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Comprendre l'économie : 1. Concepts et mécanismeslivre.fun/LIVREF/F4/F004097.pdf · nouvelle fois à ce projet ambitieux de vulgarisation des savoirs. Le découpage retenu offre

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ÉCONOMIE ET POLITIQUESDE LA CULTURE

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LE PATRIMOINEPOURQUOI, COMMENT, JUSQU’OÙ ?

Problèmes économiques invite les spécialistes à faire le point

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Direction de l’information légale et administrative26, rue Desaix75015 Paris

Rédaction de Problèmes économiquesPatrice Merlot (rédacteur en chef)Olivia Montel(rédactrice en chef des hors-série)Markus Gabel (rédacteur)Stéphanie Gaudron (rédactrice)

Secrétariat de rédactionAnne Biet-Coltelloni

PromotionAnne-Sophie Château

SecrétariatPaul Oury

29, quai Voltaire75344 Paris cedex 07Tél. : 01 40 15 70 [email protected]://www.ladocumentationfrancaise.fr/revues-collections/ problemes-economiques/ index.shtmlAbonnez-vous à la newsletter

AvertissementLes opinions exprimées dans les articles reproduits n’engagent que les auteurs

Crédit photo :Couverture : Corbis© Direction de l’information légale et administrative. Paris, 2015

Conception graphiqueCélia Petry Nicolas Bessemoulin

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L’ÉCONOMIE AU CŒURDU DÉBAT PUBLICNous vivons dans un monde où l’économie est omniprésente : pas un jour sans queles prévisions de croissance, les chiffres du chômage ou du déficit public ne fassentl’objet d’un traitement dans les médias. Ces dernières années ont été particulièrementriches en événements, puisque l’économie mondiale, et particulièrement la zone euro,traverse depuis 2008 une ère de turbulences. Clef d’analyse de nombreux problèmesde société, la compréhension des rouages de l’économie constitue un impératif majeurpour tous les citoyens. Il n’est donc pas surprenant que la question de la diffusion desconnaissances économiques prenne une place aussi importante dans le débat public.

Avec cette série « Comprendre l’économie », Problèmes économiques participe unenouvelle fois à ce projet ambitieux de vulgarisation des savoirs. Le découpage retenuoffre une première entrée par les concepts et mécanismes fondamentaux (volume 1) etune seconde par les grands problèmes économiques de notre temps (volume 2).

La réflexion des grands auteurs sur les phénomènes économiques a suscité depuisplusieurs siècles de vives controverses, qui ont progressivement construit lascience économique, et dont on retrouve l’héritage dans les savoirs contemporains.C’est pourquoi ce dossier commence par un tour d’horizon des grands courantséconomiques, en insistant sur les évolutions marquantes de la discipline au cours destrente dernières années. Les trois sous-ensembles qui suivent quittent l’histoire desidées pour se concentrer sur les savoirs fondamentaux : sont ainsi analysés les outilsde base des économistes d’aujourd’hui – externalités, imperfections d’information,théorie des jeux, instruments économétriques… –, le comportement – aux niveauxindividuel et agrégé – des principaux agents – entreprises, banques, ménages, État –,leurs interdépendances, mais également la dynamique et les mécanismes de régulationde l’économie de marché. Pour finir, l’accent est mis sur le fonctionnement et lesdysfonctionnements de certains marchés – marchés financiers, marché du travail.

Les thèmes retenus ne couvrent pas tout le spectre de l’analyse économique. Outrel’impossibilité d’être exhaustif et le manque de place, nous avons fait le choix denous en tenir aux outils fondamentaux, avec l’ambition que ce numéro ne profite passeulement aux initiés, mais également aux néophytes. Nombre d’outils classiques maistechniques, tels que le schéma IS-LM-BK, ne sont donc pas abordés ici en tant quetels. Les livraisons récentes de notre revue permettent, pour ceux qui le souhaitent,d’approfondir de nombreux points.

Olivia Montel

639150020int.pdf - Février 13, 2015 - 1 sur 144 - BAT DILA

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COMPRENDRE L’ÉCONOMIE1. CONCEPTS ET MÉCANISMESLa science économique et ses évolutionsP. 5 L’économie : une discipline à haut risque ? (Pascal Le Merrer)

P. 12 Des classiques anglais à Freakonomics : l’évolution de la scienceéconomique (Jean-Baptiste Fleury)

P. 19 Les grands temps de la macroéconomie (Bruno Ventelou et Yann Videau)

P. 26 Que reste-t-il de l’équilibre général ? (Sophie Jallais et Ozgur Gun)

La boîte à outils de l’économisteP. 33 Offre, demande et prix (Jean-Pierre Biasutti et Laurent Braquet)

P. 41 PIB et croissance économique (Thomas Fabre)

P. 50 Biens collectifs et externalités (Marion Navarro)

P. 58 Les asymétries d’information (Anne Corcos et François Pannequin)P. 65 La théorie des jeux (Nicolas Eber)P. 73 Les outils économétriques (Luc Behaghel)P. 79 La monnaie dans les théories économiques (Alain Beitone)

639150020int.pdf - Février 13, 2015 - 2 sur 144 - BAT DILA

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Les acteurs de l’économieP. 87 L’entreprise dans la théorie économique (Olivier Weinstein)

P. 94 Comment (dys)fonctionnent les banques ? (Jézabel Couppey-Soubeyran)

P. 102 Consommation/épargne : les choix des ménages (Nicolas Drouhin)

P. 110 L’intervention publique (Laurent Simula)

Fonctionnement et dysfonctionnements des marchésP. 118 Marché et marchés : une approche institutionnelle des modalitésde l’échange économique (François Vatin)

P. 125 Marchés, concurrence et réglementation (Frédéric Marty)

P. 132 Marchés financiers : des marchés proches de l’idéal concurrentiel ?(Yves Jégourel)

P. 138 Le marché du travail, un marché en mouvement (François Fontaine)

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L’ÉCONOMIE : UNE DISCIPLINE À HAUT RISQUE ?5

L’économie est régulièrement sous le feu des critiques, mais plus encore depuis la crise finan-cière de 2007-2008. Simplement incapable de prévoir les phénomènes économiques pour certains, elle serait d’autant plus dangereuse pour d’autres du fait d’un discours « impéria-liste » et de son influence sur les décideurs politiques. Pour d’autres encore, elle serait immorale, légitimant la « marchandisation » du monde et les comportements de l’homo oeco-nomicus. Faisant le point sur ces griefs, Pascal Le Merrer montre que la discipline a su en partie y répondre et évoluer vers plus de réalisme. Loin de rester cantonnés à l’élaboration de modèles abstraits, les économistes orientent leurs recherches vers des sujets qui sont au cœur des problèmes économiques contemporains.

Problèmes économiques

L’économie est dans une période singulière.D’un côté, les économistes français sont àl’honneur avec le prix Nobel de Jean Tirole,le succès international du livre de ThomasPiketty1, la présence de sept Français dansla liste du FMI des vingt-cinq « économistesâgés de moins de 45 ans qui exerceront, aucours des prochaines décennies, le plus d’in-fluence sur notre compréhension de l’éco-nomie mondiale2 ». Dans le même temps, onvoit se développer un débat sur le rôle deséconomistes qui auraient pris la place desphilosophes, des sociologues, des historiens,comme le dénonce par exemple Marcel Gau-chet (cf. Zoom).

Sous le feu de la critiqueL’économie est souvent critiquée, mais avecdes arguments quelque peu contradictoires.D’un côté, il lui est reproché l’irréalisme deshypothèses et des raisonnements qui sous-tendent ses modèles. D’un autre côté, on prêteun pouvoir énorme à cette discipline qui légi-timerait une marchandisation du monde.

Des hypothèses et des modèlesirréalistes

Steve Keen (2014) illustre la première catégo-rie de critiques quand il dénonce les erreurslogiques d’une théorie fondée sur le calculrationnel des agents incapable de décrire laréalité et encore moins d’anticiper des phé-nomènes comme les crises économiques.C’est l’analyse néoclassique qui est au centrede cette critique, avec le comportement de

L’économie : une discipline à haut risque ?

 PASCAL LE MERRER

Professeur d’économie à l’ENS de Lyon Directeur des Journées de l’économie

[1] Piketty T. (2013),Le Capital au XXIe siècle,

Paris, Le Seuil.

[2] FMI (2014),« La génération

montante », Financeset Développement,

septembre.

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6Problèmes économiques FÉVRIER 2015

l’offreur et du consommateur, la concurrencepure et parfaite, la rémunération des facteursde production à leur productivité marginale,l’équilibre général walrasien, les anticipa-tions rationnelles. Pour Steve Keen, c’est lemodèle de coordination parfait grâce auxprix flexibles permettant d’équilibrer tousles marchés qui doit être dénoncé. Mais ilsous-estime que la théorie néoclassique estcompatible avec une grande variété d’arran-gements institutionnels : elle ne se limitepas à produire un discours justifiant le libremarché. En revanche, cet auteur dénonce àjuste titre le problème de la dichotomie entreles variables réelles et les variables finan-cières dans la théorie néoclassique, ce qui leconduit à proposer « un modèle monétaire ducapitalisme ».

Une discipline immorale

Timothy Taylor (2014) examine l’autre typede critique. Il rappelle que « les économistespréfèrent éluder les questions morales. Ils seplaisent à dire qu’ils étudient les arbitrages,les incitations et les interactions, et qu’ilslaissent les jugements de valeur au processuspolitique et à la société ».

Toutefois, Jean Tirole (2014) précise : « Auxyeux des économistes, le marché est un puis-sant mécanisme d’allocation des ressources.Cependant, bénéficier de ses vertus requiertsouvent de s’écarter du laisser-faire. De fait,les économistes ont consacré beaucoup derecherches à l’identification de ses défail-lances et à leur correction par la politiquepublique. Mais les philosophes, les psycho-logues, les sociologues, les juristes, les poli-tistes, beaucoup de grands acteurs de lasociété civile et la plupart des leaders reli-gieux ont une vision différente du marché.Ils reprochent aux économistes de ne pastenir assez compte des problèmes d’éthique,réclament une frontière claire entre domainesmarchand et non marchand. » On voudraitpenser que les individus sont vertueux maisdès que l’on étudie les comportements addic-tifs, les actions illégales, les actes individuelsqui négligent les effets sociaux et environne-mentaux, on est confronté à la nécessité decomprendre comment agir pour favoriser descomportements prosociaux. Faut-il réglemen-ter, taxer, créer un marché, jouer sur des inci-tations non marchandes ? Toutefois, peut-onétendre le raisonnement économique à tousles domaines ? Les débats sur les soldatsmercenaires, le commerce du sexe, les droitsà polluer sont anciens, mais, aujourd’hui,on voit naître de nouveaux sujets : celui desmères porteuses, celui du commerce desorganes et du sang, celui de la brevetabilitédu vivant avec le séquençage du génome…Pourquoi alors ne pas aussi faire le commercedes droits d’immigration plutôt que de laisserles passeurs créer un marché parallèle ? Ceserait une erreur d’en déduire que l’économies’oppose à l’éthique. En fait, sur de nombreux

« LES ÉCONOMISTESSONT-ILS DES IMPOSTEURS ? »« Que s’est-il passé intellectuellementdans nos sociétés ? La montée del’économisme correspond, du point devue des sensibilités, à un changementtrès profond de la demande socialed’intelligence. Le désir d’intelligibilité aété supplanté par le souci d’efficacité d’unsystème conçu comme le seul possible.La question n’est plus de comprendre ceque sont l’homme, la société, l’histoire...La question est juste de savoir commentça marche et comment faire en sorteque ça marche mieux.

C’est en ce sens que l’expert a prisla relève de l’intellectuel. Le mot estatroce mais parlant : on assiste à unedésintellectualisation de nos sociétés.Elle va de pair avec une lecture del’existence collective réduite au droit,

à l’économie et à la technique »*.

* Marcel Gauchet, « Les économistes sont-ils

des imposteurs ? », L’Obs, 23 octobre 2014.

ZOOM

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L’ÉCONOMIE : UNE DISCIPLINE À HAUT RISQUE ?7

sujets, il faut prendre en compte des ques-tions morales quand on traite de problèmesmatériels. C’est vrai pour l’économie commepour les autres sciences sociales.

Il reste que la crainte non fondée de voir leséconomistes justifier la marchandisation dumonde révèle peut-être une autre inquiétude,celle d’une position dominante des repré-sentants de cette discipline qui conseillentles dirigeants politiques et économiques,produisent des expertises pour les grandesorganisations nationales et internationales etenfin s’expriment largement dans les médias.Ce sujet est aussi étudié comme le montrel’article récent de Marion Fourcade, Étienne

Ollion, et Yann Algan : « The Superiority ofEconomists3 ».

L’économie est-elle une science ?Le manuel de Joseph Stiglitz commencepar cette affirmation : « L’économie est unescience sociale. Elle étudie le problème deschoix dans une société d’un point de vuescientifique, c’est-à-dire à partir d’une explo-ration systématique qui passe aussi bien parla formulation de théories que par l’examendes données empiriques4. »

L’économiste construit des raisonnementslogiques qui s’appuient sur des hypothèses

L’ÉCONOMIE, UNE DISCIPLINECONTRE-INTUITIVEL’économie est une discipline contre-intuitive

depuis ses origines. Cela commence avec

Adam Smith dans La Théorie des sentiments

moraux lorsqu’il insiste sur la vanité et le

désir de s’enrichir des hommes. Il montre

que l’enrichissement de la société est

le produit des comportements égoïstes

et vaniteux des individus. Le problème

est : comment faire pour que le vice privé

devienne une vertu publique ? Il explique

que la solution est dans l’instauration d’un

régime économique qui donne libre cours

aux initiatives privées (propriété privée,

concurrence, ouverture des marchés…).

Cette approche conduit à un discours qui

est très étonnant, puisqu’il propose de se

priver de diriger l’économie. On a des unités

qui planifient leurs actions et le marché qui

coordonne ces actions. Ainsi, le pessimisme

concernant la nature humaine conduit à

l’optimisme quant aux effets économiques.

Et ce discours contre-intuitif va s’appuyer

sur une démonstration de la supériorité de

l’économie de marché pour coordonner les

intérêts individuels des agents économiques,

qui est exposée dans La Richesse des

nations. Il explique que lorsque la recherche

de l’enrichissement illimité prend la forme

de l’accumulation du capital, celle-ci perd

son caractère immoral car l’accumulation

du capital est fondée sur l’épargne qui est

une vertu. Cette analyse ne le conduit pas à

négliger le rôle de l’État comme le montre la

définition qu’il donne de l’économie politique

(cf. infra). Il consacre d’ailleurs la totalité

du livre V de La Richesse des nations aux

problèmes des dépenses et des recettes

de l’État. Pour Adam Smith, « l’économie

politique, considérée comme une branche

des connaissances du législateur et de

l’homme d’État, se propose deux objets

distincts : le premier, de procurer au peuple

un revenu ou une subsistance abondante,

ou pour mieux dire, de le mettre en état

de se procurer lui-même ce revenu ou

cette subsistance abondante ; le second,

de fournir à l’État ou à la communauté un

revenu suffisant pour le service public ;

elle se propose d’enrichir à la fois le peuple

et le souverain »*.

Pascal Le Merrer

* Smith A. (1776), La Richesse des nations, introduction au

volume II, Paris, Garnier Flammarion, 1991, p. 11.

ZOOM

[3] Voir le documentde travail 14/3 sur

http://www.maxpo.eu/publications_DP.asp.

[4] Stiglitz J. (2014),Principes d’économie

moderne, 4e éditionfrançaise, De Boeck,

p. 17.

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8Problèmes économiques FÉVRIER 2015

pour élaborer des modèles microéconomiquesou macroéconomiques qui sont confrontésaux données afin d’évaluer leur capacité àexpliquer les situations observées et à pro-duire des prévisions. Toutefois, ces théoriesn’ont pas été capables d’anticiper correcte-ment la crise financière qui s’est déclenchéeen 2007 dans une période où les macroéco-nomistes se félicitaient de la « grande modé-ration5 », c’est-à-dire de la combinaison d’uneréduction de la volatilité du cycle économiqueet d’une faible inflation.

Alan Kirman (2012) rappelle que les causesidentifiées de la crise – « défaillance desréseaux de banques, problèmes de confiance etde contagion à tous les niveaux » – étaient igno-rées par les modèles utilisés : on avait d’un côtédes modèles macroéconomiques fondés surl’idée que les marchés s’autorégulent avec desagents qui font des anticipations rationnelleset, de l’autre, un modèle de marchés financiers« fondé sur l’hypothèse des marchés efficaces :toute l’information disponible sur les actifsfinanciers est contenue dans les prix » ; enfin,le secteur financier était mal intégré dans lesmodèles macroéconomiques.

Des approches alternatives existent commele montrent les travaux de Robert Shiller, deRaghuram Rajan, de Roman Frydman ou, ducôté francophone, avec Hélène Rey, AndréOrléan, Gaël Giraud, Michel Aglietta… Maisil reste à faire un effort important pour inté-grer ces apports dans l’analyse macroéco-nomique contemporaine. Joseph Stiglitz estun exemple d’économiste qui plaide pourune reconstruction de la théorie macroéco-nomique. Dans un article récent6, il constateque la macroéconomie mainstream a étédominée par deux « églises » : la première rai-sonnait dans le cadre d’un modèle classiqueavec des marchés parfaitement flexibles, unagent économique représentatif qui formaitdes anticipations rationnelles et un secteurbancaire qui ne jouait aucun rôle ; la secondereconnaissait qu’il pouvait y avoir des rigidi-tés de prix et de salaire, sans concevoir queles défaillances de marché pouvaient allerau-delà de ces rigidités. En particulier, les

anomalies sur les marchés financiers étaientignorées, laissant ainsi dans l’ombre la crois-sance anormale de la demande des agents pri-vés par le recours au crédit. Stiglitz proposede fonder la reconstruction de la macroéco-nomie sur des hypothèses plus réalistes quiintègrent : les asymétries d’information, lesdistorsions entre les rendements privés et lescoûts sociaux, l’incomplétude des contratsnégociés qui évaluent mal les prises de risque.Les travaux théoriques qui vont dans cettedirection font apparaître qu’il peut y avoir deséquilibres multiples avec des agents formantdes anticipations différentes. L’économie peutalors se révéler instable avec des ajustementsde prix et de salaires qui aggravent la réces-sion et des effets de répartition qui induisentdes inégalités de revenu croissantes. L’enjeude cette reconstruction théorique est impor-tant car il conditionne la compréhension desmécanismes qui sous-tendent les choix depolitique économique. On le voit clairementavec les débats actuels sur les politiquesd’austérité dans la zone euro, sur l’évaluationdes multiplicateurs budgétaires, sur les stra-tégies de désendettement des agents privés etpublics, sur l’existence de trappes à liquiditéet le risque de déflation…

Finalement, comme le remarque FrançoisBourguignon (2012) : « L’économie n’est pasune science dans le sens où elle ne peut pasfournir des lois universelles et objectivesexpliquant le fonctionnement des économiesen tout point de l’espace et du temps… maisl’économie est peut-être plus scientifique qued’autres sciences humaines dans la mesure où,à partir de quelques hypothèses clairementénoncées, il est possible d’expliquer un certainnombre de phénomènes complexes. » Encorefaut-il, toutefois, partir d’hypothèses réalistes.

Vers des analyses économiquesplus réalistesLes économistes se sont éloignés du modèleabstrait de l’agent économique calculateur,rationnel, en univers certain. Par exemple,

[5] C’est le titre d’undiscours célèbre deBen Bernanke enfévrier 2004.

[6] Stiglitz J. (2014),« ReconstructingMacroeconomic Theoryto Manage EconomicPolicy », NBER Workingpaper series, no 20517,septembre.

639150020int.pdf - Février 13, 2015 - 8 sur 144 - BAT DILA

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L’ÉCONOMIE : UNE DISCIPLINE À HAUT RISQUE ?9

les travaux de Jean Tirole et Roland Bénabouont fait apparaître que nos comportementsrépondaient à plusieurs types d’incitations.Il y a évidemment les motivations extrin-sèques qui sont celles prises en compte parl’analyse économique traditionnelle – lesrémunérations ou autres formes de récom-penses qui incitent un agent à effectuer uneaction qui a un coût. Mais, comme le note JeanTirole : « La plupart des gens entreprennentdes tâches ou choisissent des actions ayantdes bénéfices privés extrêmement faibles :voter, ne pas polluer même quand on ne peutpas se faire prendre, donner à des organisa-tions caritatives, aider des étrangers, risquersa vie, etc. Ces comportements ne sont pastoujours faciles à expliquer par la théorieéconomique classique7 » car ils relèvent d’uncomportement altruiste lié aux valeurs, à laculture de l’agent économique. Ce sont lesmotivations intrinsèques. Enfin, nos actionssont aussi guidées par une troisième caté-gorie de motivation qui est celle de l’imagede soi que l’on veut renvoyer ou simplementavoir de soi-même. C’est ce que Tirole appellela motivation réputationnelle. On sait, eneffet, que nos comportements sont influencéspar le fait que l’on est observé ou non.

Si nos comportements obéissent à un systèmecomplexe de motivations, les incitations àmettre en œuvre pour obtenir un résultat ne selimitent pas à la gratification matérielle. Favo-riser la confiance et la collaboration pourraêtre déterminant. Il reste, comme le montrel’économie expérimentale, que nos compor-tements souffrent de nombreux biais. Notrerationalité est limitée : nous avons tendance àsurévaluer le présent et notre expérience per-sonnelle, nous sommes confrontés à nos iden-tités multiples (nous obéissons à différentsprocessus mentaux : cognitifs, affectifs, ins-tinctifs), nous réagissons différemment selonle contexte… Tout un débat est né, à partir destravaux d’économie comportementale, autourde ce que l’on appelle le paternalisme libéral8, c’est-à-dire l’idée que l’État devrait intervenirpar des nudges (des coups de pouce) afin decorriger les biais de comportement des agents

économiques (les inciter à ne pas fumer, àmieux choisir leur alimentation, à mieux seprotéger en prenant une mutuelle…).

Un bon exemple de la prise en compte de lacomplexité des déterminants qui guident noscomportements économiques est la nouvelleapproche de la Banque mondiale concernantla conduite des politiques de développement9. La réflexion est centrée sur les modes de prisede décision des individus avec la distinctionentre : la pensée automatique – celle quel’on mobilise le plus souvent pour les actionsrépétitives –, la pensée sociale – qui estinfluencée par ce que pensent les autres – etla pensée par modèles mentaux – qui sontdéterminés par la vision du monde que par-tagent les humains d’une même société. Ainsi,si on veut inciter les individus à épargner ou àmieux gérer des ressources rares comme l’eaupotable, il faut penser de nouvelles formesd’intervention qui s’appuient sur les modèlesmentaux, les stéréotypes, les attentes sociales,les schémas de coopération…

L’économie a donc élargi considérablementson champ d’investigation en repensant larationalité des agents, les problèmes d’incer-titude, de défaillance de marché. On pour-rait aussi faire référence aux modèles dyna-miques qui permettent d’introduire le cadretemporel absent de l’analyse statique et àl’économie géographique qui permet d’intro-duire l’espace dans le raisonnement écono-mique (problème par exemple de la polarisa-tion des activités).

Les débats actuelsPour illustrer l’apport de l’économie dansla compréhension des mutations du mondecontemporain, on peut citer quelquesexemples de sujets qui mobilisent lesréflexions des économistes.

La stagnation séculaire

La stagnation séculaire est une questionrécurrente en économie. Pendant les années1930, certains économistes tels que Alvin

[7] Tirole J. « Motivationintrinsèque, incitations

et normes sociales »,Revue économique,

2009/3, vol. 60, p. 578.

[8] Voir par exempleThaler R. et

Sunstein C.R.(2003) : « Libertarian

Paternalism », AmericanEconomic Review,

vol. 93, no 2, p. 175 à 179,et la critique d’un

« libéral », Gilles Saint-Paul : http://www.tse-fr.

eu/sites/default/files/medias/doc/wp/macro/

wp_tse_339.pdf.

[9] Le rapport de laBanque mondiale sur

le développement dansle monde 2015 a pour

sous-titre :« Pensée, société et

comportement ».

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10Problèmes économiques FÉVRIER 2015

Hansen, Benjamin Higgins, Paul Sweezy, quel’on a appelés les « stagnationnistes », pen-saient qu’il y avait un épuisement de la crois-sance quand les économies allaient vers lamaturité, ce qui leur semblait être le cas dansles années 1930-1940. De nouveau, dans lesannées 1970, cette thèse est réapparue avecla notion de stagflation, et voilà que RichardGordon l’a relancée en 2012 en s’interrogeantsur la fin de la croissance économique auxÉtats-Unis. Le sujet mobilise aujourd’hui deséconomistes réputés comme Richard Bald-win, Larry Summers, Paul Krugman, OlivierBlanchard, Emmanuel Farhi, Barry Eichen-green, qui étudient les manifestations decette stagnation séculaire, ses causes et lessolutions pour la dépasser10. Ils pointent dudoigt de nombreux facteurs : la démogra-phie, les inégalités, la déflation, l’épuisementdu progrès technique, le coût des ressourcesnaturelles, le risque climatique, l’accumula-tion des dettes. À l’opposé de la thèse de lastagnation séculaire, deux experts du MIT,Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee, estimentque nous sommes à l’aube du « deuxième âgede la machine11 ». Une troisième révolutionindustrielle serait en train de se produire,mais elle serait encore peu visible dans lesstatistiques car celles-ci n’arriveraient pas àmesurer correctement les progrès d’une éco-nomie de plus en plus immatérielle.

Les inégalités contre la croissance

Thomas Piketty n’est pas le seul à s’inquié-ter du creusement des inégalités dans lespays riches. L’OCDE et le FMI viennent depublier des études qui mettent en évidenceleurs effets négatifs sur la croissance éco-nomique. Aux États-Unis, les 10 % les plusriches accaparaient environ 33 % du total desrevenus dans les années 1970 contre environ50 % aujourd’hui. Le FMI montre que lorsqueles inégalités se creusent, les agents écono-miques en difficulté s’endettent (c’est unecomposante importante de la crise financièrede 2007-2008). De plus, si les revenus de laclasse moyenne stagnent ou régressent, il y

a un effet négatif sur la demande et donc surl’activité et l’emploi. On observe de surcroîtun affaiblissement de la mobilité sociale etune aggravation des formes d’exclusion parl’éducation, l’emploi, le logement, la santé.Les travaux actuels sur la croissance inclu-sive ou la croissance soutenable traitent desstratégies à mettre en œuvre pour réduire cesinégalités.

Autres sujets

D’autres sujets sont débattus par les éco-nomistes comme la guerre des monnaies (y a-t-il une course à la dépréciation moné-taire ?), le ralentissement du commerce international (est-il le résultat du ralentis-sement de la croissance économique mon-diale ou d’une modification des stratégies de production internationale des grandes

L’ÉCONOMIE POLITIQUEDES RÉFORMES« La conception d’une stratégie de

réformes implique aussi d’établir des

priorités parmi de nombreuses actions

possibles. Les gouvernements essaient

rarement de s’engager simultanément

sur tous les fronts. Généralement,

ils suivent plutôt ce que Dani Rodrik

appelle ˝la liste de courses˝ (the laundry

list) et choisissent les réformes qu’ils

considèrent politiquement ou socialement

faisables. Or, ce n’est pas un moyen

efficace pour réformer une économie,

car cela ne conduit pas à choisir les

réformes les plus utiles ou à tenir compte

des complémentarités qui existent entre

des décisions relatives à différents

domaines.* »

* Pisani J., Enderlein H. (2014), « Réformes,

investissement et croissance : un agenda pour

la France, l’Allemagne et l’Europe ».

ZOOM

[10] http://www.voxeu.org/sites/default/files/Vox_secular_stagnation.pdf.

[11] Brynjolfsson E. etMcAfee A. (2014), TheSecond Machine Age.Work Progress, andProsperity in a Time ofBrilliant Technologies,New York, W. W. Norton& Company.

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L’ÉCONOMIE : UNE DISCIPLINE À HAUT RISQUE ?11

firmes, ce que l’on appelle les chaînes de valeur ?), l’avenir du capitalisme (va-t-on vers une économie du quaternaire, une éclipse du capitalisme12 ?), l’économie poli-tique des réformes (cf. Zoom p. 10).

Les réflexions des économistes sont en priseavec les sujets majeurs qui nous interpellent :les défis environnementaux, la recherched’une croissance « plus juste », la régulationde la finance, la modernisation de l’actionpublique…

Conclusion : pour un dialogue fécondSi nous avons insisté sur des sujets qui fontdébat entre les économistes, il ne faut pasoublier qu’en fait « les économistes s’ac-cordent sur beaucoup de choses, dont plu-sieurs sont politiquement controversées.L’économiste de Harvard, Gregory Mankiw,en a énuméré certaines en 2009. Les idées sui-vantes ont été soutenues par au moins 90 %des économistes :

– les taxes d’importation et les quotasréduisent le bien-être économique général ;

– la réglementation des loyers réduit l’offrede logements ;

– les taux de change flottants offrent un sys-tème monétaire international efficace ;

– les États-Unis ne devraient pas empêcherles entreprises de sous-traiter l’emploi àl’étranger ;

– et la politique budgétaire stimule l’écono-mie lorsqu’il y a moins de plein-emploi ».

Et Dani Rodrik de conclure ce billet par :« Les désaccords entre économistes sont unepreuve de bonne santé. Ils reflètent le fait queleur discipline se compose d’une collectionde modèles variés, et que la correspondancedu modèle à la réalité est une science impar-faite qui laisse une grande place à l’erreur. »L’économie est une discipline vivante quidoit être accessible au plus grand nombre etd’abord à ceux qui ont décidé de l’étudier13. Reste une question : les économistes ont-ilsune idée du type de société vers lequel ondevrait converger si on réalisait les réformesqu’ils suggèrent14 ?

BOURGUIGNON F. (2012), « L’économie n’est pas unescience », L’Économie, no 55.

KEEN S. (2014), L’Impostureéconomique, Paris, LesÉditions de l’Atelier.

KIRMAN A. (2012), « La théorieéconomique dans la crise »,Revue économique, vol. 63.

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TAYLOR T. (2014), « Économieet morale », Finances etDéveloppement, FMI, juin.

TIROLE J. (2014), « L’éthiqueface au marché », Les Échos,8 décembre.

Cycle de conférences :comment raisonnent leséconomistes ? http://www.touteconomie.org/Cycle2010.

POUR EN SAVOIR PLUS

[12] Rifkin J. (2014),La Nouvelle Société du

coût marginal zéro, Paris,Les liens qui libèrent.

[13] Un exempleintéressant est

le projet :http://core-econ.org/.

[14] Voir la conférence« Visions d’économistes

et projets desociété » : http://www.

touteconomie.org/Cycle2010.

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12Problèmes économiques FÉVRIER 2015

Le terme « science économique » émergeseulement au XXe siècle, remplaçant pro-gressivement celui d’« économie politique »,lequel accompagnait la discipline depuis lafin du XVIIIe siècle. Même si les auteurs duXIXe affichaient certaines prétentions scienti-fiques, l’évolution du terme illustre bien lesprofonds changements qui ont bouleverséla discipline depuis deux siècles. En effet,l’économie a évolué vers plus d’abstrac-tion et de mathématisation, en dépit de cri-tiques et oppositions régulières. Elle sembleaujourd’hui stabilisée autour d’un noyaudur issu de la microéconomie néoclassique.Et lorsque les économistes voulurent inté-grer dans leur approche des considérationspour le monde « réel » et les faits, ils le firentrarement du point de vue de l’histoire, maisplutôt en référence aux sciences « dures ». En

témoignent l’usage croissant des statistiquesdurant l’entre-deux-guerres, l’émergence del’économétrie dans les années 1940 ainsi quede l’économie expérimentale dans les années1980. Les transformations de la définition del’économie accompagnent logiquement cetteévolution : d’une discipline définie par sonchamp d’analyse (la production, la consom-mation et la distribution des richesses), ellefinit par ne se distinguer, désormais, desautres sciences sociales que par une méthodescientifique fondée sur la microéconomie etla théorie des jeux.

De l’économie politique des XVIIIe et XIXe siècles à la science économique contemporaine, la discipline a connu de profondes transformations. Celles-ci concernent ses méthodes – l’usage de la modélisation mathématique s’est généralisé –, mais aussi son domaine d’analyse et par suite sa définition même : alors que l’économie politique s’intéressait à la production, la consommation et la distribution des richesses, l’économie contemporaine a étendu ses objets d’étude à l’ensemble des comportements humains et ne tire plus sa spécificité que de ses méthodes et outils. Et, si elle s’est confrontée aux faits, c’est par le recours croissant aux sta-tistiques et à l’expérimentation et non par l’analyse des faits historiques. Des classiques anglais à l’économie empirique contemporaine, en passant par la macroéconomie keyné-sienne et la constitution de l’hégémonie néoclassique, Jean-Baptiste Fleury retrace les grandes lignes de l’évolution de l’économie depuis la fin du XVIIIe siècle.

Problèmes économiques

Des classiques anglais à Freakonomics : l’évolution de la science économique

 JEAN-BAPTISTE FLEURY

Maître de conférences à l’IUT de Cergy-PontoiseChercheur au laboratoire THEMA

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DES CLASSIQUES ANGLAIS À FREAKONOMICS : L’ÉVOLUTION DE LA SCIENCE ÉCONOMIQUE13

La genèse de la scienceéconomique : l’école classiqueIl est de coutume de considérer l’ouvraged’Adam Smith, La Richesse des nations(1776), comme fondateur de la théorie éco-nomique1. Bien que novatrice, la démarchede Smith n’est pas isolée de toute influenceintellectuelle : elle s’inspire, par exemple, dela théorisation des motivations humainesélaborée par David Hume, mais égalementdes philosophes politiques tels que ThomasHobbes ou John Locke. Smith n’est pas nonplus le premier à réfléchir sur les mécanismesau cœur de la création de richesse et de sadistribution dans la société : les physiocrates,entre autres, ont développé en France unethéorie qui aborde des thèmes et des notionsconnexes. Néanmoins, si Smith est considérécomme un auteur majeur, c’est parce que sonœuvre est à l’origine de l’« école classique », àpartir de laquelle se construiront nombre denotions qui restent aujourd’hui diffuses dansle courant dominant de la discipline (qualifiéd’approche « néo-classique »).

Cette école classique n’est pas homogène etles sources de discorde entre auteurs sontnombreuses. Cependant, ce qui relie les théo-ries de David Ricardo, Robert Malthus, JohnStuart Mill, Jean-Charles de Sismondi ouJean-Baptiste Say est leur volonté d’écrireen réaction à l’ouvrage de Smith. S’étalantentre la fin du XVIIIe et le milieu du XIXe siècle(l’ouvrage de J.S. Mill, paru en 1848, marquela borne temporelle supérieure), leur contri-bution à ce qu’on appelle alors « l’économiepolitique » tente d’apporter une réponse àla question de l’organisation sociale et poli-tique d’une nation. Ainsi, l’économie est« politique » car les principes scientifiquesqui gouvernent la production et la distribu-tion des richesses, facteurs essentiels pourla prospérité du Prince et des membres de lasociété, répondent à des lois qui sont indé-pendantes du pouvoir politique (ce que lesphysiocrates considèrent déjà au milieu duXVIIIe siècle comme un « ordre naturel2 »).

Par conséquent, la notion de richesse (sacréation, l’évolution de son accumulation etde sa distribution dans le temps) est au cœurdes préoccupations des classiques. Ils déve-loppent tout d’abord une théorie de la valeurfondée sur la notion de travail. C’est en effetla quantité de travail nécessaire à la produc-tion d’un bien qui en détermine la valeur, cequ’ils appellent le « prix naturel ». Les clas-siques ont bien conscience que la rencontreentre l’offre et la demande via le mécanismede marché fixe également les prix. Mais ceux-ci ne peuvent durablement s’écarter du « prixnaturel » et ne font, au final, que graviterautour de lui.

À l’instar des physiocrates, la société que lesclassiques analysent est divisée en classes,chacune jouant un rôle distinct et recevantune rémunération propre. Les travailleursoffrent leur force de travail contre salaire.Les propriétaires fonciers louent la terrecontre une rente. Au final, l’accumulation desrichesses est assurée par les capitalistes (lesentrepreneurs), qui investissent l’épargnepour accroître la division du travail, le pro-grès technique et la production. Par le jeu dulibéralisme économique, mettant en concur-rence des individus uniquement mus parleurs intérêts propres, la liberté d’investirlà où l’on trouve meilleure rémunérationconduit la société à l’enrichissement : c’estl’allégorie de la « main invisible ». Le rôle del’État dans l’activité économique, bien queminimisé, n’est toutefois pas circonscrit auxseules fonctions régaliennes : chez la plupartdes classiques, l’État doit également inter-venir dans la création d’infrastructures, deservices publics ou la régulation de certainesindustries monopolistiques. De plus, la ques-tion des crises économiques les divise : alorsque certains, suivant Say, pensent que la pro-duction d’un bien assure, de par le revenuqu’elle génère et distribue, sa vente (c’estla « loi des débouchés »), d’autres, tels queMalthus ou Sismondi, pensent qu’une crisegénérale de surproduction peut persister.Enfin, tous ne partagent pas les craintes deRicardo concernant la baisse du taux de pro-

[1] Cf. Béraud A. etFaccarello G. (2010)

[1992]. Les deuxpremiers tomes de

cet ouvrage serventde référence pour les

présentations descourants de penséeclassiques, de Marx,mais également des

marginalistes etpremiers néoclassiques.

[2] Voir, par exemple,Say J.-B. (1829),

« Histoire abrégée desprogrès de l’économie

politique » in Courscomplet d’économie

politique pratique, vol. 2,Paris, Economica, 2010.

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14Problèmes économiques FÉVRIER 2015

fit (donc de l’incitation à accumuler), lequelserait comprimé par la hausse de la rente etdes salaires du fait d’une croissance démo-graphique forçant l’exploitation de terrestoujours moins fertiles.

Les critiques des classiquesau XIXe siècleLa critique de Marx

Une source importante de critiques des clas-siques proviendra des écrits de Karl Marx.Il leur emprunte, en particulier à Ricardo,un certain nombre d’idées, mais dans le butde les attaquer dans leur défense du capi-talisme. Marx adhère, par exemple, à l’idéeque la valeur est dépendante de la quantitéde travail nécessaire à produire un bien. Seulle travail crée de la richesse. Mais comme cesont les propriétaires des moyens de produc-tion qui ont acheté la force de travail grâce àleur capital, le salarié se voit dépossédé dela « plus-value » que son travail a permis decréer : c’est l’exploitation des travailleurs parle capital. Ce processus de création du profitincite les capitalistes à accumuler, mais cetteaccumulation mène à la concentration ducapital et tend à faire baisser le taux de profitmoyen dans une économie. De plus, le rythmed’accumulation n’est pas régulier : le systèmecapitaliste est fondamentalement instable,alternant périodes de prospérité et périodesde surproduction, synonymes de pauvreté.Récusant la loi des débouchés de Say, Marxs’interroge sur l’effondrement potentiel dusystème. Les contradictions du capitalismesont alors à placer en lien avec l’idée quecelui-ci n’est qu’un moment dans l’histoiredes modes de production. À terme, un modedifférent pourra se mettre en place, mettantau centre la coopération des travailleurs.

L’école historique allemande

Marx ne sera pas le seul à considérer queles lois économiques sont historiquement

déterminées. En effet, au milieu du XIXe siècle,les principales critiques qui s’élèvent àl’encontre de l’école classique sont le faitde théoriciens appartenant à l’« école histo-rique allemande », par exemple Gustav vonSchmoller. Pour ces économistes, la notion deloi naturelle est une chimère. Seule l’analysehistorique compte. Cette critique du scien-tisme des classiques est importante, car onla retrouve sous des formes diverses toutau long du xxe siècle, dans l’institutionna-lisme américain ou le mouvement radical desannées 1960, par exemple. Avec cette critique,venait également une critique de l’indivi-dualisme méthodologique. Les historicistesy préférèrent la notion de holisme selonlaquelle l’analyse de la société ne peut partirde l’individu, car le tout est plus grand que lasomme des parties (une notion au cœur de lafuture macroéconomie keynésienne).

Les débuts du marginalismeet l’école autrichienne

Bien que la seconde moitié du XIXe siècle soitdominée par l’école historique allemande,une série de contributions, peut-être moinsvisibles en leur temps, viennent toutefoisposer les jalons de la science économiquemoderne. Ainsi, avec le courant « margina-liste », composé de Carl Menger (Autriche),Stanley Jevons (Angleterre) et Léon Walras(France), un changement radical dans la théo-rie de la valeur s’opère. En appliquant leurapproche au célèbre paradoxe de l’eau et dudiamant, les marginalistes récusent l’argu-ment des classiques selon lequel le diamant,quoique beaucoup moins utile que l’eau, a plusde valeur qu’elle, car son extraction demandeplus de travail. Déterminée uniquement parle processus de rencontre entre l’offre et lademande sur le marché, la valeur d’un bien estdésormais celle de la dernière unité produiteet consommée (d’où le qualificatif de « margi-nal »). Autrement dit, l’eau a moins de valeurque le diamant, car l’utilité (la satisfaction) dela dernière unité d’eau est généralement plusfaible que celle de la dernière unité de dia-

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DES CLASSIQUES ANGLAIS À FREAKONOMICS : L’ÉVOLUTION DE LA SCIENCE ÉCONOMIQUE15

mant. En revanche, dans le désert, l’eau peutacquérir plus de valeur que le diamant.

Cette approche peine à s’imposer. ConcernantMenger, ses premiers travaux ne sont pasrecensés dans la revue de G. Schmoller. Il nesera reconnu que lorsqu’il s’attaquera direc-tement à la méthodologie de l’école historique,en revendiquant l’individualisme méthodo-logique et l’importance de la formulation delois exactes, abstraites et potentiellementanhistoriques. La Methodenstreit (« querelledes méthodes ») qu’il déclenche opposera ceséconomistes jusqu’à la Première Guerre mon-diale. Cependant, l’héritage de Menger n’estpas représentatif de l’héritage du margina-lisme dans son ensemble. Menger devient plu-tôt le père fondateur d’une tradition de pen-sée qui se développera en parallèle du courantdominant tout au long du XXe siècle, qualifiéed’« école autrichienne », et dont les contribu-teurs les plus célèbres seront Eugen Böhm-Bawerk, Ludwig von Mises, Friedrich vonHayek, ou Israel Kirzner. L’école autrichienneadopte notamment une position subjectiviste :l’économiste fait lui aussi partie des agentsqu’il analyse, il ne peut s’extraire de la sociétéqu’il observe, comme ce sera le cas dans lathéorie néoclassique. Les individus, bien querationnels, ne sont pas en situation d’infor-mation parfaite et complète. Dès Menger, lesAutrichiens ne s’intéressent pas à la questionde savoir quel sera le prix fixé par le marchéet les quantités précisément échangées parles individus – question qui intéresse Walras,Jevons et leurs successeurs – mais plutôt auxmécanismes par lesquels la main invisiblecoordonne les décisions individuelles et mèneà l’émergence d’institutions sociales (commela monnaie ou certaines lois) par le jeu d’unordre spontané. Le marché joue dans ces pro-cessus un rôle de producteur d’informationfacilitant la coordination des agents.

Vers une approche « néoclassique »Le marginalisme autrichien se distingue decelui de Walras et Jevons, non seulement

dans son objet d’analyse, mais également parla méthode. Menger rejette l’utilisation desmathématiques, tandis que Walras et Jevonsles placent au centre de la rigueur scienti-fique. Malgré leur faible influence immédiate,Walras et Jevons participent d’un mouve-ment plus général de mathématisation dontles travaux d’Antoine-Augustin Cournot etdes ingénieurs français tels que Jules Dupuitsont précurseurs. Ce mouvement se renforceà la fin du XIXe siècle avec, notamment, lestravaux d’Alfred Marshall, qui connurent,eux, un succès immédiat. Marshall et sescontemporains, comme, par exemple, FrancisEdgeworth et Vilfredo Pareto, développent lecourant qualifié de « néoclassique » en appro-fondissant les outils du marginalisme autourde thèmes chers aux classiques, mais queces derniers n’avaient paradoxalement quetrès peu analysés. Parmi ceux-là, le rôle dela demande et de l’offre, provenant d’agentsrationnels au comportement maximisateur,dans la détermination du prix de marché.Ainsi, après Jevons, le cadre analytique etses hypothèses simplificatrices sont raffi-nées avec l’introduction du calcul de varia-tion, des multiplicateurs de Lagrange, de lafonction d’utilité. Edgeworth développeraaussi les courbes d’indifférence, illustrantbien l’évolution (débattue) d’une théorie quipasse d’une utilité cardinale – c’est-à-dire lefait que la satisfaction d’un individu peut semesurer dans une unité qui la rendrait direc-tement comparable avec la satisfaction d’unautre individu – à une utilité « ordinale » parlaquelle une telle comparaison interperson-nelle est impossible. Avec l’utilité ordinale,la satisfaction individuelle s’analyse commeun ordre de préférences permettant de clas-ser différents biens, et dont la cartographieimplique une courbe d’indifférence.

