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PauloCOELHO

Commelefleuvequicoule

Récits1998-2005

Flammarion

www.paulocoelho.comTitreoriginal:Sercomoorioqueflui©PauloCoelho,2006Cetteéditionestpubliéeavecl'accorddeSantJordiAsociados,Barcelone,Espagne.Pourlatraductionfrançaise:©Flammarion,2006©PauloCoelho,2006

Dépôtlégal:juin2006ISBNEpub:9782081338784

ISBNPDFWeb:9782081338791

Lelivreaétéimprimésouslesréférences:ISBN:9782080690173

OuvragecomposéetconvertiparMeta-systems(59100Roubaix)

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Présentationdel'éditeurCommelefleuvequicouleestunrecueilde101textescourtspubliésparPauloCoelho entre 1998 et 2005.Au fil des pages, il nous ouvre les portes de sonuniversd’écrivain,faitdepetitsmorceauxdequotidienetderécitsimaginairesqui acquièrent sous sa plume une dimension de contes philosophiques etpédagogiques à l’usage de tous ceux et de toutes celles qui désirent vivre enharmonieaveclemondequilesentoure.« Ces pages contiennent les récits de certains moments que j’ai vécus, deshistoires que l’onm’a racontées, des réflexionsque jeme suis faites pendantque je parcourais une certaine étape du fleuve dema vie. Ces textes ont étépubliés dansdivers journauxdumonde, et j’ai décidéde les réviser et de lescompilerdanscerecueil.Ilsfontpartiedemonexistenceetjevouslesoffre,àvous,meslecteurs.»PauloCoelho

Paulo Coelho est né en 1947 à Rio de Janeiro. Adolescent rebelle dans unefamille conservatrice et étudiant contestataire plusieurs fois emprisonné, ildevint parolier d’unedes plus grandes stars du rockdes années 70 auBrésil.L’Alchimiste,paruen1988,s’imposecommeunbest-sellermondial.

Seslivres,traduitsdans59langues,sesontvendusà60millionsd’exemplairesdans150pays.Après l’immensesuccèsduZahir,Comme le fleuvequicouleest son dixième ouvrage publié en France. Paulo Coelho a été reçu àl’Académiebrésiliennedeslettresen2002.

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Dumêmeauteur

L’Alchimiste,ÉditionsAnneCarrière,1994Sur lebordde larivièrePiedra jemesuisassiseet j’aipleuré,ÉditionsAnneCarrière,1995LePèlerindeCompostelle,ÉditionsAnneCarrière,1996LaCinquièmeMontagne,ÉditionsAnneCarrière,1998Manuelduguerrierdelalumière,ÉditionsAnneCarrière,1998ConversationsavecPaoloCoelho,ÉditionsAnneCarrière,1999LeDémonetMademoisellePrym,ÉditionsAnneCarrière,2001OnzeMinutes,ÉditionsAnneCarrière,2003Maktub,ÉditionsAnneCarrière,2004LeZahir,Flammarion,2005Commelefleuvequicoule,Flammarion,2006LaSorcièredePortobello,Flammarion,2007LaSolitudeduvainqueur,Flammarion,2009Brida,Flammarion,2010Aleph,Flammarion,2011LeManuscritretrouvé,Flammarion,2013

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Commelefleuvequicoule

Récits1998-2005

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SoiscommelefleuvequicouleSilencieuxdanslanuit.Neredoutepaslesténèbresdelanuit.S'ilyadesétoilesdansleciel,réfléchis-les.Etsilescieuxs'encombrentdenuages,Commelefleuve,lesnuagessontfaitsd'eau;Réfléchis-lesaussisanstristesseDanslesprofondeurstranquilles.

ManuelBandeira

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PRÉFACE

Àquinzeans,j'aiditàmamère:«J'aidécouvertmavocation.Jeveuxêtreécrivain.— Mon fils, m'a-t-elle répondu attristée, ton père est ingénieur. C'est un

hommelogique,raisonnable,quiaunevisionprécisedumonde.Sais-tucequ'estunécrivain?—Quelqu'unquiécritdeslivres.—TononcleHaroldo,quiestmédecin,écritaussides livres,et ilenadéjà

publié quelques-uns. Fais la faculté d'ingénierie, et tu auras le temps d'écriredanstesmomentsdeliberté.—Non,maman. Je ne veux être qu'écrivain.Pas un ingénieur qui écrit des

livres.—Maisas-tudéjàrencontréunécrivain?As-tuvuunefoisunécrivain?—Jamais.Seulementsurdesphotographies.— Alors quoi ? Tu veux être écrivain, et tu ne sais pas très bien ce que

c'est?»Pour pouvoir répondre àmamère, j'ai décidé de faire une recherche et j'ai

trouvé.Voilàcequ'étaitêtreunécrivain,audébutdesannées1960:A) Un écrivain porte toujours des lunettes, et il est mal coiffé. Il passe la

moitiédesontempsenragécontretout,etl'autremoitiédéprimé.Ilvitdanslesbars,discutantavecd'autresécrivainsquiportentdeslunettesetsontdécoiffés.Ilparledechosesdifficiles.Ilatoujoursdesidéesfantastiquespoursonprochainroman,etildétesteceluiqu'ilvientdepublier.B) Un écrivain a le devoir et l'obligation de n'être pas compris par sa

génération, ou bien il ne sera jamais considéré comme un génie, car il estconvaincuqu'ilestnéàuneépoquedominéeparlamédiocrité.Unécrivainfaittoujoursplusieurscorrectionsetmodificationsdanschaquephrasequ'ilécrit.Levocabulaire d'un homme ordinaire se compose de trois mille mots ; un vrai

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écrivain ne les utilise jamais, puisqu'il en existe cent quatre-vingt-neuf milleautresdansledictionnaire,etqu'iln'estpasunhommeordinaire.C)Seulsd'autresécrivainscomprennentcequ'unécrivainveutdire.Pourtant

ildétesteensecretlesautresécrivains–vuqu'ilsbriguentlesmêmesplacesquel'histoiredelalittératureréserveaulongdessiècles.Alors,l'écrivainetsespairssedisputentletrophéedulivrelepluscompliqué:celuiquiauraréussiàêtreleplusdifficileseraconsidérélemeilleur.D)Un écrivain s'y entend sur des sujets aux noms effrayants : sémiotique,

épistémologie,néo-concrétisme.Quandildésirechoquer,il tientdesproposdugenre:«Einsteinestidiot»ou«Tolstoïestlebouffondelabourgeoisie.»Ilssonttousscandalisés,maisilssemettentàrépéterauxautresquelathéoriedelarelativitéestfausse,etqueTolstoïdéfendaitlesaristocratesrusses.E)Unécrivain,pourséduireunefemme,dit:«Jesuisécrivain»,etilécritun

poèmesurlaserviette.Celamarchetoujours.F) Grâce à sa vaste culture, un écrivain trouve toujours un emploi comme

critiquelittéraire.C'estàcemoment-làqu'ilmontresagénérosité,enécrivantsurleslivresdesesamis.Lamoitiédelacritiqueestcomposéedecitationsd'auteursétrangers ; l'autremoitié, ce sontces fameusesanalysesdephrases,employanttoujours des termes du genre « la coupure épistémologique » ou « la visionintégrée surunaxecorrespondant».Celuiqui lit la critiquecommente : «Cetypeest vraiment cultivé. »Et il n'achètepas le livre, parcequ'il ne saurapascommentpoursuivresalecturequandlacoupureépistémologiqueseprésentera.G)Quandilestinvitéàs'exprimersurcequ'ilestentraindelire,unécrivain

citetoujoursunlivredontpersonnen'aentenduparler.H) Ilexisteunseul livrequiéveille l'admirationunanimede l'écrivainetde

sespairs :Ulysse,deJamesJoyce.L'écrivainnedit jamaisdemaldece livre,mais, quand quelqu'un lui demande de quoi il s'agit, il ne parvient pas àl'expliquer,cequi faitdouterqu'il l'aitvraiment lu. Ilestabsurdequ'Ulyssenesoitjamaisréédité,puisquetouslesécrivainslecitentcommeunchef-d'œuvre;peut-être est-ce dû à la stupidité des éditeurs, qui laissent passer l'occasion degagnerbeaucoupd'argentavecunlivrequetoutlemondealuetaimé.Muni de toutes ces informations, je suis retourné voirmamère et je lui ai

expliquéexactementcequ'étaitunécrivain.Elleaétéunpeusurprise.«Ilestplusfaciled'être ingénieur,a-t-elledit.Enoutre, tuneportespasde

lunettes.»Maisj'étaisdéjàdécoiffé,monpaquetdeGauloisesdanslapoche,unepièce

de théâtre sous lebras (Limitesde la résistance, que, pourmagrande joie, uncritique adéfinie comme« le spectacle leplusdinguequ'[il ait] jamaisvu»),étudiant Hegel, et décidé à lire Ulysse de toute façon. Jusqu'au jour où un

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chanteurderocks'estprésenté,m'ademandédefairelestextesdeseschansons,m'a éloigné de la quête de l'immortalité et m'a remis sur le chemin des gensordinaires.Celam'apermisdebeaucoupvoyageretdechangerplussouventdepaysque

dechaussures,commeledisaitBertoltBrecht.Lespagesquisuiventcontiennentlesrécitsdecertainsmomentsquej'aivécus,deshistoiresquel'onm'aracontées,desréflexionsquejemesuisfaitespendantquejeparcouraisunecertaineétapedufleuvedemavie.Ces textes ont déjà été publiés dans divers journaux du monde, et ils font

l'objetd'unenouvellecompilationàlademandedeslecteurs.

L'auteur

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UNEJOURNÉEAUMOULIN

Ma vie, en cemoment, est une symphonie composée de trois mouvementsdistincts:«beaucoupdemonde»,«quelques-uns»,«personneoupresque».Chacundureapproximativementquatremoisparan,ilssemêlentfréquemmentaucoursd'unmêmemois,maisneseconfondentpas.«Beaucoupdemonde», ce sont lesmoments où je suis en contact avec le

public, les éditeurs, les journalistes. «Quelques-uns » c'est lorsque je vais auBrésil, retrouve mes vieux amis, me promène sur la plage de Copacabana,prendspartàquelquesmondanités,maisengénéralrestechezmoi.Aujourd'hui,cependant, j'ai l'intentiondedivaguerunpeusur lemouvement

«personneoupresque».EncemomentdanslesPyrénées,lanuitesttombéesurce village de deux cents âmes où j'ai acheté voilà quelque temps un ancienmoulintransforméenmaison.Jemeréveilletouslesmatinsauchantducoq,jeprendsmoncaféetjesorsmepromeneraumilieudesvaches,desagneaux,desplantationsdemaïsetdefoin.Jecontemplelesmontagneset,contrairementàcequi se passe dans lemouvement « beaucoupdemonde», je ne cherchepas àpenseràcequejesuis.Jenemeposepasdequestions,jen'aipasderéponses,jevis entièrementdans l'instantprésent, comprenantque l'année aquatre saisons(cela peut paraître évident, mais nous l'oublions parfois), et je me transformecommelepaysagealentour.Àcemoment-là,jenem'intéressepasbeaucoupàcequisepasseenIrakou

enAfghanistan : comme pour toute autre personne qui vit à la campagne, lesnouvelleslesplusimportantessontcellesquiconcernentlamétéorologie.Tousleshabitantsdelapetitevillesavents'ilvapleuvoir,fairefroid,venterfort,carcela influe directement sur leur vie, leurs projets, leurs récoltes. Je vois un

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fermierquisoignesonchamp,nousnoussouhaitonslebonjour,nousparlonsdutempsqu'ilvafaire,etnousreprenonsnosactivités,luisursacharrue,moidansmalonguepromenade.Jerentre,jeregardelaboîteauxlettres,j'ytrouvelejournalrégional:ilyaun

bal au village voisin, une conférence dans un bar deTarbes – la grande ville,avecsesquarantemillehabitants–,lespompiersontétéappelésaucoursdelanuitparcequ'unepoubelleavaitprisfeu.Lesujetquimobiliselarégionestunebande accusée de couper les platanes bordant une route de campagne, parcequ'ilsont causé lamortd'unmotocycliste ; cette informationoccupeunepageentièreetplusieursjoursdereportagesausujetdu«commandosecret»quiveutvengerlamortdugarçonendétruisantlesarbres.Jemecoucheprèsduruisseauquitraversemonmoulin.Jeregardelescieux

sans nuages dans cet été terrible, qui a fait cinq mille morts, seulement enFrance. Jeme lève et je vais pratiquer le kyudo, laméditation avec l'arc et laflèche,quimeprendplusd'uneheureparjour.C'estdéjàl'heurededéjeuner:jefais un repas léger et soudain je remarque dans une des dépendances del'ancienne construction un objet étrange, muni d'un écran et d'un clavier,connecté–merveilledesmerveilles– àune ligne à trèshautdébit, égalementappeléeADSL.Aumoment où j'appuierai sur un bouton de cettemachine, jesaisquelemondeviendraàmarencontre.Je résisteautantque je lepeux,mais lemomentarrive,mondoigt touche la

commande«allumer»etmevoilàdenouveauconnectéaumonde,auxcolonnesdes journaux brésiliens, aux livres, aux interviews qu'il faut donner, auxnouvellesd'Iraketd'Afghanistan,auxrequêtes,àl'avisannonçantquemonbilletd'avionarrivedemain,auxdécisionsàajourner,auxdécisionsàprendre.Jetravailleplusieursheuresparcequejel'aichoisi,parcequec'estmalégende

personnelle, parce qu'un guerrier de la lumière sait qu'il a des devoirs et desresponsabilités.Maisdanslemouvement«personneoupresque»toutcequisetrouvesurl'écrandel'ordinateuresttrèslointain,demêmequelemoulinparaîtun rêve quand je suis dans les mouvements « beaucoup de monde » ou«quelques-uns».Le soleil commence à se cacher, l'ordinateur est éteint, le monde redevient

simplement lacampagne, leparfumdesherbes, lemugissementdesvaches, lavoixdubergerquireconduitsesbrebisàl'étableàcôtédumoulin.Je me demande comment je peux me promener en une seule journée dans

deuxmondestellementdifférents: jen'aipasderéponse,maisjesaisquecelamedonnebeaucoupdeplaisir,etjesuiscontenttandisquej'écrisceslignes.

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L'HOMMEQUISUIVAITSESRÊVES

Je suis né à la maison de santé Saint-Joseph, à Rio de Janeiro. Commel'accouchementavaitétéassezcompliqué,mamèrem'aconsacréàce saint, lepriantdem'aideràvivre.Josephestdevenupourmoiuneréférencedanslavieet, depuis 1987, l'année qui suivit mon pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle,jedonnele19marsunefêteensonhonneur.J'invitedesamis,desgens travailleursethonnêtes, et avant ledîner,nousprionspour tousceuxquis'efforcentdedemeurerdignesdanscequ'ilsfont.Nousprionsaussipourceuxquisontauchômage,sansaucuneperspective.Danslapetiteintroductionquejefaisavantlaprière,j'aicoutumederappeler

que si le mot « rêve » apparaît cinq fois dans le Nouveau Testament, quatreoccurrences font référence à Joseph, le charpentier. Dans tous ces cas, il estconvaincuparunangedefaireexactementlecontrairedecequ'ilavaitprojeté.L'ange exige qu'il n'abandonne pas sa femme,même si elle est enceinte. Il

pourrait dire des choses du genre : «Que vont penser les voisins ? »Mais ilrentrechezlui,etilcroitenlaparolerévélée.L'angel'envoieenÉgypte.Ilpourraitrépondre:«Maisjesuisdéjàétabliici

comme charpentier, j'ai ma clientèle, je ne peux pas tout laisser tombermaintenant!»Pourtant,ilrangesesaffaires,etilpartversl'inconnu.L'ange lui demande de revenir d'Égypte. Alors Joseph pourrait penser :

«Maintenantquej'airéussiàstabiliserdenouveaumavieetquej'aiunefamilleànourrir?»Contrairementàcequeveutlesenscommun,Josephsuitsesrêves.Ilsaitqu'il

a un destin à accomplir, le destin de tous les hommes ou presque sur cetteplanète : protéger et nourrir sa famille. Comme des millions de Joseph

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anonymes,ilchercheàs'acquitterdesatâche,mêmes'ildoitfairedeschosesquidépassentsacompréhension.Plustard,safemmeainsiquel'undesesfilsdeviennentlesgrandesréférences

duchristianisme.Letroisièmepilierdelafamille,l'ouvrier,onnepenseàluiquedanslescrèchesdefind'année,ousil'onapourluiunedévotionparticulière,cequi est mon cas, comme c'est le cas de Leonardo Boff, pour qui j'ai écrit lapréfaced'unlivresurlecharpentier.Je reproduis une partie d'un texte de l'écrivainCarlosHeitorCony (j'espère

qu'ilestvraimentdelui,carjel'aidécouvertsurInternet!):« On s'étonne fréquemment que, me déclarant agnostique, n'acceptant pas

l'idéed'unDieuphilosophique,moraloureligieux,jevénèrequelquessaintsdenotre calendrier traditionnel. Dieu est un concept ou une entité trop lointainepour mes moyens et même pour mes besoins. Les saints, parce qu'ils furentterrestres,faitsdelamêmeargilequemoi,méritentplusquemonadmiration.Ilsméritentmadévotion.«SaintJosephestl'und'eux.LesÉvangilesnementionnentpasunseulmotde

lui,seulementdesgestes,etuneréférenceexplicite:virjustus.Unhommejuste.Commeils'agissaitd'uncharpentieretnond'un juge,onendéduitqueJosephétaitpar-dessus toutunbon.Boncharpentier,bonépoux,bonpèred'ungaminquiallaitdiviserl'histoiredumonde.»BellesparolesdeCony.Etmoi,trèssouvent,jelisdesaberrationsdugenre:

«JésusestalléenIndeapprendreaveclesmaîtresdel'Himalaya.»Pourmoi, tout hommepeut transformer enunemission sacrée celleque lui

donnelavie,etJésusapprit tandisqueJoseph, l'hommejuste, luienseignait lafabricationdestables,deschaises,deslits.JemeplaisàimaginerquelatablesurlaquelleleChristconsacralepainetle

vin avait été fabriquée par Joseph – il y avait là la main d'un charpentieranonyme, qui gagnait sa vie à la sueur de son front et, justement pour cetteraison,permettaitquelesmiraclessemanifestent.

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LEMALVEUTQUELEBIENSOITFAIT

LepoètepersanRûmîracontequeMuâwiya,premiercalifedeladynastiedesOmeyyades,dormaitunjourdanssonpalaisquandilfutréveilléparunhommeétrange.«Quies-tu?demanda-t-il.—JesuisLucifer,réponditl'autre.—Etquedésires-tuici?—C'estdéjàl'heuredetaprière,ettucontinuesàdormir.»Muâwiyafutimpressionné.Commentleprincedesténèbres,celuiquidésire

toujoursl'âmedeshommesdepeudefoi,voulait-ill'aideràaccomplirundevoirreligieux?MaisLuciferexpliqua:«Rappelle-toiquej'aiétécréécommeunangedelumière.Malgrétoutcequi

m'estarrivédansl'existence,jenepeuxpasoubliermonorigine.UnhommepeutalleràRomeouàJérusalem, ilporte toujoursdanssoncœur lesvaleursdesapatrie:c'estlamêmechosepourmoi.J'aimetoujoursleCréateur,quim'anourriquandj'étaisjeuneetm'aapprisàfairelebien.QuandjemesuisrévoltécontreLui, ce n'est pas parce que je ne L'aimais pas, bien au contraire, je L'aimaistellementque j'aiété jalouxquandIlacrééAdam.Àcemoment-là, j'aivouludéfier le Seigneur, et cela a causé ma ruine ; pourtant, je me rappelle lesbénédictions quim'ont été données un jour, et peut-être qu'en agissant bien jepourraisretournerauParadis.»Muâwiyarépondit:«Jenepeuxcroirecequetumedis.Tuesresponsablede ladestructionde

beaucoupdegenssurlafacedelaTerre.

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—Crois-le, insistaLucifer.SeulDieupeutconstruireetdétruire,parcequ'ilestleTout-Puissant.C'estLui,encréantl'homme,quiamisdanslesattributsdelavieledésir,lavengeance,lacompassionetlapeur.Parconséquent,quandtuvois lemal autourde toi, nem'accusepas, car je suis seulement lemiroir desmalheursquiarrivent.»Convaincuquequelquechoseclochait,Muâwiyasemitàprierdésespérément

afinqueDieul'éclairât.IlpassatoutelanuitàdiscuteravecLucifer,et,malgrélesargumentsbrillantsqu'ilentendit,ilneselaissapasconvaincre.Alorsquelejourselevait,Lucifercédaenfin,expliquant:«C'estbien,tuasraison.Quand,cetaprès-midi,jesuisvenuteréveillerpour

que tu ne manques pas l'heure de la prière, mon intention n'était pas de terapprocherdelaLumièredivine.« Je savais que si tu n'accomplissais pas tes obligations, tu ressentirais une

profonde tristesse, et que les jours suivants tu prierais avecune foi redoublée,demandantpardonpouravoiroubliélerituelcorrect.AuxyeuxdeDieu,chacunedecesprièresfaiteavecamouretrepentiréquivaudraitàdeuxcentsprièresfaitesde façonbanale et automatique.Tu serais finalement plus pur et inspiré,Dieut'aimeraitdavantage,etjeseraisplusloindetonâme.»Luciferdisparut,etunangedelumièreentrapeuaprès:«N'oubliejamaislaleçond'aujourd'hui,dit-ilàMuâwiya.Lemalsedéguise

parfoisenémissairedubien,maissonintentionsecrèteestdeprovoquerplusdedestruction.»Ce jour-là, et les jours suivants, Muâwiya pria plein de repentir, de

compassionetdefoi.Dieuentenditmillefoissesprières.

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PRÊTPOURLECOMBAT,MAISAVECDESDOUTES

Je suis vêtu d'un étrange uniforme vert, plein de fermetures à glissière, faitd'un tissu grossier.Mesmains portent des gants, pour éviter les blessures. Jetiensuneespècedelance,presqueaussihautequemoi:sonextrémitéenmétalpossèdeuntridentd'uncôtéetunepointeaiguiséedel'autre.Etdevantmesyeux,cequivaêtreattaquédansuneminute:monjardin.Avecl'objetquej'aienmain, jecommenceàarracherlamauvaiseherbequi

s'estmêléeaugazon.Jefaiscelaunbonmoment,sachantquelaplanteretiréedusolvamourirdanslesdeuxjours.Soudain,jemedemande:est-cequejefaisbien?Cequej'appelle«mauvaiseherbe»estenréalitélatentativedesurvied'une

espècedéterminée,que lanatureamisdesmillionsd'annéesàfairenaîtreetàdévelopper.Lafleuraétéfertiliséegrâceautravaild'innombrablesinsectes,elleest devenuegraine, le vent l'a répanduedans tous les champs environnants, etainsi–plantéenonpasenunseulpoint,maisendenombreuxendroits–elleabeaucoup plus de chances d'arriver jusqu'au prochain printemps. Si elle étaitconcentréedansunlieuunique,elleseraitmenacéeparlesanimauxherbivores,uneinondation,unincendie,ouunesécheresse.Maistoutceteffortdesurvieseheurtemaintenantàlapointed'unelance,qui

l'arrachedusolsanslamoindrepitié.Pourquoifais-jecela?Quelqu'unacréé le jardin. Jene saispasqui,quand j'ai acheté lamaison il

étaitdéjàlà,enharmonieaveclesmontagnesetlesarbresquil'entourent.Maisson créateur a dû réfléchir longuement à ce qu'il allait faire, planter avecbeaucoup de soin et de préparation (il y a une rangée d'arbustes qui cache la

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cabane dans laquelle nous rangeons le bois), et s'en occuper au coursd'innombrableshiversetprintemps.Quandilm'aremislevieuxmoulin–oùjepassequelquesmoisparan–lapelouseétaitimpeccable.Àprésentc'estàmoide donner une continuité à son travail, bien que la question philosophiquedemeure:dois-jerespecterletravailducréateur,dujardinier,oudois-jeaccepterl'instinct de survie dont la nature a doté cette plante, aujourd'hui appelée«mauvaiseherbe»?Jecontinueàarracherlesplantesindésirables,etàenfaireunepilequibientôt

serabrûlée.Ilsepeutquejeréfléchissetropsurdesthèmesquin'appellentpasdes réflexions,mais des actions.Cependant, chaque geste de l'être humain estsacréetpleindeconséquences,etcelameforceàréfléchirdavantageàcequejefais.D'uncôté,cesplantesontledroitdeserépandreentoussens.D'unautrecôté,

si jene lesdétruispasmaintenant,elles finirontparétouffer legazon.Dans leNouveauTestament,Jésusparled'arracherl'ivraie,afinqu'ellenesoitpasmêléeaubongrain.Mais–avecousanslesoutiendelaBible–jesuisdevantleproblèmeconcret

auquel l'humanité est sans cesse confrontée : jusqu'à quel point est-il possibled'intervenir dans la nature ? Cette intervention est-elle toujours négative, oupeut-elleêtreparfoispositive?Je laisse de côté l'arme – connue également sous le nom de houe. Chaque

coupsignifielafind'unevie,lanon-existenced'unefleurquiseseraitépanouieauprintemps,l'arrogancedel'êtrehumainquiveutmodelerlepaysageautourdelui.Jedoisréfléchirdavantage,carj'exerceencemomentunpouvoirdevieetdemort.Legazon sembledire :«Protège-moi, ellevamedétruire.»L'herbeaussimeparle:«Jesuisvenuedesiloinpourarriverdanstonjardin,pourquoiveux-tumetuer?»Àlafin,cequivientàmonsecours,c'estletexteindiendelaBhagavad-Gita.

Jemesouviensde la réponsedeKrishnaauguerrierArjuna,quandcedernier,découragéavantunebatailledécisive,jettesesarmesàterre,etditqu'iln'estpasjustedeprendrepartàuncombatquifinirapartuersonfrère.Krishnarépondàpeuprèsceci:«Crois-tuquetupeuxtuerquelqu'un?TamainestMamain,ettoutcequetufaisétaitdéjàécrit.Personnenetue,etpersonnenemeurt.»Encouragéparcesouvenirsoudain,j'empoignedenouveaulalance,j'attaque

les herbes qui n'ont pas été invitées à pousser dansmon jardin, et je garde laseuleleçondecettematinée:quandquelquechosed'indésirablepousseradansmonâme,jeprieDieuqu'ilmedonnepareillementlecouragedel'arrachersansaucunepitié.

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LECHEMINDUTIRÀL'ARC

Ilestimportantderépéter:uneactionestunepenséequisemanifeste.Un petit geste nous dénonce, de sorte que nous devons tout perfectionner,

penser aux détails, apprendre la technique de telle manière qu'elle devienneintuitive.L'intuitionn'arienàvoiraveclaroutine,ellerelèved'unétatd'espritquiestau-delàdelatechnique.Ainsi, après avoir beaucoup pratiqué, nous ne pensons plus à tous les

mouvementsnécessaires:ilsfontdésormaispartiedenotreexistence.Maispourcela,ilfautnousentraîner,répéter.Etcommesicelanesuffisaitpas,ilfautrépéteretnousentraîner.Observezunbonforgeronquitravaillelefer.Pourl'œilmalentraîné,ilrépète

lesmêmescoupsdemarteau.Mais celui qui connaît l'importance de l'entraînement sait que, chaque fois

qu'ilsoulèvelemarteauetlefaitredescendre,l'intensitéducoupestdifférente.La main répète le même geste, mais à mesure qu'elle s'approche du fer, ellecomprendsielledoitletoucherplusdurementouplusdélicatement.Observez le moulin. Pour qui regarde ses ailes une seule fois, il semble

tourneràlamêmevitesse,répétanttoujourslemêmemouvement.Maisceluiquiconnaîtlesmoulinssaitqu'ilssontsoumisauventetchangent

dedirectionchaquefoisquec'estnécessaire.Lamainduforgeronaétééduquéeaprèsqu'ilaeurépétédesmilliersdefois

legestedemarteler.Lesailesdumoulinpeuventsemouvoirtrèsviteaprèsqueleventabeaucoupsouffléetquesesengrenagesontétépolis.L'archeradmetquebeaucoupdeflèchespassentloindesonobjectif,carilsait

qu'iln'apprendra l'importancede l'arc,de laposition,de lacordeetde lacible

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que lorsqu'il aura répété ses gestes des milliers de fois, sans craindre de setromper.Etpuisvientlemomentoùiln'aplusbesoindepenseràcequ'ilestentrainde

faire.Dèslors,l'archerdevientsonarc,saflècheetsacible.Commentobserverlevoldelaflèche:laflècheestl'intentionquiseprojette

dansl'espace.Une fois qu'elle a été lancée, l'archer ne peut plus rien faire, si ce n'est

accompagner son parcours vers la cible. À partir de ce moment, la tensionnécessaireautirn'aplusderaisond'exister.Alors,l'archergardelesyeuxfixéssurlevoldelaflèche,maissoncœurest

enpaixetilsourit.Àcemoment, ils'estsuffisammententraîné, ilestparvenuàdévelopperson

instinct, ilagardésonéléganceetsaconcentrationdurant tout leprocessusdutir,ilvasentirlaprésencedel'universetvoirquesonactionétaitjusteetdigne.Grâce à la technique, ses deuxmains sont prêtes, sa respirationprécise, ses

yeuxpeuventfixerlacible.Grâceàl'instinct,lemomentdetirerseraparfait.Celui qui passerait près de là et verrait l'archer les bras écartés, ses yeux

suivantlaflèche,penseraitqu'ilestparalysé.Maislesalliéssaventquel'espritdeceluiquiatiréestdansuneautredimension,qu'ilestmaintenantencontactavectoutl'univers: ilcontinueàtravailler,apprenanttoutcequecetiraapportédepositif, corrigeant les erreurs éventuelles, acceptant ses qualités, attendant devoircommentlacibleréagitquandelleestatteinte.Lorsque l'archer tend la corde, il peut voir le monde entier dans son arc.

Lorsqu'ilaccompagnelevoldelaflèche,cemondes'approchedelui,lecaresse,etilalasensationparfaitedudevoiraccompli.Aussitôt qu'il accomplit son devoir et transforme son intention en geste, un

guerrierdelalumièren'aplusrienàredouter:ilafaitcequ'ilavaitàfaire.Ilnes'estpaslaisséparalyserparlapeur–mêmesilaflèchen'apasatteintlacible,ilaurauneautreoccasion,carilnes'estpasmontrélâche.Le petit garçon regardait son grand-père écrire une lettre. À un certain

moment,ildemanda:«Tuécrisunehistoirequinousestarrivée?Est-ceparhasardunehistoiresur

moi?»Legrand-pèrecessad'écrire,sourit,etdéclaraàsonpetit-fils:«J'écrissurtoi,c'estvrai.Maisplusimportantquelesmotsestlecrayonque

j'utilise.J'aimeraisquetusoiscommeluiquandtuserasgrand.»Intrigué,legaminregardalecrayon,etilnevitriendeparticulier.«Maisilestpareilàtouslescrayonsquej'aivusdansmavie!

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—Tout dépend de la façon dont tu regardes les choses. Il y a en lui cinqqualitésquiferontdetoi,situparviensàlesgarder,unepersonneenpaixaveclemonde.«Premièrequalité : tupeuxfairedegrandeschoses,mais tunedois jamais

oublierqu'ilexisteuneMainquiguidetespas.Cettemain,nousl'appelonsDieu,etIldoittoujoursteconduireversSavolonté.«Deuxièmequalité:detempsàautrejedoiscesserd'écrireetutiliserletaille-

crayon. Le crayon souffre un peu, mais à la fin il est mieux aiguisé. Parconséquent, sache supporter certaines douleurs, car elles feront de toi unemeilleurepersonne.« Troisième qualité : le crayon nous permet toujours d'utiliser une gomme

poureffacernoserreurs.Comprendsquecorrigerunechosequenousavonsfaiten'estpasnécessairementunmal,maisquec'est importantpournousmaintenirsurlechemindelajustice.«Quatrièmequalité :cequicomptevraimentdans lecrayon,cen'estpas le

bois ou sa forme extérieure, mais le graphite qui se trouve à l'intérieur. Parconséquent,prendstoujourssoindecequisepasseentoi.«Enfin, la cinquième qualité du crayon : il laisse toujours unemarque.De

même,sachequetoutcequetuferasdanslavielaisseradestraces,etefforce-toid'êtreconscientdetoustesactes.»

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MANUELPOURGRAVIRLESMONTAGNES

A)Choisissezlamontagnequevousdésirezgravir.Nevouslaissezpasguiderpar les commentaires des autres, qui vous disent « celle-ci est plus belle » ou« celle-là est plus facile », vous dépenseriez beaucoup d'énergie et beaucoupd'enthousiasme pour atteindre votre objectif. Vous êtes le seul responsable etdevezêtresûrdecequevousfaites.B)Sachezcommentarriverdevantelle.Trèssouvent,onvoitlamontagnede

loin – belle, intéressante, pleine de défis –, mais quand on essaie de s'enapprocher,que sepasse-t-il ?Les routes la contournent, il y ades forêts entrevous et votre objectif, ce qui paraît clair sur la carte est difficile dans la vieréelle. Par conséquent, essayez tous les chemins, les sentiers, et puis un jourvousvoustrouverezfaceausommetquevoussouhaitezatteindre.C)Apprenez de quelqu'un qui est déjà passé par là. Vous avez beau vous

jugerunique,ilyatoujoursquelqu'unquiafaitavantvouslemêmerêve,etafinalement laissédesmarquesquipeuventvous faciliter lamarche.C'estvotrebout de chemin, votre responsabilité également, mais n'oubliez pas quel'expérienced'autruiestd'ungrandsecours.D) Vus de près, les dangers sont contrôlables. Quand vous commencez à

gravirlamontagne,soyezattentifàcequ'ilyaautour.Desprécipices,biensûr.Des crevasses presque imperceptibles. Des pierres tellement polies par lestempêtes qu'elles sont glissantes comme la glace.Mais si vous savez où vousposezchaquepied,vousremarquerezlespiègesetvoussaurezlescontourner.E)Lepaysagechange,doncprofitez-en.Ilestclairqu'ilfautavoirunobjectif

entête–arriverausommet.Maisàmesurequel'onmonte,onvoitdavantagedechoses,etcelanecoûteriendes'arrêterdetempsentempsetdejouirunpeudu

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panoramaenvironnant.Àchaquemètreconquis,vouspouvezvoirunpeuplusloin ; profitez-en alors pour découvrir des choses que vous n'avez pas encoredistinguées.F)Respectezvotrecorps.Seul celuiqui accordeà soncorps l'attentionqu'il

mérite réussit àgravirunemontagne.Vousavez tout le tempsque lavievousdonne, doncmarchez sans exiger cequ'elle nepeut donner.Si vous allez tropvite, vous serez fatigué et vous renoncerez à mi-chemin. Si vous allez troplentement,lanuitpeuttomberetvousserezperdu.Profitezdupaysage,jouissezdel'eaufraîchedessourcesetdesfruitsquelanaturevousoffregénéreusement,maiscontinuezàmarcher.G) Respectez votre âme.Ne répétez pas tout le temps : « Je vais réussir. »

Votre âme le sait déjà, cedont elle abesoin, c'est de se servirde cette longueroutepourgrandir,s'étendreàl'horizon,atteindreleciel.Uneobsessionn'aideenrien à la recherche de votre objectif et finit par vous priver du plaisir del'escalade.Maisattention:nerépétezpasnonplus«c'estplusdifficilequejenelepensais»,carcelavousferaitperdrevotreforceintérieure.H) Préparez-vous à marcher un kilomètre de plus. Le parcours jusqu'au

sommetde lamontagneest toujoursplus longquevousne lepensez.Nevousmentez pas, lemoment arrivera où ce qui paraissait près est encore très loin.Mais comme vous êtes disposé à aller au-delà, ce n'est pas vraiment unproblème.I)Réjouissez-vousquandvousatteignezlesommet.Pleurez,battezdesmains,

criezauxquatrecoinsquevousavezréussi,laissezleventlà-haut(parcequelà-haut ilvente toujours)purifiervotreâme,rafraîchissezvospiedsfatiguésetensueur,ouvrezlesyeux,ôtezlapoussièredevotrecœur.C'estmerveilleux,cequiauparavantn'étaitqu'unrêve,unevisionlointaine,faitmaintenantpartiedevotrevie,vousavezréussi.J) Faites une promesse. Vous avez découvert une force que vous ne vous

connaissiezmêmepas,profitez-enetdites-vousquedésormaisvous l'utiliserezpour le restant de vos jours. De préférence, promettez aussi de découvrir uneautremontagneetdepartirversunenouvelleaventure.L) Racontez votre histoire. Oui, racontez votre histoire. Donnez-vous en

exemple.Ditesàtoutlemondequec'estpossible,etalorsd'autrespersonnessesentirontlecouraged'affronterleurspropresmontagnes.

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DEL'IMPORTANCEDUDIPLÔME

Monvieuxmoulin,danslepetitvillagedesPyrénées,estséparédelafermevoisine par une rangée d'arbres. L'autre jour, mon voisin, un homme d'unesoixantained'années,estvenumevoir.Jelevoyaisfréquemmenttravaillerauxchampsavecsafemme,etjepensaisqu'ilétaittempspoureuxdesereposer.Levoisin,audemeurant trèssympathique,m'aditque lesfeuillesmortesde

mesarbrestombaientsursatoitureetquejedevaislescouper.J'enaiététrèschoqué:commentquelqu'unquiapassétoutesavieencontact

avec la nature veut-il que je détruise quelque chose qui a eu tant de mal àpousser,simplementparceque,endixans,celarisqued'abîmerlestuiles?Jel'inviteàprendreuncafé.Jeluidisquejemesensresponsable,quesiun

jourcesfeuillesmortes(quiserontbalayéesparleventetparl'été)provoquaientlemoindredommage,jemechargeraisdeluifaireconstruireunnouveautoit.Levoisindéclarequecelanel'intéressepas:ilveutquejecoupelesarbres.Unpeuagacé,jedisquejepréfèreachetersaferme.«Materren'estpasàvendre»,répond-il.«Maisaveccetargent,vouspourriezacheterunemaisonsuperbeenville,y

vivrelerestantdevosjoursavecvotrefemme,n'ayantplusàaffronterdeshiversrigoureuxetdesrécoltesperdues.—Lafermen'estpasàvendre.Jesuisné,j'aigrandiici,etjesuistropvieux

pourdéménager.»Il suggère qu'un expert vienne de la ville, fasse une évaluation, et décide –

ainsi,aucundenousn'abesoindesemettreencolère.Enfindecompte,noussommesvoisins.

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Après son départ,ma première réaction est de l'accuser d'insensibilité et deméprisenverslaTerreMère.Puisjesuisintrigué:Pourquoin'a-t-ilpasacceptédevendresaterre?Etavantlafindelajournée,jecomprendsquemonvoisinn'aconnudanslaviequ'unehistoire,etqu'ilneveutpasenchanger.Alleràlavillesignifieaussis'enfoncerdansunmondeinconnuayantd'autresvaleurs,qu'ilsejugepeut-êtretropvieuxpouracquérir.Celaarrive-t-ilseulementàmonvoisin?Non.Jepensequecelaarriveàtout

lemonde–noussommesparfoistellementattachésànotremanièredevivrequenousrefusonsunegrandeoccasionfautedesavoircommentl'utiliser.Danssoncas,safermeetsonvillagesontlesseulslieuxqu'ilconnaisse,etcelanevautpasla peine de prendre un risque.Quant aux gens qui habitent la ville, ils ont laconvictionqu'ilfautavoirundiplômeuniversitaire,semarier,avoirdesenfants,faireensortequeleursenfantsaientaussiundiplôme,etainsidesuite.Personnenesedemande:«Sepourrait-ilquejefasseautrechose?»Jemesouviensquemonbarbiertravaillaitjouretnuitpourquesafillepuisse

allerjusqu'auboutdesesétudesdesociologie.Ellearéussiàterminerlafacultéet,aprèsavoirfrappéàbeaucoupdeportes,atrouvéunemploidesecrétairedansuneentreprisedeproductiondeciment.Pourtant,monbarbierdisaitfièrement:«Mafilleaundiplôme.»La plupart demes amis, et des enfants demes amis, ont aussi un diplôme.

