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Actes du colloque Cinémathèque de Corse - Casa di Lume Porto-Vecchio De la photographie au cinéma, quelles passerelles ? 13-14 mai 2004 Centre Régional de Documentation Pédagogique de Corse CENTRE MÉDITERRANÉEN DE LA PHOTOGRAPHIE

Colloque3 Photographie Et Cinéma Corsica

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Colloque Photo & Cine. Corsica

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  • Actes du colloqueCinmathque de Corse - Casa di Lume

    Porto-Vecchio

    De la photographie au cinma,quelles passerelles ?

    13-14 mai 2004

    Cent re Rg iona l de Documentat ion Pdagog ique de Cor se

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  • Exposition

    Une exposition de travaux dlves a t prsente loccasion du colloque :

    Image(s) - Mmoire, action mene par Jean-Andr Bertozzi, responsable pdagogique au Centre mditerranen de la photographie, au collge Jean-Orabona, Calvi (Haute-Corse) en 2003-2004*.* Projet soutenu par le rectorat dans le cadre du programme des classes PAC.

    Lensemble des actions scolaires est soutenu par la Collectivit territoriale de Corse, le rectorat de Corse.Le Centre mditerranen de la photographie est conventionn avec la Collectivit territoriale de Corse.

    Projection

    Le travail de Joan Fontcuberta Mazzeri ralis dans le cadre de la commande rgionale 2002 a galement t montr sous forme de projection loccasion du colloque :

    Cette projection prsentait les 30 photographies composant la commande, montes en boucle, accompagne du livre dartiste. Ce dernier tait propos la vente la cinmathque de Corse.

    Le Centre mditerranen de la photographie et le Centre rgional de docu-mentation pdagogique de Corse remercient tous les intervenants pour la qualit de leur intervention et leur disponibilit, ainsi que les participants pour leur prsence.

    2004 Centre rgional de documentation pdagogique de Corse8, cours Gnral-Leclerc 20000 Ajaccio les auteurs pour leur texte respectif Antoine Giacomoni, photographie page de couvertureTous droits rservs pour tous paysISBN : 2-86620-176-0ISSN : en cours

    Actes du colloqueCinmathque de Corse - Casa di Lume

    Porto-Vecchio

    De la photographie au cinma,quelles passerelles ?

    Organis par le ple national de ressources Photographie de Corse, en partenariat avec le dpartement Art et Culture, SCEREN / CNDP, reprsent par Francis Jolly, conseiller Arts visuels.La programmation artistique du colloque a t assure par le Centre mditerranen de la photographie en partenariat avec le CRDP de Corse.

    13-14 MAI 2004

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    Le ple national de ressources Photographie de Corse

    Chaque anne, le ple organise un colloque/sminaire de for-mation destin aux personnes-ressources de lducation nationale susceptibles de rpercuter par la suite les objectifs pdagogiques de formation. Sont ainsi particulirement convis ce type de rencontres les formateurs en IUFM, conseillers pdagogiques, DAAC, chargs de mission mais aussi les enseignants des premier et second degrs, du suprieur, tudiants, etc. Ces rencontres accueillent galement les op-rateurs culturels tels que les responsables de services culturels, les con-seillers DRAC, etc., les artistes (photographes, cinastes, plasticiens) ou le milieu associatif, crant ainsi une dynamique dchanges entre les offres culturelle et ducative.

    Outre lorganisation annuelle de colloques et stages destins la constitution dun rseau de personnes-ressources, le ple met en place de faon rgulire des actions en milieu scolaire, ralise des projets ditoriaux orients vers le milieu scolaire et lis aux problmatiques dveloppes par le Centre mditerranen de la photographie, ce der-nier offrant la possibilit de dcouvrir les diffrentes formes de lart photographique travers les commandes publiques sur la Corse et les uvres portant sur lensemble du Bassin mditerranen, les inscrivant ainsi dans une rflexion sur la photographie contemporaine.

    Le ple national de ressources Photographie de Corse rsulte de ce fait dun partenariat encore rcent entre le Centre rgional de documentation pdagogique de Corse, le Centre mditerranen de la photographie et le rectorat de lacadmie de Corse (dlgation acad-mique lAction culturelle, inspection pdagogique rgionale dArts plastiques, inspections acadmiques de Corse-du-Sud et de Haute-Corse). Chaque entit dveloppe au sein de lespace PNR ses missions spcifiques, mettant profit ses comptences propres au service dun objectif commun : encourager lducation limage et par limage photographique, par des actions danimation et de formation, en favorisant le dveloppement dinitiatives originales et pertinentes au sein de lducation nationale, ou dans le milieu associatif, en exploitant les ressources documentaires existantes et en suscitant la cration de ressources nouvelles, en contribuant la mise en rseau des acteurs.

    Le ple uvre ainsi dans le sens dun apprentissage la lecture dimages, dveloppant le sens esthtique et critique, explore des pro-blmatiques ancres dans un contexte mditerranen, tout en permet-tant la mise en rseau des axes de travail retenus. Les rencontres des 13 et 14 mai ont t loccasion dapporter une nouvelle pierre ldifice qui se construit peu peu.

  • Sommaire

    Allocutions douverture p. 10

    INTERVENTIONS

    Philippe DUBOIS p. 17LA JETE DE CHRIS MARKER OU LE CINMATOGRAMME DE LA CONSCIENCE

    Bernard BASTIDE p. 43LA CINPHOTOGRAPHIE DAGNS VARDA

    Marie-Jos MONDZAIN p. 59SAVOIR CE QUI FAIT IMAGE DANS LIMAGE

    Joan FONTCUBERTA p. 75CRIRE AVEC DES PHOTOS

    ILLUSTRATIONS

    Joan FONTCUBERTA p. 83

    Bernard BASTIDE p. 86

    Philippe DUBOIS p. 88

    ATELIERS

    Atelier n 1 p. 92Philippe DUBOIS / Jean-Andr BERTOZZI

    Atelier n 2 p. 93Bernard BASTIDE / Karim GHIYATI

    Atelier n 3 p. 95Marcel FORTINI / Joan FONTCUBERTA

    Atelier 4 p. 96Antoine MARCHINI / Marie-Jos MONDZAIN

    Dbat de clture p. 98

    Biographies p. 104

    Informations p. 108

  • 1110

    Antoine MARCHINIDIRECTEUR DU CDDP DE HAUTE-CORSE

    Tout dabord, je voudrais vous prsenter les excuses de M. le recteur et de M. le directeur du CRDP de Corse : des circonstances imprvues autant quimprieuses sont venues bousculer des emplois du temps pourtant tablis de longue date.

    Je voudrais dabord souhaiter la bienvenue nos invits et remercier lassistance pour la confiance quelle tmoigne envers la dmarche que poursuit le CRDP de Corse avec ses partenaires, le rec-torat, le Centre mditerranen de la photographie, au sein du ple national de ressources Photographie de Corse. Nous nous appr-tons, durant ces deux journes, exploiter, autour de lide dimage, les rapports entre image fixe et image mobile, ou anime, travers la relation entre la photographie et le cinma. Nous nous inscrivons dans une perspective non ambigu : explorer la problmatique, ven-tuellement dcouvrir les partis pris esthtiques, la dmarche cratrice, en distinguer les codes, puis voir comment lenseignant, le formateur, lintervenant culturel, peuvent transmettre ces expriences dans un dis-cours qui rende les crations artistiques intelligibles pour les lves. Au CRDP de Corse, nous nous situons clairement dans une perspective de transmission, de connaissance et de dmarche critique. Les sollicitations des images, les discours ou les silences sur limage, leurs manipulations qui forgent lopinion, cest bien l le sens que nous donnons notre participation au ple national de ressources. Dvelopper un espace o doit se jouer laccs dmocratique la production culturelle et la cration.

    Voil pourquoi aussi nous dfendons ce type de rencontre voue une formation ambitieuse. Laissez-moi donc formuler des vux pour que les heures que nous passerons ensemble puissent constituer des moments forts dans lexprience pdagogique et professionnelle de chacun dentre nous.

    Pour terminer, jexprime toute ma gratitude lquipe de la cinmathque rgionale, ce bel outil qui fonctionne et qui dveloppe une action qui me semble, bien entendu, conforme au propos qui prcde.

    Karim GHIYATI DIRECTEUR DE LA CINMATHQUE DE CORSE

    La cinmathque est un lieu patrimonial conservant plus de 6 000 films, 12 000 affiches, de nombreuses archives sur papier, cor-respondances photos, etc. Il se passe ici beaucoup de choses lies aux projections grand public, couvrant un large panel de films ; des rencon-tres avec des professionnels ; un travail pdagogique important grce aux ateliers, aux projections scolaires, la coordination du dispositif Lycens au cinma ; une approche galement technique du cinma avec par exemple un film dune heure constitu dimages damateurs projetes sur le lieu mme de leur tournage (Pietroso) ; la mission de diffusion rgionale par la projection de films dans les diffrents coins de Corse grce de solides partenariats locaux La liste des activits est longue Lenjeu est de taille : intresser tous les publics cette expression artistique quest le cinma, son histoire, son volution, son actualit ; proposer galement des rflexions sur cet art, via les nombreuses interventions qui ont lieu ici, comme cela va tre le cas aujourdhui.

    La cinmathque accueille ce colloque organis par le Centre mditerranen de la photographie (CMP) et le Centre rgional de documentation pdagogique (CRDP) de Corse. Les intervenants de ces deux institutions vont vous prsenter les sujets qui seront abor-ds au cours de ces deux journes. Naturellement, nous sommes ravis daccueillir ce colloque. Cest un peu le lieu naturel en Corse pour ce travail de rflexion sur le cinma, sur les passerelles qui existent entre cinma, ou image anime, et photographie, ou image fixe. Il sagira de voir combien lun et lautre ont pu sinfluencer travers les films de Marker, de Varda notamment, le travail de Joan Fontcuberta et ceux dont parlera aussi Mme Mondzain. Nous allons, cest sr, profiter de chaque intervention qui sannonce passionnante, mais aussi grce aux ateliers qui offrent une proximit avec lintervenant, des connaissances de chacun sur le sujet trait et sur dautres sujets, selon les attentes et dsirs des participants.

    Je passe prsent la parole Antoine Marchini du CDDP qui va vous prsenter plus prcisment ces deux journes, et puis Marcel Fortini du CMP.

  • 1312

    Jean-Andr BERTOZZIPHOTOGRAPHE - RESPONSABLE PDAGOGIQUE

    AU CENTRE MDITERRANEN DE LA PHOTOGRAPHIE

    Si je devais rsumer ce qui vient dtre dit, je crois que cest la notion de passerelle qui est la plus importante et qui guide notre dmarche, aussi bien dans les alliances que lon peut faire avec le CRDP, la cinmathque de Corse, quavec tous les acteurs culturels de lle. Nous allons dbuter ce colloque qui, contrairement aux deux premiers qui taient une prsentation de ce qui avait t fait, sera un colloque de rflexion sur ce que lon pourra faire lavenir, et sur des projets que lon pourra mettre en place en faisant des passerelles entre photographie et cinma.

