communio - 19774

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    tome II, n 4 - JUILLET 1977AU FONDDE LA MORALE

    Les armes de Jsus c'est la mort hroqueDu martyr dans l'arne et la douceur stoque

    Du saint etc est aussi la vertu prosaque.

    Charles Pguy,la Tapisserie sainte Genevive, VIII,

    CEuvres potiques,Pliade, p. 862.

    Jean-Robert ARMOGATHEpage 2 ........................................................................................... La figure concrte charit

    Problmatique _________________________________________________

    Philippe DELHAYE

    page 5 ..... Introduction une recherche sur les bases de la morale chrtienne

    Henri de LUBACpage 11 ............................................AlbertCHAPELLEpage 24 ..................................................................................

    Heinz SCHRMANNpage 34 .................................................................................. L'autoritde l'Ecriture - saint PaulRobertSPAEMANNpage 47................................................................................................ A quoi sert la morale ?

    Intgration____________________________________________________

    Michel NODE-LANGLOIS

    page 56 ............ .......... .......... ........ L'intgritde la personne et l 'authenticit de la sexualitCarlos-J. PINTO de OLIVEIRA

    page 61 ............................................................................................... Morale et communicationHector-Jean TESSEpage 67 ...............................................................................................Rmi BRAGUE

    page 73.....................................................................

    Attestations

    Petite catchse sur la nature et la grce

    Loi de nature et thologie

    Qui est adulte ?

    Si ce n'est ton frre, c'est donc toi

    Corinne MARIONpage 81 ................................................MICHLE

    page 89 .........................................................

    Signet

    ...parce que je suis sre de son amour

    Dieu merci, il y a eu la prison - Soljenitsyne

    Charles PIETRIpage 91 .................................................................. Henri-IrneMarrou. In memoriam

    C o m i t de r d a c t i o n en f r a n a i s :Jean-Robert Armogathe*, Guy Be-douelle, o. p.*, Franoise et RmiBrague*, Claude Bruaire*, GeorgesChantraine, s. j.*, Olivier Costa deBeauregard, Michel Costantini, Georges

    Cottier, o. p., Claude Dagens, Marie-Jos et Jean Duchesne*, Nicole etLoc Gauttier, Gilles Gauttier, JeanLadrire., Marie-Joseph Le Guillou, o. p.,Corinne et Jean-Luc Marion*, Jean,Mesnard, Jean Mouton, Philippe Nemo,Marie-Thrse Nouvellon, Michel Sales,$. j., Robert Toussaint*, Jacquelined'Ussel, s. f. x.*.,(*) Membre du Bureau.

    En collaborationavec:ALLEMAND : Internationale Katholische ZeitschriftCommunio (D 5000 Kdln 50, Moselstrasse 34) - Hans-Ursvon Balthasar, AlbertGames, Franz Greiner, Karl Lehmann,Hans Maier, cardinal Joseph Ratzinger, Otto B. Roegele.

    AMRICAIN : Intern ati onal Catholic ReviewCommunio (Gonzaga University, Spokane, Wash. 99250) -Kenneth Baker, s. j., Andree Emery, James Hitchcock,Clifford G. Kossel, s. j.; Val J. Peter, David L Schindler,Kenneth L. Schmitz, John R. Sheets, s.j., Gerald VanAckeren, s. j., John H. Wright, s. j.

    ITALIEN : Strumento internazionale per un lavoroteologico Communio (Cooperativa Edizioni Jaca Book,Sante Bagnoli ; via Aurelio Saffi,19, 120-123 Milano) -Giuseppe Colombo, Eugenio Corecco, Giuseppe Grampa,Elio Guerriero, Virgilio Melchiorre, Giuseppe Ruggieri,AngeloScola.

    NERLANDAIS : Intemationaal Katholiek TijdschriftCommunio (Hoogstraat 41, B 9000 Gent) - J. Ambaum, J.De Kok, G. De Schrijver, K. Roegiers, J. Schepens, P.Schmidt, J.:H. Walgrave,t V. Walgrave; A. Van der Doesde Willebois, P..Westermann, G. Wilkens.

    SERBO-CROATE : Svesci Communio (KrscanskaSadasnjost,YU 41000 Zagreb, Marulicev trg, 14 - StipeBagaric, Tomislav lyancic,. Adalbert Rebc, TomislavSagi-Bunic, Josip Turcinovic.

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    Franoise de Bernis.

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    Cond i t ions d 'abonnement :voir page 95

    Conformment ses principes, laRevue Catholique Internationale :Communio pst prte envisager de

    publier tout texte de recherche 4indi-viduelle ou communautaire) en tho-logie catholique. La rdaction negarantit pas le retour des manuscrits.

    Une revue n'est vivante que'si elle mcontente chaque

    fois un bon cinquimede ses abonns. La justice

    consiste seulement ce quece ne soient pas toujours

    les mmes qui soient dansle cinquime. Autrement,

    je veux dire quand ons'applique ne mcontenter, perso nne, on to mbe d ans

    le systme d ces normesrevues, qui perdent

    des millions, ou en gagnent,pour ne rien dire,

    ou plutt ne rien dire.

    Charles PGUY L'Argent, Pliade; p.1136-1137.

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    Communio, n II, 4 juillet 1977 La figure concrte de la charit

    ean-Robert ARMOGATHE :

    La figure concrte

    de la charit

    La morale et la norme n'oppriment pas ; elles dessinentconcrtement les exigences de la charit et les dimensionsde notre vocation surnaturelle.

    TENIR un discours chrtien sur la morale n'est pas chose facileaujourd'hui. Le soupon jet sur l'homme, la mfiance de touteinjonction contraignante, le refus de toute norme rendent dif-

    ficile le maintien d'un jugement objectif et normatif.La ncessit demeure pourtant d'une norme permettant de distinguer le

    juste de l'injuste et le bien du mal. Refuser toute norme expliciterevient adopter des normes implicites, d 'autant plus sujettes cautionqu'elles ne s'exposent pas la critique. Admettre une morale est recon-natre la ralit concrte de l'agir humain : l'homme n'est pas seulementresponsable de ce qu'il dit le domaine de la logique , il est surtoutresponsable de ce qu'il fait. Et la morale est la figure concrte de cetteresponsabilit. Il y a une morale parce que l'homme agit en libert. Etla reconnaissance de cette morale est la condition exige de l'amour.Loin d'tre contrainte, rduction, limitation, la morale permet et vrifiedes relations d'amour pour les tres entre eux et avec leur Crateur.

    C'est en ce sens qu'il est lgitime de parler d'une morale naturelle . La

    cration voulue par Dieu possde en elle cette norme d'amour. L'ex-pression est souvent conteste aujourd'hui. Il en est ici de la nature,pourtant, comme dans la connaissance naturelle de Dieu : ce n'estpas accepter un soubassement philosophique qui chapperait la foiau Christ ; c'est, au contraire, reconnatre que rien de cr ne Lui esttranger. Ce n'est pas l pour autant ramener toute thologie la chris-tologie. Le Christ renvoie-toujours au Pre, dont il est la parole ; maisle Pre a cr toute chose en Lui et par Lui, et tout subsiste en Lui.Premier-n de toute crature, le Christ est le modle de la cration (1).

    (1) Voir Albert Chapelle, Loi de nature et thologie .

    Dans la connaissance naturelle, c'est bien par Lui que nous avons larvlation du Pre : c'est par Lui que passe toute connaissance, que samdiation soit perue ou reste mystrieuse. C'est Lui qui est la normede tout agir, que sa mdiation, l encore, soit ou non reconnue (2).Affirmer une morale naturell e, ce n'est pas ncessairement prendre

    parti sur une nature - humaine, permanente et toujours identique elle-mme ; c'est affirmer simplement que rien de cr n'chappe l'amour de Dieu. C'est affirmer que la cration participe l'amourtrinitaire d'o procda la volont de crer l'homme l'image et res-semblance de Dieu. Chrtien ou non-chrtien, croyant ou incroyant,j'ai en moi cette image et ressemblance a, je suis aim de Dieu et jepeux donc connatre pour norme de mon agir les conditions ncessairesde cet amour (3 ).

    L'amour divin, l'agir divin est le fondement de toute morale ; maiscet agir, nous le croyons, n'est connu que par Jsus-Christ, qui est laplnitude d'amour porte la connaissance des hommes. La moralechrtienne n'est pas alors comme un doublet rptitif de la morale natu-relle, ni mme comme le prolongement, voire le baptme de celle-ci- :elle en est la ralit rvle, o le verbe rvler doit tre compris ausens de la technique photographique un rvlateur est un produitpermettant de porter la lumire, et donc de rendre visible, les traits

    dj contenus sur la pellicule. Le rvlateur photographique n'im-pressionne pas la pellicule davantage ni autrement qu'elle ne l'a djt, mais il rend visible ce qui s'y trouve invisiblement. Ainsi la Rvla-tion chrtienne nous permet-elle de rendre visible dans la morale natu-relle la norme des relations entre les hommes et avec Dieu qui s'y trouvedj contenue.

    ET l'on se rend compte alors que Jsus Christ est le fidle tmoindes moeurs de Dieu : Soyez parfaits comme votre Pre est

    parfait . L'irralisable norme morale de la perfection est l'appelpressant la saintet (4). La saintet est l'horizon moral du chrtien,non pas simple imitation de Jsus-Christ, mais un tel anantissementde soi qu'il ait en lui les sentiments qui furent ceux du Seigneur Jsus .Loin d'tre une encombrante liste d'interdictions, la morale devient alorsl'incessant appel la conversion. Appel d'autant plus incessant que lepoids du pch l'assourdit dans nos vies. Appel d'autant plus contrai-

    (2) C'est ce que montre Henri de Lubac, Petite catchse sur la nature et la grce .

    (3) Voir Corinne Marion, Dieu merci, il y a eu la prison , et Michle, Parce que je

    suis sre de son amour .

    (4) Voir Mgr Delhaye, Introduction une recherche sur les bases de la morale

    chrtienne .

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    La figure concrte de la charit

    gnant qu'il nous dcouvre nous-mmes nos faiblesses, nos gosmes etnotre incapacit d'aimer (5). Nous restons toujours en-de de notrevocation.

    La culpabilit est la grande coupable du sicle ; et l'on rcuse la mo-rale parce qu'elle culpabilise . Ce n'est pourtant pas la morale quicre la faute ! C'est elle qui en libre. La morale chrtienne n'est accep-table que parce qu'elle a comme Dieu un Pre, et non pas un juge. Jsus, lefidle tmoin des moeurs de Dieu : un Fils d'obissance, non pas dans la

    contrainte, mais dans l'amour. Morale du sacrifice, morale du repentiret du pardon : telles sont les moeurs de Dieu. Les adversaires duchristianisme ne s'y sont pas tromps : ce qui leur est insupportabledans la morale chrtienne, ce n'est pas la norme ils en rintroduisentd'autres, bien plus froides et rigides ! , c'est la possibilit du repentir ; cen'est pas la transgression qu'ils refusent, c'est le pardon (6).

    La tradition de chrtient avait align la morale civile sur la moralechrtienne ; la norme morale conditionnait souvent la loi civile. Uneaction rciproque s'tablissait, qui n'a pas toujours permis de voir 'lavritable nature de la morale chrtienne. Mais aujourd'hui que la loicivile s'adapte aux moeurs, elle obit des conditionnements qui ne

    sont plus les exigences de la loi naturelle. De ce mal peut natre un cer-tain bien : l'authentique fondement de la morale se dgage alors des

    ombres et des quivoques qui ont pu l'entourer. C'est l o elle s'oppose leplus nettement la loi civile qu'elle rayonne avec le plus de clart (7). Ellene repose pas sur des considrations sociologiques ni psychologiques,mais sur ce que nous a appris ce supplici, tendu nu sur une croix,librement venu dans la chair de pch et promis par le Pre la gloire : Ce ne sont pas tous ceux qui me disent : Seigneur, Seigneur I, quientreront dans le Royaume des cieux, mais celui qui fait la volont demon Pre qui est dans les cieux .