Cela ne signifie pas qu'ils ont trouvé le travail qu'ils désiraient – bien aucontraire, ils sont entrésdansuneuniversité et en sont sortis parceque, à uneépoqueoùlesuniversitésétaientimportantes,onleuravaitditquepours'éleverdans la vie, il fallait avoir un diplôme.Et ainsi lemonde a perdu d'excellentsjardiniers,boulangers,antiquaires,sculpteurs,écrivains.Peut-être est-il temps de revoir un peu cela : médecins, ingénieurs,

scientifiques,avocats,doiventfairedesétudessupérieures.Maisest-cequetoutlemondeenabesoin?JelaisselesversdeRobertFrostdonnerlaréponse:

«DevantmoiilyavaitdeuxroutesJ'aichoisilaroutelamoinsfréquentéeEtcelaafaittouteladifférence.»

P.-S.Pourterminerl'histoireduvoisin:l'expertestvenuet,àmasurprise,ilnous amontré une loi française selon laquelle tout arbre doit se trouver à unminimumdetroismètresdelapropriétéd'autrui.Lesmienssetrouvantàdeuxmètres,jedevrailescouper.

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DANSUNBARDETOKYO

Lejournalistejaponaisposelaquestionhabituelle:«Etquelssontvosécrivainsfavoris?»Jedonnelaréponsehabituelle:«JorgeAmado,JorgeLuisBorges,WilliamBlakeetHenryMiller.»Latraductricemeregardeavecétonnement:«HenryMiller?»Mais elle se rend compte aussitôt que son rôle n'est pas de poser des

questions, et elle continue son travail. À la fin de l'interview, je veux savoirpourquoimaréponsel'atellementsurprise.Jedisqu'HenryMillern'estpeut-êtrepasunécrivain«politiquementcorrect»,maisc'estquelqu'unquim'aouvertunmonde gigantesque – ses livres ont une énergie vitale que l'on rencontrerarementdanslalittératurecontemporaine.«JenecritiquepasHenryMiller,j'ensuisfan,moiaussi,répond-elle.Saviez-

vousqu'ilaétémariéavecuneJaponaise?»Oui,biensûr:jen'aipashonted'êtrefanatiquedequelqu'un,etjeveuxtout

savoirdesavie.JesuisalléàunefoiredulivreseulementpourconnaîtreJorgeAmado, j'ai fait48heuresd'autocarpour rencontrerBorges (une rencontrequin'apaseulieuparmafaute:quandjel'aivu,jesuisrestéparalysé,etjen'airiendit),j'aisonnéàlaportedeJohnLennonàNewYork(leportierm'ademandédelaisserunelettreexpliquantlepourquoidemavisite,iladitqu'éventuellementLennon téléphonerait, cequine s'est jamaisproduit). Jeprojetaisd'aller àBigSurvoirHenryMiller,maisilestmortavantquejenetrouvel'argentduvoyage.«LaJaponaises'appelleHoki,jerépondsfièrement.Jesaisaussiqu'àTokyoil

yaunmuséeconsacréauxaquarellesdeMiller.

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—Désirez-vouslarencontrercesoir?»Maisquellequestion!Biensûrquejedésireêtreprèsdequelqu'unquiavécu

avec l'une demes idoles. J'imagine qu'elle doit recevoir des visites dumondeentier, des demandes d'interviews ; finalement, ils sont restés près de dix ansensemble.Nesera-t-ilpas trèsdifficilede luidemanderdegaspillerson tempsavecunsimplefan?Maissilatraductriceditquec'estpossible,mieuxvautluifaireconfiance–lesJaponaistiennenttoujoursparole.J'attendsanxieusementlerestantdelajournée,nousmontonsdansuntaxi,et

toutcommenceàparaîtreétrange.Nousnousarrêtonsdansunerueoùlesoleilnedoit jamaisentrer,carunviaducpasseau-dessus.La traductrice indiqueunbardesecondezoneaudeuxièmeétaged'unimmeublequitombeenruine.Nousmontonslesescaliers,nousentronsdanslebarcomplètementvide,etlà

setrouveHokiMiller.Pourcacherma surprise, j'essaied'exagérermonenthousiasmepour sonex-

mari. Ellem'emmène dans une salle du fond, où elle a créé un petitmusée – quelques photos, deux ou trois aquarelles signées, un livre dédicacé, et riend'autre. Elle me raconte qu'elle l'a connu quand elle faisait sa maîtrise à LosAngeleset,pourgagnersavie,jouaitdupianodansunrestaurantetchantaitdeschansonsfrançaises(enjaponais).Millerestvenuydîner,ilaadoréleschansons(ilavaitpasséàParisunegrandepartiedesavie), ilssontsortisdeuxoutroisfoisensembleetill'ademandéeenmariage.Je vois que dans le bar où je me trouve il y a un piano – comme si elle

retournaitaupassé,aujouroùilssesontrencontrés.Ellemeracontedeschosesdélicieuses sur leur vie commune, les problèmes dus à leur différence d'âge(Milleravaitplusdecinquanteans,Hokienavaitàpeinevingt),letempsqu'ilsontpasséensemble.Elleexpliquequeleshéritiersdesautresmariagesonttoutgardé,ycomprislesdroitsd'auteurdeslivres–maiscelan'apasd'importance,cequ'elleavécuestau-delàdelacompensationfinancière.Je lui demande de jouer la musique qui a attiré l'attention de Miller, des

annéesauparavant.Leslarmesauxyeux,ellejoueetchanteLesFeuillesmortes.Latraductriceetmoi,noussommesaussiémus.Lebar,lepiano,lavoixdela

Japonaiserésonnantcontrelesmursvides,sansqu'ellesepréoccupedelagloiredesex-femmes,desflotsd'argentqueleslivresdeMillerdoiventengendrer,delarenomméemondialedontellepourraitjouirmaintenant.«Celanevalaitpaslapeinedemebattrepourl'héritage:l'amourm'asuffi»,

dit-elleà lafin,comprenantcequenousressentions.Oui,àsonabsence totaled'amertumeouderancœur,jecomprendsquel'amourluiasuffi.

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DEL'IMPORTANCEDUREGARD

Audébut,TheoWieremaétaitseulementuntypeinsistant.Pendantcinqans,il a envoyé religieusement une invitation à mon bureau de Barcelone, meconviantàunecauserieàHaia,enHollande.Pendantcinqans,monbureaurépondaitinvariablementquemonagendaétait

complet. En réalité, mon agenda n'est pas toujours complet ; cependant, unécrivainn'estpasnécessairementquelqu'unquiparlebienenpublic.Enoutre,toutcequej'aiàdiresetrouvedansleslivresetlescolonnesquej'écris–c'estpourquoij'essaietoujoursd'éviterlesconférences.Theo découvrit que j'allais enregistrer une émission pour une chaîne de

télévisionenHollande.Quandjesuisdescendupour le tournage, ilm'attendaitdanslehalldel'hôtel.Ils'estprésentéetm'aproposédem'accompagner,disant:« Je ne suis pas quelqu'un qui ne peut pas entendre un refus. Je crois

seulementquejem'yprendsmalpouratteindremonbut.»Ilfautlutterpoursesrêves,maisilfautsavoirégalementquequandcertains

cheminsse révèlent impossibles,mieuxvautgardersonénergiepourparcourird'autresroutes.J'auraispusimplementdire«non»(j'aidéjàprononcéetentenducemottrèssouvent),maisj'aidécidédechercherunmoyenplusdiplomatique:mettredesconditionsimpossiblesàsatisfaire.J'aiditquejedonneraislaconférencegratuitement,maisquelebilletd'entrée

nedépasseraitpasdeuxeurosetquelasalledevraitconteniraumaximumdeuxcentspersonnes.Theoaaccepté.«Vousallezdépenserplusquevousnegagnerez,l'ai-jealerté.Pourcequime

concerne, rien que le billet d'avion et l'hôtel coûtent le triple de ce que vous

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recevrez si vous parvenez à remplir la salle. De plus, il y a les coûts depromotion,lalocationdulocal...»Theo m'a interrompu, disant que rien de tout cela n'avait d'importance : il

faisaitcelaàcausedecequ'ilvoyaitdanssaprofession.« J'organise des événements parce que j'ai besoin de continuer à croire que

l'êtrehumainestenquêted'unmondemeilleur.Jedoisapportermacontributionpourquecesoitpossible.»Quelleétaitsaprofession?«Jevendsdeséglises.»Etilapoursuivi,àmongrandétonnement:«Jesuischargépar leVaticandesélectionnerdesacheteurs,vuqu'ilyaen

Hollandeplusd'églisesquedefidèles.Etcommenousavonseudanslepassédetrèsmauvaisesexpériences–nousavonsvudes lieuxsacrésse transformerenboîtes de nuit, en immeubles en copropriété, en boutiques et même en sex-shops – le système de vente a changé. Le projet doit être approuvé par lacommunauté,etl'acheteurdoitannoncercequ'ilferadel'immeuble:engénéralnousacceptonsseulementlespropositionsquicomportentuncentreculturel,uneinstitutioncharitable,ouunmusée.« Quel rapport cela a-t-il avec votre conférence, et les autres que j'essaie

d'organiser?Lesgensneserencontrentplus.Quandilsneserencontrentpas,ilsnepeuventpassedévelopper.»Meregardantfixement,ilaconclu:« Des rencontres. Mon erreur avec vous, ce fut justement cela. Au lieu

d'envoyeruncourrierélectronique, j'auraisdûmontrer toutdesuitequejesuisfait de chair et d'os.Un jour où je neparvenais pas à obtenir de réponsed'uncertainpoliticien, je suisallé frapperà saporte,et ilm'adit :“Sivousvoulezquelquechose, il fautd'abordmontrervosyeux.”Depuis lors, je l'ai fait, et jen'ai recueilli que de bons résultats. Nous pouvons avoir tous les moyens decommunicationdumonde,maisrien,absolumentrien,neremplaceleregarddel'êtrehumain.»Évidemmentj'aifiniparaccepterlaproposition.P.-S.Quand je suis allé àHaia pour la conférence, sachant quema femme,

artisteplasticienne, a toujoursdésiré créeruncentre culturel, j'ai souhaitévoirquelques-unes des églises à vendre. J'ai demandé le prix d'une église quinormalement abritait cinq cents paroissiens le dimanche : elle coûtait un euro,quoiquelesdépensesd'entretienpussentatteindredesniveauxprohibitifs.

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GENGISKHANETSONFAUCON

Lors d'une récente visite auKazakhstan, enAsie centrale, j'ai eu l'occasiond'accompagnerdeschasseursquiseserventdufauconcommed'unearme.Jeneveuxpasentrericidansundébatconcernantlemot«partiedechasse»;jediraisimplementque,danscecas,c'estlanatureaccomplissantsoncycle.Jen'avaispasd'interprète,etcequiauraitpuêtreunproblèmes'estrévéléune

bénédiction.Empêché de bavarder avec les chasseurs, j'étais plus attentif à cequ'ilsfaisaient:j'aivunotrepetitcortèges'arrêter,l'hommequiportaitlefauconsurlebrass'éloignerunpeu,etretirerlaminusculevisièreenargentdelatêtedel'oiseau.Jenesaispourquoi, ilavaitdécidédes'arrêterlà,et jenepouvaispasposerdequestion.L'oiseauaprissonvol, tracéquelquescerclesdansl'air,puisilestdescendu

enpiquédans la directiondu ravin et n'a plus bougé.Nous avonsvu ennousapprochant qu'un renard était prisonnier dans ses serres. Lamême scène s'estproduiteuneautrefoisaucoursdelamatinée.Deretourauvillage,j'airetrouvélespersonnesquim'attendaient,etjeleurai

demandécommentonparvenaitàdomestiquerlefauconpourluifairefairetoutcequej'avaisvu–ycomprisresterdocilementsurlebrasdesonmaître(etsurlemienégalement;onm'avaitmisdescourroiesencuiretj'aipuvoirdeprèssesserresacérées).Questioninutile.Personnenesaitexpliquer:onditquecetartsetransmetde

génération en génération, le père l'enseigne à son fils, et ainsi de suite.Maisresterontgravésàtoutjamaisdansmesrétineslesmontagnesenneigéesaufond,lasilhouetteduchevaletlecavalier,lefauconquittantsonbrasetdescendantenflèche.

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Resteraaussiunelégendequel'onm'aracontéependantquenousdéjeunions.Unmatin, le guerriermongolGengisKhan et sa cour partirent à la chasse.

Tandisquesescompagnonsemportaientarcsetflèches,GengisKhanportaitsurlebrassonfauconfavori–quiétaitmeilleuretplusprécisquen'importequelleflèche,parcequ'ilpouvaits'éleverdanslescieuxetvoirtoutcequel'êtrehumainnevoitpas.Cependant, malgré tout leur enthousiasme, ils ne trouvèrent rien. Déçu,

Gengis Khan regagna son campement, mais pour ne pas se décharger de safrustration sur ses compagnons, il se sépara du cortège et décida de cheminerseul.Ilsétaientrestésdanslaforêtpluslongtempsqueprévu,etKhanmouraitde

fatigueetdesoif.Àcausedelachaleurdel'été,lesruisseauxétaientàsec,ilnetrouvait rien à boire, et puis –miracle ! – il vit devant lui un filet d'eau quidescendaitd'unrocher.Immédiatement,ildétachalefaucondesonbras,pritlapetitecoupeenargent

qu'il portait toujours avec lui,mit un longmoment à la remplir, et, alors qu'ilétaitsurlepointdelaporteràseslèvres,lefauconpritsonvoletluiarrachalacoupedesmains,lajetantauloin.GengisKhanétaitfurieux,maisc'étaitsonanimalfavori,peut-êtreavait-ilsoif

lui aussi. Il saisit la coupe, nettoya la poussière et la remplit de nouveau. Leverreàdemiplein,lefauconl'attaquadenouveau,renversantleliquide.Gengis Khan adorait son animal, mais il savait qu'il ne pouvait tolérer en

aucunecirconstancequ'onluimanquâtderespect;quelqu'unpouvaitassisterdeloinàlascène,etplustardraconteràsesguerriersquelegrandconquérantétaitincapablededompterneserait-cequ'unoiseau.Cettefois,iltirasonépéedesaceinture,s'emparadelacoupe,recommençaà

laremplir–gardantunœilsurlasourceetl'autresurlefaucon.Dèsqu'ilvitqu'ilyavaitassezd'eau,ilsepréparaàboire,alorslefauconpritdenouveausonvoletsedirigeaverslui.Khan,d'uncoupprécis,luitransperçalecœur.Maislefiletd'eauavaitséché.Décidéàboired'unemanièreoud'uneautre,il

grimpasurlerocherpourtrouverlasource.Àsasurprise,ilyavaitvraimentunenapped'eauet,aumilieu,mort,l'undesserpentslesplusvenimeuxdelarégion.S'ilavaitbul'eau,ilauraitquittélemondedesvivants.Khanrevintaucampementaveclefauconmortdanslesbras.Ilfitfabriquer

unereproductionenordel'oiseau,etilgravasuruneaile:«Mêmequandunamifaitquelquechosequineteplaîtpas,ilrestetonami.»Surl'autreaile,ilfitécrire:«Touteactionmotivéeparlafureurestuneactionvouéeàl'échec.»

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ENREGARDANTLEJARDINDEL'AUTRE

«Donne à l'idiotmille intelligences, et c'est la tienne qu'il voudra », dit leproverbearabe.Nouscommençonsàplanterlejardindenotrevieet,regardantàcôté,nousvoyonsquelevoisinestlà,àépier.Ilestincapabledefairequoiquece soit,mais il se plaît à semêler de la façon dont nous semons nos actions,plantonsnospensées,arrosonsnosconquêtes.Sinousprêtonsattentionàcequ'ilraconte,nousfinissonspartravaillerpour

lui,etlejardindenotrevieserauneidéeduvoisin.Nousenoublieronslaterrecultivéeavec tantdesueur, fertiliséepar tantdebénédictions.Nousoublieronsque chaque centimètre de terre a sesmystères, que seule lamain patiente dujardinierpeutdéchiffrer.Nouscesseronsd'êtreattentifsausoleil,àlapluieetauxsaisons – pour nous concentrer uniquement sur cette tête qui nous épie par-dessuslaclôture.L'idiotquiadoresemêlerdenotrejardinnesoignejamaissespropresplantes.

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LABOÎTEDEPANDORE

Le même matin, trois signes venant de continents différents : un courrierélectroniquedujournalisteLauroJardim,medemandantdeconfirmercertainesdonnéessurunenotemeconcernantetmentionnantlasituationdanslaRocinha,àRiodeJaneiro.Unappeltéléphoniquedemafemme,quivientdedébarquerenFrance:elleétaitpartieavecuncoupled'amisfrançaispourleurmontrernotrepays,etilssonttouslesdeuxrevenuseffrayésetdéçus.Enfin,lejournalistequivientm'interviewerpourunetélévisionrusse:«Est-ilvraiquedansvotrepaysplus d'un demi-million de personnes sont mortes assassinées, entre 1980 et2000?—Cen'estpasvrai,biensûr»,jeréponds.Mais si : il me montre les données d'un « institut brésilien » (en réalité,

l'InstitutoBrasileirodeGeografiaeEstatística).Je reste sans voix. La violence dans mon pays traverse les océans, les

montagnes,etvientjusqu'ici,enAsiecentrale.Quedire?Dire ne suffit pas, car les mots qui ne se transforment pas en action

« apportent la peste », comme le disaitWilliam Blake. J'ai tenté de fairemapart:j'aicréémoninstitut,avecdeuxpersonneshéroïques,IsabellaetYolandaMaltarolli ;nousessayonsdedonneréducation,affectionetamourà troiscentsoixanteenfantsdelafaveladePavão-Pavãozinho.Jesaisqu'encemomentilya desmilliers deBrésiliens qui font beaucoup plus, qui travaillent en silence,sansaideofficielle,sansappuiprivé,seulementpournepasse laisserdominerparlepiredesennemis:ledésespoir.À un certain moment, j'ai pensé que si chacun faisait sa part, les choses

changeraient.Mais ce soir, tandis que je contemple lesmontagnes gelées à la

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frontièrechinoise,j'aidesdoutes.Peut-êtreque,mêmesichacunfaitsapart,ledicton que j'ai appris enfant reste vrai : « Contre la force, il n'y a pasd'argument.»Je regarde de nouveau les montagnes, éclairées par la lune. Est-ce que

vraimentcontrelaforce,iln'yapasd'argument?CommetouslesBrésiliens,j'aiessayé, j'ai lutté, je me suis efforcé de croire que la situation de mon payss'améliorerait un jour,mais chaque année qui passe, les choses semblent pluscompliquées, indépendamment de celui qui gouverne, du parti, des planséconomiquesoudeleurabsence.J'aivulaviolenceauxquatrecoinsdumonde.Jemesouviensqu'unefois,au

Liban,peuaprèslaguerrequil'avaitdévasté,jemepromenaisdanslesruinesdeBeyrouthavecuneamie,SöulaSaad.Ellem'expliquaitquesavilleavaitdéjàétédétruite sept fois. Je luiaidemandé, sur le tonde laplaisanterie,pourquoi seshabitants ne renonçaient pas à reconstruire, et ne s'en allaient pas ailleurs.« Parce que c'est notre ville », a-t-elle répondu. « Parce que l'homme quin'honorepaslaterreoùsontenterréssesancêtresseramauditàtoutjamais.»L'êtrehumainquinerendpashonneuràsaterresedéshonore.Dansl'undes

mythesgrecsclassiquesdelacréation,l'undesdieux,furieuxqueProméthéeaitvolé le feuetdonnéainsi l'indépendanceà l'homme,envoiePandoresemarieravecsonfrère,Épiméthée.Pandoreporteuneboîte,qu'illuiestinterditd'ouvrir.Cependant,commeilarriveàÈvedanslemythechrétien,sacuriositéestlaplusforte : elle soulève le couvercle pour voir ce que la boîte contient, et, à cemoment,touslesmauxdumondeensurgissentetserépandentsurlaTerre.Seulresteàl'intérieurl'Espoir.Alors,mêmesitoutditlecontraireetqu'encemomentjesuisquasiconvaincu

que rien ne va s'arranger, malgré toute ma tristesse et ma sensationd'impuissance, je ne peux pas perdre la seule chose quimemaintient en vie :l'espoir – cemot qui a toujours suscité l'ironie des pseudo-intellectuels, qui leconsidèrentcommesynonymede«tromperie».Cemottellementmanipuléparles gouvernements, qui font des promesses en sachant qu'ils ne vont pas lesaccomplir,etdéchirentencorepluslescœurs.Trèssouventcemotestavecnouslematin,ilestblesséaucoursdelajournée,meurtàlatombéedelanuitmaisressusciteavecl'aurore.Oui,ilexisteleproverbe:«Contrelaforce,iln'yapasd'argument.»Maisilexisteaussicetautre:«Tantqu'ilyadelavie,ilyadel'espoir.»Et

jelegarde,tandisquejeregardelesmontagnesenneigéesàlafrontièrechinoise.

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COMMENTLETOUTPEUTSETROUVERDANSUNMORCEAU

RéunionchezunpeintrepaulistequivitàNewYork.Nousparlonsdesangeset de l'alchimie. À un certain moment, je tente d'expliquer à d'autres invitésl'idée,venantdel'alchimie,quechacundenouscontientenluil'Universentier,etqu'ilenestresponsable.Auxprisesaveclesmots, jenetrouvepasunebonneimage; lepeintre,qui

écouteensilence,invitetoutlemondeàregarderparlafenêtredesonatelier.«Quevoyez-vous?—UnerueduVillage,répondquelqu'un.»Lepeintrecolleunpapiersurlavitredesortequ'onnevoiepluslarueet,à

l'aided'uncanif,ilfaitunpetitcarrédanslepapier.«Etsil'onregardeparlà,quevoit-on?—Lamêmerue,ditunautreinvité.»Lepeintredécoupedanslepapierplusieurscarrés.«Demêmequechaquepetittroudanscepapiercontientlamêmerue,chacun

denouscontientlemêmeUnivers,dit-il.»Ettouslesassistantsapplaudissentàcettebelleimage.

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LAMUSIQUEQUIVENAITDELACHAPELLE

Le jour de mon anniversaire, l'Univers m'a fait un cadeau que j'aimeraispartageravecmeslecteurs.Aumilieud'uneforêt,prèsdelapetitevilled'Azereix,danslesud-ouestdela

France,setrouveunepetitecollinecouverted'arbres.Latempératureapprochantles40 °C,un été où la chaleur fit presque cinqmillemorts dans les hôpitaux,regardant les champs de maïs complètement détruits par la sécheresse, nousn'avonspastrèsenviedemarcher.Pourtant,jedisàmafemme:«Un jour,après t'avoir laisséeà l'aéroport, j'aidécidédemepromenerdans

cetteforêt.J'aitrouvélechemintrèsbeau,neveux-tupasleconnaître?»Christinaregardeune tacheblancheaumilieudesarbresetdemandeceque

c'est.«Unepetitechapelle.»Jedisquelecheminpasseparlà,maisquelaseulefoisoùj'ysuisallé,elle

était fermée.Habitués commenous le sommes auxmontagnes et aux champs,nous savons que Dieu est partout, qu'il n'est pas nécessaire d'entrer dans uneconstructionfaiteparl'hommepourLerencontrer.Trèssouvent,aucoursdenoslongues promenades, nous prions en silence, écoutant la voix de la nature, etcomprenantquelemondeinvisiblesemanifestetoujoursdanslemondevisible.Aprèsunedemi-heured'ascension,lachapelleapparaîtaumilieudubois,etlesquestionshabituellessurgissent:Quil'aconstruite?Pourquoi?Àquelsaintousainteest-elleconsacrée?Etàmesurequenousapprochons,nousentendonsunemusiqueetunevoix

quiparaissentemplirdejoiel'airautourdenous.«L'autrefoisoùjesuisvenu

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ici,iln'yavaitpasceshaut-parleurs»,medis-je,trouvantétrangequequelqu'unmettedelamusiquepourattirerdesvisiteursdansunsentierrarementfréquenté.Maiscontrairementàcequ'ils'estpassélorsdemapromenadeprécédente,la

porte est ouverte. Nous entrons, et c'est comme si nous étions dans un autremonde:lachapelleéclairéeparlalumièredumatin,uneimagedel'ImmaculéeConception sur l'autel, trois rangées de bancs, et dans un coin, dans une sorted'extase,unejeunefilled'unevingtained'annéesjouantdelaguitareetchantantlesyeuxfixéssurl'imagedevantelle.J'allumetroisciergescommejelefaistoujoursquandj'entrepourlapremière

foisdansuneéglise(pourmoi,pourmesamisetlecteurs,etpourmontravail).Ensuitejeregardederrièremoi:lafilleanoténotreprésence,sourietcontinuéàjouer.La sensation du Paradis semble alors descendre des cieux. Comme si elle

comprenait ce qu'il se passe dansmon cœur, ellemêlemusique et silence, detempsàautrefaituneprière.Etj'aiconscienced'êtreentraindevivreunmomentinoubliabledemavie–

cette conscience que très souvent nous ne pouvons avoir qu'après que lemomentmagiqueaprisfin.Jesuisentièrementlà,sanspassé,sansfutur,vivantuniquementcematin,cettemusique,cettedouceur, laprière inattendue.J'entredansunesorted'adoration,d'extase,reconnaissantd'êtreenvie.Aprèsbeaucoupde larmes et ce qui me semble une éternité, la jeune fille fait une pause, mafemmeetmoinousnouslevons,nouslaremercions,etjedisquej'aimeraisluienvoyeruncadeaupourlapaixdontelleaemplimonâme.Elleditqu'ellevientdanscetendroit tous lesmatins, etquec'est samanièredeprier. J'insisteavecl'histoireducadeau,ellehésitemaisfinitpardonnerl'adressed'uncouvent.Lelendemainjeluienvoieundemeslivres,etpeuaprèsjereçoissaréponse;

elle explique qu'elle est sortie de cet endroit ce jour-là l'âme inondée de joie,parcequelecouplequiétaitentrés'étaitassociéàl'adorationetaumiracledelavie.Dans la simplicité de cettemodeste chapelle, dans la voix de la jeune fille,

dans la lumièredumatinqui inondait tout, j'ai comprisencoreune foisque lagrandeurdeDieusemontretoujoursàtraversdeschosessimples.Siundemeslecteurspasseunjourparlapetitevilled'Azereixetvoitunechapelleaumilieudelaforêt,qu'ilmarchejusque-là.Sic'estlematin,unefilleseuleseralà,louantlaCréationparsamusique.

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LAPISCINEDUDIABLE

Je regarde une belle piscine naturelle près du hameau de Babinda, enAustralie.UnjeuneIndiens'approche.«Attentiondenepasglisser»,dit-il.Lepetit lacestentouréde rochers,mais ils sontapparemment sûrs, et il est

possibledes'ypromener.«Cetendroits'appellelaPiscineduDiable,poursuitlegarçon.Voilàbiendes

années, Oolona, une belle Indienne mariée à un guerrier de Babinda, tombaamoureused'unautrehomme. Ils s'enfuirentdanscesmontagnes,mais lemariréussità les retrouver.L'amants'échappa, tandisqu'Oolonaétaitassassinée ici,dansceseaux.«Depuis lors, Oolona confond tous les hommes qui s'approchent avec son

amourperdu,etellelestuedanssesbrasd'eau.»Plustard,j'interrogelepatrondupetithôtelausujetdelaPiscineduDiable.« C'est peut-être une superstition, commente-t-il. Mais le fait est que onze

touristessontmortslàcesdixdernièresannées,ettousétaientdeshommes.»

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LEMORTQUIPORTAITUNPYJAMA

Jelissurunsited'informationssurInternet:«Le10juin2004,onatrouvédanslavilledeTokyounmortvêtud'unpyjama.»Jusque-là,trèsbien;jepensequelamajoritédesgensquimeurentenpyjama,

oubienA)sontmortsdansleursommeil,cequiestunebénédiction,oubienB)setrouvaientavecleursproches,oudansunlitd'hôpital–lamortn'estpas

venuebrutalement, tousont eu le tempsde s'habituer à « l'indésirable», ainsiquel'appelaitlepoètebrésilienManuelBandeira.L'information continue : « Quand il est décédé, il se trouvait dans sa

chambre. »Donc, éliminée l'hypothèse de l'hôpital, il nous reste la possibilitéqu'ilsoitmortdanssonsommeil,sanssouffrir,sansmêmeserendrecomptequ'ilneverraitpaslalumièredujoursuivant.Maisilresteunepossibilité:agressionsuiviedemort.CeuxquiconnaissentTokyosaventquecettevillegigantesqueestenmême

tempsl'undeslieuxlesplussûrsdumonde.Jemesouviensdem'êtreunefoisarrêté pour dîner avec mes éditeurs avant de poursuivre notre voyage versl'intérieurduJapon–toutesnosvalisesétaientenvue,surlesiègearrièredelavoiture.J'aidit immédiatementquec'était trèsdangereux,àcoupsûrquelqu'unallaitpasser,lesvoir,etdisparaîtreavecnosvêtements,nosdocuments,etc.Monéditeur a souri et m'a dit que je ne devais pas m'inquiéter – il n'avait jamaisconnuuncassemblabledetoutesalonguevie(effectivement,iln'estrienarrivéànosbagages,bienquejesoisrestétenduduranttoutledîner).Mais revenonsànotremortenpyjama : iln'yavaitaucunsignede lutte,de

violenceouquoiquecesoitdecegenre.Unofficierdelapolicemétropolitaine,

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danssoninterviewaujournal,affirmaitqu'ilétaitquasicertainquel'hommeétaitmort brutalement d'une crise cardiaque. Par conséquent, écartons égalementl'hypothèsed'unhomicide.Le cadavre avait été découvert par les employés d'une entreprise de

construction,audeuxièmeétaged'un immeuble,dansunblocd'habitationsquiétait sur le point d'être démoli. Tout nous incite à penser que notre mort enpyjama,dansl'impossibilitédetrouverunendroitpourvivredansl'unedesvillesles plus peuplées et les plus chères du monde, avait simplement décidé des'installerquelquepartoùiln'auraitpasàpayerdeloyer.Alorsarrivelapartietragiquedel'histoire:notremortn'étaitqu'unsquelette

habilléd'unpyjama.Àcôtédelui,ilyavaitunjournalouvert,datédu20février1984.Surunetableàproximité,lecalendriermarquaitlemêmejour.C'est-à-direqu'ilétaitlàdepuisvingtans.Etpersonnen'avaitsignalésonabsence.L'hommefutidentifié,unex-fonctionnairedelacompagniequiavaitconstruit

leblocd'habitations,oùils'étaitinstalléaudébutdesannées1980,àlasuitedesondivorce.Ilavaitunpeuplusdecinquanteanslejouroù,entraindelirelejournal,ilavaitbrusquementquittécemonde.Son ex-femme ne s'enquit jamais de lui. On alla jusqu'à l'entreprise où il

travaillait,ondécouvritqu'elleavaitétémiseenfaillitepeuaprèsl'achèvementdestravaux,caraucunappartementn'étaitvendu;aussilefaitquel'hommeneseprésentât pas pour ses activités quotidiennes n'avait-il surpris personne. Oncherchasesamis,quiattribuèrentsadisparitionaufaitqu'ilsluiavaientréclaméunpeud'argentqu'ilsluiavaientprêtéetqu'iln'avaitpasdequoirembourser.L'informationditenfinquelesrestesontétéremisàl'ex-épouse.J'aiterminé

ma lecture de l'article, et j'ai réfléchi à cette phrase finale : l'ex-épouse étaitencorevivante,etpourtant,pendantvingtans,ellen'avaitjamaisrecherchésonmari.Qu'a-t-ilpuluipasserparlatête?Qu'ilnel'aimaitplus,qu'ilavaitdécidéde l'éloigner pour toujours de savie.Qu'il avait rencontréune autre femmeetdisparusanslaisserdetraces.Quelavieestainsi,unefoisachevéelaprocédurede divorce, cela n'a aucun sens de poursuivre une relation qui est légalementterminée.J'imaginecequ'elleadûressentirenapprenant ledestinde l'hommeavecquielleavaitpartagéunegrandepartiedesavie.Ensuite, j'ai pensé aumort en pyjama, dans sa solitude totale, abyssale, au

point que personne dans ce monde, pendant vingt longues années, ne s'étaitrenducomptequ'ilavaitsimplementdisparusanslaisserdetraces.Etj'arriveàlaconclusionqueplusque la faim, la soif, lechômage, la souffranced'amour, ledésespoir de la défaite, le pire de tout, c'est de sentir que personne, maisabsolumentpersonneencemonde,nes'intéresseànous.

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Encemoment,faisonsuneprièresilencieusepourcethomme,etremercions-ledenousavoirfaitréfléchiràl'importancedenosamis.

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LABRAISESOLITAIRE

Juan se rendait toujours au service dominical de sa congrégation. Maistrouvantpeu àpeuque lepasteur répétait toujours lamêmechose, il cessadefréquenterl'église.Auboutdedeuxmois,parunefroidenuitd'hiver,lepasteurluirenditvisite.«Ilestsansdoutevenuessayerdemeconvaincrederevenir»,pensaJuanen

son for intérieur. Il imagina qu'il ne pouvait pas avouer la vraie raison : lessermonsrépétitifs.Illuifallaittrouveruneexcuse,ettandisqu'ilréfléchissait,ilinstalladeuxchaisesdevantlacheminéeetsemitàparlerdutemps.Lepasteurneditrien.Aprèsavoirtentéinutilementd'animerlaconversation

unmoment, Juan se tut à son tour. Ilsdemeurèrent tous lesdeux silencieux, àcontemplerlefeu,pasloind'unedemi-heure.C'est alors que le pasteur se leva, et à l'aide d'une branche qui n'avait pas

encorebrûlé,écartaunebraisepourl'éloignerdufeu.Comme elle n'avait plus assez de chaleur pour continuer à brûler, la braise

commençaàs'éteindre.Juanlafitrevenirvivementaucentredelacheminée.«Bonnenuit,ditlepasteur,quiselevaitpoursortir.—Bonnenuit,etmercibeaucoup,réponditJuan.— Loin du feu, la braise, aussi brillante soit-elle, finit par s'éteindre

rapidement.— Loin de ses semblables, l'homme, aussi intelligent soit-il, ne peut pas

conserversachaleuretsaflamme.Jeretourneraiàl'églisedimancheprochain.»

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MANUELESTUNHOMMEIMPORTANTETNÉCESSAIRE

Manueldoitêtreoccupé.Sinon,ilpensequesavien'apasdesens,qu'ilperdson temps, que la société n'a pas besoin de lui, que personne ne l'aime, quepersonneneveutdelui.Parconséquent,àpeineréveillé,ilaunesériedetâchesàaccomplir:regarder

lesnouvellesàlatélévision(ilapusepasserquelquechosependantlanuit),lirele journal (ilapusepasserquelquechose laveille),priersa femmedenepaslaisserlesenfantssemettreenretardpourl'école,prendreunevoiture,untaxi,un autobus, unmétro,mais toujours concentré, regardant le vide, regardant samontre, si possible donnant quelques coups de téléphone sur sonmobile – etfaisanten sorteque tout lemondevoiequ'il estunhomme important,utileaumonde.Manuel arrive au travail, se penche sur la paperasse qui l'attend. S'il est

fonctionnaire,ilfaitsonpossiblepourquelechefvoiequ'ilestarrivéàl'heure.S'ilestpatron,ilmettoutlemondeautravailimmédiatement;s'iln'yapasdetâchesimportantesenperspective,Manuelvalesdévelopper,lescréer,préparerunnouveauprojet,établirdenouvelleslignesd'action.Manuelvadéjeuner,maisjamaisseul.S'ilestpatron,ils'assiedavecsesamis,

discutedesnouvellesstratégies,ditdumaldesconcurrents,gardetoujoursunecarte dans la manche, se plaint (avec une certaine fierté) de la surcharge detravail.SiManuelestfonctionnaire,ils'assiedaussiavecsesamis,seplaintduchef,ditqu'ilfaitbeaucoupd'heuressupplémentaires,affirmeavecdésespoir(etunegrandefierté)quebeaucoupdechosesdansl'établissementdépendentdelui.Manuel–patronouemployé–travailletoutl'après-midi.Detempsàautreil

regardesamontre, ilestbientôt l'heurederentrerà lamaison,mais il resteun

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détailàrésoudrepar-ci,undocumentàsignerpar-là.C'estunhommehonnête,ildoit faire de sonmieux pour justifier son salaire et répondre aux attentes desautres, aux rêves de ses parents, qui ont fait tant d'efforts pour lui donnerl'éducationnécessaire.Enfinilrentrechezlui.Ilprendunbain,metunvêtementplusconfortableet

vadîneravecsafamille.Ils'enquiertdesdevoirsdesenfants,desactivitésdesafemme. De temps en temps il parle de son travail, uniquement pour servird'exemple – il n'a pas l'habitude d'apporter des soucis à la maison. Le dînerterminé, les enfants – qui semoquent bien des exemples, des devoirs, ou deschosesdecegenre–sortentde tableaussitôtets'installentdevant l'ordinateur.Manuel,àsontour,vas'asseoirdevantcevieilappareildesonenfance,appelétélévision. Il regarde de nouveau les informations (il a pu se passer quelquechosel'après-midi).Ilvatoujourssecoucheravecunlivretechniquesurlatabledenuit–qu'ilsoit

patronouemployé,ilsaitquelaconcurrenceestrudeetqueceluiquinesemetpasàjourcourtlerisquedeperdresonemploietdedevoiraffronterlapiredesmalédictions:resterinoccupé.Ilcauseunpeuavecsafemme–aprèstout,c'estunhommegentil,travailleur,

affectueux, prenant soin de sa famille et prêt à la défendre en toutescirconstances.Le sommeil vient tout de suite,Manuel s'endort, sachant que lelendemainilseratrèsoccupéetqu'ildoitrecouvrersonénergie.Cettenuit-là,Manuelfaitunrêve.Unangeluidemande:«Pourquoifais-tu

cela?»Ilrépondqu'ilestunhommeresponsable.L'ange continue : « Serais-tu capable, au moins quinze minutes dans ta

journée, de t'arrêter un peu, regarder le monde, te regarder toi-même, etsimplement ne rien faire ? » Manuel dit qu'il adorerait, mais qu'il n'a pas letemps.«Tutemoquesdemoi,affirmel'ange.Toutlemondealetemps,cequimanque,c'estlecourage.Travaillerestunebénédictionquandcelanousaideàpenser à ce que nous sommes en train de faire. Mais cela devient unemalédictionquandcelan'ad'autreutilitéquedenouséviterdepenserausensdenotrevie.»Manuelseréveilleenpleinenuit,iladessueursfroides.Courage?Comment

cela, un homme qui se sacrifie pour les siens n'a pas le courage de s'arrêterquinzeminutes?Il vautmieuxqu'il se rendorme, tout cela n'est qu'un rêve, ces questions ne

mènentàrien,etdemainilseratrès,trèsoccupé.