    Nous allons commencer par une intervention de Philippe Dubois, directeur de lUFR Cinma et audiovisuel luniversit Paris-III, qui va nous prsenter le film de Chris Marker La Jete, que beaucoup dentre vous connaissent mais sur lequel il portera un regard orient autour de la question : Y-a t-il une pense de limage ? Nous pas-serons ensuite la parole Bernard Bastide, journaliste et historien du cinma, charg de cours luniversit de Paris-III, qui nous parlera de deux films dAgns Varda : Ulysse (1983) et Salut les Cubains (1963). Son intervention permettra de voir comment la photographie peut tre considre en tant quun dclencheur dun rcit narratif, ou du passage du corps photographique au corps filmique pour le second film Salut les Cubains.

    Cet aprs-midi, nous commencerons avec Marie-Jos Mondzain, philosophe et directrice de recherche au CNRS, qui nous parlera de la problmatique de savoir ce qui fait image dans limage. Ensuite, nous parlerons du travail de Joan Fontcuberta, photographe catalan, autour de la notion de rel et fiction.

    Marcel FORTINI DIRECTEUR DU CENTRE MDITERRANEN DE LA PHOTOGRAPHIE

    Avant louverture de ce troisime colloque, je voudrais rappeler les missions et les objectifs du Centre mditerranen de la photogra-phie. Tout dabord, il sagit de constituer un fonds photographique contemporain sur la Corse dans le cadre de la commande publique. Depuis quinze annes, vingt photographes de styles et dorigines dif-frents1 sont intervenus en Corse avec subtilit sur la base de thma-tiques proposes par le Centre mditerranen de la photographie. La participation au colloque de Joan Fontcuberta, commande 2003 sur les Mazzeri, permettra dvoquer cette riche exprience.

    Ensuite notre mission consiste diffuser la cration par les expo-sitions thmatiques temporaires, le livre, le dbat et la confrence, tant en Corse qu lextrieur, pour dmocratiser laccs la culture en gnral et la photographie en particulier.

    La socit se construisant dans le dialogue, notre troisime mission comme initiateur et formateur repose sur la considration de la photographie comme une pdagogie du regard afin de dbattre, dchanger, de rflchir par limage et bnficier ainsi de lexprience de spcialistes pour transmettre un savoir-faire.

    veiller lesprit critique de chacun reprsente la ligne directrice de ce troisime colloque que je souhaite fructueux.

    1 - Les photographes de la commande publique et rgionale : Jean-Francois BAUMARD, Valrie BELIN, Nadia BENCHALLAL, Antonio BIASIUCCI, Thibaut CUISSET, Bruno DEBON, Suzanne DOPPELT, Alain FLEISHER, Joan FONTCUBERTA, Jellel GASTELI, Mimmo JODICE, Dolors MARAT, Andr MRIAN, Walter NIEDERMAYER, Paulo NOZOLINO, Marie-Eva POGGI, Jens RTZSCH, Albano SILVA PEREIRA, Laurent VAN DER STOCKT, Massimo VITALI.

  • INTERVENTIONS

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    Philippe DUBOISPROFESSEUR EN ESTHTIQUE DES IMAGES ET THORIES

    DE LA PHOTOGRAPHIE, DU CINMA ET DE LA VIDO,UNIVERSIT PARIS-III SORBONNE NOUVELLE

    La Jete de Chris Marker ou Le cinmatogramme de la conscience

    Quest-ce au juste que le prsent ? Sil sagit de lins-tant actuel je veux dire dun instant mathmatique, qui serait au temps ce que le point est la ligne , il est clair quun pareil instant est une pure abstraction, une vue de lesprit ; il ne saurait avoir dexistence relle. Jamais avec de pareils instants vous ne feriez du temps (deux points mathmatiques qui se touchent, se confondent, mais ils ne font pas une ligne). Notre conscience nous dit que, lorsque nous parlons de notre prsent, cest un certain intervalle de dure que nous pensons. Quelle dure? Impossible de la fixer exactement ; cest quelque chose dassez flottant, qui peut se raccourcir ou sallonger selon lattention quon lui porte. (...)

    Allons plus loin : une attention qui serait infiniment extensible tiendrait sous son regard, en un prsent continu, une portion aussi grande quon voudra de dure, y inclus donc ce quon appelle notre pass. (...) Une attention la vie qui serait suffisamment puissante, et suffisamment dgage de tout intrt pratique, embrasserait ainsi dans un prsent indivis lhistoire passe tout entire de la per-sonne consciente non pas comme de linstantan, non pas comme un ensemble de parties simultanes mais comme du continuellement mouvant. (...) Et ce nest pas l quune hypothse. Il arrive, dans des cas exceptionnels, que lattention renonce tout coup lint-rt quelle prenait la vie : aussitt, comme par enchante-ment, le pass redevient prsent. Chez des personnes qui voient surgir devant elles, limproviste, la menace dune mort soudaine, chez lalpiniste qui glisse au fond dun pr-cipice, chez des noys et chez des pendus, il semble quune conversion brusque de lattention puisse se produire quelque chose comme un changement dorientation de la conscience qui, jusqualors tourne vers lavenir et absorbe par les ncessits de laction, subitement sen dsintresse. Cela suffit pour que mille et mille dtails oublis soient remmors, pour que lhistoire entire de la personne se droule devant elle en un mouvant panorama. (...)1

    1 - Henri Bergson, La perception du changement, confrence dOxford du 27 mai 1911, reprise dans La Pense et le Mouvant, Paris, PUF, coll. Quadrige, 1993, p. 168-170.

  • 1918

    Dune part, au plus simple, on pourrait penser que La Jete est en effet, techniquement, un film obtenu par le refilmage au banc-titre (et la sonorisation) de tirages photographiques pralables. Dans cette perspective, le tournage du film (avec les acteurs, le dcor, etc.) aurait t ralis uniquement par une prise de vue photographique (stricto sensu). Et cest seulement aprs coup, lors du travail en labo, que le filmage avec une camra de cinma partir des photos dorigine aurait t effectu selon la technique du banc-titre. Dans cette pers-pective, entre la ralit digtique (ce que les smiologues appellent le profilmique) et le film que nous voyons projet sur lcran, il ny aurait pas eu de lien direct puisquune couche intermdiaire se serait immisce : une pr-reprsentation photographique de la ralit de dpart. Passe par le filtre photographique, La Jete serait ainsi non une prise mais une re-prise cinmatographique. Une image dimage.

    Mais dautre part, le mot photographique peut aussi senten-dre au sens dun effet li la figuration fige (mais non ncessaire-ment au sens de la prise de vue). Cest dans cette perspective quon a pu parler du film en disant quil procdait dune esthtique de larrt sur image gnralis : La plupart des plans auraient t raliss par duplication ( raison de 24 fois pour une seconde) dun unique pho-togramme selon la description fournie par Roger Odin4. En ce sens, il faudrait donc comprendre que le tournage aurait bien eu lieu sous forme cinmatographique et que lopration de figement se serait effectue aprs coup, par slection dun photogramme pour chaque plan, lequel aurait t dupliqu lidentique pour une dure donne, correspondant la construction finale des plans du film achev.

    Je ne vais pas tout de suite trancher cette question, qui nest pas seulement une question technique ou mme gntique. Simplement, pour linstant, je rappelle que dun ct, il y a, en effet, un (ou des) plan(s) en mouvement dans le film, ce qui laisse bien penser quil y avait une camra de cinma sur le tournage (ce qui nexclut en rien la prise de vue photographique par ailleurs), que dautre part la texture de limage laisse apparatre un grain trs apparent (mais qui peut venir aussi bien de la photo dorigine que dun photogramme dupli-qu, voire du support final de tirage du film), quil existe galement,

    3 - Surtout lorsque que lon entend rapprocher La Jete dautres films dimages fixesqui se sont mul-tiplis lpoque, comme une vague nouvelle, par exemple, pour rester dans le voisinage de Marker, Salut les Cubains dAgns Varda (1963, film entirement ralis partir de 1 800 photos prises pour la circonstance par Varda lors dun voyage Cuba durant lhiver 1962-1963 et r-animes au banc-titre sur des rythmes socialisme et cha-cha-cha), ou encore X.Y.Z. de Philippe Lifchitz le cofondateur avec Dauman dArgos Film et le Philbert von Lifchitz (!) du gnrique de La Jete , petit film de 1960, entirement ralis, lui, partir de cartes postales.

    4 - Roger Odin, Le film de fiction menac par la photographie et sauv par la bande son ( propos de La Jete de Chris Marker), in louvrage collectif dirig par Dominique Chateau, Andr Gardies et Franois Jost, Cinmas de la modernit : films, thories (colloque de Cerisy), Paris, d. Klincksieck, 1981, p. 149.

    Il sagit alors bien dun prsent qui dure, dun temps intensif o le clivage entre pass et prsent disparat au profit dun dfilement intrieur qui actualise la totalit de la vie dans linstant de la mort, une pure substance de temps dans la conscience dun sujet, quon pourrait appeler la mmoire instantane dun temps total. Quelque chose en somme qui serait comme le rve dun film qui se tiendrait tout entier dans une photographie. Ce rve existe. Un film tout la fois en raconte lhistoire et en incarne formellement le dispositif : La Jete.

    La Jete est donc ce film que Chris Marker ralisa en 1962. Cest un court mtrage de seulement 29 minutes. (On a souvent fait remarquer que Chris Marker il a les initiales de court mtrage navait quasiment jamais fait de film normal en termes de dure : des courts ou des [trs] longs. Cela ne veut certes rien dire, sinon que chez lui le temps nest pas un standard, quil ne se mesure pas, quil est chose infiniment extensible, et vertigineux.) Ce film, court donc, mais qui raconte toute la vie dun homme en la condensant dans un instant-image paradoxal, ce film-vertige du temps est et reste abso-lument singulier, autant que mythique. Cest, si lon veut, le seul film de fiction (et mme de science-fiction) dans luvre de Marker. mes yeux, il se prsente, avec une intensit remarquable, la fois comme un acte thorique, une sorte de film-pense articulant des modles conceptuels complexes (du temps, de lespace, de la reprsentation, de la vie psychique), et comme une pure uvre, non une illustration dun enjeu conceptuel, mais une cration dune force vive encore aujourdhui irrsistible, sans quivalent, et qui finit par emporter toute thorie. Cest ce double titre que cette uvre mintresse et me fascine, comme elle a fascin et intress plus dune gnration de thoriciens autant que de crateurs, son propre auteur compris : La Jete est le seul de mes films dont jai plaisir apprendre la projec-tion, aime dire Chris Marker.

    La plupart des tudes (tant critiques quuniversitaires) sur La Jete mentionnent en tout premier lieu le dispositif formel singulier, relativement paradoxal, du film, savoir sa nature visuelle qui serait comme une contradiction vivante du fait cinmatographique : il sagit en effet, entirement ( une brve exception prs2), dun film dimages fixes donnant voir une reprsentation certes filme mais sur la base dimages arrtes, o donc la dimension photographique apparat dominante. Mais formul ainsi, il y a ambigut sur les mots photographique et images arrtes, qui peuvent sentendre ici selon deux sens distincts, technique ou esthtique, direct ou daprs coup, quil nest pas ais de dmler et qui ont souvent t source de confusions3 (note page suivante).