Les néoclassiques reprennent également àleur compte la défense de la concurrence etdu capitalisme déjà présente chez les clas-siques.Ainsi, l’échange marchand est optimalau sens de Pareto, c’est-à-dire que le bien-être d’un individu ne peut être augmenté sansdiminution du bien-être d’un autre. Malgré

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16Problèmes économiques FÉVRIER 2015

les ambitions scientifiques des premiersnéoclassiques, ce résultat, très important,ne sera rigoureusement démontré que dansles années 1950 par Kenneth Arrow, GérardDebreu et Lionel McKenzie.

Les transformations de la science écono-mique à la fin du XIXe siècle ne sont pas uni-quement intellectuelles : l’économie s’ins-titutionnalise. Walras, Menger, Jevons etMarshall furent professeurs à l’université,ce qui n’était pas le cas de leurs prédéces-seurs. De plus, la communauté scientifiqueinternationale se développe, ce qui soutientl’influence croissante du néoclassicisme. Ilapparaît alors comme plus homogène que sescritiques (réformateurs radicaux, auteurs del’école historique) qui pensent que l’économiemanque de considérations pour l’histoire, lasociologie, ou le socialisme.

Néanmoins, au début du XXe siècle, le néo-classicisme qui se développe avec John BatesClark ou Irving Fisher n’exerce pas la domi-nation observée de nos jours. Jusqu’à la finde la Seconde Guerre mondiale, il subsisteraun important pluralisme au sein de la dis-cipline3. D’ailleurs, au tournant des années1920 aux États-Unis, l’institutionnalismes’impose rapidement comme un courantalternatif et influent. Les écrits de ThorsteinVeblen acquièrent une influence majeure surses leaders, à savoir Wesley Mitchell et JohnR. Commons4. Les institutionnalistes pro-posent une approche scientifique différente etprometteuse, inspirée des sciences naturellesde l’époque, mettant l’accent sur l’empirisme,la collecte d’observations et les tests statis-tiques. Ils y insèrent également les apportsde la psychologie, du droit, de la philosophieet de l’histoire. En rupture avec l’abstractiondes néoclassiques, ils étudient l’économie etle comportement des firmes, non pas commela résultante d’un ordre naturel dont il fau-drait dégager les lois, mais comme l’aboutis-sement d’une construction institutionnelle.Cette approche leur permettra d’aborder dessujets que la théorie néoclassique peine àétudier avec les hypothèses de l’agent ration-nel maximisateur, tels que les défaillances de

marché, le rôle du droit et de la réglementa-tion économique (en particulier des servicespublics), celui des syndicats et des relationsde travail. Préoccupés par la réforme socialeet la résolution de problèmes concrets, cesauteurs seront notamment influents au seindu Brain Trust de Franklin Roosevelt, lors duNew Deal.

La stabilisation de la scienceéconomique après la Seconde GuerremondialeMalgré tout, l’institutionnalisme perd pied àpartir de la fin des années 1930. En effet, surle terrain scientifique, l’approche de JohnMaynard Keynes s’impose progressivement,car elle permet de comprendre les maladiescontemporaines de la dépression et du chô-mage. Keynes raisonne dans un cadre macro-économique plus large, considérant des gran-deurs agrégées. En particulier, la demandeglobale d’un pays est composée de la consom-mation des ménages et de l’investissement desentreprises, mais également des commandespubliques à ces mêmes entreprises. Si l’inves-tissement privé venait ainsi à se contracter et,avec lui, la demande et l’offre globales, l’Étatpourrait se substituer aux entreprises afin desoutenir l’activité pour éviter la dépression etle chômage de masse. Keynes contribue éga-lement à développer les instruments statis-tiques compatibles avec cette approche : lacomptabilité nationale émerge.

Force est de constater que la Seconde Guerremondiale apporte son lot de bouleversementsmajeurs. En effet, la plupart des économistessont réquisitionnés pour l’effort de guerre, enparticulier aux États-Unis. Ils développentalors leurs compétences théoriques et statis-tiques pour rationaliser la production mili-taire, l’efficacité de l’armement, la gestionde la demande globale et des prix. La nou-velle orthodoxie d’après-guerre émerge deces changements. Les économistes, à l’imagedes physiciens, construisent désormais des

[3] Cf. Morgan M. etRutherford M. (1998),From Inter-WarPluralism to Post-War Neoclassicism, supplément annuelde History of PoliticalEconomy, vol. 30,Durham, DukeUniversity Press.

[4] Cf. Rutherford M.(2000), « InstitutionalismBetween the Wars »,Journal of EconomicIssues, vol. 24.

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DES CLASSIQUES ANGLAIS À FREAKONOMICS : L’ÉVOLUTION DE LA SCIENCE ÉCONOMIQUE17

« modèles ». En particulier, ils approfon-dissent de manière concomitante le cadreanalytique néoclassique walrassien (repré-sentant l’équilibre général issu d’une multi-tude d’agents rationnels aux comportementsinterdépendants), les outils de statistiqueappliquée (l’« économétrie »), mais égalementle « keynésianisme de la synthèse », qui tra-duit les principaux apports de Keynes dansun cadre néoclassique moyennant quelqueschangements d’hypothèses. Les économistesaméricains et, plus précisément, ceux dela Cowles Commission et du MIT (KennethArrow, Lawrence Klein, ou Paul Samuelson)jouent un rôle central dans ces développe-ments. Dans un contexte de guerre froide,la mathématisation croissante permet auxéconomistes de faire passer le message key-nésien, concernant l’intervention de l’État,sans soulever trop de suspicions. Le keyné-sianisme de la synthèse gagne une nouvellefois en respectabilité au cours de la décen-nie 1960, lorsque ses enseignements serontdirectement appliqués dans la politiqueéconomique de nombreux pays. En plus defaire partie des conseillers de John Kennedy,Samuelson jouera un rôle clé dans la diffu-sion de cette orthodoxie par le biais de sonmanuel, Economics, qui devient rapidementun best-seller à une période marquée par lamassification de l’enseignement supérieur.

À l’orée de la guerre froide, les critères descientificité ont changé : les sciences socialesdoivent pouvoir produire des propositionsidéologiquement neutres et vérifiables empi-riquement. Le complexe militaro-industrielaméricain et les fondations philanthropiquessoutiennent ainsi une recherche mathémati-sée qui mène, notamment, au développementde la théorie des jeux, branche des mathéma-tiques développée par John von Neumann etqui étend l’analyse du comportement ration-nel aux interactions stratégiques. Cette théo-rie sera rapidement assimilée par les micro-économistes néoclassiques. La microéconomies’impose également dans le domaine de l’éco-nomie du travail, un des derniers bastions del’institutionnalisme, en particulier à la suite

des travaux d’économistes de Chicago. L’und’eux, Gary Becker, fait de sa refonte de l’éco-nomie du travail le socle lui permettant d’étu-dier la discrimination, le mariage ou le crime.Les années 1960 voient ainsi se développerl’« impérialisme de l’économie » menant à ladisparition des frontières séparant la scienceéconomique des autres sciences sociales. Lascience économique ne se définit alors plusque par sa méthode : l’offre, la demande etle comportement rationnel peuvent analyserdésormais les problèmes de droit, d’anthro-pologie, de sociologie, de science politique, etmême les comportements animaux.

La rationalité des individus fait égalementson retour en force en macroéconomie autournant des années 1970. À cette époque,l’échec récurrent des politiques de relancekeynésiennes soutient la critique de l’écolede Chicago, en particulier celle de MiltonFriedman et Robert Lucas. La modélisationde Lucas, notamment, introduit la notiond’« anticipations rationnelles » afin de rendrecompte du phénomène de stagflation ren-contré dans la plupart des économies occi-dentales après le choc pétrolier de 1973. Sesfondements microéconomiques définiront lanouvelle orthodoxie académique. Durant ladécennie 1970, ce revirement de la penséeaccompagne une tendance sociale plus géné-rale conduisant à la remise en cause de l’in-terventionnisme étatique. Avec les électionsde Ronald Reagan et Margaret Thatcher, lesidées de dérégulation, de décentralisation etde privatisation marquent le retour en forcedu libéralisme économique, soutenu, entreautres, par l’école de Chicago (cf. Backhouseet Fontaine, 2010).

Un tournant empiriqueDepuis les années 1970, la discipline sembles’être stabilisée autour d’un noyau dur faitde microéconomie, de théorie des jeux etd’économétrie. Qu’il considère des situationsd’asymétries d’information ou qu’il se rangeau côté des « néokeynésiens », le macroécono-miste a vu sa discipline se renforcer par de

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18Problèmes économiques FÉVRIER 2015

solides fondements microéconomiques. Parailleurs, l’empirisme gagne du terrain. Toutd’abord parce que l’économétrie devient uneméthode très prisée des publications scien-tifiques : son développement est plus rapideque celui des publications théoriques (LeMerrer, 2008). La popularité, dans les années1980, de la notion d’« expérience naturelle »,qui consacrera, entre autres, Steven Levittou David Card, n’en est qu’une illustration.De plus, l’économie se dote d’un volet expé-rimental après les travaux de Daniel Kah-neman, Amos Tversky ou encore VernonSmith. Ces expérimentations de laboratoireempruntent progressivement les outils dela psychologie et des neurosciences. Ce fai-sant, les frontières séparant la science écono-mique des autres sciences sociales regagnenten porosité, comme en témoigne également ledéveloppement de la sociologie économique.

Depuis les années 1970 et 1980, rien ne sembleempêcher le développement de la mathéma-tisation de l’économie, déjà accélérée durantles années 1940. À tel point que, de manièrerécurrente, certains étudiants et chercheursdénoncent l’isolement des économistes faceau monde réel, et, donc, le manque de perti-nence et de réalisme de leurs théories et desmodèles mathématiques qui les sous-tendent.Ces critiques sont au cœur du mouvementradical des années 1960, inspiré par la penséemarxiste, ou, plus tard, du mouvement atta-quant « l’autisme » de l’économie dans les

années 2000. Récemment encore, à l’occasionde la crise des subprimes, nombre de voix sesont élevées contre l’orthodoxie contempo-raine. Seul le temps pourra dire si ces critiquesparviendront à faire s’éloigner la science éco-nomique de ses fondements actuels. En effet,un certain nombre d’économistes orthodoxesne sont pas prêts à en changer radicalement.En témoigne le développement, depuis lesannées 1990, d’ouvrages vulgarisant l’ap-proche microéconomique, qui, en s’appuyantsur le phénomène d’impérialisme de l’éco-nomie, essaient de démontrer que la scienceéconomique est capable d’analyser des pro-blèmes très concrets. La plupart, y comprisle best-seller Freakonomics, représententl’économiste comme un naturaliste explo-rant les paradoxes de la vie quotidienne,analysant les vérités cachées du sport ou desjeux télévisés. Ce faisant, ils promeuvent lesrécents développements de la discipline mar-quée par la prévalence de l’empirisme surfond de microéconomie, ainsi que par l’ab-sence de frontières limitant a priori le champdu questionnement économique5. D’analysesphilosophiques centrées sur la théorie de lavaleur au tournant du XIXe siècle, le travail del’économiste politique s’est mué en celui d’unscientifique ancré dans la pop-culture deson temps, agissant aussi bien en qualité deconseiller du gouvernement que d’enseignantou d’auteur de livres populaires.

[5] Fleury J.-B. (2012),« The Evolving Notion ofRelevance », Journal ofEconomic Methodology,vol. 19, n° 3.

BÉRAUD A. et FACCARELLO G.(2000) [1992] (eds), Nouvellehistoire de la penséeéconomique, Paris, LaDécouverte.

BACKHOUSE R. etFONTAINE PH. (2010) (eds),

The History of the SocialSciences since 1945, Cambridge, CambridgeUniversity Press.

LE MERRER P. (2008), « Panorama de la penséeéconomique contemporaine »,

Cahiers français, no 345,Découverte de l’économie,tome 1, Paris, LaDocumentation française.

POUR EN SAVOIR PLUS

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LES GRANDS TEMPS DE LA MACROÉCONOMIE19

Discipline à l’usage des gouvernants, la macroéconomie étudie les relations entre les grandsagrégats économiques, à l’inverse de la microéconomie, dont le point de départ est le comporte-ment des individus. Au-delà de cet objectif de base, ses méthodes et ses centres d’intérêt ontévolué au cours du temps. « Science de l’enrichissement national » à l’époque des Classiques,elle s’est constituée en véritable sous-champ de l’économie avec les travaux de J. M. Keynes, enoffrant une voie d’analyse et de résolution des crises et des problèmes monétaires. Dans lesannées 1960, le « keynésianisme de la synthèse » en fait une science de l’interaction entre desmarchés en déséquilibre. Enfin, avec la remise en cause de l’hégémonie keynésienne et lesuccès de la notion d’anticipations rationnelles, le problème central étudié par la macroécono-mie devient la « coordination ». Bruno Ventelou et Yann Videau présentent ainsi les grandes évo-lutions de la macroéconomie, à partir des définitions successives qu’elle s’est attribuées.

Problèmes économiques

L’histoire de la macroéconomie peut se rela-ter en évoquant la succession des différentes définitions qu’elle s’est données. La façon dont la macroéconomie se définit – parfois s’autojustifie – par rapport au reste de la science économique est parlante et constitue en soi une bonne introduction aux grands temps du développement du champ d’étude.Ceci invite d’abord à s’interroger sur la période à laquelle remontent les premiers travaux qui traitent de questions macroéco-nomiques, travaux dont la portée dépassait la simple analyse des phénomènes globaux

pour mettre en lumière des rapports de force et aider le pouvoir en place dans sa prise de décision. Par la suite, le contexte économique marqué par différentes crises, jusqu’à celle,majeure, de 1929, et le changement du rôle accordé aux marchés financiers ont déplacé le curseur vers une macroéconomie vue comme science de la monnaie et des crises.Dans les années 1970, la stagflation et la prise en compte des anticipations en matière de politique économique ont mené à la remise en cause de l’approche keynésienne et fait entrer la macroéconomie dans une ère nou-velle, celle de la science de la coordination.Entre-temps, la macroéconomie en tant que science de l’interaction physico-financière de grands marchés en déséquilibre avait connu son heure de gloire en mettant sur pied des outils d’aide à la décision en termes de poli-tique économique conjoncturelle.

Les grands temps de la macroéconomie

 BRUNO VENTELOU

CNRS Aix-Marseille sciences économiques

 YANN VIDEAU

Maître de conférences, université Paris-Est de Créteil

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20Problèmes économiques FÉVRIER 2015

La macroéconomie commela science du pouvoir et del’enrichissement « national »La macroéconomie a toujours été une disci-pline à l’usage des gouvernants. S’il l’on veutremonter le temps au-delà même de la fon-dation de l’économie politique comme disci-pline autonome, les économistes précurseursqu’étaient les mercantilistes et les physio-crates ont plutôt été des « macroéconomistes »(mais le terme n’existait pas) qui s’intéres-saient d’abord à l’équilibre global du terri-toire contrôlé par le pouvoir, pouvoir royal àl’époque, et à son enrichissement (autrementdit l’expansion économique). Déjà, à cetteépoque, la recherche des facteurs détermi-nant la grandeur ou le déclin des nations estune préoccupation, bien avant Adam Smith etsa Recherche sur la nature et les causes dela richesse des nations de 1776. Dès le XVIe

siècle, les mercantilistes ont cherché à guiderle Prince dans sa volonté de puissance et derichesse en mettant en évidence trois sourcespotentielles de prospérité (donc de pouvoir) :l’abondance des hommes, main-d’œuvre enpuissance (suivant en cela la maxime de JeanBodin ou encore d’Antoine de Montchrestien :« Il n’est de richesse que d’hommes ») ; l’abon-dance de métaux précieux (or et argent) ; lecommerce avec la recherche d’une balancecommerciale excédentaire. Pierre le Pesant deBoisguilbert, ensuite, s’est intéressé aux rai-sons de l’appauvrissement de la France sousLouis XIV et a avancé comme principal déter-minant l’insuffisance de la consommation,anticipant avec deux siècles et demi d’avancel’analyse de John Maynard Keynes. Les éco-nomistes classiques, au premier rang des-quels Adam Smith, David Ricardo ou encoreThomas Malthus, ont proposé aussi une ana-lyse de la répartition de la richesse entre lesdifférentes catégories d’agents économiques.Ils ont particulièrement mis l’accent sur ladynamique d’accumulation des richesses (ducapital pour être précis), préfigurant en cela

les théories de la croissance. Cependant, cesapproches s’en écartent fondamentalementdans la mesure où la dynamique de l’écono-mie est caractérisée par une baisse tendan-cielle du taux de profit devant conduire infine à un état stationnaire.

Dans le même temps, des analyses en termes de circuit économique plus ou moins com-plexes, mettant en évidence les flux réels et monétaires, sont présentées. On retrouve donc très tôt l’approche macroéconomique selon laquelle une économie fonctionne tel un circuit fermé où la richesse créée circule entre les grands agents économiques – dits « représentatifs ». Mais, les rapports de pou-voir entre les différents groupes sociaux n’ayant pas encore été gommés par les éco-nomistes sous couvert de la logique imper-sonnelle du marché, l’analyse en termes de circuit se double bien souvent d’une descrip-tion de la hiérarchie sociale qui caractérise cette période. Des auteurs comme Boisguil-bert, Cantillon, et un peu plus tard François Quesnay avec son Tableau économique (1758),ont fourni une représentation simplifiée du fonctionnement de l’économie d’un pays en retraçant les principaux échanges réelset/ou monétaires entre les différentes classes. Ces travaux annoncent, quelques siècles en avance, ce qui deviendra l’un des instruments les plus importants de la macro-économie, la comptabilité nationale, dont l’objectif est de fournir un modèle simplifié des interdépendances économiques permet-tant à la fois la quantification de la richesse créée dans une économie et l’analyse de sa répartition entre différents groupes d’agents économiques homogènes (les « secteurs ins-titutionnels »). C’est aussi l’opérationnali-sation des idées de Keynes qui poussera à la création d’outils statistiques sophisti-qués de mesure des principaux agrégats (production, consommation, épargne, inves-tissement…) et fera émerger de véritables systèmes nationaux de comptabilité dès les années 1940 (sous l’impulsion de Richard Stone et James Meade en Grande-Bretagne,de Jan Tinbergen aux Pays-Bas…).

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LES GRANDS TEMPS DE LA MACROÉCONOMIE21

La macroéconomie comme lascience de la monnaie et des crisesC’est la crise de 1929 et la remise en cause del’économie politique classique qui fait appa-raître la nécessité de développer une nou-velle section de recherche en économie, sec-tion qui serait dédiée tout entière à l’analysedes grandes fluctuations de l’activité d’unpays ou d’une nation et qui sera véritable-ment intitulée « macroéconomie ». L’écono-mie classique, calquée sur une économie detroc, ne dispose pas d’outils pour penser lescrises générales de surproduction : le volumed’échange – à l’intersection de tous les agentsde l’économie – doit nécessairement s’équi-librer puisque les dépenses des uns font lesressources des autres (« loi de Say ») et lamonnaie n’est qu’un intermédiaire neutredes échanges. J. M. Keynes lance alors la vraiepremière époque de la macroéconomie, vuecomme corpus de réflexion autonome sur lelien entre monnaie, taux d’intérêt et emploi,le taux d’intérêt devenant une variable moné-taire là où les Classiques en faisaient unevariable réelle sur le marché des fonds prê-tables. Il publie en 1930 un premier ouvrage,Treatise on Money. Puis dans son livre Théo-rie générale de l’emploi, de l’intérêt et de lamonnaie de 19361, Keynes remonte un schémacausal qui va, à rebours du titre de l’ouvrage,du marché de la monnaie vers le niveau duchômage, pour faire du marché monétairela cause, mais aussi la porte de sortie de lacrise économique. Il retrouve d’ailleurs desréflexions antérieures (des bullionistes duXVIIe siècle à Sismondi au XIXe) qui avaient déjàposé le délicat problème de l’intégration de lamonnaie dans le schéma de fonctionnementde l’économie.

La macroéconomie s’est donc pendant long-temps identifiée à la question monétaire. Les(op)positions peuvent être séparées en deuxcamps :

– les keynésiens, pour qui la monnaie est uninstrument de politique économique qui vaaider à sortir des crises – a minima elle doit

convenablement accompagner les politiquesde relance budgétaire ;

– les monétaristes (Milton Friedman), eux-mêmes héritiers des « quantitativiste »(Richard Cantillon, Irving Fisher), qui pensentque la monnaie est fondamentalement neutresur le niveau réel d’activité (et le chômage) etqu’il faut au contraire en éviter toute manipu-lation. Le débat s’étale sur cinquante ans (de1936 aux années 1980), et la macroéconomieest tellement associée à la monnaie que dansla nomenclature de l’Association américained’économie (AEA), qui propose une partitionde l’économie en différentes sous-sections,l’entrée « Macroeconomics and MonetaryEconomics » résume la production scienti-fique en macroéconomie. L’AEA propose ladéfinition suivante du champ : « La macro-économie recouvre les études théoriques etempiriques au sujet des performances agré-gées d’une économie : son niveau de produc-tion, son niveau d’emploi, ses prix, ses tauxd’intérêt et leurs déterminants. »

L’approche keynésienne, en décrivant le fonc-tionnement d’une économie monétaire deproduction où les agents économiques sontdotés d’une préférence pour la liquidité etoù la demande peut être insuffisante pourconduire l’économie vers le plein emploi,constituera une rupture dans l’histoire desgrandes idées économiques. Avec Keynes,c’est un horizon temporel court qui s’imposedans l’agenda. L’étude de la dynamique delong terme de l’économie privilégiée par leséconomistes classiques laisse la place à uneétude des fluctuations de l’activité, à tra-vers notamment la théorie des cycles. Selonl’approche du National Bureau of EconomicResearch (NBER), ces cycles proposent uneséquence de phases telles que l’expansion, larécession, la contraction et la reprise. Cetteanalyse des cycles repose soit sur l’observa-tion d’un grand nombre de séries statistiquesspécifiques concernant le prix des matièrespremières, les taux d’intérêt…, soit sur l’ana-lyse de l’écart de l’évolution de l’activité éco-nomique par rapport à la tendance de long

[1] Keynes J. M. (1936)(1988), Théorie généralede l’emploi, de l’intérêt

et de la monnaie,Paris, Payot.

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22Problèmes économiques FÉVRIER 2015

terme (notion d’output gap). L’explicationde ces cycles passe par l’analyse de l’inves-tissement, composante la plus volatile duPIB, et de la politique publique. On retrouvenotamment l’analyse de Paul Samuelson entermes d’oscillateur (19392), qui combine lesapproches en termes d’accélérateur simple etde multiplicateur, et celle de Goodwin (19513) en termes d’accélérateur flexible.

La macroéconomie comme sciencede l’interaction physico-financièrede grands marchés en déséquilibreL’approche du NBER (et de ses équivalentseuropéens, britannique, français ou hollan-dais) marque le temps du triomphe de lamacroéconomie des ingénieurs économisteset du « modèle IS-LM ». Longtemps enseignécomme le graal de la macroéconomie (quasi-ment tous les cours de macroéconomie desannées 1950 jusqu’aux années 1990 commen-çaient par là), le modèle IS-LM a été publiéen 1937 dans la revue scientifique Econome-trica. Dans son article, John Hicks, l’auteur,s’efforce de concilier une approche en termesd’équilibre général de marché (la tradition« walrasienne » française) avec une partie dupropos de Keynes dans la Théorie générale. Chez Hicks, l’accent est mis sur la relationentretenue entre deux types de marché : lesmarchés monétaires (et financiers), qui déter-minent le taux d’intérêt, et le marché desbiens et services, qui fixe le niveau d’activitéet, partant, le niveau d’emploi. Le taux d’inté-rêt se situe très exactement à l’interface descomportements risqués, voire « spéculatifs »,sur les marchés financiers et des décisionsde production sur les marchés de l’économieréelle. Tout en se réclamant d’une interpré-tation « mathématique » de la pensée keyné-sienne, le modèle IS-LM n’est rien d’autre quel’étude de l’équilibre simultané de ces deuxmarchés dans un cadre de prix fixes.

On parle ici de fondements microécono-miques de la macroéconomie keynésienne.

L’intuition générale est que les processusconcrets de formation des prix sur les mar-chés peuvent être défaillants : les marchéséchouent dans leur rôle d’allocation efficacedes ressources et c’est le point d’entrée de lapolitique économique4 et de l’intervention del’État sur les marchés en dehors de ses fonc-tions régaliennes. Celle-ci s’appuiera notam-ment sur la comptabilité nationale, qui prendune place grandissante dans l’analyse macro-économique, à travers le recours aux modèlesmacroéconométriques popularisés par lestravaux de Jan Tinbergen. Le succès d’IS-LMest dû à deux faisceaux de causes bien dif-férentes. D’abord, IS-LM a pu constituer uninstrument de clarification du message de laThéorie générale pour bon nombre d’écono-mistes parfois peu à l’aise dans la lecture dutexte keynésien lui-même. Seconde raison dela réussite de la « synthèse » : le modèle IS-LMet, surtout, ses extensions, ont constitué, defait, les outils incontournables de l’analyseet de la détermination des politiques écono-miques conjoncturelles, et cela tout au longdes années 1950 et 1960. Les politiques destop and go sont anticipées et dimensionnéesà partir de modèles physico-financiers déri-vés d’IS-LM. Plus précisément, le modèle offreglobale/demande globale (AS-AD), qui intègrela détermination du niveau général des prix,permet à l’autorité politique de régler fine-ment l’activité économique par une séquenceadaptée de décisions de politique budgétaire :lorsque le plein emploi est atteint et que lestensions inflationnistes paraissent fortes, ondécide du « stop », avec une réduction desdéficits publics ; lorsqu’elles s’éloignent, on« relance (go) » pour recréer à nouveau desemplois, cette fois en creusant les déficits.L’intégration de la flexibilité des prix dans lemodèle IS-LM avait l’immense avantage dereproduire parfaitement la courbe de Phillipsque l’on pouvait alors observer statistique-ment : plus d’inflation, moins de chômage5. Laréduction du chômage s’associe nécessaire-ment à des pressions inflationnistes, car c’esten jouant sur l’illusion monétaire des agents(les agents interprètent mal les signaux de

[2] Samuelson P. A. (1939),« Interactions betweenthe Multiplier Analysisand the Principle ofAcceleration », Reviewof Economics Statistics, vol. 21.

[3] Goodwin R.M. (1951),« The Non-linearAccelerator and thePersistence of BusinessCycles » Econometrica, vol. 19.

[4] Deux auteursmajeurs, Robert Cloweret Axel Leijonhufvud,vont reprendrecette synthèse pourdévelopper la « théoriedu déséquilibre » :la rigidité des prixdevient le point focalde la discussionentre néoclassiques(microéconomistes)et keynésiens(macroéconomistes),sans plus d’oppositionsidéologiques. On parlealors de synthèsekeynéso-classique.

[5] La courbe de Phillipsest une relationstatistique. C’est saversion dite « Solow-Samuelson » (1960) quiposera la question entermes de dilemmeinflation-chômage.

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LES GRANDS TEMPS DE LA MACROÉCONOMIE23

prix) qu’on obtient une relance de l’activité.Ceci jusqu’à un certain point, où les agentsréalisent leurs erreurs et ajustent leurscomportements (l’économie redevient alors« classique »). Cette vision va tenir jusqu’à lacrise de 1973 et l’entrée des pays de l’OCDEdans la stagflation.

La macroéconomie comme sciencede la coordinationLa macroéconomie, en évoluant dans sesréflexions, et face à sa confrontation au réel,a donc été conduite à mettre au premier planle rôle des anticipations et l’importance deshypothèses faites sur l’horizon temporel desagents. Dans les années 1970, la littératureproduite par les économistes et publiée dansles revues scientifiques est édifiante : tous lesrésultats d’efficacité de la politique écono-mique en viennent à être conditionnés sur laprésence, ou non, d’erreur systématique d’es-timation des agents (Lucas, 19766 ; Sargentet Wallace, 19757) ou sur la présence d’hori-zons de vie limités (Barro, 19748) : RobertLucas nous explique que la politique écono-mique est inefficace quand les agents fontdes « anticipations rationnelles » car toutevariation de la demande globale est alorscorrectement anticipée ; Robert Barro obtientun résultat d’inefficacité de la politique bud-gétaire lorsque les agents font des choix deconsommation calculés sur des horizonsde vie dynastique (chose qui ne tient pas, a contrario, dans des modèles où les agents ontun horizon d’optimisation fini, comme dansles « modèles à générations imbriquées » –le résultat de suraccumulation de Diamond(19659).

De fait, peu à peu, les questions de niveauxdes prix, ou en amont de la monnaie, sontévacuées de la macroéconomie (cela ren-voie à la « super-neutralité » de la monnaieavancée par Thomas Sargent et Neil Wallace)et on revient à une réflexion qui s’intéresseuniquement à la coordination des agents ausein d’une économie « réelle » (au sens, d’une

économie « déflatée » du niveau des prix).L’école du « real business cycle10 », née dansles années 1980, en est emblématique : com-ment les cycles économiques apparaissent-ils lorsqu’ils ne sont pas dus à des manipula-tions monétaires ? Comment se propagent-ilsdans l’économie, à travers le temps et/oul’espace ? Ce nouveau moment de la macroé-conomie recentre totalement la recherche surles mécanismes de formation du capital et dela croissance économique. En la matière, lemodèle de référence est celui de Solow (1953).Il est d’ailleurs à noter qu’entre les années1950 à 1990 et les années 1990-2010, dansles universités et dans les manuels, les coursmagistraux de macroéconomie changent depoint de départ : dans la première période,tout honnête professeur de macroéconomiepassait les cinq premières séances de soncours sur IS-LM ; depuis la fin des années1990, c’est par le modèle de Solow qu’on com-mence, en étudiant la dynamique de l’accu-mulation du capital par tête.

Bien sûr, le modèle de Solow n’intègre pasvéritablement de problème de coordination :c’est une « robinsonnade » où l’agent écono-mique, isolé, « joue » contre la nature (hostile,puisque définie par des rendements décrois-sants). Mais l’histoire, généralement, ne s’ar-rête pas là. Il suffit d’ajouter un autre agentà la « robinsonnade » (disons « Vendredi », unsecond entrepreneur) pour que les problèmessurgissent dans l’équilibre économique.Reprenons un exemple de Stiglitz (199911), avec une économie fictive fermée, composéede deux biens, le café et le sucre. Nous suppo-serons que l’on ne consomme le café qu’avecdu sucre, et le sucre qu’avec du café : les deuxbiens sont donc parfaitement complémen-taires. Imaginons aussi que, dans cette éco-nomie fictive, il existe une seule firme produi-sant du café, la firme dirigée par Vendredi, etune seule firme produisant du sucre, celle deRobinson. Quelles sont les décisions de pro-duction des deux firmes prises isolément12 ? On peut reconnaître que les deux entreprisesfont face à un problème de coordination :soit les deux firmes produisent des quanti-

[6] Lucas R. E., Jr (1976),« Econometric Policy

Evaluation: A Critique »,Carnegie Rochester

Conference Series onPublic Policy, vol. 1.

[7] Sargent T. J. et Wallace N.(1975), « “Rational”

Expectations, theOptimal Monetary

Instrument, and theOptimal Money Supply

Rule », Journal ofPolitical Economy,

vol. 83, no 2. [8] Barro R. J. (1974), « Are

Government Bonds NetWealth? », Journal of

Political Economy,vol. 82, no 6.

[9] Diamond P. (1965),« National Debt in aNeoclassical Growth

Model », AmericanEconomic Review,

vol. 55, no 5.[10] King R., Plosser Ch.

et Rebelo S. (1988),« Production, Growthand Business Cycles.

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II. New Directions »,Journal of Monetary

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Kydland F. et Prescott E.(1982), « Time to

Build and AggregateFluctuations »,

Econometrica, vol. 50.Long J. et Plosser C.

(1983), « Real BusinessCycle », Journal

of Political Economy,vol. 91, no 1.

[11] Stiglitz J. (1999),Economics of the Public

Sector, Norton.[12] Attention, la coupure

du droit de propriétédes entreprises sur

les deux secteurscompte beaucoup

dans l’histoire, et ilest évident qu’une dessolutions au problèmeposé ci-dessous est lacréation d’une seuleentité décisionnaire,

compétente à la fois pourle sucre et le café. Cet

exemple est évidemmentune parabole simpli-

ficatrice destinée à fairesaisir le problème

(y compris le problèmede la « propriété »…).

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24Problèmes économiques FÉVRIER 2015

tés positives des deux biens, tenant comptede la demande jointe potentielle du pays pource mélange de biens ; soit elles peuvent toutaussi bien se coordonner sur un « équilibre »où aucune d’entre elles ne produit les biens,tablant sur un comportement identique chezl’autre (voir graphique : les plans de produc-tion des deux firmes sont imbriqués). Lesagents, même parfaitement informés, ne dis-posent pas d’un critère définitif (précisément,une valorisation monétaire – une espérancede profit associé à un prix) pour se coordon-ner sur une action plutôt que l’autre. Cettedimension de la décision économique s’op-pose à la vision développée notamment parWalras d’une coordination complète, réaliséemultilatéralement par le système de prix. Àl’appui de ces réflexions, mais en oubliant lafacilité pédagogique du café et du sucre, onpeut par exemple se référer à Cooper et John(198813), s’inspirant eux-mêmes des intui-tions de Keynes (1936 et 1937), qui montrentque des défauts de coordination, liés à descomplémentarités stratégiques entre agentséconomiques, débouchent sur des situationsd’équilibres macroéconomiques multiples.

Fondamentalement, l’incertitude économiquesubie par les entrepreneurs au moment dela détermination des niveaux de productiondoit être reliée à l’absence de marchés d’as-

surance contre les méventes : c’est parce queles entrepreneurs ne peuvent pas couvrir lerisque d’une surproduction lors de la mise envente de leur production qu’ils sont dépen-dants l’un de l’autre et que l’incertitudedemeure14, et ce malgré des anticipationsrationnelles « justes » en moyenne.

Ce problème définit selon nous le champ actuel occupé par la macroéconomie, à savoir la question des équilibres multiples et des prophéties autoréalisatrices15. Les écono-mistes travaillant sur ce sujet retiennent notamment de Keynes que l’équilibre macroéconomique résulte d’un processus de coordination entre des décideurs placés en information incomplète (parfois en « incer-titude radicale »). Éclairée par les concepts de la théorie des jeux, l’analyse économique montre alors que les solutions de coordina-tion entre un petit nombre d’agents-inves-tisseurs sont multiples : au premier titre,la croissance ou la récession sont toutes les deux possibles a priori16. Face à cette indétermination, « l’état de confiance » (les « animal spirits ») est un déterminant essentiel de l’investissement en situation d’incertitude, comme Keynes l’avait déjà souligné17. La détermination d’un équilibre peut se faire en fonction de croyances appa-remment arbitraires (déclenchées par des aléas purement extrinsèques, comme des taches solaires), mais ces croyances collec-tives ont une dimension autoréalisatrice18.À l’équilibre, l’économie est interprétéedans le cadre de récits qui viennent valider et donner une apparence de rationalité ànos actes. Notons que les systèmes théo-riques eux-mêmes, classique et keynésien,peuvent jouer ce rôle de « récits coordina-teurs19 ». Les rêves deviennent réalité… C’est précisément la conclusion de la Théorie générale, qui présente les « chimères » – le système théorique construit par Keynes lui-même – comme susceptible de se réaliser.

* * *

Cette très brève présentation de la macro-économie, surtout cette dernière section,

M

B

Ici, au moins deux systèmes de prix d’équilibre sont possibles et deuxniveaux de la demande : dans l’un des systèmes, les prix et la productionde café et de sucre sont nuls (M sur le graphique) ; dans l’autre non (B).Il y a, en utilisant le registre de la macroéconomie théorique,« multiplicité d’équilibres ».

Marchés et productions complémentaires,un exemple

Production

de sucre

Production de café

Plans de production

du producteur de café

Plans de production

du producteur

de sucre

[13] Cooper R., John A.(1988), « CoordinatingCoordination Failuresin Keynesian Models »,Quarterly Journal ofEconomics, vol. 103, no 3.[14] Grandmont J.-M.(1976), « Théorie del’équilibre temporairegénéral », Revueéconomique, vol. 27,no 5, septembre.[15] Cass D. et Shell K.(1983), « Do SunspotsMatter? », Journal ofPolitical Economy,no 91 ; Azariadis C. etGuesnerie R. (1986),« Sunspots and Cycles »,Review of EconomicStudies, no 53 ; GuesnerieR. et Woodford M.(1992), « EndogenousFluctuations » inLaffont J.J., Advancesin Economic Theory, Cambridge MA.,Cambridge UniversityPress, vol. 2.[16] Cooper R. et John A.(1988), op. cit. ; Evans G.S.Honkapohja et al. (1998),« Growth Cycles »,American EconomicReview, vol. 88.[17] Le processus decoordination est déjàprécisément dépeint parKeynes dans la Théoriegénérale sous le terme de« demande effective » auchapitre 5. On y trouveraun détail du processus,d’abord mental puiseffectif, par lequel lesentrepreneurs fixentle volume de l’activitépar un « équilibre enanticipations rationnellescroisées » (comme pourRobinson et Vendredi,mais sans l’idée de bienscomplémentaires).

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LES GRANDS TEMPS DE LA MACROÉCONOMIE25

pourrait sembler faire de celle-ci un simplecomplément de la science économique. Lamacroéconomie se serait constituée avec unobjectif de correction des insuffisances de lamicroéconomie, correction parfois très acces-soire, parfois très critique, mais toujours avecl’idée de simple « patch » correctif. Mais lamacroéconomie, c’est aussi, pour certainséconomistes, la volonté de poser une opposi-tion, un « no bridge », entre ce qui se passe auniveau des agents et au niveau de la sociététout entière. On revient au premier temps dela macroéconomie, comme la science du pou-voir, à ne pas interpréter comme la scienceau service du pouvoir (en tant qu’institutiongouvernementale), mais la science qui instillela relation de pouvoir (synonyme de « domi-nation »), dans la microéconomie simpliste del’individu représentatif.

Aujourd’hui, en effet, on peut reprocher àla macroéconomie, non seulement de s’êtrelaissé ré-enfermer dans un cadre microéco-nomique, où le primat donné à l’individua-lisme méthodologique et à la recherche del’équilibre stationnaire pourrait empêcher depenser les interactions complexes à l’échelled’une nation (Boyer20, 2014), mais aussi de

s’être détournée de ses sujets fondamentaux :les sujets du moment, notamment des ques-tions relatives à l’instabilité financière21 ; et les sujets fondamentaux intemporels, àsavoir les relations de domination sociale quistructurent l’échange économique entre desacteurs de puissance inégale. Il serait alorsnécessaire de « rebâtir » (selon les termesd’Olivier Blanchard22) une macroéconomietrop aveuglée par ses certitudes. Le nou-vel agenda de recherche s’intéresserait parexemple aux interactions entre la dynamiquedes systèmes financiers et celle du systèmeéconomique réel, dans le but de mieux com-prendre et prévoir le caractère endogène decertaines crises. Il pourrait aussi retournerà une pluralité de modèles d’équilibre par-tiel qui, réassemblés, prendraient peut-êtremieux en compte la complexité d’une écono-mie globalisée (un « meta-NBER », coordo-nateur de politiques publiques mondiales ?),ou encore se rapprocher d’autres sciencessociales comme l’histoire, la sociologie ou lapsychologie qui permettraient de mieux com-prendre l’économie, insérée dans la société, eten interaction avec elle.

BLANCHARD O. et COHEN D.(2010), Macroéconomie, Paris,Pearson, 5e éd.

DE VROEY M. etMALGRANGE P. (2007), « Lathéorie et la modélisationmacroéconomiques, d’hier àaujourd’hui », Revue françaised’économie, vol. 21, no 3.

ROMER D. (1997), Macroéconomie approfondie, Edi-science.

POUR EN SAVOIR PLUS

[18] Azariadis C. (1981),« Self-Fulfilling

Prophecies », Journal ofEconomic Theory, vol. 25.

Azariadis C. etGuesnerie R. (1982),

« Prophéties créatriceset persistance desthéories », Revue

économique, vol. 33. Unelittérature étudie les

trajectoires multiples,le chaos et les cyclesendogènes dans les

modèles dynamiquesagrégés ; voir par

exemple Grandmont J.-M.(1985), « On Endogenous

Competitive BusinessCycles », Econometrica,

vol. 53 ; Benhabib J.et Farmer R. (1994),

« Indeterminacy andIncreasing Returns »,Journal of Economic

Theory, vol. 63.[19] Ventelou B. (2001),

Au-delà de la rareté, lacroissance économique

comme constructionsociale, Paris,Albin Michel ;

Ventelou B. (2004),Millennial Keynes: The

Origins, Developmentand Future of Keynesian

Economics, New York,M.E. Sharpe Publisher.

[20] Boyer R. (2014),« L’économie peut-elle

(re)devenir une sciencesociale ? » À proposdes relations entre

économie et histoire,Revue française de socio-

économie, no 13.[21] Cartapanis A. (2011),« La crise financière et

la responsabilité deséconomistes », Tracés.

Revue de scienceshumaines [En ligne].

[22] Dans une interviewdonnée au journal

Les Échos le 25 juin 2013.

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26Problèmes économiques FÉVRIER 2015

En économie, le terme « équilibre général »désigne l’approche qui part des goûts, destechniques de production et du cadre institu-tionnel pour étudier la coordination des déci-sions économiques des agents (ménages ouentreprises) en tenant compte de leurs inter-dépendances et de toutes leurs conséquencesdirectes et indirectes. Les décisions dont ils’agit ici portant exclusivement sur les offreset demandes de biens, dire qu’elles se cor-donnent, qu’elles sont compatibles, c’est direque la quantité demandée de chaque bien estégale à la quantité qui en est offerte. Et c’estcette dernière situation que l’on désigne parl’expression « équilibre général ».

Si l’approche par l’équilibre général – quiconstitue le cœur de la théorie économiquenéoclassique – a longtemps été considéréecomme relevant de la seule microécono-mie, depuis quelques années, pourtant, elleest surtout revendiquée par les macroéco-nomistes, dans le cadre d’une recherche de« fondements microéconomiques ». Ceci est

paradoxal dans la mesure où la macroéco-nomie traite d’entités globales (les agrégats),dont les interactions sont par nature bienplus limitées que dans le cas général. Cetteévolution s’explique en partie par les écueilsqu’a rencontrés la théorie de l’équilibre géné-ral dans les années 1970-1980.

Donner un contenu à la « loi del’offre et de la demande »La théorie de l’équilibre général est née dubesoin de fonder théoriquement l’idée trèsrépandue selon laquelle, si les prix sont sou-mis à la « loi de l’offre et de la demande »,

Que reste-t-il de l’équilibre général ?

Cœur de la théorie néoclassique, le modèle de l’équilibre général a longtemps été le modèle « standard » de la microéconomie à partir duquel on pouvait, en relâchant progressivement les hypothèses les plus éloignées de la réalité, comprendre les imperfections de marché. La théorie de l’équilibre général a toutefois buté sur de sérieuses difficultés : ni l’unicité de l’équi-libre ni la forme décroissante de la demande agrégée n’ont pu être démontrées. Si ces résultats décevants ont poussé les microéconomistes à raisonner plutôt en termes d’équilibre partiel, les macroéconomistes, soucieux de donner des fondements microéconomiques à leurs modèles, se sont en revanche saisis à leur tour de la théorie de l’équilibre général, ce qui a donné naissance aux modèles « DSGE » – équilibre général dynamique et stochastique. Selon Ozgur Gun et Sophie Jallais, des problèmes sérieux demeurent dans ces modèles, notamment celui de la non-prise en compte de l’hétérogénéité des agents et de leurs interactions, éléments essentiels, par exemple, pour comprendre la crise récente.

Problèmes économiques

 OZGUR GUN

REGARDS – Université de Reims Champagne-Ardenne

 SOPHIE JALLAIS

PHARE – Université Paris-I Panthéon-Sorbonne

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QUE RESTE-T-IL DE L’ÉQUILIBRE GÉNÉRAL ?27

autrement dit s’ils augmentent lorsque lademande est supérieure à l’offre et diminuentdans le cas contraire, alors ils convergent versun équilibre général – une situation où, pourchaque bien, l’offre est égale à la demande, etoù, en conséquence, chacun est satisfait, sesobjectifs étant atteints.

