtrois grandes catégories : des fonctionnaires desdépartements ministériels intéressés, des chefsd'entreprises et dirigeants de syndicats patronaux,des représentants des travailleurs (les quatre grandescentrales syndicales sont représentées dans toutesles commissions). Des experts, notamment des uni-versitaires et des représentants des utilisateurs,siègent à leur côté. Aucun dosage rigoureux n'estexigé dans la composition des commissions. L'espritcompte plus que la lettre et les votes sont excep-tionnels. Le but des travaux n'est pas, en effet, dedépartager des vainqueurs et des vaincus, mais dedégager une vue commune sur l'avenir d'une acti-vité économique ou sociale en fonction de l'objectifnational de développement. En décidant de réunirde telles commissions, M. Jean Monnet souhaitaitd'abord réaliser une véritable mobilisation descompétences, d'autant plus nécessaire que l'insuf-fisance de l'appareil statistique interdisait alorstout espoir de confier l'élaboration du Plan à unepetite équipe de spécialistes. Mais plus encore il étaitconvaincu que, travaillant ensemble à élaborer lePlan, ceux qui auraient ensuite à le réaliser enferaient spontanément leur affaire. L'interventiondu gouvernement n'aurait pas ainsi à se faire lour-dement sentir au moment de l'exécution du Plan.L'expérience a confirmé la justesse de cette prévision*

L'amélioration de notre appareil statistique etle développement de la comptabilité nationale permet-traient aujourd'hui de réduire dans une certainemesure l'apport technique des commissions. Maisil reste toujours vrai qu'elles permettent la confron-

Î56 Le Plan ou l'Anti-hasard

tation des points de vue et favorisent la conver-gence dans l'action. La vertu du contact n'a cesséde grandir et le nombre des commissions de s'ac-croître à la demande des intéressés (services ouprofessions). Sans doute ces demandes reposent-elles en partie sur l'espoir qu'auprès du ministèredes Finances le Commissariat au Plan jouera lerôle d'intercesseur. Mais, en partie aussi, elles tra-duisent une reconnaissance toujours plus largedes bienfaits du dialogue. Au total, il existe aujour-d'hui vingt-cinq commissions, vingt correspondantà des secteurs d'activité économique ou sociale,cinq correspondant aux principaux problèmes inté-ressant l'ensemble des secteurs (financement, main-d'œuvre, recherche, productivité, développementrégional). L'effectif total des commissions et groupesde travail est passé de mille personnes au momentdu Ier Plan à un chiffre de l'ordre de trois mille cinqcents aujourd'hui.

Enfin, depuis que le gouvernement s'est résolu-ment engagé dans l'action régionale par les décretsde 1955, depuis surtout que le IVe Plan a confirmécet engagement dans un chapitre consacré au déve-loppement régional et à l'aménagement du terri-toire, des organismes décentralisés coopèrent avecle Commissariat général du Plan. Ces organismessont situés dans un cadre géographique nouveau,vingt circonscriptions d'action régionale regrou-pant les quatre-vingt-dix départements français(la Région parisienne étant placée sous un régimedistinct). Ils comprennent, d'une part, la Conférenceinterdépartementale qui réunit les préfets et leshauts fonctionnaires des départements de la région,

Principes de planification 157

d'autre part, les comités régionaux d'expansionéconomique qui groupent les représentants desmilieux économiques et sociaux. Cette structureaussi bien que la procédure mise en œuvre ont encoreun caractère expérimental. Les conférences interdé-partementales sont de création récente, et leurfonctionnement commence seulement à être mis aupoint; des mesures de déconcentration administra-tive sont d'ailleurs à l'étude pour donner de pluslarges pouvoirs aux préfets qui les président. Quantaux comités régionaux d'expansion économique,dont la création spontanée a traduit un besoinprofondément ressenti, ils n'ont pas partout lamême composition, ni la même conception de leurrôle. Enfin, les relations entre conférences inter-départementales et comités régionaux se précisentpeu à peu dans un empirisme prudent.

La fonction essentielle de ces organismes est decontribuer à la régionalisation du Plan, c'est-à-direà la décomposition du Plan national en tranchesrégionales. Cette décomposition est facilitée parl'existence de documents régionaux, improprementappelés plans, qui définissent les orientations de larégion dans une perspective à long terme, mais necomportent ni calendrier, ni programme de finan-cement. Au contraire, les tranches régionales ont de.ce point de vue le même caractère que le Plannational lui-même, c'est-à-dire qu'elles ont desobjectifs échelonnés dans le temps et des moyensde réalisation définis. On peut ainsi les considérer,soit comme une partie du plan national, soit commeune première étape des plans régionaux. Pour leIVe Plan les délais de mise en route de la procédure

158 Le Plan ou l'Anti-hasard

ont conduit à élaborer les tranches régionales aprèsl'adoption du Plan national. Pour le Ve Plan, celui-ci et celles-là feront autant que possible l'objetd'une élaboration simultanée.

L'addition au plan d'une dimension régionale al'inconvénient d'alourdir les procédures. Elle a, parcontre, l'avantage d'instituer un dialogue systéma-tique entre les instances centrales et régionales char-gées des travaux de planification. Les responsablesdes régions comprennent mieux la nature d'un arbi-trage national qui ne peut satisfaire toutes lesdemandes ; ils prennent aussi conscience des inter-dépendances qui existent, soit entre les régions, soitentre les secteurs différents d'une même région.Enfin la régionalisation permet de fixer dans le plannational des objectifs mieux adaptés à la variété desperspectives d'évolution par région.

La procédure d'élaboration du plan comprend deuxstades, celui des orientations générales ou, si l'on pré-fère, des grandes options, celui du document défi-nitif qui entre dans plus de détails.

A l'origine, les travaux du premier stade étaienteffectués par des équipes de fonctionnaires sansconsultation organique d'instances extérieures. Pourle IVe Plan, la Section du Plan et des Investissementsdu Conseil Économique et Social a été consultée surle taux de croissance à adopter et sur la structuresouhaitable de la consommation finale. Sur unrapport du Commissariat général au Plan qui fai-sait état du résultat de cette consultation en mêmetemps que de ses propres études, le Gouvernement a

Principes de'planification 159

arrêté les orientations générales du IVe Plan. Sesdirectives ont ouvert la seconde phase de la procé-dure, marquée par la réunion des commissions demodernisation, les avis du Conseil supérieur du Planet du Conseil Economique et Social, la rédaction dudocument définitif et l'adoption du Plan par leParlement.

Pour le Ve Plan, le Parlement interviendra à deuxreprises, puisqu'il sera appelé à sanctionner aussibien les orientations générales que le document défi-nitif. Sa première intervention, se situant à une époqueoù « les jeux ne sont pas faits », lui permettrad'exercer une influence réelle sur les grandes optionsde la politique économique (tandis qu'avec les erre-ments précédents il était difficile d'amender un plande caractère achevé sans porter atteinte à sa cohé-rence). Bien entendu, cette nouvelle procédureaccroît considérablement l'importance des orienta-tions générales et conduit à développer les consul-tations dans le premier stade d'élaboration du plan.

Le Plan français est un plan de branches, et nonun plan d'entreprises ou de produits. Il se situe àl'échelle du secteur d'activité ou de la catégoriesocio-professionnelle, et non de l'entreprise ou del'individu. Le passage de la branche à la firme intro-duit une souplesse nécessaire à la bonne marche del'économie, ainsi qu'une liberté conforme aux aspi-rations fondamentales des nations de l'Occident.Autrement dit, le Plan français n'est pas et ne peutpas être impératif. La loi portant approbation duIVe Plan est d'ailleurs concue en des termes qui ex-

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cluent toute équivoque. Le document « annexé à laprésente loi est approuvé comme cadre des program-mes d'investissements... et comme instrument d'orien-tation de l'expansion économique et du progrèssocial x ». J'ai souligné les mots essentiels.

Bien qu'il ne soit pas impératif, le Plan françaiss'exécute, avec les écarts que comporte la vie, maisle plus souvent sans déviations majeures. Il est inté-ressant de rechercher les raisons de cet état de fait.

La première est que le concert réalisé dans l'éla-boration du Plan tend spontanément à se prolongerpar un concert dans l'exécution. Si les forces vivesdu pays sont associées au projet, elles s'associentplus volontiers à l'action. Un second élément desuccès est la cohérence du Plan, le fait qu'il préfi-gure, si tout le monde joue le jeu, une situation danslaquelle les facteurs et les produits des différentesbranches s'échangeront sur des marchés en équilibre.Bien entendu, une distinction s'impose ici entre lesproduits et services de base et la diversité presqueinfinie des objets fabriqués. Pour l'électricité, l'acier,le ciment, les estimations du Plan sont relativementsûres, parce qu'il s'agit de facteurs intervenant dansla plupart des fabrications, et qu'ainsi les aléas affec-tant ces dernières se compensent partiellement.Ainsi se trouvent limitées des retouches difficiles etcoûteuses aux programmes d'investissements lourds.Le domaine des objets courants est beaucoupplus fluide. Il est à peu près impossible de savoirquatre années à l'avance quel nouveau gadget aurala faveur du public. Mais ici la régulation s'opère

•1. Loi n° 62-900 du 4 août 1962 portant approbation du Plande développement économique et social.

Principes de planification 161

par l'adaptation des fabrications au moyen de trans-formations faciles et d'investissements rapides.

Le Gouvernement a, d'autre part, des moyensd'action plus directs : tout d'abord il y a les inves-tissements qu'il contrôle, l'équipement des adminis-trations, les programmes des entreprises publiques,la construction de logements dans laquelle l'initia-tive privée est largement tributaire d'aides de l'État.Chacun de ces secteurs exerce à son tour une influencesur les secteurs situés en amont : par exemplela Société Nationale des Chemins de Fer français etl'Électricité de France sur l'industrie de la construc-tion électrique. De la sorte, il n'est pas exagéré dedire que, soit directement, soit indirectement, l'Étatanime ou contrôle environ la moitié de l'investisse-ment total.

Enfin l'exécution du Plan pose le problème desincitations et, plus précisément sans doute, de lasélectivité des incitations. Des conceptions opposéesse font jour dans ce domaine. Le point de vue clas-sique préconise la neutralité, ou tout au moins lemaximum de neutralité, de l'État. D'autres enrevanche observent, avec François Perroux, qu'unplan qui serait neutre cesserait d'être. En réalité, pourl'observateur objectif des réalités, l'État n'est jamaiscomplètement neutre. Le problème n'est pas, semble-t-il, d'absoudre ou de condamner en bloc la sélecti-vité, mais de tracer ses justes limites et de définir lesrégies qu'elle dpit observer. La sélectivité est parfoisutilisée en matière de crédit lorsqu'il n'y a pas équi-libre entre les demandes et les offres sur le marchéfinancier. Lorsqu'elle n'est pas nécessaire, mais sim-plement souhaitable, pour contribuer aux orienta-

162 Le Plan ou l' Anti-hasard; . • • • • • _ •

tions désirées du développement, elle doit consisteren mesures catégorielles et non personnelles, et reposersur des critères objectifs et non sur des discrimi-nations arbitraires. Tel est le cas en matière d'actionrégionale et d'aménagement du territoire. Parexemple, la réglementation française prime, non telleentreprise particulière, mais en principe toutes lesentreprises qui s'implantent dans une zone spécialede conversion. Ajoutons qu'aux termes de l'article92, paragraphe 3, du traité de Rome, les aides des-tinées à favoriser le développement économique derégions dans lesquelles le niveau de vie est anorma-lement bas, ou dans lesquelles sévit un grave sous-emploi, peuvent être considérées comme compatiblesavec le Marché commun.

III

La planification française a évolué avec les cir-constances. Il serait inexact, néanmoins, de soutenirqu'elle a pris un caractère définitif. Dans une éco-nomie ouverte, de plus en plus dépendante de sonenvironnement et de plus en plus consciente de sesincertitudes, elle ne peut pas être ce qu'elle étaitdans une économie repliée sur elle-même que solli-citaient des tâches évidentes de reconstruction.

La réflexion s'impose d'autant plus que l'expé-rience n'a pas tranché entre les méthodes économi-ques d'inspiration différente employées dans lespays du Marché commun. L'Allemagne adepte pro-

Principes de planification 163

clamée du libéralisme, la France dotée d'une plani-fication souple, l'Italie marquée par un puissantcapitalisme d'État ont connu depuis la guerre uneexpansion deux fois plus rapide que la Grande-Bretagne et les États-Unis. On a même parlé de mi-racle, mais par abus des mots, le progrès économiquen'étant jamais un miracle, mais une conquête conti-nue et difficile.

Nous sommes, d'autre part, à un tournant del'après-guerre, où nombre de facteurs favorablesdisparaissent. L'aide Marshall a pris fin. L'époque desgrands excédents de main-d'œuvre est révolue. Lamontée des salaires rend la situation des industriesplus malaisée, la montée des prix rend l'équilibredes balances de paiements moins assuré. Faute deprogrammes concertés, des capacités excédentairesapparaissent pour certaines productions, en Europeet hors d'Europe. On peut se demander enfin, sansque la réponse soit évidente, si les progrès dus à latransformation des mentalités resteront aussi rapidesqu'ils l'ont été depuis quinze ans. Le Rapportdéposé par le Gouvernement de la République Fédé-rale au Bundestag, le 26 février 1963, exprime despréoccupations de cet ordre. Dans ces conditionsnouvelles, le choix des principes d'une politiqueéconomique a plus d'importance que jamais.

C'est dans ce contexte que nous examinerons laquestion de savoir si la planification française,conçue dans d'autres circonstances, continue àrépondre aux exigences du milieu et du moment.

Sa première légitimation est de symboliser laconscience du développement. Notre époque n'est passeulement marquée, chez les nations jeunes du Tiers

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Monde comme chez les nations rajeunies de l'ouestdu continent européen, par une croissance écono-mique plus rapide que celle que le xixe siècle avaitconnue. Elle est caractérisée, peut-être plus encore,par la prise de conscience du développement. Lacroissance n'est pas seulement dans les faits, elle estdans les idées et les volontés.

La pensée économique, au xixe siècle, était domi-née par la théorie de l'équilibre. Les cycles eux-mêmes n'étaient que la manifestation dynamiquedes forces de rappel vers l'équilibre perdu. La grandecrise des années trente a engendré la théorie key-nésienne, plus défensive que conquérante. C'est vers1936 que J. von Neumann a présenté le premiermodèle rigoureux de croissance économique, schémaencore sommaire et artificiel d'une économie qui sedéveloppe en restant semblable à elle-même, maisouvrant la voie à une compréhension meilleure desmécanismes de l'expansion.

Ces progrès intellectuels rejoignent l'exigence dumonde de la production et du travail, qui se veut deplus en plus sujet actif de son destin. Cette aspira-tion est aujourd'hui une réalité, au même titre queles facteurs matériels qui se confrontent sur lemarché. De ce fait, une importance croissante est atta-chée aux aspects humains du développement. Leshommes veulent une expansion forte et durable —donc équilibrée —, dont les avantages cumulatifs nesoient pas annulés par des crises soudaines dans lesbalances de paiements ou par une baisse prolongéede la propension à investir. Mais s'ils désirent unemarche rapide de l'économie, ils ne tiennent pasmoins aux directions dans lesquelles elle s'engage :

Principes de planification Î65

une certaine image de la société de l'avenir leurimporte tout autant que les bilans quantitatifs. Ilsveulent exprimer des préférences, au moins pargrandes masses, quant à l'emploi des ressources crééespar une production croissante. Ils se préoccupent dejustice sociale et d'équilibre régional. Ils mettent enquestion la structure de la demande finale, notam-ment l'arbitrage entre la consommation de biensindividuels et l'usage de services collectifs consacrésà l'éducation, à la santé, à la culture, aux loisirs.Suivant le mot de Claude Gruson, une conceptioncommune du développement économique « permetde rendre explicites les objectifs que la commu-nauté s'assigne, et par conséquent de conférer à lavie collective un sens qui éclaire et donne une valeuréthique à l'activité de chacun 1 ». Sous cet aspect, leplan a d'autant plus de valeur que ses grandes ligness'affirment davantage. Il doit être la forêt que lesarbres ne cachent point. Il doit être un dessein mar-qué par de grandes options avant d'être un dessindétaillé rendant visible à tous l'image de leur avenir.

Ajoutons que, si le plan découle de la consciencedu développement, celle-ci, à son tour, est favoriséeet enrichie par le plan. Les milliers de fonctionnaires,de chefs d'entreprise et de syndicalistes qui parti-cipent aux commissions de modernisation y acquiè-rent une information plus sûre et plus étendue surles réalités économiques, une initiation aux méca-nismes de la croissance équilibrée, une connaissancedes lois qu'on ne peut transgresser sans dommage.

1. Claude Gruson, « La prévision économique aux États-Unis »(Cahiers de l'I.S.E.A., série K : « La prévision économique », n° 2,Paris, 1957).

166 Le Plan ou l'Anti-hasard

L'État et le patronat s'y instruisent des préoccupa-tions des travailleurs. Les chefs d'entreprises yapprennent à mieux tenir compte de leur environ-nement, à devenir chaque jour davantage de « bonscitoyens industriels ». Les fonctionnaires y gagnentune vue plus exacte des sujétions des entreprises.Le plan, comme l'a dit Marcel Demonque, « démys-tifie les problèmes industriels et engendre progressi-vement une éthique 1 ». Telle est, me semble-t-il, lajuste réponse aux craintes parfois exprimées de voir,la planification aboutir à un dirigisme contraignantou, au contraire, à de trop larges concessions à l'inté-rêt privé.

La seconde légitimation du Plan, c'est qu'il accroîtla cohérence des décisions de l'État en les situantdans un cadre d'ensemble, qu'il favorise leur ratio-nalité en tentant de les soumettre à des critères com-muns et, si paradoxal que cela puisse apparaître,qu'il tend à libérer le marché de certaines interven-tions inutiles ou désavantageuses.

Parmi les décisions de l'État intégrées dans le plan,il y a d'abord les programmes d'investissements pu-blics dont l'influence motrice est considérable. LeCommissariat au Plan a réussi à mettre de l'ordredans ces programmes en déterminant et en faisantaccepter, à l'intérieur d'une enveloppe compatibleavec l'expansion dans la stabilité, des priorités fondéessur une analyse d'utilités comparées. Il est à cetégard un mécanisme de préparation des arbitragesdu Premier ministre, reconnu tout à la fois par les

1. Marcel Demonque, Colloque de Rome (30 nov.-ler déc. 1962),cité par Pierre Massé, « L'Europe et l'idée de programmation éco-nomique » [Revue du Marché Commun, février 1963).