    Jean-Robert ARMOGATHE

    (5) C'est ce que montrera, dans un prochain numro, un article de J.-P. Schaller, Direc-

    tion spirituelle et anomalie sexuelle .(6) Voir Rmi Brague, Si ce n'est ton frre, c'est donc toi .

    (7) Sous des angles particuliers, cette question est aborde par C.-J. Pinto de Oliveiraet Michel Nod-Langlois.

    Jean-Robert Armogathe; n Marseille en 1947. Ecole Normale Suprieure en 1967,agrgation de Lettres en 1971, doctorat de 3e cycle en 1973. Etudes de thologie et de

    patr istiq ue Strasb ourg et Rome. Matr e-ass istan t l'Eco le Prat ique des Haute s E tude s(Sciences religieuses), Sorbonne. Prtre du diocse de Paris depuis 1976. A publi :

    Le qu i ti sme , Paris, P.U.F., 1973 .Theologia Cartesiana, La Haye, Nijhoff, 1977 ; paratre :Les vingt-et-une rformes de l'Eglise, Paris, Fayard, 1977.

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    Communio, n II, 4 juillet 1977

    Philippe DELHAYE :

    Introduction une recherche

    sur les bases de la morale chrtienne

    Les dbats sur la morale chrtienne doivent conduire enun lieu privilgi : le Christ, donn imiter. C'est dans lavie spirituelle, ou en son absence, que prennent leur origineles vertus et les vices.

    AU risque de simplifier les choses, on peut dire qu'il est possible deconstruire des morales en partant de trois points de vue : une

    religion, une philosophie, une science du droit et de la socit.Chacune de ces perspectives a sa propre manire de fonder son projet devie.

    Le droit, par exemple, part d'une thorie de la socit et des raisonsque la communaut peut avoir d'imposer des lois pour le bien commun et

    celui des individus. Une tendance a priori partira d'une certaine ide del'homme et dterminera les droits: des personnes que chacun doitrespecter sous peine de sanction. Une vue plus proche de la sociologie

    verra surtout dans le droit une photographie. de la praxis commune etla retiendra comme conduite normale au nom de l'autorit du groupe.

    En gnral, les philosophes basent leur discours moral sur unedialectique fin-moyens. Socrate, Platon, Aristote partent de l'ide du bien etdu bonheur. Pour les atteindre, un seul moyen est retenir : connatre etappliquer la thorie des vertus. On peut rsumer leur point de vue dans ceslogan : KSi vous voulez atteindre le bonheur, soyez vertueux .

    Bentham reprend l'ide au plan empirique et hdoniste, celui del'utilit. Pour lui, il est utile et donc moral de rendre service aux autreshommes, car ainsi ceux-ci sont invits, leur tour, nous aider. Kantpose, lui, comme idal le dveloppement de l'homme qui est un but et nepeut jamais tre raval au niveau d'un objet. L'impratif transcendantalcomme les diverses catgories impliqueront un certain nombre deconduites qui seront absolutises comme devoir, et on sort de la moraleds que l'on entre dans les perspectives de l'utile ou du plaisir. On

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    Phi li ppe Delhaye Intr oduction une recherche sur les bases de la moral e chrtienne

    Certains exgtes diront qu'il s'agit l d'une morale la troisimepersonne , par opposition celle de la seconde personne . On ne ditplus : Faites ceci, ne faites pas cela , mais : Un chrtien conscient desa vocation agit ainsi, il ne se permet pas cela . Certains penseront quel'on est de toute faon trop loin de la vie concrte.L'Eptre aux Colossiens(chap. 3-4) montre au contraire que ce critre de vie pascale exclut trsnettement des dviances, par exemple colre, emportement, mchancet,calomnie, mensonge (v. 8-9) et promeut des valeurs et des exigences trs

    nettes comme misricorde, bont, humilit, douceur, charit (v. 12-14).Le texte ira jusqu' appliquer la vie journalire des familles lesimpratifs de la dignit pascale (3,18 - 4,1). De toute manire, la divinisa-tion pascale ne nuit nullement l'humanisation, car elle en reprend etexalte toutes les valeurs authentiques (Philippiens 4, 8-9), parce qu'ellessont les dons du Dieu Crateur (1 Timothe 4, 1 - 5) : Tout ce que Dieu acr est bon et rien n'est rejeter de ce qu'on prend avec action degrces : c'est, en effet, sanctifi par la parole de Dieu et par la prire .

    2) Image et imitation.

    Dans l'ensemble ontologique et psychologique de la dignit chrtienne,ce thme privilgie des niveaux divers d'ailleurs l'aspect psycholo-gique. Car, comme le note M. Gilson (3), une image est une ressemblanceexprime ; l'imitation voulue accentue encore cet aspect. Le chrtien ner-invente pas une morale, mais applique aux varits et variations descultures et des temps le dynamisme vital d'un modle , dans tous lessens du mot.

    Que l'tre humain ait t cr l'image de Dieu, comme une ressem-blance, la Gense le disait dj (1,26). Le sermon sur la montagne tirerala consquence morale que le disciple . du Christ doit tre parfait, etnotamment misricordieux comme son Pre cleste (Matthieu 5, 43-48 ;

    Luc 6, 35-36). Saint Paul en fera une ide-cl de son projet moral : laconnaissance que le chrtien reoit par la Rvlation doit tre appro-fondie dans une foi de plus en plus lucide et exigeante. Prenant mieuxconscience de ce qu'il est l'image du Christ, lui-mme image du Pre, lefidle imitera de plus en plus le Pre, le Fils... et mme l'aptre qui trans-met le message vivant du Seigneur, ou encore l'Eglise qui est le lieu de laprsence privilgie de Dieu aux hommes.

    Citons au moins quelques bribes de textes : Nous tous qui, le visagedcouvert (4), rflchissons comme un miroir la gloire de Dieu, noussommes transfigurs en cette mme image de plus en plus resplendissanteet c'est l'ceuvre du Seigneur, qui est Esprit (2 Corinthiens 3,18). La

    varit des modles comme des relais s'exprimera en des passages

    comme : Soyez donc des imitateurs de Dieu comme des enfants bien-aims (Ephsiens 5,1) ; Vous vous tes mis imiter les Eglisesde Dieu... (1 Thessaloniciens 2,14) ; Montrez-vous mesimi tat eurs comme je le suis du Christ (1 Corinthiens 11,1).

    Dans l'histoire de la morale chrtienne, deux grandes tendances se sontmanifestes. Les synoptiques, saint Franois, saint Ignace ont surtoutinsist sur l'imitation de gestes et d'attitudes concrtes et ponctuelles.

    Saint Paul, tout comme l'cole de Brulle, a prfr privilgier laconformit aux grandes attitudes intrieures, aux dispositions profondesdu Christ Jsus. Le texte majeur qu'il faut citer ce propos est celui del'Eptre aux Philippiens (2,1-18). Paul veut obtenir que certains chrtiensrenoncent des droits pourtant fonds. Il leur rappelle pour celal'exemple mme de Jsus qui, bien qu'il ft de condition divine (enmorph theou, n'en dplaise certaines trahisons de traducteurs plus oumoins adoptianistes) s'est dpouill en prenant la condition d'esclave .(v. 6-7). Pour passer du Christ aux chrtiens, le principe d'imitation estformul ainsi : Ayez en vous les sentiments qui taient ceux du Christsus (v. 5).

    3) Responsabilit et libert.On doit grouper ici non seulement pour des raisons pdagogiques,mais par souci d'authenticit deux antinomies qui parcourent toute lamorale paulinienne. Le chrtien est libre, mais il prend pour guide lasaintet et la volont de Dieu. L'action morale dcoule de la grce et estdonc gratuite ; elle n'en dbouche pas moins sur une vie ternelle avecle Christ ou dans le rejet par Dieu et l'exclusion du royaume.

    A tout moment, Paul parle de la libert chrtienne. Le disciple de Jsusest libr des observances rigides et extrieures du type de la loi de Mose.Si la vie chrtienne ne peut se passer de normes objectives et gnrales(qui sont tantt des appels, une pdagogie ou une mise en garde), cesrgles morales sont seulement la monnaie de la charit : La loi a pourobjectif la charit qui procde d'un coeur pur, d'une bonne conscience etd'une foi sincre (1 Timothe 1,5) (5). Or cette charit est avant toutcre en nous par l'Esprit (Romains 5,5). O est l'Esprit, l est

    la libert (2 Corinthiens 3,17). Par l, s'opre la secondelibration qui nous arrache au pch, l'gosme, l'amour propre, etpermet l'amour de Dieu et des Frres, au juste amour de soi, des'panouir en nous. Le chapitre 5 de l'Eptre aux Galates numre aussibien les fruits de la libert chrtienne (charit, joie, paix, etc., v. 22), queles fautes du vieil homme oppos Dieu : fornication, idoltrie,inimitis v. 19 21 .

    (3)Etienne GILSON, Introduction l'tude de saint Augustin, Paris, 1930, p. 269.

    (4)Les chrtiens regardent Dieu et son Fils, tandis que les Juifs, refusant Jsus, ont lesyeux voils.

    (5) La tradition thologique parlera ici de charit, reine ou forme des vertus, enl'appuyant surtout sur la liste des faces de la charit donne en 1 Corinthiens 13, ou sur larduction du dcalogue l'agap chrtienne dans Romains 13, 8-10.

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    Introduction une recherche sur les bases de la morale chrtienne Communio, n II, 4 juillet 1977

    Les lettres pauliniennes sont ainsi parsemes de listes de vertus et de vices auxquelles, il faut bien le dire, les moralistes chrtiens ont

    paradoxalement t moins attentifs qu'aux numrations donnes par lesplatonic iens et les aris tot lici ens. Nous en discuterons aill eurs . Notonsseulement ici comment ces appels des vertus et ces mises en gardecontre des vices s'enracinent en une option fondamentale (6) pour Dieudont Romains 12, 1-2 livre sans doute une des formules les plus riches : Je vous en prie, frres, par la misricorde de Dieu, offrez-vous comme

    une hostie vivante, sainte, agrable Dieu : c'est le culte raisonnable, levtre. Ne vous modelez pas sur ce monde-ci, mais transformez-vous enrenouvelant votre esprit, afin de discerner quelle est la volont de Dieu,ce qui est bon, agrable, parfait .

    Ce service de Dieu, cette rponse de l'amour humain l'Amour divin,tout comme, l'oppos, le rejet de Dieu et de son appel, ont des suites

    pour l'aven ir eschatologique de l'homme. Galates 6, 7-9, met bien enlumire cette alternative : Ce qu'on sme, on le rcoltera. Qui sme en lachair (l'homme oppos Dieu) rcoltera de la chair, la corruption. Quisme en l'esprit (acceptation de l'Esprit) rcoltera de l'esprit, la vieternelle . On ne falsifie pas la vrit vanglique (n'en dplaise Luther !) en parlant en ce cas de mrite et de punition (Romains 6,23).Mais il faut bien voir que l'enseignement paulinien est aux antipodes du

    pl agi ani sme . de tro p de morali ste s cathol iques. Il ne s'agit pas d'uncontrat galitaire ou puril (marchandise contre marchandise ou sucred'orge contre acte d'obissance). La rcompense est la moisson de lagraine que la grce a seme en nous et qu'elle a fait pousser. Si nous

    partic ipons la joie de la moisson, c' est que nous avons accept la semen-ce et que nous avons collabor l'oeuvre de Dieu. La vie ternelle ne vien-dra pas s'ajouter de l'extrieur ; elle sera la rvlation et le dveloppementde la vie dans le Christ qui est dj en nous. La mort ternelle ne sera quela fixation du rejet. Dans l'preuve de l'action morale courageuse, la

    perspective de participer pleinement la jo ie pascale et cles te du Chr istest un puissant fondement psychologique de la morale.