    2 - Du moins pour ce qui est des copies standard. On verra plus loin quil existe une copie trs trange de La Jete, avec un plan en mouvement supplmentaire et, qui plus est, douverture.

  • 2120

    narrative. Cest seulement ensuite, et partir de l, que jaborderai, comme une consquence logique (et mme philosophique), son sin-gulier dispositif formel (le cinmatogramme). Bien sr un aspect ne va pas sans lautre, mais selon langle partir duquel on entre dans la question, lclairage peut varier notablement. Pour commencer, jaborderai dabord avec un regard minutieux, descriptif, situationnel, les tout premiers moments douverture du film.

    LIMAGE-GNRIQUE

    Vous tes plong dans le noir de la salle, dans le silence, les sens aux aguets. Dun seul coup ce noir est habit. Dabord, justement, par une image noire. Il ny a encore rien voir mais vous sentez que la projection a commenc : le noir sur lcran sest mis vibrer, stoiler. De petites taches, touches, griffures de lumire indiquent que le ruban tourne. Puis, sur ce noir tremblant, un son surgit dabord, un vrombis-sement qui samplifie vite et fort, qui envahit toute lobscurit : vous devinez une turbine davion plein rgime. Puis, en ouverture au noir, limage. Une image. Grise, granuleuse. Limage dun aroport. Orly (annes 1960), pour tre rfrentiel8. Des avions gars au sol, les pistes, les parkings, et surtout au centre, dans toute la diagonale de limage, un long btiment, vu de haut et de loin, sur le toit duquel on aperoit, minuscules, quelques promeneurs immobiles. Cest la grande jete dOrly9. Accompagne du vrombissement des moteurs, la camra balaie cet espace, le survole dun mouvement arrire, qui nous le fait dcouvrir progressivement depuis le bout de la jete. Un mouvement lent et long, ample comme le bruit des moteurs qui monte. Le film commence avec un mouvement denvol, de dcollage, de dcollement. Sentiment darrachement. Au dbut rien dautre que larrachement au temps prsent, dira le film, plus tard, pour voquer les premires impressions du voyage dans le temps. Dcollage, dcollement. On sar-rache du nant, du noir. On est demble emport par ce mouvement, happ par une sorte de force intrieure.

    8 - Lidentification dOrly nest pas simplement anecdotique, elle est quasiment citationnelle, cest mme (avec jeu de mot) presque un clich : laroport dOrly est un vrai lieu (topos) cinmatogra-phique ; on le retrouve dans de trs nombreux films de fiction de ce dbut des annes 1960 (voir plus loin) ; lespace, les mouvements, les btiments, les bruits, tout ce qui fait Orly appartient un certain imaginaire collectif de la cinphilie de lpoque (quon se souvienne, parmi tant dautres exemples, de linterview par Patricia Seberg de lcrivain Parvulescu-Melville Orly dans la squence emblmatique d bout de souffle).

    9 - Une grande jete quon appelle plutt, en fait, la terrasse. Le changement de nom que pro-pose Marker, et qui va jusqu faire titre, nest pas insignifiant, dabord bien sr parce quil y a, dans lide de jete, de nombreux effets de sens spcifiques (un sens maritime davance dans les flots, un sens dynamique li au mouvement, un sens tymologique apparentant le mot au champ lexical du jet projet, projection, trajet, rejet). Ensuite parce quon peut y voir une rfrence possible un court texte dHenri Michaux, prcisment intitul La jete et paru dans le recueil La nuit remue (voir plus loin).

    par ailleurs, une version livresque de La Jete (Marker est coutumier du fait5) publie en 1992 (lasticit temporelle : voil un court mtrage qui dure trente ans exactement) chez un diteur nord-amricain au nom tarkovsko-markrien (Zone Books) et avec une intressante variation de sous-titre o le photo-roman du film est remplac par un cin-roman dans le livre, et o la qualit des tirages photographiques est telle quils semblent bien venir doriginaux photo (dailleurs avec de petites et subtiles diffrences de cadrages). Faut-il encore prciser que dans un des devis du film, que jai pu retrouver6, il est fait tat dun poste budgtaire pour 1 000 tirages photo au format 13 x 18 sur base de 350 bobines. Etc. Photo ou cinma ? Photographie ou photogramme ? Sans doute peut-on considrer que, conformment sa stratgie permanente de brouillage des pistes et de refus des cloi-sonnements, Marker a jou demble et dlibrment sur le double support (non pas ou mais et), tournant la fois en photo et en film, et sur les deux effets, photographique et photogrammatique, tressant inextricablement un fil dentre-images7 entre les deux dimensions. Quoi quil en soit, on verra plus loin quune des consquences de cette ambigut qui refuse lopposition dichotomique est, peut-tre, de faire merger un concept hybride, indiscernable, qui nest ni de lordre de la photographie, ni mme de lordre du photogramme, mais plutt de ce jappellerai le cinmatogramme.

    De toute faon, on peut dire que demble, dans la littrature critique accompagnant depuis si lontemps La Jete, toutes sortes de considrations thoriques ont t tires de ce curieux effet photogra-phique et/ou photogrammatique considr en et pour lui-mme. Mais avant den arriver l, je voudrais pour ma part mintresser dabord au film dans son contenu, sa digse, sa thmatique, sa structuration

    5 - La plupart des films de Marker existent sous des formes multiples, notamment livresques : non seulement les clbres Commentaires regroupent en deux volumes au Seuil (1961 et 1967) huit de ses courts mtrages du dbut, y inclus deux films imaginaires non tourns, mais Le fonds de lair est rouge est sorti chez Maspro en 1978, Le Dpays est une correspondance de Sans soleil parue en 1982 chez Herscher, etc. Stratgie dlibre de celui pour qui limportant nest pas la sparation entre les formes ou les spcificits diffrentielles des outils, mais bien ce qui passe de lun lautre, les correspondances, le mouvement gnral (des tres et des choses). Travaillant la mise en page, la typographie et la maquette de ses livres, mlant texte et photo (de films), gras et italique, alignements et dessins, Marker offre des publications qui sont autant voir qu lire, comme ses films sont autant couter qu regarder. Le CD-Rom Immemory, dernire uvre ce jour de Marker, se rvlera fas-cinant par cela mme quil lui permet de combiner tout en un les puissances expressives de lcrit (du livre, y compris son mouvement et sa dure), du son (de la voix off la musique) et de limage (dessin ou photo, fixe ou en mouvement). Immemory fonctionne bien en ce sens comme une uvre de synthse.

    6 - Il est conserv dans le dossier de production, avec toute une correspondance Marker-Ledoux, la Cinmathque royale de Belgique. Je remercie la directrice de la Cinmathque, Gabrielle Claes, de mavoir permis daccder ces documents, qui comportent dautres informations intressantes que jutiliserai par la suite.

    7 - Je reprends ici lexpression, dsormais classique, de Raymond Bellour sur ce type de questionne-ment : LEntre-images. Photo. Cinma. Vido, Paris d. La Diffrence, 1990 (rd. P.O.L., 1999) et LEntre-images 2. Mots. Images, Paris, P.O.L., 1999.

  • 2322

    il y a trs souvent chez Chris Marker, homme du rel et du monde, homme du documentaire, un jeu inaugural, une sorte de posture de dmarrage, qui consiste dabord poser le rel comme image. Et cest de ce rel fait image que va, littralement, natre le rcit. Lhistoire vient de l, dune vritable image-gnrique. Voil un premier (dou-ble) thorme markrien : pour Marker, il ny a pas de rel sans image, et il ny a pas dimage sans histoire. Ainsi senclenchent ses films, ainsi sarrachent-ils au monde. Et si le rel doit se faire image, comme un pralable au dmarrage de la narration, cela se fera dautant plus naturellement que loprateur de transformation sera trs souvent chez lui le travail de la mmoire. Instrument de distanciation sub-jective, la mmoire est cela mme qui mtamorphose le rel en image. Les dcollages de films de Marker sont des arrachements de limage-temps par la mmoire. Donner de lpaisseur au temps pour se dplacer dans (et par) les images. La Jete ne sera rien dautre que le dploiement (digtique et formel) de ce principe fondamental. Et beaucoup dautres films de Marker fonctionnent pareillement. Quon se souvienne, par exemple, du dmarrage de Dimanche Pkin, qui date de 1955 mais annonce strictement de ce point de vue ce qui fon-dera La Jete sept ans plus tard :

    Rien nest plus beau que Paris, sinon le souvenir de Paris. Et rien nest plus beau que Pkin, sinon le souvenir de Pkin. Et moi, Paris, je me souviens de Pkin, et je compte mes trsors.

    Je rvais de Pkin depuis trente ans, sans le savoir. Javais dans lil une gravure de livre denfance, sans savoir o ctait exactement et ctait exactement aux portes de Pkin : lalle qui conduit aux tombeaux des Ming. Et un beau jour jy tais.

    Cest rare de pouvoir se promener dans une image denfance.

    Et me voici sur cette route Ming, avec les chameaux Ming...11

    Et nous voici, nous spectateurs, face cette premire image, au seuil dune mmoire, nous voici sur la grande jete dOrly, avec les visiteurs du dimanche, regarder ce qui se passe, nous voici prts dcoller en pense, voir venir cette fameuse histoire dun homme marqu par une image denfance.

    11 - Dbut de Dimanche Pkin (1955). Repris dans Chris Marker, Commentaires 1, Paris, Le Seuil, 1961, p. 27. Voir aussi dans la revue Thorme n 6 les prcisions de Guy Gauthier sur ce point et la rfrence implicite Jules Verne.

    Il faut un temps (bref mais rel) avant de sapercevoir que quel-que chose ne va pas, quil y a comme un hiatus dans la reprsentation, savoir que lon est en fait devant non un plan de cinma montrant la jete dOrly, mais devant un plan montrant une photographie de ladite jete. Entre le rel et nous sest intercal lcran de papier dune reprsentation intermdiaire, mdiatrice, et ambigu. Ainsi, le mou-vement de camra qui nous a fait parcourir lespace ntait pas un tra-velling, arien (logique) ou la grue (on verra dailleurs une grue, ou plutt une tour mtallique dans un des plans-photo de la premire squence qui suivra), accompli sur les lieux mmes, aux abords des pistes, mais un plus modeste trajet de camra au banc-titre, qui se dplaait devant une image dj l, et immobile. Dcollage sur image (comme larrt du mme nom). Dcollement du regard (comme celui de la rtine). Le tournage de ce plan a donc dabord t photogra-phique, et le mouvement dappareil qui entrane notre regard au final nest quune opration daprs coup, de labo, de sur-image. Travelling sur image10. La sonorisation digtisante est elle aussi venue ensuite, pour cautionner ce (faux) effet de vue directe, pour masquer un moment lopaque prsence dune photographie, muette par nature. Tout cela se joue trs vite dans la conscience ouverte du spectateur. Linstant de croyance proprement cinmatographique ne dure que le temps quon saperoive du jeu avec les reprsentations. Tout de suite, lillusion-film sefface, et lcran photographique saffiche avec force : dune part le son vnementiel des turbines davion sestompe pour se fondre dans de trs extradigtiques voix masculines, des chants en chur, graves, trs beaux, qui installent demble un climat prenant et traverseront le film diffrents moments (il sagit, nous dit le gn-rique, des churs de la cathdrale Saint-Alexandre-Newski chantant la liturgie russe du Samedi saint) ; dautre part, le travelling-dcollage sest immobilis en fin de parcours, comme suspendu, cadrant lon-guement en plan fixe un vaste pan dune image sexposant dsormais clairement comme une vraie photo et ce dautant plus quelle va prsent servir de support, de toile de fond, lapparition du texte surimprim du gnrique du film. Nous sommes maintenant loin, trs loin dOrly. Photographique, la jete nous a re/jets ou pro/jets vers lnonciation filmique.