Principes de planification Î67

ministres maîtres d'œuvre et par le ministre desFinances. Ce rôle est appelé à s'étendre du domainesectoriel au domaine régional, où les arbitrages au-ront un caractère peut-être encore plus délicat.

Une deuxième catégorie de décisions de l'Étatcomprend ses interventions dans la vie économique,et notamment dans le mécanisme des prix. Dansbeaucoup de pays, qu'il y ait ou qu'il n'y ait pas deplan, ces interventions se sont développées sous lapression des circonstances. Les pénuries entraînentdes mesures de répartition qui survivent plus oumoins longtemps à la cause qui avait entraîné leurmise en place. L'inflation conduit, dans un espritde défense sociale, à des blocages de prix plus oumoins sévères et plus ou moins durables. Le sous-emploi provoque des mesures malthusiennes, etc.Dans bien des cas, le principe de ces interventionsest discutable. En outre, même quand les intentionsqui les dictent sont justifiées par l'importance oul'urgence des problèmes, les décisions sont souventprises au jour le jour, en fonction de leurs seuls effetsdirects et à court terme. Ainsi se développe unesuccession d'interventions dont F enchevêtrementet la complexité sont une source de sérieuses préoc-cupations pour tous ceux qui agissent, travaillentet risquent. Dans ce domaine, le plan n'est pas uninstrument de dirigisme. Bien au contraire, par latransparence qu'il apporte, par la rationalité qu'ilessaie de promouvoir, il est ou s'efforce d'être unréducteur d'arbitraire, un créateur de simplicité.

Cette partie de sa tâche est peut-être la plus diffi-cile, parce qu'il s'agit de rompre avec des habitudeset de mettre fin à des privilèges. On doit reconnaître

168 Le Plan ou l Anti-hasard

qu'il existe encore en France des taxations contrairesà la bonne orientation de l'économie, un mélange depéréquations et de tarifications suivant les coûts,des critères d'action régionale un peu incertains,quelques taux d'intérêt aberrants. Cependant leplan a apporté son soutien à une réforme fiscalecomme l'institution de la taxe à la valeur ajoutéequi tend à rendre l'impôt neutre à l'égard des formesjuridiques d'organisation de la production. Il a demême aidé l'Électricité de France à mettre en vi-gueur une tarification rationnelle et la Société Natio-nale des Chemins de Fer français à s'engager dansune voie analogue. D'autres efforts inspirés du mêmeesprit sont en cours.

Il faut ajouter qu'il n'y a pas seulement pour chaquepays de la Communauté Economique Européenneun problème de rationalité interne. Le problème sepose aussi au niveau européen. La libre circulationdes personnes, des produits et des capitaux perdraitune partie de son sens si les décisions des États conti-nuaient à être prises en ordre dispersé et parfois même às'annuler en se contredisant. L'action régionale devien-drait vaine, sinon même ruineuse, si elle se traduisaitpar des surenchères croissantes entre pays voisins.

La troisième légitimation du plan réside dansl'inaptitude du marché à orienter correctement lesdécisions des entreprises lorsqu'elles ont à faire faceà un avenir lointain et incertain.

Dans la théorie économique classique, l'entrepriseest un centre d'activité qui se connaît parfaitementsoi-même, un transformateur exactement définid'inputs en outputs, plongé dans un environnementqu'il connaît mal, mais qu'il n'a pas besoin de bien

Principes de planification 169

connaître. Car cet environnement émet des signauxqui guident les décisions de l'entreprise, sans qu'elleait rien d'autre à savoir du monde extérieur. Ces si-guaux, ce sont les prix du marché qui permettent àchaque firme d'optimiser sa propre situation et, dumême coup, sous certaines conditions que la théoriea précisées (notamment l'absence de comportementsmonopolistiques), de contribuer à la réalisation del'optimum général. Mais ce mécanisme n'est efficaceque dans les domaines où la réaction des entreprisesaux signaux émis fait sentir rapidement ses effets,qu'il s'agisse de décisions courantes d'exploitationou d'investissements à court délai de maturation.Dans ces cas, en effet, le signal constitué par la hausseou la baisse d'un prix suscite rapidement une offreou une demande qui rétablit l'équilibre.

Mais lorsqu'il s'agit d'investissements à longueportée, un complexe sidérurgique, une chaîne d'au-tomobiles, un canal entre bassins fluviaux, un tunnelsous une chaîne de montagnes ou sous un bras de mer,il n'existe pas de marché pour la vente des produitsou des services futurs. Aucun signal automatiquene vient guider la décision du maître d'oeuvre, qu'ils'agisse d'une entreprise privée ou d'une collectivitépublique. Le sidérurgiste ne sait pas ce que serontdans dix ans les marchés du minerai, du coke, destôles et des poutrelles. Il connaît les prix présents,reflétant l'équilibre actuel des offres et des demandes.Il ignore les prix futurs qui refléteront une situationessentiellement aléatoire. Si tous les centres de déci-sion se basaient sur les signaux émis aujourd'hui parle marché, si par exemple ils fondaient une décisiond'investissement sur le profit résultant d'un calcul

170 Le Plan ou l'Anti-hasard

effectué aux prix actuels, ils courraient à de gravesdéboires. En effet, leurs investissements, n'entranten service qu'après un long délai, ne modifieraient-pas dans l'intervalle les signaux émis par le marché.Des décisions nouvelles d'investissement seraientprises sur la base du même calcul. De proche en.proche,des capacités excédentaires se constitueraient, jus-qu'au jour où l'on assisterait à un renversement bru-tal de la conjoncture. En bref, l'automatisme du mar-ché conduit à investir quand la demande est forte ettend ainsi à aggraver les cycles au lieu de les atténuer.

Pour surmonter cette difficulté fondamentale,deux voies sont théoriquement possibles. L'une estcelle du marché généralisé d'où émanerait un systèmede signaux plus complet que celui formé par les prixdu moment, un système de signaux sécrété parl'avenir ou, pour mieux dire, par les « avenirs » quiconstituent la gamme actuelle des possibles.

La pensée économique s'est récemment appliquéeà définir un tel marché généralisé sur lequel s'échan-geraient des marchandises conditionnelles. On trou-vera en annexe l'analyse de cette remarquable cons-truction intellectuelle qui étend la souveraineté duconsommateur à l'appréciation de la vraisemblancedes événements, de l'équilibre entre la sécurité et lerisque, et de la valeur des satisfactions différées.

Il est permis toutefois de se demander quellesseraient les conséquences de cette souverainetéélargie 1. Tout d'abord, elle transfère l'effort pros-

1. Je laisse de côté dans cette analyse des questions entière-ment différentes : celles de savoir si la souveraineté du consomma-teur n'est pas entamée par la publicité, ou si elle ne doit pas s'efîa-cer, en certaines circonstances, devant l'intérêt supérieur de lanation (alcool).

Principes de planification 171

pectif de celui qui est le plus apte à celui qui est lemoins apte à l'accomplir. Elle demande au consom-mateur de faire des prévisions sur toutes choses,alors que prévoir— comme produire — est un métier.Elle l'oblige à acheter aujourd'hui, pour toutes lesannées futures, sa nourriture, ses vêtements, sesservices d'habitation, de chauffage, d'éclairage et detransport, ses automobiles et ses appareils ménagers,ses tableaux et ses livres, etc., avec des prix diffé-rents pour une même époque, selon le nombred'enfants qu'il aura eus, selon les innovations tech-niques qui auront vu le jour, selon que la Grande-Bretagne aura ou non adhéré au Marché commun,selon qu'il y aura association ou rupture avec telEtat africain, etc. Comment ne pas penser que laplupart des hommes raisonnables préféreraientremettre en d'autres mains la tâche infinimentcomplexe de cette organisation du futur ? Ici, lelibéralisme s'achève, au double sens du terme : ilatteint sa plénitude, et il tend à sa destruction parcequ'il devient un planisme — et le plus difficile detous parce que planisme de l'extrême détail.

Au surplus, la théorie du marché généralisé appelleune autre critique. Ou bien en effet (ce que je pensepersonnellement) les éventualités futures ne sontpas toutes susceptibles d'être à l'avance dénombréeset définies, et le marché généralisé se dissout partiel-lement dans le vague. Ou bien leur dénombrementet leur définition sont possibles, et dès lors le marchégénéralisé a un sens précis, toutes les décisionspouvant être conditionnellement prises à l'originedu jeu. Mais, dans cette hypothèse, les agents écono-miques épuisent d'un seul coup leur liberté de choix

172 Le Plan ou l' Anti-hasard

sans rien en réserver pour l'avenir. Ce sont les événe-ments qui choisissent ensuite pour eux lesquelles deleurs décisions conditionnelles sont valables. Toutela vertu de l'initiative, toute l'autonomie de l'actionsont concentrées dans une tranche infinitésimale dedurée. L'avenir est « télescopé » dans le présent.Cette conception est profondément contraire à lasignification même du temps, qui est une conti-nuité dont les moments successifs peuvent différerd'intensité, non de nature. Elle rejoint l'illusionnaïve qui veut qu'un seul acte — révolution ouguerre — dispose une fois pour toutes de l'avenir.

Au terme de cette analyse, je conclurai que ledomaine de l'économie de marché est assez vastepour que nous puissions reconnaître sans faussehonte ses limites lorsque nous sommes en présencede l'avenir lointain et de toutes les incertitudes qu'ilrecèle.

Une solution alternative doit être trouvée. Ellese concrétise aujourd'hui sous nos yeux avec lesétudes de marchés qui deviennent de plus en plusfréquentes et de plus en plus étendues. Le sidérur-giste étudie ses approvisionnements de minerai etde coke, suppute ses débouchés dans les secteursde l'énergie, de la mécanique et du bâtiment, s'in-forme des programmes de ses concurrents. Il neprend ses décisions qu'après une exploration minu-tieuse de son environnement industriel. Mais en selimitant à cet environnement, il peut négliger desdomaines d'activité qui lui semblent éloignés dusien et qui sont, cependant, susceptibles de réagirsur sa situation. L'évolution des revenus agricoles,ou de la recherche pétrolière, par exemple, a des

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effets qui se transmettent de proche en proche àtravers l'économie, et qui, après avoir affecté laproduction des tracteurs ou des tubes, finissent parinfluencer les ventes d'acier.

L'idée directrice de la planification est d'intégrerl'ensemble de ces effets d'interdépendance en éten-dant à l'économie tout entière le comportementdu sidérurgiste à l'égard de ses approvisionnementset de ses débouchés. L'instrument de cette grandeétude de marché à l'échelle nationale est le tableauéconomique imaginé par François Quesnay, reprispar Leontiev et mis au point en France par Gruson.La procédure est celle de la concertation au sein descommissions de modernisation. Certes, une coordi-nation de cet ordre pourrait s'opérer d'une manièreindirecte par l'influence des groupes industrielsdominants, par la publication des projets de déve-loppement des grandes entreprises, et par la multi-plication des études de marchés. Mais elle resteraitpartielle et pourrait être suspectée de partialité. Ilest à l'avantage mutuel que la confrontation desprévisions et des décisions du secteur privé s'effectuesuivant une procédure publique « sous l'œil bien-veillant, mais attentif, des gouvernements1 ».

Ce sont les effets de cette confrontation que j'avaisen vue quand j'ai qualifié le plan de « réducteurd'incertitude2 ». La même expression se retrouvesous la plume de Pierre Uri quand il écrit qu'il estpossible, « en confrontant les prévisions des diffé-

1. François Perroux, in Notre république, numéro du 1 e r mars1963.

2. Pierre Massé, « Une approche de l'idée de plan », in L'Ency-clopédie française, t. IX : « L'Univers économique et social », Paris,1960, p. 9, 24, 3.

174 Le Plan ou l'Anti-hasard

rents secteurs, de réduire les incertitudes quis'attachent aux voies de plus en plus diverseset complexes dans lesquelles s'engagera la pour-suite de l'expansion x ».

Réduire n'est pas éliminer. Comme toutes lesdécisions humaines, le plan se heurte à des aléas.Si l'on examine, par exemple, l'évolution écono-mique française récente, on constate que l'exécutiondu IVe Plan a été contrariée par des perturbationsde divers ordres : l'ampleur des rapatriementsd'Algérie — hommes et capitaux —, qui a eu uneffet inflationniste indiscutable, la reprise de l'éco-nomie américaine qui a exercé un effet dans le mêmesens, notamment en relevant le cours des matièrespremières, l'apparition de capacités excédentairesà l'échelle internationale qui a, au contraire, déprimél'activité de certaines branches comme la sidérurgie.D'autres problèmes restent en suspens, commel'évolution du Marché commun ou le sort de la« négociation Kennedy ». Dans un article publiépar la Frankfurter Allgemeine Zeitung, le docteurGocht a mis l'accent sur ces incertitudes 2. Selon lui,seules pourraient être déterminées à l'avance quel-ques données simples correspondant à des tendances« lourdes » de l'évolution : le nombre de personnesfaisant leur entrée dans la vie active, le nombred'enfants arrivant à l'âge scolaire. Par contre lesprévisions concernant le marché de l'emploi restentfoncièrement aléatoires, car elles dépendent des

1. Pierre Uri, Dialogue des continents, collection « A l'échelledu monde », Paris, 1963, p. 116.

2. Rolf Gocht, « Progrâmmierung in der E.W.G. — zu Endegedacht », Die Auffassung des Bundeswirtschaftsministeriums(Frankfurter Allgemeine Zeilung, 5 juin 1963).

Principes de planification 175

migrations internationales, de la durée du travail,de l'activité féminine, de l'expansion de la produc-tion, des progrès de la productivité, etc. Le docteurGocht en déduit qu'il vaut mieux dès lors s'abstenirde prévisions officielles et laisser chaque entreprisescruter l'avenir à ses propres risques.

On ne peut qu'être d'accord sur le point de départde l'analyse,— le défi que nous jette l'avenir. Maisplutôt que de procéder par anticipations isolées etdiscordantes, ne vaut-il pas mieux s'attacher à lamise en commun des informations et des apprécia-tions dans une étude de marché à l'échelle natio-nale? En y participant, l'État prend des responsa-bilités. Mais, dans l'éthique qui est la nôtre, il estplus important de concourir au bien commun quede se tenir à l'écart des risques et des reproches. Ausurplus les prévisions du plan ne sont pas les prévi-sions de l'Etat, ce sont celles de l'ensemble des par-ticipants à l'élaboration des programmes : élabo-ration au cours de laquelle des discussions ouvertescherchent à analyser et à réduire les divergencesde point de vue. Cependant, la mise en garde dudocteur Gocht n'est pas inutile. Les planificateursne doivent pas donner à des prévisions aléatoiresune apparence de certitude qui serait contraireà la nature des choses. Si l'on se réfère au textedu IVe Plan, on constate que les aléas de l'aveniry sont fréquemment et nettement marqués. Nousferons un effort de clarification plus grand encorelors de l'élaboration des plans futurs.

Si le plan réduit l'incertitude ex anie par sonmécanisme de confrontation et son effort de cohé-rence, il la réduit également ex post par l'effet stabili-

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sateur de l'ensemble des décisions qui y figurent.Le sens même d'une décision est de transformer dela disponibilité en engagement : elle réduit le champdes possibles et ne peut être modifiée qu'en accep-tant un coût supplémentaire, que l'on pourraitappeler le « coût du contre-ordre ». Lorsque sur-viennent des circonstances nouvelles qui, connuesex ante, auraient entraîné un choix mieux adapté,la décision initiale n'est à remettre en cause que sile coût de l'inadaptation est supérieur au coût ducontreordre. On trouvera en annexe un exempleemprunté à la théorie de la programmation linéaire.Bien entendu, l'influence stabilisatrice que nousvenons de mettre en évidence est le fait de toutedécision, même isolée. Mais elle est singulièrementplus forte lorsqu'il s'agit de l'ensemble cohérentde décisions constitué par un plan.

Cette influence stabilisatrice, même si elle estpuissante, n'abolit pas le hasard. L'homme n'est pasle maître des événements, mais il peut riposteraux coups du sort en mettant en œuvre une stratégiede défense des objectifs par un renforcement desmoyens. Par exemple, un début d'inflation ou derécession peut être combattu par l'utilisation ducrédit, de la fiscalité, de la dépense publique. Mais,bien entendu, la stratégie mise en œuvre doit êtreraisonnable. Le respect des ordres de grandeur estessentiel. La superstition de la décimale est absurde.

Dans cette conception, seule adaptée à un avenirincertain, le plan n'est pas une prédéterminationrigide de l'évolution économique future. Au coursde son élaboration, et après une exploration aussilarge que possible des aléas à affronter, les moyens

Principes de planification 177

à mettre en œuvre sont adaptés prévisionnellementà la réalisation des objectifs. Mais on ferait preuved'une étrange présomption en croyant qu'en toutescirconstances la ligne d'avenir suivie coïncideraavec la ligne d'avenir visée. Quand apparaît unedivergence entre la référence et la réalité, nousdevons analyser l'écart et tirer la conséquence decette analyse : soit accepter la déviation parce qu'elleest inévitable, ou même parce qu'elle est heureuse(une récolte exceptionnelle), soit chercher à la réduire,voire à l'annuler, par la mise en jeu de mécanismescorrecteurs. Telle est l'essence de la planificationactive.

La relation entre les objectifs que l'on s'assigneet les moyens que l'on .met en œuvre pour lesatteindre est au cœur de la planification. Beaucoupde progrès restent à accomplir pour l'expliciteravec quelque précision. Au surplus elle intéressedavantage les experts que l'opinion. Même si lesobjectifs ne sont pas ne varieiur, ils gardent uneimportance politique fondamentale. Seul un plancomportant des buts concrets et clairement formuléspeut être une expression accessible et entraînanted'une politique économique à long terme. Ces objec-tifs ne peuvent être garantis, mais ils doiventêtre défendus par une adaptation raisonnable desmoyens. La distinction, à première vue subtile, maisréelle et significative, apparaît dans les chapitresdu IVe Plan concernant la production de char-bon, d'une part, les équipements collectifs, d'autrepart.