Pour que cette question de la convergencevers (ou stabilité) des prix d’équilibre sepose, il faut bien évidemment que des prixd’équilibre existent (en théorie). Préalable-ment au questionnement sur sa stabilité, lesthéoriciens devaient donc démontrer qu’untel équilibre général existait. Pour ce faire,ils imaginèrent un monde dans lequel lesoffres et les demandes des agents résultentde la maximisation de leur fonction objec-tif (fonction d’utilité pour les ménages et deprofit pour les entreprises) et sont confron-tées globalement. Ils s’attachèrent ensuite àprouver que, sous certaines conditions sup-plémentaires, il existe des prix auxquels cesoffres et demandes sont égales. Plus préci-sément, supposant que les agents formulentleurs demandes et leurs offres, notées respec-tivement d(P) et o(P), à des prix P = (p

1, …, p

n)

donnés (un prix pour chacun des n biens del’économie), leur question fut alors de savoirsi, parmi tous les prix possibles, il en existecertains – les prix d’équilibre général –, notésPe, tels que d(Pe) = o(Pe) : l’offre est égale à lademande pour chaque bien.

Au milieu des années 1950, Kenneth Arrow et Gérard Debreu apportèrent une réponse positive à cette question en faisant appel à des mathématiques relativement com-pliquées et à des hypothèses concernant le cadre institutionnel et les « fondamentaux » de l’économie, c’est-à-dire les goûts et les techniques de production. Ces hypothèses sont donc autant de conditions d’existence de prix d’équilibre Pe au sens (mathéma-tique) d’existence d’une solution au système d’équations d(Pe) = o(Pe). L’ensemble de ces conditions et la démonstration du théo-rème d’existence, appelé « modèle Arrow-Debreu », est la version la plus élaborée du modèle d’équilibre général.

Après ce résultat remarquable, on pensaitqu’il ne restait plus qu’à prouver que l’équi-libre était unique et que, grâce à la « loi del’offre et de la demande », il était stable(les prix convergeaient vers l’équilibre). Ladémonstration n’arriva cependant jamaiset les théoriciens s’accordèrent pour direqu’elle était impossible, et que l’unicité etla stabilité de l’équilibre étaient l’exceptionplutôt que la règle : en raison de l’interdé-pendance des offres et des demandes des dif-férents biens, une hausse du prix d’un bienpeut, en effet, avoir un impact globalementpositif sur sa demande, remettant ainsi encause la forme décroissante habituellementattribuée aux fonctions de demande1. Il s’en-suit que les courbes d’offre et de demande dumodèle peuvent avoir des formes telles que,même à supposer que la loi de l’offre et de lademande soit vérifiée, les prix ne convergentpas vers les prix d’équilibre général.

Il s’ensuit également qu’il est impossible deprouver, dans un cadre suffisamment géné-ral, l’existence de « lois » ou de régularitésconcernant, par exemple, les effets sur lesprix d’une variation dans les fondamentauxde l’économie. L’habitude a été prise de par-ler de « théorème de Sonnenschein-Mantel-Debreu (SMD) » à propos de ces résultatsnégatifs, qui portèrent un coup fatal au pro-gramme de recherche sur l’équilibre géné-ral, aussi bien en concurrence parfaite qu’enconcurrence imparfaite.

Des problèmes qui persistenten concurrence imparfaiteLe modèle d’équilibre général évoqué dans lapartie précédente est construit autour de l’hy-pothèse selon laquelle les agents considèrentles prix comme donnés : ils sont « preneursde prix » – condition pour que les expressionsd(P) et o(P) aient un sens. Tout le monde étantde ce point de vue sur un pied d’égalité, on ditque l’on est en « concurrence parfaite ». C’estd’ailleurs la raison pour laquelle le modèled’équilibre général de Arrow et Debreu est

[1] Du moins quand onraisonne en « équilibre

partiel », c’est-à-dire surle prix et la demande

d’un seul bien en faisantcomme si les autres

biens n’existaient pas.

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28Problèmes économiques FÉVRIER 2015

également appelé modèle de concurrenceparfaite. Cela dit, sortir de ce cadre, idéalmais difficile à justifier, ne permet pas d’évi-ter l’écueil décrit plus haut.

Lorsque l’on suppose que certains agentsprennent l’initiative de proposer des prix,on parle de « concurrence imparfaite » paropposition au modèle précédent. Le cas le plussimple est celui où un bien est produit parune unique entreprise, ses éventuels clientsse comportant en « preneurs de prix ». C’est lecas dans le modèle dit du monopole, qui estrelativement facile à traiter… du moins enéquilibre partiel, où l’on ne tient compte quedu bien en question, à l’exclusion de tous lesautres, le modélisateur « se donnant » alorsune courbe de demande du bien décroissante.La situation est autrement plus ardue en équi-libre général, puisque l’entreprise doit déter-miner la demande qui s’adresse à elle pourles divers prix qu’elle peut proposer, maisen tenant compte, cette fois, de ce que cettedemande dépend, entre autres, de la rému-nération de ses salariés et des profits qu’elledistribue à ses actionnaires. On se retrouveen fait, côté demande, dans la même situationque dans le cas de la concurrence parfaite, oùs’applique le théorème de SMD : la forme dela fonction de demande peut être quelconque.Il se peut donc que le problème du monopolen’ait pas de solution et, en conséquence, quele modèle n’ait pas d’équilibre. Or, sans équi-libre, un théoricien néoclassique n’a plus depoint de repère. C’est la raison pour laquelle,loin de l’idéal d’une théorie unifiée que lathéorie de l’équilibre général semblait pro-mettre, les microéconomistes durent se repliersur une approche d’équilibre partiel, selon euxbien moins rigoureuse, et qui, surtout, se tra-duit par une multitude de petits modèles quidépendent de choix a priori du théoricien.

Équilibre général et macroéconomieAlors que les microéconomistes constataientque la théorie de l’équilibre général était dansl’impasse, des macroéconomistes commen-cèrent à brandir son étendard au nom de la

rigueur et de la cohérence. Selon eux, elle devaitnotamment permettre de donner des « fonde-ments microéconomiques » à leur discipline –la macroéconomie étant alors caractérisée pardes modèles superposant des identités comp-tables, des relations de comportement obser-vées globalement et des équations en équilibrepartiel, le tout n’étant pas forcément cohérent(Kydland et Prescott, 1990).

Parler d’équilibre général en macroécono-mie ne va toutefois pas de soi. À la diffé-rence de la microéconomie, la macroécono-mie a, en effet, pour vocation de construire des modèles susceptibles d’être testés empi-riquement puis utilisés dans le cadre de la mise en œuvre des politiques économiques.Elle opère, en outre, sur des agrégats tels que le PIB, la consommation, l’investisse-ment, le niveau des prix, dont le calcul mêle le plus souvent des quantités et des prix. Les agents, enfin, y sont eux aussi considérés de façon globale – du moins par grandes caté-gories. L’approche diffère donc de celle de l’équilibre général décrite plus haut, où prix et quantités sont soigneusement séparés et où une attention toute particulière est accor-dée aux interactions entre les décisions des agents considérés séparément.

Deux grands types de modèles macroécono-miques se réclament pourtant aujourd’huide la théorie de l’équilibre général : lesmodèles d’ « équilibre général calculable » etles modèles « dynamiques et stochastiquesd’équilibre général ». Les premiers accordentune place essentielle aux interactions entresecteurs et catégories d’agents. Les secondsmettent l’accent sur la maximisation de lafonction objectif d’un agent qualifié de repré-sentatif car ses choix sont censés représenterceux de l’ensemble de l’économie.

Du calcul de l’équilibre généralà l’équilibre général calculableAprès que l’existence d’un système deprix en équilibre général a été établie surle plan théorique, certains économistes se

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QUE RESTE-T-IL DE L’ÉQUILIBRE GÉNÉRAL ?29

lancèrent dans la recherche d’algorithmespermettant le calcul (théorique) de ces prix.Leur première idée fut d’appliquer la « loide l’offre et de la demande » en partant deprix quelconques et de fonctions d’offre etde demande ayant les propriétés du modèleArrow-Debreu. Elle fut toutefois vite aban-donnée, la convergence s’avérant trop lente,voire inexistante (confirmant le théorèmede SMD). D’autres techniques mathéma-tiques furent alors proposées, notammentpar Herbert Scarf (1973). Contre-intuitivessur le plan économique, et en particulierfort éloignées de l’idée de « loi de l’offre etde la demande », elles demandent de longscalculs dès que les biens et les agents sonten nombre important.

Au même moment, la collecte et le traite-ment statistique des données connaissaientun essor considérable, dans le cadre de lacomptabilité nationale, dont la logique« emploi-ressources » présente des simi-litudes avec celle de l’équilibre général.L’économiste norvégien Leif Johansenconstruisit sur cette base des « matrices decomptabilité sociale » pouvant notammentêtre utilisées par des planificateurs (Johan-sen, 1960). Inspirées par les tableaux input/output de Vassily Leontief, ces matricesrendaient compte à la fois des interdépen-dances entre les divers secteurs productifsde l’économie, des flux de revenus qui ysont engendrés, de leur répartition entre lesdiverses catégories d’agents et de l’affecta-tion de leurs dépenses entre les divers pro-duits. À la différence des modèles d’équi-libre général « purs » étudiés par Scarf etses étudiants, ces modèles, dont le but étaitde tester diverses politiques économiques,raisonnaient directement sur des agrégatscalculés en valeur, à prix donnés.

La différence entre les conceptions de Scarfet de Johansen apparaît nettement au niveaudes mathématiques utilisées : alors que Scarffaisait appel à des techniques relativementcompliquées consistant à approcher l’équi-libre par itérations successives, Johansenn’avait qu’à inverser la matrice qui reliait

les variables exogènes (celles que le théori-cien considère comme données) aux variablesendogènes (déterminées dans le modèle).

Malgré leur grande différence – dans leursréférences théoriques, leurs objectifs, lechoix des variables exogènes et endogènes,les techniques utilisées –, les approches parl’équilibre général et par les matrices decomptabilité sociale furent « combinées »dans les années 1980, sous l’impulsion dela Banque mondiale, pour créer les modèlesdits d’« équilibre général calculable » (EGC).Ceux-ci sont ainsi constitués par un modèled’« équilibre général » agrégé, avec desagents et des biens « représentatifs », lesprix d’équilibre étant obtenus par égalisa-tion des offres et des demandes globalescalculées à partir des données fournies parles matrices de comptabilité sociale ; ce quipose un problème de cohérence : les élé-ments de la matrice de comptabilité sociale,mesurés en valeur, dépendent des prix, alorsque les prix font partie des « inconnues » dumodèle d’équilibre général (ses variablesendogènes) – problème récurrent, qui se posechaque fois que des agrégats sont utilisésdans une démarche de type microéconomique(Guerrien et Gün, 2014). Une autre difficultélogique rencontrée par les modèles d’EGCprovient de ce qu’ils assimilent les identi-tés comptables de la matrice de comptabilitésociale, toujours vérifiées par définition, à desconditions d’équilibre, qui ne sont vérifiéesqu’exceptionnellement. Enfin, il découle de lafaçon dont est construite la matrice de comp-tabilité sociale que le nombre de variablesest en général supérieur à celui des équa-tions, ce qui oblige à considérer certaines deses variables comme exogènes (problème de« bouclage » du modèle). Souvent, c’est l’offrede « facteurs » (travail, capital) ou l’investis-sement qui joue ce rôle, alors que, pour lesthéoriciens de l’équilibre général, seuls lesfondamentaux de l’économie sont exogènes.

Toutes ces limites expliquent que les théo-riciens soient très réservés à l’égard de cesmodèles2, qui sont pourtant utilisés par lespraticiens – surtout des pays en développe-

[2] Aucun « prix Nobel »d’économie n’a par

exemple été décerné àdes travaux sur l’EGC.

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30Problèmes économiques FÉVRIER 2015

ment – auxquels ils fournissent une boîte àoutils d’utilisation relativement facile, dansdes contextes variés.

L’équilibre général « dynamique etstochastique » de la macroéconomieAujourd’hui, la voie « noble » d’équilibregénéral en macroéconomie – qui a déjà eudroit à plusieurs « prix Nobel » – est celledes modèles dits d’« équilibre général dyna-mique stochastique » (DSGE, en anglais) :« dynamique » car ces modèles traitent del’évolution dans le temps d’un certain nombred’agrégats ; « stochastique » en raison deschocs aléatoires, exogènes, qui perturbentcelle-ci ; « équilibre général » car cette évolu-tion résulte de la maximisation d’une fonctiond’utilité intertemporelle d’un agent qualifiéde « représentatif » (sous-entendu de l’en-semble des agents de l’économie, eux-mêmessupposés identiques sans quoi leurs choix nepourraient être agrégés). Le modèle n’étudiedonc pas les interdépendances entre les choixd’agents différents comme dans le modèled’équilibre général, mais celles existant entreles diverses composantes dans le temps duchoix d’un unique agent : consommer moins« aujourd’hui » – et donc investir plus – a uneincidence sur la consommation future ; aug-menter son temps de loisir restreint la pro-duction et donc les possibilités de consomma-tion ou d’investissement dans le futur.

Les modèles DSGE comportent, dans leur version de base, deux principaux ingré-dients : en premier lieu, une fonction d’uti-lité intertemporelle qui décrit les préfé-rences de l’agent représentatif, d’une part,entre consommation présente et consom-mation future, et, d’autre part, entre temps consacré au travail et temps consacré au loisir ; en second lieu, une fonction de pro-duction dont les variables sont le travail de l’agent et le « capital » accumulé.

Ils se présentent donc comme des pro-grammes au sens mathématique, avec une fonction objectif (l’utilité de l’agent repré-

sentatif) à maximiser, dont les variables sont soumises à des contraintes techniques (résumées par la fonction de production de l’économie). La solution de ces programmes (production, consommation, emploi, etc.,présents et futurs, de l’agent représenta-tif) est comparée aux évolutions obser-vées dans les pays étudiés. La qualité de la concordance entre la solution théorique et les observations dépend notamment de la valeur donnée aux paramètres qui caracté-risent les fonctions d’utilité et de produc-tion. Il revient au modélisateur de donner des valeurs à ces paramètres. Une procédure courante consiste ici à effectuer un cali-brage, en choisissant ces valeurs pour que l’évolution théorique reproduise le mieux possible l’évolution observée.

Il manque toutefois à ces modèles les élé-ments essentiels de l’approche par l’équi-libre général : des offres, des demandes et les prix censés les rendre compatibles (c’est-à-dire les prix d’équilibre général). Les pro-moteurs des modèles DSGE pensent combler cette lacune en évoquant un « grand nombre d’agents identiques », le « grand nombre d’agents » étant un argument souvent invo-qué pour tenter de justifier que les agents soient preneurs de prix dans le modèle de concurrence parfaite. Ils associent alors, à la trajectoire-solution du modèle, des trajec-toires de prix, puis d’offres et de demandes à ces prix – ce qui permettrait, selon eux,de parler de « marchés ». Mais ce sont là des leurres : des agents identiques n’ont, en effet, aucune raison de faire des échanges.Quant aux prix (en fait, le salaire et le taux de rendement du capital), ils sont rajoutés a posteriori, après que l’agent a fait son choix.Le temps que celui-ci a décidé de consacrer au travail est ensuite présenté comme une « offre » de sa part à ces prix, et comme une « demande » de la part de l’entreprise dont il est l’unique propriétaire. Mais ces offres et demandes ne sont en fait que des quantités d’« équilibre », puisque, par construction,le temps offert est égal au temps demandé.Comme il en va de même pour la quantité de

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QUE RESTE-T-IL DE L’ÉQUILIBRE GÉNÉRAL ?31

biens produite et pour le « capital », l’équi-libre est qualifié de « général ». Quant à l’affectation des ressources, elle est « opti-male », puisque le choix de l’agent l’est, par définition3.

À l’origine, les modèles DSGE avaient pour objectif de rendre compte d’un certain nombre de « faits stylisés » en adoptant une démarche « fondée microéconomique-ment », contrairement à celles des modèles existants, obtenus par superposition de relations de comportement ou d’équilibre partiel. Puis des économistes formés à la macroéconomie à agent représentatif furent recrutés par les grandes administrations économiques, notamment les banques cen-trales, où ils cherchèrent à adapter ce qu’ils avaient appris pour répondre aux ques-tions qui leur étaient posées. Ils furent ainsi conduits à introduire la monnaie comme variable dans la fonction d’utilité de l’agent représentatif – ce que les microéconomistes refusent de faire, la monnaie n’étant pas, en soi, source d’utilité. Ce nouveau besoin, qui se traduit par une demande de monnaie, ne peut être satisfait que si quelqu’un en offre,sous certaines conditions. D’où la nécessité de supposer l’existence d’un nouvel agent,appelé « banque centrale » et caractérisé par une règle concernant l’offre de monnaie. On peut ensuite ajouter un agent supplémen-taire – l’« État » – qui émet des « bons » por-teurs d’intérêt, contrairement à la monnaie à

laquelle ils peuvent en partie se substituer.L’État utilise l’argent emprunté pour ses dépenses et affecte ainsi le choix, et l’uti-lité, de l’agent représentatif. Il le fait aussi lorsqu’il lui fait payer des taxes, ne serait-ce que pour pouvoir lui rembourser les bons qu’il lui a vendus.

Au nom du « réalisme », les modèles DSGEont été ainsi progressivement élargis en yintroduisant, outre la monnaie et l’État,un temps de travail réglementé, des « fric-tions » dans la production, des décalagesdans la mise en route des investissementsou dans le versement du salaire par l’entre-prise, une perception limitée ou avec retarddes « chocs », etc. (Smets et Wouters, 2002).Toutes ces entraves font que le choix del’agent représentatif n’est plus optimal com-paré au cas sans entraves, d’où la nécessitéde « réformes structurelles » pour les élimi-ner et se rapprocher ainsi de l’optimalité. Sicela n’est pas possible, ou en attendant, ilrevient aux politiques monétaires et budgé-taires d’atténuer les effets de ces « imper-fections ».

La crise récente a porté un coup très rudeaux modèles DSGE. Elle ne peut, en effet, êtrecomprise qu’en considérant un ensemblehétérogène d’agents dont les décisionspeuvent, contre leur gré, les précipiter dansun gouffre.

[3] Il est courant chezles auteurs de ces

modèles de décrirela situation comme

résultant du choix d’un« planificateur » (social

planner) (King et Rebelo,2001, p. 17 ; Christianoet Eichenbaum, 1992,

p. 433), tout enl’assimilant à une sorte

de marché idéal (une foisles prix introduits).

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32Problèmes économiques FÉVRIER 2015

CHRISTIANO L. J. etEICHENBAUM M. (1992), « Current Real-Business-CycleTheories and Aggregate Labor-Market Fluctuations », TheAmerican Economic Review, 82(3), p. 430 à 450.

GUERRIEN B. et GÜN O. (2014), « En finir pour toujours avecla fonction de productionagrégée ? » Revue de larégulation, no 15.

JOHANSEN L. (1960),A Multi-Sectoral Studyof Economic Growth, Amsterdam, North-Holland.

KING R. G. et REBELO S.T.(1999), « Resuscitating Real

Business Cycles », in TaylorJ.B. et M. Woodford (ed.), Handbook of Macroeconomics,Volume 1, Elsevier, p. 927à 1007.

KYDLAND F. et PRESCOTT E.(1990) « The Econometricsof the General EquilibriumApproach to Business Cycles »,Research Department StaffReport 130, Federal ReserveBank of Minneapolis.

MITRAH-KAHN B. (2008), « Debunking the Mythsof Computable GeneralEquilibrium Models »,Schwartz Centrer EconomicPoliticy Analysis.

SCARF H. (1973), TheComputation of EconomicEquilibria, New Haven etLondres,Yale University Press.

SMETS F. et WOUTERS R.(2002), « An EstimatedDynamic Stochastic GeneralEquilibrium Model of theEuro Area » ECB WorkingPaper Series, no 171.

SUWA A. (1991), « Lesmodèles d’équilibre généralcalculable », Analyse etprévision, no 97.

POUR EN SAVOIR PLUS

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OFFRE, DEMANDE ET PRIX33

L’équilibre de l’offre et de la demande et le processus d’ajustement par les prix sont des méca-nismes fondamentaux des économies de marché. Implicites chez Adam Smith dans la métaphorede la « main invisible », ils ont été théorisés dans les années 1950 sous le modèle de l’équilibregénéral. Pourtant, comme nous le rappellent Jean-Pierre Biasutti et Laurent Braquet, lemécanisme d’égalisation de l’offre et de la demande, simple en apparence, est en fait complexeet incertain. Le passage d’une analyse en termes d’équilibre partiel à une analyse en termesd’équilibre général proposé par la microéconomie pose notamment des difficultés non résoluesliées aux incertitudes pesant sur les courbes de demandes agrégées. L’analyse macroécono-mique des fonctions d’offre et de demande, présentée ici sous la forme du modèle offre globale/demande globale, permet toutefois de comprendre la détermination et les fluctuations des prin-cipales grandeurs macroéconomiques telles que le PIB et le niveau d’emploi.

Problèmes économiques

On prête au célèbre essayiste écossais dumilieu du XIXe siècle, Thomas Carlyle, la bou-tade suivante : « Apprenez à un perroquet lesmots “offre” et “demande” et vous aurez unéconomiste. » C’est dire l’importance de cesconcepts dans le langage courant de cetteprofession, qui évoque régulièrement la « loide l’offre et de la demande » comme principerégulateur des économies de marché généra-lisé au travers de la formation d’un systèmede prix d’équilibre. John Stuart Mill le for-mule ainsi dès le milieu du XIXe siècle : « Lahausse ou la baisse (du prix) ont lieu jusqu’à

ce que l’offre et la demande soient exacte-ment égales l’une à l’autre ; et la valeur (c’est-à-dire le prix) à laquelle une marchandises’enlève sur le marché n’est autre que cellequi, sur ce marché, détermine une demandesuffisante pour absorber toutes les quantitésoffertes ou attendues »1.

Cette loi de l’offre et de la demande, donton affirme souvent l’évidence empirique (dumarché des fraises à celui du pétrole) et quisemble régir le monde économique comme laloi de l’attraction universelle le monde phy-sique, est en fait une construction bien pluscomplexe que ne le laisse entendre l’évoca-tion commune. Elle impose donc de préciserce qu’on entend par offre et demande, ainsique la forme du processus dans lequel ellesinterviennent.

Les concepts d’offre et de demande opèrentaussi à plusieurs niveaux de l’analyse éco-nomique. La similitude des termes employés

Offre, demande et prix JEAN-PIERRE BIASUTTI

Professeur en classe préparatoire ECE au lycée M. Montaignede Bordeaux

 LAURENT BRAQUET

Professeur de SES au lycée G. Flaubert de Rouen et en classe préparatoire IEP

[1] John Stuart Mill(1848), Principes

d’économie politique, livre III, chap. 2.

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34Problèmes économiques FÉVRIER 2015

ne doit pas tromper car elle masque des phé-nomènes très disparates et de plus en plusvagues lorsqu’on passe du niveau microéco-nomique au niveau macroéconomique.

Offre et demande comme résultatd’un comportement individuelde maximisationL’étude du comportement rationnel duconsommateur et du producteur permetde déterminer les fonctions d’offre et dedemande individuelles. Par sommation deces dernières, on détermine alors l’offre et lademande sur un marché donné dont on ana-lyse les conditions d’équilibre. Le raisonne-ment est dit alors en « équilibre partiel ».

Calcul économique du producteuret courbe d’offre

Intuitivement, on comprend que le produc-teur a d’autant plus intérêt à offrir une quan-tité importante de son bien que le prix qu’ilen retire est élevé. Ce comportement s’appuiecependant sur un calcul économique plusprécis. Connaissant sa fonction de coût, leproducteur détermine l’offre qui va maximi-ser son profit. Cette fonction de coût supposeque le producteur a préalablement déterminéla combinaison de facteurs de productionqui minimise le coût de production pour unequantité donnée. Comme la concurrence estpure et parfaite, elle fait du producteur un« price taker » en lui imposant le prix du mar-ché. Quand ce prix est égal au coût marginal(celui de la dernière unité produite), le profittotal du producteur n’augmente plus ; il estdonc maximal. En faisant l’hypothèse que lesrendements des facteurs sont décroissants, lecoût marginal va augmenter à partir d’un cer-tain niveau de production : il faut chaque foisplus de facteurs pour obtenir une unité sup-plémentaire de produit. Seule une augmen-tation du prix de vente peut alors permettred’augmenter la quantité mise sur le marché,

ce qui introduit une relation positive entreprix de marché et quantité offerte : c’est lafonction d’offre O(p). L’offre totale d’un biensur le marché sera ensuite obtenue en addi-tionnant les offres individuelles pour chaqueniveau de prix.

Sur le graphique 1, la courbe d’offre associe àchaque niveau de prix la quantité offerte d’unbien. La courbe d’offre est croissante : plus leprix d’un bien est élevé, plus les producteursprésents augmentent la quantité offerte.D’autre part, sur un plus long terme, l’entréeéventuelle de nouveaux producteurs sur lemarché ou le changement de l’échelle de pro-duction des offreurs déjà présents, déplacela courbe d’offre vers la droite. C’est aussi lecas lorsque les coûts diminuent sous l’effetdu progrès technique, de la baisse du prixdes intrants ou d’une réglementation moinscontraignante. Dans le cas contraire, elle sedéplace vers la gauche.

Calcul économique du consommateuret courbe de demande

La demande individuelle correspond à laquantité du produit qu’un consommateurest disposé à acheter, compte tenu du prix dumarché. La demande a de nombreux déter-minants, parmi lesquels les goûts et les pré-férences, le revenu du demandeur, ou le prixdes biens substituables, et, naturellement, leprix du bien considéré. Pour isoler l’effet dece dernier, le raisonnement se fait « touteschoses égales par ailleurs » (tous les autresfacteurs sont constants).Dans la grande majo-rité des cas, on montre alors que la demandeindividuelle est croissante lorsque le prix dumarché baisse. Le comportement économiquedu consommateur permet cependant de pré-ciser cette idée intuitive. Face à deux bienssubstituables A et B, lorsque le revenu duconsommateur et le prix du bien B sont don-nés, la baisse du prix du bien A provoque lahausse de sa consommation parce que deuxeffets se composent le plus souvent :

– la baisse du prix de A rend le produit Bmoins attractif et le consommateur remplace

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OFFRE, DEMANDE ET PRIX35

ce dernier par des unités supplémentaires dubien A (effet de substitution) ;

– la baisse du prix de A augmente le pouvoird’achat du revenu, ce qui permet au consom-mateur d’acheter une quantité plus élevée duproduit (effet de revenu).

Cette relation décroissante entre le prix etla quantité demandée est la fonction dedemande D(p). La demande totale est alorsobtenue en additionnant les demandes indivi-duelles pour chaque prix. Sur le graphique 1, lacourbe de demande associe dès lors, à chaqueniveau de prix, la quantité demandée d’unbien. La courbe de demande est décroissante :plus un bien est cher, moins nombreuses sontles personnes qui veulent l’acheter et moinsélevées sont les quantités demandées.

La loi de l’offre et de la demande :une « main invisible » ?L’équilibre partielpar la flexibilité des prix

La forme des courbes « normales » d’offre etde demande garantit qu’elles se croisent enun seul point. À ce prix d’équilibre (Pe), lestransactions des uns et des autres corres-pondent à leurs souhaits. Il n’y a, ainsi, nirationnement de l’offre ni rationnement dela demande. Même si, très souvent, de nom-breux acheteurs potentiels sont exclus par le

prix, leurs ressources ne leur permettant pasd’entrer sur le marché. Il existe donc toujoursune combinaison prix-quantités qui permetd’égaliser l’offre et la demande. En cas dedéséquilibre sur le marché, la variation duprix permet d’atteindre l’équilibre (voir gra-phique 1). Une demande supérieure à l’offrepousse le prix à la hausse, ce qui conduitcertains demandeurs à renoncer et inciteles offreurs à développer leur offre. Le pro-cessus se poursuit jusqu’à ce que l’équilibresoit atteint. Un mécanisme inverse se produitlorsque l’offre est supérieure à la demande :la baisse des prix attire de nouveaux deman-deurs, tandis que certains offreurs sont moinsincités. Ainsi, quand un choc quelconquemodifie la demande ou l’offre sur un marché,se met en œuvre automatiquement un pro-cessus d’ajustement des prix qui garantit leretour à l’équilibre.

Pour avoir un équilibre sur le marché, il fautdonc que les prix soient flexibles. En égali-sant l’offre à la demande, ces prix guidentles ressources vers les productions pour les-quelles la demande est forte et assurent uneallocation optimale des ressources. Les situa-tions de sur ou sous-production sont doncéliminées. À l’équilibre, les quantités offerteset les demandes sont optimales puisque lesconsommateurs maximisent leur utilité tan-

Quantité

O (p)

D(p)

Offreexcédentaire

Prix

Demandeexcédentaire

Pour un prix p1, O>D(surproduction), le prixdiminuera jusqu’à pePour un prix p2 ,O<D (pénurie),

prix P augmentera jusqu’à Pele

.

.

1. Courbes d’offre et de demande

LLA NOA NOTIONTIOND’ÉLD’ÉLAASSTICITÉ-PRIXTICITÉ-PRIXLL’élas’élasticitticité-prix de la demande (ou deé-prix de la demande (ou de

ll’offr’offre) d’un bien permet de mesure) d’un bien permet de mesurer laer la

sensibilitsensibilité de la demande (ou de lé de la demande (ou de l’offr’offre)e)

d’un bien par rd’un bien par rapport à son prixapport à son prix : ainsi,: ainsi,

ll’élas’élasticitticité-prix de la demande (offré-prix de la demande (offre) due) du

bien X se mesurbien X se mesure en ce en calalculant lculant le re rapportapport

entrentre le le te taux de vaux de variation de la demandeariation de la demande

(offr(offre) du bien X et le) du bien X et le te taux de vaux de variationariation

du prix de cdu prix de ce bien.e bien.

ZOOM

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36Problèmes économiques FÉVRIER 2015

dis que les producteurs maximisent leur pro-fit. Les gaspillages sont éliminés.

Cependant, un certain nombre de conditionsdoivent être respectées pour que les méca-nismes du marché fonctionnent ainsi. Il estd’abord nécessaire que la concurrence jouenormalement sur ce marché ; en particulier,aucun intervenant ne doit pouvoir imposer ses

prix. Par ailleurs, l’offre et la demande doiventêtre fortement élastiques (cf. Zoom p. 35).

Tâtonnement ou marchandage ?

Le modèle précédent pose un problème defond. Si les hypothèses de la concurrencepure et parfaite sont respectées, tous lesacteurs sont « preneurs de prix », ce quisignifie qu’aucun d’entre eux ne peut agirsur ces prix : comment expliquer alors queceux-ci fluctuent ? L’analyse économiquerecourt à une solution coûteuse pour son réa-lisme mais indispensable pour sa cohérence.Elle suppose en effet que le tâtonnement quiconduit à l’équilibre est le fait d’un agent fic-tif qui se charge d’annoncer les prix en fonc-tion des écarts qu’il constate entre les offreset les demandes pour chaque bien. Ce « secré-taire de marché » ou « commissaire-priseur »,seul agent non intéressé du modèle, doit agird’une façon bien spécifique : si la demandenette (demande-offre) est positive, il aug-mente le prix ; si elle est négative, il le baissejusqu’à arriver au prix qui l’annule (offre =demande). Dans l’attente, les agents ne pro-cèdent pas aux échanges et ne les mettent enœuvre qu’une fois le prix d’équilibre établi.Ce processus implique donc une organisationtrès centralisée peu congruente avec l’idéeque l’on se fait spontanément de la « maininvisible » du marché.

En revanche, l’analyse d’un processus plusdécentralisé, comme l’échange entre deuxagents en face-à-face, montre que le choix duprix est indéterminé à l’intérieur d’une plagequi rend l’échange mutuellement avantageux.Domine alors un marchandage dont le résul-tat dépend de variables étrangères à l’écono-mie (rapport de forces, us et coutumes).

Dans la pratique, force est de constater que les prix ne sont pas déterminés ainsi. Ils sont dans l’ensemble très rigides, ce qui rend les mécanismes d’ajustement suppo-sés entre l’offre et la demande très lents et générateurs de déséquilibres importants dans l’entre-deux. Beaucoup sont fixés par le producteur et déterminés par application

LLA CA CONCURRENCEONCURRENCEIMPIMPARFARFAITE ET LESAITE ET LES«« FFAISEURS DE PRIXAISEURS DE PRIX »»LL’irr’irréalisme de léalisme de l’hypothèse des «’hypothèse des « prpreneureneurss

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ccentrentralisé) a calisé) a conduit au déonduit au dévveleloppementoppement

des modèldes modèles de ces de concurroncurrencence imparfe imparfaitaitee

qui se rqui se rapprapprochent de lochent de l’é’évidencvidencee

empiriqueempirique : c: ce sont le sont les entres entreprises qui feprises qui fontont

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lles agents, du fes agents, du fait de lait de leur feur faiblaible nombre nombree

ou de lou de leureurs ints intereractions sactions strtratatégiques, ontégiques, ont

un pouvun pouvoir sur loir sur le mare marché qui sché qui s’e’exprimexprime

dans ldans leur ceur capacitapacité à fixé à fixer ou à influer ler ou à influer leses

prixprix ; ils sont; ils sont «« pricprice make makererss »». Le c. Le cas las lee

plus eplus extrxtrême esême est ct celui duelui du monopolmonopolee dansdans

llequel un seul prequel un seul productoducteur satisfeur satisfait à tait à toutoutee

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maximisant son prmaximisant son profit. Cettofit. Cette situatione situation

peut êtrpeut être appre approchée par des entrochée par des entrepriseseprises

qui, par lqui, par l’inno’innovvation ou lation ou le mare marquagequage

publicitpublicitairaire, re, réduisent la subséduisent la substituabilittituabilitéé

des prdes produits pour loduits pour le ce consommatonsommateur eteur et

peuvpeuvent alent alorors fixs fixer un prix plus éler un prix plus éleevvé pouré pour

lleur preur produit ainsi diffoduit ainsi différérenciéencié (c(concurroncurrencenceemonopolismonopolistique)tique). Les modèl. Les modèleses

d’oligopold’oligopole montre montrent que la «ent que la « ccompétitionompétition

entrentre quelques-unse quelques-uns » c» conduit à uneonduit à une

manipulation des prix mais ont un rmanipulation des prix mais ont un résultésultatat

pluplus indéts indéterminé sur lerminé sur l’équilibr’équilibre final.e final.

Jean-PierrJean-Pierre Biasutti et Laure Biasutti et Laurent Brent Braquetaquet

ZOOM

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OFFRE, DEMANDE ET PRIX37

d’un coefficient de marge à ses coûts (« mark up »). Pour se rapprocher de cette situation,il faut accepter de sortir de la concurrence pure et parfaite en considérant que certains agents ont un pouvoir de marché et qu’ils ne subissent plus la « loi de l’offre et de la demande » comme une contrainte compa-rable à la gravitation universelle. On entre alors dans un monde d’interactions stra-tégiques dans lequel chacun essaie d’être le plus fort mais pour lequel les efforts de modélisation, appelant aux techniques com-plexes de la « théorie des jeux », montrent qu’il débouche sur des équilibres multiples,donc toujours aussi indéterminés.

Les incertitudes de l’agrégationdes demandes

La facilité lorsque l’on étudie un marché estde supposer que les offres et les demandespeuvent être agrégées en partant des com-portements individuels. Mais cette approcheen équilibre partiel (un seul marché observé« toutes choses étant égales par ailleurs »)ne prend pas en compte, par hypothèse, lesinterdépendances entre les marchés. En lefaisant, il devient alors impossible de séparerles effets de revenu et de substitution car lesvariations de prix sur un marché induisentdes variations de revenu qui affectent lesautres (le prix d’un bien qui baisse sur unmarché affecte le revenu de celui qui l’offre ;la demande de cet offreur sur un autre mar-ché en sera donc modifiée, ce qui agira enretour sur le premier marché). La « loi de lademande », qui fait décroître celle-ci lorsquele prix augmente, peut en conséquence nepas s’appliquer à la courbe de demandeagrégée. Ce résultat n’a rien à voir avec unquelconque effet de snobisme (signalementde la qualité par le prix), il a été démontrépour n’importe quel bien par des écono-mistes néo-classiques au début des années1970 sous le nom de « théorème Sonnen-schein-Mantel-Debreu » et stipule que lacourbe de demande agrégée peut prendre àpeu près n’importe quelle forme. De fait, si

la convergence vers un prix d’équilibre estdémontrable en équilibre partiel, elle ne l’estplus pour l’ensemble des marchés.

L’offre et la demande commefonctions macroéconomiquesC’est donc dans une autre logique que lesconcepts d’offre et de demande sont traités auniveau des grandeurs globales d’une écono-mie. On les définit dans le cadre d’un modèledit « offre globale/demande globale » (OG/DG). Celui-ci est l’outil de base pour étudierles fluctuations à court terme de l’économie(PIB, prix, emploi). Il répond, en le complétant,aux insuffisances du premier modèle de lamacroéconomie, le modèle dit IS/LM2. L’hypo-thèse de rigidité des prix de ce dernier n’a pasrésisté, en effet, aux chocs inflationnistes desannées 1960-1970 qui ont rendu nécessairede comprendre les interactions entre infla-tion, emploi et activité économique. Dans cenouveau modèle, les variations de la demanden’ont pas un effet nécessairement exclusifsur les volumes produits mais peuvent aussiaffecter les prix. Le modèle permet aussid’analyser comment les effets des politiquesmonétaires et budgétaires se partagent entrela croissance (et le reflux du chômage) et l’in-flation. Il peut enfin justifier le passage depolitiques centrées sur la demande à des poli-tiques plus orientées vers l’offre.

Niveau général des

prixP

PIB (Y)

OG(court terme)

DG

Y*

OG (long

terme)

2. Courbes d’offre globale (OG) et de demandeglobale (DG)

[2] Le modèle introduitpar John Hicks en

1937 se polarise sur lademande ; l’hypothèse

sous-jacente étant qu’ensituation de sous-emploil’offre globale s’ajuste à

la demande globale sansvariation des prix. L’offre

est donc « endogène »à la demande et

infiniment élastique parrapport au prix (sous-emploi et capacités de

production inutilisées).Il exprime la double

condition d’équilibre dela demande et de l’offresur le marché des biens

et services (I = S) etdu marché de la

monnaie (L = M).

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38Problèmes économiques FÉVRIER 2015

Les courbes de quasi-offreet de quasi-demande

Au carrefour du modèle classique qui neregarde que l’offre et du modèle keynésien quine concerne que la demande, le modèle OG/DG introduit la flexibilité des prix pour cernerl’impact des chocs qui peuvent affecter l’éco-nomie à court terme (chocs d’offre commeles chocs pétroliers, ou de demande commela « Grande Récession » de 2008-2009). Pource faire, il va « ajouter » au modèle IS/LM un« bloc offre ». Celui-ci est constitué d’un mar-ché du travail et d’une fonction de productionY = f(L) et suppose que, à court terme, seule laquantité de travail L détermine le volume deproduction. De fait, le modèle ne concerne queles variations de l’offre à court terme.

La représentation graphique du modèle OG/DG se fait dans un plan (PIB Y, niveau généraldes prix P). La courbe DG se déduit du modèleIS/LM et représente les couples activité/prixqui correspondent à un équilibre sur le mar-ché des biens et sur le marché de la monnaie.Elle est décroissante car la demande serad’autant plus forte que le niveau des prix estfaible. En effet, une baisse des prix stimule lademande des ménages car le pouvoir d’achatde leurs encaisses monétaires et d’une par-tie de leurs actifs financiers augmente (effetde richesse positif). En économie ouverte, la

baisse des prix stimule en plus la compétiti-vité-prix des exportations.

La courbe OG décrit, pour chaque niveau deprix, la production que les entreprises sont,dans leur ensemble, disposées à mettre sur lemarché après prise en compte du fonctionne-ment du marché du travail. Comme les entre-prises ont tendance à augmenter leur offrelorsque les prix s’élèvent, cette courbe estcroissante. En effet, lorsque les prix augmen-tent, le chiffre d’affaires des entreprises estplus grand. Il suffit alors que le coût du tra-vail progresse moins vite pour que leur profits’accroisse. En faisant l’hypothèse d’une rigi-dité des salaires nominaux (souvent fixés pourdes périodes assez longues), la hausse des prixconduit à une baisse des salaires réels qui sti-mule la demande de travail des entrepriseset leur permet d’augmenter la production.S’ajoute l’hypothèse que les chefs d’entrepriseconnaissent mieux l’évolution des prix (ce sonteux qui les fixent en grande partie) que lessalariés : l’information est donc asymétrique.Les salariés sont victimes d’une « illusionmonétaire » qui leur fait confondre l’augmen-tation de leur salaire nominal (« fiche de paie »)et celle de leur salaire réel. C’est essentielle-ment cette différence entre la vitesse d’ajuste-ment de salaires et des prix, liée à la présencedes rigidités ou d’erreurs d’anticipation, quiengendre une courbe d’offre croissante.

OG DG

Y1Y2

Un choc d’offrenégatif…

… conduit àun produitplus faible etune inflationplus forte

OG DG

Y1 Y2

Un choc de demandepositif…

produit plusélevé et uneinflation plusforte

... conduit à un

3. Chocs d’offre et de demande

3a. Choc d’offre négatif 3b. Choc de demande positif

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OFFRE, DEMANDE ET PRIX39

Dans le cas contraire (prix flexibles sanserreurs d’anticipation), la courbe d’offreglobale est une droite verticale qui retrouveles prédictions de l’analyse néoclassique. Lemarché du travail est à l’équilibre de pleinemploi (tous les facteurs sont utilisés), uneaugmentation des prix ne peut avoir d’effetsur l’offre. Ce niveau de production corres-pond au PIB potentiel (ou offre globale delong terme) qui augmente en général au fildu temps sous l’effet de l’accroissement de lapopulation active, des équipements et du pro-grès technique. Son augmentation n’est plusliée alors à celle du niveau général des prix.

Le point d’équilibre est donné par l’intersec-tion des deux courbes. Pour autant, il n’y apas de mécanisme automatique qui permet-trait un retour à l’équilibre en affichant desprix et en attendant la réponse des offreurset demandeurs. Qu’une courbe ou l’autre sedéplace et ce sont les niveaux de prix et del’activité qui se modifient. Malgré la simili-tude formelle avec les courbes associées auxfonctions microéconomiques (cf. supra), ellesne procèdent pas d’un calcul maximisateurde la part des agents économiques. D’autrepart, alors que, dans le modèle microéco-nomique, le prix est celui d’un bien donné,dans le modèle OG/DG le prix représentele niveau général des prix de l’économie.Enfin, les courbes d’offre et de demande sontconstruites conditionnellement à ce qui sepasse sur d’autres marchés (marché de lamonnaie, marché du travail). Pour cette rai-son, on qualifie ces courbes de « quasi-offre »et de « quasi demande ».

Les chocs et les déplacements descourbes d’offre et de demande globale

Les déplacements des courbes d’offre et dedemande dans le plan résultent soit de chocsexogènes affectant l’économie de manièrespontanée, soit des politiques économiquesmenées. Les chocs d’offre (exemple : législa-tion environnementale restrictive, revendica-tions salariales, prix du pétrole modifié par uncartel de producteurs) modifient la compétiti-

vité des entreprises et déplacent la courbe OG ;les chocs de demande (exemple : pessimismedes consommateurs, politique de relance)affectent la dépense et déplacent la courbe DG.Le modèle OG/DG permet d’analyser les consé-quences de ces chocs sur l’activité économiqueet sur le niveau général des prix (graphique 3).

Un choc d’offre négatif (graphique 3a) vapar exemple déplacer la courbe OG vers lagauche. C’est le cas d’un choc pétrolier qui,parce qu’il réduit la rentabilité des entre-prises en élevant leurs coûts de production,les conduit à réduire leur offre globale pourun niveau de prix plus élevé, c’est-à-dire unesituation de « stagflation ». En revanche, unchoc positif (exemple : contre-choc pétrolier,exploitation du pétrole bitumeux) déplace lacourbe vers la droite. Dans les deux cas, onnote que les mouvements de la production etdes prix sont inversés.

Un choc de demande positif (graphique  3b)déplace la courbe de DG vers la droite. Ilentraîne, à la différence d’un choc d’offre, à lafois une inflation et une hausse de la produc-tion. C’est le cas d’une politique budgétaireexpansionniste mais ce choc pourrait décou-ler aussi d’un relèvement des anticipations decroissance des entreprises ou des ménages.Symétriquement, un choc de demande négatif(exemple : politique budgétaire restrictive àpartir de 2010 dans la zone euro) entraîne unebaisse simultanée des prix et de la production,c’est-à-dire une « déflation ».