    Philippe DELHAYE

    (6) Ph. DELHAYE, L'option fondamentale en morale dans Studia Monilia, vol. 14,1976, p. 47-62.

    Mgr Philippe DELHAYE, n Namur (Belgique) en 1912. Etudes classiques, prtre en1937. Docteur en philosophie (Louvain) et en thologie (Louvain - Rome - Lille).

    Enseignements complets ou partiels Louvain (Sminaire Amricain, 1937-1940), auxFacults de thologie de Lille (1946-1966), Lyon (1951-1961), Montral (1959-1966), Louvain(depuis 1966 ; premier doyen de la Facult de thologie francophone, 1968-1972). Expert la commission prparatoire et au Concile Vatican II. Membre 'de la Commission

    thologique internationale depuis sa fondation en 1969 et secrtaire de cet organisme depuis1972. A publi 250 articles, brochures ou livres dans ses spcialits : morale, histoiremdivale de la morale.

    Henri de LUBAC :

    Petite catchse

    sur la nature et la grce

    Les deux couples conceptuels nature-surnaturel et grce pch n'appartiennent pas tel ou tellangage, qu'on pourrait rcuser ou amliorer, mais autrsor fondamental de la rvlation chrtienne.

    NATURE et surnaturel, nature (libert) et grce : non seulement cesdeux distinctions, qui tiennent tant de place dans l'enseignement catholiquetraditionnel, ne sont pas primes (dire qu'une chose est prime ne signifie rien, si l'on n'en donne pas les raisons), mais elles sont et ellesdemeurent fondamentales. Il peut tre bon aujourd'hui de le rappeler.

    PARLONS d'abord de nature et surnaturel: L'ide de surnaturel est aussiessentielle au christianisme que peut l'tre, par exemple, l'ide dervlation, ou celle d'incarnation, ou celle d'Eglise, ou celle desacrement. Aussi peut-on affirmer qu'elle est partout prsente, nonseulement dans la suite de la Parousie du Seigneur : H Esprezpleinement en l a grce qui d oit vous tablir une formu le explici te partir deconcepts emprunts au Nouveau Testa-lent, on pourrait sans doutel'obtenir, ainsi que le suggrait une page de M. Gaston Rabeau(Introduction la thologie, p. 186), par la combinaison de mustrion et decharis. LaDeuxime ptre de saint Paul aux Corinthiens (1,12) offre aussi unquivalent partiel : Nous nous sommes conduits dans ce monde... avecsincrit de Dieu et grce de Dieu . Et la Premi re ptre de saint Pierrenous fait aspirer l'panouissement du don surnaturel en sa plnitude, auour de la Parousie du Seigneur : Esprez pleinement en la grce qui

    doit vous tre apporte lors de la rvlation de Jsus-Christ (1,13).Dans le couple nature-surnaturel (qu'il faut comprendre la fois commeopposition et comme union entre les deux termes), le mot nature peutdsigner soit, d'une faon gnrale, tout l'ordre de la cration, soit plutt,plus par ticu lirement, la nature humaine. Comme le latin natura ou dj le grec

    husis

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    Henr i de Lubac Petite catchse sur la nature et la grce

    c'est l, a-t-on dit, x l'un des termes les plus insaisissables qui soient... Commeune souris dans la poix, l'esprit se dbat entre tous ces x sens possi bles ets'englue dans les innombrables virtualits d'un terme l'acception si vaste et si

    souples (Andr Pellicer, Natura, Etude smantique et historique du mot latin,PUF, 1966). Et pourtant l'on ne peut s'en passer. Ici, dans son usage thologique,le mot n'offre pas grande difficult. C'est un terme corrlatif, qui ne s'entendbien que par sa relation l'autre terme, surnaturel . Il ne suppose donc aucunephi los oph ie sys tma tiq ue. Il ne s' opp ose en au cun e mani re une id e del'homme considr avant tout, par exemple, comme personne, ou commehistoire, ou comme esprit, comme libert, pas plus qu'il ne s'oppose culture ,la culture tant au contraire le propre de la nature humaine (1) qui en touttat de cause est humaine , toute diffrente de celles dont es ,t

    /compos lecosmos. Quand son corrlatif surnaturel , il dsigne non pas tant Dieu enlui-mme, en sa pure transcendance, que d'une faon gnrale, encore indter-mine, l'ordre du divin considr dans son double rapport d'opposition etd'union l'ordre humain.

    Refuser cette distinction fondamentale, si l'on comprend ce qu'elle signifie, ceserait aussi bien refuser, dans son principe mme, toute ide de rvlation, demystre, d'incarnation divine, de rdemption, ou de salut. Ce serait refuser lechristianisme. On pourrait alors professer encore un certain disme, la faonpar exemple d'un V oltaire, ou mme un thisme ouvert l'ide d'une Providence , conc epti ons moi ns tent ante s, cep enda nt, de nos jour s qu'u n pur immanen -tisme ou qu'une forme d' humanisme radical, mais on ne croirait plusau Dieu vivant qui se rvle l'homme, qui le cr pour se l'unir, qui intervientdans son histoire, qui x se fait homme pour que l'homme devienne Dieu .On ne croirait plus au Dieu de l'Ecriture et de la Tradition chrtienne, au Dieude Jsus-Christ, au Dieu-Trinit du Credo.

    L'ide du surnaturel a t quelquefois, souvent mme, confondue avec celledu miracle (dsign comme effet surnaturel ), ou avec celle de phnomnemystique extraordinaire, ou encore avec celle de dons surajouts par le Cra-teur, qui viendraient arracher l'homme sa finalit normale, dite naturelle, pourlui donner accs une fin plus haute, dite surnaturelle. Mais ce sont l soit deserreurs d'incroyants mal renseigns, soit des significations adventices plus oumoins analogiques, soit les rsultats de systmatisations thologiques asseztardives, que l'Orient chrtien n'a pas connues et dont le moins qu'on puissedire est qu'elles ne s'imposent point la foi chrtienne (2).

    Tout vocable humain peut se prter diverses extensions de sens analogiques.

    A tout vocable humain on peut aussi trouver quelques inconvnients. Il n'en estpas u n seul qui ne puisse tre mal compris. Commenons donc pa r prciser, pourle mieux comprendre, ce que n'est pas ici le surnaturel .

    (1) Remarquons cependant qu'il est en toute hypothse impossible de bannir toute ide de nature dansl'tude de l'tre humain. L'homme est l'tre qui se reprend sur la nature et s'en dprend. Certes,mais le peut-il tout fait ? (Claude Bruaire, L'affi rmation de Di eu, Seuil, 1964, p. 11). On sait d'autrepart la place prim ordia le de l'ide de natur e humai ne chez les coryph es du sicl e des Lumi res : unDiderot, un Lessing, un Rousseau, etc.(2) Heinrich Schlier l'explique trs bien en quelques mots, d'aprs les donnes du Nouveau Testament : xC'est parce que Dieu s'est donn lui-mme en tout premier lieu comme fin l'homme, en se prsentant lui comme le salut, et c'est parce qu'il a mis d'avance l'homme en maiche vers cette fin, que l'essenceet l'existence de l'homme ont reu leur dtermination ( L'homme d'aprs les prdicationsprimitives , dansEssais sur le Nouveau Testament, trad. A. Liefooghe, Cerf, 1968, p. 133 s).

    Le surnaturel n'est certes pas anormal, la faon du miracle : cependantil est plus merveilleux que lui, et sa ralisation dpasse bien plus encore lesorces de notre nature humaine, que le phnomne miraculeux ne surpasse les

    forces des agents physiques de la nature matrielle. Le surnaturel n'est pasnon plus quelque chose d'adventice, de surajout , comme pouvaient l'treles dons surnaturels attribu l'homme encore innocent : cependant il dignifie l'homme bien davantage, il l'lve bien plus haut encore au-dessus de son essence, tant avec celle-ci hors de toute proportion. Enfin,

    il ne doit pas tre dfini uniquement par son caractre de gratuit : cependantil est infiniment plus gratuit que ne pourrait l'tre quelque autre bienfait que cesoit, et il surpasse infiniment les exigences de quelque nature que ce soit. Ence triple sens, il mrite donc minemment son nom (Surnaturel,p. 428).

    La langue chrtienne a un autre mot pour le dsigner, mot scripturaire,spcialement paulinien, et qui est rest celui de la tradition grecque ; c'est

    neumatikos (de pneuma, esprit). A certains gards, il pourrait sembler meil-leur ; il a mme le grand avantage de s'opposer psuchikos (psychique, anima-lis). Mais il a aussi pour nous l'inconvnient, soit en latin, soit en franais(spiritualis, spirituel) de rester trop indtermin. Il n'implique par lui-mme pasplus de r frence au pneuma qu'au nos et il n'insinue pas par lui-mme l'ided'un fruit de l'Esprit de Dieu, d'une ralit divine. On peut le prendre en un sensbana l, comme ds ign ant quel que cho se d'i mma tr iel . Voi l pour quoi le motmme de surnaturel parat, pour certaines prcisions, difficilement rempla-able. Il a certes, lui aussi, ses inconvnients ; il a pu prter des interprtationscontestables, favoriser des thories simplistes, soit dans la thologie catholique,soit dans le supranaturalisme d'une certaine tradition protestante. Aucun motne permet, sans explication, d'viter tout cueil. Nanmoins, tant que la languefranaise n'aura pas disparu de notre univers, nous pourrons redire avec Pascal : xDe tous les corps ensemble, on ne saurait en faire russir une petite pelzse :cela est impossible, et d'un autre ordre. De tous les corps et esprits, on n'ensaurait tirer un mouvement de vraie charit : cela est impossible, d'un autre

    ordre, surnaturel (cf. Surnaturel, ibid.).On aura remarqu ce que notre distinction a d'apparemment boiteux : d'un

    ct, un substantif, nature ; de l'autre, une pithte, surnaturel . (Ce n'estqu' une date rcente, au cours du dix-neuvime sicle, que certains auteurs sesont mis dire assez couramment : nature-surnature , et ce langage nouveaun'a pas t sans obscurcir ou mme fausser la pense la plus traditionnelle ; ouplutt , il a t le signe et l'ef fet de cet obscu rcis sement). C'es t q u'en effe t i l n e

    s'agit pas de deux ralits juxtaposes, restant extrieures l'une l'autre, de deuxnatures substantielles dont l'une viendrait en quelque sorte coiffer l'autre (3). Lesurnaturel est cet lment divin, inaccessible l'effort de l'homme (pas d'auto-divinisation !), mais s'unissant l'homme, l' levant , comme disait notrethologie classique (et comme dit encore Vatican II : Lumen gentium, 2), le

    (3) Comme l'a not le P. Henri Bouillard, c'est sous l'influence dominante de Blondel qu'x on a cessde concevoir l'ordre naturel et l'ordre surnaturel comme deux tages superposs sans lien interne ,et c'est le souci de mieux carter une telle conception qui a conduit plus d'un thologien actuel res-treindre le plus possible l'usage de ces termes (Bulletin de la socit franaise de philosophie, sancedu 25 janvier 1925, p. 14).