« La production nationale [du charbon] seraramenée de 58 millions de tonnes en 1960 à 55 mil-

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lions en 1965, dont 53 millions pour les Charbon-nages de France. Au cours de l'exécution duIVe Plan, ce niveau devra être défendu contre laconcurrence des autres formes d'énergie et contreles aléas de toute nature par une politique appro-priée de stockage, de prix, d'équipements mixtesou d'interventions quantitatives 1. » « La réalisationde l'ensemble de ces programmes fait partie inté-grante des objectifs essentiels du plan. Au cas cepen-dant où des mécomptes se produiraient, soit dansle rythme d'expansion, soit dans le maintien deséquilibres fondamentaux de l'économie, le Gouver-nement s'attacherait, dans le réajustement qu'ilserait nécessaire d'opérer, à sauvegarder la pro-gression des investissements de cette catégorie...Inversement, si l'excédent des recettes budgétairessur les dépenses de fonctionnement de l'État venaità dépasser le montant prévu, certains programmessupplémentaires pourraient être envisagés 2. »

II est maintenant possible de tirer quelquesconclusions de notre analyse. Aussi bien l'épreuve desfaits que l'approfondissement des idées conduisentà penser que le plan reste un instrument essentieldu développement économique. En revanche, soncontenu et sa portée doivent faire l'objet d'un effortde clarification. On est ainsi conduit à considérerdans un plan trois parties, distinctes bien que

1. Quatrième Plan de développement économique et social (1962-1965), Cahiers annexés au Journal officiel du 7 août 1962, 1, p. 7.

2. Ibid., p. 12.

Principes de planification 179

solidaires, qui correspondent aux trois motivationsde la planification dans une société libre.

La première traduit, la conscience du développe-ment. Elle dégage une vue commune de la crois-sance économique, exprimée dans ses options prin-cipales par un ensemble d'objectifs et de moyenscoordonnés. Il s'agit, en somme, de traduire quanti-tativement les options fondamentales du dévelop-pement, telles qu'elles sont indiquées dans la loidu 4 août 1962 portant approbation du IVe Plan,c'est-à-dire le rythme d'expansion de l'économie,la répartition de la production intérieure brute entreconsommation et investissement, la structure sou-haitable de la consommation finale, l'orientationde la politique sociale ainsi que de la politique régio-nale. Eu égard à l'incertitude, ce tableau d'ensembledoit être complété par une discussion des risquesde déviation et par une indication, au moins som-maire, des stratégies à mettre en œuvre dans dif-férentes hypothèses.

La seconde partie du Plan est une affirmationde volonté collective dans le vaste domaine quirelève directement des décisions de l'Ëtat. Ellecontient d'abord un programme d'investissementspublics assurant une satisfaction raisonnable- desbesoins en matière d'éducation, de santé, de trans-ports, de culture, d'équipements urbains et ruraux.Elle exprime d'autre part, sous une forme qui seprécisera progressivement, la politique de l'Etaten matière de transferts (prestations sociales, aidesrégionales, revenus agricoles). Bien entendu, cetteseconde partie du plan est liée à la première, carl'ampleur des programmes et la hardiesse des poli-

180 Le Plan ou l'Anti-hasard

tiques sont conditionnées par le rythme de crois-sance de l'économie. La répartition des satisfactionssociales peut être débattue, mais leur niveau dépenddu volume des ressources issues de l'effort productif,c'est-à-dire, en dernière analyse, de la santé écono-mique du pays. Du fait de cette liaison, le programmedes investissements publics inscrits au Plan ne peutpas être garanti à 100%. On peut alors adopter unepremière solution consistant à s'assigner un objectifcorrespondant au taux de croissance visé par lePlan, et à l'assortir d'une clause de sauvegarde dutype de celle qui a été rappelée plus haut pour leIVe Plan. Alternativement, on pourrait fixer unnoyau garanti correspondant à un taux de crois-sance légèrement inférieur, et le compléter par unetranche optionnelle qui ne deviendrait exécutoirequ'en cas de réussite.

Enfin, le plan enregistre dans sa troisième partiele bilan prévisionnel pendant l'année terminale, etsi possible au cours des années successives, de l'ac-tivité économique par secteurs (et éventuellementun jour par régions). Dans cette projection, lesimportations s'ajoutent à la production nationale,et les exportations figurent dans le tableau d'em-ploi des ressources, à côté des différentes affectationsintérieures. Le bilan prévisionnel ainsi établi maté-rialise le résultat de l'étude de marché à l'échellenationale, concertée entre les administrations, lesprofessions et les organisations ouvrières. Le pointdélicat et cependant indispensable de ce travail estde distinguer les chiffres qui ont le caractère d'ob-jectifs et ceux qui ont simplement le caractère deprévisions. Les premiers doivent en principe s'ap-

Principes de planification 181

pliquer aux activités programmées par l'État, ainsiqu'à certaines activités du secteur privé ayant uneinfluence motrice sur la marche de l'économie. Lesseconds doivent concerner le détail des programmesde branches, c'est-à-dire des opérations diversifiéesoù les initiatives doivent rester aussi libres quepossible pour s'adapter avec souplesse aux fluctua-tions des circonstances. Bien entendu, ces prévisionsseraient normalement réajustées d'année en année.

Ajoutons que la qualité et la vigueur d'une éco-nomie ne se laissent pas réduire à la simple des-cription des quantités produites, investies, consom-mées, échangées avec l'extérieur. A productionégale, le pays qui dispose de finances plus saines,d'entreprises plus puissantes, d'équipements plusmodernes, de travailleurs plus qualifiés, a dansla compétition un avantage inappréciable sur sesrivaux. La poursuite opiniâtre de l'amélioration desgestions et de la modernisation des structures necompte pas moins que l'effort d'équipement. Leplan français est certes un plan d'investissementet de production, mais c'est aussi un plan d'actionsur les structures et sur les coûts.

Au terme de cette présentation du plan français,je voudrais exprimer un espoir. C'est d'avoir réussià montrer que cet instrument, complexe comme làvie économique elle-même, bivalent comme unesociété où l'initiative privée et l'action publique coe-xistent, ferme dans ses objectifs essentiels et flexibledans ses prévisions détaillées, peut être dépouillé de sesambiguïtés apparentes par un effort de réflexion. C'estcet effort auquel j'ai tenté de me livrer, en cherchantà être compris beaucoup plus qu'à' être convaincant.

182 Le Plan ou l'Anti-hasard

ANNEXE

I. LE MARCHÉ GÉNÉRALISÉ

La théorie du marché généralisé a été élaboréepar G. Debreu 1 à partir de notions mises en avantpar K. J. Arrow, par E. Baudier et par lui-même.

Dire que le futur est incertain, c'est dire queplusieurs avenirs sont possibles. De ce fait, plu-sieurs systèmes de prix sont aussi possibles, le mêmeobjet physique constituant dans deux éventualitésdifférentes deux biens économiques distincts s'échan-geant à des prix distincts.

Cette conception, malgré l'apparence, n'a riende révolutionnaire. Pareto nous a appris à recon-naître qu'un manteau aujourd'hui et un manteaudans un an ne constituent pas le même bien. Enfaisant un pas de plus, nous reconnaissons qu'unimperméable s'il fait beau et un imperméable s'ilpleut ne constituent pas non plus le même bien.Ainsi s'introduit la notion de marchandise condi-tionnelle, ou plus précisément de marchandise àlivraison conditionnelle, qui est à la base «de la théo-rie nouvelle.

Le marché généralisé n'est rien d'autre que

. . 1. Gérard Debreu, Theory of Value, an Axiomatic Ânalysis ofEconomie Equilibriûm, Cowles Foundation for Research in Econo-mies at Yale University, Monograph 17, New York and London,1959, Chapter 7 : Uncertainty.

Principes de planification 183

l'ensemble des marchés où se négocient ces marchan-dises à livraison conditionnelle.

« Une marchandise, écrit Debreu 1 est définiepar ses caractères physiques, son lieu de livraisonet un événement (c'est-à-dire un sommet de l'arbredes événements, ce sommet déterminant implicite-ment la date de livraison). Un contrat entre unvendeur et un acheteur prend la forme suivante :le vendeur livrera à l'acheteur, qui prendra livraison,une quantité convenue d'un certain bien ou d'uncertain service en un lieu convenu et en un évé-nement convenu. Si l'événement ne se réalise pas,la livraison n'a pas lieu. Le prix d'une marchandiseest le montant inscrit au débit (respectivement aucrédit) du compte de l'acheteur (respectivement duvendeur) pour chaque unité de cette marchandisedont il s'engage à prendre (respectivement à donner)livraison. Cette inscription est naturellement irré-vocable bien que la livraison soit incertaine. »

Une question vient à l'esprit. Quel rapport y a-t-il entre ces prix insolites et les prix, moins dérou-tants, qui régnent sur les marchés à terme ? Debreunous répond 2 : « Lorsqu'un agent achète 5000 bois-seaux de blé rouge d'hiver n° 2, livrable à Chicago,à la date t, sur le marché à terme des grains deChicago, il est entendu que la livraison aura lieuquelque soit l'événement à la date t. Nous pouvonsinterpréter cette transaction comme un achatd'autant de marchandises qu'il y a d'événementsà la date t. Le prix observé sur le marché à terme est

1. Debreu, op. cit., chap. VII, 3.2. Op. cit., chap. VII, 4.

184 Le Plan ou l'Anti-hasard

donc une somme de prix au sens précédent (à unedifférence mineure près : le prix, comme nous l'avonsdéfini, est payable à la date où le contrat est passé,le prix observé sur un marché à terme est payableà la date de livraison. Un facteur d'escompte récon-cilie ces deux notions). »

Le prix que le consommateur accepte de payeraujourd'hui sur le marché généralisé englobe sesgoûts pour les biens et services, son appréciationpersonnelle de la vraisemblance des différents évé-nements, son attitude vis-à-vis du risque et sonescompte psychologique du futur. L'entreprise, quantà elle, n'a ni à estimer des vraisemblances, ni àapprécier des escomptes psychologiques : elle n'apas davantage à se demander si elle a l'aversion oule goût du risque. Son rôle est simplement d'établirdes programmes dont chacun attache une décisionà chaque éventualité susceptible de survenir. Lemeilleur programme est celui qui maximise le profitde l'entreprise, à prix généralisés constants. L'en-treprise pourrait même aller plus loin et se dispenserde tout calcul. Il lui suffirait, observe Debreu,« dans une économie où le marché des valeurs seraitparfait, d'annoncer son plan de production (sonprogramme au sens ci-dessus), d'observer le prix deses actions coté en Bourse, et de choisir son plande manière à maximiser ce prix 1 ».

Moyennant ces conventions, et notamment l'hy-pothèse que tous les événements possibles dans lefutur puissent être dénombrés et définis, la descrip-tion formelle de l'économie de l'incertain s'iden-

1. Debreu, op. cit., chap. VII, 4.

Principes de planification 185

tifie avec celle de l'économie du certain et permetdès lors la généralisation des théorèmes classiquesd'équivalence entre un équilibre de prix et unoptimum au sens de Pareto. Un équilibre de prixest, rappelons-le, une situation dans laquelle, lesproducteurs maximisant leur profit, aucun consom-mateur ne peut améliorer sa situation sans augmentersa dépense. Un optimum au sens de Paretoest une situation dans laquelle il est impossibled'améliorer la situation d'un consommateur sansaggraver la situation d'au moins un autre.

II. L'EFFET STABILISATEUR DES DECISIONS

Toute décision exerce un effet stabilisateur. Lechoix entre décisions alternatives est moins largeex post qu'il ne l'était ex ante, parce que, du faitmême de la décision qui a été prise à un momentdonné, le champ des possibilités se trouve réduit :en d'autres termes, de la disponibilité a été trans-formée en engagement.

Il est intéressant de préciser cette évidence parun exemple précis, que nous emprunterons audomaine de la programmation linéaire.

Considérons, par exemple, le cas classique où unagent économique cherche à déterminer les niveauxrespectifs de ses n activités en vue de maximiserson revenu global, compte tenu de m contraintesexprimant la limitation des ressources disponibles.Dans l'espace des activités, le respect des contraintesdétermine un polyèdre dont chaque point correspondà un programme admissible. Le programme opti-

186 Le Plan ou l'Anti-hasard

mum correspond au sommet le plus élevé du polyèdre(pour une orientation telle que le gradient des revenuscroissants soit vertical et dirigé vers le haut).

Dans la figure, où l'espace des activités se réduità un plan, le sommet optimum est S et le gradientdes revenus SR. La solution est stable ex ante sile gradient SR reste compris dans l'angle ASB.S'il en sort, le sommet optimum devient selon hca" S' ou S".

Passons maintenant de la situation ex ante à lasituation ex post. Le programme S, qui était possibleex ante, reste possible ex post. Par contre les program-mes S' et S", qui étaient possibles ex ante, cessentde l'être ex post. Ils supposent en effet une distri-bution des ressources autre que celle correspondantà S. Par définition, cette autre distribution estpossible sans perte au moment où l'on choisit leprogramme. Mais dire que S est engagé signifieque la distribution des ressources a commencé às'effectuer d'une manière adaptée à S. Ultérieurement,

Principes de planification Î87

il ne s'agit plus d'une autre distribution de ressourcesintactes, mais d'une redistribution de ressourcesentamées, qui, elle, n'est possible qu'au prix decertaines pertes, par exemple de l'abandon de certainstravaux, et la perte est d'autant plus grandeque le programme a été plus engagé. Du fait decette perte, il n'est plus possible d'atteindre S' etS", mais seulement S'A et S'\. L'angle obtus S' S S",très ouvert ex ante dans beaucoup de casconcrets de programmation, tend à se refermer,tandis que l'angle aigu ASB s'ouvre en A1SB1.

Autrement dit, alors qu'ex ante une faible variationaléatoire des prix relatifs et, par suite, de la direc-tion du gradient du revenu, suffit à retirer à S soncaractère de sommet optimum1, il faut ex post uneforte variation — d'autant plus forte que le pro-gramme a été plus engagé — pour modifier lasolution optimale. La décision prise a un effetstabilisateur.

Zeitschrift des Instituts fur Weltwirtschaftan der Universitât Kiel.tome 92, cahier 1,1964.

1. J'ai donné dans mon livre sur Le Choix des investissements,Critères et méthodes, Finance et économie appliquée, vol. VI, Paris,1959, l'exemple d'une faible variation aléatoire des prix affectantune usine marémotrice et modifiant radicalement, ex ante, lastructure d'un programme optimum d'équipement électrique(chap. IV, p. 178 et 179).

C H A P I T R E V I

Programme et stratégie

La théorie de la décision économique a proba-blement fait plus de progrès depuis un quart desiècle que de l'origine de la science à nos jours. Ellea eu à affronter deux caractéristiques de plus enplus accusées du monde moderne, sa complexité etson incertitude. Ainsi notre époque se trouve-t-ellemarquée par la confluence, et parfois le conflit,de deux courants de pensée, le courant combina-toire qui tend à maîtriser la complexité par lesprogrammes, le courant contraléatoire qui tend àcombattre l'incertitude par les stratégies. Nousenvisagerons ici ces deux aspects de la Théorie dela Décision. Toutefois, nous écarterons les pro-blèmes spécifiques de la théorie des jeux, quisortent du cadre des problèmes ordinaires d'opti-mum, en ce sens qu'aucun des centres de déeisionn'y exerce son contrôle sur toutes les variables dontdépend le résultat. Nous considérerons en conséquencedes centres de décision jouant un jeu contre lanature, c'est-à-dire contre un hasard n'ayant niconscience, ni hostilité, de sorte que le joueur aità résoudre un problème classique d'optimum, bien

Programme et stratégie Î89

que sous une forme techniquement plus difficile.Nous y ajouterons, pour parvenir au principe d'op-timalité, l'hypothèse du dénombrement complet deséventualités et celle de la réduction de l'incertitudeà la probabilité.

Établir un programme, ou procéder à uneprogrammation, c'est choisir à l'avance, et en prin-cipe une fois pour toutes, les valeurs d'un certainnombre de variables de décision.

Le nombre et la nature des variables, ainsi quele calendrier d'application des décisions, peuvent êtrequelconques. L'essentiel de la définition tient dansles mots « une fois pour toutes ».

C'est ainsi que la programmation couvre lesdomaines d'activité les plus différents : mélangesd'essences dans une raffinerie de pétrole ; combi-naison de cultures permettant d'obtenir le plus hautrevenu à partir de ressources données en travail,en capital et en terre ; conjugaison de techniques— thermique, hydraulique, nucléaire, marémotrice —permettant de desservir au moindre coût un dia-gramme donné de consommation d'énergie électri-que; mode de rotation de wagons de marchandisesrépondant au mieux à la demande de transports ;organisation optimale d'un système d'éducation ;d'une manière générale, association d'une pluralitéd'hommes, de machines et de matières en vue

190 Le Plan ou l'Anti-hasard

d'atteindre dans les meilleures conditions une plura-lité d'objectifs.

Il ressort clairement des lignes précédentesque la programmation est une optimisation. Elletend à choisir le meilleur programme parmi ceuxqui sont compatibles avec les ressources donnéesou l'objectif assigné. Cette compatibilité s'exprimepar des contraintes en forme d'inégalités'; ne pasêtre au-dessus des ressources, ne pas être au-dessousdes objectifs. La programmation met ainsi en jeuces « mathématiques insolites » (G. Th. Guilbaud)que sont les mathématiques des inégalités. Lescontraintes délimitent le domaine des solutionsadmissibles : la solution optimale est celle dessolutions admissibles qui entraîne le plus hautrevenu à partir de ressources données ou permetde desservir au moindre coût des objectifs donnés.

Les problèmes que l'on rencontre dans la pra-tique comportent des dizaines, des centaines, voiredes milliers de variables et de contraintes. Leurreprésentation géométrique n'est possible que dansun hyperespace.