    Mais le petit processus qui sest jou l, en quelques secondes, avec cette double image et ce glissement de niveau, est exemplaire :

    10 - Dans une de ses lettres Ledoux (dbut janvier 1962) relative la production du film, Marker insiste via largument conomique sur son intrt pour les mouvements de camra raliss au banc-titre : Jajoute que Marqus (DSA) me fait un prix forfaitaire de 700 le mtre pour la prise de vue, indpendamment du nombre et de la nature des mouvements dappareils. En faire un nombre limit au tarif normal reviendrait sensiblement au mme, alors pourquoi se priver ? Et lasctisme du plan fixe me parat quand mme une vue de lesprit (toujours dans le dossier de production du film conserv la Cinmathque royale de Belgique).

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    prendre que beaucoup plus tard la signification. cette phrase crite fait cho quelques instants plus tard une autre, qui est la dernire phrase du prologue : Plus tard il comprit quil avait vu la mort dun homme ; puis, quelques minutes plus loin, une autre encore, elle aussi fameuse : Rien ne distingue les souvenirs des autres moments : ce nest que plus tard quils se font reconnatre, leurs cicatrices. Il y a toujours comme un ddoublement du temps. Un vnement existe ainsi, pour ainsi dire, deux fois : une premire fois saisi dans le temps opaque de son effectuation (il a lieu comme acte) ; une seconde fois ressaisi dans le temps transparent de sa rvaluation ultrieure (il a lieu une seconde fois comme sens). Et ce mouvement dcal de lacte au sens est celui dune sorte de doublure de lvnement dans et par la conscience du sujet. Plus tard il comprit. Chez Marker, la rvla-tion a toujours lieu aprs coup. Il y a, du point de vue de lnonciation, plusieurs couches de temps dans le pass, et elles sont relies, traver-ses, connectes par une conscience-trajectoire. Revoil le thorme markrien du temps : il faut se mettre, se projeter, dans le futur si lon veut bien voir, cest--dire comprendre, le prsent (du sujet), lequel ne sclaire que rtrospectivement, dtre pris dans une perspective de pass retourn, cest--dire comme image. Ce mme modle de temps sera exactement ( la lettre) au principe du petit film 2084, que Marker ralise en 1984 pour le centenaire de la naissance de la CFDT12. La Jete, cest ainsi lhistoire (passe pour le narrateur mais prsente pour le personnage) dun pass (la scne denfance) qui n(aur)a de sens que dans un futur lequel est (sera, a t) le prsent de lhistoire de lhomme que nous suivons (allons suivre, avons suivi). Le film se prsente donc demble comme une complexe machinerie temporelle (le futur a dj eu lieu, le pass est venir) dans laquelle, en fin de compte, cest le concept de prsent qui est central. Mais, comme dans la conception bergsonienne voque au dbut de ce texte, un prsent extensif et mouvant : en devenir et en retour. Un prsent fait de trajets, aux frontires fluctuantes, et nullement un prsent en coupe, fig en tranches dinstantans successifs. Cest l une conception du temps totalement markrienne, sur laquelle jaurai revenir mais qui fonde littralement tout son rapport la reprsentation. En ce compris la dialectique entre photographie et cinma.

    12 - Marker a accept la proposition de la CFDT de commmorer le centenaire du syndicalisme la condition expresse (et distanciante) de pouvoir se placer dans une position dnonciation qui est celle du bicentenaire : ajouter un sicle pour pouvoir parler du prsent (1984) en se situant dans le futur (2084) afin que ce prsent apparaisse comme un pass. Le prsent prend ainsi laspect dune sorte de futur qui a dj eu lieu. Il nest accessible que comme mmoire, cest--dire que comme images. Tout le film 2084 se droule dans un laboratoire dimages archives que lon convoque en les projetant sur des corps et des visages...

    UNE IMAGE, UNE SCNE

    Car demble, on comprendra que cette fameuse image den-fance, tout en ntant pour linstant quun texte (une phrase crite sur un carton), est aussi une scne. Une scne, cest--dire une action, un lieu, un cadre, un moment dans le temps, des actants. Une image, chez Marker, cest toujours quelque chose qui non seulement se montre mais se raconte et qui ncessite donc un dispositif de narration. Le premier carton, de profration (Ceci est lhistoire dun homme marqu par une image denfance) est en effet immdiatement suivi dun autre, plus descriptif, dexposition, qui dplie limage denfance, en dploie les con-ditions comme scne, lui donne un cadre mais toujours exclusivement par le texte (limage viendra aprs) et en mme temps qui rvle une structure de narration trs particulire :

    La scne qui le troubla par sa violence, et dont il ne devait comprendre que beaucoup plus tard la significa-tion, eut lieu sur la grande jete dOrly, quelques annes avant le dbut de la troisime guerre mondiale.

    Devenue scne nonce (mais non encore montre), la dite image (mentale, denfance) se trouve donc caractrise et cadre en langage : scne de violence, elle a son lieu nomm (la grande jete dOrly), elle a son temps historique pos (quelques annes avant le dbut de la troisime guerre mondiale). Et surtout elle a une posture dnonciation spcifique (lanticipation de laprs-coup : dont il ne devait comprendre que beaucoup plus tard la signification). Tel est le jeu avec le temps (comme matire autant que comme machine) sur lequel se btit le dispositif narratif qui nous rapporte lhistoire : on nous parle dune scne (du pass) on nous lannonce, on attend den savoir plus, quon nous la montre , devenue une image denfance (une scne quasiment originaire) pour un homme, qui entre-temps est lui-mme devenu adulte, et dont on nous raconte lhistoire comme un aprs-coup, cest--dire depuis un temps situ plus loin encore dans lavenir (ncessairement aprs quelle a eu lieu). Les nappes de temps forment le tissu mme de la narration markrienne, avec la fois une indcision relative sur les strates (jamais de chronologie, de datation, de prcision temporelle) et une parfaite clart articulatoire (on peroit trs nettement les niveaux, les embotements, les relais, les chos).Le narrateur extrieur (linstance invisible de la voix off et du carton), qui semble connatre la totalit de lhistoire de cet homme, non seule-ment son origine mais aussi son terme, donc qui parle dun lieu qui est un futur nonciatif externe pour lequel le prsent de lnonc ne peut tre que du pass (lui-mme stratifi), ce narrateur nous prcise quil sagit dune scne-image dont il (le hros sans nom) ne devait com-

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    souvenir de la scne : point de vue live, celui de lenfant ce moment du pass, et point de vue diffr, celui de lhomme qui se souvient quil voyait, et re-voit dans sa mmoire limage de son acte de vision). Et question de point de fuite (voir quelque chose : ce quil y a l bas, au fond, au bout du trajet du regard, au point de bute, l vers quoi tout tend et o tout finit par disparatre : fuite du temps autant que despace) point de vue et point de fuite : les deux bouts dune jete finalement allgorique, mtaphore du dispositif cinmatographique thtralisant lopration du regard, dont elle figure dynamiquement le mouvement.

    (Se souvenir ici que La Jete est aussi le titre dun court rcit potique dHenri Michaux14, paru dans le recueil La nuit remue, dont on pourrait dire quil fonctionne comme une sorte de double inverse de La Jete de Marker15.)

    UN VISAGE DE FEMME : LE CINMA

    Commenons par lobjet du regard. Sur la jete, quoi voir ? Les avions ? Simple toile de fond (mais qui ont leur jeu, on va y revenir). Le lieu ? Simple support (mais aussi, on la vu, mtaphore) de lacte mme du regard. Le centre optique affich de ce dispositif, ce qui fait de la scne une image focalise, cest, bien sr, le visage. Un visage de femme au bout de la jete. Voil, du moins en premire approche, licne, le point daccrochage, la fois de mire et de fuite. Lvidence. Dans la suite des plans du film, limage denfance, cest

    14 - Cest (videmment) Raymond Bellour qui a le mieux indiqu les rapports troits entre Michaux et Marker, du fameux incipit de Lettre de Sibrie (Je vous cris dun pays lointain) au jeu des noms, des voix et des lettres de Sans soleil emprunts au Voyage en Grande Garabagne, ainsi quen de nom-breuses autres rfrences. (Raymond Bellour, Le livre, aller, retour, in Quest-ce quune madeleine ? Paris, centre Pompidou / Yves Gevaert, 1997, p. 65-107 ; repris dans LEntre-images 2, op. cit.) Voir aussi la citation en exergue au numro 6 de Thorme.

    15 - Dans La Jete de Michaux, on a affaire une situation nonciatrice et thmatique presque inverse de celle de Marker : il est dabord question dun narrateur malade il parle en je , qui rompt lisolement de sa chambre en construisant une jete jusqu la mer (et non face au ciel). Tout au bout, dans le brouillard et la nuit, assis face aux flots, il y rencontre non un enfant mais un vieil homme un il sans nom, comme un double trange et fascinant. Ensuite, ce nest pas un visage de femme qui va surgir et faire son office de dclencheur dune fixation mmorielle, mais au contraire une sorte de retrait gnral, sans objet vivant (tir des fonds obscurs), ouvrant un effacement de la mmoire o cest la perte qui gagne. Le vieil homme se met en effet retirer (de la mer) tout ce qu(il) y a mis depuis des annes. Le retour de ces revenants, extirps la mer-mmoire, de toutes ces choses et personnes qui sentassent derrire lui, sur la jete, ne semble gure satisfaire lhomme et laisse le narrateur perplexe. Ce quil y avait, je ne men souviens pas au juste, car je nai pas de mmoire, mais visiblement ce ntait pas satisfaisant, quelque chose en tout tait perdu, quil esprait trouver et qui tait fan. Alors il se mit rejeter tout la mer... Un dernier dbris quil poussait lentrana lui-mme. Chez Michaux, cest un vieil homme qui disparat de lui-mme, entran par le vide dune mmoire morte. Chez Marker, cest un enfant qui assiste sans le savoir sa propre mort pour une fixation trop vive de sa mmoire. Et cest un adulte qui tente (mais en vain) de survivre en revenant ce point de fixation de sa mmoire vive. Mme si labme engloutit lun comme lautre, il nen demeure pas moins quau regard teint de la mmoire de lun soppose lincandescence du souvenir de lautre, et qu la mort des images Marker oppose la force de la conscience.