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    pnt rant pou r le div ini ser , deven an t ain si co mme un at tr ibu t de l' hom menouveau, et, quoique toujours innaturalisable , profondment inviscr en lui ;bref, ce q ue l es v ieux scolasti ques appelaient, d'un mot s ur l equel on a fait aussibien des contre sens, un - accident . A ccident , gr ce cre : ce sont lmanires de dire (mme si on les estime sujettes maints correctifs) que l'hommedevient rellementpartic ipant de la Nature divine (2 Pierre 1,4) ; il ne s'agit pasde concevoir une sorte d'entit spare de sa Source ou une sorte de lave refroi-die : il s'agit au contraire, par de tels mots, d'affirmer que l'influx de l'Esprit de

    Dieu ne reste pas extrieur l'homme ; que sans confusion des natures, ilimprime rellement sa marque en notre tre (4). Ce n'est pas, dit trs bienMaurice Blondel, un surcrot arbitraire, une forme extrinsque l'homme...C'est une adoption, une assimilation, une incorporation, un consortium, unetransformation qui assure la fois l'union et la distinction des deux incommen-surables par le lien de la char it ; et encore : le surnaturel n'est pas une sorted'tre distinct ou un rceptacle destin nous inspirer en nous faisant sortir denotre nature humaine ; il est au contraire fait pour tre en nous, in nobis, sanstre pour cela issu de nous, venu de nous, ex nobis (Exigences philosophiquesdu christianisme,p. 58 et 162).

    Disons en rsum que le couple nature-surnaturel ainsi dfini, qui doit treconu d'abord comme un rapport 'd'opposition, c'est--dire d'altrit primor-diale et d'infinie distance, se rsout en un rapport d'union (5). Ce rapportexprime donc la fois, d'une part la transcendance divine, la libert du Don deDieu, la grce , et d'autre part le ralisme profond le phys icis me ,

    aimait dire Teilhard de Chardin, contre les thories dulcorantes dites alors morales qui dominaient au temps de sa jeunesse, de la qualit d' enfantsde Dieu acquise aux hommes par l'incarnation du Verbe de Dieu (Jean 1,12)(6). Telle est la caractristique premire de toute mystique chrtienne.

    Ce n'est pas d'aujourd'hui que, dans des contextes de pense et sous desvocables divers, des hommes ont refus le surnaturel ainsi dfini : soit qu'ils aientvoulu s'en tenir aux limites de l'homme empirique, l'intrieur de notre horizonterrestre et born, soit qu'ils aient prtendu se diviniser eux-mmes en vertu dequelque force ou de quelque germe interne, soit encore qu'ils aient conu lapouss ire des indivi dus humai ns comme desti ne rejoi ndre (ou simpl ement pr pa re r) , la su it e de qu elq ue vo lut ion dia lect iqu e, l' es sence di vin e del'humanit... Telle tait dj, par exemple, dans les premiers sicles de notre re,la prtention d'un certain nombre de pseudo-gnostiques combattus par unIrne, un Clment, un Origne, un Didyme, etc. (Cf. Le mystre du surnature l,

    1965, ch. 5, p. 105 133). Mais pour celui qui se veut chrtien, la ralit qu'ex-

    (4) La notion scolastique de la grce sanctifiante cre veut exprimer le fait que c'est bien nous,notre tre de cratures, que la prsence active en nous de l'Esprit divinise, sans pour cela, nous absorberet nous anantir en Dieu (Louis Bouyer, Le Pre invi sibl e, Cerf, 1976, p. 288. Cf. saint Thomas,Somme Thologique, la Ilae, q. 109 s).

    (5) Cf. Blondel, op. cit., p. 256 s. : Distinction et cependant solidarit et causalit rciproque des ordres de Pascal : il ne suffit pas de les opposer ; il faut les relier, in eodem dramate ; (il y a) entreles deux dons une continuit dynamique et une relation intelligible a.(6) Voir encore 1, 16 s, et 1 Jean 3, 1. C'est l aussi, croyons-nous, le sens le plus fort du mot charismadans saint Paul :Romains 6, 23.

    pri me la dis tin cti on cla ssi que de la nat ure et du sur nat ure l (de que lqu e nomqu'on veuille la dsigner, si l'on en trouve un meilleur) n'est pas plus prime aujourd'hui qu'elle pouvait l'tre au deuxime sicle.

    Un pamphltaire rcent crivait son propos : ous voici donc renvoys 'cette vnrable distinction thologique de la nature et de la grce ; et l'on estalors en droit de se demander comment nos penseurs chrtiens peuvent vivrecette espce de schizophrnie thologique . Il est permis de penser q 'en laissant

    enir sous sa plume ce mot de schizophrnie , l'auteur de ce texte ne savait pas

    ce qu'il disait, ou qu'il n'avait fait aucun effort pour comprendre la vnrabledistinction qu'il raillait, ou qu'il tait de parti-pris contre la foi ch tienne.Cette citation nous montre du moins qu'il n'est pas inopportun d'expliquer,mme au risque d'tre long, scolaire et pesant, les notions les plus simples.

    NATURE et surnaturel : de cette premire distinction fondamentalersul tent un certa in nombre de consquences, dont i l sera bon der a p p e l e r i c i q u e l q u e s - u n e s . _1 ) Tout d'abord, on comprend par ll'importance, pour la vie chrtienne, de l'humilit. Ce n'est pas une simplevertu morale. C'est une disposition radicale, constituant la base sur laquellese construit tout l'difice . P arlant de la divinisation de l'homme par la grce, le P. Teilhard de Chardin crivait justement : Pl us qu' une si mpl e un ion ,c'est une transformation qui veut s'oprer, au cours de laquelle tout ceque l'activit humaine peut faire, c'est de se disposer, et d'accepter,humblement (Le Milieu mystique ; Ecrits du temps de la guerre, p. 161 -162). Une analyse historico-phnomnologique montrerait qu'une telledisposition n'a pas son quivalent dans ce que nous avons coutume d'appelerl'antiquit classique, ni dans les autres paganismes, grossiers ou subtils, nidans les grands systmes spirituels de l'Orient. On voit par exemple, dansle bouddhisme, chez certains mitres spirituels, des manifestations d'orgueilqui ne sont nullement ressenties comme des tares, tout au contraire, et l'on saitque Victor Segalen, qui s'tait mis l'cole du Tao, s'est dfini lui-mmecomme le mystique orgueilleux (Lettre Ivonne V.S., 13/6/1909 ; cf. BernardHue, Littra tures et arts de l'Orient dans l'oeuvre de Paul Claudel, 1974, p.270). L'humilit est caractristique de l'tre-chrtien (7) ; essentiellementvanglique (et paulinienne), elle est l'inverse de l'esprit du monde pris en

    son sens pjoratif. Elle se modle l'image de l'humilit de Dieu qui,souverainement libre et transcendant, se fait partiellement immanent sa cra-ture par cette knose , cette excentration , ce mouvement de descente qu'est l'incarnation du Verbe. Mervei lle ux ch ang e , dit saint Augustin : la vie ternelle (nous est) promise par l'humilit du Seigneur qui s'est abaiss

    (7) Sur la base, videmment, de la reconnaissance de notre condition d'tre cr. Cf. MauriceClave], Le lgendaire du sicle a, dans Le Nouvel Observ ateur , 5/12/1976, propos de la peintureitalienne et du changement intervenu entre l'Angelico et Masaccio ou Piero della Francesca : Malraux le dit bien, dans cette perte d'humilit, quel que soit le sentiment chrtien qui demeure, c'estle fond mme du christianisme qui disparat a.

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    usqu' notre orgueil . (Confessions, I,II,17) (8). Quant l'difice construit sur cefondement, il peut tre dcrit en rsum par la clbre triade paulinienne :

    istis, elpis, agap, foi, esprance, charit que toute la tradition chrtienne afait sienne, et que Pascal, cit plus haut, condensait encore dans la plus grande des trois (meizn ; 1 Corinthiens 13,13) : la charit.

    2) Autre consquence. Si la fin dernire de l'homme, sa destine, sa vocationest surnaturelle ; si elle transcende tout ce qui pourrait tre obtenu par lesseules forces humaines ou rsulter d'une histoire simplement humaine, on ne

    s'tonnera pas de la permanence de son caractre mystrieux. Elle est, elle seraoujours ce que l'ceil n'a point vu, ce que l'oreille n'a point entendu, ce qui n'estamais mont jusqu'au cur de l'homme (1 Corinthiens 2,9). Ni par la pn -

    tration d'une intelligence gniale, ni par la maturation de l'histoire, la foi chr-tienne ne saurait tre rationalise. L'indispensable recherche d'une intelligencede la foi , quel qu'en soit le caractre, se dveloppera toujours l'intrieur de lafoi (9). Celle-ci s'exprime invitablement da s des formes symboliques, qui nesont pas la traduction image de simples ides humaines, et qui ne peuvent treraverses, dpasses, par une raison suppose adulte, comme le nuage que perce

    l'avion pour planer dans la lumire pure. Le rationaliste s'imagine qu'il percele symbole pour voir directement le soleil, alors qu'il retombe dans sa platitudeLe chrtien sait au contraire que tant que durera notre histoire, nous auronstoujours nous rfrer la parole prophtique , qui brille, telle une lampe,dans un lieu obscur, jusqu' ce que le jour commence poindre et que l'Etoiledu matin se lve dans nos cours (2 Pierre 1,19). Toujours nous aurons plon-ger dans le Dfini pour y trouve r de l'in puisabl e A (Claudel), et toujours nousaurons croire, avec saint Paul, l'amour de Dieu qui surpasse toute intelli-gence (10).

    3) Mais d'autre part, puisque le Transcendant s'est fait (partiellement) imma-nent, puisque le Don de Dieu s'est inviscr en l'homme, uisque l'oppositiondes deux l ents distingus, nature et surnaturel, est devenue, non pas sansdoute mlange et confusion, mais intime union, il serait vain, et non conformeau christianisme, de courir sans cesse la recherche, dans la complexit des ra-lits et des tches concrtes, d'un spcifique chrtien, qu'il s'agirait d'isoler,

    (8) Augustin fait dire Jsus : Humi lis veni , humi lit atem docer e veni , magi ster humi lit ati s v eni .Cf. Paul VI, audience gnrale du 29/11/1976 : L'humilit dont nous parlons n'est pas cette vertumorale que saint Thomas situe dans le domaine de la temprance, tout en lui reconnaissant une place

    privil gie dan s le ca dre plu s large de la vie mor ale en gnral (IIa I Iae, 16 1, 5). C'est u ne vert u relat ive la vrit fondamentale du rapport religieux, la ralit essentielle des choses, qui met au premier planl'existence du Dieu personnel, tout-puissant, omniprsent, venant au-devant de l'homme. C'est l'humi-lit de la Sainte Vierge dans le Magnificat qui donne la crature le sens d'elle-mme dans la dpen-dance totale de Dieu... La logique de l'Evangile s'inspire de cette humilit du Christ, la fois Dieu ethomme, qui est au centre de Nol... (Documentation Catholique, 16/1/1977, p. 58).(9) Rappelons, pour viter un malentendu, que conceptualisation n'est pas rationalisation. Ds l'origine,la foi s'est traduite en concepts, et il est ncessaire de conceptualiser l'objet de la foi pour la maintenirdroite en sa vise : d'on les formules dogmatiques, qui ne sont d'ailleurs pas si nombreuses : ellesprot gent le myst re, bien loin de le rdu ire ou de l e v iole r. Cf., p. ex., Jean Ster n, L e do gme chezNewman , dansAxes, fvrier-mai 1976, p. 53-62.(10)C'est l'ide fondamentale que rappelle la Divi ne C omdi e lorsque, au moment on le pote va enfinparve nir jusqu' Di eu, Batr ice est rempl ace pour l'in trodu ire .par saint Bernard : ce point dcisif, l'me chrtienne demande l'amour de la porter au-del de l'intelligence (E tienne Gilson, La phil o-sophie de saint Bonaventure, Vrin, 1924, p. 7).