Les difficultés résultant de cette complexité peu-vent être atténuées par la linéarité des contrainteset des fonctions de coût ou de revenu. On a alorsaffaire à la théorie célèbre des programmes linéaires,dont les bases ont été jetées par Kantorovîtch enUnion soviétique et G. B. Dantzig aux États-Unis. Les solutions admissibles sont figurées pardes points intérieurs à un polyèdre dans un hyper-espace. Lorsque la figure est orientée de manière àrendre « vertical » le gradient du revenu (ou ducoût), la solution optimale correspond au sommet

Programme et stratégie 191

le plus haut (ou le plus bas) du polyèdre. La méthodesimplexe de G. B. Dantzig consiste à partir d'unesolution admissible située en un sommet et à cheminerde sommet en sommet en s'élevant (ou en s'abaissant)toujours. Le cheminement est abrégé par le faitqu'à chaque étape on élimine tous les sommetsmoins bons que le sommet obtenu.

Parmi les autres méthodes proposées, on peutmentionner celle de Ragnar Frisch qui chemine àl'intérieur du polyèdre en réalisant un compromispermanent entre le souci de se rapprocher de l'op-timum et celui de se tenir à l'écart des frontières.Elle utilise à cet effet un potentiel logarithmiquecomme dispositif de guidage — une sorte de radar —pour empêcher de heurter la frontière.

La théorie des programmes linéaires est tropconnue pour qu'il soit utile de l'exposer à nouveaudans cet article. Nous nous bornerons à en relaterune application concrète empruntée aux programmesd'équipement électrique. En 1954, une controverses'était élevée sur l'intérêt des réservoirs hydroélec-triques. La difficulté conceptuelle provenait de ceque l'Électricité de France fournit à sa clientèle desproduits liés, en particulier de l'énergie de base etde Fénergie de pointe. Pour l'un des produits (éner-gie de base), l'usine au fil de l'eau est trois fois moinschère que l'usine à réservoir saisonnier. Pour l'autre(énergie de pointe), elle est trois fois et demie pluschère. La comparaison n'est donc pas évidente, unraisonnement vague ne pouvant suppléer un calculprécis. J'ai été conduit, pour surmonter la difficulté,

192 Le Plan ou l' Anti-hasard

à formuler un programme linéaire à 4 contraintes(objectifs de production et plafond des dépenses au-torisés) et à 4 variables (thermique, fil de. l'eau,réservoir saisonnier, réservoir journalier), en vue deminimiser la somme des coûts de production actualiséscorrespondant à la desserte des objectifs.

Peu après l'étude que j'avais présentée dans cesens, R. Gibrat fut amené à des réflexions du mêmeordre, plus complètement axées sur la mathématiquedes inéquations, en recherchant les conséquencesde l'introduction d'usines marémotrices dans le com-plexe de production. En 1957 nous présentions unexposé commun, à un Colloque tenu à Los Angeles.Ce fut l'occasion pour moi de rencontrer G. B. Dant-zig et, sur ses conseils, de passer de programmes mo-destes à quelques inconnues et quelques contraintes,justiciables du calcul manuel, à un programme com-prenant 69 inconnues et 57 contraintes et relevantdes machines électroniques. Il a été possible, de lasorte, de constituer un modèle portant sur troisplans successifs et s'étendant jusqu'à .1975, c'est-à-dire englobant la révolution nucléaire, l'étape déci-sive de mise en valeur de nos ressources hydrauliqueset le déclassement par obsolescence de nombre decentrales thermiques anciennes. Cependant ce pro-gramme fut jugé lui-même insuffisant, notammentparce qu'il ne contenait pas d'inconnues exprimantle mode de gestion des équipements, et l'Electricitéde France entreprit ultérieurement une nouvelleétape représentée par un modèle à 255 inconnueset 225 contraintes qui fut résolu en 1961.

Ce rappel historique est intéressant parce qu'ilmontre qu'un modèle important et complexe ne peut

Programme et stratégie 193

résulter que d'une lente élaboration où chaque essaiapporte de nouvelles informations, où chaque étapesuggère un nouveau perfectionnement. En raisondes « plâtres à essuyer », il a fallu sept ans pour passer,du modèle manuel à 4 inconnues au modèle électroni-que à 255 inconnues. Mais ce patient effort a été in-contestablement productif, d'abord par ses résultatsnumériques, ensuite et peut-être encore davantageparce qu'il a conduit tous ceux qui y participaient,même de loin, à jeter un regard neuf sur le problème,et à en éclairer les aspects par le jeu dialectique dela pratique et de la théorie.

La programmation linéaire, en contrepartie de sesgrands avantages, présente l'inconvénient d'être bru-tale. Il suffit parfois d'un faible changement d'orien-tation du gradient du revenu pour faire sauterl'optimum d'un sommet à un autre du polyèdreadmissible, et pour modifier ainsi plus ou moins pro-fondément la structure de la solution.

On obtient des solutions plus nuancées en aban-donnant l'hypothèse de linéarité. Ainsi l'Électricitéde France a commencé l'étude de ses futurs pro-grammes d'équipement sur un modèle non linéaire,plus difficile à résoudre, mais en revanche moinsencombrant.

Une autre catégorie de problèmes combinatoiresmet en jeu des indivisibilités. C'est seulement parune schématisation que les niveaux d'équipementthermique, nucléaire, d'usines hydrauliques au fil de

194 Le Plan ou l'Anti-hasard

l'eau ou à réservoir, etc., ont pu être représentés pardes variables continues. Cette schématisation estadmissible parce que chaque usine ne représentequ'une faible fraction du potentiel de production del'Électricité de France. Mais elle n'aurait pas pu êtreappliquée au cas de la grande usine marémotricedes îles Chausey, si la construction de cette dernièreavait été envisagée dans l'un des prochains plans.(Il aurait fallu alors comparer deux programmesoptimaux, l'un excluant, l'autre incluant cette cons-truction.)

Il existe ainsi, à côté des programmes précédents,reposant sur une hypothèse de divisibilité et faisantappel à des variables continues, des programmes dis-crets applicables aux cas d'indivisibilité.

L'un des problèmes relevant de cette techniqueest le problème de l'affectation (assignment dans laterminologie anglo-saxonne). Il consiste à faire cor-respondre deux à deux n offres et n demandes indi-visibles : n hommes à n machines, n machines à ntâches, n engins de transport (camions, navires) àn parcours, n usines à n emplacements, etc., de ma-nière à réaliser une certaine optimisation.

Au problème de l'affectation on peut rattacherle problème du voyage, ou du voyageur de commerce(traveling salesman selon l'expression américaine). Unvoyageur doit visiter n villes et revenir à son pointde départ en ayant effectué le trajet minimum (oualternativement en ayant employé le temps minimumou payé le coût minimum).

Ces deux problèmes présentent entre eux un iso-morphisme partiel, que nous mettrons en évidencesur un exemple. Formons un tableau carré dont les

Programme et stratégie 195

lignes sont commandées par des lettres non accen-tuées et les colonnes par des lettres accentuées. Dansle problème de l'affectation, ABGDEF représententdes machines et A'B'C'D'E'F' des taches. Une com-binaison admissible est constituée par un ensemblede 6 cases tel que chaque machine soit occupée etchaque tâche remplie. La combinaison optimale estcelle des combinaisons admissibles qui entraîne lemoindre coût. Dans le problème du voyage, A est uneville considérée comme origine d'un parcours et A'la même ville considérée comme extrémité. De mêmepour B et B', etc. Une combinaison admissible estconstituée par un ensemble de 6 cases tel que chaqueville serve une fois et une seule de point de départet de point d'arrivée. Il faut cependant ajouter iciune condition supplémentaire qui est F éliminationdes solutions décomposables en cycles, comme celleformée par les cases ombrées dans le tableau ci-dessous.

De même les cases diagonales valent pour lepremier problème et non pour le second, car AA' estune affectation et non un trajet. De la sorte, Fiso-

196 Le Plan ou l'Ânti-hasard

morphisme est seulement partiel. Pour passer dupremier problème au second, il faut, soit éliminera posteriori les solutions décomposables, soit posera priori des conditions les empêchant d'apparaître(telles que l'inscription d'un coût infini dans lescases diagonales).

Il est très facile, quand le problème porte sur quatrevilles, de calculer directement les trois longueursà comparer. Mais s'il y avait par exemple 21 vil-les, Paris et les 20 chefs-lieux de nos régions de pro-gramme, il y aurait 20! = 2 432 008 176 640 000itinéraires différents, ou seulement la moitié de cechiffre si l'on convient de considérer comme nondistincts deux itinéraires dont le second se déduitdu premier en inversant le sens du parcours. Uncalculateur électronique rapide qui calculerait lalongueur de chaque itinéraire en une microseconde,et qui travaillerait huit heures par jour et troiscent soixante-cinq jours par an, mettrait plus decent mille années pour trouver la solution optimale.Cet exemple qui n'a rien d'exceptionnel illustrela nécessité de méthodes capables d'abréger lecalcul.

Les méthodes de programmation que nous venonsde passer en revue seraient restées de brillantsexercices intellectuels sans portée pratique si lesmachines électroniques n'étaient venues leur ouvrirà point nommé un champ d'application sans cesseplus large.

Le progrès des calculatrices électroniques au coursdes vingt dernières année*s peut sans exagération

Programme et stratégie Î97

être qualifié de foudroyant, au point de vue de lavitesse de calcul, de la capacité des mémoires et deslangages d'utilisation et de programmation. Parexemple, le temps d'exécution d'une opération s'estabaissé de l'ordre de grandeur de la seconde à celuide la milliseconde, puis de la microseconde. Lenombre des inconnues et des contraintes s'est élevécorrélativement de l'ordre de grandeur des dizaines àcelui des centaines, puis des milliers. D'autre part,le coût des calculatrices électroniques a augmentémoins rapidement que leurs performances — envi-ron comme la racine carrée de celles-ci. Le mêmecalcul devient ainsi à la fois plus rapide et moinscoûteux. On utilise d'ailleurs le progrès des machinesmoins pour réduire le prix des études que pour abor-der des problèmes plus complexés ou pour serrer laréalité de plus près.

Nous avons parlé plus haut du jeu dialectique dela théorie et de la pratique. Il y a aussi un jeu dia-lectique des machines et des méthodes. Chaque pro-grès réalisé pour les unes rend possible et nécessairela réalisation d'un progrès pour les autres. Il y aquelques années, G. B. Dantzig mettait l'accent surla classification des modèles d'après leur structureet sur le développement de méthodes spécifiques.Cependant le développement de machines puissan-tes et rapides reste également un facteur fondamen-tal de succès.

Du point de vue des méthodes, il ne faut pasoublier que l'on abrège considérablement le calculen partant d'une solution admissible aussi bonneque possible. L'intuition peut jouer un grand rôledans ce domaine. L'expérience peut également être

198 Le Plan ou l'Anti-hasard

mise à profit : en particulier, lorsqu'on a affaire àun problème de programmation qui se répète aucours du temps, la solution mise en œuvre au coursd'une période peut servir de solution approchéepour la période suivante, et constituer ainsi une basede départ convenable pour le cheminement versl'optimum.

Il est sans doute plus intéressant encore d'exploi-ter à fond les particularités propres à chaque pro-blème. Une de ces grandes particularités est l'exis-tence de matrices creuses, c'est-à-dire contenantun grand nombre de zéros (c'est le cas des problèmesde transport). On a alors avantage à n'enregistrerdans la mémoire à accès rapide du calculateur queles éléments non nuls des matrices et leurs indices, cequi permet de traiter des problèmes de plus grandesdimensions (sous condition que ce caractère parti-culier des matrices soit conservé dans toutes lesétapes du calcul).

Une autre particularité est1 la structure séquen-tielle des matrices. Le problème le plus simple dece type est celui de la gestion des stocks sur un grandnombre de périodes. Le problème des plans d'équi-pements successifs est moins simple, parce que leséquipements ne sont pas fongibles, et que l'équi-pement construit au cours d'un plan subsiste pen-dant la durée de quatre ou cinq plans, ou mêmedavantage, en conservant son individualité. Néan-moins la matrice est relativement creuse et à struc-ture séquentielle.

Il faut mentionner enfin la programmationparamétrique, qui permet de tester la sensibilitéde la solution à la variation de certains éléments :

Programme et stratégie 199

par exemple, ceux qui concernent les coûts et lesrevenus futurs. Il y a là un premier pas vers la priseen considération de l'aléatoire, que nous allonsmaintenant aborder.

II

II y a stratégie à partir du moment où l'on acceptel'idée de « compléter les projets établis à l'avancepar de nouveaux projets inspirés par les circons-tances » (Gaston Berger). Au choix aléatoire de lanature répond l'acte contraléatoire de l'homme dontle privilège est de « donner à son avenir quelquestraits volontaires » (Pierre Auger), de dire « oui ounon à son destin » (J. de Bourbon-Busset), « d'ac-cepter les faits, niais non les fatalités » (P. Massé).

Il est clair, dès lors, que lé centre de décision nepeut pas cristalliser aujourd'hui la suite de sesactes futurs, car il s'interdirait ainsi toute riposte audéfi des événements. Mais, s'il recherche quelqueoptimisation, il ne peut davantage agir aujourd'huien laissant ses actes futurs discrétionnaires, car•comment attacher un jugement de valeur à unélément d'action instantané qui n'a d'autre pro-longement que l'indéfini ?

La notion de stratégie est précisément la réponseà ce paradoxe.

Cette réponse est apparue dans mes travaux deÎ940-1946 sur la gestion des réservoirs hydroélec-

200 Le Plan ou l'Anti-hasard

triques alimentés par des débit naturels aléatoires.Dans l'introduction de mon livre Les Réserves etla régulation de l'avenir (p. 24), le passage de lanotion de programme à celle de stratégie est ex-primé dans les termes suivants :

« Un stock étant alimenté par un flux naturelaléatoire... la règle d'exploitation optimum, qui estl'inconnue du problème, ne peut plus consister—comme c'était le cas dans l'hypothèse de la prévisionparfaite— à prédéterminer le flux transmis q (t) pourtoute la durée du processus, car l'idée qu'on peut sefaire a priori de l'optimum se modifie au cours dutemps, à mesure que l'aléatoire entre dans le connu.Ainsi la règle d'exploitation ne peut avoir qu'uncaractère instantané ou quasi instantané : elle sepropose simplement de définir à chaque époque, enfonction des données du moment, la variation dustock et le flux à transmettre pendant l'intervallede temps immédiatement suivant.

« On peut traduire brièvement ce changementde point de vue en disant qu'auparavant nouscherchions d'emblée un résultat, et maintenantseulement une règle. »

On peut dire plus généralement qu'une stratégieest un ensemble de décisions conditionnelles dé-finissant les actes à accomplir en fonction de toutesles circonstances susceptibles de se présenter dansle futur. Définir une stratégie, c'est établir la tablede toutes les situations auxquelles on pourrait êtreconfronté et choisir dès l'origine la décision quel'on prendrait en face de chacune d'elles.

Programme et stratégie 201

La notion de stratégie est conceptuellementclaire, mais sa mise en œuvre soulève des difficultésconsidérables. Certes, l'adoption d'une stratégie nerestreint pas la liberté du centre de décision, puis-qu'elle « est supposée spécifier chaque décisionparticulière comme une fonction du montant exactd'informations disponible au moment où cettedécision doit intervenir » (von Neumann et Mor-genstern). En revanche, elle l'oblige à décider toutde suite pour plus tard, et pour des situationséventuelles dont la plupart ne se présenteront pas.Elle lui impose de jouer virtuellement toutes lesparties, alors qu'il ne s'en jouera effectivement qu'uneseule. Or ce peut-être une tâche impossible, ou entout cas accablante, lorsqu'il s'agit d'un problèmefaisant intervenir un environnement étendu, qued'identifier à l'avance toutes les configurationspossibles du monde, au lieu d'attendre que les confi-gurations réelles surgissent de l'événement. La diffi-culté est d'autant plus grande que le problème meten jeu un avenir plus lointain. Dans ces circons-tances, on est parfois conduit à remplacer un pro-blème long par un problème court ; mais alors se posela question délicate de définir les conditions auxlimites de ce problème court.

Cela fait, il reste la tâche non moins difficiled'établir un ordre de préférence entre les différentesstratégies admissibles. Il faut être en mesure pourcela de classer les résultats, donc de disposer d'uneéchelle de valeurs constituée par ce que l'on appelleune fonction d'objectif. Il faut également êtrecapable de classer les vraisemblances, donc de dis-poser d'une échelle de probabilités des aléas naturels.

202 Le Plan ou l'Anti-hasard

II faut enfin avoir fait choix d'un critère de décision :cherche-t-on, par exemple, à minimiser un coûtmoyen ou un préjudice maximum?

Nous étudierons plus loin (IV) une classe de pro-cessus aléatoires dans laquelle ces difficultés peuventêtre surmontées.

Auparavant, nous ferons ressortir sur un exemplesimple, emprunté de nouveau au domaine du voyage,les problèmes que soulève le passage du programmeà la stratégie.

Considérons un voyageur qui a décidé de visiteren automobile les vingt chefs-lieux des circons-criptions françaises d'action régionale. Son voyagecommence par Lyon, Marseille, Montpellier, etc.L'ensemble de son programme est constitué par uneséquence d'étapes correspondant à un problème long.La première étape est, en revanche, un problème court.Envisageons ce dernier et admettons, par exemple,que le voyageur formule dans les termes suivantsson plan d'action : je partirai de Paris à dix heures,je déjeunerai à Saulieu à treize heures et j'arriveraià Lyon à dix-huit heures trente pour y rencontrerdes personnalités de la région. Ce programme tra-duit une optimisation dans l'économie du certain :un équilibre entre le désagrément de partir troptôt et l'inconvénient d'arriver trop tard.

Peut-il toutefois être considéré comme établi nevarietur? Certainement pas.

Le départ du voyageur peut-être retardé par descoups de téléphone ou une visite imprévue, des en-combrements peuvent abaisser sa moyenne, un de

Programme et stratégie 203

ses compagnons de route peut être souffrant, etc.Il n'est donc pas certain qu'il soit à Saulieu àtreize heures. Cette incertitude ouvre une alter-native et conduit à remplacer le programme parune stratégie élémentaire qui, pour fixer les idées,pourrait être ainsi formulée : si j'arrive à Avallonavant midi trente, je continuerai jusqu'à Saulieu ;si j'arrive à Avallon après midi trente, j 'y déjeunerai.