Le graphique permet aussi de comprendre lesdilemmes des politiques économiques face àces chocs. Par exemple, dans le cas d’un chocd’offre négatif, les autorités peuvent choisirde maintenir inchangée la demande globaleen misant sur le fait que la baisse de l’acti-vité finira par peser sur les coûts de produc-tion avec la montée du chômage et pousserales entreprises à augmenter leur offre. Ellespeuvent aussi choisir de stimuler la demandepour relancer l’activité au prix d’une inflationplus importante.

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40Problèmes économiques FÉVRIER 2015

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BEITONE A., BUISSON E. etDOLLO CH. (2012), Économie –Aide-mémoire, Paris, Sirey,5e éd.

GÉNÉREUX J. (2014), Jacques Généreux expliquel’économie à tout le monde, Paris, Seuil.

GUESNERIE R. (2013), L’économie de marché, Paris,Le Pommier.

MANKIW G. (2010), Macro-économie, Bruxelles,De Boeck, 5e éd., chap. 9.

MONTOUSSÉ M. et WACQUET I.(2013), 100 Fiches pourcomprendre la microéconomieet la macroéconomie, Paris,Bréal.

WASMER É. (2014), Principesde microéconomie, Paris,Pearson, 2e éd., chap.12.

POUR EN SAVOIR PLUS

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PIB ET CROISSANCE ÉCONOMIQUE41

Au cours des Trente Glorieuses, la croissance du PIB s’est imposée comme l’objectif premier des politiques économiques, le plein-emploi, la réduction des inégalités ou l’augmentation du bien-être collectif étant supposés en découler directement. Si ce que certains dénoncent comme un véritable « dogme » est toujours d’actualité, les critiques – formulées dès les années 1970 – à l’égard du productivisme, de l’impact écologique de la croissance et de l’utilisation du PIB comme indicateur principal des performances économiques d’une nation sont de plus en plus nombreuses et ont donné lieu à des réflexions sur l’élaboration d’autres indicateurs de richesse. Que mesure réellement le PIB et quelles sont ses limites ? Thomas Fabre fait le point sur ces questions, avant de présenter les conceptions théoriques de la croissance.

Problèmes économiques

C’est après la Seconde Guerre mondiale quela croissance économique, perçue et pré-sentée comme une condition nécessaireau plein-emploi et au développement dessociétés, devient un objectif politique priori-taire. Depuis une vingtaine d’années cepen-dant, en raison de la multiplication des crisesfinancières et économiques, des dégâts avérésdu productivisme et de l’inaptitude du pro-duit intérieur brut (PIB) à évaluer le bien-êtresocial et écologique, ce que certains écono-mistes appellent le « dogme de la croissance »affronte des critiques de plus en plus viveset partagées, annonçant peut-être une trans-formation du référentiel dominant des poli-tiques publiques.

Après avoir rappelé la signification et leslimites du PIB, nous présenterons les princi-pales conceptions savantes de la croissance,quant à ses origines, à sa forme et à son devenir.

Signification et limites du PIBQu’est-ce que la croissance ?

La croissance économique désigne, pour un territoire donné, l’augmentation de la pro-duction de biens et services sur une longue période. Il y a donc « croissance » lorsque,d’une année sur l’autre et de façon répé-tée, on constate un accroissement d’un flux de produits (biens de consommation, biens de production, services) dont l’élaboration a donné lieu à une distribution de revenus monétaires, dans le cadre d’une activité déclarée et légale. Pour un territoire donné,ce flux de production est mesuré par le pro-duit intérieur brut (PIB).

D’après l’INSEE, « le PIB est égal à la sommedes valeurs ajoutées brutes des différentssecteurs institutionnels ou des différentesbranches d’activité, augmentée des impôtsmoins les subventions sur les produits ».Considéré comme un indice de la puissanceet de la vitalité économiques d’un territoire

PIB et croissance économique THOMAS FABRE

Professeur en CPGE au lycée Faidherbe, Lille

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42Problèmes économiques FÉVRIER 2015

pris dans son ensemble, c’est au nom del’intérêt général que la plupart des gouver-nements font de son augmentation un axemajeur des politiques économiques, commemoyen indirect d’accroître le niveau de viede la population, de faciliter le financementdes services collectifs et de la protectionsociale, ou encore de lutter contre le chômage– à condition toutefois que la croissance duPIB soit supérieure à celle de la productivité.Mais le PIB permet-il pour autant d’évaluerla « véritable » richesse d’une société ? Est-ilun indice de bien-être social ? En somme, quemesure-t-il vraiment ?

Que mesure réellement le PIB ?Le PIB mesure les activitésmarchandes

Tout d’abord, le « contenu » en biens et ser-vices d’un PIB se transforme au cours dutemps. Si la croissance économique est unphénomène historiquement récent – selonAngus Maddison, elle débute réellement auXIXe siècle pour « exploser » dans le secondXXe siècle –, les comparaisons intertempo-relles ne considèrent que l’aspect quantitatifde la croissance : on produit beaucoup plusaujourd’hui qu’il y a cent ans. Elles masquentainsi de nombreux aspects qualitatifs : onproduit, en proportion, de plus en plus deservices, dont certains n’existaient pratique-ment pas il y a cent ans, dans les domainesdu transport, de la santé ou de la finance parexemple. En outre, certains biens ou services(on pense en particulier au vaste ensembledes « services à la personne »), au fur et àmesure qu’ils deviennent des marchandises,contribuent à alimenter la croissance. Cettedernière a donc une dimension strictementsociale, dans la mesure où elle reflète l’exten-sion de rapports ou d’échanges sociaux fai-sant l’objet d’une contrepartie monétaire.

Par ailleurs, le PIB ne comptabilise que les biens et services marchands ou non mar-chands obtenus à l’aide de facteurs de pro-

duction payants. Il ne peut donc pas rendre compte de certaines activités productives qui échappent encore au marché, relevant par exemple des sphères domestique, ami-cale, ou associative. Encore que cette lacune soit aussi affaire de conventions : au début des années 1970, l’INSEE a par exemple inté-gré au PIB les services non marchands four-nis par les administrations publiques, en les évaluant, faute de prix de vente, au coût de production ; plus récemment, en juin 2014,la France, à la différence de l’Espagne ou de la Belgique, a refusé de se plier à une recom-mandation européenne invitant à compta-biliser les activités liées à la drogue et à la prostitution dans la richesse nationale.

Le PIB mesure un fluxde production

Ensuite, le PIB ne mesure pas un stock derichesses, mais un flux : il est plus juste dedire qu’il mesure une « richesse nouvelle-ment créée » en une année que simplement larichesse d’un territoire. C’est donc, au sensstrict, plus un indicateur d’activités donnantlieu à rémunération que de quantités pro-duites et accumulées – on parle d’approche« non patrimoniale » –, même si le volume deces activités est nécessairement fonction d’un« capital » (matériel, technique, humain, natu-rel, etc.) mis en œuvre pour produire. Une descritiques principales adressée au PIB est jus-tement sa non-prise en compte de l’enrichis-sement (ou de l’appauvrissement) patrimoniald’une société, notamment lorsqu’on inclut lanotion de capital naturel ou de capital humain(dont la santé des individus). Une catastrophenucléaire comme celle de Fukushima, en 2011,constitue un exemple parlant : la mobilisationdes habitants et du gouvernement a permis auPIB japonais de repartir à la hausse en 2013,sans que cela donne la moindre idée de l’am-pleur et de l’irréversibilité des pertes liées àla pollution des sols, de l’air et de l’océan,ni des dégâts sanitaires et psychiques ayantaffecté le bien-être de la population (Fitoussiet Stiglitz, 2011).

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PIB ET CROISSANCE ÉCONOMIQUE43

Le PIB n’est pas un indicateurde bien-être social

Le PIB n’a en effet pas vocation à être un indi-cateur de bien-être social (ou de « développe-ment »). Nous avons vu qu’il laissait de côté unensemble d’activités non marchandes néces-saires à la cohésion sociale. De plus, il éva-lue des « outputs », simples enregistrementsmonétaires de quantités produites, ne disantrien des effets de l’activité productive sur lebien-être (les « outcomes »). Les exemplessont désormais fameux : « Une société où il ya beaucoup d’accidents de la route, qui vontexiger des soins médicaux, des réparationsde véhicules, des services d’urgence, etc.,aura tendance, toutes choses égales par ail-leurs, à avoir un PIB plus important qu’unesociété où les gens conduisent prudemment »,

de même que « la destruction organisée dela forêt amazonienne est une activité quifait progresser le PIB mondial » (Gadrey etJany-Catrice, 2005). Les mêmes auteurs, dontles travaux font référence, ajoutent que « lamesure du PIB est tout aussi indifférente à larépartition des richesses comptabilisées, auxinégalités, à la pauvreté, à la sécurité écono-mique, etc., qui sont pourtant presque unani-mement considérées comme des dimensionsdu bien-être à l’échelle d’une société ».

Un indicateur de richessepartiel et partialEn somme, le PIB est un indicateur partielet partial de la « richesse » d’un territoire ;partant, sa croissance (c’est-à-dire « la »

LE PIBLE PIB : APPR: APPROCHESOCHESET MODES DE CALET MODES DE CALCULCULIl eIl exisxistte tre trois modes de cois modes de calalcul du PIB auxcul du PIB aux«« prix du marprix du marchéché » d’un pays ou d’une r» d’un pays ou d’une région.égion.

PrPremier cemier casas : l: l’appr’approche par la proche par la productionoductionPIB = somme des vPIB = somme des valaleureurs ajouts ajoutées +ées +impôts sur limpôts sur les pres produits – subvoduits – subventions surentions surlles pres produits.oduits. En sommant des «En sommant des « vvalaleureurssajoutajoutéesées », on f», on fournit une esournit une estimation destimation desflux de prflux de production annuels. Les voduction annuels. Les valaleureurssajoutajoutées étées étant éant évvaluées sans laluées sans les impôts sures impôts surlles pres produits coduits comme la TVomme la TVA, on ajoutA, on ajoute ce cesesdernierderniers pour obts pour obtenir lenir le PIB aux «e PIB aux « prix duprix dumarmarchéché », puis on sous», puis on soustrtrait lait les subves subventionsentionssur lsur les pres produits (dont loduits (dont le but ese but est d’influenct d’influencererlles nives niveaux de preaux de production, loduction, les prix ou laes prix ou larrémunérémunération des fation des factacteureurs de prs de production).oduction).

Deuxième cDeuxième casas : l: l’appr’approche par la demandeoche par la demandePIB = dépenses de cPIB = dépenses de consommation finalonsommation finale +e +FBCF + eFBCF + exportxportations – importations – importations.ations.On cOn considèronsidère ici le ici le PIB sous le PIB sous l’angl’angle dee dela «la « demande gldemande globalobalee », c’es», c’est-à-dirt-à-dire dee dela cla consommation et de lonsommation et de l’inv’invesestistissementsement

(mesur(mesuré par la fé par la formation brutormation brute de ce de capitapitalal

fixfixe), en ajoute), en ajoutant lant le solde de la balance solde de la balancee

ccommerommercialciale (e (ccf.f. ComplComplément).ément).

TTrroisième coisième casas : l: l’appr’approche par loche par les res reevvenusenusPIB = rPIB = rémunérémunération des salariés + EBE +ation des salariés + EBE +rreevvenus mixtenus mixtes + impôts sur la pres + impôts sur la production etoduction etlles importes importations – subvations – subventions.entions. On additionneOn additionne

ici lici les res reevvenus primairenus primaires (du tres (du travavail et duail et du

ccapitapital). Puis, pour obtal). Puis, pour obtenir lenir le PIB au «e PIB au « prixprix

du mardu marchéché », on ajout», on ajoute le le supple supplément payément payéé

du fdu fait des impôts (nets des subvait des impôts (nets des subventions)entions)

sur la prsur la production et loduction et les importes importations.ations.

On obtient lOn obtient le PIB «e PIB « rréeléel » (ou PIB «» (ou PIB « enen

vvolumeolume ») en r») en retretranchant du PIB à prixanchant du PIB à prix

ccourourants (ou PIB «ants (ou PIB « en ven valaleureur ») l») les effes effetsets

de lde l’inflation. Si un PIB en v’inflation. Si un PIB en valaleur creur croît deoît de

33 % et que l% et que l’inflation es’inflation est de 3t de 3 %, la quantit%, la quantitéé

supplsupplémentémentairaire de mare de marchandises prchandises produitoduiteses

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lle PIB re PIB réel séel sttagne.agne.

PPour mesurour mesurer ler le nive niveau de vie moeau de vie moyyen deen de

la population, on utilise lla population, on utilise le PIB par habite PIB par habitantant

qui, par définition, ne crqui, par définition, ne croît que si laoît que si la

crcroisoissancsance du PIB ese du PIB est supérieurt supérieure à ce à cellellee

de la population.de la population.

Thomas FThomas Fabrabree

ZOOM

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44Problèmes économiques FÉVRIER 2015

croissance) peut recouvrir des situationsqualitativement fort disparates, que ce soiten termes d’inégalités sociales, de sécurité,de libertés des individus ou de dégradationsde l’environnement. Ces lacunes expliquentla constitution, depuis les années 1980, denouveaux indicateurs de richesse, mieux àmême de rendre compte du bien-être socialet de son évolution, tels l’indice de dévelop-pement humain (IDH), l’épargne nette ajustée,le « PIB vert » ou encore l’indice de santésociale (cf. Gadrey et Jany-Catrice, 2005).Mais ceux-ci peinent à détrôner le PIB, etplus largement la croissance comme réfé-rents premiers des politiques et discourséconomiques. G.W. Bush, alors président desÉtats-Unis, affirmait en 2002 : « La crois-sance n’est pas le problème ; c’est la solu-tion. » De nombreux gouvernants continuentde se tourner vers les économistes, afin detrouver les ressorts permettant de continuerà « libérer la croissance » (selon l’expressionde J. Attali), ceux-ci n’étant pas toujoursd’accord ni sur les moyens ni sur la possibi-lité même de continuer à croître.

Origine, forme et devenirde la croissance économiqueQue l’on prête ou non allégeance à la crois-sance du PIB comme objectif premier despolitiques publiques, le phénomène histo-rique demeure : depuis les débuts du capi-talisme contemporain, soit depuis deuxsiècles, nos sociétés s’organisent autourde la production toujours plus importantede marchandises. Selon l’exclamation deKarl Marx dans le premier tome du Capi-tal (1867), le mot d’ordre en serait : « Accu-mulez, accumulez ! C’est la loi et les pro-phètes ! ». Comment, alors, rendre comptede la perpétuation dans le temps de cetteaccumulation sans cesse renouvelée ? Est-elle vouée à se poursuivre indéfiniment ? Defaçon régulière ? Telles sont les questionsposées par les différentes théories de lacroissance (voir tableau).

Les sources de la croissancePour produire, il faut des ressources natu-relles (parfois appelées « capital naturel »),du capital physique ou technique (soit, pouraller vite, des machines, des terrains et desbâtiments), et du travail (parfois assimilé àla mise en œuvre d’un « capital humain »).La croissance requiert par conséquent l’uti-lisation d’une quantité accrue et/ou l’amélio-ration de l’efficacité productive (ou produc-tivité) de ces « facteurs de production ». Lesthéories de la croissance se rejoignent d’ail-leurs pour voir son origine dans l’augmen-tation des capitaux productifs et/ou dans le« progrès technique ». La diversité des raffi-nements et sophistications théoriques est enpartie imputable à la priorité accordée à telou tel facteur, à tel ou tel acteur économiqueà même d’en favoriser l’essor.

Les historiens de l’économie, et notammentl’école de la régulation, considèrent la crois-sance du premier capitalisme comme prin-cipalement extensive, c’est-à-dire fondéesur la mobilisation toujours plus importantede capital et de travail, la diffusion du pro-grès technique jouant au XIXe siècle un rôlede déclencheur et d’accompagnateur. Mais laplupart des explications de la croissance ontété développées au XXe siècle, lorsque celle-cis’accélère pour atteindre des taux exception-nels pendant les Trente Glorieuses (autour de5 % par an dans les pays occidentaux) : c’estalors le progrès technique – qui comprend ausens large les gains de productivité permispar l’organisation scientifique du travail –qui est mis en avant. Reste à en identifier lessources : le développement scientifique, l’in-novation impulsée par les « entrepreneurs »(J.-A. Schumpeter), les rendements d’échellecroissants permis par l’accumulation decapitaux humains et publics (croissanceendogène) ou encore l’efficacité des « insti-tutions » formelles et informelles (D. North).Notons que la plupart des théories récentes,même lorsqu’elles s’inscrivent dans la tradi-tion du libéralisme économique, soulignentle rôle primordial des pouvoirs publics, via la

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PIB ET CROISSANCE ÉCONOMIQUE45

Diverses conceptions de la croissance économique

Auteurs/théoriesSources principales

de la croissanceFacteurs limitant

la croissancePlace et rôle des

crises économiques

A. SmithDivision du travail,progrès technique

Croissancepotentiellement infinie

Absence de criseséconomiques

majeures,autorégulation

supposée des marchés(tradition libérale)

Modèle de SolowProgrès technique

« exogène »

Croissancede la population,

rythme du progrèstechnique ; croissancepotentiellement infinie

Théories dela « croissance endogène »

Accumulation de capitaux(physique, humain, public),innovations et externalités

positives

Degré d’internalisationdes externalités

positives de productivitépar l’État ; croissance

potentiellementinfinie : hypothèse de« croissance durable »

D. RicardoLibéralisation

du commerce international,progrès technique

Rendementsdécroissants

de la terre ; croissancefinie, butant sur un« état stationnaire »

« Nouvelle histoireéconomique »

(R. Fogel, D. North)

Institutions (contraintesformelles et informelles, allantdes lois aux normes et usages),

changements techniques

Inefficacitédes institutionsd’encadrement

du marché ; questionde la finitude de la

croissance non posée

Analyse centrée surles différentiels decroissance à longterme, non sur la

question des crises

J.-A. Schumpeter

« Grappes d’innovations »autour d’un facteur clé,

concurrenceet progrès technique

Ralentissement desgains de productivitéet des taux de profiten fin de cycle long ;

question de la finitude dela croissance non poséee

Alternance de criseset périodes

de croissanceéconomique(cycles longs)

K. Marx

Concurrence, accumulation decapital, gains de productivité(via les gains de « plus-value

relative »)

Baisse tendancielledu taux de profit ;

croissance probablementfinie via l’épuisement

de la terre et destravailleurs

Crises économiquesrépétées, non-viabilitédu système capitaliste

à long terme

Théorie de la régulation(M. Aglietta, R. Boyer)

Accumulation extensiveet/ou intensive du capital ;

compromis sociaux permettantde trouver des débouchés

à la production

Croissance sinonfinie du moins « non

durable » en raison del’incompatibilité entredynamique capitaliste

et préservation desressources naturelles

Crises régulièresdes « modes

de régulation »(épuisement des

gains de productivité,conflits de répartition)

Club de Rome (rapportMeadows), écologie politique,

courant de la décroissance

Ressources naturellestransformées en énergiemécanique par le biais

d’innovations techniques

Croissance finie enraison du caractère fini

des ressources naturelles(fossiles en particulier)qui sont à la base de lacroissance capitaliste

« Crise » économiquepensée sous

l’angle écologique,s’accentuant avecl’épuisement des

ressources naturelles

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46Problèmes économiques FÉVRIER 2015

construction d’infrastructures de transportet de communication, l’éducation, les inves-tissements dans la recherche et le dévelop-pement, la sécurisation des échanges, etc. Lacroissance économique apparaît en ce sensredevable d’un cadre institutionnel adéquat1. Est-ce cependant suffisant pour assurer uneaccumulation infinie de marchandises ?

La croissance peut-elle se poursuivreindéfiniment ?Si l’on excepte les penseurs qui ne posentpas explicitement la question, le caractèrepotentiellement fini ou infini de la croissancedonne lieu à deux grandes postures, à la foisprédictives et normatives.

« Durabilité faible » contre« durabilité forte »

D’une part, la plupart des économistes libé-raux2 font l’hypothèse que la croissance etle développement peuvent être « durables »,autrement dit se poursuivre sans entamerles capacités de bien-être des générationsfutures, misant sur les progrès techniqueset les gains d’efficacité énergétique à venir.Cela implique de considérer capital naturel etcapital artificiel comme substituables (hypo-thèse dite de la « durabilité faible », formuléepar J.-M. Hartwick en 1977).

Au contraire, les partisans de l’écologie poli-tique, de la « décroissance » ou les théori-ciens de la régulation pensent que la crois-sance propre aux sociétés capitalistes esten train de buter sur des limites naturelleset humaines, sur l’épuisement de ressourcesnon renouvelables auquel les avancées tech-niques ne sauraient trouver de substitutssuffisants ; et ce d’autant que les ressourcesnaturelles renouvelables et l’environnementen général connaissent des dégradations enpartie irréversibles, qui altèrent les capaci-tés de production futures3. Autrement dit, ledéveloppement durable (soit la poursuite dela croissance moyennant un « authentique »

respect de la nature et des hommes) seraitincompatible avec le capitalisme comme sys-tème fondé sur la recherche incessante denouveaux moyens d’accumulation du profit4.

« Durabilité » et crisesdu capitalisme

On ne sera alors pas forcément surpris deconstater que les économistes libéraux parti-sans de la « durabilité faible » ne prêtent pasune grande attention aux crises majeures : ilspostulent non seulement la toute-puissancede l’innovation technologique, mais aussil’autorégulation des marchés.

Opposées aux conceptions libérales, lesthéories issues de la tradition de critiquedu capitalisme et du productivisme affir-ment en revanche que les crises majeuressont « normales » et ont partie liée, depuisles chocs pétroliers des années 1970, avec lararéfaction des ressources naturelles. Leurdonner raison conduit à souligner derechefles carences du PIB mondial comme lanceurd’alerte, puisqu’il n’a depuis lors pratique-ment pas cessé de croître, même à un rythmetoujours faiblissant. Nombreux sont d’ail-leurs ceux qui, aujourd’hui, estiment que lePIB a, au plan de la légitimité scientifique oupolitique, largement fait son temps.

Conclusion : « Au-delà du PIB »5 ?Toute comptabilité nationale repose sur desconventions sociopolitiques : il s’agit de défi-nir des agrégats (ce qui ne va déjà pas desoi), de choisir des instruments et des uni-tés de mesure, des critères de démarcation,etc. Lorsqu’il s’agit de définir la « richessenationale », on devine la multiplicité desvoies à emprunter. Étudiant le cas français,François Fourquet montre en 1980 commentles « comptes de la puissance », au sortir dela Seconde Guerre mondiale, préjugent de lasupériorité de systèmes économiques fondéssur la « juste et libre concurrence », la pro-duction industrielle de masse et l’extensiondes rapports sociaux marchands6. Le PIB,

[1] Sans compter sesaspects « culturels »,déjà mis en avantpar Max Weber dansL’Éthique protestanteet l’esprit du capitalisme(1905).

[2] À l’exceptionnotable de DavidRicardo qui anticipaitl’avènement d’un« état stationnaire »en raison de la fertilitédécroissante des terrescultivées.

[3] H. Daly définitla « durabilitéforte » comme ledéveloppementn’altérant pas le stockexistant de capitalnaturel. Pour desauteurs comme Denniset Donella Meadows,tout porte à croire quecette notion n’a de sensque dans une société« postcroissance ».

[4] Dans le documentairede Marie-Monique Robin« Sacrée croissance ! »(Arte, 2014), Jean Gadreyrappelle la célèbreboutade de KennethBoulding : « Celui quipense qu’une croissanceexponentielle infinie estpossible dans un mondefini est soit un fou,soit un économiste. »Voir aussi Rousseau S.et Zuideau B.(2007), « Théoriede la régulationet développementdurable », Revue de larégulation, no 1.

[5] En référence àl’ouvrage éponyme deDominique Méda (2008).

[6] Fourquet F. (1980),Les Comptes de lapuissance. Histoire de lacomptabilité nationaleet du plan, Paris,Éditions Recherches.

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PIB ET CROISSANCE ÉCONOMIQUE47

comme indice de richesse, et sa croissance,comme priorité des politiques économiques,sont alors au faîte de leur légitimité. Dans uncontexte de reconstruction, puis de guerrefroide, alors que l’État-providence s’est géné-ralisé, interroger les insuffisances et la légiti-mité du PIB ou dénoncer les nuisances envi-ronnementales accompagnant la croissancene fait pas recette, si l’on peut dire.

Avertissements et remises en cause nemanquent pourtant pas, dès les années 19707, mais leur audience demeure limitée et éphé-mère. C’est que définir le bien-être collectifet ses enveloppes langagières est aussi unenjeu de luttes sociales et politiques8. Nousl’avons suggéré, ne parler que de croissance– et implicitement, ne faire référence qu’auPIB – peut être un moyen de ne rien dire des

contenus et des externalités économiquesassociés au phénomène, dont on oublie ouignore parfois le caractère statistiquementconstruit. Sans compter l’inertie certaine desreprésentations économiques : « À court etmoyen termes, [la croissance] est donc appré-ciée positivement par de larges fractions dela population, d’autant plus larges d’ailleursqu’on ne leur communique qu’un chiffre final(le taux de croissance réalisé ou espéré), enesquivant la question de son contenu (qu’est-ce qui s’est amélioré ?) ou de sa répartition(le partage de la valeur ajoutée) » (Gadrey etJany-Catrice, 2005). Aujourd’hui, l’idée per-dure mais chancelle selon laquelle, sans lacroissance, point de salut.

FABRE T. (2012), L’Essentielpour comprendre l’économie, chapitre « Mesurer larichesse », Paris, Ellipses.

FITOUSSI J.-P. et STIGLITZ J.(2011), « Nouvelles réflexionssur la mesure du progrèssocial et du bien-être », inÉconomie du développementsoutenable, Revue de l’OFCE, no 120.

GADREY J., et JANY-CATRICE F.(2005), Les NouveauxIndicateurs de richesse, Paris, La Découverte, coll.« Repères ».

MÉDA D. (2008), Au-delà duPIB. Pour une autre mesure dela richesse, Paris, Flammarion,coll. « Champs actuel ».

STIGLITZ J., SEN A. etFITOUSSI J.-P. (2009), Rapportde la Commission sur lamesure des performanceséconomiques et du progrèssocial.

Http://www.stiglitz-sen-fitoussi.fr/documents/rapport_francais.pdf

POUR EN SAVOIR PLUS

La balance des paiementsLa balance des paiements est un documentstatistique (élaboré, en France, par la Banquede France) qui retrace sous une formecomptable l’ensemble des flux d’actifs réels,financiers et monétaires entre les résidentsd’une économie et les non-résidents aucours d’une période déterminée. Les flux

économiques et financiers à l’origine de cesopérations sont répartis en distinguant lecompte des transactions courantes (échangesde biens, de services, de revenus et detransferts courants), le compte de capital(transferts en capital) et le compte financier(investissements directs ou de portefeuille).C’est un document complexe dont la lectureet l’interprétation requièrent quelques clés(1). Sous une forme un peu simplifiée, la balancese présente comme suit.

COMPLÉMENT

[7] Par exemple,le rapport

du Club de Rome,(ou « rapport Meadows »),

Halte à la croissance !, est publié en 1972.

[8] Sur ces questions,voir Pessis C., Topçu S. etBonneuil C. (dir.) (2013),

Une autre histoire des« Trente Glorieuses ».

Modernisation,contestations et

pollutions dans la Franced’après-guerre, Paris,

La Découverte.

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48Problèmes économiques FÉVRIER 2015

Au plan comptable, la balanceest toujours équilibréeChaque flux d’actifs fait l’objet d’un double

enregistrement, au crédit et au débit : le

solde de la balance des paiements est, par

construction, nul (aux « erreurs et omissions

nettes » près, une transaction ne faisant pas

toujours l’objet d’un enregistrement simultané

au débit et au crédit) ; autrement dit, la balance

est nécessairement équilibrée (S1+S2+S3+

« erreurs et omissions nettes » = 0).

Par convention, on note au crédit toutes

les opérations assimilables à une vente

ou entraînant une diminution des avoirs

ou une augmentation des engagements

(exportation de biens ou de services, revenus

et transferts reçus, emprunts auprès des

non-résidents, etc.) ; et au débit, toutes

les opérations assimilables à un achat ou

entraînant une augmentation des avoirs ou une

diminution des engagements (importations de

biens et services, revenus et transferts versés,

prêts accordés à des non-résidents, etc.).

Par exemple, si une entreprise non résidente

achète un bien à une entreprise résidente

pour une valeur de 1000 euros, payés au

comptant et versés sur le compte du résident

(dont la banque est résidente), cela donne lieu

à l’enregistrement suivant :

– un crédit de 1000 euros au compte des

transactions courantes (opération assimilable

à une diminution des avoirs en marchandises) ;

– un débit de 1000 euros au compte financier

(opération assimilable à une diminution des

engagements en devises étrangères).

1. Les différents comptes de la balance des paiements

Crédits Débits Soldes

1. Compte destransactionscourantes

Exportations de biens oude services, salaires et revenus

du capital et transferts derevenus (des non-résidents

vers les résidents)

Importations de biens oude services, salaires et revenus

du capital et transferts derevenus (des résidents vers

les non-résidents)

S1

2. Compte de capital Remises de dettes (des non-résidents vers les résidents),

ventes de brevets, marques...

Remises de dettes (des résidentsvers les non-résidents), achats

de brevets, marques...S2

3. Comptefinancier

Investissements directs etinvestissements de portefeuille(vente de titres par des résidents

à des non-résidents), avoirs(1)

remboursés par des non-résidents à des résidents

ou engagements(2) accordés pardes non-résidents à des résidents

(tels les crédits commerciauxou les prêts bancaires), vente

de produits financiers dérivéspar des résidents à des

non-résidents, diminution desavoirs de réserve (or monétaire,

droits de tirages spéciauxsur le FMI, devises)

Investissements directs etinvestissements de portefeuille

(vente de titres par des non-résidents à des résidents),

engagements remboursés pardes non-résidents à des résidentsou avoirs accordés par des non-résidents à des résidents (telsles crédits commerciaux ou

les prêts bancaires), achat deproduits financiers dérivés

par des résidents à desnon-résidents, augmentation desavoirs de réserve (or monétaire,

droits de tirages spéciauxsur le FMI, devises)

S3

4. Erreurs et omissions nettes

(1) Les avoirs financiers sont des titres émis par des non-résidents détenus par des résidents.(2) Les engagements financiers sont des titres émis par des résidents détenus par des non-résidents.

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PIB ET CROISSANCE ÉCONOMIQUE49

Toute inscription au crédit dans les comptes

des transactions courantes et de capital doit

entraîner une inscription égale au débit du

compte financier.

Si la balance des paiements est équilibrée

par construction, les différents comptes qui la

composent peuvent révéler des déséquilibres

donnant des indications sur certaines forces

ou faiblesses d’une économie nationale, et

orienter les choix de politiques économiques.

La somme des soldes de transactions

courantes et de capital, si elle est positive,

révèle une capacité de financement de

la nation : l’épargne intérieure excède

l’investissement et permet de couvrir le déficit

d’épargne des non-résidents et/ou d’accroître

les réserves de changes (opérations qui se

traduisent par un déficit du compte financier) ;

inversement, une somme négative révèle un

besoin de financement de la nation.

En France, en 2012 et 2013, les résidents

ont globalement un besoin de financement, le solde des transactions courantes étant

nettement déficitaire : c’est là une faiblesse

récurrente de l’économie française. On

remarque néanmoins que cette faiblesse est

d’abord imputable au déficit de la balancecommerciale (ligne « biens »), lui-même lié

aux problèmes de compétitivité rencontrés

par l’industrie nationale. Et que, au contraire,

au plan des services, la France dégage un

excédent et continue de posséder un point fort.

Concernant le compte financier, on constate

en 2012 et 2013 un excédent pour les

investissements de portefeuille et les produits

financiers dérivés, traduisant des entrées

nettes d’épargne de la part des non-résidents

en contrepartie du besoin de financement déjà

évoqué. Les « autres investissements » voient

leur solde devenir nettement négatif en 2013 :

les prêts et crédits commerciaux accordés par

des résidents à des non-résidents ont nettement

dépassé ceux réalisés en sens inverse.

Enfin, on appelle « solde de la balanceglobale » la somme de tous les soldes,

moins les avoirs de réserve : lorsqu’il est

excédentaire (comme en 2012), cela signifie

que la banque centrale a accumulé des

réserves de change durant l’année, ce qui se

traduit par une augmentation de la masse

monétaire ; et inversement, lorsqu’il est

déficitaire (comme en 2013). Attention : un

solde excédentaire se traduit par un signe

négatif sur la ligne « avoirs de réserves » ;

un solde déficitaire, par un signe positif.

Thomas Fabre

(1) Pour une présentation plus détaillée, voir Chamblay D.

(2008)., « La balance des paiements », Cahiers français

no 345, Paris, La Documentation française, juillet-août.

2. Balance des paiements de la France (en milliards d’euros)

2012 20131. Compte des transactions courantes – 31,8 – 30,3

Biens (balance commerciale) – 54,6 – 42,5Services 24,7 18,3Revenus et transferts – 1,9 – 6,0

2. Compte de capital 0,5 1,83. Compte financier 21,0 14,2

Investissements directs – 14,1 5,1Investissements de portefeuille 26,5 69,8Dérivés financiers 14,3 16,8Autres investissements – 1,7 – 79,0Avoirs de réserve – 4,0 1,5

4. Erreurs et omissions 10,3 14,3

Source : Banque de France ; Direction générale des statistiques.

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50Problèmes économiques FÉVRIER 2015

L’accroissement des émissions de gaz à effetde serre (GES) depuis la révolution indus-trielle conduit à une augmentation de latempérature moyenne à la surface du globedont les conséquences pourraient être catas-trophiques si la tendance se poursuivait. Lesscientifiques réunis au sein du Groupe d’ex-perts intergouvernemental sur l’évolution duclimat (GIEC) considèrent qu’il est impératifde limiter cette hausse de température à 2°Cpar rapport à la température moyenne dela période antérieure à la révolution indus-trielle. Il est aussi urgent de protéger cer-taines ressources naturelles dont beaucoupsont menacées. Notre modèle actuel de crois-sance n’est pas soutenable et il est nécessaireque les agents économiques modifient leurcomportement et tiennent compte des effetsenvironnementaux de leurs actions. La pré-servation de l’environnement est nécessaireà double titre : d’un point de vue purementéconomique, le capital naturel est indis-pensable à la croissance, et du point de vuedu bien-être de la population, la qualité del’environnement est un paramètre essentielde la qualité de vie. Comment comprendrealors le fait que le comportement spontanédes acteurs conduise à une telle dégradationenvironnementale ? Que faire pour réorien-

ter le comportement des acteurs ? Les éco-nomistes analysent cette situation en termesde défaillance du marché. Compte tenu descaractéristiques des ressources naturelleset de la façon dont les acteurs déterminentleur comportement, le fonctionnement nonrégulé des marchés conduit à une allocationdes ressources non optimale, c’est-à-direque l’affectation des ressources disponiblesà certains usages n’est pas la plus efficacepossible et ne maximise pas le bien-être dela population. Nous nous intéresserons ici àdeux cas classiques de défaillance du mar-ché : le cas des biens collectifs et celui desexternalités.

Des biens collectifs en quantitéinsuffisanteUn bien collectif est un bien non rival etnon excluable. Un bien est dit rival si saconsommation prive les autres de son usage.

Biens collectifs et externalités

Les biens collectifs et les externalités sont les deux cas les plus célèbres de défaillance du marché.S’ils appellent l’action publique, celle-ci peut revêtir plusieurs modalités, de la plus intervention-niste – la réglementation – à la plus respectueuse des mécanismes de marché – l’attribution dedroits de propriété, en passant par l’instauration de taxes et de subventions. Marion Navarro faitle point sur ces configurations sous-optimales en termes de bien-être collectif et sur les moyensd’y faire face en s’appuyant sur l’exemple des problèmes d’environnement.

Problèmes économiques

 MARION NAVARRO

Professeur de sciences économiques et sociales en CPGE B/Lau lycée du Parc à Lyon

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BIENS COLLECTIFS ET EXTERNALITÉS51

Le fait qu’un individu profite d’un service denettoyage d’une plage publique n’empêchepas un autre agent d’en bénéficier simulta-nément. Ce service est non rival, ce qui n’estpas le cas d’un service de coiffure : deux per-sonnes ne peuvent simultanément bénéficierdu travail d’un même coiffeur. Un bien estexcluable si le producteur peut en réserverl’accès à ceux qui en ont payé le prix. Le ser-vice de nettoyage d’une plage publique estaussi non excluable. Une fois que la plage aété nettoyée, on ne peut empêcher certainsindividus de profiter d’une plage proprepuisqu’elle est publique et accessible à tous.Le service de nettoyage d’une plage privéeest à l’inverse excluable car il est possiblede refuser l’entrée de la plage aux personnesqui refuseraient de payer le prix imposé parle propriétaire.

Le marché est défaillant dans la gestion desbiens collectifs : trop peu de ressources sontmobilisées pour les produire alors mêmequ’ils ont de l’intérêt aux yeux de la popula-tion. Comment expliquer cela ?

Peu de producteurs vont se lancer dans laproduction d’un bien non excluable pourensuite chercher à le vendre. Tout le mondepouvant en bénéficier librement, le produc-teur n’a aucune garantie de tirer ensuite unrevenu lui permettant de couvrir ses coûts.Prenons le cas des feux d’artifice qui sontun exemple de bien collectif. Aucun artificierne va lancer de lui-même un feu d’artifice etpasser ensuite dans la foule des spectateurspour essayer de tirer une rémunération duservice dont ils ont bénéficié. Les consom-mateurs n’ont pas non plus intérêt à payerà l’avance pour que le bien soit produit carces biens sont généralement très coûteux àproduire et il est très peu probable qu’unconsommateur ait une disposition indivi-duelle à payer supérieure ou égale au prix devente du bien. Dans certains cas, par exemplelors d’un grand mariage, un individu vaaccepter de payer pour qu’un feu d’artificeait lieu car le but est justement d’en faireprofiter tout le monde gratuitement, mais laplupart des feux d’artifice sont financés parles collectivités locales.

LLA TRAA TRAGÉDIE DES BIENSGÉDIE DES BIENSCCOMMUNSOMMUNSLes biens cLes biens communs sont des biens nonommuns sont des biens non

eexxcluablcluables mais rives mais rivaux. De nombraux. De nombreuseseuses

rresessoursourcces natures naturellelles sont des bienses sont des biens

ccommuns communs comme c’esomme c’est lt le ce cas par eas par exxemplemple dese des

rresessoursourcces halieutiques. Le fes halieutiques. Le fonctionnementonctionnement

du mardu marché sans intché sans intervervention de lention de l’Ét’État cat conduitonduit

à une surà une sureexplxploitoitation de ses ration de ses resessoursourcceses

ccar ellar elles sont aces sont acccesessiblsibles à fes à faiblaible ce coût (unoût (un

pêcheur n’a qu’à achetpêcheur n’a qu’à acheter son équipement, iler son équipement, il

peut ensuitpeut ensuite pêcher aute pêcher autant de poisant de poissons qu’ilsons qu’il

vveut greut gratuitatuitement) alement) alorors même qu’ells même qu’elles ontes ont

une vune valaleur mareur marchande (particulièrchande (particulièrementement

une fune fois trois transfansformées). Les individus ontormées). Les individus ont

donc tdonc tendancendance à sure à surcconsommer consommer ce type dee type de

bien et cbien et ces dernieres derniers éts étant rivant rivaux, à chaqueaux, à chaque

ffois qu’un individu en cois qu’un individu en consomme, lonsomme, le se sttockock

de biens disponiblde biens disponibles diminue. On risquees diminue. On risque

alalorors d’observs d’observer la disparition de cer la disparition de certertainesaines

rresessoursourcces, c’eses, c’est ct ce que Garre que Garrett Harett Hardindin(1)(1)

appellappelle la tre la tragédie des biens cagédie des biens communs.ommuns.

LL’int’intervervention de lention de l’Ét’État esat est souvt souvent nécent nécesessairsairee

pour limitpour limiter ler les pres prélélèèvvements (eements (exxemplemple dese des

quotquotas de pêche) mais las de pêche) mais les tres travavaux d’Elinoraux d’Elinor

OsOstrtromom(2)(2) ont montront montré que lé que les actes acteureurs privs privésés

pouvpouvaient éaient évitviter cer cettette tre tragédie en mettagédie en mettantant

en œuvren œuvre des se des strtratatégies cégies coopéroopérativatives, ces, ce quie qui

nécnécesessitsite un ce un capitapital social et insal social et institutionneltitutionnel

importimportant.ant.

Marion NavMarion Navarrarroo(1) Har(1) Hardin G. (1968), « The Tdin G. (1968), « The Trragedy of the Commons »,agedy of the Commons »,

SciencSciencee, v, vol. 162, nol. 162, noo 33859.859.

(2) Os(2) Ostrtrom E. (1990)om E. (1990) GoGovverning the Commonserning the Commons::

The EvThe Evolution of Insolution of Institutions ftitutions for Collor Collectivective Actionse Actions,,

Cambridge UnivCambridge Univerersity Prsity Presess.s.

ZOOM

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52Problèmes économiques FÉVRIER 2015

Sans intervention publique, les biens collec-tifs sont ainsi produits en quantité insuffi-sante et le bien-être de la population n’est pas maximal. Considérons le cas d’individus qui seraient prêts à payer individuellement 20 euros pour que la plage publique où ils se baignent habituellement soit nettoyée.Le plaisir qu’ils gagneront à être sur une plage plus propre vaut ainsi 20 euros à leurs yeux : ils sont prêts à renoncer à 20 euros d’autres biens (comme l’achat d’un T-shirt) pour que ce service soit produit. Supposons que 1000 personnes soient concernées, ce qui fait que collectivement, la disposition à payer des utilisateurs de la plage serait de 20000 euros. Supposons que le coût de nettoyage de la plage soit de 15000 euros.Il serait logique que ce service soit produit puisque cela accroîtrait la satisfaction des utilisateurs de la plage. Aucune entreprise ne va toutefois nettoyer la plage, ces der-nières sachant que les riverains ne paieront pas ensuite pour ce service, l’accès à la plage étant gratuit. Aucun usager n’étant prêt à payer 15000 euros de sa poche pour que ce service soit produit, le plus probable est donc que la plage reste sale sans interven-tion publique.

De nombreux services qui contribuent à lapréservation de l’environnement sont desbiens collectifs. Ainsi en est-il de la politiqueclimatique. En effet, il s’agit d’un bien nonrival (le fait qu’un individu bénéficie de lastabilité du climat n’empêche pas un autred’en bénéficier) et d’un bien non excluable (iln’est pas possible d’exclure un individu ouun pays de l’avantage social que constitue laréduction des émissions de GES par un autreindividu ou un autre pays). Par conséquent,personne ne va produire spontanément cettepolitique climatique. Dans la plupart des cas,la production des biens collectifs est prise encharge par une autorité publique (soit direc-tement, soit à travers une délégation de ser-vice public) et financée par les prélèvementsobligatoires. Pour la politique climatique, lecas est plus complexe car comme il n’existepas de gouvernement mondial, il n’est pas

possible d’imposer par la contrainte régle-mentaire la mise en œuvre de cette poli-tique et seule la coopération entre États peutconduire à une action concertée de réductiondes émissions de GES.

La défaillance du marchéen présence d’externalitésUne externalité représente la conséquencedu comportement d’un agent économiquesur d’autres agents économiques qui ne faitpas l’objet d’une transaction marchande. Lesexternalités peuvent être positives, si l’effetsur les autres agents conduit à améliorer leursituation, ou négatives si au contraire il ladégrade.

Pour déterminer leur comportement, lesagents économiques comparent les coûtsqu’ils subissent et les avantages qu’ilsretirent de chaque possibilité envisagée.Ainsi, lorsqu’un producteur de voitures sedemande s’il doit en produire une de plus,il compare le coût de production de cetteunité supplémentaire (coût marginal privé)à la recette qu’il pourra retirer de sa vente(rendement marginal privé) et décidera de laproduire si le coût est inférieur à la recette. Ilne tient pas compte du fait qu’en produisantcette voiture, il va émettre des produits pol-luants qui auront un coût sur d’autres agentséconomiques (coût marginal externe).