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MANUELESTUNHOMMELIBRE

Pendant trenteans,Manuel travaillesansarrêt, ilélèvesesenfants,donnelebonexemple,consacretoutsontempsautravailetnesedemandejamais:«Est-cequecequejesuisentraindefaireaunsens?»Sonseulsouci,c'estl'idéequeplusilseraoccupé,plusilseraimportantauxyeuxdelasociété.Sesenfantsgrandissentetquittentlamaison,ilaunepromotion,unjouronlui

offre une montre ou un stylo pour le récompenser de toutes ces années dedévouement,sesamisversentquelqueslarmes,etarrivelemomenttantattendu:levoilàretraité,libredefairecequ'ilveut.Lespremiersmois, ilserendde tempsàautreàsonancienbureau,bavarde

avecsesvieuxamis,ets'accordeunplaisirdontilatoujoursrêvé:seleverplustard. Il sepromènesur laplageoudans laville, il aunemaisondecampagnequ'ils'estachetéeàlasueurdesonfront,iladécouvertlejardinageetilpénètrepeuàpeulemystèredesplantesetdesfleurs.Manueladutemps,toutletempsdumonde. Ilvoyagegrâceàunepartiede l'argentqu'ilapumettredecôté. Ilvisitedesmusées, apprendendeuxheuresceque lespeintres et sculpteursdedifférentes époques ont mis des siècles à développer, mais du moins a-t-il lasensationd'accroîtresaculture.Ilfaitdescentaines,desmilliersdephotos,etlesenvoieàsesamis–aprèstout,ilsdoiventsavoirqu'ilestheureux!D'autresmoispassent.Manuelapprendque le jardinne suitpasexactement

lesmêmesrèglesquel'homme–cequ'ilaplantévapousserlentement,etriennesert d'aller voir si le rosier est déjà en boutons.Dans unmoment de réflexionsincère, il découvre qu'il n'a vu au cours de ses voyages qu'un paysage àl'extérieurde l'autocarde tourisme,desmonumentsquisontmaintenantrangéssur des photos 6 x 9, mais qu'il n'a, en réalité, ressenti aucune émotion

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particulière–ils'inquiétaitdavantagederacontersonaventureàsesamisquedevivrel'expériencemagiquedesetrouverdansunpaysétranger.Ilcontinueàregardertouslesjournauxtélévisés,illitdavantagelapresse(car

il a plus de temps), il se considère comme une personne extrêmement bieninformée, capable de discuter de choses qu'autrefois il n'avait pas le tempsd'étudier.Il cherche quelqu'un avec qui partager ses opinions – mais ils sont tous

plongés dans le fleuve de la vie, travaillant, faisant quelque chose, enviantManuelpour sa liberté, et enmême tempscontentsd'êtreutiles à la sociétéet«occupés»àuneactivitéimportante.Manuel cherche du réconfort auprès de ses enfants. Ces derniers le traitent

toujourstrèsgentiment–ilaétéunexcellentpère,unexempled'honnêtetéetdedévouement–maiseuxaussiontd'autressoucis,mêmes'ilssefontundevoirdeprendrepartaudéjeunerdominical.Manuel est un homme libre, dans une situation financière raisonnable, bien

informé,ilaunpasséimpeccable,maismaintenant?Quefairedecettelibertésidurementconquise?Toutlemondelefélicite,faitsonéloge,maispersonnen'adetempspour lui.Peuàpeu,Manuelsesent triste, inutile–malgré toutescesannéesauservicedumondeetdesafamille.Unenuit, un ange apparaît dans son rêve : «Qu'as-tu fait de ta vie ?As-tu

cherchéàlavivreenaccordavectesrêves?»Manuel se réveille avec des sueurs froides. Quels rêves ? Son rêve, c'était

cela : avoir un diplôme, se marier, avoir des enfants, les élever, prendre saretraite,voyager.Pourquoil'angepose-t-ilencoredesquestionsquin'ontpasdesens?Unenouvelleetlonguejournéecommence.Lesjournaux.Lesinformationsà

latélévision.Lejardin.Ledéjeuner.Dormirunpeu.Fairecedontilaenvie–etàcemoment-là,ildécouvrequ'iln'aenviederien.Manuelestunhommelibreettriste,auborddeladépression,parcequ'ilétaittropoccupépourpenserausensdesavie,tandisquelesannéescoulaientsouslepont.Ilserappellelesversd'unpoète:«Ilatraversélavie/ilnel'apasvécue.»Maiscommeilesttroptardpouracceptercela,mieuxvautchangerdesujet.

Laliberté,sidurementacquise,n'estautrequ'unexildéguisé.

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MANUELVAAUPARADIS

Etpuis,notrecher,honnêteetdévouéManuelfinitparmourirunjour–cequiarrivera à tous lesManuel, Paulo,Maria,Monica de la vie. Et là, je laisse laparoleàHenryDrummond,danssonlivrebrillantLeDonsuprême,pourdécrirecequisepasseensuite.Nousnoussommestousposé,àuncertainmoment,laquestionquetoutesles

générationssesontposée:Quelleestlachoselaplusimportantedenotreexistence?Nousvoulonsemployernosjournéeslemieuxpossible,carpersonned'autre

ne peut vivre pour nous.Alors il nous faut savoir où nous devons diriger nosefforts,quelestl'objectifsuprêmeàatteindre.Nous sommeshabitués à entendreque le trésor leplus important dumonde

spirituelestlaFoi.Surcesimplemots'appuientdessièclesdereligion.Considérons-nous laFoicomme lachose laplus importantedumonde?Eh

bien,nousavonstotalementtort.DanssonépîtreauxCorinthiens,chapitreXIII,(saint)Paulnousconduitaux

premiers tempsduchristianisme.Et ildità lafin :«ces trois-làdemeurent, lafoi,l'espéranceetl'amour,maisl'amourestleplusgrand».Il ne s'agit pas d'une opinion superficielle de (saint) Paul, auteur de ces

phrases.Enfindecompte,ilparlaitdeFoiunpeuplushaut,danslamêmelettre.Ildisait:«Quandj'aurailafoilaplustotale,cellequitransportelesmontagnes,s'ilmemanquel'amour,jeneserairien.»Pauln'apasesquivélesujet;aucontraire,ilacomparélaFoietl'Amour.Etil

aconclu:

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«(...)l'amourestleplusgrand.»MatthieunousdonneunedescriptionclassiqueduJugementdernier:«LeFils

del'homme[...]siègerasursontrônedegloire[...]etilsépareraleshommeslesunsdesautres,commelebergerséparelesbrebisdeschèvres.»Àcemoment,lagrandequestiondel'êtrehumainneserapas:«Commentai-

jevécu?»Ellesera:«Commentai-jeaimé?»L'épreuve finale de toute quête du Salut sera l'Amour. Il ne sera pas tenu

comptedecequenousavonsfait,denoscroyances,denosréussites.Onnenousferarienpayerde toutcela.Onnousferapayer lamanièredont

nousavonsaiménotreprochain.Leserreursquenousavonscommisesserontoubliées.Nousseronsjugéspour

lebienquenousn'avonspasfait.Cargarderl'Amourenferméensoi,c'estalleràl'encontredel'espritdeDieu,c'estlapreuvequenousneL'avonsjamaisconnu,qu'Ilnousaaimésenvain,quesonFilsestmortinutilement.Danscettehistoire,notreManuelestsauvéaumomentdesamortparceque,

bienqu'iln'aitjamaisdonnéunsensàsavie,ilaétécapabled'aimer,deprendresoindesafamille,etdefairecequ'ilfaisaitavecdignité.Cependant,mêmesilafinestheureuse,sesjourssurlaTerreontététrèscompliqués.Celareprendunephraseque j'aientenduShimonPeresprononcerauForum

économiquedeDavos:«L'optimistecommelepessimistefinissentparmourir.Mais ils ont tous les deux profité de la vie d'une manière complètementdifférente.»

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UNECONFÉRENCEÀMELBOURNE

Ceseramaplus importanteparticipationauFestivaldesécrivains. Ilestdixheuresdumatin,lepublicaprisplace.Jeseraiinterviewéparunécrivainlocal,JohnFelton.Jemarchesur l'estradeavec l'appréhensionhabituelle.Feltonmeprésenteet

commence à me poser des questions. Avant que je puisse terminer unraisonnement,ilm'interromptetposeunenouvellequestion.Quandjeréponds,ilfaituncommentairedugenre«Cetteréponsen'étaitpastrèsclaire.»Auboutdecinqminutes,onnoteunmalaisedans lepublic– tout lemondecomprendqu'ilyaquelquechosequinevapas.JemerappelleConfuciusetjefaislaseulechosepossible:«Vousn'aimezpascequej'écris?jedemande.— Ce n'est pas le problème, répond-il. C'est moi qui vous interroge, non

l'inverse.—Si,c'estleproblème.Vousnemelaissezpasconclureuneidée.Confucius

adit:«Chaquefoisquec'estpossible,soisclair.»Nousallonssuivrececonseiletmettreleschosesauclair:aimez-vouscequej'écris?—Non.Jen'ailuquedeuxlivres,etj'aidétesté.—O.K.,alorsnouspouvonscontinuer.»Les camps sont maintenant définis. Le public se détend, l'atmosphère se

charge d'électricité, l'interview devient un vrai débat, et tous – y comprisFelton–sontsatisfaitsdurésultat.

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LEPIANISTEAUCENTRECOMMERCIAL

Jemepromène,distrait,dansuncentrecommercial,accompagnéd'uneamievioloniste. Ursula, née en Hongrie, est actuellement en vedette dans deuxorchestresphilharmoniquesinternationaux.Brusquement,ellemeprendlebras:«Écoute!»J'écoute. J'entends des voix d'adultes, des cris d'enfants, des sons de

téléviseurs allumés dans des magasins d'électroménager, des talons frappantcontrelecarrelage,etcettefameusemusique,omniprésentedanstouslescentrescommerciauxdumonde.«Alors,n'est-cepasmerveilleux?»Jerépondsquejen'airienentendudemerveilleuxnid'inhabituel.«Lepiano!dit-elle,meregardantd'unairdéçu.Lepianisteestmerveilleux!—Cedoitêtreunenregistrement.—Nedispasdebêtise!»Si l'on écoute plus attentivement, il est évident que c'est de la musique en

direct.LepianistejoueencemomentunesonatedeChopin,etmaintenantquejeparviens à me concentrer, les notes semblent recouvrir tout le bruit qui nousentoure. Nous marchons dans les couloirs pleins de visiteurs, de boutiques,d'offres,dechosesque,selonlapublicité,toutlemondepossède–saufvousoumoi.Nousarrivonsdanslecoinréservéàlarestauration:desgensquimangent,conversent, discutent, lisent des journaux ; et l'une de ces attractions que toutcentrecommercials'efforced'offriràsesclients.Cettefois,unpianoetunpianiste.Il joue encore deux sonates deChopin, puis Schubert,Mozart. Il doit avoir

unetrentained'années;uneplaqueplacéeprèsdelapetiteestradeexpliquequ'il

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estunmusiciencélèbreenGéorgie,l'unedesex-républiquessoviétiques.Iladûchercherdutravail,lesportesétaientfermées,ilaperduespoir,s'estrésigné,etmaintenantilestlà.Mais jene suispas certainqu'il soit vraiment là : sesyeux fixent lemonde

magiqueoùcesmorceauxontétécomposés;desesmains,ilpartageavectousson amour, son âme, son enthousiasme, le meilleur de lui-même, ses annéesd'étude,deconcentration,dediscipline.La seule chose qu'il semble n'avoir pas comprise : personne, absolument

personnen'estvenulàpourl'écouter; ilssontvenusacheter,manger,s'amuser,regarder les vitrines, rencontrer des amis. Un couple s'arrête à côté de nous,causantàvoixhaute,ets'éloigneaussitôt.Lepianisten'arienvu–ilestencoreenconversationavec lesangesdeMozart. Iln'apasvunonplusqu'ilavaitunpublicdedeuxpersonnes, et que l'uned'elles, violoniste talentueuse, l'écoutaitleslarmesauxyeux.Jemesouviensd'unechapelleoùjesuisentréunjourparhasardetoùj'aivu

unejeunefillequijouaitpourDieu;maisj'étaisdansunechapelle,celaavaitunsens.Ici,personnen'écoute,peut-êtrepasmêmeDieu.Mensonge.Dieuécoute.Dieuestdansl'âmeetdanslesmainsdecethomme,

parce qu'il donne le meilleur de lui-même, indépendamment de toutereconnaissance, ou de l'argent qu'il a reçu. Il joue comme s'il se trouvait à laScaladeMilan,ouàl'OpéradeParis.Iljoueparcequec'estsondestin,sajoie,saraisondevivre.Je suis saisi d'une sensation de profonde révérence. De respect pour un

hommequi,àcemoment,merappelleuneleçontrèsimportante:vousavezunelégende personnelle à accomplir, point final. Peu importe si les autressoutiennent,critiquent,ignorent,tolèrent–vousfaitescelaparcequec'estvotredestinsurcetteTerre,etlasourcedetoutejoie.Le pianiste termine une autre pièce de Mozart, et pour la première fois

remarquenotreprésence.Ilnoussalued'unsignedetêtepolietdiscret,nousdemême.Maistrèsvite,ilretourneàsonparadis,etilvautmieuxlelaisserlà,plusriennele touchantdanscemonde,mêmepasnostimidesapplaudissements.Ilest un exemple pour nous tous. Quand nous croirons que personne ne prêteattentionàcequenousfaisons,pensonsàcepianiste:ilconversaitavecDieuàtraverssontravail,etleresten'avaitpaslamoindreimportance.

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ENROUTEVERSLAFOIREDULIVREDECHICAGO

J'allais de New York à Chicago, pour me rendre à la Foire du livre del'AmericanBooksellersAssociation.Soudain,ungarçons'estlevédanslecouloirdel'avion:« J'aibesoindedouzevolontaires, a-t-ildit.Chacunporteraune rosequand

nousatterrirons.»Plusieurspersonnesontlevélamain.Jel'ailevéemoiaussi,maisjen'aipas

étéchoisi.Cependant,j'aidécidéd'accompagnerlegroupe.Noussommesdescendus,le

garçonaindiquéunejeunefilledanslasalled'attentedel'aéroportd'O'Hare.Unàun,lespassagerssontallésluioffrirleurrose.Àlafin,legarçonl'ademandéeenmariagedevanttoutlemonde–etelleaaccepté.Uncommissairedebordm'adéclaré:«Depuisqueje travailledanscetaéroport,c'est lachoselaplusromantique

quisoitarrivée.»

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DESBÂTONSETDESRÈGLES

Àl'automne2003,mepromenantunenuitdanslecentredeStockholm,j'aivuune femme qui marchait avec des bâtons de ski. Ma première réaction a étéd'attribuercelaàune lésionqu'elleaurait subie,mais j'ainotéqu'ellemarchaitvite,avecdesmouvementsrythmés,commesiellesetrouvaitenpleineneige–seulementiln'yavaitautourdenousquel'asphaltedesrues.Laconclusionétaitévidente : «Cette femmeest folle, commentpeut-elle faire semblantd'être entraindeskierdansuneville?»Deretourà l'hôtel, j'ai raconté l'histoireàmonéditeur. Ilm'aditque lefou,

c'étaitmoi : ce que j'avais vu était une sorte d'exercice connu sous le nomde«marche nordique » (nordic walking). D'après lui, outre lesmouvements desjambes, on utilise les bras, les épaules, lesmuscles du dos, ce qui permet unexercicebeaucouppluscomplet.Mon intention lorsque jemarche (ce qui est, avec le tir à l'arc,mon passe-

temps favori), c'est de pouvoir réfléchir, penser, regarder les merveilles quim'entourent, parler avec ma femme pendant nos promenades. J'ai trouvéintéressantlecommentairedemonéditeur,maisjen'aipasprêtéplusd'attentionàl'affaire.Unjour,metrouvantdansunmagasindesportpouracheterdumatérielpour

les flèches, j'ai remarqué de nouveaux bâtons utilisés par les amateurs demontagne – légers, en aluminium, ils s'ouvrent ou se ferment, à l'aide d'unsystèmetélescopiquesemblableautrépiedd'unappareilphotographique.Jemesuisrappelécette«marchenordique»:pourquoinepasessayer?J'enaiachetédeux paires, pourmoi et pourma femme.Nous avons réglé les bâtons à unehauteurconfortable,etlelendemainnousavonsdécidédenousenservir.

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Ce fut unedécouverte fantastique !Nousgravissionsunemontagne et nousdescendions, sentantquevraiment toutnotrecorpsétait enmouvement,mieuxéquilibréetsefatiguantmoins.Nousavonsparcouruledoubledeladistancequenouscouvrionsd'habitudeenuneheure. Jeme suis souvenuqu'un jour j'avaisessayéd'explorerunruisseauàsec,mais lespierresdeson litmecausaientdetelles difficultés que j'avais renoncé. J'ai pensé qu'avec les bâtons ç'aurait étébeaucoupplusfacile;etc'étaitvrai.Ma femme est allée voir sur Internet et elle a découvert que cette activité

permettaitdebrûler46%decaloriesdeplusqu'unemarchenormale.Elleaétéenthousiasmée, et la « marche nordique » a désormais fait partie de notrequotidien.Unaprès-midi,pourmedistraire,j'aidécidémoiaussid'allervoirsurInternet

cequ'ilyavaitsurlesujet.C'étaiteffrayant:despagesetencoredespages,desfédérations,desgroupes,desdiscussions,desmodèles,et...desrègles.Jenesaispascequim'apousséàouvrirunepagesurlesrègles.Àmesureque

je lisais, j'étais horrifié : je faisais tout de travers !Mes bâtons devaient êtreréglés plus haut, ils devaient obéir à un rythme déterminé, à un angle d'appuidéterminé, le mouvement de l'épaule était compliqué, il existait une manièredifférente d'utiliser le coude, ce n'étaient que principes rigides, techniques,précis.J'aiimprimétouteslespages.Lelendemain–etlesjourssuivants–j'aitenté

defaireexactementcequelesspécialistesordonnaient.Lamarcheacommencéàperdresonintérêt,jenevoyaispluslesmerveillesautourdemoi,jeparlaispeuavecmafemme, jeneparvenaisàpenserà riend'autrequ'auxrègles.Auboutd'unesemaine,jemesuisposéunequestion:pourquoiest-cequej'apprendstoutcela?Mon objectif n'est pas de faire de la gymnastique. Je ne crois pas que les

personnes qui faisaient leur «marche nordique » au début aient pensé à autrechosequ'auplaisirdemarcher,d'améliorerleuréquilibreetdebougertoutleurcorps. Intuitivement nous savions quelle était la hauteur idéale des bâtons, demêmequ'intuitivementnouspouvionsdéduirequeplusilsétaientprèsducorps,meilleuretplusfacileétaitlemouvement.Maismaintenant,àcausedesrègles,j'avaiscessédemeconcentrersurleschosesquej'aime,etj'étaispluspréoccupédeperdredescalories,debougermesmuscles,d'utiliserunecertainepartiedemacolonnevertébrale.J'aidécidéd'oubliertoutcequej'avaisappris.Àprésentnousmarchonsavec

nos deux bâtons, profitant dumonde qui nous entoure, sentant la joie de voirnotre corps sollicité, déplacé, équilibré. Et si je veux faire de la gymnastiqueplutôt qu'une « méditation en mouvement », je chercherai une école. Pour le

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moment,jesuissatisfaitdema«marchenordique»détendue,instinctive,mêmesijeneperdspeut-êtrepas46%decaloriesenplus.Je ne sais pas pourquoi l'être humain a cettemanie demettre des règles en

tout.

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LEPAINQUIESTTOMBÉDUMAUVAISCÔTÉ

Nousavonstendanceàtoujourscroireàlafameuse«loideMurphy»:toutcequenousfaisonstendtoujoursàallerdanslemauvaissens.Jean-ClaudeCarrièreraconteàcesujetunehistoireintéressante.Un homme prenait tranquillement son petit déjeuner. Soudain, le pain qu'il

venaitdebeurrertombaàterre.Quellenefutpassasurprisequand,baissantlesyeux,ilvitquelapartiequ'il

avaitbeurréeétaittournéeversledessus!L'hommepensaqu'ilavaitassistéàunmiracle.Toutexcité,ilallaraconteràsesamiscequis'étaitpassé; tousfurentsurpris, car quand le pain tombe sur le sol, la partie beurrée est toujours endessous,salissanttout.«Tuespeut-êtreunsaint,ditl'un.EttureçoisunsignedeDieu.»L'histoirefitbientôtletourdupetitvillage,ettoutlemondesemitàdiscuter

avecentraindel'événement:comment,contrairementàtoutcequisedisait,lepaindecethommeétait-iltombéàterredecettemanière?Commepersonnenetrouvait de réponse adéquate, ils allèrent voir unMaître qui résidait dans lesenvironsetluiracontèrentl'histoire.LeMaîtredemandaunenuitpourprier,réfléchir,chercherl'inspirationdivine.

Lelendemain,tousretournèrentlevoir,anxieuxdesaréponse.«Lasolutionesttrèssimple,ditlemaître.Enréalité,lepainesttombésurle

sol exactement comme il devait tomber ; c'est le beurre qui avait été étalé dumauvaiscôté.»

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DESLIVRESETDESBIBLIOTHÈQUES

En réalité, je n'ai pas beaucoup de livres : il y a quelques années, j'ai faitcertainschoixdanslavie,guidéparl'idéederechercherunmaximumdequalitéavec le minimum de choses. Je ne veux pas dire que j'ai opté pour une viemonastique–bienaucontraire,quandnousnesommespasobligésdeposséderuneinfinitéd'objets,nousavonsunelibertéimmense.Certainsdemesamis(etamies)seplaignentdeperdredesheuresdeleurvieàtenterdechoisircequ'ilsvontporterparcequ'ilsonttropdevêtements.Commemagarde-robeserésumeàun«noirbasique»,jen'aipasbesoind'affronterceproblème.Cependantjenesuispasicipourparlerdemode,maisdelivres.Pourrevenir

à l'essentiel, j'ai décidé de ne conserver que quatre cents livres dans mabibliothèque, certains pour des raisons sentimentales, d'autres parce que je lesrelis toujours. Cette décision a été prise pour des motifs divers, l'un étant latristessedevoircommentdesbibliothèquesaccumuléessoigneusementaucoursd'une vie étaient ensuite vendues au poids sans aucun respect. Autre raison :pourquoigardertouscesvolumesàlamaison?Pourmontreràmesamisquejesuis cultivé ?Pourorner lemur ?Les livresque j'ai achetés seront infinimentplusutilesdansunebibliothèquepubliquequechezmoi.Autrefois,j'auraispudire:j'enaibesoinparcequejevaislesconsulter.Mais

aujourd'hui,quanduneinformationm'estnécessaire,j'allumel'ordinateur,jetapeunmot-clé,etdevantmoiapparaît toutcedontj'aibesoin.IlyalàInternet, laplusgrandebibliothèquedelaplanète.Bien entendu je continue à acheter des livres – il n'existe pas de moyen

électroniquequipuisselesremplacer.Maisdèsquej'enaiterminéun,jelelaissevoyager, je le donne àquelqu'un, ou je le remets à unebibliothèquepublique.

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Mon intention n'est pas de sauver des forêts ou d'être généreux : je croisseulement qu'un livre a un parcours propre et ne peut être condamné à resterimmobilesuruneétagère.Étantécrivainetvivantdedroitsd'auteur,peut-êtresuis-jeentraindeplaider

contremaproprecause–finalement,plusonachèteradelivres,plusjegagneraid'argent.Mais ce serait injuste envers le lecteur, surtout dansdespaysoùunegrandepartiedesprogrammesgouvernementauxd'achatspourlesbibliothèquesne tientpascompteducritère fondamentald'unchoixsérieux : leplaisirde lalectureetlaqualitédutexte.Laissonsdoncnoslivresvoyager,d'autresmainslestoucheretd'autresyeux

en jouir. Au moment où j'écris ce texte, je me souviens vaguement d'unpoème de Jorge Luis Borges qui parle des livres qui ne seront plus jamaisouverts.Oùsuis-jemaintenant?DansunepetitevilledesPyrénées,enFrance,assis

dans un café, profitant de l'air conditionné car dehors la température estinsupportable.Lehasardfaitquej'ailacollectioncomplètedeBorgeschezmoi,à quelques kilomètres du lieu où j'écris – c'est un écrivain que je relisconstamment.Maispourquoinepasfaireletest?Je traverse la rue. Je marche cinq minutes jusqu'à un autre café, équipé

d'ordinateurs (ce type d'établissement connu sous le nom sympathique etcontradictoiredecybercafé).Jesaluelepatron,jecommandeuneeauminéralebienglacée, j'ouvrelapaged'unmoteurderecherche,et je tapequelquesmotsdu seul vers dont je me souvienne, avec le nom de l'auteur. Moins de deuxminutesplustard,j'aidevantmoilepoèmecomplet:IlyaunversdeVerlainedontjenemesouviendraiplusjamais.Ilyaunmiroirquim'avupourladernièrefois.Ilyauneporteferméejusqu'àlafindestemps.ParmileslivresdemabibliothèqueIlyenaunquejen'ouvriraiplus.

Enréalité,j'ail'impressionqu'ilyabeaucoupdelivresquej'aidonnésqueje

n'aurais plus jamais ouverts – on publie sans cesse des ouvrages nouveaux,intéressants, et j'adore lire. Je trouve formidable que les gens aient desbibliothèques;engénérallepremiercontactquelesenfantsontavecleslivresnaîtdeleurcuriositépourquelquesvolumesreliés,avecdespersonnagesetdeslettres.Mais je trouve cela formidable aussi de rencontrer, dans une soirée designatures, des lecteurs tenant des exemplaires très usés qui ont été prêtés desdizainesdefois:celasignifiequecelivreavoyagécommel'espritdesonauteurvoyageaittandisqu'ill'écrivait.

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PRAGUE,1981

Unjour,aucoursdel'hiverde1981,jemepromenaisavecmafemmedanslesruesdePrague,quandnousavonsvuungarçonquidessinaitlesimmeublesquil'entouraient.Bienque j'aie véritablement horreur d'emporter des choses quand je voyage

(etilyavaitencoreunlongvoyagedevantnous),l'undesdessinsm'apluetj'aidécidédel'acheter.Quandj'aitendul'argentaugarçon,j'aiconstatéqu'ilneportaitpasdegants,

malgrélefroidde–5°C.«Pourquoineportez-vouspasdegants?ai-jedemandé.—Pourpouvoirtenirlecrayon.»Et il a commencé àme raconter qu'il adorait Prague en hiver, que c'était la

meilleure saison pour dessiner la ville. Il était tellement content d'avoir vendusondessinqu'iladécidédefaireunportraitdemafemme,gratuitement.Tandis que j'attendais que le portrait fût prêt, jeme suis rendu compte qu'il

s'était passé quelque chose de très étrange : nous avions parlé presque cinqminutes, aucundenousdeuxneparlant la languede l'autre.Nousnousétionscompris simplement par des gestes, des rires, des expressions du visage, etl'enviedepartagerquelquechose.La simple envie de partager quelque chose nous avait fait entrer dans le

mondedu langage sansparoles, où tout est toujours clair, et où il n'y apas lemoindrerisqued'êtremalinterprété.

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POURUNEFEMMEQUIESTTOUTESLESFEMMES

UnesemaineaprèslafindelaFoiredulivredeFrancfort,en2003,jereçoisunappeltéléphoniquedemonéditeurenNorvège:lesorganisateursduconcertquiauralieupourleprixNobeldelapaix,l'IranienneShirineEbadi,souhaitentquej'écriveuntextepourl'événement.C'estunhonneurquejenedoispasrefuser,carShirineEbadiestunmythe:

unefemmequimesure1,50mètre,maisquiaunestaturesuffisantepour faireentendre sa voix aux quatre coins du monde quand elle défend les droits del'homme. Enmême temps, c'est une responsabilité que j'appréhende un peu –l'événementseraretransmisdanscentdixpays,etjenedisposeraiquededeuxminutespourparlerdequelqu'unquiaconsacrétoutesavieàsonprochain.JemarchedanslesforêtsprèsdumoulinoùjevisquandjesuisenEurope,jepenseplusieurs fois téléphoner pour dire que je suis sans inspiration. Mais le plusintéressant dans la vie, ce sont les défis auxquels nous sommes confrontés, etfinalementj'acceptel'invitation.Je pars pour Oslo le 9 décembre, et le lendemain – une belle journée de

soleil– jesuisdans lasalleoùsedéroule lacérémoniederemiseduprix.Leslarges fenêtresde l'hôtel devillepermettentdevoir leport oùvingt et un ansplustôt,plusoumoinsàlamêmeépoque,j'étaisassisavecmafemme,regardantla mer gelée, mangeant des crevettes qui venaient d'être débarquées par lesbateauxdepêche.Jepenseaulongparcoursquim'aconduitdeceportàcettesalle,maismes souvenirs sont interrompus par les trompettes qui retentissent,l'entréedelareineetdelafamilleroyale.Lecomitéd'organisationremetleprix,ShirineEbadiprononceunvéhémentdiscoursdénonçantlerecoursàlaterreurcommeunejustificationpourlacréationd'unÉtatpolicierdanslemonde.

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Lesoir,auconcertenhommageà la lauréate,CatherineZetaJonesannoncemontexte.Àcemoment, j'appuiesurunboutondemonportable, le téléphonesonnedanslevieuxmoulin(toutétaitarrangéàl'avance),etmafemmesetrouvelàavecmoi,écoutantlavoixdeMichaelDouglasquilitmespropos.Voici le texte que j'ai écrit – dont je pense qu'il s'applique à tous ceux qui

luttentpourunmondemeilleur:LepoèteRûmîadit :«Laviec'estcommesiunroienvoyaitunepersonne

dans un pays pour réaliser une mission déterminée. Elle s'y rend et fait unecentaine de choses – mais si elle n'a pas fait ce qui lui a été demandé, c'estcommesiellen'avaitabsolumentrienfait.»Pourlafemmequiacomprissamission.Pourlafemmequiaregardélaroutedevantsesyeux,etcomprisquesalonguecourseserait

trèsdifficile.Pourlafemmequi n'a pas cherché à minimiser ces difficultés : au contraire, elle les a

dénoncéesetafaitensortequ'ellessoientvisibles.Pourlafemmequiarendumoinssolitairesceuxquisontseuls,quianourriceuxquiavaient

faim et soif de justice, qui a fait que l'oppresseur se sente aussi mal quel'opprimé.Pourlafemmequi garde toujours ses portes ouvertes, ses mains au travail, ses pieds en

mouvement.Pourlafemmequipersonnifielesversd'unautrepoètepersan,Hâfiz,quand

il dit : « Même sept mille ans de joie ne peuvent justifier sept jours derépression.»Pourlafemmequiesticicesoir:qu'ellesoitchacundenous,quesonexemplesemultipliequ'elleaitencoredevantellebeaucoupdejoursdifficiles,afinqu'ellepuisse

achever son travail. Ainsi, les prochaines générations ne trouveront plus lasignificationd'injusticequedanslesdéfinitionsdesdictionnaires,etjamaisdanslavied'êtreshumains.Quesacoursesoitlente,carsonrythmeestlerythmeduchangement.Etlechangement,levraichangement,esttoujourstrèslongàs'accomplir.

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QUELQU'UNARRIVEDUMAROC

Quelqu'un arrive duMaroc etme raconte une curieuse histoire sur la façondontcertainestribusdudésertvoientlepéchéoriginel.Èvesepromenaitdanslejardind'Éden,quandleserpents'approcha.«Mangecettepomme»,ditleserpent.Ève,trèsbieninstruiteparDieu,refusa.«Mangecettepomme, insista leserpent, tudois te faireplusbellepour ton

homme.—Cen'estpaslapeine,réponditÈve.Iln'apasd'autrefemmequemoi.»Leserpentrit:«Maissi,biensûr.»EtcommeÈvenelecroyaitpas,ill'emmenajusqu'enhautd'unecolline,oùse

trouvaitunpuits.«Elleestdanscettecaverne.Adaml'yacachée.»Ève se pencha et vit, reflétée dans l'eau du puits, une belle femme. Sur-le-

champ,ellemangealapommequeleserpentluioffrait.Selonlamêmetribumarocaine,celuiquisereconnaîtdanslerefletdupuitset

n'apluspeurdelui-mêmeretourneauParadis.

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MESFUNÉRAILLES

Le journaliste duMail onSunday se présente à l'hôtel à Londres, avec unesimple question : si je mourais aujourd'hui, comment se passeraient mesfunérailles?Enréalité,l'idéedelamortm'accompagnetouslesjoursdepuisque,en1986,

j'aifaitlechemindeSaint-Jacques.Jusque-là,l'idéequetoutpuissefinirunjourm'effrayait – mais dans une étape du pèlerinage, j'ai fait un exercice quiconsistait à expérimenter la sensation d'être enterré vivant. L'exercice a été siintensequej'enaiperdutotalementlapeuretquejemesuismisàenvisagerlamortcommeunegrandecompagnedevoyage,quiesttoujoursassiseàcôtédemoi,disant :«Je tefrapperai,et tunesaispasquand,alorsnemanquepasdevivreleplusintensémentpossible.»Ainsi, jene remets jamaisàdemainceque jepeuxvivreaujourd'hui–cela

comporte les joies, lesobligationsenversmon travail, lesdemandesdepardonquand je sens que j'ai blessé quelqu'un, la contemplation du moment présentcommes'ilétaitledernier.Jemerappellequej'aisentiplusieursfoisleparfumde la mort. Le jour lointain de 1974, sur le remblai de Flamengo (à Rio deJaneiro),oùletaxidanslequeljemetrouvaisaétébloquéparuneautrevoiture,etqu'ungroupedeparamilitairesontbondilesarmesàlamainetm'ontmisuncapuchonsurlatête;mêmes'ilsm'assuraientqu'ilnem'arriveraitrien,j'aieulacertitudequej'allaisêtreundisparudeplusdurégimemilitaire.Ouquand, en août 1989, jeme suis perdu au cours d'une escalade dans les

Pyrénées : j'ai regardé les pics sans neige et sans végétation, j'ai pensé que jen'aurais plus de forces pour retourner, et j'ai conclu que l'on retrouveraitmon

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corps seulement au printemps suivant. Finalement, après des heures d'errance,j'aidécouvertunsentierquim'aconduitjusqu'àunvillageperdu.LejournalisteduMailonSunday insiste :maiscommentsepasseraientmes

funérailles ? Eh bien, d'après le testament que j'ai fait, il n'y aura pas defunérailles:j'aidécidéquejeseraisincinéré,etmafemmerépandramescendresdansunendroitappeléleCebreiro,enEspagne–oùj'aitrouvémonépée.Mesmanuscrits inédits ne pourront pas être publiés (je suis effrayé par le nombred'«œuvresposthumes»oude«mallesde textes»quedeshéritiersd'artistes,sans aucun scrupule, décident de publier pour gagner un peu d'argent ; si lesauteursnel'ontpasfaitdeleurvivant,pourquoinepasrespectercetteintimité?).L'épée que j'ai trouvée sur le chemin de Saint-Jacques sera jetée à la mer etretournera d'où elle vient. Et mon argent ainsi que les droits d'auteur quicontinueront d'être perçus durant les cinquante prochaines années serontentièrementdestinésàlafondationquej'aicréée.« Et votre épitaphe ? » insiste le journaliste. Certes, si je suis incinéré, je

n'auraipascettefameusepierreavecuneinscription,vuquemescendresserontemportéesparlevent.Maissijedevaischoisirunephrase,jedemanderaisqu'ily soit gravé : « Il est mort tandis qu'il était en vie. » Cela peut paraître uncontresens,maisjeconnaisbeaucoupdegensquiontdéjàcessédevivre,mêmes'ils continuent à travailler, à manger et à mener leurs activités socialeshabituelles. Ils font tout comme des automates, sans comprendre le momentmagiquequechaquejourporteenlui,sanss'arrêterpourpenseraumiracledelavie,sanscomprendrequelaminutesuivantepeutêtreleurderniermomentsurlafacedecetteplanète.Le journaliste prend congé, je m'assieds devant l'ordinateur et je décide

d'écrire ce texte. Je sais que personne n'aime penser à ce thème,mais j'ai undevoir envers mes lecteurs : les faire réfléchir sur les choses importantes del'existence.Et lamortestpeut-être laplus importante :nousmarchonsdanssadirection,nousnesavonsjamaisquandellevanousfrapper,doncnousavonsledevoirderegarderautourdenous,delaremercierpourchaqueminute,maisdela remercier aussi parce qu'elle nous fait réfléchir à l'importance de chaqueattitudequenousprenonsouneprenonspas.Etdèslors,nousdevonsrenonceràcequifaitdenousdes«mortsvivants»et

tout parier, tout risquer, pour les choses que nous avons toujours rêvéd'accomplir.Quenouslevoulionsounon,l'angedelamortnousattend.

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RESTAURERLATOILE

ÀNewYork,jevaisprendrelethéenfind'après-midiavecuneartistehorsducommun.ElletravailledansunebanqueàWallStreet,maisunjourelleafaitunrêve:elledevaitserendredansdouzeendroitsdumonde,etdanschacundeceslieux,faireunouvragedepeintureetdesculptureàmêmelanature.Jusqu'àprésent,ellearéussiàréaliserquatredecesouvrages.Ellememontre

les photos de l'un d'eux : un Indien sculpté dans une caverne en Californie.Tandisqu'elleattendlessignesàtraverssesrêves,ellecontinueàtravailleràlabanque–elletrouveainsidel'argentpourvoyageretpoursuivresatâche.Jeluidemandepourquoiellefaitcela.«Pourmaintenir lemonde en équilibre, répond-elle.Cela peut paraître une

sottise,maisilexisteunechoseténue,quinousunit tous,etquenouspouvonsaméliorer ou abîmer à mesure que nous agissons. Nous pouvons sauver oudétruire beaucoup de choses d'un simple geste qui parfois semble absolumentinutile.«Ilsepeutmêmequemesrêvessoientdessottises,maisjeneveuxpascourir

le risque de ne pas les suivre : pour moi, les relations entre les hommesressemblentàuneimmenseetfragiletoiled'araignée.Parmontravail,jetentederaccommoderunepartiedecettetoile.»

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APRÈSTOUT,CESONTMESAMIS

«Ce roi est puissant parcequ'il a fait unpacte avec ledémon», disait unedévotedanslarue.Legarçonfutintrigué.Quelquetempsplustard,tandisqu'ilserendaitdansuneautreville,legarçon

entenditunhommeàcôtédeluicommenter:«Touteslesterresappartiennentaumêmepropriétaire.C'estdiabolique!»Àlafind'unaprès-midid'été,unebellefemmepassaprèsdugarçon.«CettefilleestauservicedeSatan!s'écriaunprêcheur,indigné.»Alors,legarçondécidad'allertrouverledémon.«Onprétendquevousrendezlesgenspuissants,richesetbeaux»,déclara-t-

il,dèsqu'ill'eutrencontré.«Pastoutàfait,réponditledémon.Tun'asécoutéquel'opiniondeceuxqui

veulentmefairedelapublicité.»

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COMMENTAVONS-NOUSSURVÉCU?