Mais... il y a dans l'analyse précédente une faille.Arriver à Avallon après midi trente comprend logi-quement l'éventualité d'y arriver à dix-sept heures.Or, le voyageur n'attendra certainement pas dix-sept heures pour déjeuner. La seconde éventualité :« arriver à Avallon après midi trente », doit êtrereformulée : « arriver à Avallon entre midi trenteet treize heures trente ». Mais alors le dénombre-ment des divers cas possibles n'est pas complet.Il y a une troisième hypothèse, celle où il seraitimpossible d'arriver à Avallon avant treize heurestrente.

Pourquoi cette hypothèse n'a-t-elle pas étécomprise dans l'énumération primitive ? C'est queles hasards ordinaires n'empêcheront pas le voyageurd'arriver à Avallon avant treize heures trente. Ilfaudrait, pour que la troisième hypothèse se réa-lise, un hasard sortant de l'ordinaire : une panneplus importante qu'un simple changement de roue,un accident aux conséquences plus sérieuses qu'unpare-chocs tordu ou une aile cabossée.

La liste de ces hasards sortant de l'ordinaire està peu près impossible à dresser à l'avance. Car ilne suffirait pas d'envisager les diverses pannes etles divers accidents possibles, il faudrait aussi pré-

204 Le Plan ou l'Anti-hasard

eiser le point du parcours où ils auraient lieu, laplus ou moins grande promptitude des secours, etc.D'autre part, cette catégorie de hasards est heureuse-ment très rare. Notre voyageur a donc de bonnesraisons de les négliger, parce qu'ils sont de faibleprobabilité et qu'il se compliquerait inutilement lavie en cherchant à les prendre en compte dans touteleur diversité. Il n'en est pas moins vrai que cetexemple simple met en lumière une difficulté trèsprofonde de la théorie de la décision : celle de dé-nombrer à l'avance toutes les éventualités sus-ceptibles de survenir.

Peut-être pourrait-on, en s'y appliquant beaucoup,triompher de la difficulté dans le cas particulierqui nous occupe, parce qu'il s'agit d'un problèmetrès limité, facilitant, selon le mot de Nietzsche,le « rétrécissement de la perspective ». On n'a pasà envisager l'avenir dans son ensemble, mais à enextraire « quelques figures intelligibles, réduites àleurs propriétés utiles » (Paul Valéry). Le cadred'espace est la route de Paris à Lyon, le cadre detemps une journée. Peu importe ce qui passe ailleursou ensuite. Peu importent même, sur ce tronçonlimité d'une ligne d'univers particulière, les penséesque roulent, les projets que forment, les sentimentsqu'éprouvent ceux qu'on croise ou qu'on dépasse.Et pourtant renonciation des possibles est une tâchedifficilement réalisable. Que dire si l'on s'élèvede ce problème local à un problème général mettanten jeu un environnement considérablement plusétendu?

Programme et stratégie 205

Lorsqu'il est impossible, ou pratiquement ir-réalisable, de faire un dénombrement exhaustif dessituations éventuelles, il faut renoncer à définirune stratégie formalisée, au sens indiqué précé-demment. La solution du problème réside dansl'établissement d'un plan sujet à revision discré-tionnaire en fonction des circonstances. La politique àsuivre à chaque instant est faite d'un acte immédiatet d'actes en suspens. Le premier, seul irrévocable,est prolongé par une suite virtuelle qu'il nous fautimaginer pour joindre le présent au futur, c'est-à-dire les données actuelles aux fins désirées. Ce-pendant nous nous réservons une latitude discré-tionnaire de modifier ces actes imaginés en fonctiondes réalités à venir. Les conduites de ce type com-portent ainsi une partie à l'encre et une partie aucrayon. « L'encre et le crayon, le fixe et le flexible,le dur et le malléable, autant de figures qui traduisentle contraste de l'engagement et de la disponibi-lité. Au surplus, par le jeu de l'action et de la réaction,la partie révocable du programme, en même tempsqu'elle subit le choc des aléas, suffit le plus souventà l'amortir. Par leur adaptabilité aux conditionsnouvelles, le crayon sauve l'encre, le flexible pro-tège le fixe, le malléable garantit le dur1. »

Le passage des politiques discrétionnaires auxstratégies formalisées est lié au dénombrement deséventualités, c'est-à-dire le plus souvent à l'éta-blissement d'un modèle de la réalité où figurent desvariables de décision et des variables d'aléa net-tement spécifiées. La confiance que l'on peut avoir

1. Pierre Massé, « L'esprit prospectif et l'application » (Pros-pective,' cahier 10).

206 Le Plan ou l'Anti-hasard

dans la stratégie formalisée dépend alors de la repré-sentativité du modèle. S'il laisse, ou risque de laisser,échapper des aspects importants du réel, on seraconduit à limiter le champ d'application de lastratégie formalisée.

K. J. Arrow a mis en balance les avantages etles inconvénients des règles automatiques et desprocédures discrétionnaires1. Il observe que laformulation de règles automatiques devient rapide-ment incommode en face d'une masse considérablede données. Elles présentent cependant l'avantaged'échapper « à la subjectivité et à l'imprévisibilitédes décisions discrétionnaires des administrateurs ».Il ajoute qu'un accroissement important de la massedes informations réduirait en tout état de cause lapart de décision discrétionnaire, même si les poli-tiques déduites des informations ne pouvaient êtreaisément exprimées d'avance par une formule. Entout état de cause, le développement de la connais-sance statistique présente une valeur considérablepour la théorie et la pratique de la décision.

La notion de stratégie vient d'acquérir droit decité dans le Ve Plan français. Il est intéressantd'observer à cet égard que la méthode des « cligno-tants » constitue un compromis entre la stratégieformalisée et l'attitude discrétionnaire. Les indicescaractéristiques de l'évolution économique et lesseuils critiques correspondant à chacun d'eux seraientdéfinis à l'avance d'une manière précise : « Lefranchissement d'un ou plusieurs de ces seuils marque-

-1. K. J. Arrow, « Statistique et politique économique ». (Econo-metrica, 1957).

Programme et stratégie 207

rait conventionnellement l'entrée de l'économiedans une zone critique. De ce fait s'engagerait d'unemanière automatique un processus d'examen etde décision qui resterait discrétionnaire *. »

Même dans l'hypothèse de dénombrement deséventualités, la notion de stratégie a besoin d'êtrecomplétée pour devenir un guide utile pour l'ac-tion. Il est nécessaire pour cela de pouvoir établirun ordre de préférence entre les diverses stratégiesconcevables, et même, avec un peu plus d'ambition,d'arriver à déterminer la stratégie optimale (puisque,nous l'avons rappelé au début de cet article, nousnous plaçons dans le cadre de l'optimum classique).

Cet objectif peut être atteint lorsque l'incertitudeest réductible à la probabilité, celle-ci étant l'idéali-sation de la notion commune de vraisemblance, etlorsqu'en outre il est possible de construire unefonction d'objectif utilisant les probabilités. Lafonction à optimiser est en général de la natured'une espérance mathématique. Cependant la pru-dence, compagne naturelle de l'ignorance, peutparfois conduire à utiliser un critère amendé oudifférent.

Tout progrès vers les stratégies optimales passepar un progrès dans l'estimation des vraisemblances.Aussi consacrerons-nous les pages qui vont suivreà l'incertitude réductible à la probabilité.

1. Rapport sur les principales options du Ve Plan, p. 11,

208 Le Plan ou l'Anti-hasard

Les décisions les plus simples dans ce domainesont des paris. Leur forme élémentaire consiste àattacher un gain à la réalisation (ou à la non-réali-sation) d'un événement bien défini. Toutefois lanotion est souvent utilisée dans un sens extensif, desorte que l'on a pu dire que toute action est un pari.Dès lors le pari ne peut être refusé. On n'y échappepas en se vouant à l'inaction — car celle-ci est elle-même un pari. Faire la guerre, c'est parier pour lavictoire ; acheter un titre, c'est parier pour la hausse ;emporter un manteau, c'est parier pour le froid;écrire un livre, c'est parier qu'on sera lu.

Les paris élémentaires ont l'intérêt de dégager lanotion de probabilité subjective. On parie d'autantplus volontiers pour un événement qu'on l'estimeplus vraisemblable. D'où l'idée que le rapport de lamise limite que l'on accepte de risquer pour recevoiren cas de succès un enjeu déterminé, plus brièvement

• •

mise

le rapport—::—, définit la probabilité que l'on at-tache à l'événement. Probabilité subjective, bienentendu, car elle n'est pas une caractéristique spé-cifique de l'événement, mais dépend en outre de l'in-formation, de l'intelligence et du caractère du pa-rieur. Dans une course, on ne peut attribuer à aucundes chevaux engagés une probabilité objective devictoire. Il n'y a dans ce domaine que des apprécia-tions subjectives, et la cote qui s'établit au Pari mu-tuel, comme le cours d'une action en Bourse, est lereflet d'une sorte d'appréciation moyenne résultantelle-même des informations et de la subjectivité dechacun.

Cependant, la définition précédente de la probabi-

le rapport définit la probabilité que l'on at-

tache à l'événement, rrobabilite subjective, bienentendu, car elle n'est pas une caractéristique spé-cifique de l'événement, mais dépend en outre de rin-formation, de l'intelligence et du caractère du pa-rieur. Dans une course, on ne peut attribuer à aucundes chevaux engagés une probabilité objective devictoire. Il n'y a dans ce domaine que des apprécia-tions subjectives, et la cote qui s'établit au Pari mu-tuel, comme le cours d'une action en Bourse, est lereflet d'une sorte d'appréciation moyenne résultantelle-même des informations et de la subjectivité dechacun.

Cependant, la définition précédente de la probabi-

Programme et stratégie 209

lité subjective à travers un pari peut être critiquée.En premier lieu, lorsque les sommes en jeu sont trèsimportantes, les utilités ressenties ne sont pas pro-portionnelles aux gains en monnaie. En second lieu,de nombreux individus hésitent à risquer, de sorteque, pour eux, le rapport de la mise à l'enjeu ne tientpas compte seulement de leurs estimations de vrai-semblance, mais aussi de leur répugnance à parier.Emile Bôrel a levé les deux objections précédentesen reformulant la méthode du pari. Au lieu d'offrir àun individu le choix entre un pari et l'abstention,on lui propose le choix entre deux paris comportantune mise nulle et un même enjeu. Le gain en monnaie,et par la suite le gain en utilité, étant le même dans lesdeux choix alternatifs, l'individu optera pour celuides deux qui lui offre subjectivement la probabilitéla plus élevée de gagner. On arrivera ainsi à définirla probabilité subjective d'un événement si l'on dis-pose d'une échelle de probabilités numériques préa-lablement définies et s'imposant sans discussion àl'esprit* C'est postuler l'existence de probabilitésobjectives, ou plus exactement de probabilitésreposant sur des fondements objectifs (car, ainsi quel'observe avec finesse B. de Finetti, l'objectivité desfondements ne signifie pas l'objectivité de l'estima-tion, celle-ci restant en tout état de cause un juge-ment subjectif).

Pour donner un fondement objectif à une estima-tion de probabilité, on peut recourir à deux sources.L'une est l'évidence, l'autre l'expérience. Il y afondement objectif lorsque l'analyse combinatoirepermet de décompter le nombre des cas possibles etle nombre des cas favorables, et que des considé-

210 Le Plan ou l'Anti-hasard

rations a priori, de symétrie par exemple, permet-tent de considérer tous les cas possibles comme éga-lement probables, ou plutôt, suivant l'expression deJacques Hadamard, comme équivalents (l'équiva-lence étant une notion première et par suite indéfi-nissable). Il y a de même fondement objectif lorsquel'on dispose d'une série suffisante d'observationsd'un phénomène répétable dans des conditions équi-valentes : la fréquence préfigure la probabilité. Ilen est ainsi pour les débits d'une rivière qui ont étéla matière de mes premières études.

Même dans des cas plus complexes, le parieurcherche à donner un fondement objectif à ses esti-mations. Il recourt à son expérience passée en com-parant le cas présent à des cas analogues, mais diffé-rents, et en faisant subir aux probabilités attribuéesà ces cas analogues des corrections tenant compte desdifférences. Il procède ainsi « à des opérationsmentales d'une nature particulière, entièrementdistinctes de la simple observation de fréquences 1 ».

Jusqu'à présent, la notion de probabilité n'a étépour nous que la transposition des termes d'un pari.Si nous nous en tenions là, son utilité seraitdouteuse. Mais on peut élargir considérablement sonchamp d'application grâce au calcul des probabilitésqui permet de passer de paris simples sur un évé-nement à des décisions complexes mettant en jeu descombinaisons d'événements.

1. Emile Borel, Valeur pratique et philosophie des probabilitéstchap. V, p. 100.

Programme et stratégie 211

La base du calcul des probabilités est constituée,on le sait, par les théorèmes des probabilités totaleset des probabilités composées. Maurice Fréchet douteque les probabilités subjectives obéissent à ces règles.Gorrado Gini émet une présomption inverse : « Asupposer, écrit-il, que je veuille sortir pour une ex-cursion et que j'aie à décider si je dois ou non prendremon manteau de pluie, je ne peux pas chiffrer sur-le-champ la probabilité d'être surpris par une averse,ni la probabilité que, dans l'excursion, je puisse êtresurpris par une cascade qui m'arrose, mais il est biencertain que j'additionne les deux probabilités,conformément au théorème de la probabilité totale,pour obtenir la probabilité de devoir tirer profit dumanteau. De même, si un ami me demande de luiprêter mon parapluie pour la journée de demain, jetiens compte de la probabilité que demain je doivesortir de chez moi, et ensuite de la probabilité pourque, en sortant, je puisse avoir besoin du parapluie ;il n'y a pas de doute que, pour prendre une décision,j'applique le théorème de la probabilité composée,me basant sur le produit desdites probabilités pourme faire une idée de la probabilité que je doive uti-liser mon parapluie le lendemain. »

Ces considérations sont de bon sens. Mais on peut,avec Bruno de Finetti, aller plus loin. Imaginons unjeu mettant au prises deux individus I et J, J fixeles enjeux, pour lesquels il peut choisir des montantspositifs ou négatifs, ce qui revient à dire qu'il peutobliger I à parier pour ou contre les événements en

TY11S6

cause. De la sorte, I, qui fixe les rapports —-—, c'est-

à-dire les probabilités, a intérêt à évaluer celles-ci

cause. De la sorte, I, qui fixe les rapports , c'est-

à-dire les probabilités, a intérêt à évaluer celles-ci

212 Le Plan ou l' Anti-hasard

de son mieux et à éviter toute surestimation ou sotis-estimation.

Le résultat fondamental de B. de Finetti est que,si I n'applique pas les règles du calcul des probabi-lités, J peut choisir les enjeux de manière à mettreI en perte quelle que soit l'éventualité qui se produise.Au contraire, si I applique les règles du calculdes probabilités, il est assuré d'être en gain dansl'une au moins des éventualités.

Dans la classe de problèmes que nous allons envi-sager maintenant, le comportement considéré reposasur la considération d'espérances mathématiques.Une décision est réputée admissible si l'espérancemathématique qui lui est attachée es* positive ounulle. Une décision à espérance mathématique nulleest la limite de ce que l'on peut rationnellement ac-cepter. Il en est ainsi pour la décision particulière queconstitue un pari. L'espérance mathématique atta-chée à celui-ci s'écrit en effet :

Espérance mathématique= enjeu X probabilité — mise

et le second membre de la relation est nul pour lamise limite en vertu de la définition de la probabi-lité donnée plus haut.

•Daniel Bernoulli a utilisé ce critère, mais en l'ap-pliquant à des espérances d'utilités et non de revenusen monnaie. Un pari conclu à chances égales n'est,en effet, véritablement équitable que s'il entraînepour le parieur des avantages ou désavantages égaux.Or, la symétrie des gains et perteé en monnaie n'im-

Programme et stratégie .- 213

plique nullement la symétrie des utilités et désutilitéséconomiques. « Une bourse pleine n'est pas aussibonne qu'une bourse vide n'est mauvaise. » En outre,une décision, en dehors de ses résultats comptabili-sâmes, entraîne des agréments ou des désagrémentsqu'il faut aussi prendre en considération. C'est pour-quoi, dans les Mémoires de deux jeunes mariées,Louise de Ghaulieu aime mieux placer un milliondans le 3 % quand il est à 50 francs et recevoir tousles dix mois 30 000 francs d'un joli petit employéqui sourit en la voyant, que « d'aller six mois del'année en province, y passer des baux, y écouter les do-léances des fermiers qui paient quand ils veulent, s'yennuyer comme un chasseur par un temps de pluie,avoir des denrées à vendre et les céder à perte...attendre les intérêts, être obligée de poursuivre lesgens pour avoir ses remboursements, étudier lalégislation hypothécaire, etc. ». Affinant son analyse,elle poursuit : « Et si la France fait banqueroute, mediras-tu?... Mais la France me retrancherait alorstout au plus la moitié de mon revenu ; je serais en-core aussi riche que je l'étais avant mon placement ;puis, d'ici la catastrophe, j'aurais touché le doublede mon revenu antérieur. La catastrophe n'arriveque de siècle en siècle, etc. » (Louise de Chaulieun'avait pas prévu la catastrophe chronique que cons-titue l'inflation.)

Reprenant et développant la ligne de pensée deDaniel Bernoulli, von Neumann et Morgenstern ontétabli une théorie du comportement basée sur lamaximation de l'espérance mathématique d'utilités,ces dernières pouvant être définies numériquementpar application de la théorie elle-même.

214 Le Plan ou l'Anti-hasard

Arrêtons-nous un instant sur ce point. Aucuneexpérience au sein de F économie du certain ne permetde distinguer entre une fonction d'utilité particu-lière *& et toutes les fonctions d'utilité F (CUL>), si F estune fonction monotone croissante arbitraire : la dé-croissance des utilités, qualitativement évidente, nepeut être précisée quantitativement. Au contraire,le passage à l'économie de l'incertain permet de me-surer la décroissance des utilités par des expériencesde choix. L'idée de base de la théorie (nous n'ironspas plus loin) est que, si un individu, ayant classéses préférences dans l'ordre G, A, B, préfère avoir Aà 50 chances sur 100 d'avoir B et 50 chances sur 100d'avoir C, on peut estimer plausiblement que sa pré-férence de A à B excède sa préférence de G à A. Ainsitoute assertion relative aux préférences dans l'incer-tain fournit de nouvelles informations, et les diffé-rences d'utilités deviennent numériquement mesu-rables.

