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Joy Sorman Comme une bête

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Joy SormanComme une bête

C O L L E C T I O N F O L I O

Joy Sorman

Comme une bête

Gallimard

© Éditions Gallimard, 2012.

Joy Sorman est née en 1973. Elle est notamment l’auteur deBoys, boys, boys, prix de Flore 2005, Du bruit (2007), de Grosœuvre (2009) et de Comme une bête, prix Georges-Brassens2012 et prix François-Mauriac de l’Académie française 2013.

Le moyen le plus simple d’identifier autruià soi-même, c’est encore de le manger.

CLAUDE LÉVI-STRAUSS,La Reppublica, 10þoctobre 1993.

I

Dès la première image il est dans le plan, ceintde blanc et de dignité, couteau à la main. Onn’aperçoit d’abord que son torse barré d’un tablier,ses mains gantées de métal. Puis la caméra s’éloi-gne, le jeune homme apparaît d’un bloc, tous lesmorceaux sont là, des pieds à la têteþ: un boucher.

L’image s’emballe, défile maintenant à grandevitesse sur une musique électro aux basses étouf-féesþ: le boucher débite des porcs en accéléré,

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déjointe les vertèbres os par os, extrait des côtes debœuf, coupe un rumsteak, racle la graisse sur lesmuscles, torture la chair avec un batteur puis unattendrisseur, dénerve foies et rognons, saisit unebelle tête de veau par les narines, la décalotte,déroule la ficelle à ligoter, jette la viande dans unfeuillet d’emballage, la pèse et tend le paquet auclient.

On n’est pas certain d’avoir bien vu. Mille gestesdécomposés en 152 secondes. Des mains immensesqui s’affairent dans l’optique de la caméra, palpentdes matières écarlates et luisantes sous la lumière

des projecteurs. Générique de fin, image arrêtée surle sourire juvénile du boucherþ: le regard brille,éclatant, le regard est mouillé, on dirait que le bou-cher va pleurer.

Pim est le héros d’un clip promotionnel sur lesmétiers de la viande, un petit film amateur qui seraprojeté dans le réfectoire juste avant le pot de bien-venue.

Deux ans plus tôt le jeune Pim fait sa rentrée aucentre de formation des apprentis de Ploufragan.C’est septembre, un vent froid s’est levé au-dessusdes arbres de la petite cour, les premières feuillesd’automne volent en rase-mottes. Les aspirants bou-chers rassemblés sous l’auvent ont tourné leurs visa-ges grêlés vers l’estradeþ: le directeur trône, sa voixporte, tonne en un roulement de tambour solen-

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nel,þmessieurs, mademoiselle,þbienvenue ! — il adresseun sourire à la fois complice et désolé à l’uniquejeune fille de cette assemblée. Monsieur le directeurest à trois ans de la retraite et à l’ancienne (commeles tripes à l’ancienne qu’on préférera aux tripesà la mode de Caen qui mijotent cinq heures encocotte avant de recevoir dans leur dernière heurede cuisson une rasade de pastis), épaules en avant,ventre à la proue, mains croisées dans le dos, sou-liers à boucles et costume anthraciteþ:

Messieurs, mademoiselle, première chose, qui vavous sembler un détail mais non. Sachez que le bou-

cher porte le cheveu court. Question d’hygiène, ques-tion de présentation. J’en vois un certain nombre quidevront passer chez le coiffeur. Les cheveux courtsc’est plus propre, c’est plus simple, c’est plus courtoisaussi. Mademoiselle, vous, vous pourrez vous conten-ter de les attacher.

Depuis quelque temps déjà les rêves de Pim sontcontaminés par des vignettes technicolor d’appren-tis bouchers aux cheveux courts. Images qui défilenten diaporama ou en album Panini, images vives etpérennes surgies de son sommeil paradoxalþ: ilsse tiennent là, menton à la pilosité approxima-tive, dans les rêves si transparents du jeune homme.Portraits d’apprentis à la brosse tondue haut sur lanuque, aux mains rougies, aux ongles taillés en angledroit, ourlés de petites peaux rongées, aux chaus-settes bien tirées. Ils fument en cachette et l’odeurdu tabac froid sur leurs doigts se mêle à celle, acideet métallique, du sang, aucune des deux ne par-

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venant à masquer l’autre. Dans les rêves de Pim lesodeurs sont tenaces, ne s’estompent que quelquesminutes après le réveil, une fois ses doigts trempésdans un bol de café.

