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Comme Janus aux deux visages.des écrivains aux deux publics par Daniel Delbrassine* Dans le cadre d'une recherche universitaire dont il donne ici plusieurs aperçus, Daniel Delbrassine étudie le parcours d'écrivains contemporains, entre édition pour la jeunesse et édition générale. À partir de ces résultats, une rigoureuse comparaison entre les textes (pour adultes/pour adolescents) permet d'envisager sur de nouvelles bases la question de la spécifité de l'écriture pour la jeunesse. * Daniel Delbrassine est formateur au Centre de lecture publique de la Communauté française de Belgique. L e roman adressé aux adolescents est-il (pour les auteurs) un espace de circulation entre l'édition jeunesse et l'édition générale ? Ces écrivains modi- fient-ils leur manière d'écrire lorsqu'ils passent d'un public à un autre ? C'est à ces questions que l'on voudrait apporter quelques éléments de réponse, fruits d'une recherche en cours 1 . Notre attention s'est portée sur un ensemble de collections 2 adressées à un public de grands adolescents par les principales maisons implantées dans le secteur de l'édition jeunesse. C'est la période de fin de siècle, plus précisé- ment les années 1997-2000 qui a été retenue, notamment pour des raisons liées à l'état du marché. Gallimard, Flammarion et Le Seuil, complétés de L'École des loisirs, disposent à la fin des années 90 de collections qui jouissent d'un statut « littéraire » au sein de ce que l'on pourrait nommer le champ de la lit- térature de jeunesse 3 . L'examen des catalogues livre un corpus d'un peu moins de 250 romans publiés en 4 ans, dossier N°206-LAREVUEDESLIVRESPOURENFANTS

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Comme Janus aux deux

visages.des écrivainsaux deux publics

par Daniel Delbrassine*

Dans le cadre d'une rechercheuniversitaire dont il donne iciplusieurs aperçus, DanielDelbrassine étudie le parcoursd'écrivains contemporains,entre édition pour la jeunesseet édition générale. À partirde ces résultats, une rigoureusecomparaison entre les textes(pour adultes/pour adolescents)permet d'envisagersur de nouvelles bases la questionde la spécifité de l'écriturepour la jeunesse.

* Daniel Delbrassine est formateur au Centre de lecture

publique de la Communauté française de Belgique.

L e roman adressé aux adolescentsest-il (pour les auteurs) un espace decirculation entre l'édition jeunesse et

l'édition générale ? Ces écrivains modi-fient-ils leur manière d'écrire lorsqu'ilspassent d'un public à un autre ? C'est àces questions que l'on voudrait apporterquelques éléments de réponse, fruitsd'une recherche en cours1.

Notre attention s'est portée sur unensemble de collections2 adressées à unpublic de grands adolescents par lesprincipales maisons implantées dans lesecteur de l'édition jeunesse. C'est lapériode de fin de siècle, plus précisé-ment les années 1997-2000 qui a étéretenue, notamment pour des raisonsliées à l'état du marché. Gallimard,Flammarion et Le Seuil, complétés deL'École des loisirs, disposent à la fin desannées 90 de collections qui jouissentd'un statut « littéraire » au sein de ce quel'on pourrait nommer le champ de la lit-térature de jeunesse3. L'examen descatalogues livre un corpus d'un peumoins de 250 romans publiés en 4 ans,

dossierN°206-LAREVUEDESLIVRESPOURENFANTS

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Passagèresans retour

Brigitte Aubert et Gisèle Cavali :

Passagère sans retour,

Ml. F. Rébéna, Albin Michel

Malika Ferdjoukh :

Sombres citrouilles,

L'École des loisirs

Jean-Noël Blanc :

Tête de moi, Gallimard

Sombres citrouillesMédis»»

dont 64 traductions. Sur les 111 auteursfrancophones présents, une petite cen-taine disposent d'une bibliographie suf-fisante pour déterminer leur « apparte-nance » à tel ou tel secteur de l'édition.La consultation de la base de donnéesElectre, en date de juillet 2001, et l'exa-men de celle de la BnF, au printemps2002, ont permis de suivre les parcourset les ancrages dans l'édition jeunesse etl'édition générale, puisque l'on disposaitainsi d'une connaissance précise de labibliographie de chaque auteur.