    UNE DOUBLE SCNE

    Cette scne de limage denfance, aprs avoir t annonce (carton 1), puis nonce dans un rcit-cadre (carton 2), maintenant, enfin, nous allons pouvoir la voir. Passage du texte limage. Travail dincarnation (le verbe se fait chair visuelle). Mais cette incarnation ne va pas sans poser dinsondables problmes les problmes mmes du statut de limage, entre image relle et image mentale, entre image fixe et image mouvante, entre pass et futur, vie et mort. Et cela dautant plus que cette scne originaire, nous allons non seulement la voir, mais aussi la revoir, la voir deux fois donc, une fois maintenant, en dbut de film (image denfance, elle marque lorigine, la naissance de lhistoire), mais aussi une seconde fois, la fin du film (o elle ins-crit, en boucle, le terme, la mort de cette mme histoire). La scne de (sur) la jete (proprement dite), qui fait office la fois de prologue du film, et, reprise et dplace, dpilogue, sincarne donc bien en une sorte de double scne, ou plutt en une double vision de la mme scne, dont il conviendra de mesurer les multiples carts autant que les multiples chos.

    LA SCNE, VUE DENFANCE

    Dans le film, les 14 images (le terme me parat plus justifi que celui de plans) que compte le prologue (hors cartons et gnrique), dplient donc, en un enchanement trs organis, lhistoire de cette (dj) fameuse scne cest--dire de cette image (la seule, la forte, la fantasmatique mais laquelle est-ce donc ?) denfance. Cest une sorte de dispositif thtral du dimanche13, organis pour et autour de lacte de voir, et o la jete fait office de prsentoir pour le regard. Orly, le dimanche, les parents mnent leurs enfants voir les avions en partance. Lenfant dont nous racontons lhistoire devait revoir long-temps le soleil fixe, le dcor plant au bout de la jete, etc. Thtre optique et thtre de mmoire, tout en un : la promenade, le balcon, la foule, la place assigne lobservation du spectacle, la balustrade, la rampe, le dcor, les tours mtalliques, la lumire, le soleil fixe, les bruits et les voix, et le rituel familial vcu comme souvenir denfance : voir et revoir. Incontestablement, on est au cinma. Au premier rang. la sance du dimanche, celle o les parents emmnent les enfants. En tant que machine scopique, la jete pose demble la double question essentielle du film : qui voit (la place du sujet) ? Et que voir (la place de lobjet) ? Question de point de vue (lui-mme ddoubl par la mise en

    13 - Singulire obsession du dimanche chez Marker, comme temps du flottement et de la disponibi-lit, moment de libert et espace suspendu (la vacance), hors cadre ouvert tous les vents : de cette journe o on na rien dautre faire que daller voir les avions sur la jete jusquaux derniers mots de Dimanche Pkin : Je me demande seulement, la fin de ce dimanche Pkin, si la Chine elle-mme nest pas le dimanche de la terre.

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    ctait que lamour. Le dchiffrement de ces symptmes bizarres vint plus tard, en mme temps que la dcouverte du cinma, si bien que pour cet enfant devenu grand, le cinma et la femme sont rests deux notions absolument insparables, et quun film sans femme lui est tou-jours aussi incomprhensible quun opra sans musique.19

    Donc, limage objet au bout de la jete, la fameuse et tant annonce image denfance semble bien tre celle, frontale, dun visage de femme doux et incandescent. Toutefois, les choses se com-pliquent immdiatement, et doublure oblige ouvrent une bance dans laquelle tout le film va sengouffrer. Dabord, ce visage-image est demble frapp dincertitude, comme un voile qui menace de le recouvrir, par la distanciation quimplique la situation narrative de remmoration. Le point de mire est un point, littralement, de fuite, il ne nous est pas donn directement mais ddoubl par le point de vue rtrospectif. Ce visage nest image quen tant que souvenir (rien ne distingue les souvenirs des autres moments : ce nest que plus tard...). ce titre, quelle valeur de ralit convient-il de lui accor-der ? (Ce visage), il se demanda longtemps sil lavait vraiment vu, ou sil avait cr ce moment de douceur pour tayer le moment de folie qui allait venir. Visage vu ou visage rv ? Visage flottant, pris entre deux temps, celui, pass, du souvenir et celui, invent, dun aprs-coup de lavenir. Cest l que le brouillard sintroduit20 et vient finalement estomper la vision : en cho au carton inaugural (la scne qui le trou-bla par sa violence), le dernier plan du prologue donne voir une image floue, un avion sur la piste, totalement travaille par un effet de fil qui fait trembler la figuration brouille par la peur.

    LENVERS BROUILL DU VISAGE1

    Quelle violence ? Quelle peur ? Voil la nouvelle donne. Ce nest pas simplement le trouble introduit par la distance du souvenir ou les incertitudes dune mmoire du futur. Cest quun autre vnement sest introduit dans laction de la scne, dans le quoi voir sur la jete, qui vient comme ddoubler son objet en crant un second centre din-trt, dun tout autre ordre, qui va fonctionner comme lautre face de ce visage-image, son vis--vis. Cest un vnement dimage, dont lindice est introduit par rebond, puisquon le peroit (on le devine plutt) partir du regard de la femme, cest un vnement qui ici, dans cette premire version offerte en prologue (il en ira tout autrement 19 - Dans Immemory, CD-Rom dit par le centre Georges-Pompidou, 1997. Les italiques sont de moi.

    20 - Ce que je veux dire, cest que dans tous ces trucs, photo, cinma, tlvision, il y a une espce de jeu de balance entre le rel et limaginaire, qui devait tre vident pour... les Grecs, les gens du quat-trocento... et qui est compltement brouill (in Si javais quatre dromadaires [1966], Commentaires 2, op. cit., p. 91).

    1 - Voir illustrations p. 88.

    dabord ce gros plan photographique (photognique) du visage dH-lne Chatelain, dans un lger trois quart, la tte penche, les cheveux volant au vent, les doigts de la main droite croiss et poss dlicate-ment sur les lvres closes, le regard pensif, le sourire flottant, aurol de lumire devant lhorizon. Une image douce, circulaire, en volute, comme une constellation qui brille et nous enrobe, en contraste total, visuellement, avec le reste, en particulier avec les formes lies au lieu (sur la jete, tout est gomtrique, linaire, vertical-horizontal : balus-trade, tour mtallique, carreaux du sol, etc.). En termes de dure, ce gros plan (le seul des quatorze images du prologue) est, de trs loin, celui qui reste le plus longtemps visible sur lcran la projection. On a tout le temps de le contempler, de sabmer dans son immobilit photographique. Voil le foyer, le cur, le nud. Inutile de rappeler la fascination gnrale et absolue de Marker pour le visage fminin16. Cest omniprsent, depuis au moins lalbum Corennes et ses superbes photos de visages (souvent en sries, dclines par variations et mou-vements expressifs17), ou Si javais quatre dromadaires (1966), lautre film fait uniquement de photos : force de tapprocher des visages, tu as limpression que tu participes leur vie et leur mort de visages vivants, de visages humains. Cest pas vrai : si tu participes quelque chose, cest leur vie et leur mort dimages...18, jusqu Immemory, luvre-synthse, rtrospectivement futuriste, cinma, photo et texte mls en CD-Rom : dans ce qui est peut-tre la plus belle squence de cette uvre, visuellement et textuellement la squence sur le visage de Simone Genevoix dans le film de Marc de Gastyne, La Merveilleuse Vie de Jeanne dArc (1928) , Marker nous offre un autre souvenir denfance, la sienne cette fois, qui fonctionne comme une vraie (est-ce sr ?) cl autobiographique de ce qui fait le cur de La Jete. Sur un admirable gros plan du visage de Simone Genevoix, dmultipli, une fois en fond, comme un filigrane, et trois fois en photogramme par-dessus, fixe et mobile la fois, de face, de dos et se retournant en mme temps, sur ce gros plan palimpseste du visage magnifique de lactrice, on peut lire le texte suivant, qui prend tout son sens (la rvlation dans laprs-coup) par rapport La Jete :

    Cest cette image qui apprit un enfant de sept ans comment un visage emplissant lcran tait dun coup la chose la plus prcieuse au monde, quelque chose qui revenait sans cesse, qui se mlait tous les instants de la vie, dont se dire le nom et se dcrire les traits devenait la plus ncessaire et la plus dlicieuse occupation en un mot ce que

    16 - Voir dans la revue Thorme n 6 le texte de Catherine Gillet, Visages de Marker.

    17 - Ayant fix quelques notes de cette gamme dexplications, je verse les quatre pages que voici chatte cousue dans une peau de chatte au dossier de la Fameuse Impassibilit Asiatique (in Corennes, p. 20).

    18 - Si javais quatre dromadaires, in Commentaires I, op. cit., p. 88-89.

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    REPRISE : LE DPLACEMENT DU POINT DE VUE

    Plus tard, il comprit. Cest justement ce mcanisme (ce thor-me) markrien de mise distance et de comprhension reporte, trait ici sur le mode narratif de la r-incarnation dans le pass, que nous renvoie la fin du film, son pilogue, qui reprend exactement la mme scne, mais en dplace et lobjet et le point de vue. Re-prise, r-vision. On pourrait dire que cest entre ces deux versions de la mme scne quil y a, finalement, bascule.

    La deuxime scne de (sur) la jete, qui littralement boucle le film, est beaucoup plus longue que la premire et construite tout fait diffremment. Compose de 35 plans dans le film (30 images dans le livre), elle nous donne voir et comprendre digtiquement et rtroactivement la situation originaire. Le basculement tient tout entier dans le dplacement du point de vue. Dans le prologue, la scne tait vue du point de vue de lenfant le sens des vnements lui chappait, seules fonctionnaient la fixation sur le visage de femme et, secondaire-ment, comme un filtre interpos dans sa vision, lintrigante chute floue dun corps dhomme. Dans lpilogue, la mme scne est revue mais du point de vue de lhomme (que cet enfant est en fait devenu au terme dune histoire de voyage dans le temps qui autorise la coprsence paradoxale du mme sujet ddoubl avec lui-mme). Ce qui ntait quun vnement nigmatique et un corps anonyme au dbut (situs uniquement du ct des objets, du quoi voir) est maintenant devenu le sujet mme de lhistoire et de la narration (le hros et le point de vue). Cest--dire que nous basculons dans lintriorit subjective de lobjet originaire, de lnigme inaugurale. Nous sommes dsormais dedans. Avec le film, nous sommes entrs dans la conscience de ce sujet (lenfant dont nous racontons lhistoire est devenu lhomme dont nous suivons la course folle). Se retrouver avec lui comme sujet sur la jete, et assister une deuxime fois lvnement, cest tre au mme endroit et au mme moment, mais de lautre ct, du dedans de la conscience, en prenant les choses par lautre bout (de la jete). Cest se retrouver ct de lui-mme comme on se retrouve lintrieur de soi-mme : Il pensa avec un peu de vertige que lenfant quil avait t devait se trouver l aussi, regarder les avions. Basculement de point de vue (de lenfant ladulte), glissement de statut (dobjet au sujet). Mais lintrieur du mme. Revivre lvnement non plus par rebond dans les yeux de la femme, mais cette fois du point de vue mme de la chute comme conscience, du dedans de la faille qui clive le dispositif, de lentre (lantre) qui souvre entre limage et son double.

    in fine), reste relativement discret, passe en tout cas aprs laffichage de la fixation sur le visage de la femme, mais sinscrit tout de mme lavant-plan.