    de cultiver part en le prservant avec jalousie dans sa prtendue puret .Le surnaturel , on l'a vu, n'est pas une surnature juxtapose ou surimpose la nature humaine ; il ne l'vacue pas non plus, il ne la ddaigne ni ne la rem-place : il l'informe, et la refond, au besoin il l'exorcise , il la t ransfigure, en tou tesses activits. Le Verbe de Dieu venant dans ce monde n'entre pas en concurrence,comme s'il n'tait qu'un autre lment de ce monde, avec tout ce que la naturepremi re de l'homm e ou le dvelo ppement de son histo ire et l'acq uis de sa cul-ture peuvent offrir de vrai, de juste, d'aimable et d'honnte (cf. Phi lip pie ns4,8). Il n'y a donc pas lieu (pour parler trs schmatiquement) de rejeter la reli-gion pour faire place la seule foi , ni de dprcier la morale au pro-fit d'une esprance plus ou moins eschatologique, ni de ngliger tout cequi peut tre compris sous le titre des quatre vertus cardinales pour exalterune charit pure. Si la foi, l'esprance et la charit ne remplissent pas, dansleur force divine, leur rle d'informer, de purifier, d'approfondir, de porter leur achvement les ralits authentiquement humaines, il est bien craindre qu 'el les -mmes ne se dnaturent. Jamais, sans doute, ni dans un individu, ni dans unmilieu social donn, ni dans un sicle ou dans un autre, la synthse chr ienne

    'est pleinement ralise. Jamais n'est atteinte une harmonie parfaite.L'exprience montre mme qu'en empchant l'homme de se complaire dansun quili re simplement humain, l'infusion du surnaturel introduit en luile principe d'un nouveau dsquilibre qui fait sa noblesse suprieure mais aussison tourment. Et la saintet est autre chose que la sagesse. Toutefois, traversles circonstances toujou s changeantes qui obligent de perptuelles inventions

    et des combats toujours renouvels, l'quilibre, l'harmonie, la synthse sonttoujours chercher. La violente campagne mene quelque temps contre tout sacr et toute religion au nom d'une foi sculire, contre toute ide d'humanisme chrtien ou de culture chrtienne , provenait d'une mcon-naissance de cette vrit premire.

    4) Comme on vient de le laisser entendre, dans l'existence temporelle d'unhomme comme dans l'histoire de l'humanit, mme mettre les choses au mieux,dans une sorte de rve idal, ce n'est pas seulement en fait, mais c'est en droitque la synthse ne peut tre acheve. Car la fin surnaturelle de l'homme, c'est la Vie ternelle (Jean 6,27 ; Roma ins 5,21, etc.) ; laquelle est infuse parl'Esprit du Christ au fond du cour humain, mais ne peut s'panouir en plni-ude que dans des conditions tout autres que celles de l'espace et du temps. Le

    chrtien doit prendre garde de verser dans l'illusion d'un surnaturalisme qui lui ferait, soit ngliger les tches proprement humaines, c'est--dire, dans les

    termes de notre distinction, naturelles , soit l'inverse s'y absorber en les pre-nant pour fins dernires. Dans l'ordre de la connaissance comme dans cel i del'action, cette illusion serait funeste. En particulier, on se gardera de confondre progrs du monde et nouvelle crati on ; o n saura distingu er comme tout

    ait htrognes la recherche d'une bonne organisation sociale et celle duRoyaume de Dieu. Ce sont l deux ralits d'un ordre diffrent, encore quela recherche du Royaume de Dieu puisse avoir des retentissements sur la rali-sation d'un meilleur ordre social et qu'il puisse tre bon de chercher en celle-ciquelque figuration lointaine de celui-l. (Mais il ne faut pas s'y tromper : le

    eilleur ordre social, supposer que cette abstraction ait un sens, ou qu'ellese puisse concrtiser pour un seul instant fugitif, pourrait aussi bien contribuer loigner du Royaume). On ne confondra pas davantage ce qu'on appelle,

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    bien con fus me nt, la lib ra tio n de l'h omm e ave c son sal ut : la pre mi rede ces deux choses, entendue socialement, est essentiellement affaire humaine(et comment oublier ds lors que le risque est grand, dans l'effort dploy, oude chercher une fausse libration , ou d'aboutir au rsultat contraire de celuiqu'on cherchait ?) ; la seconde est de l'ternit. On ne dira mme pas que la ra-lisation parfaite de la premire est du moins l'indispensable prparation de laseconde, ce qui reviendrait dire que l'esprance chrtienne est obligatoirementdans le prolongement de l'espoir humain : elle peut et doit fleurir aussi bien dansles situations les plus bouches que dans les perspectives humaines les plus

    prom ette use s. Il n'e st pas questio n d e n ier ou de ng lige r l'ob liga tion de pro-mouvoir, dans toute la mesure du possible, une juste libration humaine ;le chrtien doit mme s'y sentir doublement oblig (11), et l'on doit sans doutey travailler d'autant plus qu'on ne se laisse pas bercer par un espoir facile. Maisen tout cas, de la libration ainsi entendue au salut, s'il y a bien des relationsextrinsques et symboliques, il n'y a pas de continuit.

    5) Une juste ide de la distinction et de l'union entre nature et surnaturelest enfin ncessaire l'intelligence de l'Eglise. Toute pense qui tend rabattrel'ordre surnaturel sur la nature tend par le fait mme confondre l'Eglise et lemonde, et c'est en effet ce qui a lieu chez plusieurs aujourd'hui. Une tenta-tion thocratique a pu svir clins le pass ; aujourd'hui, l'inverse, mais enraison d'une confusion analogue (et sans l'excuse des circonstances historiques),svit la tentation sculariste. L'Eglise du Christ a pour mission premire,inamissible, de nous rappeler sans cesse notre vocation divine (surnaturelle)

    et de nous transmettre par son ministre sacr le germe, encore prcaire et cach,mais dj rel et vivant, de notre vie divine ( Ce que nous serons n'a pas encoret manifest , 1 Jean 3,2). Ce germe ne doit pas rester strile. La rvlationde notre vocation divine, avec tout ce qu'elle comporte, doit porter ses fruitsnon seulement au fond du coeur mais aussi au dehors, dans les choses du tempset de l'histoire. Seulement, dans ce domaine, l'lan surnaturel n'aura d'effetsheureux que s'il se conjugue avec toutes les ressources du savoir humain, del'exprience et de la sagesse humaine ; et d'autre part, le rle de l'Eglise ne sau-rait se rduire une telle tche, qui ne peut jamais tre que seconde. Sinonl'Eglise, perdant son me, se rduirait elle-mme un organisme humain. Ellene serait plus ds lors qu'un parasite, doublant sans avoir pour cette tcheni les comptences ni les moyens voulus les institiltions que les hommes sedonnent librement eux-mmes, et elle n'aurait plus qu' disparatre. Une Eglisenaturalise, ne s'occupant plus, mme avec un zle dsintress, que de l'organi-

    sation de ce monde, n'a plus droit l'existence dans la socit des hommes.

    USQU'ICI nos considrations ont conserv quelque chose d'abstrait, parceque, prcisment, nous avons fait abstraction de la condition concrtede l'homme, laquelle est une condition pch eresse . L'abstraction, en fait,

    n'tait pas totale, elle ne pouvait pas l'tre, parce que ni le monde, ni la socit,

    (11) Le salut en Jsus-Christ est le but qui transcende et en mme temps motive et oriente toute vraielibration humaine (Paul VI, audience du 23/2/1977).

    i l'Eglise ne seraient ce qu'ils sont dans une cration suppose innocente.Cependant, pour la clart de l'analyse, il fallait procder par tapes. Aussi, nousavons bien dit que notre vocation surnaturelle tait, de l a part de Dieu, un a pelgratuit, mais nous n'avons pas encore envisag directement le second sens, conju-gu souvent avec le premier, qu'offre dans l'Ecriture le mot de grce .

    Dans grce , il y a faire grce . La distinction de la nature et de la grceest ici, dans un premier temps, un rapport d'opposition beaucoup plus radicaleque dans le cas de la distinction entre naturel et surnaturel. Entre la nature

    umaine pcheresse et la grce divine, il ne s'agit plus seulement d'une altrit,d'une htrognit de deux ordres, et d'une distance infinie, infranchissablepar l 'homme seul. Il y a antagonisme, conflit violent (cf. Ephsiens 2,3). Entre lagrce et le pch, la lutte est irrconciliable. Aussi l'appel de la grce la natu e n'est-il plus maintenant un appel une simple lvation , mme trans orma tric e (pour reprendre les mots classiques), mais une conversion . our tre transfigure , la nature pcheresse doit tre retourne (12). C'est l'appelqui se fait entendre d'un bout l'autre de l'Ecriture, l'appel qui ouvrel'Evangile et qui retentit dans le premier discours missionnaire de Pierre AJrusalem : Convertissez-vous ! (Marc 1,15 ; Actes 2, 38).

    Cependant, selon la doctrine catholique, diffrente en cela des dbctrines deLut er et de Calvin, la nature pcheresse n'est pas entirement corrompue. Lalibert, apanage de l'homme cr l'image de Dieu, n'est pas anantie, si bienque la grce, lors de sa victoire, n'aura point prendre la place de l'homme,mais le librer. Dans un second temps, il va donc pouvoir s'tablir, de par l'ini-

    tiative divine, entre la nature et la grce un rapport qui ne sera plus d'anta-gonisme mais d'union (synergeia, coopration, disent les Grecs). Nous n'avonspoint entre r ici dans les probl mes subti ls qui se posen t quicon que veut se

    eprsenter cette union, ce concours , le processus de cette renaissance de lalibert humaine sous l'action de la grce ; i} est d'ailleurs permis de penser quebie n des dis cus sio ns ce suj et fur ent st ril es, non seu lem ent par ce qu' il s'ymlait trop de partis-pris d'cole et d' humain, trop humain , mais, lusadicalement, parce qu'elles taient inspires par un effort de rationalisation

    trop peu respectueux du mystre (cf. supra) : une certaine curiosit est un viceauquel les thologiens ont t souvent exposs, et qu'ils n'ont pas toujours sucarter. Il n'en reste pas moins qu'on ne pourrait dclarer rime cetteseconde distinction de nature et de grce sans dclarer du mme coup prime toute l'Economie chrtienne (13).

    Autant qu'au surnaturel , autant qu' la grce , certains idologues

    se disent aujourd'hui allergiques l'ide de pch . Bannissant ces mots deleur vocabulaire, ils ne les remplacent pas par des quivalents. C'est bien la rali me exprime par ces mots qu'ils rcusent. Si frotts que soient certains

    d'entre eux de sciences humaines et de modernit , on ne peut pas ne pasvoir que les spculations dans lesquelles ils s'enfoncent les font aboutir une con-

    (12)Transfiguratio n et retournement : deux mots chers au P. Teilhard de Chard in. Cf. Blo ndel et Teil-

    hard de Chardin, Correspondance commente, Beauchesne, 1965, p. 61 et 65, etc.