On peut s'offrir d'abord une vision sta-tique, où les auteurs se répartissent surune échelle, qui va des « spécialistes jeu-nesse » (niveau I), qui n'ont rien publiéen dehors de ce secteur de l'édition, àdes auteurs clairement inscrits dans l'édi-tion générale, leur intrusion en jeunesserestant exceptionnelle (niveau V).Brigitte Aubert, François Bon, MichèleGazier, Sylvie Germain, Annie Saumontfont partie de ces auteurs reconnus dansl'édition générale et qui commettent unou deux romans dans des collections des-tinées aux adolescents. Leur présences'explique notamment par la volonté decertaines collections de se doter d'unelégitimité littéraire : les textes promo-tionnels qui ont récemment présentéTribal et Scripto4 sont assez révélateursde cette préoccupation.

Un tiers des auteurs analysés (30 sur 90)peuvent être qualifiés de « spécialistesjeunesse », qui constituent ainsi le groupele plus important. Les noms de JeanCoué, Malika Ferdjoukh, MichelGrimaud, Gudule, Susie Morgenstern, nesont pas inattendus dans cette liste. Parailleurs, on découvre un intéressantgroupe d'écrivains dont les publications

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sont nombreuses et reconnues dans lesdeux secteurs (niveau III) : ces auteurs dits« mixtes » feront l'objet d'une approchetoute particulière dans la dernière partiede cet article.

Les politiques de collectionCe qui apparaît le mieux, à partir d'untableau d'ensemble de la répartition des90 auteurs, c'est la politique des collec-tions concernées. Gallimard et L'Écoledes loisirs s'opposent diamétralementsur ce point. En effet, les auteurs publiésen Page Blanche ou Frontières se situentquasi-exclusivement entre les catégoriesIII à V, c'est-à-dire qu'il s'agit d'auteursplus ou moins reconnus dans le secteur del'édition générale. Et on remarquera lesnoms de Didier Daeninckx, RégineDetambel, Nancy Huston, entre autres.On peut constater que l'ambition littérairede ces collections n'était pas un vainmot. La volonté de se situer en liendirect avec le champ de la littératuregénérale se marque ainsi très nettementà travers les choix éditoriaux.

Les auteurs de Médium se répartissentquant à eux entre les niveaux I et III,sans aucune exception. Apparaît doncune politique éditoriale absolument dif-férente : celle de publier des auteursdont la plupart étaient des inconnusavant d'entrer à L'École des loisirs.Beaucoup deviennent des spécialistes duroman pour la jeunesse. On pense àMarie-Aude Murail, par exemple, et onreconnaît ici le projet de collection telqu'il avait été défini au début des années90 par Geneviève Brisac : créer unegénération d'auteurs-maison, pourprendre le relais des romanciers améri-cains traduits.

Les collections Fictions (Seuil) et Tribal(Flammarion) offrent des répartitionsbeaucoup plus nuancées, ce qui nousamène à réévaluer plusieurs positions.La réputation très « littéraire » de la col-lection de Claude Gutman semble exagé-rée si l'on s'en tient à un recensementdes plumes présentes à son catalogue.S'y retrouvent en effet quelques auteursconsacrés auprès du public adulte, maisaussi un certain nombre de débutants oude spécialistes du secteur jeunesse.Enfin, les prétentions affichées par Tribalpour ce qui est de publier des auteursconsacrés ne résistent pas à l'examen :des 7 noms annoncés dans le texte pro-motionnel de juin 1999, seuls Jean-Jacques Busino et Pierre Pelot figurenten bonne place.

Au terme de cette rapide approche descollections, on ne peut éviter de mettreen relation la double suspension oudisparition de Page Blanche, Frontières,et Fictions, avec leur positionnement surle marché du roman adressé aux adoles-cents. Ce sont en effet les collectionsdont l'image « littéraire » était la mieuxétablie, celles qui étaient les plus prochesde la sphère de production restreinte duchamp de la littérature générale, qui sontarrêtées par leur éditeur respectif à la findu siècle. Voilà qui est sans doute lourdde signification quant à l'évolution dusecteur...

La circulation des auteursLe parcours des 90 écrivains analysés estassez riche d'enseignements pour perce-voir certaines relations entre les deuxchamps littéraires. On constatera d'a-bord que deux tiers des auteurs ont déjàpublié des romans destinés aux adultes,ce qui écarte définitivement l'image de

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Didier Daeninckx :

À louer sans commission,

Gallimard

deux espaces nettement cloisonnés.Mais surtout, dans une perspectivedynamique, on observera l'existenced'une circulation ascendante et descen-dante5. De nombreux auteurs consacrésdans l'édition générale viennent publierdes romans dans des collections desti-nées aux adolescents (on parlera de cir-culation descendante) et une quinzained'auteurs reconnus dans le secteur jeu-nesse font leur entrée dans l'éditiongénérale (circulation ascendante).