Jereçoisparlapostetroislitresdeproduitsquiremplacentlelait;unesociéténorvégienne veut savoir si celam'intéresse d'investir dans la production de cenouveau type d'aliment, vu que, de l'avis du spécialisteDavidRietz, «TOUT(les majuscules sont de lui) lait de vache contient cinquante-neuf hormonesactives, beaucoupdegraisse, du cholestérol, desdioxines, desbactéries et desvirus».Jepenseaucalciumdontmamère,quandj'étaispetit,medisaitqu'ilétaitbon

pour les os, mais le spécialiste est allé plus vite que moi : « Le calcium ?Comment est-ce que les vaches peuvent acquérir assez de calcium pour leurvolumineusestructureosseuse?Parlesplantes!»Biensûr,lenouveauproduitest fait à base de plantes, et le lait est condamné dans d'innombrables étudesfaitesdanslesinstitutslesplusdiversrépandusdanslemonde.Etlesprotéines?DavidRietzestimplacable:«Jesaisquel'onappellelelait

viande liquide [je n'ai jamais entendu cette expression, mais il doit savoir cequ'ildit] à causede lahautedosedeprotéinesqu'il contient.Mais ce sont lesprotéinesquifontquelecalciumnepeutêtreabsorbéparl'organisme.Lespaysquiontunrégimericheenprotéinesontégalementunindiceélevéd'ostéoporose(absencedecalciumdanslesos).»Lemêmeaprès-midi,jereçoisdemafemmeuntextetrouvésurInternet:«Lespersonnesquiontaujourd'huientrequaranteetsoixanteansmontaient

dans des voitures qui n'avaient pas de ceinture de sécurité, d'appui-tête oud'airbag.Lesenfantsétaientenlibertésurlesiègearrière,chahutantets'amusantàfairedesbonds.

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« Les berceaux étaient peints avec des peintures “douteuses”, puisqu'ellespouvaientcontenirduplombouunautreélémentdangereux.»Moi par exemple, je fais partie d'une génération qui pratiquait les fameux

carrinhos de rolimão (je ne sais pas comment expliquer cela à la générationactuelle–disonsquec'étaientdesboulesdemétalattachéesentredeuxcerclesde fer) et nous descendions les pentes de Botafogo, en freinant avec noschaussures,tombant,nousblessant,maisfiersdecetteaventureàgrandevitesse.Letextecontinue:«Iln'yavaitpasdetéléphonemobile,nosparentsn'avaientaucunmoyende

savoiroùnousétions:commentétait-cepossible?Lesenfantsn'avaientjamaisraison, ilsétaient toujourspunis,et ilsn'avaientpaspourautantdesproblèmespsychologiquesderejetoudemanqued'amour.Àl'école, ilyavait lesbonsetlesmauvaisélèves : lespremierspassaientà l'étapesuivante, lesautresétaientrecalés.Onn'allait pas chercherunpsychothérapeutepour étudier leur cas, onexigeaitsimplementqu'ilsredoublent.»Et pourtant nous avons survécu avec des genoux écorchés et quelques

traumatismes. Non seulement nous avons survécu, mais nous nous rappelons,avec nostalgie, le temps où le lait n'était pas un poison, où l'enfant devaitrésoudresesproblèmessansaide,sebattrequandc'étaitnécessaire,etpasserunegrandepartiedelajournéesansjeuxélectroniques,àinventerdesjeuxavecsesamis.Maisrevenonsànotrethèmeinitial:j'aidécidéd'expérimenterlenouveauet

miraculeuxproduitquiremplaceralelaitassassin.Jen'aipaspuallerau-delàdelapremièregorgée.J'aidemandéàmafemmeetàmabonned'essayer,sansleurexpliquerceque

c'était:ellesm'ontdittouteslesdeuxqu'ellesn'avaientjamaisriengoûtéd'aussimauvaisdeleurvie.Je suispréoccupépour lesenfantsdedemain,avec leurs jeuxélectroniques,

leurs parents et leurs mobiles, les psychothérapeutes qui les aident à chaquedéfaite, et – surtout – l'obligation de boire cette « potion magique » qui lesprotégeraducholestérol,del'ostéoporose,descinquante-neufhormonesactives,destoxines.Ilsvivrontenexcellentesanté,trèséquilibrés,et,quandilsserontgrands,ils

découvrirontlelait(àcemoment-là,peut-êtreuneboissonhorslaloi).Peut-êtreen2050unscientifiquesechargera-t-ilderacheterunproduitquiestconsommédepuislecommencementdestemps.Oubienobtiendra-t-onseulementlelaitgrâceàdestrafiquantsdedrogues?

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RENDEZ-VOUSAVECLAMORT

J'auraispeut-êtredûmourirà22h30le22août2004,moinsdequarante-huitheuresavantmonanniversaire.Pourquesoitpossiblelemontageduscénariodemaquasi-mort,unesériedefacteurssontentrésenaction:A)L'acteurWillSmith,danslesinterviewspourlapromotiondesonnouveau

film,parlaittoujoursdemonlivreL'Alchimiste.B)Lefilmétaitbasésurunlivrequej'avaisludesannéesplustôtetbeaucoup

aimé : Moi, Robot, d'Isaac Asimov. J'ai décidé que j'irais voir ce film, enhommageàSmithetAsimov.C) Le film passait dans une petite ville du sud-ouest de la France dès la

premièresemained'août,maisunesériedechosessansimportancem'aempêchédemerendreaucinéma–jusqu'àcedimanche.J'ai dîné tôt, partagé une demi-bouteille de vin avec ma femme, invité ma

bonneàveniravecnous(ellearésisté,maisafinalementaccepté),noussommesarrivésàtemps,nousavonsachetédupop-corn,nousavonsvulefilmetl'avonsaimé.J'ai pris la voiture pour un trajet de dixminutes jusqu'àmon vieuxmoulin

transformé enmaison. J'aimis undisquedemusiquebrésilienne et j'ai décidéd'aller assez lentement pour que, pendant ces dix minutes, nous puissionsentendreaumoinstroischansons.Surlarouteàdeuxvoies,traversantdesvillagesendormis,jevois–surgissant

du néant – deux phares dans mon rétroviseur extérieur. Devant nous, uncroisement,dûmentsignalépardespoteaux.Je tented'appuyersur le frein,sachantquecettevoitureneparviendrapasà

sesfins,lespoteauxinterdisanttotalementtoutepossibilitédedépassement.Tout

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celadureunefractiondeseconde–jemesouviensquej'aipensé«cetypeestfou!»–,maisjen'aipaseuletempsdefairedecommentaire.Lechauffeurdela voiture (l'image qui est restée gravée dansmamémoire est uneMercedes,mais je n'en suis pas certain) voit les poteaux, accélère,me fait une queue depoissonet,alorsqu'ilessaiedecorrigersadirection,seretrouveentraversdelaroute.Dèslors,toutparaîtsedéroulerauralenti:ilfaitunpremier,undeuxième,un

troisième tonneau sur le côté. Ensuite, la voiture est jetée sur le bas-côté etcontinuesestonneaux–faisantcettefoisdegrandssauts,lespare-chocsavantetarrièrefrappantlesol.Mes phares éclairent tout, et je ne peux pas freiner brusquement –

j'accompagne lavoiturequi faitdesculbutesàcôtédemoi.Cela ressembleàunescènedufilmquejeviensdevoir–saufque,monDieu,toutàl'heurec'étaitunefiction,etmaintenantc'estlavieréelle!Lavoitureregagnelarouteets'arrêteenfin,renverséesurleflancgauche.Je

peuxvoirlachemiseduchauffeur.Jemegareàcôtédelui,etuneseuleidéemepasseparlatête:jedoissortir,l'aider.Àcemoment-là,jesenslesonglesdemafemmeseplanterprofondémentdansmonbras:ellemesupplie,pourl'amourdeDieu,decontinuer,demegarerplusloin,lavoitureaccidentéerisqued'exploser,deprendrefeu.Je faiscentmètresdeplus,et jemegare.Ledisquedemusiquebrésilienne

continue de passer, comme si rien n'était arrivé. Tout semble surréel, trèslointain. Ma femme et Isabelle, ma bonne, se précipitent vers le lieu del'accident. Une autre voiture, venant en sens inverse, freine. Une femme enbondit, nerveuse : ses phares ont aussi éclairé cette scène dantesque. Elleme demande si j'ai un téléphone mobile, je dis oui. « Alors appelez lessecours!»Quelestlenumérodessecours?Ellemeregarde:«Toutlemondelesait!

112!»Leportableestéteint–avantlefilm,onnousrappelletoujoursquenousdevonslefaire.J'entrelecoded'accès,noustéléphononsauxsecours–112.Jesaisexactementoùl'événements'estproduit:entrelesvillagesdeLaloubèreetHorgues.Ma femme et la bonne reviennent : le garçon a des égratignures, mais

apparemmentriendegrave.Aprèstoutcequej'aivu,aprèssixtonneaux,riendegrave ! Il est sorti de la voiture àmoitié abasourdi, d'autres automobilistes sesontarrêtés,lespompiersarriventdanscinqminutes,toutvabien.Toutvabien.Àunefractiondesecondeprès,ilm'auraitrattrapé,m'auraitjeté

danslefossé,toutiraittrèsmalpourl'unetpourl'autre.Trèstrèsmal.

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Deretourchezmoi,jeregardelesétoiles.Parfoiscertaineschosessetrouventsur notre chemin, mais parce que notre heure n'est pas arrivée, elles nouseffleurent en passant, sans nous toucher – bien qu'elles soient suffisammentclairespourquenouspuissions lesvoir. Je remercieDieudem'avoirdonné laconscience de comprendre que, comme le dit l'un demes amis, ce qui devaitarriverestarrivé,etrienn'estarrivé.

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LEMOMENTDEL'AURORE

PendantleForuméconomiquedeDavos,ShimonPeres,prixNobeldelapaix,aracontél'histoirequisuit.Unrabbinréunitsesélèvesetdemanda:«Comment savons-nous lemoment précis où la nuit s'achève et où le jour

commence?—Quand,deloin,nouspouvonsdistinguerunebrebisd'unchien,ditunjeune

garçon.— En réalité, dit un autre élève, nous savons qu'il fait jour quand nous

pouvonsdistinguer,deloin,unolivierd'unfiguier.—Cen'estpasunebonnedéfinition.—Quelleestlaréponse,alors?»demandèrentlesgamins.Etlerabbindit:«Quandunétranger s'approche,nous le confondonsavecnotre frère, et les

conflits disparaissent – voilà le moment où la nuit prend fin et où le jourcommence.»

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UNJOURQUELCONQUEDEJANVIER2005

Aujourd'huiilpleutbeaucoup,etlatempératureestprochede3°C.J'aidécidédemarcher–jepensequesijenemarchepastouslesjours,jenetravaillepasbien–maisleventestfortaussi,etjesuisretournéàlavoitureauboutdedixminutes.J'aiprislejournaldanslaboîteauxlettres,riend'important–exceptéles choses dont les journalistes ont décidé que nous devions les connaître, lessuivre,prendrepositionàleursujet.Jevaisliresurl'ordinateurlesmessagesélectroniques.Rien de nouveau, quelques décisions à prendre, mais tout est rapidement

résolu.J'essaie un peu l'arc et la flèche, mais le vent continue de souffler, c'est

impossible. J'ai déjà écrit mon livre bisannuel, Le Zahir, et il reste encorequelquessemainesavantsapublication.J'airédigélescolonnesquejepubliesurInternet.J'aifaitmonbulletinsurmapageWeb.Jemesuisfaitfaireuncheck-updel'estomac,heureusementonn'adétectéaucuneanomalie(onm'avaitinquiétéaveccettehistoiredetubequientreparlabouche,maiscen'estriendeterrible).Je suis allé chez ledentiste.Lesbillets pour le prochainvoyage en avion, quitardaient, sont arrivés par courrier exprès. Il y a des choses que je dois fairedemain,etdeschosesquej'aifinidefairehier,maisaujourd'hui...Aujourd'huijen'aiabsolumentriensurquoiconcentrermonattention.Je suis effrayé : ne devrais-je pas faire quelque chose ? Bon, si je veux

m'inventer du travail, ce n'est pas difficile – on a toujours des projets àdévelopper,deslampesàremplacer,desfeuillesmortesàbalayer,lerangementdeslivres,l'organisationdesarchivesdel'ordinateur,etc.Maispourquoinepasenvisagerlevidetotal?

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Jemets unbonnet, unvêtement chaud, unmanteau imperméable – ainsi, jeparviendraiàrésisteraufroidlesquatreoucinqheuresàvenir–etjesorsdanslejardin.Jem'assiedssurl'herbemouillée,etjecommenceàfairementalementlalistedecequimepasseparlatête:A)Jesuisinutile.Toutlemondeencemomentestoccupé,travaillantdur.Réponse : moi aussi je travaille dur, parfois douze heures par jour.

Aujourd'hui,parhasard,jen'airienàfaire.B) Je n'ai pas d'amis. Moi qui suis l'un des écrivains les plus célèbres du

monde,jesuisseulici,etletéléphonenesonnepas.Réponse : bien sûr, j'ai des amis. Mais ils savent respecter mon besoin

d'isolementquandjesuisdansmonvieuxmoulinàSaint-Martin,enFrance.C)Jedoissortirpouracheterdelacolle.Oui, jeviensdemerappelerqu'hierilmanquaitdelacolle,pourquoinepas

prendrelavoitureetallerjusqu'àlavillelaplusproche?Etsurcettepensée,jem'arrête.Pourquoiest-ilsidifficilederestercommejesuismaintenant,ànerienfaire?Unesériedepenséesmetraverse l'esprit.Desamisquis'inquiètentpourdes

choses qui ne sont pas encore arrivées, des connaissances qui savent remplirchaque minute de leur vie avec des tâches qui me paraissent absurdes, desconversations qui n'ont pas de sens, de longs coups de téléphonepour ne riendired'important.Deschefsqui invententdu travailpour justifier leurfonction,des fonctionnairesquiontpeurparcequ'onne leur a riendonnéd'important àfairecejour-làetquecelapeutsignifierqu'ilsnesontdéjàplusutiles,desmèresqui se torturentparceque les enfants sont sortis,desétudiantsqui se torturentpourleursétudes,leursépreuves,leursexamens.Jemèneunlongetdifficilecombatcontremoi-mêmepournepasmeleveret

aller jusqu'à la papeterie acheter la colle quimanque.L'angoisse est immense,maisjesuisdécidéàresterici,sansrienfaire,aumoinsquelquesheures.Peuàpeu, l'anxiétécède laplaceà lacontemplation,et jecommenceàécoutermonâme.Elle avait une envie folle de causer avecmoi,mais je suis tout le tempsoccupé.Leventcontinuedesoufflertrèsfort,jesaisqu'ilfaitfroid,qu'ilpleut,etque

demainjedevraipeut-êtreacheterdelacolle.Jenefaisrien,etjefaislachoselaplus importante dans la vie d'un homme : j'écoute ce que j'avais besoind'entendredemoi-même.

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UNHOMMEALLONGÉSURLESOL

Le 1er juillet 1997, à 13 heures 5 minutes, il y avait un homme d'unecinquantained'annéesallongésurlelargetrottoirdeCopacabana.Jesuispasséprèsdelui, j'ai jetéuncoupd'œilrapideet j'aipoursuivimoncheminversunebuvetteoùjevaistoujoursboireuneeaudecoco.CommetouslesCariocas,j'aicroisédescentaines(desmilliers?)defoisdes

hommes,des femmesoudesenfantsallongéspar terre.Habituéàvoyager, j'aivulamêmescènepratiquementdanstouslespaysoùjemesuisrendu–delaricheSuisseàlamisérableRoumanie.J'aivudesgensallongésparterreàtouteslessaisonsdel'année:dansl'hiverglacédeMadrid,deNewYorkoudeParis,où ils restentprèsde l'airchaudqui sortdesbouchesdemétro ; sous le soleilbrûlantduLiban,entrelesédificesdétruitspardesannéesdeguerre.Desgenscouchésparterre,ivres,sansabri,fatigués,cen'estpasnouveau.J'aibumoneaudecoco.Jedevaisrentrerrapidement,carj'avaisrendez-vous

avecJuanArias,dujournalespagnolElPaís.Surlecheminduretour,j'aivuquel'homme était toujours là, en plein soleil, et tous ceux qui passaient faisaientexactementcommemoi:ilsregardaientetpassaientleurchemin.Ilse trouveque,mêmesi jenelesavaispas,monâmeétait lassed'avoirvu

tantdefoiscettemêmescène.Quandjesuisrepasséprèsdecethomme,quelquechosedeplusfortquemoim'apousséàm'agenouillerpourtenterdelerelever.Ilneréagissaitpas.J'aiinclinésatêteetj'aivuqu'ilyavaitdusangprèsdesa

tempe.S'agissait-ild'uneblessuresérieuse?J'ainettoyésapeauavecmontee-shirt:apparemmentcen'étaitpasgrave.Àcemoment-là,l'hommeacommencéàmurmurerquelquesmotsdugenre:

« Demandez-leur de ne pas me frapper. » Il était donc vivant, maintenant je

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devaislemettreàl'abridusoleiletappelerlapolice.J'ai arrêté le premier passant et je lui ai demandé de m'aider à traîner cet

homme à l'ombre, entre le trottoir et le sable. Il portait un costume, un porte-documentsetdespaquets, il a tout laisséet il estvenum'aider.Luiaussi sansdoute,sonâmeétaitlassed'assisteràcegenredescène.Unefoisl'hommeàl'ombre,jemesuisdirigéverschezmoi.Jesavaisqu'ily

avaitunpostede laPolicemilitaireetque jepourraisydemanderdusecours.Maisavantd'yarriver,j'aicroisédeuxpoliciers.«Ilyaunhommeblessé,devantlenumérotant,leurai-jedit.Jel'aimissurle

sable.Ilseraitbond'appeleruneambulance.»Les agents m'ont dit qu'ils allaient prendre les mesures nécessaires. Bien,

j'avais accompli mon devoir. Un bon scout donne toujours l'alerte. La bonneactiondelajournée!Leproblèmeétaitdésormaisentreleursmains,àeuxdesemontrer responsables. Et le journaliste espagnol allait arriver chez moi dansquelquesminutes.Àpeineavais-jefaitdixpasqu'unétrangerm'a interpellé,dansunportugais

douteux:«J'avaisdéjàsignaléàlapolicel'hommesurletrottoir.Ilsm'ontditque,du

momentquecen'estpasunvoleur,cen'estpasleurproblème.»Jen'aipaslaissél'hommeterminer.Jesuisretournévoirlesagents,convaincu

qu'ils savaient qui j'étais, que j'écrivais dans des journaux, que je passais à latélévision. J'avais l'impression fausse que la notoriété, à certains moments,permetderésoudrebeaucoupdechoses.«Vous êtes quelqu'un d'influent ? »m'a demandé l'un d'eux, voyant que je

réclamaisdel'aideavecinsistance.Ilsnesavaientabsolumentpasquij'étais.«Non,ai-jerépondu.Maisnousallonsrésoudreceproblèmetoutdesuite.»J'étaismalhabillé,avecmontee-shirttachédesang,monbermudacoupédans

unvieuxjean,ensueur.J'étaisunhommeordinaire,anonyme,sansautreautoritéquemalassitudedevoirdesgensallongésparterredepuisdesdizainesd'annéesetden'avoirjamaisrienfait.Et cela a tout changé. Il y a un moment où vous vous trouvez au-delà de

l'interditoudelapeur,oùvotreregardestdifférentetoùlesgenscomprennentque vous parlez sérieusement.Les agentsm'ont accompagné, et ils ont appelél'ambulance.Enretournantchezmoi,j'aitirédecettepromenadetroisleçons:A)Nouspouvonstousmettrefinàuneactionquandlapassionnousanime.B) Il y a toujours quelqu'un pour vous dire : « Maintenant que tu as

commencé,vajusqu'aubout.»Etenfin:

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C)Nous sommes tous quelqu'un d'influent quand nous sommes absolumentconvaincusdecequenousfaisons.

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LECARREAUQUIMANQUAIT

Aucoursd'unvoyage,jereçusunfaxdemasecrétaire.«Ilmanqueuncarreaudeverrepourlarénovationdelacuisine,disait-elle.Je

vous envoie le projet original, et la solution que trouvera le maçon pourcompensercemanque.»D'un côté, il y avait le dessin que ma femme avait fait : des rangées

harmonieuses,avecuneouverturepour laventilation.De l'autrecôté, leprojetquirésolvaitleproblèmedel'absenceducarreau:unvéritablecasse-tête,oùlescarreauxdeverresemêlaientsansaucuneesthétique.«Qu'onachètelecarreauquimanque»,écrivitmafemme.Ainsifutfait,etle

dessinoriginalfutmaintenu.L'après-midi, j'ai pensé très longtemps à cet événement ; il nous arrive très

souvent,dufaitdel'absenced'unsimplecarreau,dedénaturercomplètementleprojetinitialdenotrevie.

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RAJMERACONTEUNEHISTOIRE

DansunvillagepauvreduBengale,uneveuven'avaitpasd'argentpourpayerl'autocarpoursonfils,sibienquelegamin,quandilfutinscritaucollège,allaitdevoirtraversertoutseuluneforêt.Pourletranquilliser,elleluidit:« N'aie pas peur de la forêt, mon fils. Demande à ton dieu Krishna de

t'accompagner.Ilécouterataprière.»Legaminfitcequ'avaitditsamère,Krishnaapparut,etill'emmenatousles

joursàl'école.Quandvintlejourdel'anniversaireduprofesseur,l'enfantdemandaàsamère

unpeud'argentpourapporteruncadeau.« Nous n'avons pas d'argent, mon fils. Demande à ton frère Krishna de te

trouveruncadeau.»Lelendemain,l'enfantconfiasonproblèmeàKrishna.Celui-ciluidonnaune

jarrerempliedelait.Tout excité, le petit offrit la jarre au professeur. Mais les autres cadeaux

étaientplusbeaux,etlemaîtren'yprêtapaslamoindreattention.«Emportecettejarreàlacuisine»,ditleprofesseuràunassistant.L'assistants'exécuta.Maisquandilessayadeviderlajarre,ilconstataqu'elle

seremplissaittouteseule.Ilallaimmédiatementenrendrecompteauprofesseurqui,stupéfait,demandaàl'enfant:«Oùas-tutrouvécettejarre,etquelleestl'astucequilagardepleine?—C'estKrishna,ledieudelaForêt,quimel'adonnée.»Lemaître,lesélèves,l'aide,toussemirentàrire.«Iln'yapasdedieuxdanslaforêt,c'estunesuperstition!ditlemaître.S'il

existe,sortonslevoir!»

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Toute la bande sortit. L'enfant commença à appeler Krishna, mais celui-cin'apparutpas.Désespéré,ilfituneultimetentative:«FrèreKrishna,monmaîtreveutvousvoir.Jevousenprie,montrez-vous!»Àcemoment,onentenditvenirdelaforêtunevoix,quirésonnadanstousles

coins:«Commentcela,ildésiremevoir,monenfant?Ilnecroitmêmepasàmon

existence!»

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L'AUTRECÔTÉDELATOURDEBABEL

J'aipassétoutelamatinéeàexpliquerquejenem'intéressaispasprécisémentauxmuséesetauxéglises,maisauxhabitantsdupays,etqu'ainsiilvaudraitbienmieuxquenousallionsjusqu'aumarché.Cependant,ilsinsistent;c'estjourférié,lemarchéestfermé.«Oùallons-nous?—Dansuneéglise.»Jelesavais.«Aujourd'huioncélèbreunsainttrèsspécialpournous,ettrèscertainement

pourvousaussi.Nousallonsvisiterletombeaudecesaint.Maisneposezpasdequestions, et acceptezqu'il nous arriveparfoisde réserverdebonnes surprisesauxécrivains.—Combiendetempsdureletrajet?—Vingtminutes.»Vingtminutes,c'estlaréponsetoutefaite:jesaisévidemmentqu'ilvadurer

beaucoup plus longtemps. Mais jusqu'à présent ils ont respecté toutes mesdemandes,mieuxvautcédercettefois.Je suis àErevan, enArménie, cedimanchematin. Jemonte résignédans la

voiture,jevoisauloinlemontAraratcouvertdeneige,jecontemplelepaysageautour de moi. Si seulement je pouvais me promener par là, au lieu d'êtreenfermédans cette boîte en fer-blanc.Mes amphitryons essaient d'être gentils,maisjesuisdistrait,acceptantstoïquementle«programmetouristiquespécial».Ilsfinissentparlaissers'éteindrelaconversation,etnouscontinuonsensilence.Cinquanteminutesplustard(jelesavais!)nousarrivonsdansunepetiteville

etnousnousdirigeonsversl'églisebondée.Jevoisqu'ilssonttousencostumeet

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cravate,l'événementesttrèsformeletjemesensridiculecarjeportesimplementun tee-shirtetun jean. Je sorsde lavoiture,desgensde l'Uniondesécrivainsm'attendent,m'offrentunefleur,meconduisentaumilieudelafoulequiassisteàlamesse,nousdescendonsunescalierderrièrel'autel,etjemetrouvedevantuntombeau.Jecomprendsquelesaintdoitêtreenterrélà,maisavantdedéposerlafleur,jeveuxsavoirprécisémentàquijerendshommage.«Lesaintpatrondestraducteurs»,merépond-on.Le saint patron des traducteurs ! Sur-le-champmes yeux se remplissent de

larmes.Noussommesle9octobre2004,lavilles'appelleOshakan,etl'Arménieest,à

maconnaissance,leseullieuaumondequidéclarefêtenationaleetcélèbreengrand style le jour du saint patrondes traducteurs, saintMesrob.Outrequ'il ainventél'alphabetarménien(lalangueexistaitdéjà,maisseulementsousformeorale), il aconsacré savieà transcriredans sa languematernelle les textes lesplus importants de son époque – qui étaient écrits en grec, en persan, ou encyrillique. Lui et ses disciples se sont consacrés à la tâche gigantesque detraduirelaBibleetlesprincipauxclassiquesdelalittératuredesontemps.Dèslors,laculturedupaysaacquissonidentitépropre,quis'estmaintenuejusqu'ànosjours.Le saint patron des traducteurs. La fleur à la main, je pense à toutes les

personnes que je n'ai jamais rencontrées et que je n'aurai peut-être jamaisl'occasiondeconnaître,maisquiencemomentontmeslivresenmain,essayantde donner le meilleur d'elles-mêmes pour rendre fidèlement ce que j'ai voulupartager avecmes lecteurs.Mais jepense surtout àmonbeau-père,ChristianoMonteiroOiticica,profession:traducteur.Aujourd'hui,encompagniedesangesetdesaintMesrob,ilassisteàcettescène.Jemesouviensdeluicolléàsavieillemachineàécrire,seplaignanttrèssouventquesontravailfûtmalpayé(cequiestmalheureusementencorevraidenosjours).Aussitôtaprès,ilexpliquaitquelavraieraisonpourlaquelleilpoursuivaitcettetâcheétaitsonenthousiasmedepartager un savoir qui, sans les traducteurs, n'arriverait jamais jusqu'à sonpeuple.Je fais une prière silencieuse pour lui, pour tous ceux qui ont traduit mes

livres, etpour ceuxquim'ontpermisde liredesœuvresauxquelles jen'auraisjamais eu accès, m'aidant ainsi – anonymement – à former ma vie et moncaractère. En sortant de l'église, je vois des enfants dessinant l'alphabet, dessucreriesenformedelettres,desfleurs,etencoredesfleurs.Quandl'hommeamontrésonarrogance,DieuadétruitlatourdeBabelettous

sesontmisàparlerdeslanguesdifférentes.MaisdansSoninfiniebienveillance,Ilacrééégalementunesortedegensquiallaitreconstruirecesponts,permettre

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ledialogueet ladiffusionde lapenséehumaine.Cethomme(oucettefemme)dont nous nous donnons rarement la peine de connaître le nom quand nousouvronsunlivreétranger:letraducteur.

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AVANTUNECONFÉRENCE

Uneécrivaine chinoise etmoinouspréparions àprendre laparoledansunerencontre de libraires américains. La Chinoise, extrêmement nerveuse, medisait:« Parler en public est déjà difficile, alors être obligée d'expliquer son livre

dansuneautrelangue,vousimaginez!»Jel'aipriéedecesser,oubienj'allaismoiaussidevenirnerveux,carj'avaisle

mêmeproblème.Soudain,elles'estretournée,asouri,etm'adittoutbas:«Toutvabiensepasser,nevousinquiétezpas.Nousnesommespasseuls:

regardezlenomdelalibrairiedelafemmeassisederrièremoi.»Surlecartondelafemme,ilétaitécrit:«LibrairiedesAngesréunis».Nous

avons réussi l'unet l'autreà faireuneexcellenteprésentationdenosouvrages,parcequelesangesnousavaientdonnélesignalquenousattendions.

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SURL'ÉLÉGANCE

Jeme surprends parfois àme tenir le dos courbé ; et chaque fois que celam'arrive,jesuiscertainquequelquechosenevapasbien.Àcemoment-là,avantmêmedecherchercequim'incommode, j'essaiedechangerdeposture–de larendreplusélégante.Quandjemeredresse, jemerendscomptequecesimplegestem'aaidéàreprendreconfiancedanscequejesuisentraindefaire.On confond généralement élégance avec superficialité, mode, manque de

profondeur.C'estunegraveerreur : l'êtrehumainabesoind'élégancedanssesactes et dans sa posture, car ce mot est synonyme de bon goût, amabilité,équilibreetharmonie.Il fautde la sérénitéetde l'élégancepour faire lespas importantsde lavie.

Biensûr,nousn'allonspasdélirer,nousinquiétersanscessedelamanièredontnousbougeons lesmains, nous asseyons, sourions, regardons autourdenous ;maisilestbondesavoirquenotrecorpsparleunlangage,etquel'autre–mêmeinconsciemment–comprendcequenousdisonsau-delàdesmots.Lasérénitévientducœur.Bienquesouventtorturéparlemanqued'assurance,

il sait que, grâce à une posture correcte, il peut retrouver son équilibre.L'élégancephysique,àlaquellejemeréfèreici,vientducorps,cen'estpasunechosesuperficielle,maislemoyenqu'atrouvél'hommepourhonorerlamanièredont il pose ses deux pieds sur la terre.Aussi, quand parfois vous sentez quevotre posture vous incommode, ne pensez pas qu'elle est trompeuse ouartificielle:elleestsincèreparcequec'estdifficile.C'estparellequelecheminsesenthonoréparladignitédupèlerin.Etpuis,jevousenprie,n'allezpaslaconfondreavecarroganceousnobisme.

L'éléganceestlaposturelaplusadéquatepourquevotregestesoitparfait,que

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votrepassoitfermeetquevotreprochainsoitrespecté.L'éléganceestatteintequandl'êtrehumains'estdébarrassédetoutlesuperflu

etdécouvrelasimplicitéetlaconcentration:pluslapostureestsimpleetsobre,plusbelleellesera.La neige est belle parce qu'elle n'a qu'une couleur, la mer est belle parce

qu'elleressembleàunesurfaceplane–maislameretlaneigesontprofondesetconnaissentleursqualités.Marchez le pas ferme et joyeux, sans craindre de trébucher. Vos alliés

accompagnent tous vos mouvements, et ils vous aideront si nécessaire. Maisn'oubliezpasque l'adversaire aussi vousobserve, et qu'il connaît la différenceentre une main ferme et une main tremblante : par conséquent, si vous êtestendu,respirezprofondément,soyezconvaincuquevousêtestranquille–etparun de ces miracles que l'on ne sait pas expliquer, la tranquillité s'installeraaussitôt.Aumomentoùvousprenezunedécisionetlamettezenapplication,efforcez-

vous de revoirmentalement toutes les étapes qui vous ont conduit à préparervotrepas.Maisfaites-leenétantdétendu,carilestimpossibled'avoirtouteslesrèglesen tête :et l'esprit libre,àmesurequevous reverrezchaqueétape,vousreconnaîtrez les moments les plus difficiles, et la façon dont vous les avezsurmontés.Celaserefléteradansvotrecorps,alorsfaitesattention!Onpeutfaireuneanalogieavecletiràl'arc:beaucoupd'archersseplaignent

que,bienqu'ilsaientpratiquédesannéesl'artdutir,illeurarriveencoredesentirleurcœuréclaterd'anxiétéetleurmaintrembler,etdemalviser.L'artdutirrendnoserreursplusévidentes.Le jour où vous ne sentirez pas d'amour pour la vie, votre tir sera confus,

compliqué.Vous verrez que vous n'avez pas la force suffisante pour tendre lacordeaumaximum,quevousn'arrivezpasàfairesecourberl'arccommevousledevez.Etvoyantcematin-làquevotre tirestconfus,vous tenterezdedécouvrirce

qui a provoqué une telle imprécision : ainsi vous affronterez un problème quivousincommode,maisquijusqu'alorssetrouvaitocculté.Vous avez découvert ce problème parce que votre corps était usé, moins

élégant.Changezdeposture,nefroncezpaslesourcil,redressezledos,affrontezlemondeavecuncœurfrancetsincère.Quandvouspensezàvotrecorps,vouspensezaussiàvotreâme,etl'unaideral'autre.

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NHáCHICADEBAEPENDI

Qu'est-cequ'unmiracle?Ilexistetoutessortesdedéfinitions:quelquechosequivaàl'encontredeslois

delanature,desintercessionsdansdesmomentsdecriseprofonde,deschosesscientifiquementimpossibles,etc.J'aimapropredéfinition:unmiracle,c'estcequiemplitnotrecœurdepaix.Il

se manifeste parfois sous la forme d'une guérison, d'un désir satisfait, peuimporte–lerésultat,c'estque,quandlemiracleseproduit,nousressentonsuneprofonderévérencepourlagrâcequeDieunousaaccordée.Ilyaunetrentained'années,alorsquejevivaismapériodehippie,masœur

m'invita à être le parrain de sa première fille. J'étais ravi de cette proposition,contentqu'ellenem'aitpasdemandédemecouperlescheveux(àcetteépoque,ilsm'arrivaientàlataille),etqu'ellen'aitpasexigéuncadeauonéreuxpourmafilleule(jen'auraispaseudequoil'acheter).Lafillenaquit,lapremièreannéepassa,etlebaptêmen'arrivaitpas.Pensant

quemasœuravaitchangéd'avis,j'allailuidemandercequis'étaitpassé,etellemerépondit :«Turestesparrain.Ilse trouvequej'aifaitunepromesseàNháChica, et je veux baptiser la petite à Baependi, parce qu'ellem'a accordé unegrâce.»JenesavaispasoùétaitBaependi,etjen'avaisjamaisentenduparlerdeNhá

Chica. La période hippie passa, je devins cadre d'unemaison de disques, masœureutuneautrefille,etpasdebaptême.Finalement,en1978,ladécisionfutprise, et les deux familles – la sienne et celle de son ex-mari – se rendirent àBaependi.Là, jedécouvrisquecetteNháChica,quin'avaitmêmepasd'argent

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pour sa propre subsistance, avait passé trente ans à construire une église et àaiderlespauvres.Jesortaisd'unepériodetrèsturbulentedemavieetjenecroyaisplusenDieu.

Ou plus exactement, je n'accordais pas grande importance à la recherche dumonde spirituel. Ce qui comptait, c'étaient les choses de ce monde, et lesrésultatsquejepourraisobtenir.J'avaisabandonnélesrêvesfousdemajeunesse–entreautres,celuidedevenirécrivain–etjen'avaispasl'intentiond'avoirdenouveaudesillusions.J'étaislàdanscetteégliseuniquementpouraccomplirundevoirsocial ;attendant l'heuredubaptême, je fisun tourdans lesenvironsetj'entraifinalementdansl'humblemaisondeNháChica,àcôtédel'église.Deuxcommodesetunpetitautel,avecquelquesimagesdesaintsetunvasecontenantdeuxrosesrougesetuneblanche.Impulsivement, contrairement à tout ce que je pensais à l'époque, je fis un

vœu:Siunjourjeparviensàdevenirl'écrivainquejevoulaisêtreetquejeneveuxplusêtre,jereviendraiiciquandj'auraicinquanteans,etj'apporteraideuxrosesrougesetuneblanche.Ensouvenirdubaptême,j'achetaiunportraitdeNháChica.LorsduretouràRio,ledésastre:unautocars'arrêtesubitementdevantmoi,

j'écartelavoitureenunefractiondeseconde,monbeau-frèreparvientluiaussiàécarter la sienne, la voiture qui vient entre en collision avec le car, il y a uneexplosion,plusieursmorts.Nousnousgaronsauborddelaroute,nesachantquefaire. Je cherche dans ma poche une cigarette, et j'en sors le portrait de NháChica.Silencieuxdanssonmessagedeprotection.Mon voyage de retour vers les rêves, la quête spirituelle, la littérature,

commençaitlà,etunjourjemesuisvudenouveaudansleBonCombat,celuique l'onmène lecœuremplidepaix,car il résulted'unmiracle. Jen'ai jamaisoubliélestroisroses.Enfin,mescinquanteans–quiàcetteépoquesemblaientsiloin–sontarrivés.Et ils seront bientôt passés. Pendant la Coupe du Monde, je suis allé à

Baependim'acquitterdemonvœu.Quelqu'unm'avuarriveràCaxambú(oùjepassaislanuit),etunjournalisteestvenum'interviewer.Quandjeluiairacontécequejefaisaislà,ilm'adit:«ParlezdeNháChica.Soncorpsaétéexhumécettesemaineetlaprocédure

debéatificationestauVatican.Lesgensdoiventtémoigner.—Non,ai-jerépondu.C'estunehistoiretrèsintime.Jeneparleraisquesije

recevaisunsigne.»Et j'ai pensé en moi-même : « Qu'est-ce qui serait un signe ? Seulement

quelqu'unquiparleraitensonnom!»

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Lelendemain,j'aiprislavoiture,lesfleurs,etjesuisalléàBaependi.Jemesuisarrêtéàunecertainedistancedel'église,merappelantlecadredelamaisonde disques qui était venu là si longtemps auparavant, et toutes les raisons quim'avaientconduitàrevenir.Alorsquej'entraisdanslamaison,unejeunefemmeestsortied'uneboutiquedevêtements:«J'aivuquevotrelivreMaktubétaitdédiéàNháChica,a-t-elledit.Jevous

assurequ'elleétaitcontente.»Elle ne m'a rien demandé. Mais c'était le signe que j'attendais. Et voilà la

dépositionpubliquequejedevaisfaire.

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RECONSTRUIRELAMAISON

Unedemesconnaissances,incapabled'associerlerêveetlaréalisation,finitparconnaîtredegravesproblèmesfinanciers.Pireencore : il impliquad'autrespersonnes,causantdutortàdesgensqu'ilnevoulaitpasblesser.Ne pouvant payer les dettes qui s'accumulaient, il en arriva à penser au

suicide.Ilmarchaitdansunerueunaprès-midi,quandilvitunemaisonenruine.«Cet immeuble, c'estmoi»,pensa-t-il.Àcemoment, il éprouvaun immensedésirdereconstruirecettemaison.Il trouva le propriétaire, s'offrit pour faire des travaux – et le propriétaire

accepta,bienqu'ilnecomprîtpascequemonamiallaitygagner.Ensemble,ilsallèrentchercherdesbriques,dubois,duciment.Monamitravaillaavecamour,sans savoir pour quoi ni pour qui, mais sentant que sa vie personnelles'amélioraitàmesurequelestravauxavançaient.Auboutd'unan,lamaisonétaitprête.Etsesproblèmespersonnelsrésolus.

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LAPRIÈREQUEJ'AIOUBLIÉE

MarchantdanslesruesdeSãoPauloilyatroissemaines,j'aireçud'unami,Edinho,unebrochureappelée«Instantsacré».Impriméeenquadrichromie,surun excellent papier, elle n'était associée à aucune église ou culte, elle portaitseulementauversouneprière.Quelle ne fut pas ma surprise en voyant que celui qui signait cette prière,

c'étaitMOI!Elleavaitétépubliéeaudébutdesannées1980,surlajaquetted'unlivre de poésie. Je n'avais pas pensé qu'elle résisterait au temps, ni qu'ellepourraitmerevenirdanslesmainsd'unemanièreaussimystérieuse.Maisquandjel'airelue,jen'aipaseuhontedecequej'avaisécrit.Puisqu'elleétaitdanscettebrochure,etpuisquejecroisauxsignes,j'aitrouvé

opportundelareproduireici.J'espèreainsiencouragerchaquelecteuràécriresapropreprière,ensedemandantetendemandantauxautrescequ'iljugeleplusimportant. De cette manière, nous mettons dans notre cœur une vibrationpositive,quidoitsecommuniqueràtoutcequinousentoure.Voicilaprière:Seigneur,protégeznosdoutes,carleDouteestunemanièredeprier.C'estlui

quinousfaitgrandir,carilnousobligeàregardersanscraintelesnombreusesréponsesàunemêmequestion.Etpourquecesoitpossible,Seigneur, protégez nos décisions, car la Décision est unemanière de prier.