    (13) On peut donc s'tonner qu'un auteur qui se veut srieux, dans son zle tout rformer, rclame un

    remaniement du sens de la grce. Cf. Henri Denis, Des sacremen ts et d es ho mmes, Chalet, 1975, p.85.

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    Henri de Lubac Petite catchse sur la nature et la grce

    ception de l'homme bien superficielle et bien plate, qui ne supporte pas la compa-raison avec les vues profondes qu'une exprience multi-sculaire et toujoursactuelle, plus actuelle peut-on dire que jamais, inspire aux reprsentants les plusgnreux de notre race ; a fortiori, avec celle qui se dgage du Nouveau Testament: car les disciples de Jsus avaient appris de lui ce qu'il y a dans l'homme (Jean2,25). Mais il suffit notre objet d'observer que des ngateurs de la grce et dupch sont, de toute vidence, en opposition avec l'Ecriture, avec la tradition del'ancien Isral comme avec toute la tradition chrtienne, que la liturgie del'Eglise nous rappelle chaque jour. Bien plus, c'est vraiment toute l'Ecriture etc'est tout le christianisme qui est reni, si l'on supprime le drame qui se joue entrel'homme pcheur et le Dieu qui fait grce. Tous ont pch et sont privs de lagloire de Dieu... mais la preuve que Dieu nous aime, c'est que le Christ, alorsque nous tions encore pcheurs, est mort pour nous (Romains 3,23 ; 5, 8)(14).

    Cela devrait tre dit, parce que l'idologie qui rgne l'heure actuelle cheztin certain nombre de clercs tend pntrer, ne serait-ce que par des prtri-tions systmatiques, dans les consciences chrtiennes. C'est ainsi qu'un ouvragercent, de caractre liturgique au moins semi-officiel, cite les paroles de la cons-cration eucharistique en supprimant les derniers mots : pour la rmission despchs . Ou bien, comme l'observait rcemment le P. Bernard Bro, un certaingenre d'appel sans cesse ritr la misricorde cache une requte inavoue :on voudrait qu'il n'y ait plus besoin de misricorde ; il cache une rvolte contrel'ide que, pcheurs, nous aurions vraiment besoin de salut ; un nouveau pha-risasme s'arrange pour ne plus entendre parler du pardon et de la rconciliation,

    ar exemple du sacrement de Pnitence, parce que cela rvlerait en mme tempsla misre et le pch (Le pouvoir du mal, p. 140). Ou bien encore, on ne veutplus connatre que le pch collectif, objectiv ,.le pch social, c'est--diretoujours celui des autres, ce qui permet de se donner bonne conscience, dehar l'ennemi de classe , et ce qui de surcrot conduit l'ide que l'homme estentirement bon, que seule la socit le corrompt, et qu'il n'est nul besoin d'uneconversion du cur. Or le pch est quelque chose d'minemment personnel ;c'est mme en un sens ce qu'il y a de plus personnel ; l'aveu doit donc tre person-nel et le pardon de Dieu doit nous rejoindre au plus intime de notre cur, denotre conscience pcheresse, pour la convertir x (Mgr Coffy).Nos idologues peuvent bien s'blouir ou s'efforcer de nous blouir par leurs

    considrations savantes tires de la psychanalyse ou de la sociologie : ils n'en

    sont pas moins des sophistes. C'est exactement par les mmes procds que,au dix-neuvime sicle, d'autres savants se persuadaient et s'efforaient de per-suader leurs contemporains que la pense n'est pas autre chose qu'un produitdu cerveau, parce que l'anatomie du cerveau avait fait de grands progrs ;d'autres savants, blouis par d'autres progrs scientifiques, s'efforaient ausside croire et de nous faire croire que les dcouvertes sur la transformation desespces, aboutissant l'ide d'une volution gnralise, relguaient dans la(14) Jsus ne vient pas d'abord dire ce qu'il faut faire, il vient d'abord pardonner, parce que l'homme ad'abord besoin du pardon de Dieu... L'annonce de l'Evangile dans l'Eglise, aussi haut qu'on puissel'atteindre, a toujours fond l'appel la conversion sur le pardon-des pchs apport par le Seigneurressuscit... Jsus ressuscite pour pardonner... ; mais l'exprience de ce pardon remonte aux joursd'avant Pques (Jacques Guillet, Jsus avant Pques , dansLes quatre fleuves, 4, p. 35 s).

    rgion des mythes l'ide d'un Dieu crateur. En ralit, le De Profundis et leiserere ne sont pas moins actuels aujourd'hui qu'aux jours antiques de

    David . Et seront-ils moins actuels qu'aujourd'hui, lorsque sera accompliecette mutation de l'homme qu'on nous annonce sur un ton de triompheanticip ou qu'au contraire on nous fait craindre pour notre espce ? Laissonsce genre de rve au jeune Renan (15).t Ce qui me parat trs curieux dans l'attitude chrtienne actuelle, crivait

    il y a quelques annes dj M. Henri Gouhier, c'est l'oubli d'une notion fonda-

    mentale, celle de pch . Et cependant, observait sa suite M. Jean de Fabr-gues, cette notion, qui s'est estompe des esprits catholiques, est si essentielle l'univers que depuis un demi-sicle nous la voyons ressurgir de partout, danstoute la littrature actuelle, de Kierkegaard Georges Bataille (Acadmiedes sciences morales, 1973, 2, p. 62 et 63). Piti pour moi, Seigneur, en tabont... Lave-moi de toute malice... contre toi, toi seul, j'ai pch... Dtourne taface de mes fautes... Cre pour moi un cur pur . Cette imploration de la cons-cience, ce sentiment fondamental, ce ralisme est - la base de l'accueil fait larvlation divine, par quoi s'est approfondie la rvlation naturelle (16) et parquoi l'homme s'est enfin compris. C'est la condition inluctable de sa vraie gran-deur dans la vrit. Pourquoi tant d'hommes d'Eglise ne la rappellent-ils plusjamais ? Ont-ils peur qu'elle choque la conscience moderne ?Craignent-ils d'tre plaints ou moqus ? Pourquoi n'osent-ils plus, jamais, augrand jamais, dire qu'il y a aussi un monde au sens maudit ? Pourquoi lepch n'est plus jamais sur leurs lvres qu'une erreur ou un chec ?

    Dans son bref testament spirituel, qui fut lu au temple de l'Oratoire le jourde ses obsques, le Pasteur Boegner avait dict ces mots (24 avril 1970) : tII y adeux vrits fondamentales : celle du pch et celle de la grce... Mon pch,oui, mon pch ; mais aussi la grce : voil la vrit essentielle qui ne m'a jamaisabandonn pendant toute ma longue vie ; et quelques jours auparavant, le 5mars, il avait crit : Le mot de grce est bien celui qui enferme toutes les mer-veilles que depuis soixante-dix ans j'ai peu peu dcouvertes en Jsus-Christ .Un tel condens ne peut videmment pas suffire donner une vision compltedu Mystre chrtien (et ce testament n'y prtendait pas) ; on peut estimer aussique la tradition calviniste a mis sa marque sur l'nonc. Il n'empche que rienne subsisterait plus de l'Ecriture que l'Eglise nous transmet intacte, si ces motsde nature, de pch, de libert, de grce taient rejets, si les ralits qu'ils dsi-gnent taient contestes ou insidieusement dulcores. A peine pourrait-on par-

    (15)L'ave nir de la scie nce, pp. 354- 355 : Le mal mor al n'au ra sign al qu'u n ge de l'hu mani t.. .Moi qui suis cultiv, je ne trouve pas de mal en moi, et spontanment en toute chose je me porte ce quime semble le plus beau. Si tous taient aussi cultivs que moi, tous seraient comme moi dans l'heureuseimpossibilit de mal faire... L'homme lev n'a qu'A. suivre la dlicieuse pente de son impulsion inti-me... I(16) Cf. Newman, Grammaire de l'assentiment, trad. M.-M. Olive, DDB, 1975: Partout la religion est fonde d'une manire ou d'une autre sur le sens du pch... Ses multiples varits proclamentou impliquent que l'homme est dans une condition dgrade, servile, qu'il a besoin d'expiation, derconciliation et de quelque grand changement de nature... Comment expliquer le mystre du mal,si ce n'est en disant... qu'il y a une querelle, sans remde, une alination chronique entre Dieu et l'hom-me ?... Sans ce sens du pch pour l'homme tel qu'il est, il n'y a pas de religion authentique. Autrementce n'est que contrefaon ; et c'est la raison pour laquelle cette soi-disant religion de la civilisation et dela philosophie est une si grande drision (p. 475, 481, 483).

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    Communio, n II, 4juillet 1977 Loi de nature et thologie

    Albert CHAPELLE :

    Loi de nature et thologie

    La nature ne doit pas s'entendre superficiellement commeun obstacle la logique de la charit, mais comme unedimension indiscutable de celle-ci. Le Christ, en tant quesecond Adam, comprend toutes choses, et dans notre nature,son dessein de divinisation.

    NOUS n'entendons pas ici discerner le rle de la Loi dans la Rvlation,

    ni - non plus nous interroger philosophiquement sur sa ncessitcomme forme de la libert thique, personnelle et sociale. Notre attentionse porte tout entire sur la spcificit de la loi naturelle.

    Nous entendons en proposer une intelligence thologique chrtienne.

    Notre position est simple : c'est l'intrieur de la Rvlation de Dieu que la loi naturelle tout comme l'homme trouve sa pleine signification. LeDon de Dieu l'homme ne l'vacue pas, mais plutt le prsuppose.Davantage, l'Esprit Saint donn dans l'Eglise manifeste la pleine vritdu Christ et en lui la vrit humaine naturelle de l'homme (1).

    Nous introduirons notre propos en critiquant la notion ngative de la Nnature . Elabore en raction contre un certain rationalisme des tempsmodernes, cette conception est thologiquement insoutenable et philo-sophiquement dcevante.

    Nous montrerons ensuite comment la rvlation chrtienne de la loiaccomplit et prsuppose la vrit rationnelle de l'homme.

    Brivement, nous esquisserons la rationalit spcifique de la loi propre la nature humaine.

    Nous indiquerons en conclusion la mission de l'Eglise en la matire (2),

    (1) Cf. H. Souillard, a Autonomie humaine et prsence de Dieu , dans Etudes, 1967,p. 689707.

    (2)Cf. J.-M. Hennaux, Les fondements dogmatiques de l'agir chrtien,Institut d'EtudesThologiques, Bruxelles, 1971, ch. III, La loi naturelle, p. 109-126.

    Une conception ngative de la nature

    Il importe au pralable d'car ter ce qui n'es t que la car icature de laloi de la nature. Il s'agit en d'autres termes de rcuser les conceptionsngatives de la loi naturelle. C'est en effet le plus souvent par une nga-tion, une diffrence qu'elle se trouve aujourd'hui entendue. Ce n'est pas icile lieu de dvelopper la gense dans notre modernit de cette ngation.Relevons-en seulement quelques types ; ils nous en manifesteront toutensemble l'incohrence et la force.

    La loi naturelle est souvent entendue, notamment dans tous les domai-nes qui concernent le corps humain, comme une loi biologique. On afait abstraction du corps vivant : c'est plutt de physiologie, voire d'ana-tomie qu'il serait alors question. Personne cependant ne prtendra dans lavie quotidienne rduire le corps et ses exigences, ses dsirs et ses man-ques, au pur biologique.