    Cet vnement, bien sr, cest celui du plan 11, celui, brouill en effet, de la chute dun corps (non identifi) lavant-plan gauche de limage, sous les yeux de la femme : elle reste dans le champ, larrire-plan mais nette (le point est fait sur elle, le corps qui tombe en bord de cadre lavant-plan est flou). Cest sur son visage, surlign par ses mains quelle a portes ses joues, quon peut lire leffroi. Le drame, incomprhensible, se joue lenvers, il est comme rflchi en miroir dans son regard et son attitude elle. Mais drame il y a (eu). Sans quon en sache plus ce stade. Drle de drame. Et intrigante chute. Dailleurs est-ce bien une chute ? Cela pourrait tre un mouve-ment dsordonn du corps, comme dans une course effrne. Ou une contorsion, un dsquilibre, autre chose. On sait seulement que quel-que chose a (eu) lieu, qui concerne un corps autre, dont on ne sait rien. Il y a seulement la singulire cassure de ce corps inconnu et, comme le dit la voix off, un effet de bascule indtermin. Comparativement au visage fminin qui fait le centre focalis de toute la scne, ce sin-gulier plan de chute ne donne voir quun fragment de corps (photo-graphi hauteur des jambes, on ne voit ni la tte, ni le tronc, ni les bras seulement le bas du corps et le bout de la main droite), un corps sans visage donc, vu de dos, en un plan bref (aucune contemplation possible), unique (on ne le voit quune fois) et tout en dcadrage (il semble littralement basculer hors du cadre). Son mouvement int-rieur, comme un pantin, la pliure de son corps dsarticul, restent nig-matiques et contrastent avec tous les plans, calmes, composs, sereins qui ont prcd, du moins jusquau gros plan du visage. Quelque chose dintensif sest jou l, qui nous chappe pour une bonne part, mais qui coup sr surgit soudainement, avec violence, et vient briser la beaut et la douceur du visage-icne expos. Un clivage vient ainsi frapper cette scne originaire, comme une effraction. Doublure fanto-matique de la vision. Entre le visage de femme et le corps qui tombe, quelle est donc, finalement, limage denfance ? De quel ct (de la scne, de limage, de lhistoire) se situe-t-elle ? Il nest plus sr que ce soit en face. Cest peut-tre bien de ce ct-ci. Ou, sans doute, tout se joue-t-il dans le mouvement qui va de lun lautre. Il faudra attendre la fin de tout ce prologue pour que la voix off, omnisciente, relanant le dispositif temporel de laprs-coup, nous dise : Plus tard, il comprit quil avait vu la mort dun homme.

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    depuis le camp souterrain mettra un terme brutal son mouvement, linstant mme o il allait atteindre lobjet de son dsir.

    Sa chute, parfaitement expose, savre cette fois le point cul-minant, le vrai centre de (cette deuxime version de) la scne. Ce nest plus un avant-plan flou et dcadr mais lvnement focal et ultime de lhistoire de la jete. Sous leffet dun tir dans le dos, le hros sef-fondre majestueusement. Il seffondre dans une image fige, certes, mais dmultiplie : le mouvement de la chute stire sur trois images (trois plans dans le film, trois photos dans le livre. Cette triple image du corps tombant est trs diffrente de limage unique du plan 11 du prologue. Ici le point est fait sur ce corps renvers et centr (et cest la femme, dcadre dans larrire-plan droit, qui est floue et rduite une silhouette en contre-jour). Limage est trs compose, entirement architecture par le geste ample, quasi expressionniste, du hros, le bras gauche lev, ouvert, dress et saisi en pleine retombe, les doigts de la main carts se dcoupant sur fond de ciel tourment et nuageux, la veste tombant des paules, le corps entirement repli en arrire, le visage renvers violemment, menton point vers le ciel, etc. Cette gestualit exacerbe par le figement photographique sexpose donc en trois temps successifs, qui diffrent lgrement les uns des autres en termes de mouvement et de cadrage : dune part le geste ample de lhomme scroulant est dans une discrte progression (son bras gauche tendu en lair retombe lgrement un peu plus chaque image) ce qui gnre une trs curieuse impression de vibration saccade, comme une sorte de ralenti (chrono-photographique) du geste et de la chute (les trois phases voquant ainsi une image de dcomposition du mouve-ment la Muybridge) ; et dautre part, le cadre slargit chaque fois un peu plus, comme dans un effet de travelling arrire (saccade dautant plus nette que le montage est rapide). Si bien que dans la troisime image de cette dmultiplication gestuelle, la plus large, on voit, tout la fois, lhomme qui scroule, exactement au centre, la femme effraye au fond droite, rduite une petite ombre, et le tireur en amorce du cadre lavant-plan gauche, tous trois aligns dans le mme axe : la ligne de la course du hros, du tir mortel dans le dos et du regard fmi-nin retourn, est strictement la mme. Lhomme est suspendu, pingl au milieu de cette ligne, il est exactement sur le fil, fig-dcompos dans sa chute, entre la mort qui le frappe dans le dos et le dsir quil regarde devant lui22. Suspendu entre homme et femme, vie et mort, ciel et terre, entre deux points de vue, entre deux versions dun mme vnement, entre pass reprsent et prsent dj vcu, entre enfance et ge adulte, objectivit et subjectivit, mouvement et immobilit. Il est dans le battement du temps. 22 - La femme entretient un rapport particulier avec la mort. Ce nest pas parce quelle est plus courageuse bien quelle le soit. Ni plus patiente bien quelle le soit aussi. Cest peut-tre parce quelle sait quelle dtient sans orgueil, , sans orgueil une rponse possible (in Si javais quatre dromadaires, op. cit., p. 160-161).

    LA COURSE ET LA CHUTE, VUES DU DEDANS

    Les images elles-mmes du film traduisent ce glissement, de mul-tiples faons : lors du prologue, le point de vue dominant, en terme optique, tait fond sur limage gnrique (le plan de situation) : celle dune jete vue den haut, partir dune camra (photographique) situe, suppose-t-on, sur une des tours mtalliques qui bordent la terrasse dOrly, grande distance donc, avec un angle en plonge qui installait lespace comme une objectivation. Vu du dehors, de loin, et den haut. Le point de vue de lenfance, cest cela : une distance de temps. Dans lpilogue, au contraire de ce point de vue initial quasi arien, toutes les images ont t prises au sol, du moins depuis la jete elle-mme, depuis la promenade o vont et viennent les visiteurs et le hros du film. Ce point de vue terrestre (on est parmi les hom-mes) est soulign par la progression mme de la squence, et surtout par le fait quon sinstalle entirement dans le mouvement qui lac-compagne : alors que lenfant du dbut semblait install une place fixe (on ne le voyait pas vraiment, seul un plan montrait des jambes de garonnet poses sur un bas de balustrade), dans la squence de fin, beaucoup plus tire, on suit tout du long, avec une insistance consi-drable, littralement tire, le trajet parcouru par le personnage : sa course dun bout lautre de la jete, dans la foule des visiteurs, travers celle-ci, est dcompose en de trs nombreux plans figs, avec des effets dobstacles, dacclration, de ralentissement, de reprise, etc. On accompagne compltement, par le dcoupage et le rythme du montage, la trajectoire effrne et vitale du hros courant vers son destin vers son image mentale. Si le visage de femme est toujours l (il ponctue plusieurs reprises le montage rapide des plans de lhomme qui court), il fonctionne moins comme point de mire que comme ponctuation justement (et bien sr comme point de bute) : dans lensemble de la scne, cest la course-traverse qui domine, sa dure, sa vitesse (choses tout fait absentes du prologue, viss au point de vue de lenfant et focalis sur le seul visage fminin). Cette fois tout est affaire de mouvement, un mouvement vcu, comme un point de vue. Un mouvement de conscience (rappel deleuzien : On dira du plan quil agit comme une conscience21). Et cette course vers le visage, arrive son terme, va rencontrer un autre visage que celui attendu et espr, un visage totalement absent du prologue (cest lui, le point de vue extrieur, lincarnation du dehors qui a suivi de loin et den haut le trajet du hros), le visage opaque et menaant dun homme lunettes, arm dune curieuse arme quil tient au creux de ses mains (jointes comme dans une prire). Lhomme qui lavait suivi

    21 - Gilles Deleuze, LImage-mouvement. Cinma 1, Paris, d de Minuit, 1983, p. 34 : Le plan, cest--dire la conscience, trace un mouvement qui fait que les choses entre lesquelles il stablit ne cessent de se runir en un tout, et le tout, de se diviser entre les choses.

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    parmi des milliers danimaux empaills qui les entourent de toutes parts, et dont la dernire zone est celle rserve aux oiseaux. Les plans sont nombreux, les oiseaux innombrables, rangs dans leur vitrine ou prsents dans des poses spectaculaires, et pris sous tous les angles, comme si la camra se prenait elle-mme au jeu de la fascination avi-cole. Il y a, la fin de cette squence des oiseaux du musum, une suite dimages particulires, prises den haut, depuis les galeries suprieures qui dominent le muse, avec les protagonistes en contrebas qui mar-chent au sol, et dans le champ, sinterposant lavant-plan (toujours cette figure dinterposition dans le plan), de grands oiseaux aux ailes ouvertes. Ces images en plonge sont toutes absentes du livre, mais trs prsentes dans le film. Lune dentre elles en particulier (souvent reproduite), dont la force visuelle impressionne et laisse des traces dans les mmoires, donne voir les deux amoureux en vue quasi verticale, comme pris sous laile gigantesque et ouverte dun oiseau blanc de grande envergure qui les surplombe24.

    De cet oiseau qui fait totem en dployant ses ailes dans la lar-geur du cadre au corps qui seffondre en cartant les bras en plein ciel, il y a, mes yeux, une vidente correspondance visuelle, une sorte de rime, autant plastique que symbolique. Le graphisme amplifi, sur fond de ciel tourment, offert par la figure du bras cart dans lins-tant dmultipli de la mort suspendue du hros, et linscription fige surplombant les amants au sol de la grande aile dploye par loiseau naturalis, ces deux signatures gestuelles qui occupent tout lespace du cadre se font cho dans le film, cest--dire, littralement, dans le temps de la mmoire, mettant en connexion le lieu musal (Dautres images se prsentent, se mlent, dans un muse qui est peut-tre celui de sa mmoire) et lespace de la jete (dont le texte homonyme de Michaux, faisait explicitement un promontoire savanant dans la mer-mmoire25). Le musum et la jete : deux espaces de mmoire, certes, mais surtout deux thtres du regard, deux lieux denvole de (dans) la mmoire. La tension qui les anime, cest justement celle-l, celle qui pousse chapper la dimension de mort de ces lieux. Ctait dj toute la problmatique du film Les statues meurent aussi : Un objet est mort quand le regard qui se posait sur lui a disparu. Et quand nous aurons disparu, nos objets iront l o nous envoyons ceux des ngres : au muse. Tout le film de Marker est plein de signes mortifres, figs, ptrifis : omniprsence des statues, des signes dans les pierres, de la fameuse coupe de squoia, etc. Les animaux empaills du musum en font partie. Et mme, dune certaine faon, le choix dun film fait non

    24 - Jean-Luc Alpigiano, qui observe ces images doiseaux naturaliss dans une lecture entirement guide par la rfrence des textes de Jean Cayrol (Lazare parmi nous), y voit lemblme de la mort toujours prsente mme dans les rves les plus apaiss (Un film lazaren. La Jete de Chris Marker, in Cinmathque, n 12, Paris, 1997, p. 47-48).