Pim n’a pas toujours rêvé d’être boucher, ce n’estpas une vocation, ce n’est pas reprendre l’entreprisepaternelle (ses parents sont employés de mairie etleurs relations ont la cordialité froide des famillesqui n’ont jamais connu la passion du déchirementet de la réconciliation), c’est fuir l’école qui l’indif-fère d’abord, puis l’ennuie, et aujourd’hui le calci-

fie, c’est trouver un boulot, gagner de l’argent, s’ymettre le plus vite possible, avoir un métier etqu’on n’en parle plus. Pim n’a jamais simulé lemoindre intérêt pour une vie d’intellectuel, une car-rière d’étudiant, au motif qu’une scolarité longue luiassurerait de gagner décemment sa vie, d’obtenir desresponsabilités, d’accéder à une certaine forme demérite social. Les études ne garantissent plus rien, etcertainement pas un emploi lucratif et stable.

De plus Pim est un manuel, c’est-à-dire qu’il estdoté de longues mains pâles — de pianiste, pas deboucher, lui dit souvent son père —, aux doigtseffilés, osseux et agiles. Pim n’a jamais rien cassé,même enfant ; ses mouvements sont rapides et pré-cis et, malgré leur finesse singulière, ses doigts pleind’ardeur. Il défait les nœuds les plus serrés, démêleles fils les plus fins, recolle sans trembler de minus-cules éclats de porcelaine sur un vase ébréché,décapsule les bières à la main, fait danser les pièces

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de monnaie et les élastiques entre ses doigts, forceles serrures grippées des cadenas.

Le reste de son corps est à l’avenantþ: étiré,noueux, mais vif.

À l’âge où on aime la bière, le skate ou le rock,Pim aime ses mains, il en tire une certaine gloire, illes trouve efficaces et élégantes. Pour caresser lesfilles aussi.

Pim regarde ses mains et il pleure.Pim souvent pleure, sans raison et même sans

envie, les larmes déboulent sans crier gare, inadaptéesà la situation, inattendues et injustifiées. Ses parents

ont cessé de s’en inquiéter ou même de s’en émou-voir, c’est depuis tout petit, et à l’école on s’estbeaucoup moqué. Au début on a cru que c’était lamaladie des larmes, un syndrome de sécheresse ocu-laire, comme des grains de sable dans l’œil, des coupsd’aiguille ou des brûlures, mais non, les larmes vien-nent toujours quand on ne les attend pas, au mau-vais moment, comme on pourrait saigner du nezsans motif apparent. Pim pleure à la vue de sesmains ou d’un chien qui traverse la rue, d’un pou-let dans le four, de cheveux crépus, et qui peut diresi c’est l’émotion. Il pleure également quand il estbouleversé, malheureux ou fâché et ce sont les mêmeslarmes, le même sel, elles défigurent le même visageanguleux et allongé, creusé sous ses yeux de chatcouleur bronze.

Pim observe ses mainsþposées à plat sur le bu-reau, son cœur ne se serre pas, sa gorge ne se nouepas, ses jambes le portent toujours et pourtant il

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pleure. Absence de sentiment, aucune trace de trem-blement, mais de l’eau qui coule d’un robinet malfermé, une fuite sur le réseau, une fontaine mécani-que.

Il ne le sait pas encore mais ces mains lui assure-ront un avenir radieux.

Pim n’entend rien aux mécanismes économiques,aux lois du marché et aux mouvements financiersmais il n’écoute pas ceux qui professent la mort del’artisanat, jugeant ces métiers obsolètes, voués à ladisparition, résidus indignes d’un stade révolu del’économie. Il laisse volontiers à d’autres les profes-

sions fantomatiques de la modernité — marketingou communication —, et choisira un boulot salis-sant et concret.

Pim s’est tenu tranquille jusqu’à la fin de la troi-sième, élève médiocre mais poli, discret et sans his-toires. À la fin du deuxième trimestre la conseillèred’orientation lui remet une plaquette sur l’appren-tissage — Pim tu sais c’est pas une voie de garage,c’est la garantie d’avoir un bon métierþ—, mais Pimn’a pas d’états d’âme et la plaquette promet uneformation en alternance, un CAP en deux ans aprèsla troisième, plus de 4000þpostes à pourvoir chaqueannée dans toutes les boucheries de France, unsalaire d’apprenti qui varie entre 25 et 78þ% du Smicet un secteur qui ne connaît pas la crise.

Et pourquoi pas la boulangerie, la maçonnerieou la menuiserieþ? Parce que la boucherie est lucra-tive, que le boucher ne travaille pas dehors sous levent et la pluie, et que la viande le motive davan-

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tage que le bois c’est comme ça.