Donnez-nousducouragepourque,après ledoute,noussachionschoisirentreuncheminetl'autre.QuenotreOUIsoittoujoursunOUI,etnotreNONtoujoursunNON.Qu'unefoislecheminchoisi,nousneregardionsjamaisenarrière,etquenotreâmenesoitjamaisrongéeparleremords.Etpourquecesoitpossible,

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Seigneur,protégeznosactions, car l'Actionestunemanièredeprier.Faitesquenotrepainquotidiensoitlefruitdecequenousportonsennousdemeilleur.Quenouspuissions,par le travailet l'Action,partagerunpeude l'amourquenousrecevons.Etpourquecesoitpossible,Seigneur,protégeznosrêves,carleRêveestunemanièredeprier.Faitesque,

quels que soient notre âge et notre situation, nous sachions garder vive dansnotrecœur la flammesacréede l'espoiretde lapersévérance.Etpourquecesoitpossible,Seigneur, donnez-nous toujours l'enthousiasme, car l'Enthousiasme est une

manièredeprier.C'estluiquinousrelieauxCieuxetàlaTerre,auxhommesetauxenfants,etnousditqueledésirestimportantetméritenosefforts.C'estluiquinousaffirmequetoutestpossible,dumomentquenoussommestotalementengagésdanscequenousfaisons.Etpourquecesoitpossible,Seigneur, protégez-nous, car la Vie est le seul moyen que nous avons de

manifesterVotremiracle.Quelaterrecontinueàtransformerlasemenceenblé,quenouscontinuionsàchangerlebléenpain.Etcen'estpossiblequesinousavonsde l'Amour–parconséquent,nenousabandonnez jamaisà la solitude.Donnez-noustoujoursVotrecompagnie,etlacompagnied'hommesetdefemmesquiontdesdoutes,agissent,rêvent,s'enthousiasmentetviventcommesichaquejourétaittotalementconsacréàVotregloire.Amen.

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COPACABANA,RIODEJANEIRO

Nousnoustrouvions,mafemmeetmoi,aucoindelarueConstanteRamos,àCopacabana.Ilyavaitunefemmed'unesoixantained'années,elleétaitsurunechaise roulante, perdue au milieu de la foule. Ma femme s'est offerte pourl'aider : elle a accepté, nous demandant de la transporter jusqu'à la rue SantaClara.Quelquessacsplastiquependaientdelachaiseroulante.Enchemin,ellenous

aracontéquec'étaientlàtoussesbiens;elledormaitsouslesmarquisesetvivaitdelacharitéd'autrui.Nous sommes arrivés à l'endroit indiqué ; d'autresmendiants s'y trouvaient

réunis. La femme a retiré d'un des sacs plastique deux briques de lait longueconservation,etlesatenduesaugroupe.Elleafaitcecommentaire:«Faites-moilacharité,jedoisfairelacharitéaux

autres.»

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VIVRESAPROPRELÉGENDE

Jecroisquechaquepagedece livreest lueenàpeuprès troisminutes.Ehbien, d'après les statistiques, dans ce laps de temps trois cents personnes vontmouriretsixcentvingtautresnaîtront.Ilmefautpeut-êtreunedemi-heurepourécrirelapage:jesuisconcentrésur

monordinateur,deslivresàcôtédemoi,desidéesdanslatête,desvoituresquipassentdehors.Toutparaîtabsolumentnormalautourdemoi;cependant,durantces trente minutes, trois mille personnes sont mortes et six mille deux centsviennentdevoir,pourlapremièrefois,lalumièredumonde.Oùsontcesmilliersdefamillesquiontàpeinecommencéàpleurerlaperte

d'unproche,ouàriredel'arrivéed'unenfant,d'unpetit-fils,d'unfrère?Jem'arrêteetjeréfléchisunpeu:nombredecesmortsarriventpeut-êtreau

termed'unelongueetdouloureusemaladie,etcertainespersonnessontsoulagéesquel'Angesoitvenuleschercher.Enoutre,ilestcertainquedescentainesdecesenfants qui viennent de naître seront abandonnés dans la minute suivante etpasserontdanslesstatistiquesdesmortsavantquejeneterminecetexte.Incroyable.Unesimplestatistique,quej'airegardéeparhasard,etsoudainje

sens ces pertes et ces rencontres, ces sourires et ces larmes.Combien quittentcettevieseulsdansleurschambres,sansquepersonneneserendecomptedecequi est en train de se passer ? Combien naîtront en cachette, et serontabandonnésàlaported'unasileoud'uncouvent?Jeréfléchis : j'aidéjàfaitpartiedesstatistiquesdesnaissances,etun jour je

seraiinclusdanslenombredemorts.Heureusement,j'aipleinementconscienceque je vais mourir. Depuis que j'ai fait le chemin de Saint-Jacques, je l'ai

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compris, même si la vie continue et que nous sommes tous éternels, cetteexistencefiniraunjour.Lesgenspensenttrèspeuàlamort.Ilspassentleurvieàs'inquiéterdevraies

absurdités,ilsreportentleschoses,ilslaissentdecôtédesmomentsimportants.Ils ne prennent pas de risques, parce qu'ils trouvent cela dangereux. Ils seplaignent beaucoup, mais ils se montrent lâches au moment de prendre desmesures.Ilsveulentquetoutchange,maisilsrefusentdechanger.S'ilspensaientunpeuplusàlamort,ilsnemanqueraientjamaisdedonnerle

coup de téléphone qu'ils n'ont pas donné. Ils seraient un peu plus fous. Ilsn'auraientpaspeurde la findecette incarnation–caronnepeutpas redouterquelquechosequiarriveradetoutefaçon.Les Indiens disent : « Aujourd'hui est un jour aussi bon qu'un autre pour

quittercemonde.»Etunsorcieradéclaréunjour:«Quelamortsoittoujoursassiseàcôtédetoi.Ainsi,quandtudevrasfairedeschosesimportantes,elletedonneralaforceetlecouragenécessaires.»J'espère que vous, lecteur, vous êtes arrivé jusqu'ici. Il serait stupide que le

titrevousaiteffrayé,carnoustous,tôtoutard,nousallonsmourir.Seulceluiquiacceptecelaestprêtpourlavie.

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L'IMPORTANCEDUCHATDANSLAMÉDITATION

Lorsquej'aiécritVeronikadécidedemourir,unlivresurlafolie,jemesuisvudansl'obligationdemedemanderquelleétaitlapartdenosactesquinousaétéimposéeparlanécessité,ouparl'absurdité.Pourquoiportons-nousunecravate?Pourquoi lamontre tourne-t-elle dans le « sensdes heures » ?Si nousvivonsdansunsystèmedécimal,pourquoilejoura-t-ilvingt-quatreheuresdesoixanteminutes?Lefaitestquenombrederèglesauxquellesnousobéissonsdenosjoursn'ont

aucun fondement. Pourtant, si nous désirons agir autrement, nous sommesconsidéréscomme«fous»ou«immatures».En attendant, la société crée des systèmes qui, avec le temps, perdent leur

raison d'être mais continuent d'imposer leurs règles. Une intéressante histoirejaponaiseillustrecequejeveuxdire:Un grandmaître bouddhiste zen, responsable dumonastère deMayuKagi,

avaitunchat,quiétaitsavraiepassiondanslavie.Ainsi,pendantlesleçonsdeméditation,gardait-il lechatprèsde lui, afindeprofiter lepluspossiblede sacompagnie.Unmatin, le maître, qui était assez vieux, fut trouvémort. Le disciple qui

avaitlegradeleplusélevépritsaplace.«Qu'allons-nousfaireduchat?»demandèrentlesautresmoines.Ensouvenirdesonancieninstructeur,lenouveaumaîtredécidadepermettre

quelechatcontinuâtdefréquenterlesleçonsdebouddhismezen.Desdisciplesdemonastèresvoisins,quivoyageaientbeaucoupdanslarégion,

découvrirentquedansl'undestempleslesplusfameuxdulieu,unchatprenaitpartauxméditations.L'histoirecommençaàserépandre.

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Des annéespassèrent.Le chatmourut,mais les élèvesdumonastère étaienttellement habitués à sa présence qu'ils se débrouillèrent pour trouver un autrechat.Pendantcetemps,lesautrestemplesintroduisaientpeuàpeuleschatsdansleurs méditations : ils croyaient que le chat était le vrai responsable de lacélébritéetde laqualitédel'enseignementdeMayuKagi,etenoubliaientquel'ancienmaîtreétaitunexcellentinstructeur.Une génération passa, et l'on vit apparaître des traités techniques sur

l'importance du chat dans la méditation zen. Un professeur d'universitédéveloppaunethèse–admiseparlacommunautéacadémique–affirmantquelefélin avait la capacité d'augmenter la concentration humaine et d'éliminer lesénergiesnégatives.Ainsi,durantunsiècle,lechatfutconsidérécommeunepartieessentiellede

l'étudedubouddhismezendanscetterégion.Etpuisapparutunmaîtrequiétaitallergiqueauxpoilsd'animaux,etildécida

d'éloignerlechatdesespratiquesquotidiennesaveclesélèves.Ilyeutuneviolenteréactionderefus,maislemaîtreinsista.Commec'étaitun

excellentinstructeur,lerendementscolairedesélèvesdemeuralemême,malgrél'absenceduchat.Peuàpeu, lesmonastères– toujours enquêted'idéesnouvelles et lassésde

devoir nourrir tant de chats – éliminèrent les animauxdes leçons.Aubout devingt ans, apparurent de nouvelles thèses révolutionnaires, portant des titresconvaincantscommeL'Importancede laméditationsans lechat ouÉquilibrerl'universzenparleseulpouvoirdel'esprit,sansl'aided'animaux.Unautresièclepassaetlechatsortittotalementduritueldelaméditationzen

danscetterégion.Maisilfallutdeuxcentsanspourquetoutredevîntnormal–personnenes'étaitdemandé,duranttoutcetemps,pourquoilechatsetrouvaitlà.Combiend'entrenous,danslavie,osentsedemander:pourquoidois-jeagir

delasorte?Jusqu'àquelpoint,dansnosactes,nousservons-nousde«chats»inutiles,quenousn'avonspaslecouraged'éliminer,parcequel'onnousaditqueles«chats»étaientimportantspourquetoutfonctionnebien?Pourquoi, en cette dernière année dumillénaire, ne cherchons-nous pas une

manièred'agirdifférente?

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JENEPEUXPASENTRER

Prèsd'Olite,enEspagne,setrouveunchâteauenruine.Jedécidedelevisiter,etalorsquejemetrouvedevant,unhommeàlaportemedéclare:«Vousnepouvezpasentrer.»Mon intuition m'assure qu'il est en train de m'interdire pour le plaisir

d'interdire. Je lui explique que je viens de loin, j'essaie de lui donner unpourboire,d'êtresympathique,jedisquecechâteauestenruine–soudain,ilestdevenutrèsimportantpourmoid'entrerdanscechâteau.«Vousnepouvezpasentrer»,répètel'homme.Il reste une seule solution : continuer, et attendre qu'il m'en empêche

physiquement.Jemedirigeverslaporte.Ilmeregarde,maisilnefaitrien.Alorsquejesors,deuxtouristess'approchentetentrent.Levieuxnetentepas

de les en empêcher. Je sens que, grâce àma résistance, le vieux a décidé decesser de créer des règles absurdes.Lemondenousdemandeparfois de lutterpour des choses que nous ne connaissons pas, pour des raisons que nous nedécouvrironsjamais.

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STATUTSDUNOUVEAUMILLÉNAIRE

1)Tousleshommessontdifférents.Et ilsdoiventfaire leurpossiblepour lerester.2)À toutêtrehumainontétéconcédéesdeuxmanièresd'agir : l'actionet la

contemplation.Ellesmènentl'uneetl'autreaumêmeendroit.3)Àtoutêtrehumainontétéconcédéesdeuxqualités:lepouvoiretledon.

Le pouvoir conduit l'homme à la rencontre de son destin ; le don l'oblige àpartageraveclesautrescequ'ilyademeilleurenlui.4)Àtoutêtrehumainaétédonnéeunevertu:lacapacitédechoisir.Celuiqui

n'utilisepascettevertula transformeenmalédictionetd'autreschoisirontpourlui.5)Toutêtrehumainadroitàdeuxbénédictions:lagrâcedeviserjusteetla

grâcedesetromper.Danslesecondcas,ilexistetoujoursunapprentissagequileconduiraaubonchemin.6)Toutêtrehumainaunprofilsexuel,et ildoit l'exercersansculpabilitédu

momentqu'iln'obligepaslesautresàl'exerceraveclui.7)Toutêtrehumainaune légendepersonnelleàaccomplir et celle-ci est sa

raisond'êtredanscemonde.Salégendepersonnellesemanifesteaumoyendel'enthousiasmepoursatâche.Paragraphe unique. On peut abandonner pour un certain temps sa légende

personnelle, à condition qu'on ne l'oublie pas et qu'on y revienne dès quepossible.8) Tout homme a un côté féminin et toute femme un côté masculin. Il est

nécessairede recourirà ladisciplineavec intuitionetd'userde l'intuitionavecobjectivité.

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9)Toutêtrehumaindoitconnaîtredeuxlangages:lelangagedelasociétéetlelangagedessignes.L'unsertàlacommunicationaveclesautres,l'autresertàcomprendrelesmessagesdeDieu.10)Toutêtrehumainadroitàlarecherchedelajoie,etl'onentendparjoiece

quilesatisfait–pasnécessairementcequisatisfaitlesautres.11)Toutêtrehumaindoitgarderviveenluilaflammesacréedelafolie.Etil

doitsecomportercommeunepersonnenormale.12)Seulssontconsidéréscommedesfautesgraveslesitemssuivants:nepas

respecterledroitdevotreprochain,vouslaisserparalyserparlapeur,voussentircoupable, croire que vous ne méritez pas le bonheur ou le malheur qui vousarriventdanslavie,etvousmontrerlâche.Paragraphe1.Nousaimeronsnosennemis,maisnousneferonspasd'alliances

aveceux.Ilsontétéplacéssurnotrecheminpourmettreàl'épreuvenotreépée,etilsméritentlerespectdenotrelutte.Paragraphe2.Nouschoisironsnosennemis.13) Toutes les religionsmènent aumêmeDieu, et toutesméritent lemême

respect.Paragrapheunique.Unhommequichoisitunereligionchoisitégalementune

manière collective d'adorer et de partager lesmystères. Cependant, il est seulresponsabledesesactessur lecheminet iln'apas ledroitde faireporterà lareligionlaresponsabilitédesesdécisions.14) Est décrétée la fin dumur qui sépare le sacré du profane : à partir de

maintenant,toutestsacré.15)Toutcequiest faitdans leprésentaffecte l'avenirenconséquence,et le

passéparrédemption.16)Lesdispositionscontrairessontannulées.

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DÉTRUIREETRECONSTRUIRE

Jesuis invitéàmerendreàGunkanjima,oùse trouveuntemplebouddhistezen.Enarrivant,jesuissurpris:latrèsbellestructureestsituéeaumilieud'uneimmenseforêt,maisàcôtéungigantesqueterraindemeureenfriche.Jedemandelaraisondeceterrain,etlepréposém'explique:«C'estlelieudelaprochaineconstruction.Touslesvingtans,nousdétruisons

ce temple que vous voyez et nous le reconstruisons à côté. Ainsi, lesmoinescharpentiers, maçons et architectes ont la possibilité de toujours exercer leurscapacités, et de les enseigner par la pratique à leurs apprentis.Nousmontronsaussi que riendans la vie n'est éternel, et quemême les temples sont dansunprocessusdeperfectionnementconstant.»

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LEGUERRIERETLAFOI

Henry James compare l'expérience à une immense toile d'araignée, étendueautourdenous,quipeutattrapernonseulementcequiestnécessaire,maisaussilapoussièrequisetrouvedansl'air.Trèssouvent,cequenousappelons«expérience»n'estautrequelasommede

nosdéfaites.Alors,nousregardonsdevantnousaveccrainte,commequelqu'unquiadéjàcommispasmald'erreursdanslavie,etnousn'avonspaslecouragedefairelepassuivant.À cemoment-là, il est bon de se rappeler lesmots de lordSalisbury : «Si

vousfaitestotalementconfianceauxmédecins,vouscroirezquetoutestmauvaispour la santé. Si vous faites totalement confiance aux théologiens, vous allezvous convaincre que tout est péché. Si vous faites totalement confiance auxmilitaires,vousconclurezquelasécuritéabsoluen'existepas.»Il faut accepter les passions et ne pas renoncer à l'enthousiasme des

conquêtes;ellesfontpartiedelavieetréjouissenttousceuxquiyprennentpart.Maisleguerrierdelalumièreneperdjamaisdevueleschosesdurables,etlesliens qui se sont créés solidement avec le temps : il sait distinguer ce qui estpassageretcequiestdéfinitif.Mais il y a unmoment où les passions disparaissent sans prévenir.Malgré

toutesasagesse,ilselaissedominerparledécouragement:d'uneheureàl'autre,lafoin'estpluscequ'elleétait,leschosesnesepassentpascommeill'avaitrêvé,lestragédiessurgissentd'unemanièreinjusteetinattendue,etilsemetàcroirequesesprièresnesontplusentendues.Ilcontinueàprieretàfréquenterlescultesdesareligion,maisilnepeutse

mentir;lecœurnerépondpluscommeavant,etlesmotssemblentn'avoiraucun

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sens.Àcemoment, iln'existequ'unevoiepossible :poursuivre lapratique.Faire

lesprièresparobligation,ouparcrainte,oupourquelque raisonquece soit–maiscontinueràprier.Insister,mêmesitoutparaîtinutile.L'angechargéderecueillir lesmotsduguerrier,quiestaussiresponsablede

l'allégressequ'apportelafoi,estalléfaireunepromenade.Maisilserabientôtderetouretilnesauraoùilsetrouveques'ilentenduneprièreouunedemandesurseslèvres.Unelégenderacontequ'aumonastèredePiedra,aprèsuneépuisanteséancede

prièresmatinales, lenovicedemandaà l'abbési lesprières rapprochaientDieudeshommes.«Jevaisterépondreparuneautrequestion,ditl'abbé.Toutescesprièresque

tufaisferont-ellesseleverlesoleildemain?—Évidemmentnon!Lesoleilselèveparcequ'ilobéitàuneloiuniverselle!—Ehbien,celarépondàtaquestion.Dieuestprèsdenous,indépendamment

desprièresquenousfaisons.»Lenoviceenfutrévolté.«Voulez-vousdirequenosprièressontinutiles?—Absolument.Situneteréveillespasdebonneheure,tuneverrasjamaisle

soleilselever.Si tunepriespas,bienqueDieusoit toujoursprèsdetoi, tuneremarquerasjamaisSaprésence.»Prier et observer : ce doit être la devise du guerrier de la lumière. Si vous

observezseulement,vousallezcommenceràvoirdesfantômeslàoùiln'yenapas. Si vous priez seulement, vous n'aurez pas le temps d'exécuter lesœuvresdontlemondeatellementbesoin.Une autre légende raconte, dans le Verba Seniorum cette fois, que l'abbé

Pastor disait souvent que l'abbé Jean avait tant prié qu'il n'avait plus à sepréoccuper–sespassionsavaientétévaincues.Lesproposdel'abbéPastorparvinrentauxoreillesd'unsagedumonastèrede

Sceta.Cedernierappelalesnovicesaprèslesouper.«Vousavezentendudirequel'abbéJeann'avaitplusdetentationsàvaincre,

déclara-t-il.L'absencedelutteaffaiblitl'âme.NousallonsdemanderauSeigneurd'envoyeràl'abbéJeanunetentationbienforte;ets'ilsurmontecettetentation,nous en demanderons une autre et encore une autre. Et quand il luttera denouveaucontrelestentations,nousprieronspourqu'ilnedisejamais“Seigneur,éloigne de moi ce démon.” Nous prierons pour qu'il demande : “Seigneur,donne-moilaforced'affronterlemal.”»

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DANSLEPORTDEMIAMI

«Ons'habitueparfoisàcequel'onvoitdanslesfilmsetl'onfinitparoublierla vraie histoire », dit un ami, tandis que nous regardons ensemble le port deMiami.«Tesouviens-tudesDixCommandements?»Biensûr, jem'ensouviens.Moïse–CharltonHeston–àuncertainmoment

lèvesonbâton,leseauxsefendent,etlepeuplehébreutraverselamer.«Dans laBible, c'estdifférent», remarquemonami.«Là,Dieuordonneà

Moïse:“Disauxfilsd'Israëldesemettreenmarche.”Cen'estqu'aprèsqu'ilsontcommencéàmarcherqueMoïselèvesonbâtonetquelamerRouges'écarte.»Seullecouragesurlecheminpermetquelecheminsemanifeste.

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AGIRSURUNEIMPULSION

LepèreZeca, de l'Église de laRésurrection, àCopacabana, raconte que, setrouvantdansunautobus,ilentenditsoudainunevoixdisantqu'ildevaitseleveretprêcherlàlaparoleduChrist.Zecacommençaàcauseraveclavoix:«Ilsvontmetrouverridicule,cen'est

pas un endroit pour un sermon», dit-il.Mais quelque chose en lui insistait, ilfallait parler. « Je suis timide, je vous en prie, ne me demandez pas ça »,implora-t-il.L'impulsionintérieurepersistait.Alorsilserappelasapromessedes'abandonneràtouslesdesseinsduChrist.

Il se leva, mourant de honte, et il commença à parler de l'Évangile. Tout lemondeécoutaensilence.Ilregardaitchaquepassager,etraresétaientceuxquidétournaient les yeux. Il dit tout ce qu'il ressentait, termina son sermon et serassit.Ilnesaittoujourspas,aujourd'hui,quelletâcheilaaccomplieàcemoment-là.

Maisilal'absoluecertituded'avoiraccompliunetâche.

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DELAGLOIRETRANSITOIRE

SIC TRANSIT GLORIA MUNDI. Saint Paul définit ainsi la conditionhumainedansl'unedesesépîtres:lagloiredumondeesttransitoire.Et,mêmesachantcela,l'hommeesttoujoursenquêtedereconnaissancepoursontravail.Pourquoi?L'undesplusgrandspoètesbrésiliens,ViniciusdeMoraes,ditdansl'unedeseschansons:«EtcependantilfautchanterPlusquejamaisilfautchanter.»Ces phrases de Vinicius de Moraes sont magnifiques. Rappelant Gertrud

Stein,danssonpoème«Uneroseestunerose,c'estunerose»,ilditsimplementqu'ilfautchanter.Ilnedonnepasd'explications,ilnesejustifiepas,iln'usepasdemétaphores. Lorsque j'ai présentéma candidature à l'Académie brésiliennedes lettres, accomplissant le rituel qui consiste à entrer en contact avec sesmembres, j'ai entendu l'académicien JosuéMontellomedirequelque chosedesemblable : « Tout homme a le devoir de suivre la route qui passe par sonvillage.»Pourquoi?Qu'ya-t-ilsurcetteroute?Quelleestcetteforcequinouspousseloinduconfortdecequiestfamilieret

nous fait affronter desdéfis,même si nous savonsque lagloiredumonde esttransitoire?Jecroisquecetteimpulsions'appellelaquêtedusensdelavie.Pendant des années, j'ai cherché dans les livres, dans l'art, dans la science,

dans les chemins périlleux ou confortables que je parcourais, une réponsedéfinitiveàcettequestion. J'enai trouvébeaucoup ;certainesm'ontconvaincupour des années, d'autres n'ont pas résisté à un seul jour d'analyse, aucune

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cependantn'aétéassezfortepourque jepuissediremaintenant : lesensde lavie,c'estcela.Aujourd'hui,jesuisconvaincuquecetteréponsenenousserajamaisconfiée

danscetteexistence,quandbienmême,à lafin,aumomentoùnousseronsdenouveaufaceauCréateur,nouscomprendrionstouteslesopportunitésquinousontétéoffertes–etquenousavonsacceptéesourejetées.Dans un sermon de 1890, le pasteur Henry Drummond parle de cette

rencontreavecleCréateur.Ildit:«Àcemoment,lagrandequestiondel'êtrehumainneserapas:“Comment

ai-jevécu?”Ellesera:“Commentai-jeaimé?”L'épreuvefinaledetoutequêteestladimensiondenotreAmour.Ilneserapas

tenucomptedenosactes,denoscroyances,denosréussites.Nousn'auronspasàpayerpourcela,maispournotremanièred'aimernotre

prochain.Leserreursquenousavonscommisesserontoubliées.Nousneseronsjamaisjugéspourlemalquenousavonsfait,maispourlebienquenousn'avonspasfait.Cargarderl'Amourenferméensoi,c'estalleràl'encontredel'espritdeDieu,c'estlapreuvequenousneL'avonsjamaisrencontré,qu'Ilnousaaimésenvain.»Lagloiredumondeesttransitoire,etcen'estpasellequidonnesadimension

ànotrevie,maislechoixquenousfaisonsdesuivrenotrelégendepersonnelle,de croire en nos utopies et de lutter pour elles. Nous sommes tous lesprotagonistesdenotreexistence,ettrèssouventcesontleshérosanonymesquilaissentlesmarqueslesplusdurables.Une légende japonaise raconte qu'unmoine, enthousiasmé par la beauté du

livrechinoisduTao-tö-king,décidade leverdes fondspour traduireetpubliercesversdanslalanguedesapatrie.Ilmitdixansàtrouverlasommesuffisante.Cependant, la peste ravagea son pays, et le moine décida d'utiliser l'argent

poursoulagerlasouffrancedesmalades.Maisdèsquelasituationfutredevenuenormale,ilseremitàéconomiserlasommenécessaireàlapublicationduTao.Dixanspassèrentencoreet,alorsqu'ilsepréparaitàimprimerlelivre,unraz

demaréelaissadescentainesdegenssansabri.Lemoinedépensadenouveaul'argentàlareconstructiondemaisonspourceuxquiavaienttoutperdu.Dixanss'écoulèrentencore,ilseremitàrassemblerl'argent,etenfinlepeuplejaponaisputlireleTao-tö-king.Lessagesdisentque,enréalité,cemoinea fait troiséditionsduTao:deux

invisibles,etuneimprimée.Ilacruensonutopie,ilalivréleboncombat,ilagardélafoiensonobjectif,maisilestrestéattentifàsonsemblable.Qu'ilensoit

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ainsi de nous tous : les livres invisibles, nés de la générosité envers notreprochain,sontparfoisaussiimportantsqueceuxquioccupentnosbibliothèques.

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DELACHARITÉMENACÉE

Ilyaquelquetemps,àIpanema,mafemmeaaidéuntouristesuisse,quisedisaitvictimedepetitsvoleurs à la tire.Avecunaccentprononcé,parlant trèsmalportugais,ilaffirmaitqu'ilétaitsanspasseport,sansargent,qu'iln'avaitplusoùdormir.Mafemmeluiapayéundéjeuner,luiadonnélasommenécessairepourqu'il

puisse passer une nuit à l'hôtel le temps de contacter son ambassade, et il estparti.Quelques jours plus tard, un journal carioca annonçait que ce « touristesuisse » était en réalité un voyou créatif de plus, qui se donnait un accentimaginaire et abusait de la bonne foi de gens qui aiment Rio et désirentdébarrassernotrevilledel'imagenégativequiestdevenue–àtortouàraison–sacartepostale.Enlisantl'information,mafemmeafaitunseulcommentaire:«Cen'estpas

celaquivam'empêcherd'aiderquiquecesoit.»Soncommentairem'arappelél'histoiredusagequi,unaprès-midi,revintdans

lacitéd'Akbar.Lesgensn'accordèrentpasgrandeimportanceàsaprésence,etses enseignements n'intéressèrent pas vraiment la population. Au bout d'uncertaintemps,ildevintl'objetdesriséesetdel'ironiedeshabitantsdelacité.Un jour, alors qu'il se promenait dans la grande rue d'Akbar, un groupe

d'hommesetdefemmescommencèrentàl'insulter.Plutôtquedefairesemblantd'ignorercequisepassait,lesagesedirigeaverseux,etillesbénit.Unhommedéclara:« Aurions-nous, en plus, affaire à un sourd ? Nous crions des horreurs, et

monsieurnousrépondpardebellesparoles!—Chacundenousnepeutoffrirquecequ'ila»,réponditlesage.

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LESSORCIÈRESETLEPARDON

Le 31 octobre 2004, se prévalant d'une loi féodale qui fut abolie le moissuivant, la ville de Prestonpans, en Écosse, accorda le pardon officiel à 81personnes exécutées pour pratique de sorcellerie au cours des XVIe etXVIIesiècles–ainsiqu'àleurschats.D'aprèsleporte-paroleofficieldesbaronsdePrestoungrangeetDolphinstoun,

« on avait condamné la plupart sans aucune preuve concrète – en se fondantuniquement sur les témoins de l'accusation, qui déclaraient sentir la présenced'espritsmalins».Cen'estpas lapeinede rappeler ici tous les excèsde l'Inquisition, avec ses

chambresdetortureetsesbûchersinspirésparlahaineetlavengeance.Maisilyaunfaitquim'intriguedanscetteinformation.La ville et le quatorzième baron de Prestoungrange et Dolphinstoun

«accordentlepardon»àdespersonnesexécutéesbrutalement.NoussommesenpleinXXIe siècle, et les descendants des vrais criminels, ceux qui ont tué desinnocents,sejugentencoreendroitde«pardonner».En attendant, une nouvelle chasse aux sorcières commence à gagner du

terrain.Cette fois, l'armen'estplus le fer rouge,mais l'ironieou la répression.Tousceuxqui,développantundon(généralementdécouvertparhasard),osentparlerdeleurcapacité,sontlaplupartdutempsregardésavecméfiance;oubienleursparents,leursmaris,leursépouses,leurinterdisentdedirequoiquecesoità ce sujet.Pourm'être intéressé très jeuneà ceque l'onappelle les« sciencesoccultes»,j'aifiniparentrerencontactavecbeaucoupdecespersonnes.J'aicrudescharlatans,biensûr.J'aiconsacrémontempsetmonenthousiasme

àdes«maîtres»quiplustardontfaittomberlemasque,montrantlevidetotal

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dans lequel ilsse trouvaient.J'aiparticipédemanière irresponsableàcertainessectes, j'aipratiquédes rituelset je l'aipayé trèscher.Toutcelaaunomd'unequêteabsolumentnaturellechez l'homme: trouver laréponseaumystèrede lavie.Maisj'airencontréégalementnombredegensquiétaientréellementcapables

de manier des forces qui dépassaient ma compréhension. J'ai vu le temps semodifier, par exemple. J'ai vu des opérations sans anesthésie, et une fois(justementunjouroùjem'étaisréveilléavecbeaucoupdedoutesconcernantlepouvoirméconnude l'homme) j'aimis ledoigtdansune incisionfaiteavecuncanif rouillé. Croyez-le si vous voulez – ou moquez-vous si c'est la seulemanièredelirecequejesuisentraind'écrire–,j'aivudumétalsetransformer,des couverts se tordre, des lumièresbrillerdans l'air autourdemoi, parcequequelqu'un avait dit que cela allait arriver (et c'est arrivé). Il y avait presquetoujours des témoins, en général peu convaincus.Dans la plupart des cas, cestémoins sont restés incrédules, pensant toujours que tout cela n'était qu'un« truc » bien élaboré. D'autres disaient que c'était « affaire du diable ».Finalement, rares étaient ceux qui croyaient se trouver en présence dephénomènesquidépassaientlacompréhensionhumaine.J'aipuvoirtoutcelaauBrésil,enFrance,enAngleterre,enSuisse,auMaroc,

au Japon.Et qu'arrive-t-il à la plupart des personnes qui réussissent, disons, àinterférer dans les lois « immuables » de la nature ? La société les considèretoujours comme des cas marginaux : si leurs auteurs ne peuvent pas lesexpliquer, alors ces phénomènes n'existent pas. La grande majorité de cespersonnesnecomprennentpasnonpluspourquoiellessontcapablesdefairedeschosessurprenantes.Etredoutantd'êtreaccuséesdecharlatanerie,ellesfinissentétoufféesparleurspropresdons.Aucune d'elles n'est heureuse. Elles attendent toutes le jour où elles seront

prisesausérieux.Ellesespèrent toutesuneréponsescientifiqueà leursproprespouvoirs (et, à mon avis, ce n'est pas la bonne voie). Beaucoup cachent leurpotentiel, et finissent par souffrir – car elles pourraient aider lemonde et n'yparviennentpas.Aufond,jecroisqu'ellesattendentaussile«pardonofficiel»pourleurdifférence.Enséparantlebongraindel'ivraie,ennenouslaissantpasdécouragerparle

fait qu'il existe beaucoup de charlatanerie, je pense que nous devons nousdemanderdenouveau:dequoisommes-nouscapables?Et,sereinement,alleràlarecherchedenotreimmensepotentiel.

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AUSUJETDURYTHMEETDUCHEMIN

«Dans votre intervention au sujet du chemindeSaint-Jacques, vous n'avezpasabordéunpointimportant»,meditunefemmequiafaitlepèlerinage.Noussortonsde laMaisonde laGalice, àMadrid,où,quelquesminutesplus tôt, jeviensdedonneruneconférence.Certes, je n'avais pas envisagé tous les points, car mon intention était

simplementdepartagerunpeumonexpérience.Cependant,jel'inviteàprendreuncafé,curieuxdesavoircequ'elleconsidèrecommeuneomissionimportante.EtBegoña–c'estsonnom–medit:«J'ainotéquelaplupartdespèlerins,surlechemindeSaint-Jacquesousur

lescheminsdelavie,cherchenttoujoursàsuivrelerythmedesautres.«Audébutdemonpèlerinage,jevoulaissuivremongroupe.Jemefatiguais,

j'exigeaisdemoncorpsplusqu'ilnepouvaitdonner, j'étais toujours tendue, etj'ai fini par avoir des problèmes dans les tendons du pied gauche. Dansl'impossibilité demarcher pendant deux jours, j'ai compris que je ne pourraisarriveràSaint-Jacquesquesij'obéissaisàmonrythmepersonnel.«J'aimisplusde tempsque lesautres, j'aidûmarcherseuledansbeaucoup

d'étapes du chemin – mais si j'ai réussi à aller jusqu'au bout, c'est seulementparceque j'ai respectémonpropre rythme.Désormais j'appliquecelaà toutcequejedoisfairedanslavie:jerespectemonproprerythme.»

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VOYAGEZAUTREMENT

J'ai découvert très jeune que le voyage était pourmoi lameilleuremanièred'apprendre. J'ai gardé cette âme de pèlerin et j'ai décidé de relater dans ceslignes quelques-unes des leçons que j'ai apprises, espérant qu'elles pourraientêtreutilesàd'autrespèlerinscommemoi.1)Évitez lesmusées.Leconseilpeutparaîtreabsurde,mais réfléchissonsun

peu ensemble : si vous vous trouvez dans une ville étrangère, n'est-il pasbeaucoupplus intéressantd'allerà larechercheduprésentquedupassé?Ilsetrouve que les gens se sentent obligés d'aller dans lesmusées parce qu'ils ontappris tout petits que voyager, c'était aller à la rencontre de cette forme deculture.Ilestclairquelesmuséessontimportants,maisilsexigentdutempsetdel'objectivité–vousdevezsavoircequevousdésirezyvoir,oubienvousensortirez avec l'impression que vous avez vu une quantité de chosesfondamentalespourvotrevie,maisdontvousnevoussouvenezdéjàplus.2)Fréquentez les bars. Là, contrairement auxmusées, la vie de la ville se

manifeste.Lesbarsnesontpasdesdiscothèques,maisdeslieuxoùl'onvaboireunverre,penserautemps,toujoursprêtàengageruneconversation.Achetezunjournal, et laissez-vousaller àcontempler lesalléesetvenues.Siquelqu'un selancedansunediscussion,aussibêtequ'ensoitlesujet,accrochez-vous:onnepeutpasjugerlabeautéd'uncheminsil'onneregardequel'entrée.3)Soyezdisponible.Lemeilleurguidetouristiqueestquelqu'unquihabitesur

place, connaît tout, est fier de sa ville,mais ne travaille pas dans une agence.Sortez dans la rue, choisissez la personne avec qui vous désirez parler, etdemandezdesinformations(oùsetrouvetellecathédrale?OùestlaPoste?).Si

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vousn'obtenezpassatisfaction,essayezavecquelqu'und'autre–jevousassurequ'àlafindelajournéevousaureztrouvéuneexcellentecompagnie.4)Voyagezseulouavecvotrecompagnonoucompagne.Ceseraplusdifficile,

personneneprendrasoindevous,maisc'estleseulmoyendequittervraimentvotrepays.Lesvoyagesengroupesontunemanièredéguiséedesetrouverdansunpays étranger tout enparlant sa languematernelle, obéissant auxordresduchef du troupeau, plus préoccupé des commérages du groupe que de l'endroitquel'onvisite.5)Ne faites pas de comparaisons. Ne comparez rien – ni les prix, ni la

propreté,nilaqualitédevie,nilesmoyensdetransport,rien!Vousnevoyagezpaspourvousprouverquevousvivezmieuxquelesautres–cequevousvoulezsavoir, en réalité, c'est comment les autres vivent, ce qu'ils peuvent vousenseigner,commentilsaffrontentlaréalitéetcequelaviead'extraordinaire.6)Comprenezquetoutlemondevouscomprend.Mêmesivousneparlezpas

la langue, n'ayezpaspeur : je suis allédansbeaucoupd'endroits où jen'avaisaucunmoyendecommuniquerpardesmots,etfinalementj'aitoujourstrouvédusecours,monchemin,des suggestions importantes,etmêmedespetitesamies.Certainespersonnespensentque,siellesvoyagentseules,ellesvontsortirdanslarueetseperdreàtoutjamais.Ilsuffitd'avoirlacartedel'hôteldanssapocheet,dansunesituationextrême,deprendreuntaxietdelamontrerauchauffeur.7)N'achetez pas trop. Dépensez votre argent pour des souvenirs que vous

n'aurez pas à transporter : de bonnes pièces de théâtre, des restaurants, despromenades.Denos jours,avec lemarchéglobalet Internet,vouspouvez toutavoirsansdevoirpayerunexcédentdepoids.8)N'essayezpasdevoirlemondeenunmois.Mieuxvautresterdansuneville

quatreoucinqjoursquedevisitercinqvillesenunesemaine.Unevilleestunefemmecapricieuse, il lui faut du tempspour se laisser séduire et se découvrircomplètement.9)Unvoyageestuneaventure. Il estbeaucoupplus important,disaitHenry

Miller, de découvrir une église dont personne n'a entendu parler, que d'aller àRome et se sentir obligé de visiter la chapelle Sixtine avec deux cent milletouristes qui vous crient dans les oreilles. Allez à la chapelle Sixtine, maisautorisez-vousàvousperdredanslesrues,àmarcherdanslesruelles,àsentirlaliberté de chercher un objet qui vous est inconnu,mais que très certainementvousalleztrouveretquichangeravotrevie.