Le plus évident, c'est sans doute l'exis-tence de passerelles assez fréquentes etfonctionnant dans les deux sens : legenre paralittéraire et l'éditeur. C'est cequ'annonçait déjà Denise Escarpit ennovembre 19996. Son constat partaitd'une observation personnelle : il trouvedans notre corpus une confirmation chif-frée et circonstanciée. La paralittératureautorise une circulation ascendante etdescendante : Jean-Jacques Busino,Didier Daeninckx, Michel Honaker, HervéJaouen, Marc Menonville viennent enjeunesse après avoir fait leurs preuvesdans les genres noirs de l'édition géné-rale. Sarah Cohen-Scali, Yves Hughes, etJean-Paul Nozière font le chemin inverse.Il s'agit ici le plus souvent d'auteurs quirestent dans les genres qui étaient leurspécialité. La naissance récente de la col-lection Rat noir (Syros), qui prolongeSouris noire vers le public adolescent,illustre bien cette circulation à travers laparalittérature, puisque le projet est depublier des auteurs comme PatrickRaynal ou G.J. Arnaud7.On observera par ailleurs comment letrajet qui va des romans « littéraires »en édition jeunesse à la paralittératureen édition générale est un itinérairefréquenté.

Didier Daeninckx

A LOUERSIOEsans

F R O N T I È R E S / G A L 1 I M A R D

— Bouge pas, petit... Va dans le coin, là-bas, avec les autres et retourne-toi contre le

Didier Daeninck

La Fête des pères, III. Pym, Syt

Marie-Aude Murail :Nos amours ne vont

pas si mal,III. Dupuy-Berberian,

L'École des loisirs

Marie-Aude MurailNos amours ne vont pas

si mal

Médium pothe

LAREVUEDESUVRESP0URENFANTS-No206 .

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Ainsi en est-il de Michel Grimaud, VirginieLou, et Christian Poslaniec, qui publientde la paralittérature destinée aux adultes.Ou de Robert Deleuse et Hervé Jaouen, qui- dans l'autre sens - proposent des romanspsychologiques en Page Blanche et enFictions. Par contre, on ne s'étonnera pasde l'absence totale de transfuge entre laparalittérature pour la jeunesse et le roman« littéraire » pour adultes...

La maison d'édition semble elle aussi unepasserelle très fréquentée. C'est particuliè-rement clair pour Régine Detambel, parexemple, très active ces années-là en NRFet en Page Blanche, chez Gallimard. LeSeuil voit se croiser Robert Deleuse, Jean-Paul Nozière, et Hubert Mingarelli. Mais lephénomène le plus intéressant concernesans doute les échanges entre l'École desloisirs et L'Olivier, puisqu'il s'agit exclusi-vement de circulation ascendante. AgnèsDesarthe, Marie Desplechin, ChristopheHonoré, Guillaume Le Touze et Domi-nique Souton ne sont plus des inconnusdans le champ de la littérature générale8.Il est difficile de ne pas croire que les rela-tions entre les directeurs de collection ontjoué. On rapprochera aussi le parcourssimilaire des deux maisons, orientéd'abord vers la traduction d'auteurs amé-ricains contemporains, puis dans unsecond temps axé sur l'émergence d'unegénération d'écrivains français. Au boutdu compte, il reste que les collections deL'École des loisirs fournissent quelques-unes de ses meilleures plumes au cata-logue de L'Olivier.

La question de l'adaptationLes bases de données Electre et BnF ontpermis de mettre en évidence la circula-tion existant entre les deux champs del'édition. Mais cette mobilité n'est pas

sans poser certaines questions, et l'unedes plus délicates est certainement cellede l'adaptation. C'est-à-dire savoir dansquelle mesure - consciemment ou non -les auteurs modifient leur écriture lors-qu'ils passent d'un public à l'autre. Enfait, cette question ne peut être envisa-gée aussi simplement, car elle se poseplutôt à deux niveaux : d'abord évidem-ment au stade de l'écriture, pour autantque les auteurs aient une idée claire deleur destinataire, mais aussi lors de lapublication, lorsque les directeurs decollection choisissent, ou non, de retenirtel texte pour une collection destinée à lajeunesse...

La question de l'adaptation a fait l'objetd'un débat assez approfondi dans lemonde anglo-saxon, à propos de la littéra-ture pour la jeunesse dans son ensemble.En 1991, l'Australienne Barbara Wall for-mulait le problème en des termes assezradicaux : « Tous les écrivains pour lajeunesse doivent, dans un sens, écrire endessous. » L'expression writing down,difficilement traduisible, signifiait selonelle « prendre en compte qu'il y a unedifférence entre les compétences, lescentres d'intérêt et les références d'unenfant et d'un adulte. »9 Mais on noteraque la formule anglaise writing downn'est pas dénuée d'une certaine péjora-tion10.