Ce matin, dans la cour du centre de formationdes apprentis des Côtes-d’Armor, ils ne payent pas demineþ: une trentaine d’adolescents à la peau rougiepar le vent liquide de la mer, affolée par les hormo-nes, duvets naissants au-dessus de la lèvre supérieure,mèches collées sur le front, joues rondes, épaulesvoûtées, mains dans les poches, fluets dans leursblousons, engoncés dans leurs sweats à capuches,ils écrasent un mégot imaginaire du bout de leurbasket en écoutant le directeur et son discours pom-

peux, débit monotone. Pim, seize ans, les dépassetous d’une tête, son crâne allongé et ras, son regardfendu.

Il y en a deux qu’on remarque immédiatementdans cette petite fouleþ: Pim et la fille en jupe droiteet bottes cavalières. Elle se tient bien campée jam-bes légèrement écartées, aspirante bouchère qui nese contentera pas de tenir la caisse et de gratifier lesclients de conseils cuisson et d’appréciations météo-rologiques, mais qui entend porter le tablier encotte de mailles et manier la gouge à jambon. Ledirecteur s’adresse maintenant à elle autant qu’à euxþ:

Aujourd’hui la boucherie peut être exercée aussibien par les femmes que par les hommes, il est loin letemps des carcasses portées sur le dos. En revanche,de plus en plus, le métier requiert une parfaite connais-sance de la morphologie des animaux et de la régle-mentation en matière d’hygiène alimentaire.

Ils écoutent sans impatience mais tout ça ils le

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savent déjà, ils l’ont lu dans la plaquetteþ: «þLaboucherie est une voie privilégiée qui comporte unemultitude d’activités et recoupe une grande diver-sité de tâches et de compétences.þ»

Vous pourrez travailler en boucherie artisanale, enboutique ou sur les marchés, mais aussi intégrer unatelier de découpe et de transformation pour la res-tauration ou encore être embauché par la grande dis-tribution.

Ils le savent, ils l’ont lu.Quelles sont les qualités requises pour devenir bou-

cherþ?þ

Ils retiennent leur souffle.Je l’ai dit tout à l’heure, d’abord le sens de l’hygiène,

c’est primordial. Puis l’habileté manuelle, l’espritd’initiative, un bon contact avec le client et le sens ducommerce bien sûr. La rigueur et l’esprit d’équipe sontégalement indispensables, et j’ajouterai le goût du tra-vail bien fait.

Pim s’agace, le vent tourne en minuscules rafa-les, il jette un regard aux marronniers déjà couvertsde feuilles jaunies — cette année les arbres ron-gés par un parasite basculent prématurément dansl’automne.

Comme vous le savez sans doute déjà, vous aurezune semaine de cours toutes les trois semaines. Le restedu temps vous serez en boucherie… un secteur qui n’estpas touché par le chômage… vous devrez toujourspréparer la viande comme si c’était pour un mem-bre de votre famille, avec le même soin et le mêmeamour…. un salarié débutant gagne 1500þeuros

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brut par mois, un boucher confirmé entre 3000 et6000þeuros par mois… les Français mangent 92 kgde viande par an… dans artisan boucher le mot leplus important c’est artisan… la viande appelle le vin…historiquement les devantures des boucheries étaientpeintes en rouge sang…þ

Les apprentis s’agitent, un léger brouhaha enflecomme une nappe de brouillard, se répand danstoute la cour, un brouhaha fait de marmonnementset gorges raclées.

…alors bienvenue à tous et faites honneur à cettebelle profession.

DU MÊME AUTEUR

Aux Éditions Gallimard

BOYS, BOYS, BOYS, 2005 (Folio n°þ4571).

DU BRUIT, 2007 (Folio n°þ4837).

14þFEMMES. Pour un féminisme pragmatique, ouvrage collectif de

Gaëlle Bantegnie, Yamina Benahmed Daho, Joy Sorman et Stépha-

nie Vincent, 2007.

GROS ŒUVRE, 2009.

PARIS GARE DU NORD, 2011.

COMME UNE BÊTE, 2012 (Folio n°þ5698).

Chez d’autres éditeurs

ÉLOGE DE LA JEUNESSEþ: PARCE QUE ÇA NOUS

PLAÎT, avec François Bégaudeau, Éditions Larousse, 2013.

L’INHABITABLE, avec Éric Lapierre, Éditions Alternatives, 2011.

LIT NATIONAL, photographies de Frédéric Lecloux, Éditions

LeþBec en l’air, 2012.

Comme une bêteJoy Sorman

Cette édition électronique du livreComme une bête de Joy Sorman

a été réalisée le 9 décembre 2013 par les Éditions Gallimard.Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage,

(ISBN : 978-2-07-045616-1 - Numéro d’édition : 260559).Code Sodis : N59800 - ISBN : 978-2-07-252484-4.

Numéro d’édition : 260561.