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UNCONTEDEFÉES

MariaEmiliaVoss,quiafaitlepèlerinagedeSaint-Jacques,racontel'histoiresuivante:Vers l'an 250 avant Jésus-Christ, dans la Chine ancienne, un prince de la

régiondeThing-Zdaétaitsurlepointd'êtrecouronnéempereur;maisselonlaloi,ildevaitd'abordsemarier.Comme il s'agissait de choisir la future impératrice, leprincedevait trouver

unejeunefilleàquiilpûtaccorderuneconfianceaveugle.Conseilléparunsage,ildécidadeconvoquertouteslesjeunesfillesdelarégion,pourtrouvercellequienseraitlaplusdigne.Unevieillefemme,servantedupalaisdepuisdesannées,entendantparlerdes

préparatifs en vue de l'audience, éprouva une grande tristesse, car sa fillenourrissaitunamoursecretpourleprince.Rentrant chez elle, elle raconta le fait à la jeune fille ; elle eut la surprise

d'entendrequ'elleavaitl'intentiondeseprésenterelleaussi.Lafemmeétaitdésespérée:«Quevas-tufairelà,mafille?Seulesserontprésenteslesfilleslesplusbelles

etlesplusrichesdelacour.Retire-toicetteidéeinsenséedelatête!Jesaisbienquetusouffres,maisnetransformepaslasouffranceenfolie!»Etlafillerépondit:«Mèrechérie,jenesouffrepasetjesuisencoremoinsdevenuefolle;jesais

que je ne pourrai jamais être choisie, mais c'est l'occasion de me trouverquelquesinstantsaumoinsprèsduprince,celamerenddéjàheureuse–mêmesijesaisquecen'estpasmondestin.»

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Lesoir,quandlajeunefillearriva,setrouvaienteffectivementaupalaistouteslesplusbellesfilles,portantlesplusbeauxvêtements,lesplusbeauxbijoux,etprêtesàsebattrepartouslesmoyenspourl'opportunitéquileurétaitofferte.Entourédesacour,leprinceannonçalacompétition:« Je vais donner à chacune de vous une graine. Celle qui, dans six mois,

m'apporteralafleurlaplusbelle,seralafutureimpératricedeChine.»La jeune filleprit sagraine, laplantadansunpot,etcommeellen'étaitpas

trèshabiledansl'artdujardinage,ellesoignalaterreavecbeaucoupdepatienceetdetendresse–carellepensaitquesi labeautédesfleurssedéveloppaitàlamesuredesonamour,ellen'avaitpasàs'inquiéterdurésultat.Troismoispassèrentetriennepoussa.Lajeunefilletentaunpeutout,parla

avecdescultivateursetdespaysansquiluienseignèrentlesméthodesdeculturelesplusdiverses,maisellen'obtintaucun résultat.De jouren jour,elle sentaitsonrêves'éloigner,bienquesonamourdemeurâtaussivif.Finalement,lessixmoisécoulés,rienn'étaitsortidanssonpot.Sachantqu'elle

n'avait rien àmontrer, elle était cependant consciente de ses efforts et de sondévouement durant tout ce temps ; elle annonça donc à sa mère qu'elleretournerait au palais, à la date et à l'heure fixées.Dans son for intérieur, ellesavait que ce serait là sadernière rencontre avec sonbien-aimé, et ellen'avaitl'intentiondelamanquerpourrienaumonde.Lejourdelanouvelleaudiencearriva.Lajeunefilleseprésentaavecsonpot

sansplante,etellevitquetouteslesautresprétendantesavaientobtenudebonsrésultats;leursfleursétaientplusbelleslesunesquelesautres,detoutesformesetdetoutescouleurs.Enfin vint le moment attendu : le prince entra et observa chacune des

prétendantesavecbeaucoupdesoinetd'attention.Aprèsqu'il futpassédevanttoutes, il annonça sa décision – et il désigna la fille de sa servante comme sanouvelleépouse.Tous les assistants se mirent à protester, disant qu'il avait choisi justement

cellequin'avaitréussiàcultiveraucuneplante.C'estalorsque,calmement,leprinceexpliqualaraisondecedéfi:«Elleseuleacultivélafleurquil'arenduedignededevenirimpératrice:la

fleurde l'honnêteté.Toutes lesgrainesque j'avais remisesétaientstérilesetnepouvaientpousserenaucunefaçon.»

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AUPLUSGRANDÉCRIVAINBRÉSILIEN

J'avais édité, avecmes propres ressources, un livre appelé Les Archives del'Enfer (j'en suis très fier, et s'il n'est pas actuellement dans les librairies, c'estuniquement parce que je n'ai pas encore osé en faire une révision complète).Noussavonstousàquelpointilestdifficiledepublierunouvrage,maisilyaencorepluscompliqué:faireensortequ'ilsoitplacédansleslibrairies.Toutesles semainesma femme allait visiter les libraires d'un côté de la ville, etmoij'allaisdansuneautrerégionfairelamêmechose.C'est ainsi que, des exemplaires de mon livre sous le bras, elle traversait

l'avenuedeCopacabana,etvoilàqueJorgeAmadoetZeliaGattaisetrouvaientdel'autrecôtédelachaussée!Sansbeaucoupréfléchir,ellelesabordaetleurditquesonmariétaitécrivain.JorgeetZelia(quiprobablementdevaiententendrecelatouslesjours)latraitèrenttrèsgentiment,l'invitèrentàprendreuncafé,luidemandèrent un exemplaire et finalement souhaitèrent que tout se passât bienpourmacarrièrelittéraire.«Tuesfolle»,luidis-jequandellerentraàlamaison.«Nesais-tupasqu'il

estleplusgrandécrivainbrésilien?—Justement,répondit-elle.Quelqu'unquiarrivelàoùilestarrivédoitavoir

lecœurpur.»Lesmots deChristina n'auraient pu être plus justes : le cœur pur.Et Jorge,

l'écrivain brésilien le plus connu à l'étranger, était (et est) la grande référencedansnotrelittérature.Maisunbeaujour,L'Alchimiste,écritparunautreBrésilien,entresurlaliste

desmeilleures ventes en France, et en quelques semaines occupe la premièreplace.

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Quelques jours plus tard, je reçois par la poste une coupure portant la liste,accompagnée d'une lettre affectueuse dans laquelle il me présente sescompliments.Jamaisneseraiententrés,dans lecœurpurdeJorgeAmado,dessentimentscommelajalousie.Certains journalistes – brésiliens et étrangers – commencent à le provoquer,

lui posant des questions malicieuses. À aucun moment, Jorge ne se laisseemporter par la facilité d'une critique destructrice, et il devientmondéfenseurdansunmomentdifficilepourmoi,vuquelaplupartdescommentairessurmontravailontététrèsdurs.Je reçois enfin mon premier prix littéraire à l'étranger, en France plus

précisément.Ilsetrouveque,lejourdelaremise,jeseraiàLosAngelesàcaused'engagementsprisantérieurement.AnneCarrière,monéditrice,estdésespérée.Elle parle avec les éditeurs américains, qui refusent de renoncer à mesconférencesdéjàprogrammées.Ladateduprixapproche,etlelauréatnepourrapasvenir;quefaire?Anne,

sans me consulter, appelle Jorge Amado et lui explique la situation.Immédiatement,Jorges'offrepourmereprésenteràlaremiseduprix.Etilnes'arrêtepaslà:iltéléphoneàl'ambassadeurduBrésiletl'invite,ilfait

unjolidiscoursquiémeuttouslesassistants.Le plus curieux de tout cela, c'est que je ne devais connaître JorgeAmado

personnellement qu'un an ou presque après la remise du prix.Mais son âme,j'avaisapprisàl'admirercommej'admireseslivres:unécrivaincélèbrequineméprise jamais les débutants, un Brésilien qui se réjouit du succès de sescompatriotes,unhommetoujoursprêtàapportersonaidequandonluidemandequelquechose.

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DELARENCONTREQUIN'APASEULIEU

Je crois que, aumoins une fois par semaine, nous nous trouvons devant unétrangeravecquinousaimerionscausersansenavoirlecourage.Ilyaquelquesjours, j'ai reçu une lettre à ce sujet, envoyée par un lecteur que j'appelleraiAntonio.Jetranscrisiciquelquespassagesdesonrécit:«JemepromenaissurlaGranViaquandj'aiaperçuunefemme,toutepetite,

peauclaire,bienhabillée,quidemandaitl'aumôneàtouslespassants.Dèsquejemesuisapproché,elleaimploréquelquespiècespourunsandwich.CommeauBrésil lesgensquiréclamentportent toujoursdesvêtementsvieuxetsales, j'aidécidédenerienluidonneretj'aipassémonchemin.Maissonregardm'alaisséunesensationétrange.Je suis allé à l'hôtel, et j'ai soudain éprouvé une envie incompréhensible de

retournerluifairel'aumône–j'étaisenvacances,jevenaisdedéjeuner,j'avaisdel'argentdansmapoche,etildevaitêtrepourelletrèshumiliantderesterdanslarue,exposéeauxregardsdetous,àréclamer.Je suis retourné à l'endroit où j'avais vu la femme. Elle n'était plus là, j'ai

marchédans les ruesvoisines, rien.Le lendemain, j'ai reprismapérégrination,maisjenel'aipasretrouvée.Àpartirdecejour,jen'aiplusréussiàdormir.JesuisrentréàFortaleza,j'ai

parléavecuneamie,ellem'aditqu'uneconnexionimportantenes'étaitpasfaite,que jedevaisdemander l'aidedeDieu ; j'ai prié, et d'unecertainemanière j'aientenduunevoixdisantquejedevaisrencontrerdenouveaulamendiante.Jemeréveillaistouteslesnuits,pleurantbeaucoup;j'aidécidéquecelanepouvaitpas

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continuer,j'airassemblél'argent,j'aiachetéunnouveaubillet,etjesuisretournéàMadridàlarecherchedelafemme.J'aientreprisunequêtesansfin,jenefaisaisriend'autrequelachercher,mais

le temps passait et l'argent s'épuisait. J'ai dû me rendre dans une agence devoyagespourfairemodifiermonbillet–décidéquej'étaisànerentrerauBrésilquelorsquej'auraispufairel'aumônequejen'avaispasfaite.Alors que je sortais de l'agence, heurtant une marche, j'ai été projeté vers

quelqu'un:lafemmequejecherchais.D'un geste automatique, j'ai mis la main dans ma poche, j'ai retiré ce que

j'avais et je le lui ai tendu ; j'ai ressenti unepaix profonde, j'ai remerciéDieupourcesretrouvaillessansparoles,pourcettesecondechance.Jesuis retournéenEspagneplusieurs fois, je saisque jene la reverraiplus,

maisj'aiaccomplicequedemandaitmoncœur.»

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LECOUPLEQUISOURIAIT(LONDRES,1977)

J'étaismariéavecunejeunefemmedunomdeCecilia,et–dansunepériodeoù j'avais décidé de laisser tomber tout ce qui ne me donnait pasd'enthousiasme – nous sommes allés vivre à Londres. Nous habitions audeuxième étage d'un petit appartement dans Palace Street, et nous avionsbeaucoup de mal à nous faire des amis. Tous les soirs, cependant, un jeunecouple,sortantdupubvoisin,passaitdevantnotrefenêtreetnousfaisaitsigneencriantdedescendre.Jem'inquiétaisbeaucoupdelaréactiondesvoisins;jenedescendaisjamais,

feignantden'êtrepas concerné.Mais le couple répétait sans cesse son tapage,mêmequandiln'yavaitpersonneàlafenêtre.Unsoir,jesuisdescenduetjemesuisplaintdubruit.Immédiatement,lerire

desdeuxjeunesgensestdevenutristesse;ilssesontexcusés,etilssontpartis.Alors,cesoir-là,jemesuisrenducompteque,mêmesijevoulaismefairedesamis,j'étaissurtoutinquietde«cequelesvoisinsallaientdire».J'aidécidéquelaprochainefoisjelesinviteraisàmonterboireunverreavec

nous. Je suis resté une semaine entière à la fenêtre, à l'heure où ils passaienthabituellement,mais ilsnesontpasvenus.Jemesuismisàfréquenter lepub,espérantlesvoir,maislepatronnelesconnaissaitpas.J'aimisuneaffichettesurlafenêtre,disant«Appelezdenouveau».Toutce

quej'aiobtenu,c'estqu'unsoir,unebanded'ivrogness'estmiseàhurlertouslesjuronspossibles,etquelavoisine–pourquijem'étaistellementinquiété–afiniparseplaindreauprèsdupropriétaire.Jenelesaiplusjamaisvus.

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LASECONDECHANCE

«J'ai toujours été fascinépar l'histoiredes livres sibyllins», expliquais-je àMônica,monamieetagentlittéraire,tandisquenousvoyagionsenvoitureversle Portugal. « Il faut saisir les opportunités, sinon elles sont perdues à toutjamais.»Lessibylles,dessorcièrescapablesdeprévoirl'avenir,vivaientdanslaRome

antique.Un beau jour, l'une d'elles se présenta au palais de l'empereur Tibèreavec neuf livres ; elle lui annonça que l'avenir de l'Empire était dedans etdemandadixtalentsd'orpourlestextes.Tibèretrouvaquec'étaittrèscheretnevoulutpasacheter.Lasibyllesortit,brûlatroislivresetrevintaveclessixrestants.«Celafaitdix

talentsd'or»,dit-elle.Tibèrerit,etillarenvoya;commentosait-ellevendresixlivresaumêmeprixqueneuf?LasibyllebrûlaencoretroislivresetretournavoirTibèreaveclestroisseuls

volumesquirestaient:«Ilscoûtenttoujoursdixtalentsd'or.»Intrigué,Tibèreacheta finalement les trois volumes, et il ne put lire qu'une petite partie del'avenir.Quand j'ai fini de raconter l'histoire, je me suis rendu compte que nous

passions parCiudadRodrigo, à la frontière entre l'Espagne et lePortugal.Là,quatreansauparavant,onm'avaitproposéunlivre,etjenel'avaispasacheté.«Arrêtons-nous.Jecroisquesijemesuissouvenudeslivressibyllins,c'était

unsignepourcorrigeruneerreurpassée.»AucoursdelapremièretournéepourlapromotiondemeslivresenEurope,

j'avais décidé de déjeuner dans cette ville. Ensuite, je suis allé visiter lacathédrale, et j'ai rencontréunprêtre.«Voyezcomme le soleilde l'après-midi

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rend tout plus beau à l'intérieur », a-t-il dit. J'ai aimé son commentaire, nousavons causé un peu, et il m'a guidé dans les autels, les cloîtres, les jardinsintérieurs de l'édifice. À la fin, il m'a proposé un livre qu'il avait écrit surl'église;maisjen'aipasvoulul'acheter.Ensortant,jemesuissenticoupable;jesuisécrivain,et j'étaisenEuropepourtenterdevendremontravail–pourquoine pas acheter le livre du prêtre, par solidarité ? Puis, j'ai oublié l'épisode.Jusqu'àcemoment.J'ai arrêté lavoiture ;Mônicaetmoiavonsmarchévers laplaceen facede

l'église,oùunefemmeregardaitleciel.«Bonjour.Jesuisvenuicivoirunprêtrequiaécritunlivresurcetteéglise.—Leprêtre,quis'appelaitStanislau,estmortvoilàunan»,a-t-ellerépondu.J'ai ressenti une immense tristesse. Pourquoi n'avais-je pas donné au père

Stanislau la joie que je ressentais quand je voyais quelqu'un avec un de meslivres?«C'étaitl'undeshommeslesplusbienveillantsquej'aieconnu,apoursuivila

femme. Il venait d'une famille modeste, mais il a pu devenir spécialiste enarchéologie;ilm'aaidéeàobtenirpourmongarçonunebourseaucollège.»Jeluiairacontécequejefaisaislà.«Nevousfaitespasdereprochesinutiles,monfils,a-t-elledit.Allezvisiter

denouveaulacathédrale.»J'aipenséquec'étaitunsigne,etjeluiaiobéi.Ilyavaitseulementunprêtre

dansunconfessionnal,attendantlesfidèlesquinevenaientpas.Jemesuisdirigéverslui;leprêtrem'afaitsignedem'agenouiller,maisjel'aiinterrompu.« Je ne veux pasme confesser. Je suis seulement venu acheter un livre sur

cetteéglise,écritparunhommedunomdeStanislau.»Leregardduprêtres'estilluminé.Ilestsortiduconfessionnaletilestrevenu

quelquesminutesplustardavecunexemplaire.«Quelle joiequevoussoyezvenuseulementpourcela!a-t-ildit.Jesuis le

frèredupèreStanislau,etj'ensuistrèsfier!Ildoitêtreauciel,contentdevoirquesontravailadel'importance!»Il y avait tellement de prêtres ici, et j'avais rencontré justement le frère de

Stanislau.J'aipayélelivre,j'airemercié,ilm'adonnél'accolade.Aumomentoùj'allaissortir,j'aientendusavoix:«Voyezcommelesoleildel'après-midirendtoutplusbeauàl'intérieur!»C'étaientlesmotsquelepèreStanislauavaitprononcésquatreansplustôt.Il

yatoujoursunesecondechancedanslavie.

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L'AUSTRALIENETL'ANNONCEDANSLEJOURNAL

JesuisdansleportdeSydney,regardantlebeaupontquirelielesdeuxpartiesdelaville,quands'approcheunAustralienquimedemandedelireuneannoncedanslejournal.«Cesontdeslettrestrèspetites,dit-il.Jeneparvienspasàlesdistinguer.»J'essaie, mais je n'ai pas mes lunettes de lecture. Je demande pardon à

l'homme.«Cen'estpasgrave,dit-il.Voulez-voussavoir?JepensequeDieuLuiaussia

lavuefatiguée.Nonparcequ'Ilestvieux,maisparcequ'Ilafaitcechoix.Ainsi,quandquelqu'unserendcoupabled'unefaute,Ilnevoitpastrèsbien,etIlfinitparpardonner,carIlneveutpascommettreuneinjustice.—Etquantauxbonneschoses?jedemande.— Eh bien, Dieu n'oublie jamais ses lunettes à la maison », plaisante

l'Australien,s'éloignant.

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LESPLEURSDUDÉSERT

UndemesamisrevientduMarocavecunebellehistoire.Unmissionnaire, arrivant àMarrakech, décida qu'il irait tous lesmatins se

promener dans le désert qui se trouvait aux limites de la ville. Lors de sapremièrepromenade, il remarquaunhommecouchédans le sable, d'unemaincaressantlesol,l'oreillecolléeàlaterre.«C'estunfou»,sedit-il.Mais la scène se répéta tous les jours et, au bout d'unmois, intriguépar ce

comportementétrange, ildécidades'adresserà l'étranger.Ils'agenouillaàcôtéde lui et, avec une grande difficulté – il ne parlait pas encore l'arabecouramment–,luidemanda:«Quefaites-vous?— Je tiens compagnie au désert, et je le console de sa solitude et de ses

larmes.—Jenesavaispasqueledésertpouvaitpleurer.— Il pleure tous les jours, car il rêvede se rendreutile à l'hommeet de se

transformerenun immense jardin,où l'onpourrait cultiverdes céréales etdesfleurs,etéleverdesmoutons.— Alors, dites au désert qu'il accomplit bien sa mission, déclara le

missionnaire. Chaque fois que je marche par ici, je comprends la vraiedimension de l'être humain, car son espace ouvertme permet de voir commenoussommespetitsdevantDieu.«Quand je regarde ses sables, j'imagine lesmillions de personnes qui sont

néeségales,mêmesilemonden'estpastoujoursjusteavectous.Sesmontagnes

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m'aidentàméditer.Quandjevoislesoleilseleveràl'horizon,monâmes'emplitdejoie,etjem'approcheduCréateur.»Lemissionnaire quitta l'homme et retourna à ses occupations quotidiennes.

Quellene futpas sa surprise, le lendemainmatin,quand il le trouvaaumêmeendroit,etdanslamêmeposition.«Avez-vousrapportéaudéserttoutcequejevousavaisdit?»demanda-t-il.L'hommeacquiesçadelatête.«Etcependantilcontinueàpleurer?—J'entendschacundesessanglots.Maintenant ilpleureparcequ'ilapensé

durantdesmilliersd'annéesqu'ilétaittotalementinutile,etqu'ilaperdutoutcetempsàblasphémercontreDieuetsondestin.—Alorsdites-luiquel'êtrehumain,mêmesisavieestbeaucouppluscourte,

passeaussibeaucoupdetempsàpenserqu'ilestinutile.Ildécouvrerarementlaraisonde sondestin, et il croitqueDieuaété injusteenvers lui.Quandarriveenfinlemomentoùunévénementluimontrepourquoiilestné,ilpensequ'ilesttroptardpourchangerdevie,etilcontinueàsouffrir.Etcommeledésert,ilsereprocheletempsperdu.—Jenesaispassiledésertentendra,ditl'homme.Ilesthabituéàladouleur,

etilnepeutpasvoirleschosesautrement.—Alorsnousallonsfairecequejefais toujoursquandjesensquelesgens

ontperdul'espoir.Nousallonsprier.»Tous deux se mirent à genoux et prièrent ; l'un se tourna vers LaMecque

parce qu'il étaitmusulman, l'autre joignit lesmains en prière, parce qu'il étaitcatholique.IlsprièrentchacunsonDieu,quifuttoujourslemêmeDieu,bienquel'onpersisteàluidonnerdesnomsdifférents.Le lendemain,quand lemissionnaire repritsapromenadematinale, l'homme

n'était plus là. À l'endroit où il avait coutume d'embrasser le sable, le solsemblaithumide,carunepetitesourceétaitapparue.Danslesmoisquisuivirent,cettesourcegrandit,etleshabitantsdelavilleconstruisirentunpuitsautour.LesBédouinsappellent l'endroit le«Puitsdes larmesdudésert».Celuiqui

boiradesoneau,disent-ils,saurafairedelacausedesasouffranceunmotifdejoieetfinirapartrouversonvraidestin.

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ROME:ISABELLAREVIENTDUNÉPAL

JerencontreIsabelladansunrestaurantoùnousallonssouventparcequ'ilesttoujoursvide,bienquelanourritureysoitexcellente.Ellemeracontequ'elleapassé,durant sonvoyageauNépal,quelques semainesdansunmonastère.Unaprès-midi, alors qu'elle se promenait dans les environs avec un moine, cedernieraouvert le sacqu'ilportaitetest restéun longmomentà regarder soncontenu.Puisiladéclaréàmonamie:« Savez-vous que les bananes peuvent vous enseigner la signification de

l'existence?»Ilaretirédesonsacunebananepourrie,etill'ajetée.«Celle-là,c'estlaviequiestpassée,onn'enapasprofitéaubonmoment,et

maintenantilesttroptard.»Ensuite, ilaprisdans lesacunebananeencoreverte, la luiamontréeet l'a

rangée.« Celle-là, c'est la vie qui n'est pas encore arrivée, il faut attendre le bon

moment.»Enfin,ilasortiunebananemûre,l'aépluchée,etl'apartagéeavecIsabella.« Celle-ci, c'est le moment présent. Sachez la dévorer sans crainte ni

culpabilité.»

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DEL'ARTDEL'ÉPÉE

Ilyadessiècles,autempsdessamouraïs,futécritauJaponuntextesurl'artspirituel du maniement de l'épée : La Compréhension impassible – connuégalementcommeLeTraitédeTahlan,dunomdesonauteur(quiétaitenmêmetempsmaîtred'escrimeetmoinezen).J'enaiadaptédansleslignesquisuiventquelquespassages.Gardersoncalme :Celuiquicomprendlesensdelaviesaitquerienn'ade

commencement et que rien n'a de fin, par conséquent il n'est pas angoissé. Illuttepoursesconvictionssansvouloirrienprouveràpersonne,gardantlecalmesilencieuxdeceluiquiaeulecouragedechoisirsondestin.Celavautpourl'amouretpourlaguerre.Laisserparlerlecœur:Celuiquiaconfiancedanssonpouvoirdeséduction,

danssacapacitédedireleschosesaubonmoment,dansl'usagecorrectdesoncorps, restesourdà« lavoixducœur».Nousnepouvonsentendrecettevoixquelorsquenoussommesenparfaiteharmonieaveclemondequinousentoure,jamaisquandnousnousprenonspourlecentredel'univers.Celavautpourl'amouretpourlaguerre.Apprendre à être l'autre : Nous sommes tellement centrés sur ce que nous

croyonsêtrelameilleureattitudequenousoublionsunechosetrèsimportante:pouratteindrenosobjectifs,nousavonsbesoindesautres.Aussiest-ilnécessairenon seulement d'observer le monde, mais de nous imaginer dans la peau desautresetdesavoiraccompagnerleurspensées.Celavautpourl'amouretpourlaguerre.Rencontrer le bon maître : Nous croiserons toujours sur notre chemin

beaucoup de gens qui, par amour ou par orgueil, voudront nous enseigner

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quelque chose. Comment distinguer l'ami du manipulateur ? La réponse estsimple:levraimaîtren'estpasceluiquienseigneàsonélèveuncheminidéal,maisceluiquiluimontrelesnombreusesvoiesd'accèsverslaroutequ'ildevraparcourirpourrencontrersondestin.Àpartirdumomentoùiltrouvecetteroute,lemaîtrenepeutplusl'aider,carlesdéfisqu'ildoitreleversontuniques.Celanevautnipourl'amour,nipourlaguerre,maissinousnecomprenons

pascetarticle,nousn'arriveronsnullepart.Échapper aux menaces : Nous pensons très souvent que l'attitude idéale

consiste à donner sa vie pour un rêve.Rien n'est plus faux. Pour atteindre unrêve,nousdevonsnousgarderenvie,ilestdoncobligatoiredesavoirévitercequinousmenace.Plusnospassontprémédités,plusnousavonsdechancesdenous tromper – car nous ne prenons pas en considération les autres, lesenseignements de la vie, la passion et le calme. Plus nous croirons que nousavons le contrôle, plus loin nous serons de contrôler quoi que ce soit. Unemenaceneprévientpas,etuneréactionrapidenepeutêtreprogramméecommeunepromenadeledimancheaprès-midi.Si vousvoulez entrer enharmonie avecvotre amourou avecvotre combat,

apprenez donc à réagir rapidement. Apprenez à observer, ne laissez pas votresupposée expérience de la vie faire de vous une machine : utilisez cetteexpériencepourécoutertoujoursla«voixducœur».Mêmesivousn'êtespasd'accord avec ce que dit cette voix, respectez-la et suivez ses conseils : elleconnaîtlemeilleurmomentd'agir,etlemomentd'éviterl'action.Celaaussivautpourl'amouretpourlaguerre.

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DANSLESMONTAGNESBLEUES

Dès le lendemaindemonarrivéeenAustralie,monéditeurm'emmènedansune réservenaturelleprèsde lavilledeSydney.Là se trouvent, aumilieudesforêts qui recouvrent l'endroit connu sous le nom demontagnes Bleues, troisformationsrocheusesenformed'obélisque.«CesontlesTroisSœurs»,expliquemonéditeur,etilmeracontelalégende

suivante:Unsorciersepromenaitavecsestroissœursquands'approchalepluscélèbre

guerrierdel'époque.«Jeveuxépouserl'unedecesbellesfilles,dit-il.—Si l'uned'ellessemarie, lesdeuxautresvontsecroire laides. Jecherche

une tribudans laquelle les guerriers peuvent avoir trois femmes», répondit lesorcier,ens'éloignant.Etpendantdes années, il parcourut le territoire australien,mais il ne trouva

jamaiscettetribu.«Aumoinsl'unedenousauraitpuêtreheureuse»,ditl'unedessœurs,alors

qu'ellesétaientdéjàvieillesetfatiguéesdetantmarcher.«J'aieutort,réponditlesorcier.Maisàprésentilesttroptard.»Etiltransformalestroissœursenblocsdepierre,pourfairecomprendreàqui

passeraitparlàquelebonheurdel'unnesignifiepaslemalheurdesautres.

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LEGOÛTDUPROFIT

ArashHejazi,monéditeuriranien,racontel'histoired'unhommequi,enquêtede sainteté,décidademonter surunehautemontagne, emportant seulement levêtementqu'ilavaitsurlui,etd'yresteràméditerlerestantdesavie.Ilcompritbientôtqu'unvêtementnesuffisaitpas,carilsesalissaittrèsvite.Il

descenditdelamontagne,serenditauvillageleplusproche,etdemandad'autreshabits.Commetoutlemondesavaitquel'hommeétaitenquêtedesainteté,onluioffritunnouveaupantalonetunechemise.L'homme remercia et remonta jusqu'à l'ermitage qu'il était en train de

construireausommetdumont.Ilpassaitsesnuitsàéleverlesmurs,lejour,ilselivraitàlaméditation,mangeaitlesfruitsdesarbresetbuvaitl'eaud'unesourcevoisine.Auboutd'unmois,ildécouvritqu'unratrongeaitsanscesselesvêtementsde

rechangequ'illaissaitàsécher.Commeilvoulaitresterconcentrésursondevoirspirituel,ilredescenditjusqu'auhameau,etildemandaqu'onluitrouvâtunchat.Leshabitants,respectantsaquête,accédèrentàsademande.Septjoursplustard,lechatétaitquasimortd'inanition,carilnepouvaitpasse

nourrirde fruits,et iln'yavaitplusde ratdans laplace.L'hommeretournaauvillagechercherdulait;commelespaysanssavaientquecen'étaitpaspourlui–enfindecompte, il résistait sans rienmangerd'autrequeceque lanature luioffrait–,ilsl'aidèrentencoreunefois.Lechatvintrapidementàboutdulait,sibienquel'hommedemandaqu'onlui

prêtâtunevache.Commelavachedonnaitplusdelaitquenécessaire,ilsemitàenboireluiaussi,pournepasgaspiller.Enpeudetemps–respirantl'airdelamontagne,mangeantdesfruits,méditant,buvantdulaitetfaisantdel'exercice–

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ildevintd'unebeautéparfaite.Unejeunefille,quiétaitmontéesurlamontagnepourchercherunmouton, tombaamoureusede luiet leconvainquitqu'ilavaitbesoind'uneépousepours'occuperdestâchesménagèrespendantqu'ilméditaitenpaix.Troisansplustard,l'hommeétaitmarié,ilavaitdeuxenfants,troisvaches,un

verger d'arbres fruitiers, et il dirigeait un lieu de méditation ; tous ceux quivoulaient connaître le miraculeux « temple de l'éternelle jeunesse » devaients'inscrire surunegigantesque listed'attente.Quandon luidemandait commenttoutcelaavaitcommencé,ildisait:« Deux semaines après mon arrivée ici, je n'avais que deux pièces de

vêtement.Unratacommencéàenrongerune,et...»Maispersonnenes'intéressaità la finde l'histoire ; tousavaient lacertitude

qu'il était un homme d'affaires rusé, qui essayait d'inventer une légende pourpouvoiraugmenterencoreleprixduséjourautemple.

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LACÉRÉMONIEDUTHÉ

AuJapon,j'aiparticipéàlacélèbre«cérémonieduthé».Onentredansunepetitepièce,lethéestservi,etc'esttout.Sicen'estquetoutestfaitavecuntelrituel et un tel protocole qu'une pratique quotidienne devient un moment decommunionavecl'Univers.Lemaîtreduthé,OkakuraKakuzo,expliquecequisepasse:«Lacérémonieduthé,c'estl'adorationdubeauetdusimple.Toutvotreeffort

seconcentresurlatentatived'atteindreleParfaitàtraversdesgestesimparfaitsdelaviequotidienne.Toutesabeautéconsistedanslerespectaveclequelelleestréalisée.»Siunesimplerencontrepourboireduthépeutnoustransporterjusqu'àDieu,

il est bon d'être attentif aux dizaines d'autres opportunités que nous offre uneseulejournée.

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LENUAGEETLADUNE

«Toutlemondesaitquelaviedesnuagesesttrèsmouvementée,maisaussitrèscourte»,écritBrunoFerrero.Etvoiciencoreunehistoire:Unjeunenuagenaquitaumilieud'unegrandetempêteenmerMéditerranée.

Maisiln'eutpasletempsd'ygrandir;unventpuissantpoussatouslesnuagesversl'Afrique.À peine avaient-ils gagné le continent que le climat changea : un soleil

généreuxbrillaitdansleciel,etau-dessouss'étendaitlesabledorédudésertduSahara.Leventcontinuade lespousservers les forêtsduSud,vuquedans ledésertilnepleutpas,oupresque.Cependant,cequiarriveauxjeuneshumainsarriveaussiauxjeunesnuages:

ildécidades'éloignerdesesparentsetdesesamisplusâgés,pourconnaîtrelemonde.«Que fais-tu ? protesta le vent. Le désert est lemême partout !Rejoins la

formation,etallonsjusqu'aucentredel'Afrique,oùilyadesmontagnesetdesarbresextraordinaires!»Maislejeunenuage,d'unenaturerebelle,n'obéitpas;peuàpeu,ilperditde

l'altitude, et il réussit à planer sur une brise douce, généreuse, près des sablesdorés.Aprèsunelonguepromenade,ils'aperçutqu'uneduneluisouriait.Il vit qu'elle aussi était jeune, formée récemment par le vent qui venait de

passer.Iltombaamoureuxsur-le-champdesacheveluredorée.«Bonjour,dit-il.Commentestlavieenbas?—J'ailacompagniedesautresdunes,dusoleil,duvent,etdescaravanesqui

de temps en temps passent par ici. Il fait parfois très chaud, mais c'est

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supportable.Etcommentestlavielà-haut?— Il y a aussi le vent et le soleil, mais l'avantage, c'est que je peux me

promenerdanslecieletconnaîtrebeaucoupdechoses.—Pourmoilavieestcourte,ditladune.Quandleventreviendradesforêts,

jedisparaîtrai.—Etcelat'attriste?—Celamedonnel'impressiondeneserviràrien.—Jeressenslamêmechose.Dèsquepasseraunventnouveau,j'iraiversle

sudetjemetransformeraienpluie;maisc'estmondestin.»Ladunehésitaunpeu,puisdéclara:«Sais-tuqu'ici,dansledésert,nousappelonslapluieParadis?—Jenesavaispasquejepouvaisdevenirsiimportant,ditfièrementlenuage.— J'ai entendu des légendes racontées par les vieilles dunes. Elles disent

qu'aprèslapluienoussommescouvertesd'herbesetdefleurs.Maisjenesauraijamaiscequec'est,parcequedansledésertilpleuttrèsrarement.»Àsontourlenuagehésita.Maisbienviteunlargesourireluirevint.« Si tu veux, je peux te couvrir de pluie. Je viens d'arriver, mais je suis

amoureuxdetoi,etj'aimeraisrestericipourtoujours.—Quandjet'aivupourlapremièrefoisdansleciel,moiaussijesuistombée

amoureuse, dit la dune. Mais si tu transformes en pluie ta belle chevelureblanche,tuvasenmourir.—L'amournemeurtjamais,répliqualenuage.Ilsetransforme;etjeveuxte

montrerleParadis.»Et il commença à caresser la dunedepetites gouttes ; ainsi ils demeurèrent

ensembletrèslongtemps,jusqu'aumomentoùapparutunarc-en-ciel.Lelendemain,lapetiteduneétaitcouvertedefleurs.D'autresnuagesquisedirigeaientversl'Afrique,croyantquesetrouvaitlàune

partiedelaforêtqu'ilscherchaient,déversèrentleurpluie.Vingtansplustard,laduneétaitdevenueuneoasis,etlesvoyageursserafraîchissaientàl'ombredesesarbres.Toutcelaparcequ'unjourunnuageamoureuxn'avaitpascraintdedonnersa

vieparamour.

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NORMAETLESBONNESCHOSES

ÀMadridvitNorma,uneBrésiliennetrèsspéciale.LesEspagnolsl'appellentla « mémé taillée dans le roc » ; elle a plus de soixante ans, travaille dansplusieursendroits enmême temps, etnecessed'organiserdespromotions,desfêtes,desconcerts.Unjour,surlecoupdequatreheuresdumatin,alorsquejen'enpouvaisplus

defatigue,j'aidemandéàNormad'oùelletiraitunetelleénergie.«J'aiuncalendriermagique.Situveux,jepeuxtemontrer.»Lelendemainaprès-midi,jesuisalléchezelle.Elleaprisunvieilalmanach,

toutgriffonné.« Bon, aujourd'hui, c'est la découverte du vaccin contre la polio, a-t-elle

déclaré.Faisonslafête,parcequelavieestbelle.»Norma avait copié, sur chaque jour de l'année, une bonne chose qui s'était

passéeàcettedate.Pourelle,lavieétaittoujoursunmotifdejoie.

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21JUIN2003,JORDANIE,MERMORTE

ÀlatablevoisinedelamiennesetrouvaientleroietlareinedeJordanie,lesecrétaire d'État Colin Powell, le représentant de la Ligue arabe, le ministreisraélien desAffaires étrangères, le président de la république d'Allemagne, leprésidentafghanHamidKarzai,etd'autrespersonnalitésengagéesdanslaguerreetdans leprocessusdepaixauxquelsnousassistonsactuellement.Bienque latempérature approchât les 40 °C, une douce brise soufflait sur le désert, unpianistejouaitdessonates,lecielétaitclair,destorchesrépanduesdanslejardinilluminaientl'endroit.Del'autrecôtédelamerMorte,nouspouvionsvoirIsraël,et la lueur des lumières de Jérusalem à l'horizon. Tout paraissait en harmonieetenpaix–etsoudainjemesuisrenducomptequecemoment,loind'êtreuneaberrationdelaréalité,étaitenvéritéunrêvequenousfaisionstous.Bienquemonpessimismeeûtbeaucoupaugmentéaucoursdesderniersmois,silesgensparvenaientencoreàseparler, rienn'étaitperdu.Plus tard la reineRaniaallaitdéclarer que le lieu de la rencontre avait été choisi pour son caractèresymbolique:lamerMorteestlepointleplusbassurlaTerre(enl'occurrence,401mètresau-dessousduniveaude lamer).Pourallerplusprofondencore, ilfaut plonger – mais alors, la salinité de l'eau force le corps à remonter à lasurface.Et il en va ainsi du long et douloureux processus de paix auMoyen-Orient : on ne peut pas aller plus bas que l'état actuel. Si j'avais allumé latélévision ce jour-là, j'aurais appris la mort d'un colon juif et d'un jeunePalestinien.Mais j'étais là,àcedîner,avec l'étrangesensationque lecalmedecettenuitpouvaits'étendreàtoutelarégion,quelesgensseremettraientàparlercomme ils parlaient alors ; l'utopie est possible, les hommes ne peuvent pass'enfoncerdavantage.

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Sivousavezunjourl'occasiondevousrendreauMoyen-Orient,nemanquezpasdevisiterlaJordanie(unpaysmerveilleuxetaccueillant),d'allervoirlamerMorte, de regarder Israël sur l'autre rive : vous comprendrez que la paix estnécessaireetpossible.Voici une partie du texte que j'ai écrit et lu au cours de l'événement,

accompagnéparuneimprovisationdugénialviolonistejuifIvryGitlis:PaixneveutpasdirelecontrairedeGuerre.Nouspouvonsavoirlapaixdanslecœurmêmeaumilieudesbatailleslesplus

féroces, parcequenous luttonspournos rêves.Quand tousnosamisontdéjàperdul'espoir,lapaixduBonCombatnousaideàallerdel'avant.Unemère qui peut nourrir son enfant a la paix dans les yeux,même si ses

mainstremblentparcequeladiplomatieaéchoué,quelesbombestombent,quelessoldatsmeurent.Unarcherquiouvresonarcalapaixdansl'esprit,mêmesitoussesmuscles

sonttendusparl'effortphysique.Parconséquent,pour lesguerriersde la lumière,paixn'estpas l'opposéde

guerre–carilssavent:A)Distinguercequiestpassagerdecequiestdurable.Ilspeuventlutterpour

leurs rêves et pour leur survie, mais ils respectent les liens qui se sontdéveloppésavecletemps,lacultureetlareligion.B) Reconnaître que leurs adversaires ne sont pas nécessairement leurs

ennemis.C) Être conscients que leurs actions auront des répercussions sur cinq

générations futures, et que ce seront leurs enfants et leurs petits-enfants quibénéficierontdesconséquences(ouensouffriront).D)SerappelercequeditleYi-king:lapersévéranceestfavorable.Maissans

confondrepersévéranceet insistance– lesbataillesquidurentplusqu'il ne lefautfinissentpardétruirel'enthousiasmenécessaireàlareconstruction.Pourleguerrierdelalumière, iln'yapasd'abstractions;chaqueoccasion

desetransformerestuneoccasiondetransformerlemonde.Pour leguerrierde la lumière, iln'yapasnonplusdepessimisme. Il rame

contrelamaréesic'estnécessaire;quandilseravieuxetfatigué,ilpourradireàsespetits-enfantsqu'ilestvenuaumondepourmieuxcomprendresonvoisin,etnonpourcondamnersonfrère.