Le coût total d’une activité, qu’on appelle coûtsocial, représente la somme du coût privéde réalisation de cette activité pour l’agentéconomique qui en est à l’origine et du coûtexterne. Le rendement total d’une activité,qu’on appelle rendement social, représente lasomme du rendement privé et du rendementexterne. En présence d’externalités négatives,il existe un coût externe positif et les agentséconomiques vont sous-estimer le coût deleur action dans leur prise de décision. Àl’inverse, en présence d’externalités posi-tives, il existe un rendement externe positifet les agents économiques sous-estimentle rendement de leur action. Trop de res-

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BIENS COLLECTIFS ET EXTERNALITÉS53

sources vont ainsi être affectées à la réalisa-tion d’activités qui génèrent des externalitésnégatives et trop peu pour des activités quigénèrent des externalités positives. L’alloca-tion des ressources par le marché n’est doncpas optimale. Les ressources disponibles nesont pas utilisées d’une façon qui maximisele bien-être de la population car les effetsexternes ne font pas l’objet de transactionsmarchandes. Les signaux envoyés par les prixsont faussés car ils ne reflètent plus le ren-dement ou le coût véritable des différentesactivités. De nombreux problèmes environ-nementaux peuvent être compris en mobi-lisant cette analyse. Les émissions de gaz àeffet de serre (GES) sont ainsi une externaliténégative générée par la réalisation de nom-breuses activités. Les acteurs n’intègrent pasdans leur calcul les véritables coûts de leursactions, ce qui conduit à une émission de GESsupérieure à celle qui serait observée s’ils entenaient compte.

Quelle régulation publiquepour internaliser les externalités ?Deux catégories d’instruments sont mobili-sables pour modifier les choix individuels enmatière de production et de consommation :

– les instruments non économiques, qui ren-voient aux règles qui encadrent le comporte-ment des acteurs. La réglementation reposesur l’autorité hiérarchique des administra-tions publiques, qui peuvent contraindre lesagents économiques à adopter ou pas tel outel comportement ;

– des instruments économiques qui ontrecours à un signal-prix pour inciter lesagents à modifier leurs comportements.L’idée est de faire en sorte que des « signaux-prix » permettent aux individus de prendreen compte dans leur calcul économique lecoût et le rendement sociaux – et non unique-ment privés – de leurs décisions. Il s’agit dessystèmes de taxes et subventions, d’une part,et des marchés de quotas, d’autre part.

La réglementation

Le recours à la réglementation consiste à ce qu’un pouvoir hiérarchique définisse des normes qui s’imposent à tous les agents pour ensuite en contrôler l’application. On emploie souvent l’expression anglo-saxonne de command and control pour désigner ce type de politique. La réglementation peut consister à interdire l’utilisation de certains biens au cours du processus de production,limiter la quantité d’émissions polluantes autorisées, etc. Cet instrument semble effi-cace pour modifier le comportement des acteurs puisqu’en interdisant ou limitant par la réglementation certains comporte-ments qui génèrent des externalités, l’inter-vention de la puissance publique conduit mécaniquement à une modification de leurs choix. Pour la gestion des externalités posi-tives, l’État peut à l’inverse forcer certains individus à réaliser certaines activités. Le fait de se former est une activité qui génère des externalités positives et l’État contraint ainsi les individus à aller à l’école jusqu’à 16 ans (les motivations de cette décision sont plus larges mais cette décision peut être en partie interprétée en ces termes).

Cet instrument présente néanmoins de nom-breux défauts. Prenons le cas des émissions polluantes. La puissance publique peut défi-nir le niveau d’émissions qui serait sociale-ment optimal et imposer des quotas d’émis-sion ensuite aux acteurs privés de telle sorte que la somme des quotas individuels corres-ponde au volume global d’émissions désiré.Les entreprises devront donc réduire leurs émissions en transformant leurs méthodes de production de façon à moins polluer et cela induira des coûts. Ces coûts ne sont pas les mêmes pour toutes les entreprises et en leur demandant un effort uniforme, l’objectif de réduction des émissions n’est pas atteint de la façon la plus efficace possible. Il aurait été économiquement rationnel de deman-der aux acteurs pour lesquels les coûts de dépollution sont plus faibles de réduire relativement plus leurs émissions. La puis-

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sance publique ne connaissant pas les coûts de réduction des émissions des différents acteurs, elle ne peut définir au niveau indi-viduel les quotas d’une façon appropriée.Il est par ailleurs très difficile d’évaluer le niveau auquel l’État doit fixer le niveau glo-bal d’émission car il ne connaît pas la valeur précise du coût externe des émissions. Ce type d’instrument est toutefois adapté pour les émissions polluantes dangereuses aux effets locaux importants où une réglemen-tation stricte est nécessaire car il importe que tous les acteurs, quels qu’ils soient et où qu’ils se situent, respectent ces normes.

Les systèmes de taxeset subventions

Une alternative à la régulation par desnormes consiste à agir sur les prix. En taxantles acteurs responsables d’externalités néga-tives ou en subventionnant ceux à l’origined’externalités positives, les agents sontconduits à tenir compte des effets externesde leur action. Une taxe égale au coût mar-ginal externe (taxe dite pigouvienne) et unesubvention égale au rendement marginalexterne conduiraient à faire converger coûtsocial et coût privé, ainsi que rendementsocial et rendement privé. Prenons l’exemplesimple suivant : supposons qu’en produisantune voiture supplémentaire, un constructeurautomobile génère à chaque fois une exter-nalité négative d’une valeur de 20 euros. Enimposant une taxe de 20 euros par voitureproduite, le producteur automobile va inté-grer dans son calcul la valeur des externali-tés que génère son activité de production. S’ilproduit 10000 voitures, il aura à supporterle coût de production de ces 10000 voituresplus 200000 euros de taxes (20 × 10000).

L’avantage de cet outil par rapport à un sys-tème de quotas uniformes est qu’il permetd’atteindre le niveau de pollution souhaitéà moindre coût. En effet, si nous reprenonsl’exemple précédent, nous voyons facilementque les producteurs d’automobiles pour les-quels le coût de réduction des émissions est

inférieur à la taxe préféreront dépolluer plu-tôt que de payer la taxe alors qu’à l’inverseles producteurs pour lesquels le coût dedépollution est supérieur ne réduiront pasleurs émissions et préféreront payer. L’objec-tif de réduction des émissions est atteint àmoindre coût, l’effort de réduction n‘étantpas réparti de façon uniforme. En imposantun tel système de taxe et subvention, les déci-sions privées des acteurs conduiraient théo-riquement à atteindre un optimum social. Enpratique, cela est plus complexe car l’État neconnaît qu’imparfaitement la valeur du coûtmarginal externe et du rendement marginalexterne des différentes activités qui génèrentdes effets externes et ne peut parfaitementcalibrer les taxes et subventions qu’il met enplace. Par ailleurs, si les incitations qu’ontles acteurs à adopter tel ou tel comportementsont modifiées avec la mise en place d’un telsystème, leurs choix vont évoluer s’il leur estpossible d’adopter un comportement alterna-tif. Un individu qui habiterait dans une zonegéographique reculée où aucun système detransport en commun n’existe serait moinsincité à utiliser sa voiture si une taxe sur lesémissions polluantes était mise en œuvremais il continuerait à l’utiliser de la mêmefaçon s’il ne peut faire autrement.

Les marchés de quotas

Rétablir les droits de propriétépour rétablir l’efficacité du marchéLe problème des externalités peut être vucomme découlant d’une mauvaise définitiondes droits de propriété. Si l’effet externe nefait pas l’objet d’une transaction marchande,c’est qu’il n’existe pas un droit sur lequell’acteur qui subit l’effet externe pourrait s’ap-puyer pour exiger un dédommagement finan-cier pour le préjudice subi. Si un agent écono-mique possède un terrain à proximité duquelil habite et qu’une entreprise veut y déposerdes déchets malodorants, cette dernière devral’indemniser et l’acteur n’acceptera que s’ilestime que la somme proposée compense lepréjudice subi. À l’inverse, si le terrain n’ap-

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partient à personne et qu’il n’y a pas de régle-mentation publique sur le rejet des déchets,l’entreprise pourra y déposer librement sesdéchets et la personne qui habite à proximiténe pourra demander aucune compensation.Ronald Coase proposait ainsi de résoudre leproblème des externalités en redéfinissantles droits de propriété et en laissant ensuiteles acteurs négocier directement entre euxdes arrangements. Le théorème de Coase sti-pule ainsi que si les coûts de transaction sontnuls (c’est-à-dire s’il n’existe pas de coûts àla négociation, à la conclusion et à la surveil-lance de l’exécution du contrat, etc.), les agentssont capables de trouver une solution efficacepour internaliser les externalités, sans quel’intervention de l’État soit nécessaire. Cerésultat est valable quelle que soit la façondont sont répartis initialement les droits depropriété. Reprenons l’exemple précédent. Sila propriété du terrain est attribuée à l’entre-prise, le riverain a intérêt à engager une négo-ciation avec la firme afin de trouver un accorddans lequel l’entreprise réduit ses déchetsen échange d’une compensation financière.Le riverain sera prêt à payer pour la réduc-tion d’une unité de déchet tant que le bénéficequ’il retire de la moindre présence de déchetest supérieur à l’indemnité qu’il doit verser àl’entreprise pour qu’elle émette une unité dedéchets en moins. Cette dernière va accepterde réduire ses déchets d’une unité tant que lasomme versée pour les réduire d’une unité estsupérieure au coût marginal de réduction desdéchets. Ils vont ainsi négocier un accord telque le niveau optimal de déchets sur le terrainest atteint. Le marché n’est donc pas défail-lant dans ce cas de figure car les droits de pro-priété ont été bien définis au départ. En fonc-tion de la façon dont les droits de propriétésont répartis initialement, la répartition desrevenus entre le riverain et l’entreprise nesera pas la même (puisque dans le scénario oùle terrain appartient au riverain, c’est l’entre-prise qui verse une indemnité alors que c’estl’inverse si le terrain appartient à l’entreprise)mais la quantité de déchets présents sur leterrain sera, elle, identique.

L’institutionnalisation des marchésde quotas par la puissance publiqueDans la réalité, les coûts de transaction sont souvent très élevés, notamment quand les effets externes touchent de nombreux indi-vidus. Prenons le cas d’une entreprise qui possède un terrain sur lequel elle rejette des déchets toxiques, ce qui a pour consé-quence de polluer l’eau que consomment des milliers d’individus situés dans des zones géographiques variées. Il va être très com-plexe pour ces derniers de négocier avec l’entreprise. C’est pour ces raisons que, en s’inspirant des travaux de R. Coase, certains économistes ont pensé à institutionnaliser la négociation entre les acteurs en créant des marchés auxquels les individus sont obligés d’avoir recours. Les marchés sont des institutions qui n’émergent pas spon-tanément et sur lesquels s’échangent des titres de propriété. L’État peut ainsi impo-ser à tous les émetteurs de GES de détenir des titres de propriété correspondant à des quotas d’émission qui limitent la quantité que chaque agent est autorisé à émettre.Ces titres s’échangent sur des marchés spécifiques mis en place par la puissance publique. Supposons que celle-ci donne ini-tialement à certains acteurs des droits (peu importe à qui elle les attribue au départ),chaque droit permettant d’émettre une tonne de GES. Les acteurs détenant des droits et qui émettent des émissions polluantes vont chercher à vendre leurs droits si le coût de réduction des émissions d’une tonne de GES est inférieur au prix du titre sur le marché et à l’inverse les acteurs qui génèrent des émissions mais qui n’ont pas les droits suffisants vont préférer acheter des droits plutôt que de réduire leurs émissions si le coût de la réduction excède le coût d’achat des droits. Du point de vue des personnes qui subissent les préjudices liés à l’émission de GES, ces derniers vont acheter des droits sans intention d’émettre de GES mais pour faire diminuer le niveau global d’émission,si la satisfaction qui découle de la baisse de la pollution excède le coût d’achat des

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titres. À l’inverse, les acteurs qui détiennent des titres mais qui ne polluent pas vont les vendre si la satisfaction liée au fait d’avoir un revenu supplémentaire en vendant les titres excède la perte de plaisir liée à l’exis-tence d’une pollution plus forte. Le prix du quota sur le marché va dépendre de l’offre et de la demande de titres et va ainsi à l’équi-libre se fixer à un niveau tel qu’il reflète la valeur du préjudice subi par les acteurs du fait de l’émission de GES. Comme dans le cas de la taxe, un tel système va permettre d’in-ternaliser les externalités et ce à moindre coût, les efforts de réduction des émissions n’étant pas répartis de façon uniforme.L’avantage par rapport à la taxe est que l’État n’a pas besoin de connaître la valeur des effets externes pour les acteurs, ces der-niers révélant cette information à travers leurs décisions de vente et d’achat de titres.Le volume global d’émissions polluantes ne correspond pas forcément à l’équilibre au volume autorisé qui est défini par le volume de titres émis initialement par l’État car des titres ont pu être sortis du marché par des acteurs motivés par la préservation de l’environnement et qui sont prêts à payer pour que moins de GES soient émis. L’État n’a donc pas besoin de connaître le volume optimal d’émission, il est révélé par le fonc-tionnement du marché.

Des difficultés de mise en pratiqueDe tels systèmes n’ont pourtant jamais étémis en pratique d’une façon parfaitementconforme à la théorie, car cela supposeraitde pouvoir identifier tous les acteurs à l’ori-gine d’émissions polluantes et de contrôlerqu’ils détiennent bien les titres correspon-dant à leurs émissions. Cela est très com-plexe à effectuer, notamment dans le casdes émissions des ménages. Par ailleurs,en autorisant tous les acteurs à acheter desquotas sur le marché et pas uniquement lespollueurs, la puissance publique ne contrôlepas le niveau global d’émission (puisque

des titres peuvent être achetés dans le butd’empêcher d’autres agents d’émettre desGES) et les autorités craignent de ce fait quele prix du titre soit trop élevé. Il pourraiten résulter une forte hausse des coûts desentreprises, créant des problèmes de com-pétitivité si tous les pays n’ont pas adoptéun tel système. Les entreprises ont ainsi faitpression pour qu’un tel système ne soit pasadopté. Des marchés de quotas d’émissionexistent néanmoins et c’est ainsi que, à lasuite des accords de Kyoto, un marché euro-péen du carbone a été créé en 2005. Il estréservé à certaines entreprises européennesqui émettent des GES. Le marché n’est doncouvert qu’aux pollueurs et uniquement àcertains d’entre eux. La puissance publiquedéfinit un quota annuel global d’émission(qui n’est pas forcément optimal) et répar-tit au début de chaque année les droitsentre les entreprises concernées, droits quis’échangent ensuite sur le marché européendu carbone. On emploie souvent l’expres-sion cap and trade pour désigner une poli-tique qui consiste à fixer un plafond (parexemple pour les émissions de GES), puisà laisser ensuite répartir l’effort de réduc-tion entre les agents par des mécanismesde marché. Le bilan de ce marché est peufavorable. Les quotas ont été attribués defaçon trop généreuse et le prix des quotasa été trop bas en moyenne pour constituerune incitation suffisante à réduire les émis-sions de GES. Par ailleurs, le prix a été tropvolatil, ce qui brouille le signal envoyé parles prix et rend difficile pour les entreprisesla programmation de leurs investissementsdestinés à réduire les émissions de GES.Ces problèmes pourraient être résolus enattribuant moins de quotas et en régulantle fonctionnement du marché, en mettantpar exemple en place un prix plafond et unprix plancher afin de réduire la volatilité duprix du quota.

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BIENS COLLECTIFS ET EXTERNALITÉS57

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ROTILLON G. (2010), Économiedes ressources naturelles,

Paris, La Découverte,coll. « Repères ».

BONTEMS P. et ROTILLON G.(2013), Économie del’environnement, Paris, LaDécouverte, coll. « Repères ».

LÉVÊQUE F. (2004), Économiede la réglementation, Paris, La Découverte, coll.« Repères ».

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communs : pour une nouvelleapproche des ressourcesnaturelles, Bruxelles,De Boeck.

REGARDS CROISÉSSUR L’ÉCONOMIE. (2009), « Les économistes peuvent-ils sauver la planète ? », no 6, novembre 2009.

VALLÉE A. (2011), Économiede l’environnement, Paris,Points, coll. « Points Essais ».

POUR EN SAVOIR PLUS

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58Problèmes économiques FÉVRIER 2015

Dès les années 1960, la littérature écono-mique mettait en avant le fait que l’imper-fection de l’information pouvait altérer la bonne marche de l’économie concurrentielle.L’hypothèse d’imperfection de l’information stipule que tous les agents économiques n’ont pas accès à toute l’information dis-ponible ou nécessaire lors du déroulement d’une transaction. Certains agents écono-miques peuvent être mieux informés que d’autres. Ce type d’imperfection faisait par-tie de ce que les économistes qualifiaient d’échecs de marché (« market failures ») ; une catégorie qui regroupait toutes les situations dans lesquelles le modèle cano-nique de concurrence pure et parfaite ne pouvait déployer ses propriétés d’efficience bien connues1.

Nous allons dans un premier temps présen-ter la typologie des situations d’asymétried’information avant d’aborder leurs consé-quences sur les marchés, puis les outilsque les économistes ont développés pour yremédier.

Une typologieLe problème d’asymétrie d’information nese pose que quand les intérêts de la partieinformée et ceux de la partie non informéedivergent, la partie informée étant alors ten-tée d’exploiter à son avantage l’informationdont elle dispose. On distingue deux grandesfamilles d’asymétrie d’information : les situa-tions d’antisélection (AS) se rencontrentavant la signature d’un contrat entre les deuxparties, alors que le problème d’aléa moral(AM) naît après la signature du contrat.

En théorie des contrats, la modélisation debase – la relation principal-agent – confronteles deux parties. Elle rend compte de la rela-

Depuis les années 1960, le concept d’asymétrie d’information a acquis une importance fonda-mentale pour expliquer les dysfonctionnements de l’économie de marché. Le fait que des caté-gories opposées d’individus – salariés et employeurs, prêteurs et emprunteurs, entreprises et législateur – n’aient pas accès à la même information permet ainsi de comprendre le chômage, les défauts du marché du crédit, ou encore les inefficacités de la politique de la concurrence. Anne Corcos et François Pannequin présentent les différents types d’asymétrie d’information – antisélection et aléa moral – ainsi que leurs conséquences, selon que la partie la mieux informée est celle qui conçoit le contrat ou l’autre partie. Ils font également le point sur les réponses à apporter à ces défauts de marché.

Problèmes économiques

[1] Le modèle standardde concurrencepure et parfaite,bien qu’il n’illustrequ’une minorité demarchés réels, possèdedes propriétés decorrespondance entreéquilibre et optimumdont l’aspect normatifest susceptible d’éclairerla politique économique.

Les asymétries d’information

 ANNE CORCOS

Professeur des universités, université de Picardie,CURAPP-ESS (UMR 7319)

 FRANÇOIS PANNEQUIN

Maître de conférences à l’ENS-Cachan, CES-Cachan (UMR 8174)

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LES ASYMÉTRIES D’INFORMATION59

tion économique qui lie la partie qui conçoitle contrat, qualifiée généralement de princi-pal (P), à l’autre partie, qualifiée d’agent (A). Àcette première dichotomie (pré/postsignaturedu contrat) s’ajoute une seconde dichotomie,selon que la partie la mieux informée est leprincipal ou l’agent. On est ainsi confronté àquatre grandes familles de situations décritespuis résumées dans le tableau ci-après.

Antisélection ou sélection adverse

Les deux premiers cas (AS_P et AS_A) relèvent de situations dans lesquelles les agents n’ont pas passé de contrat mais sont en passe de le faire. On parle d’antisélection ou sélection adverse car l’une des parties ne connaît pas précisément les caractéristiques de l’autre partie.

Dans le contexte AS_A, l’agent est la partie lamieux informée ; la modélisation confronte leprincipal à un agent qui peut revêtir autantde « types » que de caractéristiques plau-sibles. Le principal est doté de croyancesrelatives au type de l’agent. Cette situation serencontre très fréquemment en pratique. Lesmarchés d’assurance ont été les premiers àavoir identifié ces situations d’antisélection.Un assureur est en effet en situation d’antisé-lection s’il est face à un assuré dont il ignorele réel degré d’exposition au risque. Or, cetteinformation constitue un élément majeur desa tarification puisqu’elle lui permet d’établirdes primes « actuarielles », qui couvriront, enmoyenne, le montant des indemnités qu’ilaura à verser en cas d’accident. En présenced’antisélection, il ne sera alors pas à même delui proposer un contrat adapté.

On retrouve également des situations d’an-tisélection sur le marché du travail quandun employeur n’a pas accès à certainescaractéristiques du candidat (efficace/peuefficace ; motivé/peu motivé…). L’employeurencourt donc le risque d’embaucher unsalarié qu’il payera un montant supérieur àsa productivité.

Le marché du crédit est également le lieude situations d’antisélection puisque les

prêteurs (les banques par exemple) neconnaissent pas parfaitement la nature(risquée, solvable) du projet de l’emprunteur.Ils ne peuvent donc pas proposer un tauxd’intérêt en relation avec le risque que l’em-prunteur leur fait courir.

Dans le second contexte (AS_P), le principal estla partie qui détient l’information. Ces situa-tions d’antisélection caractérisent plus géné-ralement les biens d’expérience ou les biensde confiance (Nelson, 1970)2, pour lesquels laqualité du bien n’est révélée, dans le meilleurdes cas, qu’au moment de sa consommation.L’exemple le plus emblématique est celui deG.  Akerlof (1970), relatif au marché des voi-tures d’occasion (marché des « lemons ») surlequel les vendeurs ont une bien meilleureconnaissance de la qualité réelle de leur véhi-cule que les acheteurs potentiels.

Aléa moral

La seconde grande famille d’imperfection del’information caractérise les comportementsopportunistes qui peuvent surgir après lasignature du contrat entre le principal etl’agent. On retrouve principalement des pro-blématiques d’aléa moral. Une fois encore,on peut distinguer selon que la partie infor-mée est le principal (AM_P) ou l’agent (AM_A).Les exemples de situations présentant unrisque d’aléa moral sont pléthoriques. Ellesse retrouvent une fois encore sur le marchédu travail et vont caractériser par exemplel’employé qui « tire au flanc » dans le contexteAM_A ou l’employeur qui a recours à des sta-giaires en leur promettant une embauchequ’il n’a pas l’intention de réaliser dans lecontexte AM_P.

Les exemples relatifs au marché de l’assu-rance sont également très nombreux : ilsvont des agents (AM_A) qui, une fois assurésne prennent pas suffisamment de précaution(oublient de fermer les portes, etc.) ou fraudentau moyen de fausses déclarations. Mais onretrouve également cet opportunisme du côtédes assureurs (AM_P) qui peuvent, à l’occasiond’un sinistre, montrer un certain nombre de

[2] Akerlof G. (1970),« The Market for

Lemons », QuarterlyJournal of Economics,

vol. 84.

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60Problèmes économiques FÉVRIER 2015

réticences, ou allonger les délais avant d’in-demniser l’agent qui a subi un sinistre.

Un dernier domaine, également embléma-tique de ce type de problème – mais la listene prétend pas à l’exhaustivité – est celuides experts (principal) face à un agent, noninformé (AM_P) et dont les intérêts peuventêtre en conflit. On retrouve ici, par exemple,certains couples garagistes/propriétaire dela voiture, avocat/client, médecin/patient...La situation renvoie au risque que l’expertpose un diagnostic qui serve ses intérêtsdavantage que ceux de son client.

Les conséquences économiquesde l’asymétrie d’informationLes désordres économiques engendrés par ces deux principaux types d’asymétrie d’in-formation peuvent être majeurs : les allo-cations optimales de 1er rang – atteintes lorsque l’information est parfaite – ne sont plus réalisables dès lors que les agents informés bénéficient d’une rente informa-tionnelle leur permettant d’obtenir davan-tage de surplus (relativement à la situation d’information symétrique). Ainsi en est-il d’un monopole confronté à deux types de consommateurs : s’il ne connaît pas le consentement à payer de chaque consomma-teur, une discrimination par les prix consis-tant à imposer à chaque consommateur un prix égal à son consentement à payer n’est plus réalisable car, pour payer moins cher,les consommateurs dont le consentement à payer est élevé auront intérêt à se faire passer pour des consommateurs à faible consentement.

Comme le montre l’article d’Akerlof (1970),focalisé notamment sur l’exemple du marchédes voitures d’occasion, la sélection adversepeut désorganiser un marché, voire aboutirà son inexistence. Cela s’applique aussi auxmarchés d’assurance santé. En effet, en l’ab-sence d’obligation d’assurance, des primesd’assurance identiques pour tous pourraient

avoir pour effet d’évincer les « bien portants »trouvant le tarif trop cher. Il ne resterait plusalors sur le marché que les individus « àrisque », incitant les assureurs à ajuster leurstarifs à la hausse. À leur tour, les clients ris-qués, s’estimant insolvables ou trouvant lesprix prohibitifs, pourraient quitter le marché.

En résumé, « la mauvaise qualité chasse labonne ». De tels processus d’éviction peuventêtre plus ou moins marqués et induire poten-tiellement la disparition du marché.

En ce qui concerne l’aléa moral, le principaln’observe pas les caractéristiques de l’agentet cela peut altérer, voire compromettre leurrelation économique. La relation employeur-salarié en offre une illustration, lorsque l’em-ployeur embauche le salarié et le rémunère envue de l’accomplissement d’une tâche dont lerésultat, partiellement aléatoire, dépend del’effort qu’il mobilise. Dans une économie« parfaite », l’employeur embauche le salarié,celui-ci fournit un effort optimal et les deuxparticipants se partagent une productionoptimale. Si, pour des raisons réglementaires,le salaire est forfaitaire, donc indépendant duniveau d’effort fourni par le salarié, ce derniern’aura alors aucune incitation à fournir d’ef-fort s’il est coûteux. À l’extrême, si l’absenced’effort conduit inévitablement à un résultatnul, l’employeur, anticipant qu’un salaire fixeaboutit à l’absence d’effort et donc à l’échec,préférera ne pas embaucher. Cette situationd’aléa moral est évidemment inefficiente.À l’inverse, si l’effort fourni par le salarié n’aaucun impact sur le résultat obtenu, l’em-ployeur choisira d’embaucher. Dès lors, pourtoutes les situations intermédiaires, pourlesquelles l’effort influence la probabilité desuccès à des degrés divers, on conçoit intuiti-vement que la relation entre l’employeur et lesalarié puisse être affectée et déboucher surune inefficience plus ou moins marquée.

Quels outils analytiques ?En réponse à ces dysfonctionnements fon-damentaux, la théorie économique a identi-

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LES ASYMÉTRIES D’INFORMATION61

fié différents outils analytiques inhérents àla théorie des contrats, parfois spécifiques àune situation, parfois communs à plusieurssituations, qui ont profondément modi-fié l’appréhension des phénomènes écono-miques. Ils sont résumés dans le tableauci-après. Un trait commun à tous ces méca-nismes contractuels tient au fait que la partieinformée bénéficie d’une rente information-nelle dont il convient de comprendre, voire decontrôler les effets.

En exploitant le croisement des distinctionsentre asymétries pré- et postsignature ducontrat, et asymétries en faveur du princi-pal ou de l’agent, on peut faire ressortir deuxfamilles de mécanismes contractuels : ceux àl’initiative de la partie non informée et ceux àl’initiative de la partie informée.

Les mécanismes à l’initiativede la partie non informéeEn présence de sélection adverse, les agentséconomiques se caractérisent par leurstypes (par exemple productif/peu productifpour un travailleur), et si ces types ne sontpas observables, il est possible de recourirà des mécanismes d’autosélection susci-tant, à l’équilibre, la révélation des types.De même, en présence d’aléa moral, l’effortde l’agent n’est pas observable et le principalpeut mettre en place des contrats incitatifsafin de soutenir l’effort fourni par l’agent.La théorie des enchères propose égale-ment des mécanismes permettant de pallierl’absence d’information du vendeur. Nousexaminerons successivement ces différentsmécanismes.

Les mécanismes d’autosélection

Ces mécanismes se fondent essentiellementsur le « principe de révélation » (Myerson,19793), permettant la révélation des caracté-ristiques des agents économiques. Il s’agit demettre en place et de proposer aux individusun même menu de contrat spécifié de telle

sorte que chacun soit incité à ne choisir quele contrat qui lui est destiné. On dit que lesindividus « s’autosélectionnent ».

Dans l’exemple du monopole confrontéà deux types d’acheteurs (ou davantage),comme l’ont montré Maskin et Riley (1984)4, la meilleure stratégie du vendeur impliquede n’offrir que deux assortiments de consom-mation différenciés, à la fois par leurs prixet leurs quantités, afin de séparer les ache-teurs en fonction de leurs préférences : ceuxqui sont prêts à payer cher et ceux dont leconsentement à payer est plus faible.

La bonne stratégie revient à proposer unmenu de contrats5 construit à l’aide de deuxparamètres (le prix et la qualité ou le prix etla quantité) – tout en respectant des impé-ratifs d’incitation : chaque type d’acheteurdoit préférer l’assortiment qui lui est des-tiné à celui de l’autre type d’acheteur. Dansle cas de deux types d’agents, le menu com-porte deux contrats, l’un offrant davantagede quantité (ou de qualité) pour un prix plusélevé, l’autre offrant une quantité (ou qualité)moindre pour un prix inférieur.

Sur un marché d’assurance avec antisélec-tion, comme l’ont montré Rothschild et Sti-glitz (19766), le même type de principe pré-vaut, en jouant cette fois sur le prix et le montant de couverture (ou la franchise7) : à l’équilibre, les assurés qui font face à une fréquence d’accident élevée se tournent vers le contrat proposant une couverture à 100 % à prix élevé, tandis que les assurés à faible fréquence d’accident choisissent un contrat de coût moindre associé à une couverture partielle.

À l’équilibre, l’acheteur qui aime fortement lebien, tout comme l’individu à forte sinistra-lité bénéficient d’une rente informationnellequi empêche le vendeur ou l’assureur d’acca-parer tout le bénéfice de l’échange tandis quel’acheteur aimant modérément le bien ou l’in-dividu de risque faible n’obtiennent aucunbénéfice net de l’échange.

Les mécanismes d’autosélection revêtent unepluralité de formes car ils peuvent s’inscrire

[3] Myerson R.(1979), « Incentive

Compatibility and theBargaining Problem »,Econometrica, vol. 79.

[4] Maskin E. et Riley J.(1984) « Monopoly

with IncompleteInformation »,

Rand Journal ofEconomics, vol. 15.

[5] Contenant autantd’assortiments que de

types d’acheteurs.

[6] Rothschild M. etStiglitz J. (1976),« Equilibrium in

Complete InsuranceMarkets: An Essay on the

Economics of ImperfectInformation », Quarterly

Journal of Economics,vol. 90, n° 4, 1976.

[7] La franchised’assurance correspond

à la part du sinistrequi reste à la charge de

l’assuré. Les assurésqui présentent une

fréquence de sinistreplus élevée redoutent

davantage les franchisesd’assurance puisqu’ils

ont plus de chance d’ensubir les conséquences.

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62Problèmes économiques FÉVRIER 2015

dans le temps (exemple : les garanties sup-plémentaires proposées pour certains biensdurables permettent d’autosélectionner ceuxqui anticipent un usage plus intense du bien,alors que les autres se contenteront de lagarantie de base du fabricant) et ils peuventêtre améliorés par le recours à des dispositifscomplémentaires (exemple : en assurance, lebonus-malus tire parti de l’expérience obser-vée – survenue ou non de sinistres –, ce quipermet d’ajuster les termes contractuels enfonction du risque de l’assuré).

Aléa moral et incitation

Les situations économiques dans lesquellesles résultats obtenus sont aléatoires, maisdépendent également des actions choisiespar les agents économiques relèvent de l’aléamoral. C’est typiquement le cas de l’agentcommercial dont les résultats de ventes

dépendent à la fois de la conjoncture écono-mique et des actions commerciales.

Lorsque le principal n’observe pas l’effort –qui est coûteux pour l’agent –, celui-ci peutêtre influencé par la forme du contrat. Dansle cas de l’agent commercial, un salairefixe l’assure complètement contre les aléasconjoncturels et n’encourage pas les efforts.Le contrat optimal passe alors par un arbi-trage entre partage de risque (lié au caractèrealéatoire du résultat) et incitation à l’effort.Le principal va inciter l’agent à l’effort (inob-servable), en conditionnant ses paiementsaux résultats (observables). De nouveau,l’équilibre entre les deux parties relève d’uneoptimalité de second rang plutôt que de pre-mier rang. Cela tient au fait que l’agent quitire au flanc bénéficie d’une rente liée au faitque l’effort est inobservable et que le résultatne le révèle pas parfaitement.

Typologie des situations et remèdes

Asymétrie en faveurdu principal P

Asymétrie en faveurde l’agent A

AsymétrieprésignatureAntisélection

AS

Problème

Remèdes

AS_P : antisélection sur laqualité du bien (marché desbiens d’expérience ou marchédes biens de confiance)

– Signal à l’initiative duprincipal (certifications, labels,garanties, réglementations,réputation (marques, avis desacheteurs [sur internet])

– Réglementations : contrôletechnique (auto)

AS_A : antisélection liée auxcaractéristiques de l’agent :son type (risqué/pas risqué),ses préférences (aime le bien/nel’aime pas), son goût pourle risque

Principe de révélation :

– menus de contrats quipermettent que les individuss’autosélectionnent

– enchères

– signal : diplômes,avis des vendeurs (sur internet)

– réglementations : obligationsd’assurance

AsymétriepostsignatureAléa moral AM

Problème

Remèdes

AM_P : experts, garagistes,dentistes, avocats

réglementations, syndicats,comités…

AM_A : salarié tire-au-flanc,fraude à l’assurance

– théorie des incitations

– réglementations : contrôles,expertises

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LES ASYMÉTRIES D’INFORMATION63

Les enchères

Les enchères constituent un mécanisme per-mettant à un vendeur de révéler le consente-ment à payer du ou des acheteurs8. Le cadreprincipal-agent permet de les représenter : unprincipal (le commissaire-priseur) fait face àdes agents (les enchérisseurs) qui détiennentchacun une information privative : la valeurqu’ils accordent au bien mis en vente.

On distingue les enchères ascendantes (ou anglaises), descendantes (ou hollandaises) et les enchères sous plis scellés (premier et second prix). On doit à Vickrey (1961)9 plu-sieurs résultats de base qui ont été large-ment relayés depuis lors par une recherche foisonnante. Selon le théorème d’équiva-lence du revenu : lorsque les enchérisseurs sont neutres au risque, l’espérance de revenu du vendeur est indépendante du type d’en-chères qu’il choisit d’utiliser. Toujours selon Vickrey (1961), face à des enchères au second prix10, il est optimal pour un acheteur d’an-noncer le prix maximal qu’il est prêt à payer.Ces résultats, et bien d’autres, obtenus sous l’hypothèse d’imperfection de l’information,ont motivé le recours massif actuel à ce type de procédures.

Les mécanismes à l’initiative de lapartie informée : la théorie du signalNous avons vu que certains agents pouvaient tirer parti de l’imperfection de l’information et qu’ils n’avaient alors aucun intérêt à ce que leurs caractéristiques soient publique-ment dévoilées. Nous portons maintenant notre attention sur des situations pour les-quelles la divulgation d’une information privée peut être dans l’intérêt des personnes informées (qu’elles soient en position de principal ou agent).

En présence d’asymétrie d’information surla qualité d’un bien, le vendeur d’un articlede bonne qualité peut être lésé alors mêmeque l’acheteur serait prêt à payer davantages’il avait la certitude d’être en présence d’un

bien de bonne qualité. On conçoit aisémentqu’une amélioration de l’information puisseêtre mutuellement avantageuse. Dans ce but,le vendeur peut envoyer une information sus-ceptible de convaincre l’acheteur de la qua-lité du produit. Le vendeur peut faire état deconsommateurs précédemment satisfaits,produire une certification émise par une auto-rité indépendante ou encore offrir des garan-ties. Ces différents éléments renseignent surla qualité du bien et ont été identifiés par lathéorie économique comme des « signaux ».

Pour analyser le rôle joué par de tels signaux,on distingue l’émetteur (le vendeur dans leprécédent exemple) et le récepteur (l’ache-teur). Pour qu’un signal soit économiquementpertinent, le récepteur doit pouvoir en véri-fier l’exactitude, le signal doit être crédible,il faut qu’il soit coûteux pour l’émetteur etce coût doit différer en fonction de la qualitéde l’émetteur (par exemple, offrir une annéesupplémentaire de garantie est plus coûteuxpour un fabricant de moindre qualité).

C’est à Spence (1973)11 que l’on doit le premiermodèle de signal. Dans un contexte où la rela-tion employeur-employé se caractérise parune forte asymétrie d’information, Spence adéveloppé une analyse novatrice consistantà appréhender l’éducation comme un signald’aptitude au travail. Si l’employeur ne dis-cerne pas, a priori, les capacités de son futuremployé, il peut s’avérer pertinent d’investirdans un signal de qualité : le diplôme. Eninventant les modèles de signaux, dans les-quels c’est la partie informée qui exhibe sacaractéristique, Spence a produit une justi-fication convaincante de l’éducation, inves-tissement en capital humain qui représenteaussi le coût que subissent les travailleursefficaces pour informer l’employeur sur leuraptitude au travail. Cette théorie montrenotamment qu’un travailleur efficace peutêtre amené à surinvestir en éducation afin designaler ses compétences.

Ces modèles débouchent principalementsur deux catégories d’équilibres : l’équilibremélangeant dans lequel chaque individu

[8] Les procéduresd’enchères peuvent,

symétriquement, êtrele fait d’un acheteurdésirant organiser lamise en concurrence

de producteurs, commel’illustre le cas desprocédures d’appel

d’offres.

[9] Vickrey W. (1961),« Counterspeculation

and CompetitiveSealed Tenders »,

Journal of Finance,vol. 16.

[10] Celui qui annonce lepremier prix remporte

l’enchère et paie lesecond prix annoncé.

[11] Spence A. (1973),« Job Market Signaling »,

Quarterly Journalof Economics, vol. 87.

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64Problèmes économiques FÉVRIER 2015

envoie le même signal (un diplôme identique)et l’équilibre séparateur dans lequel les indi-vidus choisissent des signaux différenciés enfonction de leur caractéristique (un individuplus doué investit davantage dans l’acquisi-tion d’un diplôme car cela lui coûte relative-ment moins).

Tests et prolongementsLes principes présentés ont donné lieu àdes prolongements théoriques et des testsempiriques. Ils ont également inspiré despolitiques publiques. Ainsi, les modèles dela théorie des contrats se sont progressi-vement adaptés à la plupart des contexteséconomiques. D’abord focalisés sur des rela-tions bilatérales, des contextes statiques,des contrats complets, ils se sont aventurésà l’étude des relations multilatérales, desrelations dynamiques (exemple : un contratà plusieurs périodes amène l’agent à révélerdavantage d’information) ou encore à l’étudedes contextes où les contrats sont incomplets.

D’abord essentiellement théorique, cette lit-térature économique a donné lieu à différentstests empiriques depuis le début des années2000, suscitant de nouveaux questionnementset l’exploration de nouvelles hypothèses.L’asymétrie d’information a, par exemple, été

testée sur les marchés d’assurance sur les-quels la présence d’antisélection se traduiten théorie par une relation croissante entre« sinistralité » des individus et niveau de cou-verture. Les résultats des tests empiriques decette relation sont mitigés et font apparaîtredes situations de sélection avantageuse (danslesquelles les individus faiblement risquéschoisissent des degrés élevés de couverture,en raison d’une forte aversion au risque).

L’État peut également intervenir de diffé-rentes manières pour améliorer l’allocationdes ressources en présence d’asymétriesd’information. Il peut avoir un rôle de garanten dernier ressort pour pallier les situationsd’incomplétude des contrats. Mais il a sur-tout la possibilité de légiférer en établissantpar exemple des obligations d’assurance,en réglementant le fonctionnement de cer-taines activités (banques, entreprises dubâtiment…), en imposant des labellisationsou des réglementations permettant de mieuxobserver la qualité des biens (exemple : lecontrôle technique). Cependant, si l’Étatinterfère positivement dans la plupart desmécanismes correcteurs étudiés, il se subs-titue parfois au marché sans être le mieuxinformé et se trouve lui-même initiateurd’aléa moral.

AKERLOF G. (1970),« The Market for Lemons »,Quarterly Journal ofEconomics, vol. 84.

ARROW K. J. (1963), « Uncertainty and the WelfareEconomics of Medical Care »,American Economic Review, vol. 53. Traduction françaiseparue dans Risques,n° 26, 1996.

CAHUC P. (1998), La NouvelleMicroéconomie, Paris, LaDécouverte, coll. « Repères ».

PANNEQUIN F. (2010),« Risque et asymétried’information », Risques :les cahiers de l’assurance,no 81/82 (spécial 20 ans),p. 181 à 193. http://www.ffsa.fr/webffsa/risques.nsf/html/Risques_81-82_0023.htm

SALANIÉ B. (2012),Théorie des contrats, Paris,Économica, coll. « Économieet statistiques avancées ».

POUR EN SAVOIR PLUS

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LA THÉORIE DES JEUX65

Utilisée en économie à partir du milieu du XXe siècle, la théorie des jeux fait désormais partie de la boîte à outils classique de la discipline. Elle permet de prendre en compte les interactions stratégiques entre les agents et explique des situations aussi diverses que la concurrence imparfaite, la surexploitation des ressources environnementales ou le dumping fiscal. Nicolas Eber en présente les éléments de base avant de faire le point sur les différents types de jeux et leurs applications économiques.

Problèmes économiques

La théorie des jeux peut se définir comme lathéorie mathématique des comportementsstratégiques. Elle a été créée dans les années1920 par les mathématiciens Émile Borel etJohn von Neumann1. Le point de départ del’utilisation de la théorie des jeux en éco-nomie date de 1944 avec la publication dulivre intitulé Theory of Games and Econo-mic Behavior, fruit de la collaboration deJohn von Neumann et de l’économiste OskarMorgenstern. En 1950, le mathématicienJohn Nash2 invente un concept d’équilibrequi deviendra la pierre angulaire de la théo-rie des jeux moderne. Depuis les années 1970,la théorie des jeux est devenue l’un des prin-cipaux outils de modélisation en science éco-nomique et l’équilibre de Nash son conceptcentral. Cela a d’ailleurs valu à Nash l’attri-bution du prix Nobel d’économie en 1994.

Jeu statique et stratégieConsidérez une situation dans laquelle deux individus appelés joueur 1 et joueur 2

doivent choisir en même temps et sans com-muniquer entre deux actions C et D. Les uti-lités (ou niveaux de satisfaction) des deux joueurs dans les différentes configurations possibles sont indiquées dans le Zoom p. 66.

Dans le cas du jeu 1, on peut noter que, pourchaque joueur, C est une stratégie « stricte-ment dominée » puisqu’elle donne un résul-tat strictement inférieur à celui obtenu enjouant D quelle que soit la stratégie adoptéepar l’autre joueur. Un joueur rationnel doitdonc renoncer à choisir une telle stratégieet opter au contraire pour D. Ainsi, l’issue« logique » de ce jeu est la combinaison destratégies (D, D).

Dans de nombreux jeux cependant, il n’existe pas de stratégie dominée. Il convient donc de définir un concept de solution plus général.

Le concept d’équilibre de NashDéfinition

Un équilibre de Nash est un ensemble destratégies (une par joueur) tel que la stratégiede chaque joueur est une meilleure réponseaux stratégies des autres.

Comment trouver l’équilibre de Nash dujeu 1 ? Dans cet exemple, il suffit d’éliminer

La théorie des jeux NICOLAS EBER

LARGE – IEP et École de management StrasbourgUniversité de Strasbourg

[1] Antoine-AugustinCournot en est parfois

considéré comme unprécurseur, car sa

théorie de l’oligopoledatant de 1838 intégraitune analyse stratégiqueproche de la théorie des

jeux moderne.

[2] Dont le destin horsdu commun a été rendu

célèbre par la biographieécrite à la fin des années

1990 par la journalisteSylvia Nasar et le film

(Un homme d’exception)qui en est inspiré.

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66Problèmes économiques FÉVRIER 2015

les stratégies strictement dominées puisque,par définition, une telle stratégie n’est jamaisune meilleure réponse à la stratégie de l’autre.Comme D est la meilleure réponse que chaquejoueur peut faire à la stratégie de l’autre,(D, D) est l’unique équilibre de Nash de ce jeu.

Propriétés

On peut s’interroger sur les propriétés d’exis-tence, d’unicité et d’optimalité de l’équilibrede Nash. Nash lui-même a montré que souscertaines conditions (notamment celle d’élar-gir le concept de stratégie aux stratégies« aléatoires » appelées stratégies mixtes),il existe toujours au moins un équilibre.Par ailleurs, de nombreux exemples de jeuxmontrent la possibilité d’une multiplicitéd’équilibres3.

Concernant la question de l’optimalité, repre-nons le jeu 1. En jouant tous les deux D, cha-cun des deux joueurs obtient 1 alors qu’ilsauraient obtenu chacun 3 s’ils avaient tousles deux joué C. Ce jeu met donc en évidenceun « conflit » entre la rationalité individuelleet la rationalité collective, conflit qualifié de« dilemme du prisonnier », en référence àune petite histoire due à Albert Tucker (en1950) et mettant en scène deux prisonniersinterrogés séparément par la police et ame-nés à se dénoncer et à être condamnés à unepeine de prison alors qu’ils auraient pu sortirlibres en gardant le silence. Le dilemme duprisonnier montre qu’un équilibre de Nashpeut être sous-optimal et illustre particuliè-rement bien le conflit qui peut exister entreles incitations sociales à coopérer et les inci-tations privées à ne pas le faire. En économie,

[3] Voir Eber N. (2013,chapitre 4) pour uneprésentation desprincipaux exemples de« jeux de coordination »caractérisés parl’existence de plusieurséquilibres de Nash.