Cependant, dans la vie économique, la fonctiond'utilité d'une entreprise n'est guère facile à définir.Aussi apparaît-il souvent plus réaliste de considérerle comportement optimum d'une entreprise commecorrespondant à une maximation sous contrainte(gain probable maximum sous condition de la li-mitation de la probabilité de ruine). On raisonne alorssur des espérances mathématiques corrigées d'abat-tements ou de chargements de sécurité. Un théorèmede B. de Finetti permet le calcul rationnel de telschargements de sécurité en matière d'assurances.

Dans les processus séquentiels que nous allonsmaintenant considérer, où les revenus des diverses

Programme et stratégie 215

périodes sont du même ordre de grandeur, et lesestimations de probabilité dignes de confiance, onpeut se contenter pratiquement de la maximation del'espérance mathématique d'un revenu actualisé. En

'maximisant cette espérance mathématique, on estpresque sûr de maximiser le revenu actualisé lui-mêmeparce que les conditions de la loi des grand nombressont approximativement remplies 1.

On retrouve ici la spécificité de la théorie dès pro-babilités. A la différence des autres sciences exactes,elle ne permet point d'affirmer qu'un événementaura ou n'aura pas lieu. Elle mesure simplement leschances qu'il a de se produire. Ainsi une estimationde probabilité, appliquée à un cas isolé, échappe-t-elle à la sanction de l'expérience. La réalisation d'unévénement unique, dont la probabilité a été estiméeà 0,8, ne prouve rien pour ou contre cette estimation.En revanche, si le nombre de réalisations de l'évé-nement, dans une série de mille épreuves, était com-pris entre 798 et 802, on pourrait tenir l'estimationpour valable : « Un jugement de probabilité doit pou-voir se traduire par un pari, et le succès global d'uncertain nombre de ces paris est le seul critère de va-leur du jugement » (Emile Borel). En d'autres termes,la théorie des probabilités ne devient vérifiable, etpar là même instrumentale, que lorsque ses opé-rations combinatoires mettent en jeu de très grandsnombres et aboutissent ainsi à des probabilités très

1. Encore faut-il considérer le passage à la limite comme l'idéa-lisation d'un grand nombre de décisions se succédant dans unhorizon de temps fini, de telle manière que les revenus actualisésrestent du même ordre de grandeur et que les compensations exi-gées par la loi des grands nombres puissent ainsi se produire.

2Î6 LePlan ou l'Ântî-hasard

petites ou très voisines de l'unité. La valeur pratiquedu calcul des probabilités repose sur l'assimilationd'un événement très improbable à un événementimpossible, et d'un événement très probable à unévénement assuré. Ces certitudes pratiques sont sifortes qu'une loi statistique comme le Principe deCarnot occupe une position dominante parmi leslois de la nature (Eddington).

IV

Le Principe d'optimalité, que nous allons main-tenant étudier, s'applique à un ensemble de jeuxcontre la nature dont les caractéristiques essen-tielles sont que l'incertitude est réductible à laprobabilité, et qu'il existe une fonction d'objectif biendéfinie.

Ces conditions sont remplies dans deux grandescatégories de problèmes, celle des réserves et cellede la croissance, dont l'importance économique estfondamentale. Pour montrer l'unité profonde dela théorie, nous considérerons, dans une présentationsimplifiée, le cas d'un bien unique, mais l'extensionau cas de plusieurs biens ne soulèverait aucunedifficulté de principe. La correspondance des opé-rations intervenant dans les deux processus estindiquée par le tableau ci-après portant sur deuxdemi-périodes, la demi-période 1 où se manifesteY aléa, la demi-période 2 où est prise la décision.

Programme et stratégie 217

Colonne Réserves, dans la demi-période 1 la quan-tité non consommée au cours de la période précé-dente (stock initial) est accrue d'un apport extérieur,qui peut être le produit d'une récolte (céréales,vin) ou un débit entrant dans un réservoir (énergiehydraulique). Dans la demi-période 2, le stockrésultant de la demi-période 1 est partagé entre laconsommation et le stock final 1.

Colonne croissance .: dans la demi-période 1, laquantité non consommée antérieurement (stockinitial) sert d'input à une opération industrielle detransformation dont l'output, ou stock intermé-diaire, est le produit de l'input par un coefficient

1. On peut concevoir des problèmes où les deux demi-périodess'inversent, la première devenant celle de la décision (achat d'unemarchandise) et la seconde celle de l'aléa (satisfaction d'unedemande aléatoire).

Stock initial+

Apport

Stock intermédiaire

Stock initialX

Transformation

Stock intermédiaire

Réserves Croissance

Stock intermédiaire

Consommation

Stock final

Stock intermédiaire

Consommation

Stock final

218 Le Plan ou l'Anti-hasard

technologique. Dans la demi-période 2, le stockrésultant de l'opération industrielle précédente estpartagé entre une consommation et un stock final,lequel sert d'input à une nouvelle opération in-dustrielle.

Les deux colonnes sont parfaitement homo-logues, à cette seule différence près que l'apportà une réserve est additif, tandis que la transfor-mation d'un input est multiplicative. D'où le signe+ dans la première colonne et le signe X dans laseconde : c'est ce qui différencie la mise en réservede l'expansion.

L'option fondamentale qui se pose à chaqueépoque au détenteur d'un stock de capital est dele partager entre une consommation dans le présentet une épargne pour l'avenir. La consommationlui rapporte un avantage immédiat, déterminé etcalculable. L'épargne ne lui rapporte rien dans leprésent, mais lui permet de conserver une valeur.La conduite à tenir par le détenteur du stock seraitévidente s'il connaissait cette valeur. Le Principed'Optimalité a précisément pour objet de lui pro-curer cette connaissance.

La valeur d'un stock de capital a trois caractères :a) C'est une valeur actualisée, parce que le revenu

engendré dans le futur par la consommation dustock doit être ramené en valeur actuelle par le jeud'un taux d'intérêt, de manière à le rendre compa-rable au revenu qu'aurait procuré sa consommationimmédiate.

b) C'est une valeur probable, parce que l'avenir

Programme et stratégie 219

est aléatoire. Dans les conditions du principe d'op-timalité, elle est de la nature d'une espérance mathé-matique, c'est-à-dire d'une somme de revenuséventuels, pondérés au prorata des probabilitéscorrespondantes.

G) C'est une valeur conditionnelle, en ce sens qu'elledépend de toute la suite des décisions futures dudétenteur du stock — de ce que nous avons appeléune stratégie.

Nous lèverons ce dernier arbitraire en considérantparmi toutes les stratégies possibles celle qui estoptimale, c'est-à-dire qui donne à l'espérance at-tachée au stock la valeur la plus élevée possible.Le principe d'optimalité est le fondement d'unprocessus régulier permettant de déterminer toutensemble la stratégie optimale et l'espérance opti-male.

Nous allons exposer ce processus en utilisant unschéma très élémentaire de jeu contre la nature.Chaque période est divisée, comme le montre letableau précédent, en deux demi-périodes. La pre-mière comporte un choix de la nature, donnant aurésultat de l'apport ou de la transformation uncaractère aléatoire. Nous qualifierons ce choix de la

' nature d' aléa. La seconde demi-période comporteun choix volontaire de l'agent économique, un arbi-trage entre la consommation et l'épargne, que nousqualifierons de décision. Nous admettrons pourl'instant que l'aléa ne comporte que deux éventua-lités, à l'image du jeu de pile ou face, qui est trèsélémentaire mais fait apparaître les caractères

220 Le Plan ou l'Anti-hasard

essentiels des processus aléatoires. Nous admettronsde même que la décision ne comporte qu'une simplealternative entre deux voies possibles.

Nous avons dès lors le schéma ci-après. SoitEn-1 l'état obtenu à la fin de la période (n— î),par exemple la valeur du stock. C'est l'état initialde la période (n). L'aléa de la période transformel'état initial En-1 en un état intermédiaire E'n_jou E"n_i

1 2Aléa Décision

FIG. 3.

La décision de la période fait passer de l'étatintermédiaire E'n_i à un état final qui peut êtreE'n ou F'n, ou de l'état intermédiaire E" n - i à unétat final qui peut être E"w ou F"w.

Stratégie optimale

II s'agit de définir une règle permettant de choi-sir dans chaque cas la meilleure décision.

Plaçons-nous, par exemple, en E'w_i (le raison-nement serait le même à partir de E" n - i ) . L'unedes décisions (en traits pleins) aboutit à E'» ;

Programme et stratégie 221

elle procure un avantage immédiat et certain C'net une espérance finale Sn (E'w). L'autre décision(en pointillé) aboutit à F'n ; elle procure un avan-tage immédiat C'n et une espérance finale Sw (F'»).Le choix de la décision optimale de la période devientpossible si l'on connaît l'échelle des espérancesoptimales finales* La décision la meilleure est cellepour laquelle la somme de l'avantage immédiatet de l'espérance finale est la plus élevée : par exemple,la décision en traits pleins de notre schéma. *

Espérance optimale

Nous n'avons fait qu'un premier pas vers la solu-tion, puisque nous ne connaissons pas pour l'instantl'échelle des espérances.

Le pas suivant, qui constitue le principe d'optima-lité proprement dit, consiste à établir la relation quipermet de passer de l'échelle des espérances opti-males finales à l'échelle des espérances optimalesinitiales.

Cherchons à évaluer Sn-i (Ew_i). La base de"l'évaluation est le théorème connu du calcul desprobabilités, selon lequel l'espérance mathéma-tique attachée à une situation dans laquelle plu-sieurs éventualités sont possibles est la somme desespérances mathématiques attachées à chacunede ces éventualités.

Le schéma précédent montre qu'à partir de En_iquatre éventualités sont théoriquement possibles(deux aléas combinés avec deux décisions), maisl'application de la stratégie optimale conduit àn'en retenir que deux, celles figurées en traits pleins

222 Le Plan ou l'Anti-hasard

sur le schéma. Dès lors, on peut écrire, en appelantpet q (p -j- q = 1) les probabilités respectives desdeux aléas et 7c un coefficient d'actualisation, tenantcompte de la différence de temps entre le momentoù est estimée l'espérance initiale et le moment oùles avantages sont reçus 1 et les espérances finalesestimées :

Les quantités entre crochets Fésultent d'une optimi-sation ; les probabilités p et q expriment un calculd'espérance mathématique, ou de valeur moyenne ;enfin le coefficient h traduit une actualisation.

De la sorte, symboliquement, on remonte de Sn

à Sn -1 par la triple opération.h JK> Max.

C'est cette triple opération qui constitue l'essentieldu Principe d'Optimalité. Elle permet le calculdes échelles d'espérances optimales, plus précisé-ment des fonctions Sn(En), en remontant de procheen proche le cours du temps.

Achèvement de la solution

II existe des problèmes courts pour lesquels, parconvention ou dans la réalité, la fonction d'espé-rance est connue à l'échéance du problème. Dansces cas, l'application du Principe d'Optimalitéfournit directement la solution.

1. No tue formulation correspond au cas où les avantages sontreçus et comptabilisés en fin de période. S'ils étaient reçus et comp-tabilisés en d-ébut de période, le coefficient k s'appliquerait auxtermes S'» et S"», mais non aux termes C'« et C"».

C'est cette triple opération qui constitue l'essentieldu Principe d'Optimalité. Elle permet le calculdes échelles d'espérances optimales, plus précisé-ment des fonctions SW(EM), en remontant de procheen proche le cours du temps.

Achèvement de la solution

II existe des problèmes courts pour lesquels, parconvention ou dans la réalité, la fonction d'espé-rance est connue à l'échéance du problème. Dansces cas, l'application du Principe d'Optimalitéfournit directement la solution.

1. Notée formulation correspond au cas où les avantages sontreçue et comptabilisés en fin de période. S'ils étaient reçus et comp-tabilisés en début de période, le coefficient k s'appliquerait auxtermes S'» et S"», mais non aux termes C'n et C"w.

Programme et stratégie 223

Mais il existe aussi des problèmes longs, plus exac-tement des problèmes ouverts sur un avenir illi-mité, pour lesquels la fonction d'espérance n'estconnue à aucun moment.

L'idée qui se présente naturellement à l'espritest de partir d'une échelle arbitraire des espéranceset lui appliquer le Principe de l'Optimalité enremontant le cours du temps. On peut alors montrerque, sous des conditions assez générales, ce proces-sus d'estimation est convergent, c'est-à-dire quel'influence du choix arbitraire de l'échelle des espé-rances finales décroît et finit par être négligeableau bout d'un certain nombre de périodes. Ce résul-tat traduit un fait à la fois très connu et très impor-tant : c'est que l'avenir lointain est pratiquementsans influence sur nos décisions présentes. Il est dû,pour une très large part, à l'intervention du coeffi-cient d'actualisation dans le Principe d'Optimalité.Dans certains cas, la convergence du processus d'es-timation est accélérée par le caractère spécifique duproblème. Il en est ainsi pour les réservoirs hydro-électriques, dont la capacité de stockage est limitée,et qui souvent déversent à la fin des hautes eauxou se vident à la fin des étiages, de telle sorte qu'unecoupure s'introduit avec une assez forte probabilitédans le processus d'estimation.

L'analyse précédente repose sur un schéma à deuxbranches. Elle s'étend sans modification à desschémas à n branches, la variable de décision gar-dant un caractère discret. Il est intéressant, enfaisant augmenter n indéfiniment, de considérer

224 Le Plan ou l'Anti-hasard

le cas d'une variable de décision de caractère continu.Le choix d'une décision optimale est un arbitrage

entre le présent et l'avenir. Lorsque, par exemple,on passe d'une décision à une autre dans le sens dela flèche, on diminue l'avantage immédiat et l'onaugmente l'espérance future. Ce qu'il y a d'impor-tant dans ce processus d'arbitrage, c'est que letransfert d'éléments successifs égaux du présent

Fig. 4.

vers le futur engendre en général des diminutionscroissantes de l'avantage immédiat et des augmen-tations décroissantes de l'espérance future. Si doncon part d'une décision telle que 1 correspondantà un grand avantage immédiat et à une faibleespérance future, les premiers transferts vers l'ave-nir font perdre peu dans l'immédiat et gagner beau-coup dans le futur. Le solde des premiers transfertsest ainsi très positif. Mais, peu à peu, la perte immé-diate s'accroît tandis que le gain futur s'amenuise.Il vient un moment où la balance s'annule, la pertemarginale d'utilité équilibrant le gain marginal

Programme et stratégie 225

d'espérance. C'est ainsi qu'on peut énoncer le théo-rème fondamental de l'analyse marginale aléatoire.

« A l'équilibre, l'utilité marginale attachée auflux consommé est égale à l'espérance marginaleattachée au stock conservé. »

II peut arriver toutefois qu'une telle décisionéquilibrée soit impossible à réaliser, parce que leprocessus de transfert décrit plus haut s'arrêtedu fait d'une limitation physique (réservoir plein ouvide, par exemple) avant la réalisation de l'égalitémarginale de l'utilité attachée au flux et de l'espé-rance attachée au stock. On a affaire à une décisionbloquée, qui est la meilleure possible compte tenudes contraintes.

Le Principe d'Optimalité, sous la forme de latriple opération h JG Max, reste applicable, à cesproblèmes de décision continue, le maximum devantêtre entendu le cas échéant comme un optimum lié.

Pour donner un contenu concret aux généralités quiprécèdent, sans faire appel à des connaissances tech-niques particulières, nous envisagerons un jeu trèssimple illustrant le problème des réserves. Le joueurreçoit à l'instant initial un carnet comprenant uncemtain nombre de coupons (m). Il est ensuite pro-cédé, à l'aide d'un dé ou d'une pièce de monnaie, àun certain nombre d'épreuves aléatoires (n), n étantexpressément supérieur à m. Le joueur a le choix demarquer ou de ne pas marquer le résultat de chaqueépreuve (pour fixer les idées, le « point » amené parle dé, ou les nombres 1 ou 2 correspondant conven-tionnellement à pile et à face). Chaque fois que le

226 Le Plan ou l'Anti-hasard

joueur décide de marquer, il doit détacher un cou-pon. L'objet du jeu est de tirer le plus grand total descoupons attachés au carnet.

On observera que ce jeu, qui appartient à la caté-gorie des problèmes fermés, c'est-à-dire limités dansle temps, n'est que partiellement isomorphe au sché-ma exposé au début de cette section. L'aléa n'estpas, en effet, l'apport au stock, mais la valeur at-tachée à la consommation d'une unité : 1 ou 2 selonque l'on tire pile ou face. Le tableau précédentdevient ainsi

ALÉA

DÉCISION

Valeurde la consommation unité

Stock intermédiaire(= stock initial)

Consommation

Stock final

Et le schéma de décision prend la forme

FIG. 5.

Programme et stratégie 227

Appelons AS la différence des espérances à lafin de la période considérée. AS est compris entre0 et 2 parce qu'un coupon en plus rapporte sûre-ment quelque chose et ne peut pas rapporter plusde 2.

Dès lors, la stratégie optimale consiste :— si 0 < AS < i, à utiliser un coupon pour

marquer 1 ou 2 selon le cas ;— si 1 < AS < 2, à utiliser un coupon si l'on

peut marquer 2 (face) et à ne pas en utiliser s'iln'était possible que de marquer 1 (pile).

Dans la première éventualité ci-dessus :(0 < AS < 1), le Principe d'Optimalité permetd'écrire (compte tenu du fait que la valeur moyennede la marque est 1,5). :

Sn-i(En_i) = /c[Sn(E*_i — 1) + 1,5].

Dans la seconde éventualité (1 < AS < 2), larelation précédente devient

La relation de récurrence entre espérances opti-males constituée par les deux formules alternativesci-dessus (selon que AS est inférieur ou supérieur à 1)permet de déterminer toute la chaîne des espé-

.rances optimales si l'on connaît les conditions auxlimites du problème.

En l'espèce, ces conditions aux limites peuventêtre facilement formulées. Traçons, en effet, undiagramme sur lequel l'axe horizontal correspond àun nombre nul de coupons. En chaque point de cetaxe, l'espérance est nulle.