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DANSLEPORTDESANDIEGO,CALIFORNIE

J'étaisentraindeconverseravecunefemmedelaTraditiondelaLune–unesortedegrouped'initiationfémininetravaillantenharmonieaveclesforcesdelanature.« Voulez-vous toucher une mouette ? » me demanda-t-elle, regardant les

oiseauxsurleparapetdel'embarcadère.— Bien sûr. J'ai tenté quelquefois d'en toucher une, mais dès que je

m'approchais,elles'envolait.—Essayezd'éprouverdel'amourpourelle.Ensuite,faitesjaillircetamourde

votre cœur comme un faisceau de lumière pour qu'il atteigne le cœur de lamouette.Etapprochez-vouscalmement.»J'aiobéi.Àdeuxreprisesjen'aipasréussi,maislatroisièmefois,commesi

j'étaisentréen«transe»,j'aiputoucherlamouette.J'airépétéla«transe»,etj'aiobtenulemêmerésultatpositif.«L'amourcréedesponts làoù ilsparaissent impossibles», aditmonamie

sorcière.Jeraconteicil'expérience,pourquiveutessayer.

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L'ARTDURETRAIT

Un guerrier de la lumière qui se fie trop à son intelligence finit par sous-estimerlepouvoirdel'adversaire.Ilnefautpasoublierqu'ilyadesmomentsoùlaforceestplusefficacequela

sagacité.Etquandnoussommesfaceàuncertaintypedeviolence,iln'yapasde lumière, d'argument, d'intelligence ou de charme qui puisse empêcher latragédie.C'estpourquoileguerriernesous-estimejamaislaforcebrute:quandelleest

d'uneagressivitéirrationnelle,ilseretireduchampdebataille–jusqu'àcequel'ennemiaitépuisésonénergie.Cependant, il est bon que ceci soit clair : un guerrier de la lumière ne se

montrejamaislâche.Lafuitepeutêtreunexcellentmoyendedéfense,maisonnepeutpasyrecourirsousl'effetdelapeur.Dans le doute, le guerrier préfère affronter la défaite et ensuite soigner ses

blessures–ilsaitques'ilfuit,ildonneàl'agresseurplusdepouvoirquecelui-cinelemérite.Il peut soigner la souffrance physique, mais sa fragilité spirituelle le

poursuivra éternellement.Devant certainsmoments difficiles et douloureux, leguerrieraffrontelasituationdéfavorableavechéroïsme,résignationetcourage.Pour atteindre l'état d'esprit nécessaire (puisqu'il aborde une lutte à son

désavantage et risque de beaucoup souffrir), le guerrier doit comprendreexactementcequipourraluifairedumal.OkakuraKakuzocommentedanssonlivresurleritueljaponaisduthé:« Nous ne voyons pas la méchanceté chez les autres, parce que nous

connaissons laméchancetéà traversnotrecomportement.Nousnepardonnons

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jamaisàceuxquinousportentpréjudice,parcequenouspensonsquenousneserions jamais pardonnés.Nous disons la vérité douloureuse à notre prochain,carnousvoulonsnouslacacherànous-même.Nousmontronsnotreforce,pourquepersonnenepuissevoirnotrefragilité.«Ainsi,chaquefoisquetujugerastonfrère,aieconsciencequec'esttoiquies

autribunal.»Cette conscience permet parfois d'éviter une lutte qui n'apportera que des

désavantages.Maisdanscertainscas,iln'yad'autreissuequelecombatinégal.Nous savons que nous allons perdre, mais l'ennemi, la violence, ne nous a

laisséaucunchoix–sauflalâcheté,etcelanenousintéressepas.Àcemoment-là, il faut accepter le destin, en gardant à l'esprit un texte de la fabuleuseBhagavad-Gita(chapitreII,16-26):«L'hommenenaîtpas,etilnemeurtjamais.Ils'efforced'exister,ilnecessera

jamaisdelefaire,carilestéterneletpermanent.«Demêmequ'unhommesedébarrassedesvêtementsusésetsemetàporter

desvêtementsneufs,l'âmesedébarrasseduvieuxcorpsetassumelecorpsneuf.«Mais elle est indestructible ; les épées ne peuvent la couper, le feu ne la

brûlepas,l'eaunelamouillepas,leventnel'assèchejamais.Elleestau-delàdelapuissancedetousceséléments.«Commel'hommeestindestructible,ilesttoujoursvictorieux(mêmedansses

défaites),etpourcetteraisonnedoitjamaisselamenter.»

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ENPLEINEGUERRE

LecinéasteRuiGuerrameracontequ'ilse trouvaitunsoirdansunemaisondans l'intérieur duMozambique, s'entretenant avec des amis. Le pays était enguerre,desortequetoutmanquait–del'essenceàl'éclairage.Pour passer le temps, ils commencèrent à parler de ce qu'ils aimeraient

manger.Chacunannonçasonplatpréféré,puisvintletourdeRui.« J'aimerais manger une pomme », dit-il, sachant qu'il était impossible de

trouverdesfruitsàcausedurationnement.À ce moment précis, on entendit un bruit. Et une belle pomme, brillante,

succulente,entraenroulantdanslasalleets'arrêtadevantlui!Plustard,Ruidécouvritquel'unedesfillesquivivaientdanscettemaisonétait

sortiepourchercherdesfruitsaumarchénoir.Enmontantl'escalieràsonretour,elles'étaitcognéeetétaittombée;lesacdepommesqu'elleavaitachetés'étaitouvert,etl'uned'ellesavaitrouléàl'intérieurdelasalle.Coïncidence ? Eh bien, ce serait un mot très pauvre pour expliquer cette

histoire.

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LEMILITAIREDANSLAFORÊT

En grimpant un sentier dans les Pyrénées à la recherche d'un endroit où jepourraispratiquerletiràl'arc,jesuistombésurunpetitcampementdel'arméefrançaise. Les soldats m'ont regardé, j'ai fait semblant de ne rien voir (nousavonstousunpeucettecrainteparanoïaqued'êtreprispourdesespions...)etj'aipoursuivimaroute.J'aitrouvél'endroitidéal,j'aifaitlesexercicespréparatoiresderespiration,et

alorsj'aivus'approcherunvéhiculeblindé.Immédiatementsurladéfensive,j'aipréparétouteslesréponsespossiblesauxquestionsquimeseraientposées:j'aila permission de me servir de l'arc, l'endroit est sûr, il appartient aux gardesforestiersd'affirmerlecontraire,nonàl'armée,etc.Mais voilà qu'un colonel bondit du véhicule, me demande si c'est moi

l'écrivainetmerapportecertainsfaitstrèsintéressantssurlarégion.Etpuis,surmontantsa timiditépresquevisible, ilditque luiaussiaécritun

livre:etilmeracontelacurieusegenèsedesontravail.Lui et sa femme faisaient des dons pour une enfant lépreuse d'origine

indienne,quiavaitétéenvoyéeenFrance.Unbeaujour,curieuxdeconnaîtrelapetite,ilsserendirentaucouventoùlesreligieusesétaientchargéesdeprendresoind'elle.Cefutunbelaprès-midi,etàlafinunesœurluidemandad'apporterson aide à l'éducation spirituelle du groupe d'enfants qui vivait là. Jean-PaulSétau(c'estlenomdumilitaire)ditqu'iln'avaitaucuneexpériencedanslescoursdecatéchisme,maisqu'ilallaitméditeretdemanderàDieucequ'ilpouvaitfaire.Cettenuit-là,aprèssesprières,ilentenditlaréponse:«Aulieudedonnerdes

réponses, essayez de savoir quelles sont les questions que les enfants veulentposer.»

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Dès lors, Sétau eut l'idée de visiter plusieurs écoles, et de faire écrire auxenfantstoutcequ'ilsaimeraientsavoirsurlavie.Ildemandaquelesquestionssoientposéesparécrit,afinquelesplustimidesn'aientpaspeurdesemanifester.Lerésultatdesontravailfutrassemblédansunlivre,L'enfantquiposaittoujoursdesquestions(Éd.ALTESS,Paris).Voiciquelques-unesdesquestions:Oùallons-nousaprèslamort?Pourquoiavons-nouspeurdesétrangers?Lesmartiensetlesextraterrestresexistent-ils?Pourquoidesaccidentsarrivent-ils,mêmeàdesgensquicroientenDieu?QuesignifieDieu?Pourquoinaissons-nous,sinousmouronsàlafin?Combiend'étoilesya-t-ildansleciel?Quiainventélaguerreetlebonheur?Le Seigneur écoute-t-il aussi ceux qui ne croient pas au même Dieu

(catholique)?Pourquoiya-t-ildespauvresetdesmalades?PourquoiDieua-t-ilcréélesmoustiquesetlesmouches?Pourquoil'angegardienn'est-ilpasprèsdenousquandnoussommestristes?Pourquoiaimons-nouscertainespersonnes,etendétestons-nousd'autres?Quiadonnéunnomauxcouleurs?SiDieu est dans le ciel et quemamère y est aussi parce qu'elle estmorte,

commentLuipeut-ilêtrevivant?Puissentcertainsprofesseursouparents,lisantceslignes,sesentirencouragés

à faire lamêmechose.Ainsi, au lieude tenterd'imposernotrecompréhensionadulte de l'univers, nous finirons par nous remémorer quelques-unes desquestionsdenotreenfance–auxquellesenréaliténousn'avonsjamaisrépondu.

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DANSUNEVILLED'ALLEMAGNE

«Regardecemonumentintéressant»,ditRobert.Le soleil de find'automnecommence à se coucher.Nous sommesdansune

villeenAllemagne.«Jenevoisrien,jeréponds.Seulementuneplacevide.—Lemonumentestsoustespieds»,insisteRobert.Je regarde par terre : le pavement est fait de dalles égales, sans aucune

décorationparticulière. Jeneveuxpasdécevoirmonami,mais jenevois riend'autresurcetteplace.Robertexplique:«Ils'appelleleMonumentinvisible.Lenomd'unlieuoùdesjuifssontmorts

estgravéaubasdechacunedecespierres.Desartistesanonymesontcréécetteplace au cours de la Seconde Guerre mondiale, et ils ajoutaient des dalles àmesurequedenouveauxlieuxd'exterminationétaientdénoncés.«Mêmesipersonnenelevoyait,letémoignagesetrouvaitlà,etplustardon

finiraitpardécouvrirlavéritésurlepassé.»

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RENCONTREÀLAGALERIEDENTSU

Troishommes,trèsbienhabillés,sesontprésentésàmonhôtelàTokyo.«Hier,vousavezdonnéuneconférenceàlagalerieDentsu,ditl'und'eux.Je

suisentréparhasard.Àcemoment,vousexpliquiezqu'aucunerencontren'alieufortuitement.Peut-êtreest-celemomentdenousprésenter.»Jen'aipasdemandécommentilsavaientdécouvertl'hôteloùj'étaisdescendu,

je n'ai pas posé de question ; si les gens sont capables de surmonter cesdifficultés, ils méritent le respect. L'un des trois hommes m'a remis quelqueslivresdecalligraphie japonaise.Mon interprèteétait toutexcitée :cemonsieurétait Kazuhito Aida, le fils d'un grand poète japonais dont je n'avais jamaisentenduparler.Etc'est justement lemystèrede lasynchroniedesrencontresquim'apermis

de connaître, de lire et de partager avec les lecteurs de ces pages un peu dumagnifique travail deMitsuoAida (1924-1991), calligraphe et poète, dont lestextesnousrenvoientàl'importancedel'innocence:Parcequ'elleavécuintensémentsavieL'herbesècheattireencorel'attentiondupassant.Lesfleursnefontquefleurir,Etdumieuxqu'ellespeuvent.Lelysblancdanslavallée,quepersonnenevoit,Nedoitd'explicationàpersonne;Ilvitseulementpourlabeauté.Maisleshommesnepeuventpasvivreavecle «seulement».

*

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SilestomatesvoulaientêtremelonsEllesseraientridicules.Jem'étonnebeaucoupQuetantdegenssepréoccupentDevouloirêtrecequ'ilsnesontpas;Quelplaisiront-ilsàseridiculiser?

*

Tun'aspasbesoindefairesemblantd'êtrefortTun'aspasàtoujoursprouverquetoutvabien,tunedoispastepréoccuperdecequelesautres pensent.Pleuresic'estnécessaireilestbondepleurerjusqu'àladernièrelarme(alorsseulementtupourrassouriredenouveau)

*

Jeregardequelquefoisàlatélévisionlesinaugurationsdetunnelsetdeponts.Voici ce qui se passe normalement : de nombreuses personnalités et despoliticiens locaux semettent en rang, et au centre se trouve leministre ou legouverneurdulieu.Alors,oncoupeunruban,etquandlesdirecteursdestravauxretournent à leurs bureaux, ils y trouvent diverses lettres exprimantreconnaissanceetadmiration.Ceuxquiontsuéettravaillépourcerésultat,quionttenulapiocheetlapelle,

quisesontépuisésàlatâcheenétéousontrestésàlabelleétoileenhiverpourterminerlestravaux,onnelesvoitjamais;ondiraitquelameilleurepartrevientàceuxquin'ontpasversélasueurdeleurfront.Jeveuxêtretoujourscapabledevoirlesvisagesquel'onnevoitpas–deceux

quinecherchentpaslacélébritéoulagloire,quiaccomplissentensilencelerôlequelavieleurdestine.Je veux en être capable, car les choses les plus importantes de l'existence,

cellesquinousconstruisent,nemontrentjamaisleurvisage.

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RÉFLEXIONSSURLE11-SEPTEMBRE2001

Aujourd'huiseulement,quelquesannéesaprèsl'événement, jedécided'écriresur ce sujet. J'ai évité de l'aborder immédiatement, afin que chacun puisseréfléchir,àsamanière,auxconséquencesdesattentats.Il est toujours très difficile d'admettre qu'une tragédie puisse, d'une certaine

manière,produiredesrésultatspositifs.Lorsquenousavonsvu,horrifiés,cequiressemblait à un film de science-fiction – les tours qui s'écroulaient etemportaient dans leur chute des milliers de personnes – nous avons eu deuxsensations immédiates : la première, un sentiment d'impuissance et de terreurdevant ce qui se passait ; la seconde, la certitude que lemonde ne serait plusjamaislemême.Lemondeneseraplusjamaislemême,c'estvrai,maisaprèstoutcetempsde

réflexion, la sensation que tous ces gens sont morts en vain demeure-t-elleencore?Oupeut-ontrouverquelquechosesouslesdécombresduWorldTradeCenter,au-delàdelamort,delapoussière,etdel'aciertordu?Je crois que tout être humain, à un certainmoment, connaîtra une tragédie

danssavie–ladestructiond'uneville,lamortd'unenfant,uneaccusationsanspreuve, une maladie qui se présente sans prévenir et entraîne l'invaliditépermanente. La vie est un risque constant, et celui qui l'oublie ne sera jamaispréparéauxdéfisdudestin.Quandnoussommesdevantl'inévitabledouleurquicroisenotrechemin,noussommesobligésdechercherunsensàcequisepasse,desurmonterlapeuretd'entreprendreleprocessusdereconstruction.Lapremièrechosequenousdevonsfairequandnoussommesconfrontésàla

souffranceetàl'insécurité,c'estdelesacceptercommetelles.Nousnepouvonspaslestraitercommequelquechosequinenousconcernepas,nilestransformer

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en une punition qui satisferait notre éternel sentiment de culpabilité.Dans lesdécombresduWorldTradeCenter se trouvaientdesgens commenous, qui sesentaient en sécurité ou malheureux, accomplis ou luttant pour leurdéveloppement,avecunefamillequilesattendaitàlamaison,oudésespérésparla solitude de la grande ville. Ils étaient américains, anglais, allemands,brésiliens, japonais, venant de tous les coins du monde, unis par le destincommun – et mystérieux – de se trouver vers 9 heures du matin au mêmeendroit, qui était beaupour certains, oppressant pour d'autres.Quand les deuxtourssesontécroulées,cenesontpasseulementcesgensquisontmorts:noussommestousmortsunpeu,etlemondeentieraétéamoindri.Quandnoussommesdevantunepertegrave,qu'ellesoitmatérielle,spirituelle

ou psychologique, nous devons nous rappeler la grande leçon des sages : lapatience, la certitude que tout est provisoire dans cette vie. Partant de là,revoyons alors nos valeurs. Puisque pour des années lemonde ne redeviendrajamais un lieu sûr, pourquoi ne pas utiliser ce changement soudain et nousaventurerdansdeschosesquenousavonstoujoursdésiréfaire,sansenavoirlecourage ?Combien de personnes, cematin du 11 septembre, se trouvaient auWorldTradeCentercontreleurvolonté,essayantdepoursuivreunecarrièrequin'étaitpaslaleur,faisantuntravailqu'ellesn'aimaientpas,simplementparcequec'était un lieu sûr, où elles pouvaient mettre de côté assez d'argent pour leurretraiteetleurvieillesse?C'est en cela que lemonde a changé, et ceux qui ont été enterrés sous les

décombresdesdeuxédificesnousfontmaintenantpenserànospropresvaleurs.Quand les tourssont tombées,ellesontemportédes rêvesetdesespoirs,maiselles ont aussi ouvert un espace à l'horizon, et nous ont obligés à réfléchir ausensdenosvies.Etlàjustement,notreattitudeferatouteladifférence.Unevieillehistoireraconteque,peuaprèslesbombardementssurDresde,un

homme traversa un terrain rempli de décombres et vit trois ouvriers quitravaillaient.«Quefaites-vous?»demanda-t-il.Lepremierouvrierseretourna:«Vousnevoyezpas?Jeretirecespierres!—Vousnevoyezpas?Jegagnemonsalaire!déclaraledeuxièmeouvrier.—Vousnevoyezpas?ditletroisième.Jereconstruisunecathédrale!»Bien que les trois personnes fissent la même chose, une seule mesurait

vraimentlesensdesonouvrage.Espéronsque,danslemondequiviendraaprèsle11-Septembre2001,chacundenoussaurasereleverdesespropresdécombresémotionnels, et construire la cathédrale dont nous avons toujours rêvé sansjamaisoserlacréer.

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LESSIGNESDEDIEU

Isabelitameracontelalégendesuivante:UnvieilArabeanalphabètepriaitavectantdeferveur,touteslesnuits,quele

richechefd'unegrandecaravanedécidadel'appeler.«Pourquoipries-tuavecunetellefoi?Commentsais-tuqueDieuexiste,alors

quetunesaismêmepaslire?—Si,seigneur,jesaislire.Jelistoutcequ'écritleGrandPèreCéleste.—Commentcela?»L'humbleserviteurs'expliqua:« Quand vous recevez une lettre d'un absent, comment reconnaissez-vous

celuiquil'aécrite?—Parl'écriture.—Quandvousrecevezunbijou,commentsavez-vousquil'afabriqué?—Parlamarquedel'orfèvre.—Quandvousavezentendudespasd'animauxautourdelatente,comment

savez-voussic'étaitunmouton,unchevalouunbœuf?—Parlestraces»,réponditlechef,surprisparcequestionnaire.Levieuxcroyantl'invitaàsortirdelatenteetluimontraleciel.«Seigneur, ces choses écrites là-haut, ce désert ici-bas, cela n'a pas pu être

dessinéouécritpardesmainshumaines.»

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SOLITAIRESURLECHEMIN

Lavieest commeunegrandecoursecycliste,dont lebutestd'accomplir saLégende Personnelle – ce qui, d'après les anciens alchimistes, est notre vraiemissionsurTerre.Au début de la course, nous sommes ensemble, partageant camaraderie et

enthousiasme.Mais à mesure que la course se développe, la joie initiale faitplace aux vrais défis : la fatigue, la monotonie, les doutes sur nos capacités.Nousconstatonsquecertainsamisontdéjàabandonnéaufonddeleurcœur.Ilscourentencore,maisseulementparcequ'ilsnepeuventpass'arrêteraumilieudelaroute.Ilsformentungroupedeplusenplusnombreux,ilspédalenttousprèsdelavoituredessecours–qu'onappelleaussiRoutine–oùilscausententreeux,accomplissentleursobligations,maisoublientlesbeautésetlesdéfisdelaroute.Nous finissons par prendre nos distances avec eux ; alors nous sommes

obligés d'affronter la solitude, les surprises dans les virages inconnus, lesproblèmesaveclabicyclette.Etàunmomentdonné,aprèsquelqueschutessanspersonneprèsdenouspournousaider,nousnousdemandonsfinalementsitousceseffortsvalentlapeine.Ehbienoui;ilsuffitdenepasrenoncer.LepèreAlanJonesditquepourque

notreâmepuissesurmontercesobstacles,nousavonsbesoindeQuatreForcesInvisibles:l'amour,lamort,lepouvoiretletemps.Ilestnécessaired'aimer,parcequenoussommesaimésparDieu.Laconsciencedelamortestnécessaire,pourbiencomprendrelavie.Il est nécessaire de lutter pour nous développer – mais sans nous laisser

illusionnerparlepouvoirquivientavecledéveloppement,carnoussavonsqu'ilnevautrien.

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Enfin, il faut accepter que notre âme, bien qu'elle soit éternelle, est en cemomentprisonnièredanslatoiledutemps,avecsesopportunitésetseslimites;ainsi, dans notre course cycliste solitaire, nous devons agir comme si nousavionsletemps,fairenotrepossiblepourvaloriserchaqueseconde,nousreposerquandc'estnécessaire,maistoujourscontinuerverslaLumièredivine,sansnouslaisserincommoderparlesmomentsd'angoisse.CesQuatreForcesnepeuventêtretraitéescommedesproblèmesàrésoudre,

car elles sont au-delàde tout contrôle.Nousdevons les accepter, et les laissernousenseignercequ'ilnousfautapprendre.NousvivonsdansunUniversquiestenmêmetempsassezgigantesquepour

nous envelopper et assez petit pour tenir dans notre cœur. Dans l'âme del'hommese trouve l'âmedumonde, lesilencede lasagesse.Pendantquenouspédalonsversnotrebut,ilesttoujoursimportantdenousdemander:«Qu'ya-t-ildebeaudanscette journée?»Le soleilpeutbriller,mais si lapluie tombe,rappelons-nous que cela signifie aussi que les nuages noirs se seront bientôtdissipés.Lesnuagessedissipent,maislesoleildemeure,etilnepassejamais–danslesmomentsdesolitude,ilimportedenousensouvenir.Enfin, quand les choses deviendront très dures, n'oublions pas que tout le

monde est déjà passépar là, indépendamment de sa race, de sa couleur, de sasituationsociale,desescroyances,oudesaculture.UnebelleprièredumaîtresoufiégyptienDhul-Nun(morten861ap.J.-C.)résumebienl'attitudepositivenécessairedanscesmoments:«ÔDieu,quandjeprêteattentionauxvoixdesanimaux,aubruissementdes

arbres,aumurmuredeseaux,auchantdesoiseaux,ausifflementduventouaufracasdu tonnerre, j'y voisun témoignagedeTonunité ; je sensqueTues lepouvoirsuprême,l'omniscience,lasagessesuprême,lajusticesuprême.«ÔDieu,jeTereconnaisdanslesépreuvesquejetraverse.Permets,ôDieu,

queTasatisfactionsoitmasatisfaction.QuejesoisTajoie,cettejoiequ'unPèreressent pour un fils. Et que je me souvienne de Toi avec tranquillité etdétermination,mêmequandilestdifficilededirequejeT'aime.»

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CEQUIESTPLAISANTCHEZL'HOMME

UnhommedemandaàmonamiJaimeCohen:«Jeveuxsavoircequiestleplusplaisantchezlesêtreshumains.»Cohendéclara:«Ilspensenttoujoursaucontrairedecequ'ilsont:ilssontpressésdegrandir,

etensuiteilssoupirentaprèsleurenfanceperdue.Ilsperdentlasantépouravoirdel'argent,etaussitôtaprèsperdentleurargentpouravoirlasanté.«Ilspensentavectantd'anxiétéàl'avenirqu'ilsnégligentleprésentetainsine

viventnileprésentnil'avenir.« Ils vivent comme s'ils n'allaient jamaismourir, et ilsmeurent comme s'ils

n'avaientjamaisvécu.»

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LERETOURAUMONDEAPRÈSLAMORT

J'ai toujourspenséàcequi sepassait tandisquenous répandionsunpeudenous-même sur laTerre. Jeme suis coupé les cheveuxàTokyo, lesongles enNorvège,j'aivumonsangcoulerd'uneblessureengravissantunemontagneenFrance.Dansmonpremierlivre,LesArchivesdel'Enfer,jespéculaisunpeusurce thème, comme s'il était nécessaire de semer un peu de notre corps dansdiverses parties dumonde, pour que, dans une vie future, quelque chose nousparût familier. J'ai lu, récemmentdans le journal françaisLeFigaro,unarticlesignéparGuyBarret,ausujetd'unfaitréelquiseproduisitenjuin2001,quandquelqu'unportacetteidéeàsesultimesconséquences.Ils'agitdel'AméricaineVeraAnderson,quipassatoutesaviedanslavillede

Medford, Oregon. Déjà âgée, elle fut victime d'un accident cardio-vasculaireaggravé par un emphysème pulmonaire, ce qui l'obligea à passer des annéesentièresdanssachambre,toujoursreliéeàunballond'oxygène.Lefaitensoiestdéjàunsupplice,maisdans lecasdeVera lasituationétaitd'autantplusgravequ'elle avait rêvé de parcourir lemonde et gardé ses économies pour le fairequandelleseraitàlaretraite.Veraobtintd'êtretransféréedansleColorado,afindepasserlerestantdeses

jours en compagnie de son fils,Ross.Là, avant de faire sondernier voyage–celuidontonnerevientjamais–,ellepritunedécision.Puisqu'ellenepourraitmêmepasconnaîtresonpays,alorsellevoyageraitaprèslamort.Rossse renditchez lenotairedu lieuetenregistra le testamentdesamère :

quandellemourrait,ellesouhaitaitêtreincinérée.Jusque-là,riendeplus.Maisletestamentcontinue:sescendresdevaientêtreplacéesdansdeuxcentquaranteetunepetites sacoches,qui seraientenvoyéesauxchefsdes servicespostauxdes

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cinquanteÉtats américains, et dans chacundes centquatre-vingt-onzepaysdumonde–desortequ'unepartiedesoncorpsaumoinsvisitâtfinalementleslieuxqu'elleavaittoujoursrêvédevisiter.DèsqueVeras'enalla,Rossaccomplitsesdernièresvolontésavecladignité

quel'onattendd'unfils.Àchaqueenvoi,ilajoutaitunepetitelettredanslaquelleildemandaitquel'ondonnâtàsamèreunesépulturedigne.TousceuxquireçurentlescendresdeVeraAndersontraitèrentavecrespectla

demandedeRoss.AuxquatrecoinsdelaTerresecréaunechaînedesolidaritésilencieuse, dans laquelle des sympathisants inconnus organisèrent descérémoniesetdesritestrèsdivers,tenanttoujourscomptedulieuqueladéfunteauraitaiméconnaître.AinsilescendresdeVerafurent-ellesdisperséesdanslelacTiticaca,ducôté

bolivien, selon les anciennes traditions des Indiens Aymaras, dans le fleuvedevantlepalaisroyaldeStockholm,surleborddelaChaoPhrayaenThaïlande,dans un temple shintoïste au Japon, dans les glaciers de l'Antarctique, dans ledésert du Sahara. Les sœurs de charité d'un orphelinat en Amérique du Sud(l'article ne dit pas dans quel pays) prièrent pendant une semaine avant derépandrelescendresdanslejardin–etdécidèrentplustardqueVeraAndersonseraitconsidéréecommeunesorted'angegardiendulieu.RossAndersonreçutdesphotosdescinqcontinents,montrantdeshommeset

des femmesde toutes les races et de toutes les cultureshonorant les dernièresvolontés de sa mère. Quand nous voyons le monde divisé comme il l'estaujourd'hui, où nous croyons que personne ne se soucie d'autrui, ce derniervoyagedeVeraAndersonnousremplitd'espoir,carnoussavonsqu'ilyaencoredurespect,del'amouretdelagénérositédansl'âmedenotreprochain,aussiloinsoit-il.

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QUIVEUTENCORECEBILLET?

CassanSaïdAmerracontel'histoiresuivante.Unconférenciercommençaunséminaireentenantunbilletde20dollarsetendemandant:«Quiveutcebilletde20dollars?»Plusieursmainsselevèrent,maisleconférencierajouta:«Avantdeledonner,jedoisfairequelquechose.»Ill'écrasarageusement,etilinsista:«Quiveutencorecebillet?»Lesmainsselevèrentdenouveau.«Etsijefaiscela?»Ilchiffonnalebillet,lejetacontrelemur,lelaissatomberparterre,lepiétina,

puisillemontraunenouvellefois–àprésenttrèssaleettoutabîmé.Ilrépétasaquestion,etlesmainsselevèrentencore.«N'oubliezjamaiscettescène,commentaleconférencier.Peuimporteceque

jefaisaveccetargent,c'esttoujoursunbilletde20dollars.Trèssouventdanslavienoussommesécrasés,foulésauxpieds,maltraités,insultés;etpourtant,nousavonstoujourslamêmevaleur.»

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LESDEUXJOYAUX

DuprêtrecistercienMarcosGarcia,àBurgos,enEspagne:«Ilarriveparfoisque Dieu retire à une personne une bénédiction déterminée, afin que celle-cipuissecomprendrequ'Ilestplusquedesfaveursrépondantàdesrequêtes.Ilsaitjusqu'à quel point Il peut éprouver une âme, et Il ne va jamais au-delà de cepoint.«Danscesmoments-là,nedisons jamais :“Dieum'aabandonné.” Ilne fait

jamaiscela;c'estnousquipouvons,parfois,L'abandonner.SileSeigneurnousimposeunegrandeépreuve,Ilnousaccordeaussitoujourslesgrâcessuffisantes–plusquesuffisantes,dirais-je–pourlasurmonter.»À ce sujet, la lectrice Camila Galvão Piva m'a envoyé une histoire

intéressante,intitulée«Lesdeuxjoyaux».Unrabbintrèsreligieuxvivaitheureuxavecsafamille–uneépouseadmirable

et deux fils chéris. Un jour, pour son travail, il dut s'absenter pour plusieursjours.C'estjustementpendantsonabsencequelesdeuxgarçonsfurenttuésdansungraveaccidentdevoiture.Seule, lamère souffrit en silence.Mais c'étaitune femme forte et, soutenue

parsafoietsaconfianceenDieu,ellesupportalechocavecdignitéetcourage.Cependant,commentannonceràsonépouxlatristenouvelle?Bienqu'ilfûtluiaussi un homme de foi, il avait été hospitalisé autrefois pour des problèmescardiaques,et lafemmecraignaitquelaconnaissancedela tragédien'entraînâtsamort.Ilneluirestaitqu'àprierafinqueDieuluiconseillâtlameilleurefaçond'agir.

Laveilledel'arrivéedesonmari,ellepriabeaucoup,etellereçutlagrâced'une

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réponse.Le lendemain, le rabbinregagna le foyer,serra longuementsonépousedans

sesbras, et s'enquitdes enfants.La femme luiditdenepas sepréoccuper,deprendresonbainetdesereposer.Quelquesheuresplus tard, ilss'assirent tous lesdeuxpourdéjeuner.Elle lui

demandadesdétailssursonvoyage,ilracontatoutcequ'ilavaitvécu,parladelamiséricordedeDieu,maiss'inquiétadenouveaudesenfants.L'épouse,unpeuembarrassée,réponditàsonmari:«Laisse les enfants,nousnousenpréoccuperonsplus tard. Jeveuxd'abord

quetum'aidesàrésoudreunproblèmequejecroisgrave.»Déjàinquiet,lemaridemanda:«Ques'est-ilpassé?Jet'aitrouvéeabattue!Dis-moitoutcequetuassurle

cœur,etjesuiscertainquenousrésoudronsensembleleproblèmequelqu'ilsoit,avecl'aidedeDieu.—Pendanttonabsence,undenosamism'arenduvisiteetm'alaisséengarde

deuxjoyauxd'unevaleurinestimable.Cesontdesbijouxtrèsprécieux!Jen'aijamaisrienvud'aussibeau!Ilvientlesrechercheretjenesuispasprêteàlesrendre,carjem'ysuisattachée.Qu'endis-tu?—Allons,femme!Jenecomprendspastoncomportement!Tun'asjamais

cultivélesvanités!—C'estquejen'avaisjamaisvudetelsjoyaux!Jenepeuxpasaccepterl'idée

delesperdrepourtoujours!»Lerabbinréponditavecfermeté:«Personneneperdcequ'iln'apaspossédé.Lesreteniréquivaudraitàunvol!

Nousallons les rendre,et je t'aideraià surmonter leurabsence.Nous le feronsensemble,aujourd'huimême.— Eh bien, mon chéri, que ta volonté soit faite. Le trésor sera rendu. En

vérité, c'estdéjà fait.Lesbijouxprécieuxétaientnos fils.Dieu les a confiés ànotregarde,etpendantquetuétaisenvoyage,ilestvenuleschercher.Ilssontpartis...»Lerabbincompritimmédiatement.Ilserracontreluisonépouse,etensemble

ilsversèrentbiendeslarmes–maisilavaitcomprislemessage,etàpartirdecejour-làilsluttèrentpoursurmonterensembleleurperte.

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SEMENTIRÀSOI-MÊME

Cela fait partie de la nature humaine de toujours juger les autres avec unegrande sévérité et, quand levent souffle contrenosdésirs, de toujours trouveruneexcusepour lemalquenousavons fait, oumaudirenotreprochainquandnouséchouons.L'histoirequisuitillustrecequejeveuxdire.Unmessager fut envoyéenmissionurgenteversuneville lointaine. Il sella

son cheval et partit au grand galop. Après qu'ils eurent dépassé plusieursaubergesoùl'onnourrissaittoujourslesbêtes,lechevalpensa:«Onnes'arrêtepluspourmangerdansdesécuries,celasignifiequejenesuis

plus traité comme un cheval, mais comme un être humain. Comme tous leshommes,jecroisquejemangeraidanslaprochainegrandeville.»Mais les grandes villes passaient, l'une après l'autre, et le conducteur

poursuivaitsonvoyage.Alorslechevalcommençaàpenser:«Peut-êtrequejene suis pas devenu un être humain, mais un ange, car les anges n'ont jamaisbesoindenourriture.»Enfin, ilsatteignirent leurdestination,et l'animal futconduità l'étable,où il

dévoraavecunappétitvoracelefoinqu'iltrouva.«Pourquoicroirequeleschoseschangentsiellesnesuiventpasleurrythme

habituel ? sedisait-il. Jene suisnihommeni ange,mais seulementunchevalaffamé.»

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L'ARTD'ESSAYER

La phrase suivante est de Pablo Picasso : «Dieu est surtout un artiste. Il ainventélagirafe,l'éléphant,lafourmi.Enréalité,Iln'ajamaischerchéàsuivreunstyle–ilasimplementfaitcequ'ilavaitenviedefaire.»Notre envie de marcher crée notre chemin. Cependant, quand nous

commençons le voyage vers notre rêve, nous avons très peur, comme si nousétions obligés de faire tout parfaitement. Finalement, si nous vivons des viesdifférentes,quiainventélemodèledu«toutparfaitement»?SiDieuafaitlagirafe, l'éléphant et la fourmi, et que nous voulons vivre à Son image et à Saressemblance, pourquoi devons-nous suivre unmodèle ? Lemodèle nous sertquelquefois à éviter de répéter des erreurs stupides que d'autres ont déjàcommises, mais le plus souvent c'est une prison qui nous oblige à toujoursrépétercequetoutlemondefait.Être cohérent, c'est devoir toujours porter la cravate qui va avec les

chaussettes. C'est être obligé de garder demain les mêmes opinionsqu'aujourd'hui.Etlemouvementdumonde,oùest-il?Dumomentquevousnecausezdetortàpersonne,changezd'avisdetempsen

temps,etentrezencontradictionsansenavoirhonte.Vousavezcedroit ;peuimportecequelesautresvontpenser–ilsvontpenserdetoutemanière.Quandnousdécidonsd'agir,certainsexcèsseproduisent.Rappelonslevieux

dictonquidit:«Onnefaitpasd'omelettesanscasserdesœufs.»Ilestnaturelégalementque surgissentdesconflits inattendus. Il estnaturelque surviennentdesblessuresaucoursdecesconflits.Lesblessurespassent:seulesdemeurentlescicatrices.

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C'estunebénédiction.Cescicatricesrestentavecnoustoutenotrevie,etellesnousaiderontbeaucoup.Si,àuncertainmoment–parcommoditéoupourtouteautreraison–l'envieestgrandederetourneraupassé,ilsuffiradelesregarder.Les cicatrices vont nousmontrer lamarque desmenottes, nous rappeler les

horreursdelaprison,etnouscontinueronsàallerdel'avant.Alors,détendez-vous.Laissezl'Universtournerautourdevous,etdécouvrez

lajoiedevoussurprendrevous-même.«Dieuachoisilesfoliesdumondepourfairehonteauxsages»,ditsaintPaul.Unguerrierde la lumièrenotequecertainsmoments se répètent ; il sevoit

souventdevantlesmêmesproblèmes,etilaffrontedessituationsqu'ilavaitdéjàaffrontéesauparavant.Alors il estdéprimé. Il commenceàpenserqu'il est incapabledeprogresser

danslavie,puisquedeschosesqu'ilavécuesautrefoissereproduisent.«Jesuisdéjàpasséparlà»,seplaint-ilauprèsdesoncœur.« Effectivement, tu es déjà passé, répond le cœur. Mais tu n'as jamais

dépassé.»Le guerrier prend alors conscience que la répétition des expériences a une

finalité : lui enseigner ce qu'il n'a pas encore appris. Il donne toujours unesolutiondifférenteàchaqueluttequiserépète,etilneconsidèrepasseséchecscommedeserreurs,maiscommedespasverslarencontreaveclui-même.