Dans un article consacré à la positiondes auteurs11, Peter Hunt remarquaitleur extrême prudence par rapport àcette question, l'adaptation ne devantpas être confondue avec la fabrication.Il présentait aussi la position plus offen-sive de l'auteur des Chroniques deNarnia, C.S. Lewis : « Écrire pour la jeu-nesse modifie sans aucun doute mes

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habitudes de composition. Ainsi, celam'impose une limite stricte sur le voca-bulaire ; cela exclut l'érotisme ; celam'oblige à couper dans les passages deréflexion et d'analyse, et m'amène àproduire des chapitres d'une longueurplus ou moins égale (...) Toutes ces res-trictions me font beaucoup de bien, unpeu comme si j'écrivais en vers. »

Dans le contexte francophone, il est plu-tôt malaisé d'obtenir des réponses fiablesauprès des acteurs concernés. Auteurset éditeurs cherchent avant tout à éviterl'image d'une littérature de commande,fabriquée en fonction de ses lecteurs,et toute forme d'adaptation semblesuspecte dans un contexte où la légitimitélittéraire est un objectif commun à tousles acteurs. La question doit donc êtreabordée autrement, et l'analyse compa-rative des textes eux-mêmes devraitnous fournir des moyens plus objectifs.

Comparer les romans entre euxCertains auteurs, nous l'avons vu,voient leurs romans publiés tantôt dansdes collections pour les adolescents,tantôt dans des collections de l'éditiongénérale. Nous les avons désignés ci-dessus comme des auteurs « mixtes »,pour des raisons de facilité. Leursromans présentent-ils des différencesnotoires en termes de langue, en ce quiconcerne la forme du récit, ou dans lescontenus ? Voilà qui apporterait à laquestion de l'adaptation des réponsespour le moins originales, mais qui per-mettrait aussi d'avancer dans le sensd'une approche des spécificités duroman adressé aux adolescents.Au départ d'une quinzaine d'écrivainsactifs durant la période 1997-2000, il aété défini un ensemble équilibré de 48

romans, tirés pour moitié des collectionsadressées aux adolescents et désignéesau début de cet article. Les romanspubliés en littérature générale l'ont étéentre 1995 et 2001, si bien que les deuxensembles de 24 récits peuvent êtreconsidérés comme contemporains dansleur création. Le groupe composé deJean-Philippe Arrou-Vignod, Jean-NoëlBlanc, Agnès Desarthe, RégineDetambel, Claude Gutman, ChristopheHonoré, Hervé Jaouen, ChristianLehmann, Jean-Paul Nozière, PierrePelot, Janine Teisson, a été complété parRobert Deleuse, Marie Desplechin, etVirginie Lou, dont le profil d'auteursmixtes était moins évident.

La comparaison devrait se concentrersur les incipit. En effet, si le début deroman est un lieu hautement stratégiqueen termes de séduction du lecteur, c'estaussi une zone du texte probablementassez marquée par un travail conscientde la part de l'auteur. On est donc endroit de faire l'hypothèse que, s'il y a euadaptation au lecteur, l'incipit en porterales traces. La question de savoir si cetteadaptation est consciente ou non nenous concerne pas ici, puisque ce quinous intéresse, ce n'est pas le comporte-ment de l'auteur, mais bien le résultatproduit. Existe-t-il des différences objec-tives entre un roman adressé aux ado-lescents et un autre ?

La comparaison linguistique des incipit aété menée dans un premier temps en uti-lisant les formules d'analyse de lisibilitételles qu'elles sont encore employéesaujourd'hui pour évaluer la difficulté destextes, par exemple dans les manuelsscolaires. Le système le plus accessibleest celui proposé par la plupart des trai-

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Régine Detambel : Solos,

Gallimard

tements de texte actuels, basé sur la for-mule de Flesch, qui offre essentiellementun indice global de lisibilité, une mesurede la longueur des phrases et de la diffi-culté du vocabulaire. Les 48 débuts deroman analysés proposent des valeursparfois inattendues, mais il est certainque l'usage de formules de lisibilité plusperformantes comme celles de G. DeLandsheere et G. Henry12 permettrad'affiner encore le diagnostic.