Dans la seconde éventualitérelation précédente devient

228 Le Plan ou l'Anti-hasard

Traçons d'autre part Taxe incliné à 45° correspon-dant aux choix obligés, autrement dit aux situa-tions dans lesquelles il reste au joueur exactementautant de coupons qu'il a de coups à jouer. Dans cessituations, le joueur marque toujours. Dès lors, lelong de cet axe à 45°, l'espérance antécédentes'obtient en multipliant par le facteur d'actualisa-tion l'espérance conséquente accrue de la valeurmoyenne de la marque, soit 1,5. On obtient ainsi,pour un facteur d'actualisation h = 0,8, la chaîneremontante des valeurs suivantes de l'espérance :0, 1,2, 2,16, 2,93, 3,54, 4,03, 4,43, 4,74, 5,00,5,20, etc.

FIG. 6.

Connaissant les valeurs de l'espérance le long desdeux axes précédents, on calcule par une triangu-lation remontante toutes les valeurs de l'espérancepour n'importe quel nombre de coupons disponibleset n'importe quel nombre de coups restant à jouer.

Lorsqu'on remonte très loin en arrière, les espérancestendent vers des valeurs limites S0 (pour zérocoupon), SI (pour un coupon), S2 (pour deux cou-pons), etc. La relation de récurrence appliquée à lalimite fournit (pour k = 0,8) les valeurs suivantes :S0 = 0 ; S1 = 1,33 ; S2 = 2,27 ; S3 = 3,01 ;S4=3,61. . .

Programme et stratégie 229

Là stratégie optimale consiste à toujours marquerlorsqu'on dispose de plus d'un coupon et, lorsqu'ondispose d'un seul coupon, de ne marquer que lors-qu'on amène le point 2. Cette stratégie correspondau fait que seule la différence SI —- SO est supérieureà 1. Toutes les autres différences S2 -— SI, S3 — S2,S4 —• S3, etc., sont inférieures à 1.

Passons maintenant à un problème ouvert danslequel le jeu se poursuit sans limitation de durée.Il faut supposer que la réserve — ici le carnet decoupons — est alimentée de temps à autre pour quele processus puisse être prolongé indéfiniment. Parexemple, le joueur pourrait recevoir un coupon tousles trois coups. Nous admettrons de préférence,pour nous rapprocher des processus d'alimentationaléatoires, et pour que tous les coups soient homo-gènes, que le joueur a une chance sur trois de rece-voir un coupon à chaque coup, cette chance étantmatérialisée par le fait que dans un coup de dé onamènera l'une des faces 5 ou 6. Il y a ainsi un doublealéa : l'apport à la réserve (coup de dé) et la valeurde la consommation unité (pile ou face).

D'autre part, alors que dans les problèmes ferméson aurait pu, à la rigueur, faire abstraction du tauxd'intérêt, il est maintenant nécessaire, pour éviterdes espérances infinies, d'user d'un coefficientd'actualisation k. Nous supposerons comme précé-demment k ==. 0,8.

Il y a, dans le problème ouvert comme dans leproblème fermé, des chaînes d'espérances optimalesqui se déterminent en remontant le cours du temps.

230 Le Plan ou l'Anti-hasard

Mais comme il n'y a pas de condition de fin de jeu,les chaînes d'espérances contiennent un élémentarbitraire.

Nous éliminerons cet arbitraire en considérantparmi toutes les chaînes possibles celles qui sontstationnaires, c'est-à-dire un système de valeurs desespérances optimales (Sn) qui se conserve d'unepériode à l'autre. Nous montrerons d'ailleurs queles espérances déduites du principe d'optimalitétendent en général, lorsque le processus de récur-rence se poursuit indéfiniment, vers des valeurslimites qui ne sont autres que les (Sn).

Pour obtenir rapidement les (Sw), nous partironsde deux remarques simples. La première est que, sile nombre de coupons n devient très grand, la stra-tégie optimale consiste à marquer à tous les coups lepoint obtenu, quel qu'il soit. L'espérance optimalecorrespondante est, à la limite, égale à 6.

La stratégie précédente reste optimale tant quel'on a Sn — Sn_i < 1. Or, dans le domaine d'appli-cation de cette stratégie, on a :

Sn = 0,8 x J(S» + 1,5) + 0,8 f (S».i +. 1,5).

La condition de validité de la stratégie s'écrit alors :

O

Une seconde remarque consiste à calculer trèssimplement une limite inférieure de S0. En effet, unestratégie possible lorsqu'on part d'une situation où

La condition de validité de la stratégie s'écrit alors :

Une seconde remarque consiste à calculer trèssimplement une limite inférieure de SO. En effet, unestratégie pom'fr/e, lorsqu'on part d'une situation où

Programme et stratégie 231

l'on ne dispose d'aucun coupon, consiste à marquertoutes les fois qu'on le peut, c'est-à-dire toutes lesfois qu'on reçoit un coupon, c'est-à-dire une fois surtrois. La limite inférieure de SO est ainsi égale à 2.

Compte tenu de ces remarques, il existe,seulementdeux stratégies alternatives susceptibles d'êtreoptimales :

— Tout marquer, quel que soit le nombre descoupons dont on dispose (car si l'on marqué 1 avecun seul coupon, on marque a fortiori 1 avec2, 3, 4... coupons).

— Marquer 2, et non 1, lorsqu'on dispose d'unseul coupon, ce qui signifie que SI > 90 +• î > 3.(On ne peut pas marquer 2 et non 1 lorsqu'on disposede deux coupons car on aurait

S2 > SI + 1 > SO + 2 ^ 4 > 3,33,

et l'on seraitf en contradiction avec la premièreremarque.)

Un calcul simple fournit pour les deux stratégiesalternatives les résultats suivants :

SO = 2SI = 3,14S2 = 3,79S3 = 4,16

SO = 2,07SI = 3,19S2 = 3,82S3 = 4,18

II résulte de la comparaison que c'est la secondestratégie qui est optimale.

232 Le Plan ou l'Anti-hasard

La méthode de détermination directe des espé-rances optimales stationnaires, telle que nous venonsde l'utiliser, ne peut être appliquée que dans des cassimples où le nombre de stratégies à comparer estlimité.

Dans des cas plus complexes, la seule méthodepraticable consiste à partir d'un système arbitraired'espérances et à remonter le cours du temps paritérations successives jusqu'à convergence vers unsystème de valeurs limites.

Partons, par exemple, des valeurs suivantes desespérances

S 0 = , 2 ; S 1 = 3,33 ;S2 = 4,5.

Les espérances antécédentes S3' sont fournies par lesrelations

15S0*= 10S0 + 2 SI + 4;15 SI* = 4 SO H- 6 SI + 2 S2 + 12;15 S2* = 4 SI + g S2 + 14.

On peut ainsi calculer de proche en proche Sx,SxxX, Sxxxx

f etc. Entre x et xœ la stratégie change, carS2* — SI* < 1. On a dès lors à partir de xx :

15 SO** = 10: SO» + 2 SI* + 4 ;15 SI** .= 4 :S0* + 8 SI* -h 14 ;15 S2** = 4 SI* + 8 S2 + 14.

Ensuite la stratégie ne change plus et la conver-gence est très rapide.

Ensuite la stratégie ne change plus et la conver-gence est très rapide.

Programme et stratégie 233

Comme il a été indiqué plus haut, la découverte duprincipe d'optimalité en même temps que sa pre-mière mise en œuvre ont découlé d'études sur l'ex-ploitation des réservoirs hydroélectriques. Le pro-blème posé par cette exploitation est classiquementun problème de réserves, tel qu'il a été exposé audébut de la section précédente, de sorte qu'il y a peude chose à ajouter aux considérations déjà déve-loppées.

Cependant le problème des réservoirs est fortementmarqué par la capacité limitée de la réserve et, parvoie de conséquence, par le rôle important desrégimes bloqués (réservoir plein ou réservoir vide),à côté des régimes équilibrés caractérisés par l'éga-lité marginale de l'utilité attachée au flux et de l'es-pérance attachée au stock. Ces régimes bloquésintroduisent une coupure entre le passé et l'avenir,entre l'exploitation antérieure et l'exploitationfuture du réservoir et tendent ainsi à rapprocher leproblème long d'un problème court x.

Il faut ajouter que la première version de la solu-tion faisait abstraction du taux d'intérêt, ce quiétait relativement justifié par le raccourcissement

1. Il existe une autre sorte dé régimes bloqués (par la limitationde la capacité des turbines) mais, n'introduisant pas la mêmecoupure, ils jouent dans la solution un rôle moins important.

264 Le Plan ou l' Anti-hasard

du problème dû à la circonstance précédente. Cepen-dant, dans cette formulation, les espérances totalessont infinies. Aussi le principe d'optimalité avait-ilpris initialement la forme d'une relation de récur-rence entre espérances marginales. Grâce à la cou-pure (non pas certaine mais probable) intervenantà la fin des périodes d'étiage et de hautes eaux, leprocessus de récurrence est rapidement convergent.

L'absence d'intérêt permet de simplifier l'appré-ciation de l'utilité de l'énergie déstockée. En effet,pour chaque usage spécifique de cette énergie, unseul prix intervient au moment du déstockage, maisà ce prix unique correspond, si le phénomène del'intérêt intervient, une pluralité de prix actua-lisés, selon l'époque plus ou moins lointaine du dé-stockage. Au contraire, en l'absence d'intérêt,chaque usage spécifique est caractérisé par un seulprix. Par exemple, l'exploitant d'un ensemble demoyens de production hydrauliques et thermiquesinterconnectés peut employer l'énergie déstockéesoit à éviter des pénalités de défaillance pour descontrats fermes, soit à réduire la marche de la cen-trale thermique la plus dispendieuse à ce moment-là,soit à vendre de l'énergie d'excédent à bas prix (àla limite, à déverser).

S'il n'y a que deux usages spécifiques (par exemple,en l'absence de moyens thermiques et de vente d'ex-cédents, défaillance et déversements), la stratégieoptimale consiste à faire absorber autant que possiblepar le stock l'écart entre les apports naturels X auréservoir, et la consommation contractuelle d'éner-gie Y, de manière à réduire au maximum les défail-lances et les déversements. Le stock est un compen-

Programme et stratégie 235

sateur d'écarts. C'est toutefois un compensateurimparfait à cause de sa capacité limitée. Le jeu de laréserve correspond ainsi à un schéma de diffusionsur un segment. Le point figuratif se déplace auhasard sur ce segment, chaque déplacement élémen-taire étant X — Y. Tant que le jeu du hasard main-tient le point figuratif à l'intérieur du segment, lesdéplacements sont libres. Lorsqu'il l'en ferait sortir,le déplacement est limité à l'extrémité atteinte. C'estl'existence de ces limites qui distingue le problèmeactuel d'un problème ordinaire de diffusion etconduit à une répartition limite stable ou loi de pro-babilité ergodique.

On peut observer que ce problème restreint deréservoirs est isomorphe au problème de la produc-tion, de la consommation et de l'importation char-bonnières, la production étant homologue auxapports naturels X, la consommation étant de nou-veau désignée par Y, la défaillance à l'importation— supposée plus coûteuse que la production — et ledéversement au chômage dans les mines (perte d'uneressource).

Le cas de trois usages spécifiques (par exemple,déversement, substitution à une classe uniformede centrales thermiques et défaillance) conduit à unestratégie optimale un peu plus nuancée.

Appelons plt p2, p3 les trois prix correspondantset al5 0C2, oc3 les probabilités d'obtenir l'un deces trois prix pour le dernier kilowattheure gardéen stock. L'espérance marginale attachée au stocka pour expression :

236 Le Plan ou l'Anti-hasard

II existe une courbe d'exploitation (A) du réser-

voir telle que

ou, compte tenu de ce que la somme des probabilitésest égale à l'unité :

«3 Pi —PiCette dernière relation a permis à Georges Morlatde définir numériquement la courbe (A). Cettecourbe-, dite courba d''alerte, qui a un creux immédiate-ment avant les hautes eaux et un sommet immédia-tement avant les étiages, jouit des propriétés sui-vantes.

Lorsque le niveau du réservoir est au-dessous de(A), on a s> > p2 et, par suite, le kilowattheure margi-nal en stock vaut plus que la dépense de productionthermique qu'économiserait son déstockage. Il doitdonc être réservé au comblement de défaillanceséventuelles.

Lorsque le niveau du réservoir est au-dessus de (A)on a s < p2 et, par suite, le kilowattheure marginalen stock vaut moins que la dépense de productionthermique qu'économiserait son déstockage. Il doitdonc être utilisé en substitution thermique.

La stratégie optimale consiste ainsi :—~ au-dessous de la courbe d'alerte, à donner aux

centrales thermiques la priorité sur l'usine-réservoir ;—- au-dessus de la courbe d'alerte, à donner la

priorité à l'usme-réservoir sur les centrales ther-miques.

ou, compte tenu de ce que la somme des probabilitésest égale à l'unité :

Programme et stratégie 237

On retrouve bien le caractère spécifique d'unestratégie : c'est qu'on se donne une règle —• iciun ordre de priorité — et non un résultat — carles productions respectives d'énergie hydraulique etd'énergie thermique dépendent à chaque époquede l'apport aléatoire au réservoir.

100%

80

60

40

20

Taux àe remplissage

Oct. Nov. Dec. Jau. Fév. Mars Av. Mai Jn. Juil. Août Sept,

FIG. 7. — Courbes d'alerte par régions.

VI

Passons maintenant à l'application du Principed'Optimalité aux problèmes de croissance.

Roy Radner a élaboré dans ce domaine un modèlesimple, basé sur rhypothèse que la satisfactionprocurée par une consommation est une fonctionlogarithmique de cette consommation (satisfactionramenée en valeur actuelle par le jeu d'un coefficientd'escompte psychologique s'il s'agit d'une consom-mation future). Cette hypothèse, qui traduit quanti-

238 Le Plan ou l'Anti-hasard

tâtivement le phénomène qualitatif de l'utilitédécroissante, évoque la loi de Fechner, selon laquelle lasensation est proportionnelle au logarithme de l'exci-tation. Elle a en outre le sérieux avantage de per-mettre un développement complet des calculs. Aussila retiendrons-nous à titre illustratif.

L'autre caractéristique fondamentale du modèleest l'existence d'un bien unique, partagé à chaqueépoque entre la consommation et l'input d'un proces-sus de production a rendement constant, le proces-sus mettant en jeu des stocks enchaînés de périodeen période. Ces hypothèses sont différentes de cellesqui sont à la base des fonctions de productionhabituelles, qui définissent des flux de productiondépendant du capital et du travail, et où des rende-ments décroissants apparaissent lorsque l'un desdeux facteurs de production augmente seul. Ainsile modèle est-il propre à traduire l'influence duprogrès technique et celle du partage entre la consom-mation et l'investissement, mais non les problèmesde conjugaison du capital et du travail.

Radner introduit la dynamic programming valua-tion function, qui est la satisfaction maximale réali-sable à partir d'un stock initial z et qui est par suitel'équivalent, dans le cadre de la prévision parfaiteadopté par l'auteur, de l'espérance optimale S (z) â,uPrincipe d'Optimalité.

Dans ce modèle sans aléa, la relation de récur-rence entre espérances optimales prend la forme

= Max { loge + S Sw '[(£(* — c)] }

étant admis avec Radner que la satisfaction estcomptabilisée au début de la période et n'a donc pas

B étant une fonction de (3 et S dont l'expressionexacte ne nous est pas utile dans cette étude som-maire.

On remarquera que, dans la stratégie optimale,

le taux d'investissement - est égal au coefficientz &

d'escompte psychologique S.Toutefois ce taux d'investissement est le rapport

de deux stocks (capital investi sur capital total) et nonle rapport de deux flux (investissement neuf surproduction) qui est considéré habituellement.

1. Elle ne démontre pas la convergence.

Programme et stratégie 239

à être affectée du coefficient d'escompte psycholo-gique o\

La méthode la plus simple, bien que non entière-ment rigoureuse pour résoudre le problème *, consisteà se placer en régime stationnaire avec une fonctiond'espérance unique S(z), à poser :

et à identifier les deux membres de la formule derécurrence ainsi particularisée.

L'opération Max donne et Tiden-

tification des termes en log z donne A = ;

d'où:

240 Le Plan ou l'Anti-hasard

Ces formules permettent d'écrire :

Elles décrivent un processus de croissance en pro-gression géométrique, le taux d'expansion de l'éco-nomie étant p& — 1.

On montre par ailleurs, en calculant le profit d'uneopération d'input-output, soit

ï+r ' 1 + rque le taux d'intérêt ne peut être ni supérieur, ni infé-rieur à p — 1, car le profit serait négatif dans lepremier cas et, dans le second, rendu aussi grand qu'onle voudrait par un choix convenable de x.

Le taux d'escompte psychologique étant norma-lement inférieur à l'unité, il résulte de ce qui précèdeque le taux d'intérêt est supérieur au taux d'expan-sion. Cette circonstance se produit d'ailleurs dansdes processus beaucoup plus généraux,

La méthode de Radner est plus rigoureuse quenotre calcul abrégé. Elle consiste à identifier l'es-pérance optimale à log z dans un problème courtréduit à une seule période pendant laquelle z estentièrement consommé, puis à passer à 2, 3... Tpériodes, et enfin à faire augmenter T indéfiniment.On retrouve ainsi l'expression précédente de l'es-pérance optimale en régime stationnaire.

Edmond Malinvaud utilise une autre approchequi aboutit aux mêmes résultats, en projetant aupassage une lumière intéressante sur les processusde croissance. Il met l'accent sur l'horizon du pro-

Programme et stratégie 241

gramme de développement : « Lorsqu'on établitla première esquisse agrégée d'un programme dedéveloppement, écrit-il, on est naturellement amenéà définir d'abord 1' « horizon du plan », c'est-à-direà délimiter la période sur laquelle on va procéderà une analyse globale des facteurs de la croissanceéconomique. Sans doute ne néglige-t-on pas déli-bérément les besoins du pays au-delà de l'horizonretenu, mais on en tient compte seulement d'unemanière assez arbitraire, en se fixant a priori lesvaleurs de certaines grandeurs à la date terminale.En particulier, on choisit un certain volume d'équi-pement qui devra être en place à cette date afin depermettre la croissance ultérieure ; mais on le faità l'aveuglette sans avoir procédé à l'étude comparéede divers volumes d'équipement.