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DESPIÈGESDELAQUÊTE

Quand les gens deviennent plus attentifs aux choses de l'esprit, un autrephénomèneseproduit:l'intoléranceenverslaquêtespirituelledesautres.Tousles jours je reçois des revues, des messages électroniques, des lettres, despamphlets, qui essaient de prouver que tel chemin est meilleur que l'autre etcontiennent une série de règles pour atteindre l'« illumination ». En raison duvolume croissant de ce genre <PROCESS>oasys [tb[dc5]</PROCESS>decorrespondance,j'aidécidéd'écrireunpeusurcequejeconsidèrecommeétantdangereuxdanscettequête.<PROCESS>oasys[dc0][nb</PROCESS>Mythe1:L'espritpeuttoutsoigner.Cen'estpasvrai,etjepréfèreillustrerce

mytheparunehistoire.Ilyaquelquesannées,unedemesamies–profondémentengagéedanslaquêtespirituelle–commençaàavoirdelafièvreetàsesentirtrèsmal, et toute lanuit elle tentade se représentermentalement soncorpsenrecourantàtouteslestechniquesqu'elleconnaissait,afindesesoignerparleseulpouvoirdelapensée.Lelendemain,inquiets,sesenfantsluiconseillèrentd'allervoirunmédecin,maiselles'yrefusa,affirmantqu'elle«purifiait»sonesprit.Cen'est qu'au moment où la situation devint insupportable qu'elle accepta de serendreàl'hôpital,oùl'ondutl'opérerimmédiatement–aprèsavoirdiagnostiquéuneappendicite.Doncattention:ilvautparfoismieuxprierDieuqu'ilguidelesmainsd'unmédecinquedetenterdesesoignertoutseul.Mythe2:Lavianderougeéloignelalumièredivine.Ilestévidentque,sivous

appartenezàunereligiondéterminée,vousdevezrespecterlesrèglesétablies–lesjuifsetlesmusulmans,parexemple,nemangentpasdeviandedeporcet,danscecas,ils'agitd'unepratiquequifaitpartiedelafoi.Cependant,lemondeest inondéparunevaguede«purification»par lanourriture : lesvégétariens

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radicaux regardent les gens qui mangent de la viande comme s'ils étaientresponsablesdel'assassinatdesanimaux.Maislesplantesnesont-ellespasaussidesêtresvivants?Lanatureestuncycleconstantdevieetdemortet,unjour,c'estnousquiironsnourrirlaterre,doncsivousn'appartenezpasàunereligionquiprohibeunalimentdéterminé,mangezcequevotreorganismeréclame.Jevoudraisrappelericil'histoiredumaged'originerusseGeorgesGurdjieff:

quandilétaitjeune,ilallarendrevisiteàungrandmaître.Pourimpressionnercedernier,ilnemangeaitquedesvégétaux.Unsoir, lemaîtrevoulutsavoirpourquoiilsuivaitunrégimeaussirigide,et

Gurdjieff répondit : « Pour garder propre mon corps. » Le maître rit et luiconseillaimmédiatementdecessercettepratique;s'ilcontinuaitainsi,ilfiniraitcommeunefleurdansuneserre:trèspuremaisincapablederésisterauxdéfisdesvoyagesetdelavie.CommeledisaitJésus:«Lemaln'estpascequientredanslabouchedel'homme,maiscequiensort.»Mythe 3 : Dieu est sacrifice. Beaucoup de gens cherchent le chemin du

sacrifice et de l'auto-immolation, affirmant que nous devons souffrir dans cemonde pour connaître le bonheur dans le prochain.Mais si cemonde est unebénédictiondeDieu,pourquoinepassavoirprofiteraumaximumdesjoiesquedonnelavie?NoussommeshabituésàuneimageduChristclouésurlacroix,maisnousoublionsquesapassionn'aduréquetroisjours;lerestedutemps,ill'a passé à voyager, rencontrer les gens,manger, boire, porter sonmessage detolérance.Àtelpointquesonpremiermiraclefut«politiquementincorrect»:quand la boissonmanqua aux noces deCana, il transforma l'eau en vin. Il fitcela,àmonavis,pourmontreràtousqu'iln'yaaucunmalàêtreheureux,àseréjouir,à faire la fête,carDieuestbeaucoupplusprésentquandnoussommesavec les autres. Mahomet disait que « si nous sommes malheureux, nousapportonsaussilemalheurànosamis».LeBouddha,aprèsunelonguepérioded'épreuveetderenoncement,étaitsifaiblequ'ilmanquasenoyer;quandilfutsauvéparunberger,ilcompritquel'isolementetlesacrificenouséloignentdumiracledelavie.Mythe4:UnseulcheminmèneàDieu.C'estlàleplusdangereuxdetousles

mythes. Là commencent les explications du Grand Mystère, les guerres dereligion,lejugementdenotreprochain.Nouspouvonschoisirunereligion(moi,parexemple,jesuiscatholique),maisnousdevonscomprendrequesinotrefrèreachoisiunereligiondifférente,ilatteindralemêmepointdelumièrequeceluiquenouscherchonsàtraversnospratiquesspirituelles.Enfin,ilvautlapeinederappeler que nous ne pouvons en aucune manière faire porter au prêtre, aurabbin,àl'imam,laresponsabilitédenosdécisions.C'estnousquiconstruisons,àtraverschacundenosactes,laroutequimèneauParadis.

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MONBEAU-PÈRE,CHRISTIANOOITICICA

Peuavantdemourir,monbeau-pèreaappelésafamille:« Je sais que la mort n'est qu'un passage, et je veux pouvoir faire cette

traverséesanstristesse.Pourquevousnesoyezpasinquiets,j'enverraiunsignepourmontrerqu'ilvalaitlapeined'aiderlesautresdanscettevie.»Ilasouhaitéêtre incinéré, et que ses cendres soient dispersées sur la plage de l'Arpoador,tandisqu'unlecteurdecassettesjoueraitsesmorceauxdemusiquepréférés.Ilestdécédédeuxjoursplustard.Unamis'estoccupédelacrémationàSão

Pauloet,deretouràRio,noussommestouspartisversl'Arpoadoraveclaradio,les cassettes, le paquet contenant la petite urne de cendres.Arrivant face à lamer,nousavonsdécouvertquelecouvercleétaitscellépardesvis.Nousavonstentédel'ouvrir,inutilement.Iln'yavaitpersonneàproximité,saufunmendiant,quis'estapprochéetnous

ademandécequenousvoulions.Monbeau-frèrearépondu:«Untournevis,parcequelescendresdemonpère

setrouventlà-dedans.—C'étaitcertainementunhommetrèsbon,parcequejeviensjustedetrouver

cela»,aditlemendiant.Etilnousatenduuntournevis.

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MERCI,PRÉSIDENTBUSH

Ce texte a été publié sur un Site Internet anglais le 8 mars 2003, deuxsemainesavant l'invasionde l'Irak–etaucoursdecemois, ce fut l'article leplus diffusé sur la guerre, avec approximativement cinq cents millions delecteurs.Merciàvous,granddirigeant.Merci,GeorgeW.Bush.Mercidemontrerà tous ledangerque représenteSaddamHussein.Nombre

d'entre nous avaient peut-être oublié qu'il avait utilisé des armes chimiquescontresonpeuple,contrelesKurdes,contrelesIraniens.Husseinestundictateursanguinaire,l'unedesexpressionslesplusmanifestesdumalaujourd'hui.Maisj'aid'autresraisonsdevousremercier.Aucoursdesdeuxpremiersmois

de l'année 2003, vous avez su montrer au monde beaucoup de chosesimportantes,etpourcelavousméritezmareconnaissance.Ainsi,merappelantunpoèmequej'aiapprisenfant,jeveuxvousdiremerci.MercidemontreràtousquelepeupleturcetsonParlementnesevendentpas,

mêmepour26milliardsdedollars.Merciderévéleraumondelegigantesqueabîmequiexisteentrelesdécisions

desgouvernantsetlesdésirsdupeuple.DefaireapparaîtreclairementqueJoséMaríaAznaretTonyBlairn'ontaucunrespectpourlesvoixquilesontélusetn'entiennentaucuncompte.Aznarestcapabled'ignorerque90%desEspagnolssont opposés à la guerre, et Blair ne fait aucun cas de la plus grandemanifestationpubliquedecestrentedernièresannéesenAngleterre.Merci, car votre persévérance a forcé Tony Blair à se rendre au Parlement

britanniqueavecundossierrédigéparunétudiantilyadixans,etàleprésenter

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comme « des preuves irréfutables recueillies par les services secretsbritanniques».Mercid'avoirfaitensortequeColinPowellprésenteauConseildesécuritéde

l'ONU des preuves et des photos qui, une semaine plus tard, ont étépubliquement contestées par Hans Blix, l'inspecteur responsable dudésarmementdel'Irak.Merci,carvotrepositionavaluauministre françaisdesAffairesétrangères,

DominiquedeVillepin,prononçantsondiscourscontrelaguerre,d'êtreapplaudien séanceplénière– cequi, àma connaissance, n'était arrivéqu'une fois dansl'histoiredesNationsunies,àl'occasiond'undiscoursdeNelsonMandela.Merci,cargrâceàvoseffortsenfaveurdelaguerre,pourlapremièrefois,les

nationsarabes–engénéraldivisées–ontunanimementcondamnéuneinvasion,lorsdelarencontreduCaireladernièresemainedefévrier.Merci,cargrâceàvotrerhétoriqueaffirmantque«l'ONUavaitunechancede

démontrer son importance », même les pays les plus réfractaires ont fini parprendrepositioncontreuneattaquedel'Irak.Mercipourvotrepolitiqueextérieurequiaconduitleministrebritanniquedes

Affairesétrangères,JackStraw,àdéclarerenpleinXXIesièclequ'«uneguerrepeutavoirdesjustificationsmorales»–etàperdreainsitoutesacrédibilité.Merci d'essayer de diviser une Europe qui lutte pour son unification ; cet

avertissementneserapasignoré.Mercid'avoir réussi cequepeudegensont réussi enunsiècle : rassembler

desmillionsdepersonnes,sur tous lescontinents,quisebattentpour lamêmeidée–bienquecetteidéesoitopposéeàlavôtre.Mercidenousfairedenouveausentirquenosparoles,mêmesiellesnesont

pasentendues,sontaumoinsprononcées.Celanousdonneradavantagedeforcedansl'avenir.Mercidenousignorer,demarginalisertousceuxquiontprispositioncontre

votredécision,carl'avenirdelaTerreappartientauxexclus.Merci parce que, sans vous, nous n'aurions pas connu notre capacité de

mobilisation. Peut-être ne servira-t-elle à rien aujourd'hui, mais elle seracertainementutileplustard.À présent que les tambours de la guerre semblent résonner de manière

irréversible,jeveuxfairemienslesmotsqu'unroieuropéenadressaautrefoisàunenvahisseur:«Quepourvouslamatinéesoitbelle,quelesoleilbrillesurlesarmuresdevossoldats–carcetaprès-midijevousmettraiendéroute.»Mercidenouspermettreàtous,arméed'anonymesquinouspromenonsdans

lesruespourtenterd'arrêterunprocessusdésormaisenmarche,dedécouvrircequ'estlasensationd'impuissance,d'apprendreàl'affronteretàlatransformer.

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Donc,profitezdevotrematinéeetdecequ'ellepeutencorevousapporterdegloire.Merci,carvousnenousavezpasécoutés,etnenousavezpasprisausérieux.

Sachez bien que nous, nous vous écoutons et que nous n'oublierons pas vospropos.Merci,granddirigeantGeorgeW.Bush.Mercibeaucoup.

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LEDOMESTIQUEINTELLIGENT

Àl'époquedansunebaseaérienneenAfrique,l'écrivainSaint-Exupéryfitunecollecteparmi ses amis, carundomestiquemarocainvoulait retournerdans savillenatale.Ilparvintàréunirmillefrancs.L'undespilotestransportaledomestiquejusqu'àCasablanca,etracontaàson

retourcequis'étaitpassé:«Dèssonarrivée,ilestallédînerdanslemeilleurrestaurant,iladistribuéde

généreuxpourboires,payéàboireàtoutlemonde,achetédespoupéespourlesenfantsdesonvillage.Cethommen'avaitpaslemoindresensdel'économie.— Au contraire, répondit Saint-Exupéry. Il savait que le meilleur

investissement au monde, ce sont les gens. En dépensant de la sorte, il a puregagnerlerespectdesescompatriotes,quifinalementluiontoffertunemploi.Enfindecompte,seulungagneurpeutêtreaussigénéreux.»

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LATROISIÈMEPASSION

Durant ces quinze dernières années, jeme souviens d'avoir vécu seulementtrois passions asservissantes – de celles qui vous font tout lire à leur sujet, enparlerdefaçoncompulsive,rechercherdesgensquiontlamêmeaffinité,vousendormiretvousréveillerenypensant.Lapremière,c'estquandj'aiachetéunordinateur, abandonnant pour toujours la machine à écrire et découvrant lalibertéqu'ilmeprocurait(j'écrismaintenantdansunepetitevilledeFranceavecune machine qui pèse moins de 1,5 kilo, contient dix ans de ma vieprofessionnelle, etme permet de trouver ce dont j'ai besoin enmoins de cinqsecondes). La deuxième, c'est quand je suis allé pour la première fois surInternet–àcetteépoquedéjàunebibliothèqueplusgrandequelaplusgrandedetouteslesbibliothèques.Maislatroisièmepassionn'arienàvoiraveclesavancéestechnologiques.Il

s'agitde... l'arcetlaflèche.Dansmajeunesse, j'ai luunlivrefascinant,Lezendansl'artchevaleresquedutiràl'arc,deE.Herrigel(Dervy-Livres).L'auteuryracontait son parcours spirituel à travers ce sport. L'idée est restée dans moninconscientjusqu'aujouroù,danslesmontagnesdesPyrénées,j'airencontréunarcher.Audétourd'uneconversation,ilm'aprêtésonmatériel,etdèslorsjen'aipluspuvivresanspratiquerletiràl'arctouslesjoursoupresque.AuBrésil,j'aiinstalléunstanddetirdansmonappartement(deceuxquel'on

peutdémonterencinqminutes,quandlesvisiteursarrivent).Danslesmontagnesfrançaises,jesorstouslesjourspratiquer,etcelam'aconduitdeuxfoisaulit– victime d'hypothermie, pour être resté plus de deux heures exposé à unetempératurede–6°C.J'aiparticipéauForuméconomiquemondialcetteannéeàDavos, soutenu par des analgésiques très puissants ; deux jours auparavant, à

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caused'unemauvaisepositiondubras,j'avaiseuunedouloureuseinflammationmusculaire.Enquoitoutcelaest-ilfascinant?Iln'estenrienpratiquedeviserunecible

avec un arc et une flèche, des armes qui remontent à trente mille ans avantleChrist.MaisHerrigel,quiaéveilléchezmoicettepassion, savaitdequoi ilparlait. Voici des passages de Le zen dans l'art chevaleresque du tir à l'arc(quipeuvents'appliqueràdiversesactivitésdelaviequotidienne):«Aumomentdemaintenirlatension,elledoitêtreconcentréeuniquementsur

cequit'estutile;pourlereste,économisetesénergies,apprends(avecl'arc)quepour atteindre une cible, il n'est pas nécessaire de faire un mouvementgigantesque,maisdefixertonobjectif.« Mon maître m'a donné un arc très rigide. J'ai demandé pourquoi il

commençait son enseignement comme si j'étais déjà un professionnel. Il arépondu:“Celuiquicommencepardeschosesfacilesn'estpaspréparépourlesgrands défis. Mieux vaut savoir tout de suite le genre de difficulté que turencontrerasenchemin.”«Pendanttrèslongtempsjetiraissansparveniràbienouvrirl'arc,etpuisun

jour,lemaîtrem'aenseignéunexercicederespiration,ettoutestdevenufacile.J'aidemandépourquoi ilavait tellement tardéàmecorriger. Ila répondu:“Sidèsledébutjet'avaisenseignélesexercicesrespiratoires,tuauraispenséqu'ilsétaientinutiles.Maintenanttucroirascequejetedis,ettupratiquerasensachantquec'estvraimentimportant.Celuiquisaitéduqueragitainsi.”«Lemoment de lâcher la flèche se présente demanière instinctive,mais il

faut d'abordbien connaître l'arc, la flèche et la cible.Le coupparfait dans lescompétitionsdelavierecourtaussiàl'intuition;cependant,onnepeutoublierlatechniquequelorsqu'onlamaîtrisecomplètement.»Auboutdequatreans,j'étaisdéjàcapabledemaîtriserl'arc,etlemaîtrem'a

félicité.J'étaiscontent,etj'aiditquej'étaisarrivéàlamoitiéduchemin.«Non,arépondu lemaître.Pournepas tomberdansdespiègesperfides, ilvautmieuxconsidérer que la moitié du chemin est le point que tu atteins après avoirparcouruquatre-vingt-dixpourcentdelaroute.»ATTENTION ! L'usage de l'arc et de la flèche est dangereux, dans

certains pays (comme la France) il est classé comme arme et ne peut êtrepratiqué qu'après réception d'une carte d'habilitation, et seulement dans deslieuxexpressémentautorisés.

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LECATHOLIQUEETLEMUSULMAN

Au cours d'un déjeuner, je conversais avec un prêtre catholique et un jeunemusulman.Quand le garçonpassait avecunplateau, tous se servaient, sauf lemusulman,quirespectaitlejeûneannuelprescritparleCoran.Quandledéjeuners'acheva,lesconvivessortirentetl'und'euxnemanquapas

de lancer cette pique : «Vous voyez comme lesmusulmans sont fanatiques !Heureusementquevousautresn'avezrienencommunaveceux.»«Mais si, dit le prêtre. Ce garçon s'efforce de servir Dieu autant quemoi.

Simplementnoussuivonsdesloisdifférentes.»Etilconclut:«Ilestmalheureuxquelesgensnevoientquelesdifférences

quilesséparent.S'ilsregardaientavecplusd'amour,ilsdiscerneraientsurtoutcequ'ilyadecommunentreeux–et lamoitiédesproblèmesdumondeseraientrésolus.»

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LALOIDEJANTE

«Quepensez-vousdelaprincesseMartha-Louise?»Le journaliste norvégien m'interviewait au bord du lac de Genève.

Généralement je refusede répondreàdesquestionsqui sortentducontextedemon travail,mais dans ce cas sa curiosité avait unmotif : sur la robe qu'elleportait pour ses trente ans, la princesse avait fait broder le nom de plusieurspersonnesquiavaientcomptédanssavie,etparmicesnomssetrouvaitlemien(mafemmetrouval'idéesibonnequ'elledécidadefairelamêmechosepoursoncinquantième anniversaire et plaça dans un coin de son vêtement le créditsuivant:«inspiréparlaprincessedeNorvège»).« Je trouve que c'est une personne sensible, délicate, intelligente, ai-je

répondu.J'aieul'occasiondelarencontreràOslo,quandellem'aprésentéàsonmari,écrivaincommemoi.»Jemesuisarrêtéunpeu,maisilmefallaitallerplusloin:«Etilyaunechosequevraimentjenecomprendspas:pourquoilapresse

norvégienne s'est-ellemise à attaquer le travailde sonmari après sonmariageaveclaprincesse?Auparavantlescritiquesluiétaientfavorables.»Ce n'était pas à proprement parler une question, mais une provocation, car

j'imaginaisdéjàlaréponse:lacritiqueachangéparcequelesgenséprouventdel'envie,leplusamerdessentimentshumains.Maislejournalisteaétéplussubtil:«Parcequ'ilatransgressélaloideJante.»Évidemment,jen'enavaisjamaisentenduparler,etilm'aexpliquécedontil

s'agissait.Poursuivantmonvoyage, jemesuis renducomptequedans tous lespaysscandinaves,ilétaitdifficilederencontrerquelqu'unquineconnûtpascette

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loi.Bien qu'elle existe depuis le commencement de la civilisation, elle n'a étéénoncéeofficiellementqu'en1933parl'écrivainAkselSandemosedansleromanUnréfugiédépasseseslimites.Tristeconstatation,laloideJanteneselimitepasàlaScandinavie:c'estune

règle appliquée dans tous les pays du monde, même si les Brésiliens disent« cela n'arrive qu'ici », ou que les Français affirment « chez nous,malheureusement,c'estainsi».Commelelecteurdoitdéjàêtreagacéparcequ'ila luplusde lamoitiédu textesanssavoirexactementcequesignifie la loideJante,jevaistenterdelarésumerici,avecmespropresmots:«Tunevauxrien,personnenes'intéresseàcequetupenses,lamédiocritéet

l'anonymatsontlemeilleurchoix.Situagisainsi, tun'aurasjamaisdegrandsproblèmesdanslavie.»LaloideJanteconcerne,danssoncontexte,lesentimentdejalousieetd'envie

quidonneparfoisbeaucoupdemauxdetêteauxgenscommeAriBehn,lemaride la princesse Martha-Louise. C'est l'un de ses aspects négatifs, mais il y abeaucoupplusdangereux.C'estgrâceàellequelemondeaétémanipulédetouteslesmanièrespossibles

pardesgensquin'ontpaspeurdesobservationsdesautresetfinissentparfairetoutlemalqu'ilsdésirent.Nousvenonsd'assisteràuneguerreinutileenIrak,quicontinuedecoûternombredevies;nousvoyonsungrandabîmeentrelespaysriches et les pays pauvres, l'injustice sociale partout, une violence incontrôlée,desgensquisontobligésderenonceràleursrêvesparcequ'ilssontinjustementet lâchementattaqués.Avantdeprovoquer laSecondeGuerremondiale,Hitleravaitdonnédiverssignesdesesintentions,ets'ilapuallerplusloin,c'estqu'ilsavaitquepersonnen'oseraitledéfieràcausedelaloideJante.Lamédiocrité peut être confortable, jusqu'au jour où la tragédie frappe à la

porte,etalorslesgenssedemandent:«Maispourquoipersonnen'a-t-ilriendit,alorsquetoutlemondevoyaitquecelaallaitarriver?»C'estsimple:personnen'arienditparcequ'euxnonplusn'ontriendit.Pouréviterqueleschosesn'empirentencore,peut-êtreest-cedonclemoment

d'écrirel'anti-loideJante:«Tuvauxbienmieuxquetunelepenses.Tontravailettaprésencesurcette

Terresontimportants,mêmesitunelecroispas.Biensûr,enpensantainsi,turisquesd'avoirbeaucoupdeproblèmesparcequetutransgresseslaloideJante;mais ne te laisse pas intimider, continue à vivre sans crainte, et, à la fin, tugagneras.»

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LAVIEILLEÀCOPACABANA

Elle était sur le large trottoir de l'avenueAtlântica, avec une guitare, et unécriteauoùétaitinscritàlamain:«Chantonsensemble.»Ellesemitàjouertouteseule.Puisarrivèrentunivrogneetuneautrevieille

femme,et ilssemirentàchanteravecelle.Bientôtunepetite foulechantaitetuneautrepetitefouleservaitdepublic,applaudissantàlafindechaquenuméro.«Pourquoifaites-vouscela?demandai-jeentredeuxchansons.—Pournepasresterseule,dit-elle.J'aiunevietrèssolitaire,commepresque

touslesgensâgés.»Dieuveuillequetoutlemonderésolvesesproblèmesdecettemanière!

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RESTONSOUVERTSÀL'AMOUR

Il y a des moments où nous aimerions bien aider ceux que nous aimonsbeaucoup,maisoùnousnepouvonsrienfaire.Oubienlescirconstancesnenouspermettentpasd'approcher lapersonne,oubienelleest ferméeà toutgestedesolidaritéetdesoutien.Alors, seul nous reste l'amour. Dans lesmoments où tout se révèle inutile,

nous pouvons encore aimer, sans attendre des récompenses, des changements,desremerciements.Sinousparvenonsàagirdecettemanière, l'énergiede l'amourcommenceà

transformerl'universautourdenous.Quandcetteénergieapparaît,elleparvienttoujours à opérer. « Le temps ne transforme pas l'homme. Le pouvoir de lavolonté ne transforme pas l'homme. L'amour le transforme », dit HenryDrummond.J'ailudanslejournalqu'uneenfant,àBrasilia,avaitétébrutalementfrappée

par ses parents. Résultat, son corps ne pouvait plus semouvoir et elle restaitmuette.Internéeà l'hôpitaldeBase,elle futsoignéeparune infirmièrequi luidisait

tous les jours : « Je t'aime. » Bien que les médecins assurassent qu'elle nepouvaitpasentendreetque sesefforts étaient inutiles, l'infirmièrecontinuait àrépéter:«Jet'aime,n'oubliepas.»Au bout de trois semaines, l'enfant avait retrouvé ses mouvements. Quatre

semainesplustard,elleseremettaitàparleretàsourire.L'infirmièrenedonnajamaisd'interviews,et le journalnepubliapassonnom–maisc'est inscrit icipourquenousnel'oubliionsjamais:l'amourguérit.

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L'amourtransforme,l'amourguérit.Maisparfoisl'amourfabriquedespiègesmortels, et finit par détruire la personne qui a décidé de s'y abandonnertotalement.Quelestcesentimentcomplexe,quiestaufondnotreseuleraisonderesterenvie,delutter,dechercherànousaméliorer?Je serais irresponsable si je tentais de le définir, car, comme tous les êtres

humains,jeneparviensqu'àleressentir.Onaécritdesmilliersdelivres,montédespièces de théâtre, produit des films, créédes poèmes, taillé des sculpturesdansleboisoudanslemarbre,etpourtant,toutcequel'artistepeuttransmettre,c'estl'idéed'unsentiment,paslesentimentensoi.Mais j'ai appris que ce sentiment était présent dans les petites choses et se

manifestaitdanslaplusinsignifiantedenosattitudes.Ilfautdonctoujoursavoirl'amouràl'esprit,quandnousagissonsouquandnousn'agissonspas.Prendrenotre téléphoneetdire lemotde tendressequenousavions remisà

plus tard. Ouvrir la porte et laisser entrer celui qui a besoin de notre aide.Accepter un emploi. Quitter un emploi. Prendre la décision que nous avionsdifférée.Demanderpardonpouruneerreurquenousavonscommiseetquinenouslaissepasenpaix.Exigerundroitquenousavons.Ouvriruncomptechezle fleuriste,quiestplus importantque lebijoutier.Mettre lamusiquebien fortquandlapersonneaiméeestloin,baisserlevolumequandelleestprèsdenous.Savoir dire « oui » et « non » parce que l'amour concerne toutes les énergieshumaines.Découvrirunsportquel'onpeutpratiqueràdeux.Nesuivreaucunerecette, même celles qui sont dans ce paragraphe – car l'amour a besoin decréativité.Etquandriendetoutcelan'estpossible,quandilnerestequelasolitude,alors

rappelons-nousunehistoirequ'unlecteurm'aenvoyéeunjour:Une rose rêvait jour et nuit de la compagnie des abeilles, mais aucune ne

venaitseposersursespétales.Lafleur,cependant,continuaitàrêver.Durantseslonguesnuits,elleimaginait

uncieloùvolaientdenombreusesabeilles,quivenaienttendrementl'embrasser.Ainsi,elleparvenaitàrésisterjusqu'aujoursuivant,oùelles'ouvraitdenouveauàlalumièredusoleil.Unsoir,connaissantlasolitudedelarose,lalunedemanda:«N'es-tupaslasséed'attendre?—Peut-être.Maisjedoiscontinueràlutter.—Pourquoi?—Parcequesijenem'ouvrepas,jemefane.»Dans lesmoments où la solitude semble écraser toute beauté, nous n'avons

d'autremoyenderésisterquederesterouverts.

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CROIREÀL'IMPOSSIBLE

WilliamBlakeditdans l'undeses textes :«Toutcequiaujourd'huiestuneréalitéfaisaitauparavantpartied'unrêveimpossible.»C'estainsiqu'aujourd'huinousavonsl'avion,lesvolsspatiaux,l'ordinateursurlequelencemomentj'écrisceslignes,etc.Dans lecélèbrechef-d'œuvredeLewisCarrollÀ travers lemiroir, ilyaun

dialogueentrelepersonnageprincipaletlareine,quivientderaconterquelquechosed'extraordinaire.«Jenepeuxpaslecroire,ditAlice.—Tunepeuxpas?répètelareined'unairtriste.Essaiedenouveau:respire

profondément,fermelesyeux,etcrois.»Alicerit.« Ça ne sert à rien d'essayer. Seuls les idiots pensent que les choses

impossiblespeuventarriver.—Jepensequecequitemanque,c'estunpeudepratique,répliquelareine.

Quand j'avais ton âge, jem'entraînais aumoinsunedemi-heurepar jour, justeaprèslepetitdéjeuner,jefaisaismonpossiblepourimaginercinqousixchosesincroyables qui pourraient croiser mon chemin, et aujourd'hui je vois que laplupart des choses que j'ai imaginées sont devenues réalité. Je suis mêmedevenuereineàcausedecela.»Lavienouscommandeconstamment:«Crois!»Ilestnécessairepournotre

bonheur de croire qu'un miracle peut arriver à tout moment, mais aussi pournotre protection, ou pour justifier notre existence. Dans le monde actuel,beaucoupdegensjugentimpossibledemettrefinàlamisère,d'avoirunesociétéjuste,dediminuerlestensionsreligieusesquisemblentcroîtrechaquejour.

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La plupart des gens évitent la lutte sous les prétextes les plus divers :conformisme,maturité,sensduridicule,sensationd'impuissance.Nousvoyonsl'injusticefaiteànotreprochainetnousnoustaisons.«Jenevaispasmemêleràdesbagarresinconsidérément»,voilàl'explication.C'estuneattitudelâche.Celuiquiparcourtuncheminspirituelporteaveclui

uncoded'honneurqu'ildoitrespecter;lavoixquis'élèvecontrecequin'estpascorrectesttoujoursentendueparDieu.Etpourtant,ilnousarriveparfoisd'entendrecetteréflexion:«Jepassemontempsàcroireàdesrêves,trèssouventjechercheàcombattre

l'injustice,maisjefinistoujoursparêtredéçu.»Un guerrier de la lumière sait que certaines batailles impossibles méritent

d'êtremenées,c'estpourquoiiln'apaspeurdesdéceptions–ilconnaîtlepouvoirde sonépéeet la forcede sonamour. Il rejetteavecvéhémenceceuxqui sontincapables de prendre des décisions et cherchent toujours à faire porter auxautreslaresponsabilitédetouslesmalheursdumonde.S'il ne lutte pas contre ce qui n'est pas correct – même si cela semble au-

dessusdesesforces–ilnetrouverajamaislebonchemin.Monéditeuriranienm'aenvoyéunjouruntextequidisait:«Aujourd'huiune fortepluiem'aprisaudépourvupendantque jemarchais

dans la rue... Grâce à Dieu, j'avais mon parapluie et mon manteau, mais ilsétaienttouslesdeuxdanslecoffredemavoiture,garéetrèsloin.Pendantquejecourais pour aller les chercher, je pensais que j'étais en train de recevoir unétrange signe de Dieu : nous avons toujours les ressources nécessaires pouraffronter les tempêtes que la vie nous prépare, mais la plupart du temps cesressourcessontrangéesaufonddenotrecœuretlescherchernousfaitperdreuntemps énorme ; quand nous les trouvons, nous avons déjà été vaincus parl'adversité.»Soyons donc toujours préparés ; sinon nous perdrons notre chance, ou bien

nousperdronslabataille.

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LATEMPÊTESERAPPROCHE

Jesaisqu'unetempêtesepréparecarjepeuxregarderauloinetvoircequisepasseàl'horizon.Biensûr,lalumièreaideunpeu–c'estlafindelasoirée,cequirenforcelecontourdesnuages.Jevoisaussilalueurdeséclairs.Aucunbruit.Leventnesouffleniplusfort,niplusfaiblementqu'auparavant.

Mais je sais qu'une tempête se prépare, parce que j'ai l'habitude d'observerl'horizon.Jem'arrêtedansmapromenade–rienn'estplusexcitantoueffrayantquede

regarder une tempête qui s'approche. La première idée quime vient à l'esprit,c'estde chercherunabri–mais celapeut êtredangereux.L'abripeut êtreunesorte de piège – bientôt le vent semettra à souffler, et il est sans doute assezpuissantpourarracherdestoitures,briserdesbranches,détruiredesfilsàhautetension.Je me souviens d'un vieil ami qui, passant son enfance en Normandie, put

assister au débarquement des troupes alliées dans la France occupée par lesnazis.Jen'aipasoubliésesmots:« Je me suis réveillé, et l'horizon était rempli de navires de guerre. Sur la

plageprèsdemamaison, lessoldatsallemandscontemplaient lascènecommemoi.Maiscequimeterrorisaitplusquetout,c'étaitlesilence.Unsilencetotal,quiprécèdeuncombatmeurtrier.»C'estcemêmesilencequim'entoure.Etquipeuàpeuestremplacéparlebruit

– trèsdoux–de labrisedans les champsdemaïs autourdemoi.Lapressionatmosphériquechange.La tempêteestdeplusenplusproche,et au silence sesubstitueledouxbruissementdesfeuilles.

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J'aiassistéàdenombreusestempêtesdansmavie.Laplupartdesoragesm'ontprisparsurprise,desortequej'aidûapprendre–ettrèsvite–àvoirplusloinetcomprendrequejenesuispascapabledecontrôlerletemps,àexercerl'artdelapatience et à respecter la fureur de la nature. Les choses ne se passent pastoujourscommejel'auraissouhaité,ilvautmieuxm'yhabituer.Ilyadesannées,j'aicomposéunechansonquidisait:«jen'aipluspeurdela

pluie/carlapluie,revenantverslaterre/apportedesélémentsdel'air».Mieuxvautdominerlapeur.Memontrerdignedecequej'aiécrit,etcomprendreque,aussiterriblequesoitlatornade,dansunmoment,elleserapassée.Lavitesseduventaaugmenté.Jesuisdansunchampouvert,ilyaàl'horizon

des arbres qui, théoriquement du moins, vont attirer la foudre. Ma peau estimperméable,mêmesimesvêtementssonttrempés.Parconséquent,mieuxvautjouirdecettevision,plutôtquedemeprécipiteràlarecherched'unabri.Unedemi-heurepasse.Mongrand-père,ingénieur,aimaitm'enseignerleslois

de la physique tandis que nous nous amusions : «Quand tu auras vu l'éclair,compte les secondes etmultiplie par 340, le son se propageant à la vitesse de340mètresparseconde.Ainsi,tusaurastoujoursàquelledistanceesttombéelafoudre.»Unpeucompliquépourunenfant,maisjemesuishabituéàprocéderdelasorte:encemoment,latempêtesetrouveàdeuxkilomètres.Ilyaencoreassezdeclartépourquejepuissevoirlecontourdesnuagesque

lespilotesd'avionappellentCB–cumulo-nimbus.Enformed'enclume,commesiunforgeronmartelaitlescieux,forgeantdesépéespourdesdieuxenragés,quiencemomentdoiventsetrouverau-dessusdelavilledeTarbes.Jevoislatempêtequiserapproche.Commetouteslestempêtes,elleapporte

ladestruction–maisenmêmetemps,ellearroselacampagne,etlasagesseducieldescendavecsapluie.Commetouteslestempêtes,elledoitpasser.Pluselleseraviolente,pluselleserarapide.GrâceàDieu,j'aiapprisàaffronterlestempêtes.

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ETTERMINONSCELIVREPARDESPRIÈRES...

Dhammapada(attribuéauBouddha)

Plutôtquemilleparoles,Qu'iln'yenaitqu'une,maisqu'elleapportelaPaix.Plutôtquemillevers,Qu'iln'yenaitqu'un,maisqu'ilmontreleBeau.Plutôtquemillechansons,Qu'iln'yenaitqu'une,maisqu'ellerépandelaJoie.

MawlânâJalâlAl-DînRûmî,XIIIesiècle

Dehors, au-delà de ce qui est juste et de ce qui est faux, il y a un champimmense.Nousnousrencontreronslà.

LeprophèteMahomet,VIIesiècle

ÔAllah ! Je te consulte parce que tu sais tout, et connaismême ce qui estcaché.Sicequejefaisestbonpourmoietpourmareligion,pourmavieprésenteet

àvenir,alorsquelatâchesoitfacileetbénie.

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Siceque je faismaintenantestmauvaispourmoietpourmareligion,pourmavieprésenteetàvenir,garde-moiloindecettetâche.

JésusdeNazareth,Matthieu7;7-8

Demandez,onvousdonnera.Cherchez,voustrouverez.Frappez,onvousouvrira.En effet, quiconque demande reçoit, qui cherche trouve, à qui frappe on

ouvrira.

PrièrejuivepourlaPaix

Allonsà lamontagneduSeigneur,oùnouspourronsmarcheravecLui.Quenosépées soient transforméesencharrues,etquenos lances serventà récolterlesfruits.Qu'aucune nation ne lève son épée contre une autre, et que jamais nous

n'apprenionsl'artdelaguerre.Personnenedoitcraindresonvoisin,parcequ'ainsiaditleSeigneur.

Lao-tseu,Chine,VIesiècleavantJ.-C.

Pourqu'ilyaitlapaixdanslemonde,ilfautquelesnationsviventenpaix.Pourqu'ilyaitlapaixentrelesnations,lesvillesnedoiventpassesoulever

l'unecontrel'autre.Pourqu'ilyaitlapaixdanslesvilles,lesvoisinsdoiventsecomprendre.Pourqu'ilyaitlapaixentrelesvoisins,ilfautquel'harmonierègneaufoyer.Pourqu'ilyaitlapaixchezsoi,ilfautlatrouverdanssonproprecœur.

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Table

Préface

UnejournéeaumoulinL'hommequisuivaitsesrêvesLemalveutquelebiensoitfaitPrêtpourlecombat,maisavecdesdoutesLechemindutiràl'arcManuelpourgravirlesmontagnesDel'importancedudiplômeDansunbardeTokyoDel'importanceduregardGengiskhanetsonfauconEnregardantlejardindel'autreLaboîtedepandoreCommentletoutpeutsetrouverdansunmorceauLamusiquequivenaitdelachapelleLapiscinedudiableLemortquiportaitunpyjamaLabraisesolitaireManuelestunhommeimportantetnécessaireManuelestunhommelibreManuelvaauparadisUneconférenceàMelbournelepianisteaucentrecommercialEnrouteverslafoiredulivredeChicagoDesbâtonsetdesrèglesLepainquiesttombédumauvaiscôtéDeslivresetdesbibliothèquesPrague,1981

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PourunefemmequiesttouteslesfemmesQuelqu'unarriveduMarocMesfunéraillesRestaurerlatoileAprèstout,cesontmesamisCommentavons-noussurvécu?Rendez-vousaveclamortLemomentdel'auroreUnjourquelconquedejanvier2005UnhommeallongésurlesolLecarreauquimanquaitRajmeraconteunehistoireL'autrecôtédelatourdeBabelAvantuneconférenceSurl'éléganceNháchicadeBaependiReconstruirelamaisonLaprièrequej'aioubliéeCopacabana,RiodeJaneiroVivresaproprelégendeL'importanceduchatdanslaméditationJenepeuxpasentrerStatutsdunouveaumillénaireDétruireetreconstruireLeguerrieretlafoiDansleportdemiamiAgirsuruneimpulsionDelagloiretransitoireDelacharitémenacéeLessorcièresetlepardonAusujetdurythmeetducheminVoyagezautrementUncontedeféesAuplusgrandécrivainbrésilienDelarencontrequin'apaseulieuLecouplequisouriait(Londres,1977)LasecondechanceL'australienetl'annoncedanslejournalLespleursdudésert

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Rome:IsabellarevientduNépalDel'artdel'épéeDanslesmontagnesbleuesLegoûtduprofitLacérémonieduthéLenuageetladuneNormaetlesbonneschoses21juin2003,Jordanie,MerMorteDansleportdeSanDiego,CalifornieL'artduretraitEnpleineguerreLemilitairedanslaforêtDansunevilled'AllemagneRencontreàlagalerieDentsuRéflexionssurle11-septembre2001LessignesdedieuSolitairesurlecheminCequiestplaisantchezl'hommeLeretouraumondeaprèslamortQuiveutencorecebillet?LesdeuxjoyauxSementiràsoi-mêmeL'artd'essayerDespiègesdelaquêteMonbeau-père,ChristianoOiticicaMerci,présidentBushLedomestiqueintelligentLatroisièmepassionLecatholiqueetlemusulmanLaloidejanteLavieilleàCopacabanaRestonsouvertsàl'amourCroireàl'impossibleLatempêteserapprocheEtterminonscelivrepardesprières...

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