Cette première approche de la lisibilité,limitée à la simple formule de Flesch,montre un écart de six points seulement(sur une échelle de facilité croissantede 0 à 100) entre l'indice de lisibilitémoyen des deux groupes d'incipit : 49,95pour les romans adressés aux adultes(groupe A) contre 56,95 pour le groupe J.C'est un écart assez faible. La moyennedu nombre de mots par phrase est quasi-ment identique (16,48 contre 16,26).Pour ces deux mesures, on observe unnombre égal de valeurs extrêmes dans lesdeux groupes. Trois incipit de chaquegroupe ont un indice de lisibilité inférieurà 40, cinq incipit de chaque groupe ontun nombre moyen de mots par phrasesupérieur à 20. Ici, ce qui ressort le plus,c'est plutôt la constance des valeurschez un même auteur, Jean Joubert etChristian Lehmann apparaissant commeles plumes les plus « difficiles ».

La mesure de la complexité du vocabu-laire offre des résultats très contrastés :sur une échelle de difficulté croissante,on passe d'une moyenne de 28,66(groupe A) à 19,12 (groupe J). L'écartest donc plus important, et c'est levocabulaire qui explique la légère diffé-rence des valeurs de l'indice général delisibilité. La mise en œuvre de formules

JvChristophe Honoré

Mon cœur bouleversé

Christophe Honoré :

Mon cœur bouleversé,

L'École des loisirs

HubertMingarelli :

L'Arbre,Seuil

dossier N°206-LAREVUEDESUVRESP0URENFANTS 95

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de lisibilité plus précises, notammentpour l'analyse du vocabulaire, devraitpermettre de confirmer ou non cettesingularité13. À ce stade de la recherche,une hypothèse surgit évidemment : lesauteurs ne changeraient pas de stylemais éviteraient en revanche un voca-bulaire trop difficile. La thèse du writingdown serait donc valable en ce quiconcerne le vocabulaire...

L'analyse des paramètres linguistiquesne se réduit pas aux indices de lisibilité,et la comparaison des incipit ne peut selimiter à la langue : tous les aspects lit-téraires et narratifs doivent aussi être envi-sagés. Cette recherche de grande ampleur- et dont on comprendra aisément qu'elledépasse le cadre de cet article - ouvre denombreuses perspectives.

1. Thèse de doctorat en préparation à l'Université de

Liège. Il va de soi que cet article n'est en aucune

manière un compte rendu de la recherche entreprise.

2. Médium (L'École des loisirs), Page Blanche/Noire et

Frontières (Gallimard), Fictions (Seuil), Tribal

(Flammarion)

3. Le terme de champ employé par Pierre Bourdieu

dans Les Règles de l'art - Genèse et structure du

champ littéraire (Seuil, 1992) me paraît applicable ici,

vu la situation très cloisonnée de la littérature de jeu-

nesse par rapport à la littérature générale. On trouve

en effet des acteurs spécialisés « jeunesse • à tous les

niveaux : auteurs, éditeurs, critiques, revues, ...

Mais la question mériterait approfondissement.

4. Flammarion lance Tribal en juin 1999 et Gallimard

crée Scripto en avril 2002

5. La descente et l'ascension n'ont ici aucune valeur

appréciative, mais se rapportent à l'âge des lecteurs.

6. « Entre public adulte et public jeune, les chemins

imprévus de l'écriture et de l'édition. Introduction au 3e

colloque d'Aspe, 4-5-6 novembre 1999 ». Actes publiés

dans Nous voulons lire !, n°135.

7. Le Monde des livres, 31 mai 2002. Article de G.

Meudal.

8. En dehors des auteurs présents en Médium entre

1997 et 2000, on pourra citer aussi Sophie Chérer,

Florence Seyvos, et bien sûr Geneviève Brisac, directrice

de collection.

9. The narrator's voice : the dilemma of children's fiction,

London, Macmillan, 1991. Page 15.

10. Évoquant l'adaptation consciente au niveau des

contenus, Maria Nikolajeva relevait même le terme de

« purification » ! (en anglais dans le texte) Children's lite-

rature cornes of âge : toward a new aesthetic, Garland

Publishing, New York and London, 1996. Page 47.

11. « What the authors tell us », in International

Companion Encyclopedia of Children's Literature,

Routledge, London and New York, 1996. Pages 555 à

570.

12. Voir notamment G. Henry : Comment mesurer la

lisibilité, Labor, 1987.

13. On se gardera de tirer des conclusions sur la récep-

tion du texte par le lecteur à partir des indices de lisibi-

lité. Le facteur déterminant de la compréhension d'un

texte n'est pas sa lisibilité, mais plutôt la pré-connais-

sance du domaine par le lecteur.

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