JEU NJEU NOO 11 : DILEMME: DILEMMEDU PRISONNIERDU PRISONNIER

Joueur 1

Joueur 2

C D

C 3,3 0,5

D 5,0 1,1

PPar car convonvention, dans chaque cention, dans chaque case du tase du tablableau,eau,

lle pre premier chiffremier chiffre ce corrorrespond à lespond à l’utilit’utilité dué du

joueur 1 (en ligne) et ljoueur 1 (en ligne) et le sece second à lond à l’utilit’utilité dué du

joueur 2 (en cjoueur 2 (en cololonne).onne).

CettCette situation ce situation corrorrespond à unespond à un «« jeujeu »», au, au

sens d’une intsens d’une intereraction saction strtratatégique entrégique entree

plusieurplusieurs individus (ls individus (leses joueurjoueurss) libr) libres dees de

lleureurs choix (ls choix (leureurss sstrtratatégieségies). Puisque l). Puisque leses

deux joueurdeux joueurs jouent simults jouent simultanément, onanément, on

parlparle de jeu simulte de jeu simultané ou encané ou encorore dee de «« jeujeussttatiqueatique »». P. Par aillar ailleureurs, ls, les deux joueures deux joueurss

ne pouvne pouvant pas sant pas s’engager pr’engager préalabléalablement àement à

prprendrendre ce certertaines décisions, il saines décisions, il s’agit d’un’agit d’un «« jeujeunon cnon coopéroopératifatif (1)(1) »»..

Plus fPlus formellormellement, unement, un jeu non cjeu non coopéroopératifatifssttatiqueatique esest ct cararactactérisé parérisé par : (i) l: (i) le nombre nombree

de joueurde joueurs, (ii) ls, (ii) l’ensembl’ensemble des se des strtratatégies à laégies à la

disposition de chaque joueurdisposition de chaque joueur, (iii) l, (iii) les res résultésultatsats

du jeu pour chaque joueur dans ldu jeu pour chaque joueur dans les diffes différérententeses

cconfiguronfigurations posations possiblsibles, (iv) les, (iv) les pres préféférérencenceses

des joueurdes joueurs cs conconcernant lernant les res résultésultats du jeu.ats du jeu.

Dans lDans l’e’exxemplemple du jeu 1, il y a deux joueure du jeu 1, il y a deux joueurss

(1 et 2), chacun ay(1 et 2), chacun ayant à sa disposition deuxant à sa disposition deux

sstrtratatégies (égies (CC etet DD). Les deux joueur). Les deux joueurs jouents jouent

simultsimultanément (jeu sanément (jeu sttatique) et catique) et connaisonnaissentsent

parfparfaitaitement la sement la structurtructure du jeu (jeu àe du jeu (jeu à

infinformation cormation complomplètète). Le te). Le tablableau quieau qui

rrepreprésentésente le le jeu ese jeu est appelt appelé «é « matricmatrice dese des

gainsgains »» : il donne l: il donne le gain de chaque joueure gain de chaque joueur

dans ldans les quatres quatre ce configuronfigurations posations possiblsibles.es.

Enfin, lEnfin, les «es « gainsgains » c» corrorrespondant ici à desespondant ici à des

nivniveaux d’utiliteaux d’utilité, lé, les pres préféférérencences des joueures des joueurss

sont rsont refléteflétées dirées directectement par la vement par la valaleur de ceur de ceses

gains, chaque joueur rgains, chaque joueur recherecherchant lchant le nive niveaueau

d’utilitd’utilité lé le plus éle plus éleevvé.é.

(1) Une br(1) Une branche de la théorie des jeux, initiée par vanche de la théorie des jeux, initiée par vonon

Neumann et MorNeumann et Morgensgensttern et qualifiée de «ern et qualifiée de « ccoopéroopérativativee »,»,

ss’int’intéréresesse au cse au controntrairaire aux ce aux cas où las où les joueures joueurs chers cherchentchent

à fà former des cormer des coalitions pour coalitions pour cooroordonner ldonner leureurs décisions.s décisions.

ZOOM

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LA THÉORIE DES JEUX67

ce jeu est souvent invoqué pour décrire dessituations aussi diverses que l’instabilitéd’un cartel, le problème de financement desbiens publics, la surexploitation des res-sources naturelles ou encore l’adoption demesures protectionnistes.

Portée et limites de l’équilibrede Nash : les apports del’expérimentation

Imaginez une expérimentation du dilemmedu prisonnier où des sujets jouent la « ver-sion monétaire » du jeu 1, les chiffres dans lamatrice des gains représentant des euros etnon plus des utilités. Les observations expé-rimentales montrent qu’une partie des sujetscoopère (joue C). Il faut faire attention de nepas interpréter trop vite ce type de résultatscomme une réfutation empirique du conceptd’équilibre de Nash. En effet, si un joueurjoue C, c’est soit qu’il n’a pas compris le jeu,soit, plus probablement, qu’il a des préfé-rences non exclusivement basées sur sesgains monétaires. Peut-être est-il guidé pardes motivations sociales, par exemple parun sentiment de culpabilité qui lui rend peuattractif de gagner 5 euros au détriment deson partenaire ?

D’autres résultats expérimentaux peuventcependant être plus problématiques du pointde vue de la portée empirique de l’équilibre

de Nash. Considérez attentivement le jeu no 2 (cf. Zoom ci-contre).

Avez-vous répondu 0 ? Avez-vous remarquéque 0 est toujours le nombre vainqueur, quelque soit le choix de l’autre joueur4 ? Dans cejeu, il est clair que la rationalité doit conduireles joueurs à choisir 0. Or, l’expérimentationd’un jeu similaire avec des enjeux monétairesréels a montré que moins de 10 % des sujetsétudiants (et, plus étonnant encore, moins de40 % des économistes professionnels !) jouent0 ! Dans cet exemple, où il paraît peu pro-bable que les joueurs cherchent autre choseque maximiser leur chance de victoire, ledécalage entre les observations expérimen-tales et l’équilibre de Nash ne peut s’expli-quer que par une forme de rationalité limitée.

Dans d’autres jeux expérimentaux, il est dif-ficile de distinguer ce qui relève de la ratio-nalité limitée des joueurs de ce qui relève demotivations sociales rationnellement inté-grées dans leurs préférences. Par exemple,considérez le jeu no 3 (cf. Zoom p. 68).

Ce jeu est connu sous le nom de « dilemmedu voyageur ». Sous l’hypothèse que chaquejoueur cherche à obtenir le gain monétairemaximum, le seul équilibre de Nash est uneannonce de 180 euros de la part des deuxjoueurs5.

Les expérimentations en laboratoire de ce jeuconduisent à des observations très éloignéesde l’équilibre de Nash puisque près de 80 %des sujets choisissent la borne supérieure de300 euros. Est-ce à dire que ce jeu invalidele concept d’équilibre de Nash ? Pas néces-sairement, mais il est difficile de dire dansquelle mesure les comportements observésreflètent des motivations sociales rationnel-lement incorporées dans les préférences indi-viduelles des joueurs et/ou une capacité deraisonnement limitée.

Les jeux dynamiquesConsidérons le jeu no 4 (cf. Zoom p. 68) impli-quant deux joueurs (1 et 2).À la première étapedu jeu, le joueur 1 doit choisir entre arrêter le

[4] Si un joueur joue 0et l’autre joue X > 0, le

premier l’emporte car 0est toujours plus proche

que X de la moitié dela moyenne, à savoirici ½ × X/2 = X/4. Par

ailleurs, 0 est le meilleurchoix possible face à

un adversaire jouant 0puisque jouer 0 assure

l’égalité alors que jouerautre chose conduit àune défaite certaine.

Techniquement, 0 estune stratégie faiblement

dominante et le seuléquilibre de Nash

correspond à l’adoptionde cette stratégie par les

deux joueurs.

[5] Chaque joueur atoujours intérêt à

déclarer exactement uneuro de moins que le

montant choisi par soncamarade tant que ce

montant est supérieurà 180 euros. De plus,180 euros est bien la

meilleure réponsepossible à un partenaire

ayant choisi 180 euros.

JEU NJEU NOO 22VVous jouez avous jouez avec un partec un partenairenaire anonyme.e anonyme.

Chacun(e) doit choisir un nombrChacun(e) doit choisir un nombre entre entre 0e 0

et 100. Le vet 100. Le vainqueur du jeu esainqueur du jeu est ct celui/celui/cellellee

dont ldont le nombre nombre sere sera la le plus pre plus proche de laoche de la

moitié de la momoitié de la moyyenne des deux nombrenne des deux nombres.es.

Le vLe vainqueur rainqueur receceevrvra 10 eura 10 euros (en cos (en casas

d’égalitd’égalité, chacun gagne 5 euré, chacun gagne 5 euros).os).

Que jouez-vQue jouez-vousous ??

ZOOM

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68Problèmes économiques FÉVRIER 2015

jeu (option A) ou le continuer (option C). Si lejoueur 1 décide d’arrêter, il obtient une utilitéde 1 et le joueur 2 une utilité de 5. S’il décidede continuer, le joueur 2 intervient alors enchoisissant entre deux options, B et D : s’ilchoisit B, les deux joueurs obtiennent 0 ; s’ilchoisit D, les deux joueurs obtiennent 2.

Dans ce jeu, les joueurs n’agissent plus simul-tanément, mais l’un après l’autre. On parle

de « jeu dynamique » ou encore de « jeuséquentiel ». Ce type de jeu est représentésous forme dite « extensive », c’est-à-diresous la forme d’un arbre de décision.

On peut « résoudre » ce type de jeu en appli-quant un raisonnement appelé « inductionà rebours » (« backward induction »). Cetteméthode consiste à remonter le jeu de la finvers le début. Que va faire le joueur 2 s’ilest amené à agir, c’est-à-dire si le joueur 1 achoisi C ? Il choisira D puisque 2 > 0. Sachantcela, quel est le meilleur choix du joueur 1 ?C’est de choisir C puisque 2 > 1. Ainsi, l’issue« rationnelle » du jeu sera (C, D). Technique-ment, cette combinaison de stratégies consti-tue un équilibre de Nash « parfait6 ».

De nombreux jeux expérimentaux ont cher-ché à tester la robustesse de l’analyse théo-rique par l’induction à rebours. Considérezpar exemple le problème suivant.

[6] Le critère deperfection (en sous-jeux) a été proposé parReinhard Selten etpermet de ne retenirque les équilibresde Nash crédiblesséquentiellement, c’est-à-dire reposant sur desmenaces crédibles.

JEU NJEU NOO 44 : EXEMPLE: EXEMPLEDE JEU SÉQUENTIELDE JEU SÉQUENTIEL

Joueur 1

0,0 2,2

Joueur 2

A

B

C

D

Chaque point sur la figurChaque point sur la figure ese est appelt appeléé

«« nœud de décisionnœud de décision »», chaque flèche, chaque flèche

rrepreprésentésentant unant un «« ccoup du jeuoup du jeu »». Les gains. Les gains

sont notsont notés pour chaque isés pour chaque issue possue possiblsiblee

du jeu, ldu jeu, le pre premier chiffremier chiffre ce corrorrespondantespondant

à là l’utilit’utilité du joueur 1, lé du joueur 1, le sece second à cond à cellellee

du joueur 2.du joueur 2.

ZOOM

1,5

JEU NJEU NOO 33 : DILEMME: DILEMMEDU VDU VOOYYAAGEURGEURVoVouus êts êtes parti en ves parti en vooyyage avage avec un ami.ec un ami.

VVous aviez eous aviez exactxactement lement les mêmes affes mêmes affairaireses

dans vdans vos vos valises. À valises. À votrotre re retetourour, v, votrotree

vvalise ainsi que calise ainsi que cellelle de ve de votrotre ami sonte ami sont

perperdues. La cdues. La compagnie aérienne décideompagnie aérienne décide

de vde vous indemniser et vous indemniser et vous demandeous demande

d’esd’estimer la vtimer la valaleur de veur de votrotre ve valise. Mais,alise. Mais,

anticipant vanticipant votrotre pre propension à suropension à suresestimertimer

ccettette ve valaleur et teur et tenant cenant comptompte du fe du fait queait que

vvous n’avous n’avez aucun moez aucun moyyen de cen de communiquerommuniquer

avavec vec votrotre ami au moment de fe ami au moment de fairaire ve votrotree

déclardéclaration, ellation, elle ve vous annoncous annoncee ::

«« Nous savNous savons que lons que les deux ves deux valisesalises

avavaient eaient exactxactement lement le même ce même contontenuenu

et nous acet nous acccepteptererons une indemnisationons une indemnisation

ccomprise entromprise entre 180 et 300 eure 180 et 300 euros, maisos, mais

chacun serchacun sera indemnisé du monta indemnisé du montant égalant égal

au minimum des deux éau minimum des deux évvaluations quialuations qui

serseront soumises. En outront soumises. En outre, si le, si les deuxes deux

esestimations difftimations diffèrèrent, nous donnerent, nous donneronsons

une prime de 5 eurune prime de 5 euros à la peros à la personne aysonne ayantant

déclardéclaré la vé la valaleur la plus feur la plus faiblaible et nouse et nous

déduirdéduirons une pénalitons une pénalité du même monté du même montantant

de 5 eurde 5 euros à la peros à la personne aysonne ayant déclarant déclaré laé la

vvalaleur la plus éleur la plus éleevvée.ée. »»

VVotrotre ese estimation doit néctimation doit nécesessairsairement êtrement êtree

un nombrun nombre entier d’eure entier d’euros cos compris entrompris entree

180 et 300.180 et 300.

Quel montQuel montant déclarant déclarez-vez-vousous ??

ZOOM

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LA THÉORIE DES JEUX69

Le jeu no 5 (cf. Zoom ci-dessus) correspond au« jeu de l’ultimatum7 ». La méthode de l’in-duction à rebours permet d’en identifier leséquilibres de Nash parfaits, en supposant,pour faciliter l’analyse, que les offres corres-pondent nécessairement à un nombre entierd’euros (pas de centimes), et sous l’hypothèseque chaque joueur cherche à obtenir le gainmonétaire maximum. On peut noter que lejoueur 2 ne devrait jamais refuser une offrepositive puisque, s’il la rejette, il obtient 0. Àl’équilibre, le joueur 1 n’a donc jamais intérêtà offrir plus de 1 euro puisqu’il anticipe quemême ce montant sera accepté. Finalement,il y a deux équilibres de Nash parfaits. Dansle premier, l’offre est de 1 euro et le joueur 2

l’accepte, mais aurait rejeté une offre égale à0. Dans le second, l’offre est égale à 0 et lesecond joueur, indifférent entre l’accepter etla refuser, choisit néanmoins de l’accepter.

Le jeu de l’ultimatum a servi de base à untrès grand nombre d’études expérimentales.Les résultats montrent la tendance des sujetsà s’éloigner de la solution théorique puisqueles offreurs (joueurs 1) proposent en moyenneenviron 40 euros et les joueurs 2 rejettent enmoyenne une fois sur deux les offres infé-rieures ou égales à 20 euros !

Il est important de noter que ces résultatsexpérimentaux n’invalident pas l’analysethéorique. Ils montrent les limites de l’hypo-thèse selon laquelle, dans ce type de contexte,les préférences des joueurs les conduiraientsimplement à vouloir obtenir le gain moné-taire le plus élevé ; manifestement, la plupartdes individus intègrent ici dans leurs préfé-rences un souci d’équité.

Un exemple d’applicationà l’économie : les enchèresà valeur communeConsidérez le jeu no 6 (cf. Zoom p. 70).

Ce jeu décrit une enchère à valeur commune, c’est-à-dire une vente aux enchères (sous plicacheté et au premier prix) d’un bien dont lavaleur exacte est la même pour tous les par-ticipants (valeur commune), mais incertaineau moment où ceux-ci doivent faire leur offre.

Techniquement, ce jeu est différent de ceuxque nous avons vus jusqu’à présent puisqu’ils’agit d’un « jeu à information incomplète », au sens où les joueurs n’ont pas toutes lesinformations sur la structure du jeu. Plusprécisément, les deux joueurs connaissentleur propre signal, mais ignorent le signalobservé par l’autre.

On peut chercher l’équilibre de Nash de ce jeustatique8. Appelons s

i le signal reçu et b

i l’offre

émise par le joueur i (i = 1, 2). On peut mon-trer qu’à l’équilibre de Nash les joueurs choi-

[7] Ce type de jeu a denombreuses applications

économiques ; il estsouvent invoqué

dans l’analyse desnégociations (par

exemple salariales).

[8] Pour être précis, dansun tel jeu à information

incomplète, on estamené à intégrer les

probabilités sur lesvaleurs des signaux dans

le raisonnement desjoueurs. C’est pourquoi

le concept d’équilibrede Nash doit être

« élargi ». L’équilibre deNash obtenu dans ce

type de jeu est qualifiéd’équilibre de Nash

« bayésien », un conceptdû à John Harsanyi.

JEU NJEU NOO 55 : JEU DE: JEU DELL’UL’ULTIMATIMATUMTUMLe jeu cLe jeu conconcerne deux joueurerne deux joueurs. Le joueurs. Le joueur

1 r1 reçeçoit 100 euroit 100 euros et doit ros et doit répartir cépartir cettettee

somme entrsomme entre lui-même et le lui-même et le joueur 2.e joueur 2.

Le joueur 2 cLe joueur 2 connaît lonnaît le monte montant que lant que lee

joueur 1 doit rjoueur 1 doit répartirépartir, mais l, mais les deuxes deux

joueurjoueurs ne se cs ne se connaisonnaissent pas et nesent pas et ne

peuvpeuvent pas cent pas communiquerommuniquer..

Le joueur 1 doit fLe joueur 1 doit fairaire une offre une offre au joueur 2e au joueur 2

qui peutqui peut ::

–– soit acsoit accceptepter ler l’offr’offre, auquel ce, auquel cas il ras il reçeçoitoit

lle monte montant offant offert et lert et le joueur 1 gare joueur 1 garde lade la

diffdifférérencencee ;;

–– soit rsoit refuser lefuser l’offr’offre, auquel ce, auquel cas las les deuxes deux

joueurjoueurs ne rs ne reçeçoivoivent rien (0 eurent rien (0 euro).o).

1.1. VVous êtous êtes les le joueur 1. Quel monte joueur 1. Quel montantant(entr(entre 0 et 100 eure 0 et 100 euros) offros) offrez-vez-vous auous aujoueur 2joueur 2 ??

2.2. VVous êtous êtes les le joueur 2 et ve joueur 2 et vous approus apprenezenezque lque le joueur 1 ve joueur 1 vous fous fait une offrait une offre dee de1 eur1 euro.o. AcAcccepteptez-vez-vous son offrous son offree ??

ZOOM

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70Problèmes économiques FÉVRIER 2015

sissent une offre correspondant exactement àla moitié de la valeur de leur signal, c’est-à-dire b

i = s

i/2 (cf. Zoom). On notera que, puisque

la valeur réelle de l’objet est (s1 + s

2)/2, le vain-

queur de l’enchère fait toujours, à l’équilibrede Nash, un gain positif9.

Les résultats expérimentaux montrent queles joueurs font des offres trop élevées parrapport à la solution de Nash. Ce constat estimportant car il explique pourquoi le vain-queur de ce type d’enchère fait bien souventdes pertes, un phénomène connu sous le nomde « malédiction du vainqueur » (winner’scurse). Prenons un exemple simple pour l’il-lustrer. Supposons que les signaux des deuxjoueurs soient s

1 = 8 euros et s

2 = 1 euro. La

valeur réelle de l’objet est donc 4,50 euros. Sile joueur 1 pense jouer la prudence en faisantune offre de 5 euros bien en dessous de lavaleur de son signal (mais au-dessus de l’offrede Nash), il gagne l’enchère, avec un gain finalde 4,50 euros – 5 euros = – 0,50 euro < 0. Il agagné l’enchère, mais a perdu de l’argent : ilest victime de la malédiction du vainqueur !

Ce phénomène a été mis en évidence pourla première fois dans le cas de la vente auxenchères des droits d’exploitation de gise-ments de pétrole et il est fréquemment invo-

qué au sujet des enchères visant à attribuer leslicences de téléphonie mobile ou encore lors del’attribution des droits de retransmission télé-visuelle sur les grands événements sportifs.

Un point important est que ce problème est liéà la rationalité limitée des acteurs. En effet, sitout le monde joue l’équilibre de Nash, per-sonne ne peut être victime de la malédiction !Il s’agit donc d’un cas où la solution théo-rique n’est pas évidente et pourrait servir derepère normatif puisque les joueurs perdentde l’argent lorsqu’ils s’en éloignent.

* * *Une des évolutions majeures de la théorie desjeux moderne réside dans le développementde la théorie des jeux comportementale qui,sur la base d’observations expérimentales,cherche à intégrer des facteurs psycholo-giques dans l’analyse du comportement desjoueurs. Comme nous l’avons vu, les observa-tions expérimentales n’invalident pas néces-sairement les concepts d’équilibre, maisinvitent plutôt à enrichir le modèle comporte-mental des joueurs, et le cadre conceptuel dela théorie des jeux est suffisamment flexiblepour intégrer ces nouveaux paramètres.

JEU NJEU NOO 66 : ENCHÈRE: ENCHÈREÀ VÀ VALEUR CALEUR COMMUNEOMMUNELe jeu cLe jeu conconcerne deux joueurerne deux joueurs, ls, le joueur 1e joueur 1

(«(« vvousous ») et l») et le joueur 2. Les deux joueure joueur 2. Les deux joueurss

rreçeçoivoivent un signalent un signal privprivéé cconconcernant laernant la

vvalaleur d’un objet mis aux enchèreur d’un objet mis aux enchères. Ce signales. Ce signal

ccorrorrespond à une vespond à une valaleur ceur comprise entromprise entre 0 ete 0 et

10 eur10 euros. Même sos. Même s’il ignor’il ignore la ve la valaleur du signaleur du signal

de son partde son partenairenaire, chaque joueur sait que lae, chaque joueur sait que la

vvalaleur de ceur de ce signal ese signal est dist distribuée de manièrtribuée de manièree

unifuniforme (corme (ce qui signifie que le qui signifie que les signaux deses signaux des

joueurjoueurs peuvs peuvent prent prendrendre n’importe n’importe quelle quellee

vvalaleur entreur entre 0 et 10 eure 0 et 10 euros avos avec la mêmeec la même

prprobabilitobabilité). La vé). La valaleureur rréelléellee de lde l’objet’objet

ccorrorrespond à laespond à la momoyyenne des deux signauxenne des deux signaux..

Chaque joueur doit fChaque joueur doit fairaire une offre une offre sous plie sous pli

ccachetacheté (sans savé (sans savoir quelloir quelle ese est lt l’offr’offre dee de

ll’autr’autre joueur). Celui qui fe joueur). Celui qui fait lait l’offr’offre la pluse la plus

éléleevvée emportée emporte le l’enchèr’enchère et re et reçeçoit doncoit donc

ll’objet. P’objet. Par car conséquent, lonséquent, le gain du ve gain du vainqueurainqueur

de lde l’enchèr’enchère sere sera égal à la va égal à la valaleur reur réelléelle dee de

ll’objet diminuée du mont’objet diminuée du montant de son offrant de son offre,e,

alalorors que ls que le pere perdant gagne 0 eurdant gagne 0 euro. (En co. (En casas

d’égalitd’égalité des offré des offres, il y a tires, il y a tirage au sort pourage au sort pour

détdéterminer lerminer le ve vainqueurainqueur.).)

VVotrotre signal indique une ve signal indique une valaleur de 8 eureur de 8 euros.os.

QuellQuelle offre offre fe faitaites-ves-vousous ??

ZOOM

[9] Dans le cas où s1 > s2, on a : b1 = s1/2 > b2 = s2/2 ;c’est donc le joueur 1 quiremporte l’enchère et ilréalise un gain égal à(s1 + s2)/2 – s1/2 = s2/2.

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LA THÉORIE DES JEUX71

RÉSOLUTION DU JEURÉSOLUTION DU JEUD’ENCHÈRE À VD’ENCHÈRE À VALEURALEURCCOMMUNEOMMUNEVVoici une démonsoici une démonstrtration partiellation partielle (ete (etffacultacultativative pour la ce pour la comprompréhension du réhension du resestteede lde l’articl’article) de le) de l’équilibr’équilibre de Nash danse de Nash danslle jeu d’enchère jeu d’enchère à ve à valaleur ceur commune, sousommune, sousll’hypothèse que l’hypothèse que les joueures joueurs chers cherchent àchent àobtobtenir lenir le gain monéte gain monétairaire le le plus éle plus éleevvé.é.Supposons que lSupposons que le joueur 2 choisise joueur 2 choisisse lase lasstrtratatégieégie bb

22== ss

22/2. La pr/2. La probabilitobabilité pouré pour

lle joueur 1 de gagner ave joueur 1 de gagner avec une offrec une offree bb11

ccorrorrespond à la prespond à la probabilitobabilité queé que bb11

soitsoitsupérieursupérieure àe à bb

22== ss

22/2, c’es/2, c’est-à-dirt-à-dire à lae à la

prprobabilitobabilité queé que ss22

< 2< 2bb11, égal, égale à 2e à 2bb

11/10 =/10 = bb

11/5./5.

La vLa valaleur espéreur espérée de lée de l’objet c’objet conditionnellonditionnelle àe àune victune victoiroire de le de l’enchèr’enchère ave avec une offrec une offree bb

11

esest : (t : (ss11

+ E[+ E[ss22|gagner av|gagner avec lec l’offr’offree bb

11])/2 =])/2 =

((ss11

+ E[+ E[ss22||ss

22< 2< 2bb

11])/2 = (])/2 = (ss

11+ 2+ 2bb

11/2)/2 =/2)/2 =

((ss11

++ bb11)/2. P)/2. Par car conséquent, la fonséquent, la fonction de gainonction de gain

espérespéré du joueur 1 sé du joueur 1 s’écrit :’écrit : GG11

= (= (2b2b11/10)[(/10)[(ss

11

++ bb11)/2 –)/2 – bb

11] =] = bb

11ss

11/10 –/10 – bb

11²²/10. Le gain espér/10. Le gain espéréé

GG11

esest maximum lt maximum lororsque dsque dGG11/d/dbb

11== ss

11/10 –/10 –

22bb11/10 = 0, d’où :/10 = 0, d’où : bb

11* =* = ss

11/2. Ce r/2. Ce raisonnementaisonnement

suffit à montrsuffit à montrer que, si ler que, si le joueur 2 opte joueur 2 opte poure pour

la sla strtratatégieégie bb22

== ss22/2, la meill/2, la meilleureure re réponseéponse

pour lpour le joueur 1 ese joueur 1 est de choisirt de choisir bb11

== ss11/2./2.

Le jeu étLe jeu étant symétrique, on peut fant symétrique, on peut fairaire le lee

même rmême raisonnement pour montraisonnement pour montrer queer que

bb22

== ss22/2 es/2 est la meillt la meilleureure re réponse que léponse que lee

joueur 2 peut fjoueur 2 peut fairaire à un joueur 1 jouante à un joueur 1 jouant

bb11

== ss11/2. Ainsi, l/2. Ainsi, les deux joueures deux joueurs prs pratiquant laatiquant la

sstrtratatégieégie bbii== ss

ii/2 c/2 corrorrespond à un équilibrespond à un équilibree

de Nash (bayde Nash (bayésien). En tésien). En toutoute rigueure rigueur, il, il

ffaudraudrait montrait montrerer, c, ce qui ese qui est un peu plust un peu plus

laborieux, qu’il slaborieux, qu’il s’agit bien du seul équilibr’agit bien du seul équilibre.e.

NicNicolas Eberolas Eber

ZOOM

Quelques applicationsde la théorie des jeuxThéorie des jeux et environnement :la tragédie des biens communsConsidérons un jeu à 4 joueurs. Il y a 40 jetonsdans un pot commun. Chacun des quatrejoueurs peut retirer entre 0 et 10 jetons dece pot commun. Le gain de chaque joueurest égal à : (2 euros × nombre de jetons qu’ila retirés) + (1 euro × nombre total de jetonsrestant dans le pot commun).

Par exemple, si un joueur retire 10 jetons

alors que les trois autres n’en retirent que

5, il reste 15 jetons dans le pot commun et

le premier joueur gagne 2 × 10 + 1 × 15 =

35 euros alors que chacun des trois autres

obtient 2 × 5 + 1 × 15 = 25 euros.

Les joueurs devant choisir simultanément

le nombre de jetons qu’ils retirent, il s’agit

d’un jeu statique qui s’analyse à l’aide

du concept d’équilibre de Nash. Sous

l’hypothèse que les joueurs cherchent

à maximiser leur gain monétaire, ils

ont toujours intérêt à retirer le plus de

jetons possible. Le seul équilibre de Nash

correspond donc à la situation où chacun

COMPLÉMENT

EBER N. (2013), Théorie desjeux, Paris, Dunod, coll.« Les Topos », 3e éd.

GUERRIEN B. (2010), Lathéorie des jeux, Paris,Économica, 4e éd.

YILDIZOGLU M. (2011), Introduction à la théorie desjeux, Paris, Dunod, 2e éd.

POUR EN SAVOIR PLUS

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72Problèmes économiques FÉVRIER 2015

retire le maximum (10 jetons), avec un gainindividuel de 20 euros. On notera que ce jeurelève d’une logique proche du dilemmedu prisonnier puisque les incitationsindividuelles se font contre l’intérêt général; en effet, chacun gagnerait le double, soit40 euros, si personne ne retirait de jetondu pot commun !

Ce type de jeu est utilisé en économiede l’environnement pour conceptualiserla tendance des individus à surexploiterles ressources communes au détrimentde la collectivité, phénomène connu sousle nom de « tragédie des biens communs ». En effet, retirer un jeton dans le jeu peuts’assimiler à prélever dans une ressourcenaturelle, au détriment du groupe.

C’est en étudiant des versions élaborées de ce jeu qu’Elinor Ostrom (Prix Nobel d’économie en 2009) a proposé une vision nouvelle de la tragédie des biens communs. Constatant expérimentalement que face à ce type de jeu, les individus sont capables de faire émerger des normes sociales de coopération, elle développe l’idée qu’une « autogestion » des biens communs peut être, dans certains cas, plus efficace que les solutions basées sur la propriété privée et la compétition marchande ou sur l’action coercitive de l’État.

Théorie des jeux et concurrence imparfaiteLa théorie de l’organisation industrielle,développée notamment par Jean Tirole(Prix Nobel 2014), applique la théorie desjeux à l’étude de la concurrence imparfaite,c’est-à-dire des structures de marché danslesquelles les entreprises cherchent à obtenirun pouvoir de marché par des stratégiesde prix, de différenciation de produits, etc.Un exemple classique de ce type d’analyseest le modèle de duopole avec concurrenceen prix, parfois qualifié de « duopole deBertrand » en référence au mathématicienfrançais Joseph Bertrand qui en avait donnél’intuition dès 1883.

On considère deux entreprises A et Bproduisant un même bien au même coût

unitaire c. On suppose que ces deuxentreprises n’ont pas de contrainte decapacité, au sens où elles peuvent produiren’importe quelle quantité (et donc répondreà la totalité de la demande du marché). Lesdeux entreprises proposent les prix p

A et p

B

respectivement. Si une entreprise est moinschère que l’autre, elle récupère la totalité dumarché ; si les deux prix sont identiques, lesdeux entreprises se partagent le marché.Quel est l’équilibre de Nash de ce jeu enprix ? Notons tout d’abord que à l’équilibre,les deux prix sont forcément égaux (p

A = p

B)

; en effet, si ce n’est pas le cas, l’entreprisela plus chère a toujours intérêt à changer destratégie pour s’aligner sur son concurrent.De plus, tant que les prix sont supérieursau coût de production, et donc que lesentreprises font des profits positifs, il esttoujours profitable pour chaque firme dechoisir un prix un centime plus bas que sonconcurrent (afin de récupérer la totalitéde la demande). Ainsi, toute situation danslaquelle les deux entreprises pratiquent unmême prix supérieur au coût c ne peut pasêtre un équilibre. Au final, l’unique équilibrede Nash est caractérisé par p

A = p

B = c.

Cet équilibre conduit à une tarification aucoût unitaire et donc à des profits nulspour les deux entreprises.

Ce résultat est souvent qualifié de « paradoxe de Bertrand » car il montre que la présence de deux entreprises sur le marché peut suffire à restaurer l’équilibre concurrentiel (profits nuls). Ce modèle très simple a été développé et enrichi dans de nombreuses directions : introduction de contraintes sur les capacités de production, prise en compte de stratégies de différenciation du produit, etc. Dans sa version la plus simple, il a le mérite de mettre en exergue la logique stratégique de « guerre des prix » et de montrer à la fois l’intérêt (pour les entreprises) et l’instabilité potentielle d’une entente sur les prix.

Nicolas Eber

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LES OUTILS ÉCONOMÉTRIQUES73

Les outils de l’économétrie sont nombreux etsouvent techniques. Nous nous concentronsici sur deux outils de base, la régression etles variables instrumentales, pour les relierà l’objectif fondamental de l’économétrie :mettre en évidence et quantifier des relationscausales entre phénomènes économiques1.

Le problème de la causalité :un exempleIdentifier les effets d’une cause, c’est com-parer deux états du monde : l’un où la causeest à l’œuvre, l’autre où elle ne l’est pas (le« contrefactuel »). Le problème fondamentalde l’identification d’un effet causal est qu’iln’est jamais possible d’observer simultané-ment deux états du monde : l’un des deuxdoit être reconstitué. Cette reconstitutiondu contrefactuel est l’enjeu fondamental del’identification causale.

Prenons l’exemple d’un traitement médical.L’effet du traitement sur la santé d’un patientest l’écart entre sa santé avec traitement et sasanté sans traitement. Mais jamais le même

patient n’est observé simultanément avec etsans traitement. Les outils de l’économètremettent alors en œuvre des comparaisonsqui permettent, sous certaines hypothèses,de reconstituer la situation contrefactuelle.L’outil approprié dépend de la situationconsidérée. Examinons trois cas de figure.

Premièrement, le traitement a été prescritde façon aléatoire.

C’est l’exemple du test clinique : dans une population de patients suffisamment grande, deux groupes sont tirés au sort : le groupe test reçoit le traitement, le groupe témoin ne le reçoit pas. Par construction, les deux groupes sont au départ comparables en tout, puisqu’ils sont représentatifs de la même population. Il existe bien sûr dans les deux groupes des individus en plus ou moins bonne santé, des individus plus ou moins riches, soutenus par leur famille, etc.,et tous ces facteurs sont susceptibles d’af-fecter leur santé future ; mais ces individus sont en proportions équivalentes dans les deux groupes, si bien qu’en moyenne, leur présence affecte de la même façon le groupe test et le groupe témoin. On peut donc en faire abstraction et déduire directement l’effet du médicament de la relation entre le fait d’avoir été traité ou non (variable expli-cative) et la santé au bout d’un temps déter-

L’économétrie s’est fortement développée après la Seconde Guerre mondiale. Partie empiriquedes sciences économiques, elle vise à identifier et quantifier des causalités entre des phéno-mènes économiques. Luc Behaghel en présente ici les instruments de base. Il commence parrappeler en quels termes se posent les problèmes de causalité, puis expose les outils permettantleur appréhension : la régression simple, la régression multiple et les variables instrumentales.

Problèmes économiques

[1] L’analyse de donnéesmacroéconomiques

(macroénométrie,ou économétrie des

séries temporelles) adéveloppé des outils

propres qui ne sont pasprésentés ici. Pour une

vue d’ensemble desgrandes tendances de

l’économétrie depuis lesannées 1970, et pour une

discussion des débatsqui parcourent

la microéconométrie,on pourra se référer

à Behaghel (2011).Par ailleurs, Behaghel

(2012) propose uneprésentation détaillée

des outils, partiellementreprise ici.

Les outils économétriques LUC BEHAGHEL

Membre associé, directeur de recherche INRA

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74Problèmes économiques FÉVRIER 2015

miné (variable de résultat, ou variable expli-quée), en utilisant l’outil économétrique le plus simple : la régression simple.

Deuxième cas de figure, tous les paramètresentrant dans la décision de prescription dumédicament sont connus de l’économètre.

C’est le cas, par exemple, si la décision deprescription est prise sur la base de l’infor-mation contenue dans le dossier médical dupatient, et si l’économètre a accès au dossierdu patient. Dans ce cas, il suffit de compa-rer un à un des patients dont les dossiersmédicaux sont identiques, mais dont l’un esttraité, l’autre non. Si, en moyenne, le patienttraité est en meilleure santé que son homo-logue à l’issue du traitement, cette différencede résultat peut être attribuée au traitement.Les outils correspondant à cette approchesont la régression multiple et les estima-teurs par appariement (« matching »).

Troisième et dernier cas, un événement fortuitfait que le médicament est plus fréquemmentprescrit dans certains groupes de patientsque dans d’autres pourtant comparables.

Imaginons par exemple que l’entreprisepharmaceutique qui produit le médicamentveuille tester une stratégie de promotion de cetraitement auprès de médecins prescripteurs.Elle invite au hasard la moitié des médecinsprésents à un congrès à une session d’infor-mation sur le médicament.À la fin du congrès,elle fait passer un questionnaire auprès detous les médecins (invités ou non à la ses-sion) les interrogeant sur leurs intentions deprescription, ce qui lui permet de conclure sicette campagne est efficace. Cette campagnede promotion est tournée vers les médecins.Mais elle crée aussi une variation au niveaudes patients : les patients de médecins quiont été informés sur le traitement ont plus dechances de recevoir ce traitement, et ce pourune raison qui n’a rien à voir avec leur état desanté initial (puisque la campagne de promo-tion a ciblé les médecins de façon aléatoire).S’il s’ensuit une amélioration de leur état desanté par rapport à ceux des patients desmédecins qui n’ont pas été invités à la ses-

sion, on peut en déduire que le médicament aun effet bénéfique. Les outils économétriquescorrespondant à cette approche sont les esti-mateurs par variable instrumentale.

Présentons maintenant ces outils plus en détail.

La régression simpleLa régression simple permet d’analyser larelation entre une variable de résultat (lavariable expliquée ou dépendante, notée y) et une variable explicative (ou indépendante,notée x). La relation est décrite par un modèlelinéaire :

y = b0 + b

1 × x + u,

dans lequel þ0 et þ

1 sont deux paramètres

à estimer, et u est un terme d’erreur, dû aufait que le lien entre et y et x est imparfait.b

0 + b

1 × x est appelé « droite de régression » et

correspond aux variations de y que le modèlepeut expliquer. u correspond à la partie nonexpliquée, ou résiduelle, qui comporte tous lesfacteurs explicatifs de y autres que x, ainsi quel’erreur de mesure sur y. L’estimateur de loinle plus utilisé dans ce contexte est l’estima-teur des moindres carrés ordinaires (MCO) :il consiste à choisir b

0 et b

1 tels que la somme

des carrés des résidus (u2) soit minimale, dansun échantillon donné. Visuellement, la droitede régression passe alors au milieu du nuagede points (x,y) de l’échantillon2.

Le rôle important joué par l’estimateur desMCO s’explique par le fait qu’il est facileà calculer et se généralise aisément au casavec plusieurs variables explicatives (voirci-dessous). Mais il tient aussi au fait quel’estimateur de b

1 s’interprète directement

comme l’effet causal moyen de x sur y, sousune hypothèse clé : l’hypothèse de moyenneconditionnelle nulle du terme d’erreur3, c’est-à-dire que l’effet moyen des variablesomises est le même pour les différentesvaleurs de x4. Cette hypothèse est vraie parconstruction dans le cas d’une expérimen-tation contrôlée : en vertu du tirage au sort,les variables omises du modèle prennent

[2] D’autres critèresseraient possibles pourajuster le modèle auxdonnées, par exemple,minimiser la sommedes valeurs absoluesdes écarts plutôt quela somme des carrésdes écarts.

[3] Mathématiquement,l’espérance de u sachantx est nulle :E (u|x) = 0

[4] On vérifie alorsque l’effet moyen sury d’une augmentationd’une unité de x vaut :E (y|x = x0 + 1) –E (y|x = x0) =b

1 + E (u|x = x0 + 1) –

E (u|x = x0) = b1

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LES OUTILS ÉCONOMÉTRIQUES75

en moyenne les mêmes valeurs dans lesgroupes test et témoin. Mais elle risque fortd’être violée dans d’autres applications surdonnées non expérimentales. Considéronsl’estimation des rendements de l’éducationpar le modèle de la régression simple : y estle salaire, x le nombre d’années d’études. Leterme d’erreur u comporte alors toutes lesvariables explicatives omises du modèle :réseaux sociaux et familiaux, capacitésindividuelles, etc. L’hypothèse de moyenneconditionnelle nulle du terme d’erreur sti-pule que ces caractéristiques sont distri-buées de la même façon quel que soit leniveau d’éducation considéré. On peut etdoit en douter : ceux qui font des étudeslongues sont en moyenne issus de milieuxplus favorisés, ce qui facilite l’accès auxemplois plus rémunérateurs ; par ailleurs,on peut penser que les capacités indivi-duelles favorisent l’obtention d’un salaireplus élevé et la poursuite des études. Lemodèle de la régression simple conduiraità attribuer aux études non seulement leureffet propre, mais aussi l’effet lié aux dif-férences de milieu ou de capacité, si bienqu’on surestimerait vraisemblablementl’effet causal des études. Un tel biais estappelé biais de la variable omise. C’est leproblème que les outils suivants essaientde résoudre.

La régression multipleet les estimateurs par appariementLa régression multiple généralise la régres-sion simple en prenant en compte le fait qu’une variable expliquée dépend de plu-sieurs variables explicatives potentielle-ment corrélées, dont il faut donc démêler les effets par une analyse jointe. Dans le cas avec deux variables explicatives, on écrit le modèle statistique :

y = b0 + b

1 × x

1 + b

2 × x

2 + u.

Par exemple, le salaire y d’un individu dépend de ses études x

1 et de son milieu d’origine x

2.

L’intérêt de ce modèle est de ne plus avoir

à supposer, pour interpréter b1 causalement,

que la durée des études est indépendante du milieu d’origine, ou que le milieu d’ori-gine n’a pas d’effet sur le salaire, puisque l’effet du milieu d’origine est explicitement pris en compte dans le modèle. En revanche,il faut maintenir que les autres facteurs explicatifs omis (par exemple les capacités individuelles) ne viennent pas perturber la comparaison entre les différents groupes définis par une durée d’étude x1

et un milieu d’origine x

2. Autrement dit, l’interprétation

causale de b1 (comme effet des études) et b

2

(comme effet du milieu d’origine) repose sur l’hypothèse d’indépendance conditionnelle E (u|x

1, x

2) = 0.

Pour estimer le modèle de la régression mul-tiple, on procède de la même façon que pourla régression simple, en minimisant la sommedes carrés des résidus (estimateur des MCO).Mais pour bien comprendre la logique sous-jacente, il est utile d’introduire un estimateurproche de l’estimateur des moindres carrés,l’estimateur par appariement (« matching »).Sous sa version la plus simple (apparie-ment « exact »), cet estimateur consiste àconstituer autant de cellules qu’il existe devaleurs prises par les variables explicatives.Par exemple, si on considère deux catégoriesd’études (longues et courtes) et six catégo-ries sociales, on constitue douze cellules.L’effet des études longues sur le salaire estalors estimé à partir de comparaisons deux àdeux, à catégorie sociale donnée, entre salairemoyen après études longues et salaire moyenaprès études courtes. On obtient ainsi sixestimations, une par catégorie sociale. L’effetmoyen toutes catégories confondues s’obtienten faisant la moyenne de ces six effets, pon-dérés par la part de chaque catégorie socialedans la population5.

La récente étude de Ly et Riegert (2013)6

constitue une bonne application de la régres-sion multiple. Les auteurs analysent l’effetde conserver les mêmes camarades de classeentre collège et lycée. La difficulté de l’ana-lyse est que les classes ne sont pas consti-tuées au hasard par les proviseurs : on peut

[5] L’appariementexact n’est pas

toujours possible.En effet, les variables

explicatives sontsouvent nombreuses

et peuvent prendreun grand nombre de

valeurs, si bien que lescellules à considérer

sont trop nombreuses etparfois vides. Différents

estimateurs ont étédéveloppés pour prendre

en compte ce problèmede dimensionnalité. Leur

principe commun estde ramener le problème

à un appariement surune seule variable,appelée le score de

propension. On peuten effet montrer que,

pour estimer l’effet d’untraitement, comparer

des individus qui ont lesmêmes caractéristiques

observables revientau même que de

comparer des individusqui ont la même

probabilité de recevoirce traitement au vu deleurs caractéristiques

observables.