    25 - Voir plus haut.

    UN ENVOL BRIS : FIGURES ICARIENNES DE BATTEMENT1

    Dans cette image de chute en bout de course (et bout de film), la posture en ailes dployes du hros, dcline en petites variations chronophotographiques du geste, comme un tremblement du dses-poir, cette posture emblmatique qui vient signer une trajectoire a suscit diverses interprtations, notamment celle de Peter Wollen23 qui y voit une analogie intressante avec la clbre photo de Robert Capa prise en 1936 pendant la guerre civile en Espagne, et montrant la mort dun soldat espagnol en pleine action (le bras lev lchant son arme et commenant seffondrer en arrire sous leffet de la balle qui le frappe en pleine tte, saisi dun coup la fois dans linstant de la mort qui le frappe, dans la grandeur de son geste suspendu, et dans linstantan mdusant de lacte photographique). Ici, devant ce corps qui bascule, ce geste dcompos, presque au ralenti et comme en travelling arrire, sur fond de ciel turnrien, et dans ce lieu dchappe quest laroport, comment ne pas y voir lemblme dun envol bris, comme un oiseau un homme oiseau que son dsir et sa mmoire projetaient dans lespace et dans le temps quon abat au moment mme o il ouvre les ailes.

    FAIRE CONFIANCE AUX IMAGES

    La figure de loiseau est importante, non seulement dune faon gnrale dans lunivers de Marker dont le bestiaire est si singulier (la chouette bien sr, mais aussi le merle, lmeu, etc.), mais plus spci-fiquement dans La Jete, quelle traverse de part en part, tantt sur le mode explicite du motif, tantt sous la forme virtuelle dune sous-image incertaine, comme une sorte de filigrane plus ou moins insistant, dessinant une cartographie crypte et transversale, rvlatrice dune dimension essentielle de son cinma : la confiance faite aux images, et leur capacit propre de produire quelque chose (de lmotion, de la pense, du souvenir). Dun ct en effet cette figure icarienne sexpose explicitement, comme thme et sous forme dun motif bien visible. Cest le cas au moins deux reprises dans le film : dabord lors des premires rsurgences mnsiques : Des images commencent sourdre, comme des aveux... de vrais enfants, de vrais oiseaux. On voit sur ces derniers mots une image de pigeons en plein envol qui dcol-lent devant lopra Garnier de Paris. Ensuite, bien sr, tout au long de la magnifique squence au musum dHistoire naturelle, o lon suit les protagonistes dans leur exploration amoureuse du lieu, fascins

    23 - Peter Wollen, Feu et glace in Photographies n 4, Paris, mars 1984, p. 17-21. Voir aussi ce sujet larticle de Christa Blumlinger, La Jete : Nachhall eines Symptom-Films dans le volume collectif dirig par Thomas Tode et Birgit Kmper, Chris Marker, Filmessayist, Munich, revue CICIM, n 44-46, Institut franais de Munich, 1997, p. 65-72.

    1 - Voir illustrations p. 89.

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    dun fondu enchan trs lent et particulirement travaill, prenant appui sur lhomme allong dans le hamac de lobscur laboratoire souterrain, dont le visage est couvert par ce large masque blanc, une forme doiseau virtuel, aux ailes blanches dployes sur fond noir, semble surgir, littralement comme par miracle, dans la matire mme de limage, qui se fond et enchane avec celle de la femme (quon retrouve les yeux ferms elle aussi, dormant au soleil). Cet oiseau (on pense une mouette en vol) nat en fait de la forme blanche tire du masque et du bord flou du hamac larrire-plan, tous deux ajusts dans une forme en V par un cadrage trs singulier, qui les fait appara-tre en un double trait blanc, ouvert comme une paire dailes. Le flou, le grain, ltranget du cadre contribuent ce phnomne dapparition, associ dabord (premire occurrence, dans le premier mouvement du fondu, qui nous ramne du jardin botanique et de la coupe de squoia au laboratoire souterrain) lide datterrissage, de retour au sol, de chute (il retombe bout de forces, dit la voix off cet instant). Et associ ensuite (deuxime occurrence, dans le mouvement denchan, quelques secondes plus tard, pour repartir de lhomme vers le jardin et retrouver le visage de la femme qui sexpose la lumire solaire) lide denvol, de dcollage, de soulvement. Une autre vague de temps le soulve, dit alors la voix off. Une double apparition dun mme oiseau de rve, pour un double mouvement (une descente et une monte, de la lumire lombre puis de lombre la lumire, dun visage lautre, du pass au prsent, etc.). Et dans un double fondu enchan (une figure dcriture proprement cinmatographique, dont Marker use intensment tout au long de La Jete, o elle fait partie des procdures cintiques visant animer les images fixes, et dont on pourrait dire quelle fait elle-mme en quelque sorte mouvement dailes, une retombe et un envol, un fondu et un enchan on a vu quel point Marker les a calculs, limage prs, dans son carnet de montage). Un aller et retour, comme une vague qui se lance et se brise sur la jete. Une pulsation, un dsir qui monte et qui retombe. Cette image interstitielle et figurale, cette espce doiseau palimpsestique (on sait quil ny a jamais eu doiseau rel photographi l, mais cette prsence fantomatique nous hante, on ne peut sempcher de la voir dans le fondu une fois quon y pense), cette alatoire envole dune paire dailes assimile une vague de temps, fait systme avec le reste, et dveloppe cette lecture en filigrane du film o dautres mati-res formelles peuvent ainsi venir sagrger sur ce mode figural27, rv-lant ce principe que le film est travaill en lui-mme par une puissante pense des formes. Ainsi, par exemple, le hamac exerce-t-il dune faon gnrale cette fonction de matire formelle imageante tout au long des images souterraines du film. Visiblement Marker a travaill la visualit

    27 - Je renvoie sur cette question louvrage collectif LAnalyse figurale de films, aux ditions De Boeck-Universit, collection Arts & cinma, 2002.

    de plans mais dimages fixes. Mais il ne faut pas se laisser abuser par cette immobilit apparente (leffet photo). Au contraire, justement, il faut savoir y lire la vibration intrieure, souterraine, qui traverse tout le film, qui fait que cest un film, justement. Celui-ci lutte tout du long pour sa survie, laissant transparatre la puissance du vivant, du mouvant, du dsirant, jusque dans ses formes mmes : les battements sont en filigrane, comme ici avec cette correspondance visuelle forte entre la chute du hros et les ailes ouvertes des oiseaux du musum. Car cest bien souvent, en effet, le regard qui fonde la dynamique, donne sa valeur aux choses, les agite, comme un battement dailes dans la dure intrieure de ce qui nest pas un photogramme mais un cinmatogramme. Sans soleil, quon peut presque voir comme le mtafilm de La Jete, le disait dj plus dune reprise : Je vous cris tout a dun autre monde, un monde dapparences. Dune certaine faon, les deux mondes communiquent. La mmoire est pour lun ce que lHistoire est pour lautre. Une impossibilit. Les lgendes naissent du besoin de dchiffrer lindchiffrable. Les mmoires doivent se con-tenter de leur dlire, de leur drive. Un instant arrt grillerait comme limage dun film bloqu devant la fournaise du projecteur. La folie protge, comme la fivre. Jenvie Hayao et sa Zone. Il joue avec les signes de sa mmoire, il les pingle et les dcore, comme des insectes qui se seraient envols du temps et quil pourrait contempler dun point situ lextrieur du temps la seule ternit qui nous reste. Je regarde ses machines, je pense un monde o chaque mmoire pourrait crer sa propre lgende (Sans soleil, p. 21).

    Ainsi, pour revenir lanalogie de posture entre les ailes / les bras dploys, il y a l une lgende ne dune mmoire visuelle. Et ce genre de signe, bien vivant, qui respire dans un regard au cur battant, fait bien partie de la pense formelle du film. Il dpasse le stade de la simple analogie pour fonder une structure visuelle trans-versale qui, on va le voir, travaille en profondeur le film dans toute sa matire signifiante, comme un filet aux mailles de plus en plus serres. On peut suivre les traces de cet oiseau aux limites du visible.

    LES AILES VIRTUELLES DU FONDU ENCHAN

    Car la figure de loiseau intervient aussi, comme lavait dj, et justement, repr Jean-Luc Alpigiano26, sur un mode plus secret, comme un intrieur incertain de la perception, presque une image subliminale, mi-vue mi-rve, dont on nest mme pas sr quelle soit volontaire. Je pense ici ces deux moments troublants du film, trs proches lun de lautre, et senchanant... comme un battement dailes (juste aprs la squence de la coupe de squoia) o, au cur

    26 - Op. cit., p. 39-40.

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    marteler nos oreilles de ses lancinants battements cardiaques amplifis. Dans ces voyages de lesprit mens exprimentalement dans les labos souterrains, cest le corps qui est au travail, et cest le cur qui bat, vio-lemment. Battement des ailes, battement des paupires, battement du temps, et finalement, donc, battement du cur28. Tel est le trajet des formes, explicites ou implicites, qui tisse la trame figurale du film. Faire confiance aux images, les laisser aller et venir, monter et retomber, senvoler et atterrir. la surface des motifs ou dans la chair profonde de la matire signifiante, dans les va-et-vient de lentre-image. Ainsi la forme oiseau nous emmne-t-elle dun battement lautre, elle est la figure migratoire du film, sa matire baladeuse qui nous emporte et nous transporte. Et tombe dans les trous du temps. Loiseau : une figure du battement, une forme migratoire, une instance de fond et de forme, une forme qui pense.

    Un envol bris. La chute dIcare dans les battements, un Icare qui a trop rv datteindre linaccessible. chapper au temps pour voler de ses propres ailes, hors du monde chronique des humains, dans le pur univers, dtach, arien, dune mmoire libre. Icare moderne, sur une jete daroport, comment ne pas voir dans cette image de lhomme qui court, puis tombe, un mouvement de dcollage qui seffondre sur lui-mme, dans linstant o son dpart se rvle aussi son arrive (se souvenir que le plan qui, dans le prologue, enchane avec le visage de femme, est un plan le seul davion en plein ciel, trs graphique, comme un oiseau noir qui traverse lcran blanc du ciel, ailes ouvertes, sans quon puisse dire videmment sil dcolle ou atterrit). Comment ne pas voir l ce que finalement cest : une image denfance qui se dcouvre comme une image de mort. Il comprit... que cet instant quil lui avait t donn de voir enfant, et qui navait cess de lobs-der, ctait celui de sa propre mort. Le dernier plan du film montre lhomme face contre terre, les bras en croix, bien carts. Fondu au noir. Dfinitif.