« L'horizon est, suivant les cas, plus ou moinséloigné. Dans la pratique, on semble retenir desdurées qui varient entre cinq et vingt ans. En faveurd'un horizon proche, on fait valoir les grandes incer-titudes qui affectent toute étude à long terme. Enfaveur d'un horizon lointain, on insiste sur la longuedurée de vie de certains des équipements à cons-truire et sur le fait que leur rentabilité dépend desprévisions portant sur un futur assez distant. »

Malinvaud maximise l'espérance optimale pourun capital terminal Kt donné. Il obtient ainsi descroissances pseudo-optimales, réservant le nomde croissance optimale à celle des croissances pseudo-optimales qui peut être poursuivie indéfinimentgrâce à une valeur convenable de Kt.' Il retrouve parce biais la croissance optimale illimitée de Radner.

Alternativement, il envisage de se donner, au lieu

242 Le Plan ou l'Anti-hasard

de Kt, la fonction d'utilité du capital terminal,son approche coïncidant alors, sous la seule réservede l'élimination de l'aléa, avec celle du Principed'Optimalité.

De sa recherche, Malinvaud tire une conséquencepratique intéressante : en considérant un modèlenon irréaliste, il montre qu'une erreur de 30 % sur Kau bout de vingt ans a la même importance qu'uneerreur de 2 % sur K au bout de cinq ans. Or, il paraîtplus facile de déterminer K20 à 30 % près que Ks

à 2 % près. Il y a là une justification des réflexionsportant sur un horizon éloigné.

Pour achever cette étude des modèles de crois-sance, il est intéressant d'y introduire l'aléa.

Nous supposons à cet effet que le coefficient (3,c'est-à-dire le rapport de l'output à l'input, est aléa-toire, soit parce que l'appréciation préalable durendement d'une fabrication n'est jamais parfai-tement exacte, soit parce que des aléas, climatiquesou autres, peuvent provoquer quelques écarts.

Il est intéressant de noter, car l'observation a uncaractère général, que, selon l'ordre de successionde l'aléa et de la décision au cours d'une période,l'opération fondamentale du Principe d'Optimalitépeut être JL Max ou Max JL, comme le montre letableau ci-après.

La relation de récurrence entre les espérancesoptimales attachées au stock repose sur l'opéra-tion Max JL. Le calcul effectué plus haut dans lecadre de la prévision parfaite reste valable à condi-tion de remplacer la quantité déterminée à maxi-miser par la valeur probable de la quantité aléa-

Programme et stratégie 243

toire correspondante. Comme cette dernière est unefonction linéaire de log (3, ii suffit d'y remplacer log (3par sa valeur probable. On peut d'ailleurs remarquerque, dans l'expression de S(z), le coefficient A de log zest indépendant de (3 : son expression n'est doncpas modifiée. Seul est changé le terme constant B.

JL Max Max Ji

Un changement plus profond intervient si Tonpasse de l'unicité à la dualité de là décision. Suppo-sons que le « décideur » se dédouble en un investis-seur et un consommateur. Supposons en outre quel'investisseur soit plus sensible à l'avenir et le consom^mateur au présent, c'est-à-dire que le S du premiersoit supérieur au $ du second. On a alors :

Input initial xX

Transformation

Stockintermédiaire

Stockintermédiaire

Consommation

Input final

Stock initial z

Consommation

Input

Input

XTransformation

Stock final

244 Le Plan ou l' Anti-hasard

ce qui signifie que le besoin est supérieur à là res-source, ou encore que l'épargne S z est inférieureà l'investissement 8 z. S'il n'y a pas harmonisationentre l'investisseur et le consommateur, le déséqui-libre ne se résorbe que par la hausse du prix de laressource, c'est-à-dire par l'inflation. L'harmoni-sation par le rationnement du consommateur n'estpas admissible dans les sociétés avancées comme lanôtre. Tout aussi inadmissible est la résignation del'investisseur à n'utiliser que la fraction non consom-mée de la ressource. On est ainsi conduit à ces formesde dialogue qui s?appellent le plan et la politiquedes revenus;

A paraître dans la revue Science.

C H A P I T R E V I I

196S1

Une de nos tâches les plus importantes, enest de développer notre économie dans la vérité.Vérité au singulier, mais en filigrane au pluriel.Car, s'il y a une vérité des faits, il.y a aussi une véritédes idées.

Nos problèmes n'ont pas surgi d'une manièresoudaine. Ils préexistaient, car ils tiennent à l'es-sence même du développement économique. Dansnotre édifice industriel, des pans de mur anciensse dégradent, et des pans de mur nouveaux s'édi-fient. La création l'emporte sur la destruction, maiscette transformation dynamique n'est pas sansentraîner des difficultés qui ont été longtempsmasquées par un courant de prospérité économiqueet de dégradation monétaire. Depuis peu, des faits. importants agissent comme des révélateurs.

Le premier révélateur, c'est le Marché commun,

1. Cet exposé, dans sa forme primitive, a été prononcé le7 février 1964 et a paru dans Entreprise au mois de mars suivant.Cependant, les considérations développées pour 1964 valent pour1965, et il a suffi de retouches mineures pour les mettre à jour.

246 Le Plan ou l'Anti-hasard

la libération des échanges et l'intensification de laconcurrence extérieure, qui font disparaître lesrentes de situation. Les qualités propres d'uneactivité ou d'une entreprise, mais aussi leurs pointsfaibles, apparaissent en pleine lumière.

Le second révélateur, c'est la stabilité monétairesans laquelle le combat de la compétitivité seraitperdu, mais qui nous oblige plus qu'autrefois à larigueur du calcul et à la pertinence de l'action.

La concurrence extérieure a été pour nos struc-tures un puissant agent de transformation. Elleavait soulevé des craintes chez certains industrielscomme chez certains politiques. L'un de ces derniers,qui était en même temps un économiste averti,avait pris à ce sujet une position qui était à la foisun conseil et un avertissement. Mettons de l'ordredans la maison, et nous ouvrirons ensuite les fenêtres,tel avait été schématiquement son propos. Nousn'avons pas suivi le conseil, mais en dépit del'apparence, nous n'avons pas pris non plus la voieexactement inverse. Si la politique de libérationdes échanges a réussi, c'est qu'elle a été résolue dansson principe et progressive dans son application.Au défi de l'événement à venir, nos entreprises ontpu répondre par l'anticipation et l'adaptation.Cette riposte avait d'ailleurs été préparée parl'effort conscient de modernisation accompli depuisla guerre dans le cadre des plans successifs. Il y aeu ainsi une dialectique de la contrainte et de laraison.

Le moment est néanmoins venu, dans l'étapeplus sévère qui commence, de nous souvenir del'avertissement. N'attendons pas la contrainte

1965 247

des mécanismes extérieurs et faisons à tempsl'effort de raison indispensable. Le problème de véritéde notre économie, c'est celui de nos structuresindustrielles, de leur concentration, de leur moder-nisation, de leur aptitude à faire face à la concur-rence internationale.

Si l'on remonte des faits aux idées et aux doctrines,on constate qu'aujourd'hui deux courants coexis-tent dans notre pensée économique : l'un d'euxest la conscience du développement qui s'exprimepar le plan, l'autre le renouveau très brillant de ceque j'appellerai, faute de mieux, les mécanismeslibéraux. Chacun d'eux a ses intégristes, parmilesquels je ne me rangerai pas. 1965 sera une annéede vérité pour les intégristes d'une certaine plani-fication, qui devront reconnaître qu'il n'est paspossible de prédéterminer d'une manière rigidel'évolution économique. Ce sera une année de véritépour les partisans d'une expansion à tout prix, quidevront compter avec la qualité du développementet avec les exigences de la stabilité. Ce sera aussiune année de vérité pour les intégristes des méca-nismes libéraux, car il apparaîtra, je pense, que lastabilité monétaire ne pourvoit pas à tout, et queseule une politique active peut la concilier avec leplein emploi et la satisfaction de nos objectifs indivi-duels, collectifs et nationaux. On ne doit pas oublierque les pays dont le libéralisme est le plus pur, etqui sont dotés du marché monétaire le plus actif,ont eu à certaines époques, et parfois récemmentencore, des soucis monétaires. On ne doit pas oubliernon plus qu'ils ont connu, à certains moments,

248 Le Plan ou l'Anti-hasard

une expansion ralentie et un chômage préoccupant.En vérité, dans une économie moderne, il y a place

à la fois pour le marché et pour le plan, à la conditiond'élargir ce dernier en une stratégie combinée dudéveloppement, capable de faire face, dans un mondeincertain, à des changements rapides et multiples.

Cet élargissement n'est pas une révolution; onen trouve beaucoup de signes annonciateurs dansle IVe Plan et dans ses comptes rendus d'exécution.Il est confirmé, développe et précisé dans le Rapportsur les options principales du Ve Plan. Il n'est pasnon plus une tactique à l'usage international, des-tinée à faciliter un accord ambigu, ramenant le planaux dimensions d'une étude de marché de carac-tère purement prévisionnel. Il répond à la naturedes choses. S'exécutant dans un monde aléatoire,il est inévitable que le plan se heurte parfois auxfaits. S'il prétend les ignorer, il décolle du réel. S'ils'y soumet passivement, il n'est plus un plan. L'issueà ce dilemme est une stratégie de réaction à l'évé-nement, « acceptant les faits mais non les fatalités »et mettant en œuvre plusieurs types d'actions.

Le premier est l'action structurelle, c'est-à-direla transformation de nos structures ; elle est commen-cée et se poursuit sous nos yeux, mais il est indis-pensable de l'accélérer. Certains pensent que cetteaction pourrait suppléer à tout. Il n'y aurait alorsbesoin ni d'action conjoncturelle ni de politiquedes revenus. La réponse tient dans une image trèssimple : on peut améliorer l'infrastructure des routes,mais si les conducteurs circulent au-delà de la vitessecompatible avec l'état de leur véhicule et de lachaussée, il y aura toujours des accidents.

1965 249

Le second instrument est Faction conjoncturelleparant aux incidents de parcours à l'aide des ins-truments de la politique économique globale (budget,crédit, fiscalité). Mais comme la relation entre lesmesures adoptées et leurs conséquences attenduesest imparfaitement connue, on risque, pour prendredes mesures sûrement efficaces, d'encourir un jourdes conséquences excessives que l'on devra corrigerà leur tour.

Un dernier type d'action est constitué par lapolitique des revenus que plusieurs pays avancés,notamment la Grande-Bretagne et la France, cher-chent empiriquement et progressivement à définir.Une telle politique, qui a déjà inspiré l'impôt sur lerevenu et la sécurité sociale, tend à corriger, par desmesures diverses, les inégalités excessives résultantde la croissance spontanée de l'économie, tout enfaisant appel à une discipline consentie pour limiterla distribution globale des revenus au niveau de ladisponibilité globale des ressources. Elle repose surdes normes indicatives par grande catégorie, cesnormes étant assez flexibles pour se plier aux nuancesdu réel, tout en restant suffisamment nettes pourorienter utilement les comportements particuliers.Si cette tentative est couronnée de succès, il serapossible d'assurer le plein emploi de nos ressources,sans compromettre la stabilité des prix et de réduireainsi la fréquence et l'amplitude des correctionsconjoncturelles. Une expansion plus rapide et plusrégulière succédera au « stop-go» de la stabilisationet de la relance.

Si nous adoptons une stratégie combinant conve-nablement ces divers types d'actions, les agents

250 Le Plan ou l'Anti-hasard

économiques y gagneront d'être informés à l'avancede la règle du jeu suivie par le Gouvernement. Lacollectivité y gagnera de ne sacrifier aucune de seschances de développement, tout en ayant créé desgarde-fous contre les risques d'inflation et de sous-emploi. Enfin, le Gouvernement lui-même y gagnerade pouvoir mettre plus facilement en œuvre desmesures correctrices, dès l'instant que leur usage,proportionné à la gravité des distorsions, aura étéprévu dans le plan. On peut même espérer que lefait d'avoir défini à l'avance certains seuils critiquespourra modifier peu à peu les comportements, favo-riser une conception plus large de la responsabilitéde chacun et, par conséquent, dispenser jusqu'à uncertain point de recourir à des mesures correctrices.

J'ajouterai un dernier mot. Le choix d'une poli-tique économique, comme d'une politique tout court,repose sur une idée de l'homme. Dans le débatouvert aujourd'hui, l'idée de confiance et l'idée deméfiance s'affrontent. Les hommes ne sont passuffisamment raisonnables pour qu'on puisse, parexemple, supprimer le Code de la route et s'enremettre à la sagesse des conducteurs. De mêmeest-il bon, dans l'ordre économique, de disposerde mécanismes qui régissent le quotidien, nouslaissent l'esprit libre pour les grandes questionset nous défendent au besoin contre nos propresfaiblesses. La confiance en l'homme est cependantun idéal irremplaçable en même temps qu'un fac-teur essentiel de notre avenir. La politique écono-mique ne doit donc pas enserrer l'homme dans desmécanismes tels qu'ils fermeraient la voie à plusde confiance, méritée par plus de raison.

Table des matières

AVANT-PROPOS 7

I. l'aventure calculée. 9

il. Technique, économie, éthique. 78

ni. L'expansion, chance de notre temps. 91

iv. L'aménagement du territoire. 105

v. Les principes de la planification française. 144

vi. Programme et stratégie. 188

vu. 1965. 245

PARUS DANS LA MÊME COLLECTION

1. Albert Camus2. Jean-Paul Sartre3. Sigmund Freud

4. Werner Heisenberg

5. Jean Rostand6. Isaiah Berlin7. Roderic Dunkerley8. Alain9. Paul Valéry

10. Simone WeU11. Arnold J. Toynbeô12. Max Brod13. Alain14. Emmanuel Mouniep15. Lincoln Barnett16. Jean Wahl

17. Bertrand Russell18. Pierre Mendès France19. Raymond Aron

20. Jean Fourastié21. Simone de Beauvoir

22. Ananda K. Cooma-raswamy

23. André Breton24. Roger Caillois25. Sœren Kierkegaard26. Pierre Naville

Le Mythe de Sisyphe*Réflexions sur la question juive.Trois essais sur la théorie de la

sexualité.La Nature dans la physique

contemporaine.L'Homme.Karl Marx.Le Christ.Propos sur le bonheur.Regards sur le monde actuel.L'Enracinement.Guerre et Cwilisatvon.Franz Kafka.Eléments de philosophie.Introduction aux existentialismes.Einstein et l'univers.Tableau de la philosophie fran-

çaise.Ma conception du monde.La République moderne.Dix-huit leçons sur la société

industrielle.Le grand espoir du XXe siècle.Pour une morale de l'ambiguïté,

suivi de Pyrrhus et Cinéas.

Hindouisme et bouddhisme.Manifeste du surréalisme.L'homme et le sacré.Traité du désespoir.La psychologie du comportement.

27. Nicolas Berdiaev

28. Hegel

29. Paul Claudel30. J. R. Oppenheimer31. Jean-Paul Sartre32. Mircea Eliade33. Jean Vilar34. Maurice Nadeau

35. Herbert Marcuse36. Albert Camus37. Alain38. Henry Corbin

39. Gordon Childe40. Etiemble41. Karl Marx42. Nathalie Sarraute43. Albert Soboul44. Maurice Duverger45. Alain Robbe-Grillet46. Albert Soboul47. Raymond Aron48. André Gide49. Marc Paillet50. Nietzsche51. Georges Friedmann52. Simone Weil53. Etiemble54. Paul Valéry

55. A. de Tocqueville56. Léon Trotsky57. Georges Magnane58. Jean-Paul Sartre59. Jean Ziégler60. Wolfgang Kôhler61. Michel Butor62. Spinoza63. C. Northcote Parkinson

Les sources et le sens du commit'nisme russe.

Principes de la philosophie dudroit.

Réflexions sur la poésie.La science et le bon sens.Baudelaire.Aspects du mythe.De la tradition théâtrale.Le roman français depuis la

guerre.Le marxisme soviétique.Vhomme révolté.Système des beaux-arts.Histoire de la philosophie isla-

mique. "De. la préhistoire à l'histoire.Parlez-vous franglais ?Œuvres choisies, tome I.L'ère du soupçon.La Révolution française, tome I.Introduction à la politique.Pour un nouveau roman.La Révolution française, tome ILLa lutte de classes.Dostoïevski.Gauche, année zéro.Le gai savoir.Le travail en miettes.La condition ouvrière.Connaissons-nous la Chine?Introduction à la méthode de

Léonard de Vinci.L'ancien régime et la révolution.La révolution permanente.Sociologie du sport.Qu'est-ce que la littérature ?Sociologie de la nouvelle Afrique.Psychologie de la forme.Essais sur les modernes.L'Ethique.L'évolution de la pensée poli-

tique, tome I.

64. Jean Rostand Esquisse d'une histoire de labiologie.

65. Robert Joly Hippocrate.66. Georges Duveau 1848.67. Aurel David La cybernétique et l'humain.68. Miguel de Unamuno Le sentiment tragique de la pie.69. C. Northcote Parkinson L'évolution de la pensée poli-

tique, tome. II.70. Raymond Queneau Bâtons, chiffres et lettres.71. Carlo M. Cipolla Histoire économique de la popu-

lation mondiale.72. Maurice Bertrand Pour une doctrine militaire fran-

çaise.73. Gaston Bachelard La psychanalyse du feu.74. Georges Friedmann Fin du peuple juif?75. Maurice Merleau-Ponty Eloge de la philosophie.76. Mircea Eliade Le sacré et le profane.77. Arthur March La physique moderne et ses

théories.78. Pierre Massé Le plan ou l'anti-hasard,79. Gaston Defferre Un nouvel horizon.80. Jean Lecerf Histoire de l'unité européenne.81. Marcel Proust Contre Sainte-Beuve.82. Alain Spinoza.83. Alban G. Widgery Les grandes doctrines de l'histoire,84. Sœren Kierkegaard Le journal du séducteur.85. François Châtelet Platon.86. André Cœuroy Wagner et l'esprit romantique.87. F. J. J. Buytendijk L'homme et l'animal.

ACHEVÉ D'IMPRIMER LE

22 OCTOBRE 1965 SUR LES

PRESSES DE L'IMPRIMERIE

BUSSIÈRE, SAINT-AMAND (CHER)

N° d'édition : 11235. — N° d'impression 5146.Dépôt légal :2e trimestre 1965

Imprimé en France