    La nature est aussi le ngatif de la culture, voire du langage et de lasocit. Une confusion trop entretenue entre droit naturel et loi naturelle

    peut ici donner le change. Le droit naturel demande normalement un cer-tain consensus social plus ou moins large, plus ou moins explicite. Parloi de nature, nous entendons ici une condition plus radicale des hommesque nous sommes : leur vouloir-vivre-ensemble, le dsir, le projet parfois

    impossible de la communication. La loi de la nature est invoque au nomd'un refus de l'injustice des lois de la cit, comme l'appel une commu-naut des nations et des cits. Car il est vain, au nom du socio-politique,de nier ce qui le fonde : il appartient la condition humaine, la loi de lanature de l'homme, de vouloir vivre ensemble.

    La nature est encore oppose l'histoire. Qui pourtant prtendra,raisonnablement et en fait, rcuser toute porte et toute signification l'interaction des liberts humaines qui font l'histoire ? Beaucoup hsi-teront avant d'affirmer avoir dcouvert le secret de l'histoire ; peu refuse-ront de chercher le sens des vnements. Il n'y a peut-tre que des sens l'histoire ; mais comment reconnatre l'histoire quelque raison, sifragmentaire qu'elle soit, sans la rfrer quelque mesure ?

    La nature est aussi ce contraire sur lequel dialectiquement se gagnentnos liberts. Etre libre se rduirait l'effort de se librer ; c'est la nature

    que l'homme arracherait sa libert. Qui cependant ne donne ce termepar foi s incant ato ire un con tenu qu' il ds ire gag ner pour le ret eni r oupour le partager ? Reconna tre la libe rt quelque contenu que ce soit ,ce n'est pas la rduire la nature qu'elle a nie ; c'est simplement endcouvrir la condition humaine.

    C'est encore au nom de la personne que se trouve extnue la nature.La rciprocit des personnes serait la norme proprement humaine detoute vie morale. Ici encore, cette rciprocit est-elle sans condition, niconomiq e, ni politique ? Et si la rencontre des personnes ne s'oprequ'en certaines conditions qui la mesurent, n'est-il pas vrai encore que

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    Albert Chapelle

    seules ces conditions permettent et donnent nos liberts incarnes des'engendrer les unes les autres, de se rencontrer et de se partager ?

    D'autres enfin ont oppos nature et surnaturel. Ils ont tenu tout aumoins juste titre distinguer l'un de l'autre ; mais ce fut parfoisdans des conditions telles que la thologie traditionnelle ne pouvait pluss'y reconnatre. Si la grce, disait Thomas d'Aquin, accomplit la naturesans la supprimer, que penser de ceux qui, pousss par des logiques spi-rituelles souvent inaperues, ont cru attester la transcendance de la grce

    de l'Esprit en dniant notre nature d'homme son sens et sa valeur ?Toutes ces ngations dterminent aujourd'hui dans la culture ambiantela reprsentation commune de la nature. La nature , c'est le biologiquequi n'est pas le corps, c'est le donn primitif prculturel, c'est ce surquoi se gagne et s'difie l'histoire ; la nature n'est libre que si elle se trouvenie ; elle n'est personnelle que dans la mesure o elle ne serait aucunement

    prsuppose. Sa mise mort serait comme la seule condition del'panouissement de la vie spirituelle, surnaturelle. Nous le soulignonsencore ; ces diverses conceptions n'ont qu'un trait commun : la ngation quis'y exerce. Par l elles se renforcent culturellement, affectivement les unes lesautres mme si, rationnellement, elles se veulent incompatibles, et lesont.

    Dans une telle mle, il n'est point difficile de se trouver des armesdans les prcdents historiques. On invoquera les Stociens ou Ulpien,Spinoza ou Leibniz, Kant ou Hegel, ou que sais-je ? Nous n'entendons

    pas reprendre cette histoire , ni non plus cla irer ic i cette logique du ngatif.Plus simplement, nous voudrions tenter un effort pour montrer en posit if la

    porte thologique et donc spcifiquement humaine de la loi de nature,ref sa ncessit et sa vrit.

    A cet effet, nous dgagerons dans l'conomie de la Rvlation ce quifonde et claire thologiquement la vrit proprement humaine de la loithique immanente notre libert. Nous suggrons une triple dmarchequi manifestera la ralit cre, thique, et autonome de la raison prati-que inscrite dans la libert humaine. Cette triple dmarche est tholo-gique. C'est dans la loi du Christ, loi de l'Alliance et loi de l'Esprit que notre

    libert cre se dcouvre donne elle-mme en sa plus humaine vrit.

    La Rvlation de la loi et la loi de nature

    A. Loi du Christ et loi de nature .

    L'Ecriture Sainte ne parle gure de nature, pas plus qu'elle ne parledu cosmos : elle invoque la cration appele rendre gloire Dieu. C'estle ciel et la terre qui sont invoqus comme les tmoins universels et per-manents de l'Alliance noue par Dieu avec son Peuple. Cette donnenous invite mditer le concept de loi naturelle partir du mystre de

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    Loi de nature et thologie

    la cration. Nous avons t crs et nouveau- recrs dans le Christ : laloi de notre nature humaine est celle de notre condition de cratures.

    La condition originelle et premire de l'homme est aussi mystrieuse etcache nos yeux que l'est l'ultime accomplissement promis. L'annonce del'Evangile de l'esprance inscrite par le Christ au coeur de la crationnouvelle atteste par surcrot que l'homme est sa cration premire. Rgnrs

    par le Premier-N d'entre les morts, c'es t finalement en Lui, Image duDieu invisible, que nous avons t mis au monde : en Lui, Premier-N

    de toute crature. La nouveaut unique, irrductible et insurpassable de Jsus-Christ, est inscrite dans l'histoire du salut comme l'accomplissement de la

    promesse faite Abraham et dj inscr ite en l'homme, en Adam mme.En nous recrant dans le Christ, Dieu nous donne par sa misricordel'intgrit de la vocation inscrite en notre condition premire. C'est danscette rvlation de la tendresse et de la bont de notre Dieu, c'est enJsus-Christ, le Fils unique et le Frre universel, c'est dans le Fils del'Homme que se trouve rvle nos yeux de chair la vrit humaine del'homme. Cette vrit premire et dernire de ce que nous sommes se laissecontempler par le regard de la foi port sur Celui qui nous fut un jourmontr : Voici l'Homme (Jean 19,5). Ce que l'homme est de par sanaissance (nasci, natura), dans sa cration premire en Adam, se trouvemanifest et accompli dans cet homme dfigur et insult qui estl'Homme nouveau, l'Homme parfait. Personne n'est aussi humainement

    homme que le Christ Jsus notre Seigneur car il l'est divinement. Commenous sommes recrs dans le Christ, c'est en Lui que nous avons tcrs. C'est dans le Christ que se dcouvre la loi de notre nature humaine :la loi de nature est la loi inscrite en notre cration.

    Toute chose tient par lui, et c'est par lui et pour lui que tout a t fait.Rien n'est par l rejet de ce que la cration cosmique et historique com-

    porte de rationalit immanente. Rien n'est en lui extnu de la vrit spcifiqueet de la consistance propres chaque crature. Au contraire. En lui, lescratures sont renouveles en leur intgrit premire. En lui, les tres etles choses, les mots et la raison, le souffle et l'esprit ont la consistance

    propre de leu r cr ati on. La condit ion nat ive de l'homme, comme laforme propre de chaque tre se trouvent rationnellement et humainementassures d'autant qu'elles ont consistance dans le Christ qui les sauvedu nant, de la mort, de l'ternelle perdition. Confesser la gloire duChrist, par qui et en qui nous avons t crs et recrs, c'est attester le sens etla valeur, la rationalit et la bont de toute cration. De la ntrenotamment.

    La loi naturelle appartient ainsi la condition originaire de l'hommecr. C'est niveau d'homme qu'elle se laisse discerner. Sa rationalita la dignit et la prcarit de la condition humaine. Celle-ci se trouve sauve, et

    pour l'ternit, dans le Christ. La loi de notre nature se trouve ternellementconfirme et, pour tout le cours difficile de notre histoire, jama isassure de notre cration en Jsus-Christ, de notre recration l'image duDieu invisible.

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    B.Loi de l'Alliance et loi de nature

    Mais c'est trop peu que de considrer la nature de l'homme, la condi-tion humaine et ses lois originaires la lumire de notre cration. Carcelle-ci est en elle-mme Alliance noue avec l'homme par Dieu (dansl'initiative gnreuse de sa paternit). La nature de l'homme n'est passeulement cre et recre comme toute chose en notre Seigneur Jsus-Christ. C'est la nature d'un tre convoqu l'Alliance par Dieu qui l'a

    aim le premier. La loi de la nature humaine n'est donc pas seulementla rationalit immanente notre condition de crature ; elle est encoreet tout ensemble celle d'tres personnels et libres appels devenir, entant que tels, les partenaires du Dieu de l'Alliance. Car en nouant l'Al-liance avec son Peuple en Adam dj, dans le Christ, nouvel Adam jamais, Dieu suscite la rponse libre et aimante de l'homme. La Loide l'Alliance prsuppose donc des hommes naturellement libres et capa-bles de Dieu.

    Faut-il s'tonner que les Dix Paroles donnes au Peuple d'Isralreprennent les donnes originaires inscrites dans l'Alliance noachiqueet adamique ? Les dterminations premires et fondamentales de notrelibert ont t inscrites en nous par Dieu avant toute histoire a priori :la rationalit immanente . nos liberts humaines est inscrite en notrecondition charnelle, sociale et historique par le geste o Dieu gratuite-

    ment nous arrache au nant.Aussi la loi naturelle est-e lle loi thique ; la vrit rationnel le de la

    nature humaine est toujours loi morale. Thomas d'Aquin dniait touttre irrationnel la possibilit de l'immanence sa nature d'une loi deraison. Seul l'homme, participant par sa raison la Providence de Dieu,peut devenir ouvrier de cette Providence et dcouvrir en lui sa propreloi raisonnable et morale. Parler de loi naturelle, c'est donc voquerl'homme devant Dieu, responsable devant Dieu de ses frres et de lui-mme. La loi thique a t cre en nos coeurs pour l'Alliance qui nousfait libres les uns pour les autres, les uns avec les autres, pour Dieu. C'esten cette Alliance divine que la libert thique de l'homme se dcouvrerconcilie et libre pour son intgrit premire. C'est dans . le sangde l'Alliance nouvelle et ternelle que la loi naturelle apparat comme la

    norme rationnelle de la croissance spirituelle et corporelle de nos libertsresponsables de l'dification du corps social et individuel de l'humanitdans l'Homme nouveau, Jsus-Christ.

    La loi de notre nature est celle de notre cration ; elle est loi thiquervle et restaure dans l'homme par l'Alliance noue et renouvele parDieu, notre Pre, notre Crateur. Tout a t cr dans le Premier-Nde toute crature, Premier-N d'entre les morts : tout nous est donnen lui pour discerner humainement la forme de cette loi de nature ins-crite originairement en notre condition humaine. Le ciel et la terre sontappels tmoins de l'Alliance noue, dfigure et toujours restauredans l'conomie du salut par Jsus-Christ : toute l'histoire n'est pas de

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    trop pour que l'homme y discerne progressivement, au rythme de sondevenir spirituel, les donnes de sa condition de crature, de sa condi-tion de libre partenaire de Dieu.