    DANS LINSTANT DE LA MORT, VOIR LA VIE QUI DFILE

    Dfinitif ? Ou originaire ? Car finalement, nest-ce pas la ques-tion de la mort comme cart, comme ouverture qui fait ici office de figure de vertige ? Si limage denfance est, moyennant ce quart de tour quest le basculement de point de vue, limage de sa propre mort, cest videmment par retournement de ce quon considre comme le phnomne naturel inverse : cest dans la mort, plus exactement dans linstant de la mort, dans lcart infinitsimal qui la constitue,

    28 - Shnagon avait la manie des listes : liste des choses lgantes, des choses dsolantes ou encore des choses quil ne vaut pas la peine de faire. Elle eut un jour lide dcrire la liste des choses qui font battre le cur. Ce nest pas un mauvais critre, je men aperois quand je filme. (...) Je pense la liste de Shnagon, tous ces signes quil suffirait de nommer pour que le cur batte. Seulement nommer(Sans soleil).

    1 - Voir illustrations p. 90.

    particulire quautorise cet objet, dont lextension latrale et lcarte-ment, lampleur et la suspension, les effets de voilages triangulaires, la dynamique de positionnements infiniment variables, ne cessent de faire ailes dans tous les fonds dimage o il apparat, en une sorte de chorgraphie la gomtrie impressionniste. Les ailes blanchtres du hamac planent et dansent dans nombres darrire-plans, comme un esprit totmique et plastique qui traverserait ces scnes.

    CRIS DOISEAUX : LINSTANT INTENSIF

    Cette figure filigrane de loiseau qui plane dans les formes, aprs stre expose dans les motifs, se relance encore (elle redcolle) avec lun des autres vnements majeurs du film, cette fois un vne-ment qui rvle pleinement sa nature cinmatographique je veux parler bien sr du fameux plan en mouvement, le seul o quelque chose qui bouge (minimalement) nous soit donn voir comme tel : le gros plan sur ce doux visage de femme, couche dans le lit, nue sous les draps, qui semble regarder la camra et qui, un moment donn, par une longue et magnifique suite de fondus enchans de son visage, bat des yeux plusieurs reprises : voil tout le mouvement du film, son noyau incandescent, dautant plus intensif quil est rduit ce simple clignement rpt des yeux. Pendant ce plan de mouve-ment (en fait pendant toute la squence qui lamne, donc pendant toute la srie photographique de fondus enchans, trs lents et trs rapprochs, o lon passe dune position lautre du visage, comme par des glissements presque continus qui font insensiblement passer du photogramme au cinma mme), pendant ces glissements progres-sifs de douceur amoureuse donc, un tonnant travail occupe la bande sonore : partant du silence, celle-ci se remplit peu peu de singuliers cris doiseaux, des piaillements innombrables, qui vont croissant et dont lintensit atteint sa puissance assourdissante prcisment sur le dernier plan (cette fois sans guillemets), sur les battements de paupire qui sont tout entiers le cinma. Le plan qui crie. Le cinma comme ultime forme du dsir, o le pass (fig mais fondu) sactualise dans une vibration de plus en plus intensive et dchirante, o le clin dil assourdissant surgit naturellement comme terme dun enchanement aussi discret et secret quun mouvement doiseau virtuel.

    UNE FORME QUI PENSE1

    Sitt le plan des clignements dyeux achev et les criaillements doiseaux retombs, on enchane avec le retour brutal au camp sou-terrain et la salle des expriences, o, dans la bande son, un autre battement se fait entendre, plus sourd et plus inquitant, quon a dj souvent entendu dans le film, et qui ici prend toute sa force : il vient

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    o on se projette corps et me. Limage denfance, en tant quelle est aussi image de mort image mentale dans les deux cas , est ainsi une incarnation de la conscience comme mmoire instantane dun temps total. En ce sens, sa nature matrielle, dans le dispositif singulier du film, cest--dire son statut hybride dimage qui nest ni (simplement) photographique ni (vraiment) cinmatographique, mais qui est ce que jappelle (par inversion de la notion de photogramme une image de film faite photo) un cinmatogramme (une image photo faite film), cette nature ambivalente correspond exactement cette donne : La Jete la fois nous raconte lhistoire dun film mental qui tiendrait tout entier dans une photographie et en mme temps est ce film mme (une photo qui dure). Un cinmatogramme de la conscience.

    (Ce texte est extrait dune tude plus longue sur La Jete, parue dans la revue Thorme n 6 aux Presses de la Sorbonne Nouvelle, numro entirement consacr des Recherches sur Chris Marker et dirig par Philippe Dubois.)

    dans la bance abyssale quelle ouvre sous la forme ici dune chute-envol fige / dcompose cest dans ce point du temps o on nest plus vraiment en vie mais pas encore vraiment mort, cest dans cet entre-deux suspendu entre ciel et souterrain, que lon remonte lenfance, ou plutt que celle-ci vous revient, sur la jete, comme une doublure fantomatique, comme une bouffe qui dure, justement, linstant dun battement. Si, comme on dit, dans linstant de la mort, cest la totalit de la vie qui dfile sous nos yeux et dans nos ttes, alors voil sans doute le fil(m) mental qui fonde La Jete, voil ce que le film littralement incarne, tant dans sa thmatique narrative que dans sa matire dimage elle-mme.

    la lumire, particulirement clairante cet gard, de la citation de Bergson fournie au dbut de ce texte (Notre conscience nous dit que, lorsque nous parlons de notre prsent, cest un certain intervalle de dure que nous pensons. Quelle dure ? Impossible de la fixer exactement ; cest quelque chose dassez flottant, qui peut se raccourcir ou sallonger selon lattention quon lui porte. [...] Allons plus loin : une attention qui serait infiniment extensible tiendrait sous son regard, en un prsent continu, une portion aussi grande quon voudra de dure, y inclus donc ce quon appelle notre pass. [...] Une attention la vie qui serait suffisamment puissante, et suffisamment dgage de tout intrt pratique, embrasserait ainsi dans un prsent indivis lhistoire passe tout entire de la personne consciente []), on dcouvre que cest bien une affaire de conscience qui fonde la structure narrative du film. Une conscience intensive, arrache aux ncessits de laction, exacerbe par la tension du dispositif, par la puissance soudaine dune situation exceptionnelle (la violence de la scne), une conscience qui bascule, comme un corps, cartele entre une image de dsir affiche (le visage de la femme au bout de la jete) et limage brouille par la peur dun inconscient mortel (Il comprit que cet instant quil lui avait t donn de voir enfant, et qui navait cess de lobsder, ctait celui de sa propre mort).

    UN CINMATOGRAMME DE LA CONSCIENCE

    Si lintervalle temporel que reprsente le passage de la vie la mort, ici le temps intrieur de la chute dun corps, prcisment fig par larrt photographique mais dcompos dans la dure dune srie en variation, si ce temps intensif savre un prsent qui dure, cest--dire un temps o le clivage entre pass et prsent disparat au profit dun dfilement intrieur qui actualise la totalit de la vie dans linstant de la mort, alors ce moment, la fois infime et infini, est bien une pure substance de temps. Mais, ici, une substance de temps faite film. Un film virtuel quon se projette dans la tte et un film rel

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    Bernard BASTIDEJOURNALISTE, AUTEUR ET DITEUR DE LIVRES CONSACRS

    LOUIS FEUILLADE, JACQUES DE BARONCELLI ET AGNS VARDA,CHARG DE COURS EN HISTOIRE DU CINMA,

    UNIVERSITS PARIS-III ET MARNE-LA-VALLE

    LA CINPHOTOGRAPHIE DAGNS VARDA

    ULYSSE ET SALUT LES CUBAINS

    Ce qui me fascine dans le cinma, cest quil nest pas, comme on veut bien le croire, le contraire de la pho-tographie. Limmobilit, le plan fixe et le silence sont con-tenus dans le cinma.

    (Agns Varda, entretien avec Andr Pierre, Les Nouvelles littraires, n 2890,9-15 juin 1983, p. 50.)

    On a envie dassocier photographie et cinma comme labourage et pturage (). Ces deux saisies de la vie, lune immobile et muette, lautre mouvante et parlante, ne sont pas ennemies mais diffrentes, compl-mentaires mme. La photographie, cest le mouvement arrt ou le mouvement intrieur immobilis. Le cinma, lui, propose une srie de photographies successives dans une dure qui les anime.

    (Agns Varda, Varda par Agns, Cahiers du cinma, 1994, p. 130.)

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    larme rebelle, cette structure fut cre par le tout premier dcret de politique culturelle publi par le gouvernement rvolutionnaire. Il faut voir dans cet acte un signe fort : la prise de conscience du rle extra-ordinaire jou par le cinma dans la rvolution cubaine4. Plac ds sa cration sous la prsidence dAntonio Guevara, lICAIC est un institut autonome () ayant les moyens de prendre le contrle de toutes les branches de lindustrie cinmatographique qui, partout dans le pays, pouvaient tre nationalises5. Soucieuse dexporter dans le monde limage dune rvolution pacifique, linstitut invitera, ds sa cration, plusieurs cinastes franais (Chris Marker, Armand Gatti) et dvelop-pera des alliances avec la socit sovitique Mosfilms qui se traduiront par la coproduction de trois films, dont Soy Cuba de Mikhail Kalatozov (1964), diffus tardivement sur les crans.

    Son invitation Cuba, Varda la doit au succs international de Clo de 5 7, sorti sur les crans au printemps 1962, mais aussi et sur-tout la chaude recommandation de Chris Marker, venu sur lle en 1960 pour y tourner Cuba si, un documentaire clbrant avec enthou-siasme la jeune rvolution cubaine.

    Mais quelle est, lorigine, lintention de Varda ? Je suis partie avec un Rolleiflex, un Leica et le projet de faire des photos et de les refilmer au retour, crit la cinaste dans son livre de souvenirs, Varda par Agns6. Je voulais montrer, entre autres, les sources africaines, hatiennes, franaises, catholiques de la musique cubaine, prcise-t-elle dans un entretien au Monde7. Lide dimaginer, ds lorigine, la conception dun film et non pas un simple reportage destin la presse lui a t souffle par lexprience. Quelques annes plus tt, Varda avait eu la mauvaise ide de partir en Chine sensiblement en mme temps que Cartier-Bresson. Rsultat : Match avait publi les photos du matre et navait pas daign acheter une seule des siennes8.

    Sur place, Varda va photographier des officiels (dirigeants de socits, politiques, etc.), des reprsentants du monde des arts et du spectacle (chanteurs, peintres, crivains, etc.), mais aussi et surtout de simples quidams saisis dans la rue, constituant en quelques semaines un vaste album denviron 2 500 3 000 clichs. Le dispositif des pri-ses de vues offre un large spectre : de la photographie de reportage vole dans la rue, fruit de patientes dambulations travers le pays, au portrait pos, rsultant dune minutieuse mise en scne.

    Dans un courrier M. Mounier, alors directeur du dpartement courts mtrages et tlvision