[6] Ly S. et Riegert A.(2013), « Persistent

Classmates: HowFamiliarity with Peers

Protects from DisruptiveSchool Transitions »,PSE Working Papers,

no 2013-21.

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76Problèmes économiques FÉVRIER 2015

donc craindre que les élèves qu’on main-tient ensemble d’une année sur l’autre nesoient spécifiques (par exemple, moins dissi-pés ou plus motivés). Mais Ly et Riegert ontaccès précisément à l’ensemble des donnéesdu dossier scolaire dont disposent les pro-viseurs au moment de la constitution desclasses (y compris, par exemple, les notes decomportement). Leur approche consiste alorsà constituer des paires d’élèves issus d’unemême classe de troisième et qui ont exac-tement le même dossier scolaire en fin detroisième. Lorsque deux élèves d’une mêmepaire sont alloués à deux classes différentes,ce choix est nécessairement fait au hasard,dans la mesure où ces deux élèves sontindiscernables du point de vue du proviseur.Par conséquent, les élèves envoyés vers uneclasse de seconde où ils retrouvent des élèvesde leur classe de troisième sont en moyennecomparables à leurs homologues, issus de lamême paire mais envoyés vers une classe deseconde voisine où ils ne retrouvent pas decamarades de l’année précédente. Les résul-tats obtenus sur la base de cette comparaisonsont frappants : le fait de garder un cama-rade de classe entre collège et lycée réduit de13 % le risque de redoubler la seconde (pourdes élèves qui étaient en troisième dans ladeuxième moitié de la distribution) et aug-mente d’autant la probabilité d’obtention dubaccalauréat. La familiarité avec une partiede ses camarades de classe facilite la transi-tion vers le lycée.

Les variables instrumentalesL’exemple précédent illustre bien comment l’hypothèse de moyenne conditionnelle nulle du terme d’erreur peut se justifier quand l’économètre a accès à l’ensemble des variables qui déterminent l’entrée dans un « traitement » donné. Mais pour beau-coup d’autres « traitements », le proces-sus de sélection est beaucoup plus difficile à observer et dépend potentiellement de variables inobservables qui font craindre le biais de variable omise. L’exemple type est

celui du choix de faire des études. On peut certes contrôler le milieu d’origine, mais il est plus difficile de mesurer la motivation ou les capacités individuelles. La régres-sion multiple et les modèles d’appariement sont alors inopérants. Les variables instru-mentales constituent une alternative. On n’essaie plus de contrôler tous les facteurs de sélection dans un traitement. Plutôt, on fait reposer l’estimation sur une sous-par-tie des entrées en traitement, celles dont on pense qu’elles sont dues à un événement fortuit (ou du moins sans lien direct avec l’effet à expliquer). C’est ce caractère fortuit ou « exogène » d’une partie du traitement qui permet d’identifier un effet causal sans craindre le problème de la variable omise : il joue un rôle analogue au tirage au sort dans l’approche expérimentale.

Pour isoler cette variation exogène du traite-ment, on utilise un instrument, c’est-à-direune variable qui remplit deux conditions :

– elle est pertinente, au sens où elle a unimpact sur la variable explicative dont onsouhaite mesurer l’effet ;

– elle n’a pas d’impact direct sur la variableexpliquée (cette deuxième condition est lacondition d’exclusion).

Par exemple, dans le cas des rendements de l’éducation, un instrument est une variable qui explique la durée des études sans avoir d’effet direct sur les salaires. Angrist et Krueger (1991)7 proposent pour cela d’uti-liser, aux États-Unis, le trimestre de nais-sance. L’idée est que naître à un moment ou à un autre de l’année civile est un événement fortuit, indépendant de tous les détermi-nants du salaire, mais qui a un effet sur la durée de scolarisation, en raison des règles de scolarisation obligatoire8. L’instrument impacte la durée des études : la condition de pertinence est bien remplie. La condition d’exclusion semble également remplie : en quoi le fait d’être né tel ou tel jour de l’an-née serait-il lié au salaire, sinon via la durée des études ? Supposons alors qu’on observe que les personnes nées au premier trimestre

[7] Angrist J. etKrueger A. (1991),« Does CompulsorySchool AttendanceAffect Schooling andEarnings? », QuarterlyJournal of Economics,vol. 106.

[8] En effet, dans laplupart des Étatsaméricains, la loi stipulequ’on entre à l’école enseptembre de l’annéecalendaire de ses 6 ans.Ainsi, une personne néeun 31 décembre rentreraà l’école en septembrede la même année, àl’âge de 5 ans et 8 mois,mais une personne néele lendemain rentreraen septembre de l’annéesuivante, à l’âge de 6 anset 8 mois. Comme lascolarité est obligatoirejusque 16 ans, lapremière personne devrafaire au moins 10 anset 4 mois d’études, etla seconde seulement9 ans et 4 mois d’études.Comme il existe unecertaine partie de lapopulation qui souhaitefaire des études courteset pour laquelle l’âgeminimum de fin d’étudesest une contrainte, ladurée moyenne d’étudesobservée dépend bien,dans la population, de ladate de naissance.

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LES OUTILS ÉCONOMÉTRIQUES77

de l’année civile fassent en moyenne des études plus longues et aient des salaires plus élevés. Alors, comme on n’a pas de rai-son de penser que le trimestre de naissance en lui-même explique le salaire, on attribue ces salaires plus élevés aux études. Il n’y a plus lieu de s’inquiéter du biais de variables omises : certes, le salaire dépend aussi du milieu social d’origine, des capacités indi-viduelles, etc. Mais si ces caractéristiques sont en moyenne les mêmes quel que soit le trimestre de naissance, les omettre ne crée pas plus de biais que dans le cas d’une expé-rience contrôlée.

Le schéma ci-contre illustre ce raisonne-ment. Les variables instrumentales consti-tuent un chemin détourné pour mesurer l’ef-fet causal A de l’éducation sur le salaire. Unemesure directe n’est en effet pas possible,car toutes sortes de variables omises, nonobservées, viennent « parasiter » la relationentre ces deux variables. En revanche, il estpossible de mesurer l’effet causal B du tri-mestre de naissance sur la durée des études,ainsi que l’effet causal C du trimestre denaissance sur le salaire. Reste alors à faireune hypothèse cruciale, qui correspond à lacondition d’exclusion : le trimestre de nais-sance doit n’avoir aucun effet direct surle salaire, c’est-à-dire que tout l’effet doittransiter par la durée des études. Alors, l’ef-fet causal du trimestre de naissance sur lesalaire est le produit d’un effet causal du tri-mestre de naissance sur la durée des étudeset d’un effet causal de la durée des étudessur le salaire (C = B × A). Comme on mesureB et C, on peut déduire A. Angrist et Krueger(1991) observent ainsi que les personnes néesau premier trimestre d’une année calendairefont des études en moyenne d’un dixièmed’année plus courtes que les personnes néesplus tard dans l’année (effet B). Ces mêmespersonnes gagnent en moyenne des salaires1 % plus faibles (effet C). Donc un dixièmed’année d’études en moins réduit le salairede 1 % ; par une simple règle de trois, celaimplique que le rendement d’une annéed’études supplémentaires (effet A) est de

10 % de salaire en plus. On vérifie bien queC = B × A : 1 % = 0,1 × 10 %.

Relation causale directement mesurableRelation causale non directement mesurable

Facteurs parasites :capacités individuelles,

milieu d’origine, etc.

Trimestre

de naissance

(instrument)

Durée

des études

(variabled’intérêt)

Salaire

(Variableexpliquée)

Effet C

Effet AEffet B

Schématisation du raisonnementde l’estimation par variables instrumentales

Trouver des instruments est difficile. Ainsi,les résultats d’Angrist et Krueger ont été cri-tiqués dans la mesure où il existe, en réalité,une différenciation sociologique de la saison-nalité des naissances : les cadres ont des picsde conceptions pendant l’été et pendant lesvacances d’hiver, pics qu’on ne retrouve paschez les indépendants, ouvriers, employés,chômeurs et inactifs9. Pour utiliser le tri-mestre de naissance comme instrument, ilest alors nécessaire d’étudier séparément lesdifférents groupes sociaux ou encore de com-biner variables instrumentales et régressionmultiple. L’outil le plus fréquemment utilisépour cela est celui des doubles moindres car-rés (« two-stage least squares »).

Extensions : doubles différenceset discontinuité de la fonctionde régressionOn le voit, moindres carrés ordinaires etvariables instrumentales sont des outilsdont l’interprétation doit être pesée avecsoin. Mais ils constituent aussi la matricede multiples approches économétriques. Onpeut, pour ouvrir la discussion, reprendrel’exemple initial de l’effet d’un médicament,et considérer deux autres situations :

[9] Grenet J. (2010),« La date de naissance

influence-t-elle lestrajectoires scolaires etprofessionnelles ? Une

évaluation sur donnéesfrançaises », Revue

économique, vol. 61, no 3.

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78Problèmes économiques FÉVRIER 2015

Première situation, la prescription du traite-ment obéit, au moins partiellement, à un cri-tère discontinu.

Par exemple, le médicament est recom-mandé pour les nouveau-nés qui font moins de 2000 grammes à la naissance. De ce fait,la fréquence du traitement est plus élevée parmi les enfants situés juste au-dessous du seuil. Si leur état de santé est par la suite meilleur que celui des enfants situés juste au-dessus du seuil, on en déduit que le traitement a été bénéfique. Il s’agit là en fait d’une application particulière des variables instrumentales, connue sous le nom de regression discontinuity design. La relation d’exclusion nécessaire est que le fait que l’enfant se situe juste au-dessous du seuil de 2000 grammes plutôt que juste au-dessus n’a d’effet sur sa santé que via le traitement.

Seconde situation, le médicament a été intro-duit à des dates différentes à différentsendroits.

Par exemple, les autorisations de mise sur lemarché conduisent le médicament à être dis-ponible plus tôt dans certains pays que dansd’autres. Si ces pays voient la pathologievisée par le médicament diminuer relative-ment aux autres pays, alors que les tendancesétaient auparavant parallèles, on concluraque le médicament a des effets bénéfiques.Cette stratégie est connue sous le nom dedoubles différences, puisqu’elle effectue unedouble différenciation dans le temps (évolu-tion de la pathologie) et dans l’espace (entrepays). Mais il ne s’agit pas d’autre chose quede moindres carrés ordinaires dans lesquelsla variable de résultat, plutôt que d’êtremesurée en niveau, est mesurée en tendance,et où l’hypothèse de moyenne conditionnellenulle du terme d’erreur correspond au faitque les écarts de mise sur marché du trai-tement sont en moyenne indépendants destendances qui auraient prévalu en l’absencede médicament.

BEHAGHEL L. (2011), « Le développementde l’économétrie », Cahiers français, n° 363.

BEHAGHEL L. (2012), Lire l’économétrie, Paris,La Découverte, coll. « Repères ».

POUR EN SAVOIR PLUS

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LA MONNAIE DANS LES THÉORIES ÉCONOMIQUES79

Les questions monétaires sont de longue date au cœur des préoccupations des éco-nomistes (et avant eux des philosophes,voire des théologiens). Ce thème suscite des débats assez vifs, mais, comme nous allons le montrer, les clivages ne sont pas toujours ceux que l’on croit.

Approche fonctionnalisteet approche essentialistePour certains économistes, la monnaie est ceque la monnaie fait. La définition de la mon-naie est donc construite à partir de la listede ses fonctions. On cite traditionnellementla fonction d’intermédiaire des échanges, demesure des valeurs et de réserve des valeurs.Au sein de cette approche, certains privilé-

gient l’une des fonctions par rapport auxautres. Par exemple, pour Carl Menger et leséconomistes autrichiens, c’est la fonctiond’intermédiaire des échanges qui est essen-tielle. D’autres économistes mettent l’accentsur la fonction de réserve des valeurs car,selon la formule de Keynes, la monnaie est unpont entre le présent et l’avenir.

L’approche fonctionnaliste apparaît insuffi-sante aux économistes qui souhaitent mettrel’accent sur la nature de la monnaie. Cetteinterrogation, parfois rejetée comme trop« philosophique », fait l’objet d’un regain d’in-térêt chez les économistes contemporains, quise réfèrent alors à des approches historiqueset à l’anthropologie économique. Pour un éco-nomiste allemand du début du XXe siècle, GeorgFriedrich Knapp, la monnaie est liée au pou-voir de l’État et du droit. C’est parce que l’Étatimpose le paiement de l’impôt en monnaie (etqu’il accepte donc la monnaie en paiement)que celle-ci est acceptée au sein de l’ensemblede la communauté de paiement. On parle deconception nominaliste de la monnaie et

La monnaie dans les théories économiques

Thème central de la science économique, la monnaie fait l’objet de controverses qui se sont révélées durables. Les fonctions de la monnaie suffisent-elles à en donner une définition satis-faisante ? La monnaie est-elle neutre ou active ? Exogène ou endogène à l’activité écono-mique ? Revenant sur ces grandes questions, Alain Beitone montre que les postures quant à la monnaie sont moins simples qu’il n’y paraît et qu’elles se superposent difficilement aux clivages traditionnels de la pensée économique.

Problèmes économiques

 ALAIN BEITONE

Professeur de sciences économiques et sociales,lycée Thiers Marseille

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80Problèmes économiques FÉVRIER 2015

d’approche « chartaliste », pour signifier quela valeur de la monnaie ne repose pas surune « substance » (les métaux précieux) maissur une validité proclamée par l’État. Cetteapproche conduit à insister sur le lien entremonnaie et souveraineté politique. De nom-breux travaux, tout en relativisant la survalo-risation de l’État par Knapp, mettent l’accentsur le fait que la monnaie doit être compriseen relation avec la société, avec la cohésiondu groupe social au sein duquel elle circule.À la suite de Simmel, on peut souligner que lamonnaie est une composante du lien social et,avec Michel Aglietta, que « la monnaie est lemode de socialisation des sujets sous la formede l’auto-organisation » (Aglietta, 1988, p. 93).

À l’approche de la monnaie comme objetremplissant des fonctions s’oppose donc laconception de la monnaie comme rapportsocial. Le débat doit être abordé avec pru-dence, car, par exemple, un texte célèbre dutrès orthodoxe Milton Friedman traite de lamonnaie de pierre dans l’île de Yap et déve-loppe une conception de la monnaie commerapport social1. Soulignons aussi que pourles économistes autrichiens, comme pournombre d’hétérodoxes, la monnaie est uneinstitution et non un simple objet.

Monnaie exogèneet monnaie endogèneLa formule « helicopter Ben » (et le dessinhumoristique associé) pour désigner BenBernanke, alors président du conseil desgouverneurs de la Réserve fédérale desÉtats-Unis2, illustrent bien la conceptionde la monnaie exogène. La monnaie serait,dans cette perspective, soit le résultat desdécouvertes d’or (au temps de l’étalon-or),soit le fait de la décision de la banque cen-trale : elle aurait son origine à l’extérieurde l’économie. Dans cette perspective,défendue par de nombreux économistes, deDavid Ricardo à Milton Friedman en pas-sant par Jacques Rueff, ce qui importe, c’estla quantité de monnaie. Cette approche cor-

respond aux thèses de la Currency Schoolqui aboutissent à la réforme monétaire de1844 en Grande-Bretagne (Bank Charter Actou Peel’s Act). Celle-ci limite la création demonnaie en subordonnant toute émissionsupplémentaire de billets à une couvertureen or à 100 %. Dans cette approche quanti-tativiste, il faut soit imposer une contraintemétallique stricte grâce à l’étalon-or(J.  Rueff), soit imposer une règle intan-gible à la banque centrale en matière decréation monétaire (c’est la fameuse « règledes  k % » de M. Friedman). En se fondantsur le mécanisme du multiplicateur de cré-dit, les tenants de la théorie de la monnaieexogène considèrent qu’il suffit de contrô-ler la quantité de monnaie centrale pourcontrôler l’ensemble de la création de mon-naie par le système bancaire.

À l’inverse, les conceptions de la monnaie endogène considèrent que ce qui est pre-mier est le crédit accordé par les banques aux entreprises qui souhaitent financer leur production. Dans ses travaux postérieurs à la Théorie générale, Keynes intègre cet aspect à travers le « motif de finance » dans l’analyse de la demande de monnaie. C’est grâce à l’impulsion que constitue la création de monnaie que les entreprises vont pouvoir produire et distribuer des revenus, qui vont alimenter une demande adressée à l’éco-nomie (débouchés pour la production). Au total, les entreprises, à partir des produits de la vente, vont pouvoir rembourser le cré-dit initial. Il s’agit d’une analyse en termes de flux : la monnaie est considérée comme une dette et la dynamique de l’économie est assurée par la succession des opérations de création et de destruction de monnaie. Cette approche est déjà formulée par la Banking School au XIXe siècle. Les auteurs de ce cou-rant, notamment Thomas Tooke, considèrent que l’inflation a des causes réelles plutôt que monétaires et mettent en avant la « loi du reflux » en vertu de laquelle toute mon-naie créée (et injectée dans le circuit écono-mique) finit par revenir dans les banques au moment du remboursement. Ce qui importe

[1] Friedman M. (1993),La Monnaie et sespièges, Paris, Dunod.

[2] La formule et le dessinfont référence à lapolitique de quantitativeeasing conduite par labanque centrale desÉtats-Unis en réactionà la crise financièremondiale de la findes années 2000.

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LA MONNAIE DANS LES THÉORIES ÉCONOMIQUES81

donc, c’est la qualité de la monnaie (plutôt que sa quantité), c’est-à-dire la solvabilité des agents auxquels les banques accordent des crédits. De plus, on considère que les banques commencent par accorder des cré-dits et se préoccupent ensuite d’assurer leur liquidité en se procurant la monnaie banque centrale nécessaire aux règlements interbancaires. La création de monnaie doit être pensée en termes de diviseur de crédit3. La conception endogène de la monnaie est défendue par les post-keynésiens (N. Kaldor,J. Robinson, M. Lavoie, H. Minsky, etc.), les

« circuitistes » français (A. Parguez, F. Pou-lon, etc.), les régulationnistes (M. Aglietta,R. Boyer, etc.) et les conventionnalistes (A.Orléan, etc.).

La neutralité de la monnaieet la théorie quantitativeLes versions successives

Une longue tradition de l’analyse économiqueconsidère que la monnaie est neutre. Les for-

MULMULTIPLICATIPLICATEUR DE CRÉDITTEUR DE CRÉDITET DIVISEUR DE CRÉDITET DIVISEUR DE CRÉDITLL’appr’approche en toche en termes deermes de multiplicmultiplicatateureurde crde créditédit esest ct cellelle qui, dit-on, a ce qui, dit-on, a convonvaincuaincu

lles banquieres banquiers qu’ils crs qu’ils créaient bien de laéaient bien de la

monnaie. Dans cmonnaie. Dans cettette appre approche, on supposeoche, on suppose

que lque les banquieres banquiers disposent de rs disposent de réservéserveses

eexxccédentédentairaires, en monnaie banque ces, en monnaie banque centrentralale,e,

c’esc’est-à-dirt-à-dire d’une quantite d’une quantité de monnaieé de monnaie

ccentrentralale ee exxccesessivsive par re par rapport à capport à ce qui ese qui estt

nécnécesessairsaire pour fe pour fairaire fe facace aux re aux retretraits desaits des

clients et aux rclients et aux règlèglements intements interbancerbancairaires.es.

On montrOn montre ale alorors que ls que l’octr’octroi d’un proi d’un prêtêt

ccorrorrespondant à cespondant à cettette re réservéserve ee exxccédentédentairairee

vva décla déclencher un effencher un effet en chaîne au sein duet en chaîne au sein du

syssysttème bancème bancairaire, de te, de tellelle sorte sorte que, en fine que, en fin

de cde comptompte, la quantite, la quantité té tototalale de monnaiee de monnaie

crcréée eséée est un multiplt un multiple du cre du crédit initial. Leédit initial. Le

multiplicmultiplicatateur eseur est égal à lt égal à l’inv’invererse du tse du tauxaux

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disposer en permanencdisposer en permanence d’une quantite d’une quantitéé

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ll’e’exisxisttencence d’ave d’avoiroirs en monnaie banques en monnaie banque

ccentrentralale (base monéte (base monétairaire) ese) est une ct une conditionondition

nécnécesessairsaire pour que le pour que les banques de seces banques de secondond

rrang crang créent de la monnaie. La banque céent de la monnaie. La banque centrentralalee

a donc dans ca donc dans ce ce cas la maîtrise de la cras la maîtrise de la créationéation

monétmonétairaire, puisqu’elle, puisqu’elle décide de la cre décide de la créationéation

de la base monétde la base monétairaire.e.

Dans lDans l’appr’approche en toche en termes de diviseur deermes de diviseur de

crcrédit, on cédit, on considèronsidère que la banque ce que la banque commencommencee

par acpar acccororder des crder des crédits en sélédits en sélectionnantectionnant

des clients soldes clients solvvablables. Ce fes. Ce faisant, ellaisant, elle cre crée deée de

la monnaie de banque sans se prla monnaie de banque sans se préocéoccupercuper

de disponibilitde disponibilités prés préalabléalables en monnaiees en monnaie

ccentrentralale. Ce n’ese. Ce n’est que dans un sect que dans un second tond tempsemps

qu’ellqu’elle chere cherche, sche, s’il y a lieu, à se pr’il y a lieu, à se procurocurerer

lles liquidites liquidités qui lui sont nécés qui lui sont nécesessairsaires.es.

Dans cDans cettette sece seconde ronde repreprésentésentation de laation de la

crcréation monétéation monétairaire par le par les banques, laes banques, la

banque cbanque centrentralale n’a pas la maîtrise de lae n’a pas la maîtrise de la

crcréation monétéation monétairaire. En effe. En effet, let, lororsque lsque leses

banques manquent de liquiditbanques manquent de liquidité et qu’ellé et qu’elleses

ne parviennent pas à se la prne parviennent pas à se la procurocurer sur ler sur lee

marmarché intché interbancerbancairaire, la banque ce, la banque centrentralale ese estt

placplacée deée devvant lant le fe fait acait acccompli. La monnaieompli. La monnaie

de banque a déjà étde banque a déjà été cré créée. Refuser deéée. Refuser de

ffournir des liquiditournir des liquidités cés conduironduirait à un risqueait à un risque

d’illiquiditd’illiquidité pour une banque particulièré pour une banque particulière,e,

vvoiroire pour le pour le syse systtème bancème bancairaire dans sone dans son

ensemblensemble. Dans ce. Dans cettette appre approche, coche, ce qui ese qui estt

prpremier esemier est lt l’octr’octroi de croi de crédit par lédit par les banqueses banques

de secde second rond rang, donc la cang, donc la controntraintainte de liquidite de liquiditéé

qui pèse sur cqui pèse sur ces banques eses banques est une ct une controntraintaintee

souplsouple. Récipre. Réciproquement, coquement, comme lomme le montre montree

ll’e’expériencxpérience re récécentente de la politique monéte de la politique monétairaire,e,

si la banque csi la banque centrentralale fe fournit en abondancournit en abondance dese des

liquiditliquidités aux banques de secés aux banques de second rond rang, cang, cela neela ne

gargarantit pas que cantit pas que ces dernières dernières ves vont acont acccororderder

des crdes crédits aux agents non bancédits aux agents non bancairaires.es.

Alain BeitAlain Beitoneone

ZOOM

[3] Le Bourva J. (1962),« Création de monnaieet diviseur de crédit »,

Revue économique,vol. 13, no 1.

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82Problèmes économiques FÉVRIER 2015

mules ne manquent pas depuis la métaphorede la « monnaie-voile » jusqu’à l’affirmationselon laquelle « les produits s’échangentcontre des produits ». La monnaie, dans cetteperspective, ne change rien de fondamentalà l’économie ou, pour le dire autrement, iln’y a pas de différence de nature entre uneéconomie monétaire et une économie de troc.Les variations de la quantité de monnaieaffectent les prix nominaux, mais pas les prixrelatifs et par conséquent ne changent rienaux choix des agents (consommateurs ou pro-ducteurs). La monnaie facilite les échanges,mais elle n’affecte pas les grandeurs réellesde l’économie. On dit qu’il y a dichotomieentre la sphère monétaire et la sphère réelle.Cette conception dichotomiste conduit à laformulation de la théorie quantitative de lamonnaie que l’on peut faire remonter à Jean

Bodin (Réponse au paradoxe de Monsieur deMalestroit, 1568) et qui a été reformulée parIrving Fisher au début du XXe siècle. Dans laversion la plus simple, on peut écrire :

M.V = P.T

où M est la quantité de monnaie en circula-tion ; V, la vitesse de circulation de la mon-naie ; P, le niveau général des prix, et T, levolume des transactions. Cette égalité estnécessairement toujours vraie. Elle n’a doncaucune portée explicative. Elle ne devientexplicative que sous plusieurs hypothèses :

– la vitesse de circulation est stable ;

– il y a dichotomie (c’est-à-dire que lesvariables monétaires M, V et P n’ont pasd’effet sur T) ;

– la causalité va de M vers P (et non l’inverse).

MONNAIE ENDOGÈNE ETMONNAIE ENDOGÈNE ETHYPOHYPOTHÈSE D’INSTHÈSE D’INSTTABILITÉABILITÉFINANCIÈREFINANCIÈREC’esC’est à partir de la ct à partir de la conconception endogène deeption endogène dela monnaie que Hyman Minsky a fla monnaie que Hyman Minsky a formulormulé soné son«« hypothèse d’inshypothèse d’insttabilitabilité financièré financièree ».».En effEn effet, si la cret, si la création de monnaie réation de monnaie résultésulteed’une demande de crd’une demande de crédit des agentsédit des agentsécéconomiques et d’une offronomiques et d’une offre de cre de crédit desédit desbanques, il importbanques, il importe de se de s’int’interrerroger sur loger sur leeccomportomportement des uns et des autrement des uns et des autres.es.Minsky montrMinsky montre que tre que trois types de financois types de financementementsont csont conconceevvablableses : l: le finance financement prudentement prudentesest lt le finance financement où lement où les flux de res flux de reevvenu deenu dell’emprunt’emprunteur peuveur peuvent rent rembourembourser lser le principale principalet let l’int’intérérêt de la dettêt de la dettee ; l; le finance financementementspéculatif esspéculatif est lt le finance financement où lement où le flux dee flux derreevvenu de lenu de l’emprunt’emprunteur peut reur peut rembourembourserserll’int’intérérêt mais pas lêt mais pas le principal (le principal (l’emprunt’emprunteureurdoit aldoit alorors ss s’endett’endetter à nouver à nouveau à leau à l’échéanc’échéanceepour rpour rembourembourser sa dettser sa dette)e) ; enfin l; enfin leefinancfinancement Pement Ponzi esonzi est un financt un financementementoù loù les flux de res flux de reevvenus ne permettenus ne permettent deent de

rrembourembourser ni lser ni le principal ni la dette principal ni la dette. Le. L’anal’analyseysede Minsky cde Minsky conduit à démontronduit à démontrerer, à partir du, à partir ducconconcept de «ept de « parparadoadoxxe de la tre de la tranquillitanquillitéé », que», quedans une situation d’endettdans une situation d’endettement prudentement prudentavavec de fec de faiblaibles tes taux d’intaux d’intérérêt, cêt, certertains agentsains agentsau prau profil plus risqué vofil plus risqué vont empruntont emprunter pourer pourbénéficier de cbénéficier de ces tes taux faux faiblaibles. Les banqueses. Les banquesvvont acont accceptepter de ler de leur preur prêtêter pour bénéficierer pour bénéficierde rde rendements un peu plus élendements un peu plus éleevvés. Au tés. Au tototal,al,lle te taux moaux moyyen d’endetten d’endettement augmentement augmente ete etavavec lui lec lui le nive niveau de risque. Au bout d’uneau de risque. Au bout d’unccertertain tain temps, lemps, les nives niveaux d’endetteaux d’endettementementet de risque sont deet de risque sont devvenus trenus trop fop forts, lorts, lesesbanques cbanques controntractactent lent leureurs crs crédits. Certédits. Certainsainsagents fagents font défont défaut paraut parcce qu’ils ne peuve qu’ils ne peuvent pasent passe rse réendettéendetter pour rer pour rembourembourser lser les cres créditséditsantantérieurérieurs. La période de boom mars. La période de boom marquéequéepar la hauspar la hausse du prix des actifs sse du prix des actifs s’int’interrerrompt,ompt,ccertertains agents vains agents vendent lendent leureurs actifs pours actifs pourse désendettse désendetter (c’eser (c’est lt le «e « moment Minskymoment Minsky »),»),ils prils précipitécipitent la baisent la baisse des prix, cse des prix, ce qui aggre qui aggravaveela situation, etla situation, etc.c.

LL’anal’analyse de Minsky met donc en éyse de Minsky met donc en évidencvidenceell’ins’insttabilitabilité endogène des écé endogène des économies deonomies demarmarché et lché et le lien entre lien entre mare marché, financché, financementement

et spéculationet spéculation..

Alain BeitAlain Beitoneone

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LA MONNAIE DANS LES THÉORIES ÉCONOMIQUES83

Dans ces conditions (et dans ces conditionsseulement), tout accroissement de M plusrapide que l’accroissement de T conduit àune hausse des prix.

Comme l’a fait remarquer le grand histo-rien de la pensée économique Mark Blaug,il existe un lien nécessaire entre la loi desdébouchés de Jean-Baptiste Say et la théo-rie quantitative de la monnaie. Si les agentssont rationnels et si la monnaie ne peut pasperturber leurs décisions, alors le systèmedes prix relatifs déterminé par les marchésconduit à ce que tous les marchés soientsimultanément en équilibre : il ne peut pas yavoir de surproduction générale et durable.On peut donc aussi faire un rapprochementavec l’analyse walrasienne relative à l’équi-libre général des marchés qui repose sur unereprésentation des échanges marchands danslaquelle la monnaie n’a aucune place : il suf-fit qu’un bien quelconque soit choisi commeunité de compte afin de faciliter les échanges.

Au début des années 1960, J. Le Bourva pen-sait que cette approche quantitativiste avaitdéfinitivement perdu la partie dans les débatsdes économistes à propos de la monnaie. Surce point, il se trompait. On a assisté à un pre-mier retour en force de la théorie quantitativeavec les analyses de M. Friedman. Pour l’éco-nomiste de Chicago, « l’inflation est toujourset partout un phénomène monétaire ». Lahausse de la quantité de monnaie peut avoirun effet réel à court terme, mais pas à longterme. En effet, les agents économiques ontdes anticipations adaptatives : à court terme,les variations nominales de prix et de revenupeuvent les conduire à modifier leurs com-portements (effets réels), mais à long terme,ils vont constater qu’ils se sont trompés etils vont corriger leurs choix en fonction desgrandeurs réelles de l’économie (et non plusdes grandeurs nominales). La monnaie estdonc active à court terme et neutre à longterme. Cette position est encore aujourd’huicelle de nombreux macroéconomistes.

La défense de la neutralité de la monnaieest radicalisée par les tenants de la théorie

des anticipations rationnelles. Pour eux, lesagents sont capables en permanence de trai-ter au mieux toute l’information disponiblesur la base du modèle économique pertinent.Ils ne sont donc jamais victimes d’illusionmonétaire et prennent leurs décisions enfonction des grandeurs réelles de l’économie.La monnaie est neutre à court et à long termes(on dit parfois qu’elle est « superneutre »).

Neutralité monétaire et monnaieendogène : deux posturesincompatibles

L’idée de neutralité de la monnaie est évi-demment incompatible avec les théories quimettent l’accent sur son caractère endogène.Si la monnaie est une dette qui permet de s’ac-quitter de toutes les dettes, c’est parce qu’elleest créée en réponse à une demande de créditdes agents économiques. On ne saurait sépa-rer une sphère réelle et une sphère monétaire.Schumpeter le soulignait avec force, l’analysemonétaire s’oppose radicalement à une ana-lyse « réelle », car la prise en compte de lamonnaie interdit de rendre compte de l’écono-mie avec un modèle de troc. Les auteurs qui,comme Marx et Keynes, rejettent la loi de Say,rejettent donc aussi toute idée de neutralitéde la monnaie. Les économistes autrichiensadoptent sur ce point une position similaire.Von Mises qualifie d’hérésie la théorie quanti-tative de la monnaie. Hayek, quant à lui, parled’effet Cantillon pour indiquer que toute aug-mentation de la quantité de monnaie se tra-duit par une modification de la structure desprix relatifs, ce qui modifie les décisions desagents. Hayek, comme Gunnar Myrdal, s’ap-puie sur les analyses de Knut Wicksell pourqui l’écart entre le taux monétaire de l’intérêtet le taux d’intérêt naturel déclenche des effetscumulatifs qui peuvent conduire à une modifi-cation de la longueur du détour de productionet à de l’inflation (lorsque le taux monétaireest inférieur au taux naturel) ou à du chômage(lorsque le taux monétaire est supérieur autaux naturel). Les variables monétaires ontdonc, pour les économistes suédois comme

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pour les économistes autrichiens, des effetsréels : la monnaie n’est pas neutre. On le voit,le clivage entre les économistes libéraux et lesautres n’est pas pertinent à propos du quan-titativisme et de la neutralité de la monnaie.

Monnaie, marché et institutionsPour comprendre la nature de la monnaie etson rôle dans le système économique, il fautpartir de la compréhension de ce qu’est une

économie marchande. C’est ce que souligneM. Aglietta : « Concevoir la monnaie commele médiateur de la socialisation des sujetséconomiques, c’est affirmer que l’analysede la monnaie et celle de l’économie mar-chande sont un seul et même problème. Onest aux antipodes des théories naturalistesde l’économie qui ne voient dans la monnaiequ’un intermédiaire technique commode deséchanges, ou même une marchandise particu-lière. » (Aglietta, 1988, p. 98).

LLA THÉORIE QUA THÉORIE QUANTITANTITAATIVETIVEÀ LÀ L’ÉPREUVE DE L’ÉPREUVE DE L’HIS’HISTTOIREOIRELa théorie quantitLa théorie quantitativative de la monnaie disposee de la monnaie disposede solides fde solides fondements acondements académiques, maisadémiques, maisellelle ese est det devvenue ausenue aussi une sortsi une sorte de poncif,e de poncif,de discde discourours du sens cs du sens commun, qui commun, qui conduit àonduit àpenser que tpenser que toutoute augmente augmentation de la quantitation de la quantitééde monnaie prde monnaie proovvoque de loque de l’inflation.’inflation.

PPourtourtant, quelques épisodes hisant, quelques épisodes histtoriquesoriquesmarmarquants cquants conduisent à ronduisent à relativiserelativiserffortortement cement cettette idée re idée reçue. Le preçue. Le premieremieresest lt l’hyperinflation all’hyperinflation allemande des annéesemande des années1920. Le tr1920. Le travavail fail fondatondateur d’eur d’Albert AftAlbert Aftalionalion((Monnaie, prix et changeMonnaie, prix et change, 1927) montr, 1927) montrait déjàait déjàsur la base d’un solide apparsur la base d’un solide appareil seil sttatisatistiquetiqueque lque l’augment’augmentation de la quantitation de la quantité de monnaieé de monnaieététait cait consécutivonsécutive à la hause à la hausse des prix et nonse des prix et nonll’inv’invererse. C’esse. C’est la déprt la dépréciation du mark quiéciation du mark quiprproduit de loduit de l’inflation import’inflation importée. Le mouvée. Le mouvementementesest amplifié par lt amplifié par les anticipations des agentses anticipations des agentsécéconomiques, conomiques, conduisant à londuisant à l’augment’augmentation deation dela masla masse monétse monétairaire. Le. L’anal’analyse pryse proposée paroposée parA. OrlA. Orléan et M. Agliettéan et M. Aglietta met la met l’ac’acccent sur lent sur le fe faitaitque lque l’inflation doit êtr’inflation doit être ce comprise en liaisonomprise en liaisonavavec la cec la conflictualitonflictualité socialé sociale gle globalobale. C’ese. C’est lt leeccontonteextxte inte international (la quesernational (la question du trtion du traitaitééde Vde Verersaillsailles et des res et des réparéparations) et lations) et le ce contonteextxteeintintérieur (écrérieur (écrasement de la rasement de la réévvolutionolutionspartspartakisakistte, agite, agitation d’eation d’extrxtrême drême droitoite, gre, grèèvvesesinsurrinsurrectionnellectionnelles, attes, attententats politiques) quiats politiques) quisape la lsape la légitimitégitimité de la ré de la république de Wépublique de Weimareimar..Si la monnaie esSi la monnaie est une inst une institution qui etitution qui exxororcisecisela violla violencence sociale sociale, la perte, la perte de la ve de la valaleur de laeur de la

monnaie (lmonnaie (l’inflation) es’inflation) est la manift la manifesesttation deation dela crise de lla crise de l’ins’institution monéttitution monétairaire. La fe. La faiblaibleellégitimitégitimité du pouvé du pouvoir politique coir politique conduit àonduit àdes difficultdes difficultés crés croisoissantsantes de ces de collollectecte dee dell’impôt. La fuit’impôt. La fuite en ave en avant dans lant dans l’inflation’inflationesest la manift la manifesesttation d’une pration d’une profofonde criseonde crisedu lien social.du lien social.

Le secLe second eond exxemplemple, c’ese, c’est la situation det la situation dell’éc’économie mondialonomie mondiale depuis 2008. En effe depuis 2008. En effet,et,lles banques ces banques centrentralales, surtes, surtout dans lout dans les payses paysindusindustrialisés, ont trtrialisés, ont très fès fortortement acement accru lacru lattaillaille de le de leur bilan. Afin d’éeur bilan. Afin d’évitviter une crise deer une crise deliquiditliquidité et de souté et de soutenir lenir l’activit’activité écé économique,onomique,ellelles ont monétisé des cres ont monétisé des créancéances (qui sees (qui serretretrouvouvent à lent à l’actif de l’actif de leur bilan) et émis eneur bilan) et émis enccontrontrepartie de la monnaie cepartie de la monnaie centrentralale (qui see (qui setrtrouvouve au pase au passif de lsif de leur bilan). Elleur bilan). Elles ont, ces ont, ceeffaisant, raisant, refinancefinancé pré pratiquement sans limitatiquement sans limitationationlles banques de seces banques de second rond rang et à des tang et à des tauxauxd’intd’intérérêt prêt pratiquement nuls. Patiquement nuls. Pour autour autant, cant, cettetteecrcréation abondantéation abondante de monnaie n’a pas ce de monnaie n’a pas conduitonduità là l’inflation. Bien au c’inflation. Bien au controntrairaire, dans la zonee, dans la zoneeureuro, c’eso, c’est la déflation qui menact la déflation qui menace. Il n’y ae. Il n’y adonc pas de rdonc pas de relation mécelation mécanique entranique entre quantite quantitééde monnaie et inflation. Lde monnaie et inflation. L’e’explicxplication esation est ast assezsezsimplsimplee : l: l’e’exisxisttencence de re de réservéserves ees exxccédentédentairairesesen monnaie banque cen monnaie banque centrentralale ne suffit pas àe ne suffit pas àcconvonvaincraincre le les banques d’aces banques d’acccororder des crder des créditséditsllororsque lsque leureurs anticipations de crs anticipations de croisoissancsance sonte sontpespessimissimisttes et les et lororsqu’ellsqu’elles pensent que les pensent que l’octr’octroioide crde crédit serédit serait trait trop risqué. Réciprop risqué. Réciproquement,oquement,lles ménages et les ménages et les entres entreprises ne solliciteprises ne sollicitententpas de crpas de crédit lédit lororsqu’ils pensent que lasqu’ils pensent que lademande vdemande va ca continuer à sontinuer à sttagner et queagner et que

lele cchômaghômage ve va ra resestter éler éleevvé.é.

Alain BeitAlain Beitoneone

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LA MONNAIE DANS LES THÉORIES ÉCONOMIQUES85

Une économie marchande est en effet uneéconomie dans laquelle des producteursdécident indépendamment les uns des autresde l’usage qu’ils vont faire des ressourcesproductives. Dans le langage de Marx, on peutdire que des producteurs privés décident del’allocation du travail social. Rien ne garan-tit a priori que cet usage du travail socialsoit conforme aux attentes de la société.Bien sûr, si le producteur produit pour sonpropre usage, cela n’a aucune importance,mais s’il produit pour vendre sur le marché,la question de la validation sociale des tra-vaux privés se pose. On est en présence d’unproblème de coordination : il s’agit de rendrecohérentes entre elles des décisions qui nele sont pas nécessairement ex ante. C’est iciqu’intervient la monnaie : elle est une insti-tution qui permet de surmonter l’oppositionentre le privé et le social : un instrument devalidation sociale des travaux privés. PourM. Aglietta, « la monnaie est un rapport glo-bal entre des centres de décision économiqueset la collectivité qu’ils forment grâce auquelles échanges entre ces agents acquièrentune cohérence4 ». Lorsqu’un producteur indi-viduel (qui peut être une firme de grande taille)présente sa production sur le marché (c’est lestade de la réalisation dans le vocabulaire deMarx), il se confronte, à travers la monnaie,à une procédure de validation. Réciproque-ment, la monnaie qu’il reçoit en paiement, sisa production est validée, constitue un droitsur l’ensemble de la production sociale. Selonla judicieuse formule de G. Simmel, la mon-naie est « une lettre de change sur laquellele nom de l’intéressé n’est pas porté ». Autre-ment dit, la monnaie est une créance d’unmontant déterminé sur l’ensemble des bienset services qui résultent de l’utilisation dutravail social. La monnaie permet notammentde rendre commensurables des biens et desservices singuliers : elle permet d’en mesurerla valeur à travers les prix. Un débat subsistesur ce point. Pour Marx et pour les classiques,la monnaie ne joue ce rôle que parce que lamonnaie a, directement ou indirectement, unevaleur travail et qu’elle permet ainsi d’éva-

luer le temps de travail dépensé pour pro-duire les marchandises. Pour les Autrichiens,la valeur est subjective et la monnaie permetde surmonter et de mettre en relation lespréférences subjectives des agents. Pour lesauteurs conventionnalistes, comme A. Orléan,il n’y a pas de valeur intrinsèque des mar-chandises ; la valeur, comme la monnaie, sontdes conventions sociales. Mais le point com-mun de toutes ces analyses est bien que lamonnaie est une institution indispensable àla coordination des décisions des agents dansune économie de marché décentralisée.

Monnaie, crédit et productionCette analyse de la monnaie comme institu-tion, lien social et procédure de coordinationpermet de comprendre le lien entre mon-naie, crédit et production. Mais il faut pourcela produire une analyse en termes de cir-cuit monétaire de production, qui est, selonB. Schmitt, commune à Marx, à Keynes et auxAutrichiens : la monnaie et la productionsont nécessairement articulées. Ce sont lesbanques et les crédits qu’elles accordent quiconstituent le premier temps (et l’impulsion)du circuit. Un entrepreneur s’endette néces-sairement, comme le soulignait Schumpeter.La monnaie est donc une dette (de l’emprun-teur) et une créance (de la banque). En déci-dant d’octroyer le crédit, la banque valide paranticipation la production que l’entrepreneurse propose de réaliser. Elle fait l’hypothèse,après évaluation du projet de l’entrepreneuret des risques qu’il comporte, que les moyensde production ainsi financés conduiront àune production qui sera validée par le mar-ché (c’est le « pari bancaire »). Si les choses sepassent comme prévu, à l’issue du cycle deproduction, l’entrepreneur est en mesure derembourser sa dette, qui disparaît en mêmetemps que la créance correspondante et lamonnaie est détruite. Dans cette perspective,les banques ne sont pas de simples intermé-diaires ; elles jouent un rôle décisif dans lasélection des projets productifs qui serontmis en œuvre. Elles exercent ainsi la fonc-

[4] Aglietta M. (1986),La Fin des devises clés,

Paris, La Découverte,Coll. « Agalma », p. 17.

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86Problèmes économiques FÉVRIER 2015

tion essentielle de création de monnaie sanslaquelle la croissance économique est impos-sible. Comme le soulignait Evsey Domar,la croissance ne dépend pas du niveau del’investissement mais de l’augmentation del’investissement : la simple mobilisation del’épargne préalable ne permet, au mieux, quede maintenir le niveau de la production. Il n’ya croissance que si, ex ante, du fait de la créa-tion monétaire des banques, l’investissementest supérieur à l’épargne. On ne peut séparer

la création monétaire et la dynamique de laproduction.

La crise de 2008 et ses conséquences durablesen termes de croissance rappellent le rôledécisif de la monnaie et du crédit dans ladynamique économique : la compréhensiondes phénomènes monétaires est indispen-sable à la régulation de l’économie.

AGLIETTA M. (1988), « L’ambivalence de l’argent »,Revue française d’économie, no 3.