    C. Loi de l'Esprit et loi de nature

    C'est la prsence et la force de l'Esprit Saint qui, dans le monde etl'histoire, donnent l'homme cr et recr, convi l'Alliance et sonternelle nouveaut, de dcouvrir dans le Christ et la paternit de Dieul'intime secret de sa condition originaire. Comme l'Esprit Saint a rpandula charit en nos coeurs, il y a aussi inscrit, en les changeant en coeurs dechair, la loi de Dieu, la loi de l'Alliance. C'est l'Esprit Saint qui nous estdonn comme le tmoin et l'acteur de notre nouvelle et dernire recration.C'est l'Esprit Saint qui nous donne d'accomplir la loi :

    Devenez saints comme Je Suis saint (Lvitique 19,1) ; d'aimer commenous avons t aims. C'est l'Esprit Saint qui nous donne d'tre hommestels que nous l'avons t, tels que nous le sommes en notre propre cration.

    L'Esprit Saint nous donne d'tre libres, divinement et humainementlibrs pour rpondre la charit de notre Dieu, car l'Esprit de Dieu sejoint l'esprit de l'homme pour donner celui-ci d'tre humainement

    homme, en toute libert. Comme la loi de l'Esprit a t inscrite en noscoeurs par celui qui nous unit par le Christ au Pre de la gloire, ainsil'Esprit nous a-t-il t donn comme celui qui nous conjoint notretre le plus intime et nous le rvle en sa vrit humaine comme libertautonome. et incarne, voue par vocation premire au vivre-ensemble,convie par d'autres liberts humaines faire l'histoire, apte dchiffrer aucours des ges les mots secrets et les inspirations profondes qui donnent l'homme de devenir vritablement homme, en se sauvant de l'inhumain.

    Comme la cration nous suscitait du nant, comme l'Alliance noussupposait et nous faisait libres, le don de l'Esprit nous reconnat et nousrend agissants et intelligents : l'homme ralise thoriquement et prati-quement, dans son histoire difficile et mouvemente, la vrit naturellede sa condition humaine et l'appel thique inscrit dans sa vocation l'Alliance.

    A travers les signes ambigus qu'il donne et reoit de lui-mme, l'hommea pu rflchir sa condition de crature : il la dcouvre en propre quand il setrouve nouveau recr dans le Christ Jsus. Notre libert thique s'estcherche ttons ; elle se trouve quand elle reconnat, perdue, la bontdu Pre qui la convie dans l'Alliance devenir partenaire de sa tendresse etde sa bont. L'autonomie de l'homme vacille entre le surhomme etl'inhumain ; dans sa nouvelle naissance dans l'Esprit, l'homme dcouvre lesfidlits de sa condition naturelle de crature libre, thique et autonome.

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    L'Esprit Saint implique et fortifie en nous la loi et l'autonomie de notrenature premire. Il restaure nos esprits et nos corps mortels en les rendant leur condition native de cratures de Dieu et la libert thique et per-sonnelle devant Dieu. L'Esprit Saint est lumire qui donne l'hommede discerner ce qu'il est comme enfant de Dieu et, par surcrot, ce qu'ilest en tant qu'homme. Il est la force qui nous donne de rpondre notrevocation divine et, par surcrot, de rpondre aux exigences inscrites ennotre condition, en notre nature humaine, rationnelle, libre, thique,

    autonome. Nous avons t appels difier le Corps du Christ : l'EspritSaint, qui prie et agit en nous, nous en donne la puissance. Nous sommes,de plus, appels difier le corps de l'humanit sociale et personnelle :l'Esprit Saint nous en donne la force et la joie tout humaines.

    Cette brve mditation sur l'conomie de la Rvlation montre la naturede l'homme, qui Dieu se rvle et se donne. La vrit humaine del'homme est celle d'une crature libre et responsable. Sa libert creimplique en elle-mme sa rationalit thique et son autonomie spcifi-que. Esquissons sommairement une rflexion ce propos.

    Loi de nature, loi de libert

    Nous avons voqu dj les prsupposs rationnels d'une telle rflexionphilosophique. Le concept de loi naturelle est anthropologiquementimpraticable sans l'affirmation de la cration de l'homme. L'tre humainest cr ; cette relation ontologique son Principe et son Terme le cons-titue en personne incarne. La cration de l'tre humain le donne lui-mme en son corps comme une libert dj affirme et encore en devenir.Cette libert fait la rfrence morale de l'homme : c'est dans sa Fin quela libert spirituelle trouve le principe de sa propre dtermination. Lalibert humaine cependant est incarne et elle est plurielle : l'hommea un corps et il vit en socit ; il est le vivant dou de langage et il faitl'histoire. La libert morale ne se dtermine pour ou contre sa fin qu'enen discernant la prsence formelle dans les objets crs de ses optionsthiques.

    Les donnes corporelles, sociales et langagires, historiques et spiri-tuelles de l'existence humaine sont remises la libert humaine commela matire et le critre de ses choix. Mais elles lui sont aussi remises com-me rfrences fondatrices de son devenir thique. Ce que sont et ce quedeviennent les hommes dpend de leurs options morales o s'institueleur rfrence ultime et originaire l'Absolu de l'Etre et l'Etre absolu ;mais ce que sont et ce que deviennent les hommes, en leur action thiqueleur est aussi donn. La libert cre est spirituelle et autonome parcequ'elle se dtermine elle-mme ce qu'elle est partir de ce qu'ellen'est pas ; mais cette rfrence rationnelle que pose la libert lui est toutensemble propose sinon impose par la ralit ontologique de sacration.

    Les liberts humaines sont cres en se donnant les unes aux autresla vie corporelle ; elles sont cres dans leurs rfrences mutuelles qui fontla socit et l'histoire. Autant de donnes offertes l'homme pour qu'il ydiscerne et y ralise thiquement la libre vrit de son tre propre. Plusprcisment, c'est en leur corps, en leur ralit sociale et historiqueque la libert humaine dcouvre les dterminations originaires de sondevenir rationnel et volontaire. Dans sa rfrence thique son crateur,la libert thique ordonne ces donnes et surdtermine moralement ces

    dterminations premires o elle reconnat les indications communes etprcises de sa vocation propre et de sa spcificit de crature humaine (3).

    La libert cre dcouvre dans l'acte thique la norme o s'anticipe saFin et se commmore son Principe. Cette norme singulire et commune estd'ordre rationnel. Cette rationalit normative est inscrite dans la libertincarne et socio-historique de l'homme. La libert thique ne seconoit pas sans loi morale. La loi morale est signifie aux liberts humai-nes dans la vrit ontologique qui leur est congnitale. La loi thique dela libert cre en son autonomie ne se conoit pas sans une loi qui luisoit naturelle.

    Cette esquisse formelle fait abstraction de l'obligation, de la conscienceet de l'option qui, avec la loi, constituent l'action thique. Il est encorefait abstraction de l'histoire de fautes et de pardons o nos actes libres

    deviennent gages d'esprance. Notre seul propos tait de montrer le lienentre la rationalit morale et la condition cre de nos liberts responsa-bles. C'est en ce lien que nous dcouvrons formellement la loi moralede notre nature humaine.

    Cela peut marquer la ncessit humaine de la K loi de nature . Nousen avons indiqu dj la porte thologique dans la dispensation de lagrce. Il nous reste comme en conclusion reprer la mission del'Eglise quant la loi naturelle. Ce n'est pas la rflexion philosophiqueque l'Eglise a reue en charge ; mais en rendant fidlement tmoignage Dieu, elle dit encore misricordieusement la vrit divine et humaine

    de l'homme.

    L'Eglise et la loi naturelle

    L'Esprit Saint a t rpandu en nos curs et il a t donn l'Eglisede Dieu, pouse et corps du Christ. C'est dans l'Eglise qu'il se trouvemanifest, que son tmoignage est explicite ; c'est dans l'Eglise qu'ilest accord l'humanit, et c'est par l'Eglise que son action est agissanteen ce monde. C'est ainsi qu' la lumire de l'Esprit Saint, l'Eglise peutdire la loi naturelle. Parce qu'elle est le corps du Christ en qui subsiste

    toute crature, l'Eglise, en annonant son Seigneur et son Bien-Aim,

    (3) Cf. H. Regnier, K L'homme, nature ou histoire ? , dans Etudes, 1968, p. 447-450.

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    Al bert Chapell e

    dit aussi la vrit souveraine et aimable de l'homme, de tout homme etde tout l'homme. Parce que l'Eglise est le Peuple de Dieu choisi parmiles nations et envoy au monde jusqu' la fin des ges, elle a reu duPre la tche de dire en ce monde la libert donne l'homme, l'invitede Dieu et le chemin d'esprance o se trouve et se donne la rponseaccorde au Pre. Parce que l'Eglise est une dans l'Esprit Saint, en elleles personnes et les socits humaines reoivent le secret de leur unitpropre et de leur consistance autonome. L'Eglise, Peuple de Dieu, corps

    du Christ, temple de l'Esprit, en annonant Dieu-Trinit, annonce l'homme sa vrit proprement humaine.

    En nous disant notre cration dans le Christ, le corps du Christ nousdit qui nous sommes en vrit. En nous apprenant nous laisser rassem-bler par le Dieu du ciel et de la terre, l'Eglise atteste notre libert. Ennous donnant et nous livrant au prix du sang du Bien-Aim le don de sonEsprit, l'Eglise qui en est la demeure nous donne d'habiter en Dieu etds lors en nous-mmes, de discerner en nos chemins historiques tumul-tueux, en nos socits difficiles, en nos corps dchirs dj de mort eten nos coeurs blesss par le pch, l'intgrit originaire et ultime, lalumire et la force qui nous laissent reconnatre la loi autonome de notre ,croissance humaine.

    Il appartient l'Eglise et elle seule, car elle seule est temple de l'Es-

    prit, pouse et corps du Christ, Peuple de Dieu, de dire l'homme sa plusnaturelle vrit. Toute instance humaine peut noncer des lois. La poli-tique dit le droit. L'conomique impose ses rgles : elles peuvent tred'airain. La famille. transmet ses coutumes et ses hritages et son esprit.L'Eglise, corps du Verbe crateur et crucifi, ressuscit et recrateur,nous dit notre condition originelle de crature. Seule l'Eglise, rassembleen Alliance comme le Peuple de Dieu, peut nous dire la puissance denotre libert humaine et ses lois qui en mesurent et en expriment, en vritdivine et humaine, la charit et l'amour. Seule l'Eglise, temple del'Esprit Saint, peut nous donner lumire et force pour nous reconnatrecrs, thiquement libres, autonomes et aimants. L'Eglise est sacrementde l'unit de Dieu avec l'humanit ; sacrement de Dieu, elle est aussi lesacrement du monde, le sacrement de l'homme. C'est dans l'Eglise quel'homme se voit accorde et atteste la vrit humaine de son humanit :

    la loi de sa nature.C'est en ce qu'il a de singulier et d'originel que le mystre chrtien

    dploie la vrit, commune tout l'homme, tout homme. ,Quand ilmanifeste dans le Christ l'accomplissement spirituel de l'homme, le chr-tien dit la vrit naturelle, humaine de l'homme. Et c'est pourquoi l'Egli-se recourt opportunment au concept thique de loi naturelle pour nousdire notre chance d'tre des hommes, grce la misricordieuse intgritet l'innocence restaure de la personne humaine cre dans le Christ,allie au Pre, habite par l'Esprit.

    Dans le monde o le mystre de Dieu-Trinit apparat de plus en plus

    irrductible la loi du monde, o le mystre trinitaire de l'Eglise se trouve

    forcment bafou par le Prince de ce monde ; dans un monde o l'hommeest comme arrach l'intimit aimante et bienheureuse de son Crateur,de son Rdempteur, de son Sauveur ; dans un monde o l'homme arrach l'intimit de Dieu trinitaire se dcouvre exil de sa propre intimit,il importe de dire la dignit de l'homme. La naissance e