AGLIETTA M. et ORLÉAN A.(2002), La Monnaie entreviolence et confiance, Paris,Odile Jacob.

COUPPEY-SOUBEYRAN J.(2012), Monnaie, banques,finance, Paris, PUF,coll. « Licence », 2e éd.

DELAPLACE M. (2013), Monnaie et financementde l’économie, Paris, Dunod,4e éd.

LAVIGNE M. et POLLIN J.-P.(1997), Les Théoriesde la monnaie, Paris, LaDécouverte, coll. « Repères ».

MINSKY H. (2013), L’Hypothèse d’instabilitéfinancière, Montreuil-sur-Brèche, Diaphane.

MISHKIN F. (2014), Monnaie,banque et marchés financiers,Paris, Pearson, 10e éd.

PLIHON D. (2013), La Monnaieet ses mécanismes, Paris,La Découverte, coll.« Repères », 6e éd.

TUTIN CH. (2014),Les Grands Textes de lapensée monétaire, Paris,Flammarion, coll. « Champs ».

POUR EN SAVOIR PLUS

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L’ENTREPRISE DANS LA THÉORIE ÉCONOMIQUE87

L’entreprise n’a occupé, jusqu’aux années 1970, qu’une place très marginale dans la tradition dominante des enseignements économiques. Qu’il s’agisse de la théorie de l’équilibre général, des théories des marchés ou de la plus grande partie de l’économie industrielle, la firme est réduite à peu de choses : une « firme point », c’est-à-dire assi-milée à un agent individuel, sans prise en considération de son organisation interne, et une « firme automate » qui, supposée parfai-tement rationnelle comme tout agent écono-mique, ne fait que transformer, de manière efficiente, des facteurs de production en produits et s’adapter mécaniquement à des contraintes techniques et des environne-ments donnés. Cette vision de la firme se comprend relativement à ce qu’a été pen-dant longtemps l’objet central de la micro-économie : l’étude des marchés et des méca-

nismes de prix. Pour trouver des analyses s’intéressant à la firme en tant que telle, il fallait considérer des travaux en marge de la théorie économique standard.

En marge de la théorie économiquestandard : trois approches de la firmeBerle et Means : la « révolutionmanagériale »

Une première analyse majeure de l’entre-prise se trouve chez Adolf Berle et GardinerMeans. Leur ouvrage publié en 1932, L’Entre-prise moderne et la propriété privée2, pointde départ de ce que l’on a appelé la « révolu-tion managériale », a eu une influence consi-dérable. La thèse centrale qui a été retenuedu livre est que le développement de lagrande société par actions et la dispersionde la propriété entre un grand nombre d’ac-tionnaires tend à entraîner la séparation de

L’entreprise dans la théorie économique1

Agent économique central, l’entreprise a paradoxalement longtemps été réduite dans la théorie économique à un agent individuel maximisant mécaniquement son profit. Avant une époque récente, seules des analyses en marge de l’approche dominante se sont intéressées à son organisation, sa « gouvernance » ou ses fonctions. Après un rappel de ces travaux fondateurs, Olivier Weinstein fait le point sur les théories récentes de l’entreprise. Si une nouvelle analyse dominante s’est construite autour de la conception de la firme comme « nœud de contrats », des approches alternatives telles que la firme comme « système de compétences » se sont développées en parallèle.

Problèmes économiques

[1] Ce texte développeet actualise l’article :

« Comment lathéorie économiquetente d’apprivoiser

l’entreprise »,Alternatives

économiques, hors-série no 43, 1er trimestre

2000. Il a été publiédans Cahiers françaisno 345, Découverte del’économie. Concepts,

mécanismes et théorieséconomiques, Paris,

La Documentationfrançaise, juillet-

août 2008.

[2] Berle A. A. etMeans G. C. (1932),

The Modern Corporationand Private Property, New York, Macmillan.

 OLIVIER WEINSTEIN

Professeur émérite à l’université Paris-XIII

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88Problèmes économiques FÉVRIER 2015

la propriété et du contrôle de l’entreprise ;le pouvoir de décision passe alors desactionnaires aux « managers ». C’est à par-tir de là que va être posée la question cen-trale de la « gouvernance d’entreprise », quiest revenue sur le devant de la scène depuisune vingtaine d’années. Indépendammentde cette thèse, l’ouvrage de Berle et Meansest important parce qu’il offre un modede théorisation de l’entreprise marqué partrois traits :

– les caractéristiques, le fonctionnement etle comportement de la firme se comprennenten considérant les rapports entre différentsgroupes, aux intérêts propres : les action-naires et les managers, mais également lessalariés et les fournisseurs de crédits ;

– une question centrale est celle de savoir quicontrôle l’entreprise ;

– le cadre institutionnel, en l’occurrence lesystème de la société par actions et la consti-tution de marchés financiers, joue un rôleessentiel dans la structuration de la firme.

Cyert et March : l’approche« béhavioriste » de la firme

L’ouvrage de Richard Cyert et James Marchde 1963, A Behavioural Theory of the Firm3, qui ouvre la voie à la théorie dite « béha-vioriste », constitue une deuxième étapeessentielle dans l’histoire des théories dela firme. C’est là que s’affirme la visionde l’entreprise comme une organisationcomplexe, constituée de groupes aux inté-rêts divers, dans des rapports simultanésde conflits et de coopération. L’analyse deCyert et March ajoute à cela un autre aspectessentiel qui sera repris et développé parles évolutionnistes : la firme est le lieu d’ap-prentissages collectifs. Ainsi apparaissentles deux dimensions clés autour desquellesvont se construire les théories actuelles dela firme : d’un côté l’analyse des modes degestion des conflits d’intérêts, de l’autre lesconditions de constitution d’une capacitécollective à produire.

L’approche de Chandler

Il faut enfin évoquer les travaux d’Alfred D.Chandler, le grand historien américain del’entreprise. Dans trois ouvrages majeurs4, iloffre des matériaux et des réflexions essen-tielles qui ont eu une influence notable surla théorisation de la firme. Tout d’abord,une caractérisation de l’entreprise modernecomme institution complexe, fondée sur unsystème de coordination administrative denature hiérarchique, ce qui rejoint l’ana-lyse de Coase que nous allons voir plus loin.Ensuite, une analyse des liens entre les chan-gements dans la technologie et la concurrenceet les transformations de l’entreprise. Enfin,il met en évidence l’importance des formesde propriété et de contrôle et des conditionsde coopération entre agents pour expliquer ladiversité nationale des formes d’entrepriseset des formes de capitalisme.

La nouvelle orthodoxie : la firmecomme « nœud de contrats »Firme et coûts de transaction

Les analyses précédentes se situent en dehors du noyau central de l’enseignement économique. Elles sont sur bien des points en opposition avec l’orthodoxie néoclas-sique. À partir des années 1970, la théorie économique de la firme va être profondé-ment renouvelée, sur une autre base : la redécouverte d’un article de Ronald Coase de 1937, qui n’avait connu jusque-là que peu d’audience5. Coase soulève la question de « la nature de la firme » : qu’est-ce qu’une firme,et pourquoi les firmes existent-elles ? Coase propose un type de réponse qui reste, dans sa forme générale, couramment admise : la firme constitue un mode de coordination économique alternatif au marché. Alors que sur le marché la coordination des compor-tements des individus se fait par le système de prix, la firme se caractérise par une coor-

[3] Cyert R. M. etMarch J. G. (1992) [1963],A Behavioural Theoryof the Firm, Oxford,Wiley-Blackwell.

[4] Chandler A. D. (1972),Stratégies et structuresde l’entreprise, LesÉditions d’organisation.Chandler A. D. (1988), LaMain visible, Economica.Chandler A. D. (1990),Scale and Scope, Cambridge (Mass.),Harvard UniversityPress.

[5] Coase R. (1937), « TheNature of the Firm »,Economica, novembre.Traduction française :« La nature de lafirme », Revue françaised’économie no 2.

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dination administrative, par la hiérarchie.Il reste alors à se demander pourquoi le recours à une coordination administrative peut être nécessaire. La réponse de Coase est que la coordination par les prix entraîne des coûts, ignorés dans les analyses stan-dards du marché, ce que l’on appellera par la suite des coûts de transaction. Quand ces coûts sont supérieurs aux coûts d’organisa-tion interne, la coordination dans la firme s’impose. On trouve ainsi chez Coase deux thèses, qui seront fortement discutées par la suite : (1) firme et marché constituent deux modes de coordination profondément diffé-rents ; (2) ce qui caractérise fondamentale-ment la firme, c’est l’existence d’un pouvoir d’autorité ; la firme est en effet une organi-sation hiérarchique.

L’analyse de Coase constitue le pointde départ de la conception de la firmeaujourd’hui dominante chez les écono-mistes : la vision contractuelle. Dans cetteperspective, la firme s’analyse comme unsystème de relations contractuelles spéci-fiques entre agents. Au centre de ces analysesse trouvent les problèmes résultant de ladivergence des intérêts des parties, suppo-sées guidées par des motivations égoïstes,et des asymétries d’information : un agentpeut disposer d’informations que les autresn’ont pas, et en tirer un profit personnel, audétriment des autres6. Le problème est alorsde trouver le système contractuel le plus effi-cient, en fonction de différents paramètres,et en particulier de contraintes techniques etde la nature des informations détenues parles parties.

On peut identifier trois grandes variantes decette vision contractuelle : (1) la vision défen-due par ceux qui se situent dans un cadrenéoclassique renouvelé, incluant principale-ment la théorie de l’agence ; (2) la théoriedes coûts de transaction, développée princi-palement par O. Williamson ; (3) la théorie laplus récente, la théorie des contrats incom-plets, qui tente de reformuler la théorie descoûts de transaction.

Droits de propriété et théoriede l’agence

Les néoclassiques tentent de rendre comptedes problèmes de la firme sans remettreen question leur vision du monde et leurapproche de l’économie, c’est-à-dire unereprésentation fondée sur des comportementsindividuels supposés parfaitement ration-nels et, au moins pour les néoclassiques lesplus strictement libéraux, la démonstration,ou l’affirmation, qu’un système de relations« libres » entre agents conduit à l’optimumsocial. Cela a été fait en développant unethéorisation qui s’appuie sur deux corpsd’analyse complémentaires, les droits de pro-priété et la théorie de l’agence. La théorie desdroits de propriété est au cœur de l’approchenéoclassique des institutions. Son objet estde montrer comment les systèmes de droitsde propriété agissent sur les comportementsindividuels et sur l’efficience des systèmeséconomiques, en insistant sur les vertus desdroits de propriété privés. Dans ce cadre, lafirme est caractérisée par une structure par-ticulière de droits de propriété, définie parun ensemble de contrats. Un « bon » systèmede droits de propriété est celui qui permet deprofiter des avantages de la spécialisation,et du fait que les différents agents nedétiennent pas les mêmes informations etconnaissances, et qui assure un systèmeefficace d’incitation. Dans un article célèbre,Armen Alchian et Harold Demsetz (1972)7

tentent de démontrer sur ces bases que lafirme capitaliste « classique », l’entrepriseindividuelle, est la forme d’organisation laplus efficiente quand la technologie imposele « travail en équipe », c’est-à-dire quand leproduit résulte de la coopération de différentsagents, sans qu’il soit possible de mesurerla contribution individuelle de chacun.

La théorie de l’agence est aujourd’hui le cadred’analyse standard des questions d’organisa-tion dans les approches néoclassiques ; ellecomplète la théorie des droits de propriété.Elle repose sur la notion de relation d’agence,qui sert à formaliser les relations entre des

[6] Sur ce point, voir dansce même numéro l’article

d’Anne Corcos etFrançois Pannequin, p. 58.

[7] Alchian A. et Demsetz H.(1972), « Production,

Information Costs, andEconomic Organization »,

American EconomicReview vol. 62, décembre.

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individus aux intérêts différents, et à déter-miner des contrats incitatifs optimaux adap-tés aux situations les plus diverses. L’applica-tion de la théorie de l’agence à l’analyse de lafirme est marquée par l’article fondateur deMichael Jensen et William Meckling (1976)8. En approfondissant l’analyse des propriétésdes structures contractuelles de la firme, cecourant de pensée se propose de démontrerl’efficience des formes organisationnellescaractéristiques du capitalisme contem-porain, et en particulier de la société paractions. C’est dans le cadre de la théorie del’agence que se sont développées les analysesrécentes sur la « corporate governance » etles thèses qui soutiennent la supériorité dumodèle anglo-saxon pour lequel les managersdoivent défendre les intérêts des seuls action-naires (le modèle « shareholder »). Parallèle-ment, les théoriciens des droits de propriétése sont attachés à démontrer l’inefficience del’entreprise publique et de la firme autogérée.

Notons ici un aspect majeur de cette visionqui inspire des conceptions ultralibérales. Lafirme étant caractérisée comme un « nœudde contrats » entre les détenteurs des diffé-rents facteurs de production, les auteurs quenous venons de citer s’opposent à Coase surdeux points : (1) il n’y a dans la firme aucunerelation d’autorité, mais simplement desrapports contractuels libres ; (2) il n’y a pasd’opposition entre firme et marché : la firmen’est pas fondamentalement différente d’unmarché, elle est un « marché privé ». Cetteconception conduit à nier toute spécificitéà la relation d’emploi : le contrat de travailest censé être similaire à un contrat commer-cial9. Pour apprécier ce point de vue, il estutile de rappeler un point clé des analyses deMarx, que l’on retrouve en économie du tra-vail : le salarié de l’entreprise capitaliste nevend pas son travail, c’est-à-dire des presta-tions de service comme le fait un travailleurindépendant, il loue sa force de travail. Lafirme acquiert par contrat le droit d’utiliserà son gré les compétences du salarié, et de lediriger. Il y a bien ainsi entre l’employeur etl’employé une relation d’autorité, comme le

dit Coase en 1937, et comme l’a montré Simondans un article fondamental de 195110.

La théorie des coûts de transaction

La théorie de Williamson est compatible aveccette vision des choses et se situe directe-ment dans le prolongement de Coase11. Elledéveloppe l’analyse des coûts de transactionpour expliquer, en particulier, dans quels casla firme s’impose comme mode de coordina-tion, c’est-à-dire dans quel cas l’intégrationd’une activité dans la firme sera préférée aurecours au marché, l’extériorisation.

Williamson se distingue des approches néo-classiques que nous venons de voir, par seshypothèses sur le comportement des agentséconomiques, et sur les caractères des contrats.Il reprend la théorie de la rationalité limitéed’Herbert Simon : les agents ont des capa-cités cognitives limitées, ils ne peuvent pas,dans des environnements complexes, envisa-ger tous les événements possibles et calculerparfaitement les conséquences de leurs actes.En conséquence, les contrats seront, le plussouvent, des contrats incomplets, qui n’envi-sagent pas tous les événements possibles. Leproblème est alors de savoir ce qui va se pas-ser, après signature d’un contrat, en cas d’évé-nement imprévu. L’incomplétude des contratslaisse une marge de manœuvre aux parties, cequi va permettre les comportements opportu-nistes, la manipulation de l’information parles agents. C’est là que se situe, pour William-son, le problème essentiel : l’opportunisme,et la manière de s’en protéger, sont au centredes choix organisationnels. Ce problème sepose tout particulièrement quand, pour unetransaction, les agents doivent réaliser desinvestissements spécifiques, non réutilisablesen dehors de la transaction, qui les rendentdépendants l’un de l’autre. Chaque partiepeut alors craindre que l’autre s’approprie lebénéfice de la transaction, qu’il y ait « hold-up ». C’est essentiellement dans ce cas où unetransaction implique des investissements for-tement spécifiques que, selon la théorie descoûts de transaction, la coordination dans

[8] Jensen M. C. etMeckling W. H. (1976),« Theories of theFirm: ManagerialBehaviour, AgencyCosts, and OwnershipStructure », Journal ofFinancial Economics,vol. 3, no 4, octobre.Voiraussi : Jensen M. C.(1998), Foundations ofOrganizational Strategy, Cambridge (Mass.),Harvard UniversityPress.

[9] C’est le point de vuedéfendu par Alchian etDemsetz, et repris parJensen et Meckling.

[10] Simon H. A. (1951),« A Formal Theoryof the EmploymentRelationship »,Econometrica, vol. 19.

[11] Voir, par exemple :Williamson O. E.(1994), Les Institutionsde l’économie, InterÉditions.

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la firme sera préférée à la coordination parle marché. À la suite de R. Gibbons, on peutestimer que la théorie des coûts de transac-tion propose en fait deux théories de la firme :la théorie du « hold-up », et une « théorie del’adaptation ». Pour cette dernière, le proprede la firme, fondée sur un rapport d’autorité,est de donner à l’une des parties le pouvoir deprendre de manière discrétionnaire les déci-sions adaptées aux événements, et donc depermettre une adaptation de l’organisation,sans renégociation. Son avantage est d’ac-croître la capacité d’adaptation de l’organisa-tion à son environnement.

La firme, pour Williamson, est ainsi un sys-tème contractuel particulier, un « arrangementinstitutionnel » caractérisé par un principehiérarchique selon lequel c’est la directionde l’entreprise qui a le pouvoir de prendre lesdécisions en cas d’événement non prévu par lescontrats, et qui permet de limiter les risquesliés à l’opportunisme. La grande importancedonnée dans cette vision à la spécificité desactifs est très discutée, d’un point de vue empi-rique aussi bien que théorique (Coase notam-ment s’est opposé sur ce point à Williamson).Il est également permis de se demander enquoi l’internalisation limiterait les comporte-ments opportunistes, et si la firme (comme lemarché) peut fonctionner sans un minimumde confiance, incompatible avec des comporte-ments purement opportunistes.

Théorie des contrats incompletset droits de propriété

La théorie plus récente des contrats incom-plets, développée en particulier par OliverHart12, se propose essentiellement de refor-muler la théorie des coûts de transactionet de l’intégrer dans le cadre analytique dela nouvelle microéconomie néoclassique,en conservant une hypothèse de rationalitéparfaite. Elle propose une formalisation dif-férente, en particulier en ce qui concerne lacause et les implications de l’incomplétudedes contrats13. Elle y ajoute la nécessité deprendre en compte les droits de propriété.

Ce qui conduit Oliver Hart à insister sur unpoint essentiel : l’incomplétude des contratsdonne une grande importance à la définitiondes rapports de pouvoir dans les relationscontractuelles. La firme est définie comme unensemble d’actifs (non-humains), soumis àune propriété unifiée, et à un contrôle unifié.La définition des arrangements institution-nels et des systèmes de droits de propriétévise à « allouer le pouvoir entre les agents ».Cette allocation du pouvoir est liée à la défi-nition des droits de propriété sur les facteursde production, et en particulier sur le capi-tal : on retrouve ainsi, comme le note O. Hartlui-même, un aspect des thèses marxistes !

Il reste que, comme le dit B. Holmstrom14, laformalisation proposée implique que c’est unindividu, et non pas la firme, qui est censédétenir les actifs, et passer un contrat avecd’autres parties. Cette vision qui reste dansune logique de contrats entre individusrend difficile la compréhension de la firmecomme une entité cohérente15, et ainsi laprise en compte de la production proprementdite. C’est là une des limites majeures desapproches contractuelles.

La recherche d’une vision alternativeLa firme comme systèmede compétences

Les théories contractuelles abordent, à leurmanière, une dimension de l’entreprise : lesmodes de gestion des conflits d’intérêts entreles parties. L’autre dimension, tout aussiimportante, reste absente : la firme a pourfonction de produire des marchandises, ellerepose sur la constitution d’une capacité col-lective à produire, à gérer, à innover. Depuisune trentaine d’années se sont multipliées desanalyses dites « fondées sur les ressources »ou « fondées sur les compétences » qui sefocalisent sur cette deuxième question. Ellesse présentent comme alternatives ou complé-mentaires des approches contractuelles. Lathéorie évolutionniste de la firme peut être

[12] Voir, par exemple :Hart O. (1995), Firms,

Contracts and FinancialStructure, Oxford,

Clarendon Press.

[13] Sur ce qui différenciethéorie des coûts de

transaction et théoriedes droits de propriété,

on peut se reporter àGibbons R. (2005), op. cit., et Williamson O.E. (2000),« The New Institutional

Economics: Taking Stock,Looking Ahead », Journal

of Economic Literature, vol. 38, no 2.

[14] Holmstrom B.(1999), « The Firm as a

Subeconomy », Journalof Law, Economicsand Organization,

vol. 15, no 1.

[15] Voir sur cettequestion : Biondi Y.,

Canziani A. et Kirat T.(eds.) (2007), The Firm

as an Entity, New York,Routledge.

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rattachée à ce courant. Les travaux qui sesituent dans cette perspective sont très diverset ne constituent pas une théorie unifiée. Ilsse distinguent cependant tous des approchescontractuelles par les questions qu’ils traitentet par leurs fondements théoriques.

Les compétences au cœurdes performances de la firme

L’objet premier de ces analyses est d’expliquerpourquoi certaines firmes ont durablementdes performances supérieures, ou plus géné-ralement, chez les évolutionnistes, « pourquoiles firmes diffèrent durablement dans leurscaractéristiques, comportements et perfor-mances16 ». Une réalité essentielle, que lesapproches contractuelles peuvent difficile-ment expliquer. La réponse à cette questionva être recherchée dans l’analyse des dyna-miques d’accumulation de connaissances etde compétences spécifiques par les firmes.Chaque firme détient des compétences qui luisont propres, que les autres firmes ne peuventpas acquérir rapidement, parce qu’elles sontdifficiles à imiter et qu’elles ne peuvent êtreacquises sur le marché. Et cela en particulierparce que les compétences reposent en partiesur des connaissances tacites, non formali-sées, qui sont difficilement transférables entreindividus ou entre organisations. Ainsi, l’acti-vité et la compétitivité de chaque firme reposesur un ensemble de compétences « foncières »(core capabilities). On pourrait dire que l’ona ainsi une vision de la firme comme « nœudde compétences » plutôt que comme nœud decontrats. Ces analyses se situent pour la plu-part dans une perspective dynamique, don-nant une grande importance aux changementstechnologiques et aux processus d’évolution.D’où l’accent mis par certains sur les compé-tences dynamiques, qui donnent à la firme lacapacité de se transformer, de suivre et d’im-pulser les changements technologiques et lestransformations de l’environnement. Chan-dler, qui s’est fait le défenseur d’une théori-sation de la firme à partir des compétences,contre la théorie des coûts de transaction, sesitue dans cette perspective.

Ce type d’approche de la firme peut donnerune réponse à la question de Coase sur lechoix entre firme et marché, totalement diffé-rente des réponses contractuelles. Une firmeserait conduite à choisir entre l’internalisa-tion d’une activité et le recours au marché,essentiellement en fonction des compétencesqu’elle détient. Ce qui signifie que deux firmespourront, de manière rationnelle, faire deschoix différents. Cette manière d’aborder laquestion des frontières de la firme est celleque l’on trouve dans un article ancien deGeorge B. Richardson (1972)17. Plus générale-ment, il faut admettre que les firmes pourront,y compris dans un même secteur, avoir desformes d’organisation et de gouvernance dif-férentes. Ce qui va à l’encontre de l’idée domi-nante selon laquelle il y aurait toujours, dansun contexte donné, un mode d’organisationefficient unique qui devrait s’imposer à tous.

Formation et évolutiondes compétences

L’accent placé sur les compétences de la firmeconduit à s’interroger sur les conditions danslesquelles ces compétences se forment et évo-luent. Cette question est abordée depuis long-temps par la théorie des organisations ; elleest particulièrement développée par les évolu-tionnistes dans un cadre théorique qui se veutune alternative au paradigme néoclassique.L’analyse repose d’abord sur une théorisationdes comportements individuels construitedans la lignée de H. Simon et J. March, etmobilisant des avancées des sciences cogni-tives. Elle donne une place centrale à l’étudedes processus d’apprentissage. Elle abordetout particulièrement les apprentissages orga-nisationnels, afin de comprendre comment seconstruisent dans la firme des apprentissagescollectifs et des compétences collectives quivont se matérialiser dans un ensemble de« routines organisationnelles ». L’analyse de lafirme renvoie ainsi, comme dans les approchescontractuelles, aux modes de coordinationentre les individus et les groupes, mais ils’agit d’une coordination « cognitive » visantà combiner les connaissances et les compé-

[16] Dosi G. et Marengo L.(1994), « Some Elementsof an EvolutionaryTheory of OrganizationalCompetences » inEngland R. W. (ed.):Evolutionary Conceptsin ContemporaryEconomics, Ann Arbor,University of MichiganPress.

[17] Richardson G. B.(1972), « TheOrganisation ofIndustry », EconomicJournal, no 82.

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L’ENTREPRISE DANS LA THÉORIE ÉCONOMIQUE93

tences individuelles et à favoriser les appren-tissages, par opposition à une coordination« politique » qui vise à rendre compatibles lesintérêts des individus.

Forces et faiblesses de l’approchepar les compétencesL’accent placé par ces approches sur les pro-blèmes de connaissances et d’apprentissage,sur la dimension cognitive des organisations està la fois leur force et leur faiblesse. Leur force,car elles touchent ainsi à une question essen-tielle pour comprendre ce que sont les firmes etcomment elles fonctionnent, et cela tout parti-culièrement quand la capacité d’innovation estla condition de leur survie. Leur faiblesse, dansla mesure ou cela conduit à ignorer, le plus sou-vent, les dimensions conflictuelles des rapportséconomiques, et le fait que les firmes capita-listes sont des organisations particulières, dontla finalité n’est pas tant la production pour elle-même, que la recherche du profit.

Le problème central que doit traiter la théo-rie de la firme est celui de la combinaison de la dimension cognitive et de la dimension « politique ». On peut trouver des éléments qui vont dans cette direction dans les ana-lyses de la firme japonaise, chez M. Aoki notamment, qui montrent comment les sys-tèmes d’incitation et les modes d’organisa-tion et de gouvernance peuvent favoriser les apprentissages et l’innovation.

Autres alternativesLe dépassement des approches contractuellespeut se faire dans des directions très différentesde celle des approches fondées sur les compé-tences. On évoquera pour terminer deux axesde réflexion qui touchent à des questions essen-tielles. Il y a tout d’abord la question du pouvoir,qui ne fait qu’affleurer dans certains travaux

contractualistes. Il est possible, tout en restantsur le terrain des approches contractuelles, deconstruire une théorisation de la firme centréesur les questions de pouvoir. C’est ce qu’ont faitles radicaux américains en analysant la firmeà partir d’une double fonction : une fonctionde coordination et d’allocation, seule prise encompte dans la vision néoclassique, et une fonc-tion disciplinaire, assurée par un système depouvoir. En faisant de celle-ci la fonction prin-cipale, on est conduit à une tout autre vision del’entreprise et de sa logique d’organisation, etl’on peut soutenir, que, à l’encontre des thèsesdes théoriciens de l’agence, la firme capitaliste,et le système de droits de propriété qui la fondesont profondément inefficients18.On peut enfin chercher à resituer l’analysede la firme et de ses formes dans le cadre dessystèmes institutionnels où elle s’insère. C’estce que fait, d’une certaine manière, la théoriedes conventions en analysant la diversité desformes de rationalité et des modes de coordi-nation. Ce qui lui permet d’avancer une lectureoriginale des conditions de la coordinationdans différents modèles d’entreprises, en déve-loppant les implications de l’incomplétude descontrats, et notamment du contrat de travail19. C’est ce qu’a fait, d’une autre manière, la théo-rie de la régulation en analysant la firme for-diste comme composante d’un certain systèmede formes structurelles, ou encore les travauxd’analyse institutionnelle comparée20. Celaconduit à mettre en évidence la dimension his-torique des institutions et des formes d’orga-nisation et à considérer la diversité des formesde firme et des « modèles productifs »21, notam-ment selon les contextes nationaux. Il y a dansces différentes voies des éléments essentielspour comprendre les traits fondamentaux dela firme capitaliste et les formes qu’elle prenddans la période actuelle.

[18] Voir par exemple,Bowles S., Gintis H.

et Gustafsson B.(eds.) (1993), Market

and Democracy :Participation,

Accountability andEfficiency, Cambridge,Cambridge University

Press.

[19] Voir notamment,Orléan A. (ed.) (2004),Analyse économique

des conventions, Paris,PUF, coll. « Quadrige »

et Eymard-Duvernay F.(2004), Économie

politique de l’entreprise, Paris, La Découverte.

[20] Voir notamment,Aoki M. (2006),

Fondements d’uneanalyse institutionnelle

comparée, Paris,Albin Michel.

[21] Boyer R. etFreyssinet M. (2000),

Les Modèles productifs, Paris, La Découverte.

CORIAT B. et WEINSTEIN O. (1995),Les Nouvelles théories de l’entreprise,Paris, Librairie générale française.

EYMARD-DUVERNAY F. (2004), Économiepolitique de l’entreprise, Paris,La Découverte.

POUR EN SAVOIR PLUS

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Les banques sont des acteurs essentiels de l’économie puisqu’elles jouent un rôle-clé dans son financement. Sous l’effet de la libéralisation financière amorcée dans les années 1980, elles ont profondément diversifié leurs activités. Celles en lien avec les marchés de capitaux ont connu un essor considérable relativement aux activités traditionnelles, ce qui apparaît nettement dans l’évolution de la structure du bilan des établissements bancaires. La taille des bilans s’est aussi fortement accrue, de telle sorte que les grands groupes du secteur ont aujourd’hui en Europe un poids comparable au PIB de leur pays d’origine. Après avoir rappelé le rôle et les activités des banques, Jézabel Couppey-Soubeyran fait le point sur leurs évolu-tions récentes. Celles-ci posent un certain nombre de problèmes, qui se sont notamment illustrés lors de la crise financière de 2007-2008.

Problèmes économiques

À quoi servent les banques ? Comment ont-elles fait évoluer leurs activités au cours desdernières décennies ? Sont-elles responsablesde la crise ? Les réformes parviendront-elles à renforcer la sécurité du secteur et àle remettre au service de l’économie réelle ?Autant de questions déterminantes pourl’avenir des banques européennes et pour lacroissance de nos économies.

À quoi sert une banque ?En théorie, la banque remplit trois fonctionsessentielles. Elle collecte, gère les dépôtsdes clients et leur fournit des moyens depaiement (chéquier, carte bancaire, ordrede virement…). Elle gère aussi leur épargneet réduit les risques qui s’y rapportent enles mutualisant. Enfin, elle finance leursprojets d’investissement ainsi que ceux desentreprises.

Ces trois fonctions sont absolument indispen-sables pour le bon fonctionnement de l’éco-nomie. Si les moyens de paiement venaient àmanquer ou si les dépôts ne pouvaient pluscirculer, les échanges seraient rapidementempêchés. Et si les épargnants n’avaient pasd’intermédiaires à qui confier leur épargne,leur épargne financière s’en trouverait sansdoute réduite et moins bien orientée versle financement des entreprises. Sans lesbanques, il serait aussi beaucoup plus diffi-cile pour les ménages et de nombreuses entre-prises de financer leurs projets autrementqu’en s’autofinançant.

Les crédits bancaires sont également vitauxpour les petites et moyennes entreprises

Comment (dys)fonctionnent les banques ?1

 JÉZABEL COUPPEY-SOUBEYRAN

Économiste, maître de conférences, université Paris-I Panthéon-Sorbonne

[1] Ce texte est en grandepartie adapté du livre :Couppey-Soubeyran J.et Nijdam Ch. (2014),Parlons banque en30 questions, Paris,La Documentationfrançaise, collection« Doc en Poche ».

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COMMENT (DYS)FONCTIONNENT LES BANQUES ?95

(PME), en raison d’un accès aux marchésfinanciers limité ou inadapté. Et même pourles grandes entreprises qui se financent surles marchés de titres, ce sont souvent lesbanques qui, en bout de chaîne, détiennentune partie des titres émis. Au total, les finan-cements bancaires au sens large (qu’il s’agissedes crédits octroyés ou des titres que lesbanques détiennent sur les entreprises émet-trices) représentent encore 70 % du finance-ment externe des entreprises en Europe.

En pratique, les banques exercent plusieurstypes de métiers plus ou moins orientés versles particuliers et les entreprises.

Les services de banque de détail (ou banquecommerciale) s’adressent à une clientèle departiculiers et de PME et consistent à gérerdes dépôts, fournir des moyens de paiement– chéquier, carte bancaire, virement… – etoctroyer des crédits.

Les services de banque de financement etd’investissement (BFI) s’adressent à uneclientèle de très grandes entreprises et leurpermettent de réaliser des transactions surles marchés financiers.

Au-delà, les banques ont élargi leurs ser-vices à la gestion d’actifs consistant à gérerdes portefeuilles de titres et d’OPCVM pourle compte de clients épargnants ou d’entre-prises. La plupart des groupes bancairesfrançais offrent aussi des services d’assu-rance : c’est la bancassurance.

Depuis la fin des années 1990, en France tout particulièrement, mais plus largement aussi dans la plupart des autres pays d’Eu-rope, ces métiers sont le plus souvent logés sous un même toit, celui de la banque dite « universelle ». Ses mérites sont débattus.Certains y voient une structure productive plus efficace, permettant de réaliser des éco-nomies d’échelle (un coût moyen plus faible grâce à une échelle d’activité plus grande) et d’envergure (un moindre coût global en pro-duisant plusieurs services ensemble plutôt que séparément). Les études empiriques sont toutefois loin d’être unanimes sur le sujet. Et pour d’autres, au contraire, la banque uni-

verselle additionne les risques de la banque de détail et de la banque d’investissement,met en danger les dépôts en les exposant aux risques de turbulence des marchés financiers, et crée des conflits d’intérêt entre les deux métiers.

Comment les banquesont-elles fait évoluer leur activitédepuis les années 1980-1990 ?Les banques ont considérablement fait évoluerleur activité depuis la fin des années 1980. Lesannées 1990-2000 ont vu ces changements s’ac-célérer. La principale transformation résidedans un adossement de plus en plus importantaux marchés de capitaux. Cela a profondé-ment modifié tant la taille que la structure desbilans des banques (cf. Zoom p. 96).

Jetons un coup d’œil pour commencer surla structure, c’est-à-dire la composition desbilans bancaires. Au passif, la part des res-sources de marché s’est accrue au coursdes dernières décennies, tandis que celledes dépôts s’est réduite (sur ce terrain, lesbanques françaises ont subi la concurrencedes assurances-vie et des SICAV monétaires,ainsi que celle de leurs propres filiales). Àl’actif, les activités de marché ont gagné duterrain sur les activités plus traditionnellesde prêts. Dans les grandes banques univer-selles cotées en bourse, les prêts à la clien-tèle de proximité ne représentent plus qu’ungros tiers de l’activité, amplement déployée àl’étranger sur les marchés de titres et de pro-duits dérivés. Les banques mutualistes ont, enrevanche, maintenu leurs activités de détail,ce qui les complexait avant la crise, et aucontraire aujourd’hui rassure leur clientèle.

Ce faisant, c’est aussi la structure des revenusdes banques qui a changé. Les métiers exercéspar les banques engendrent deux principauxtypes de revenus : des intérêts et des commis-sions. Quand la banque octroie un crédit, ellefait payer à l’emprunteur un taux débiteur.La banque paie elle-même des intérêts quand

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96Problèmes économiques FÉVRIER 2015

elle se procure des ressources nécessaires àson refinancement et rémunère l’épargne deses clients. Ces services de banque de détailsont très rémunérateurs en commissions : labanque facture ainsi notamment ses servicesde gestion de compte et de mise à dispositiondes moyens de paiement. Dans ses activitésd’investissement et de financement, la banqueperçoit aussi des commissions (conseils auxentreprises pour s’introduire en bourse, réa-liser des fusions-acquisitions…) et des inté-rêts (crédits, achats de titres…). Le produitnet bancaire (PNB) mesure l’ensemble de cesrevenus, nets des charges de refinancementassociées aux activités de la banque : c’est lechiffre d’affaires d’une banque.

Le PNB se répartit ainsi entre une marged’intérêts et des commissions. Que sait-onde cette répartition ? Comparés aux autresgrandes banques européennes, les revenusdes grandes banques françaises proviennentrelativement moins de la marge d’intérêt(environ 50 % du PNB des banques françaisescontre 60 à 65 % pour près de la moitié desgrandes banques européennes), et relative-ment plus des commissions (environ 30 % duPNB des banques françaises contre 20 à 25 %

pour la moitié des grandes banques euro-péennes). Au sein des activités de détail, quireprésentent elles-mêmes environ 70 % duPNB total de l’ensemble des banques fran-çaises, les commissions clients représentententre 40 % et 50 % du PNB.Si l’essor des activités de marché a largementcontribué à l’essor des commissions, il fautsouligner que les activités de détail ne sontpas en reste en la matière. Les services factu-rés à la clientèle de détail concernent princi-palement la gestion de compte (mise à dispo-sition de moyens de paiement : chéquier, cartebancaire, virement…) et l’octroi de crédits.La part des commissions dans les revenusd’activité des banques a fortement augmentédepuis les années 1990, en particulier cellesqui se rapportent à la gestion de comptes etaux moyens de paiement. Alors même quel’activité de détail a vu sa part diminuer dansles bilans bancaires jusqu’à la crise, les reve-nus qui en sont issus ont continué de croître,du fait de l’augmentation des frais bancaires.Cette hausse ne s’est sensiblement ralentieque depuis la crise.Toutes ces activités et les revenus qui s’y rap-portent sont, pour une part qui a significati-

QU’EST-CE QU’UN BILANBANCAIRE ?Un bilan est un document effectuant la synthèsedes emplois (à l’actif) et des ressources (aupassif) d’une entreprise, actif et passif étantpar construction égaux. Le bilan d’une banquecommerciale est principalement constituéà l’actif de titres et de crédits octroyés auxclients et au passif de dépôts de la clientèle etde fonds propres, les dépôts étant largementplus importants que les fonds propres (quireprésentent moins de 10 % de la taille du bilan).Cette structure de bilan particulière fait apparaîtrela fonction des banques et les risques inhérents àcette activité : alors qu’une large part des dépôts

collectés est à vue ou à court terme, beaucoupde crédits octroyés sont à long terme. La banquepratique donc la « transformation d’échéance »(c’est son métier !) et se trouve ainsi exposée à unrisque d’illiquidité, si elle ne peut faire face auxdemandes de retraits de fonds de ses clients*.

[Ce risque d’illiquidité s’est significativementaccru au tournant des années 2000, en lien avecl’augmentation de la part des dettes de marché aubilan des banques, contractées à des échéancestrès courtes. Très instables, ces ressourcessoumettent les banques à la nécessité de lesrenouveler sans cesse et à un risque de paniquenon plus à ses guichets mais sur le marchéinterbancaire.]

* Courderc N. et Montel-Dumont O. (2009), Des Subprimes à

la récession. Comprendre la crise, Paris, La Documentation

française/France info, p. 86.

ZOOM

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COMMENT (DYS)FONCTIONNENT LES BANQUES ?97

vement augmenté, réalisés à l’étranger. Ence qui concerne les banques françaises, parexemple, BNP réalise 68 % de son chiffre d’af-faires en dehors de la France, Société géné-rale 57 %, Crédit agricole 34 % et Natixis 47 %.

Enfin, outre la structure, c’est la taille desbilans bancaires qui a radicalement changé.Les banques universelles européennes sontdevenues extraordinairement grosses. Cela aété parfaitement bien illustré par le rapport

Liikanen en 2012, et plus récemment par lerapport du comité européen du risque systé-mique (ESRB), en juin 2014 : les grands groupesbancaires européens pèsent chacun, en totalde bilan, à peu près l’équivalent du PIB de leurpays d’origine. Plus généralement, la taille desbilans bancaires a triplé, voire quadruplé dansles principaux pays de l’OCDE entre le débutdes années 1990 et la veille de la crise.

Les raisons d’un tel essorL’expansion de l’activité des banques doitbeaucoup à la capacité décuplée qu’elles onteu de prendre des risques au tournant desannées 1990-2000. D’abord, elles ont pro-fité des marchés et des intermédiaires nonbancaires pour leur transférer les risquesqu’auparavant elles conservaient, soit parla titrisation (cf. Zoom), soit en achetant desprotections (les dérivés de crédit permettentde transférer le risque de défaut des emprun-teurs). Or, quand on n’a plus besoin d’assu-mer les risques pris, on en prend davantage !Ce n’est pas seulement dans les activitésde marché que les banques ont pris plus derisque, c’est aussi dans leur traditionnelleactivité de crédit. Et ce n’est pas qu’auxÉtats-Unis, la patrie du crédit subprime, quele crédit s’est emballé.

QU’EST-CE-QUELA TITRISATION ?La titrisation consiste à transformer descréances en titres financiers pour lesvendre à des investisseurs sur le marché.Ce faisant, les banques transfèrent à cesderniers le risque de crédit associé auxcréances sous-jacentes. Les banquesaméricaines ont massivement recouru àcette technique pour externaliser les risquesliés aux crédits « subprimes » qui ontdéclenché la crise financière de 2007-2008.Les banques européennes ont égalementparticipé au processus en achetant en boutde chaîne des titres issus de la titrisation.

Problèmes écéconomiquesonomiques

ZOOM

1. Combien pèsent les plus grosses banques ?

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Note : ce graphique mesure l’actif total des groupes bancaires en pourcentage du PIB national. En France par exemple, le total de bilande BNP-Paribas pèse l’équivalent de 100 % du PIB. Source : rapport Liikanen (2012).

en % du PIB domestique

en % du PIB de l’Union européenne

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98Problèmes économiques FÉVRIER 2015

Tout cela s’est opéré dans un contexte trèspermissif. D’abord au niveau de la politiquemonétaire, très accommodante à partir dudébut des années 2000 (suite au krach Internetde 2000, puis aux attentats du 11 septembre2001) : les banques ont bénéficié du niveaubas des taux d’intérêt. Ensuite, au niveau dela régulation financière. Les activités de mar-ché des banques ont été jusqu’à la crise troppeu exigeantes en fonds propres (et sans aucungarde-fou en matière de liquidité). Les activitésde crédit l’étaient davantage mais la titrisationd’un côté, les modèles internes de l’autre ontpermis aux banques de desserrer la contrainte,tout en nourrissant un formidable excès deconfiance. Cette prise de risque accrue est bienentendu l’un des facteurs de la crise actuelle.

En prenant du poids, de nombreux groupesbancaires sont devenus systémiques. L’Europecompte à peu près la moitié des 29 banquessystémiques listées par le Conseil de stabilitéfinancière (Financial Stability Board). Concrè-tement, même si la taille n’est pas l’uniquecritère de systémicité (cf. Zoom), plus le biland’une banque pèse lourd, plus les dommagescollatéraux en cas de faillite sont impor-tants : beaucoup d’entreprises se retrouverontà court de financement, beaucoup de dépo-sants à court de moyens de paiement, d’autresbanques seront touchées à leur tour sur lemarché interbancaire, etc. C’est pourquoi lespouvoirs publics se refusent à laisser tomberune banque si elle est trop importante. Le prin-cipe « too big to fail » (TBTF) part d’une bonne

Source : rapport Liikanen (2012).Nota bene : axe vertical coupé – Luxembourg : 2400 % !

2. Le poids du secteur bancaire (en % du PIB)

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LA TAILLE N’EST PAS LE SEULCRITÈRE DE « SYSTÉMICITÉ »Le Comité de Bâle retient cinq critères declassification d’un établissement financier eninstitution financière d’importance systémiquemondiale ou G-SIFIs (Global SystematicallyImportant Financial Institutions) :

1) L’importance des activités transfrontières.

2) La taille du bilan et des engagementshors bilan.

3) Les interconnexions avec les autresinstitutions financières.

4) Le degré de substituabilité des activitésexercées.

5) La complexité des activités (activités demarchés, produits dérivés, taille des actifs(difficiles à évaluer).

Jézabel Couppey-Soubeyran

ZOOM

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COMMENT (DYS)FONCTIONNENT LES BANQUES ?99

intention : éviter le risque systémique que lafaillite d’un grand établissement ferait courir.Mais l’enfer est pavé de bonnes intentions !Comme les investisseurs et les agences denotation accordent de la valeur à cette garan-tie de sauvetage, les banques TBTF sont mieuxnotées et s’endettent à moindre taux. C’estcomme si elles recevaient une subvention despouvoirs publics. Le FMI a estimé le montantpour celles des pays de la zone euro : entre 90et 300 milliards de dollars en 2011-2012.

Et grâce à cette subvention implicite, unebanque TBTF peut encore se développer.Plus elle croît, plus les pouvoirs publicsveulent éviter qu’elle ne tombe, plus elle estdonc subventionnée. Un formidable cerclevicieux dont nos gouvernants peinent à sor-tir, d’autant qu’ils ont eux-mêmes encouragéla formation de grands établissements qu’ilsvoient (et défendent) comme leurs championsnationaux.

Un secteur bancaire plus groscontribue-t-il davantageà l’économie réelle ?Le secteur bancaire a grossi, au point que letotal des actifs qu’il gère représente près dequatre fois la création de richesse annuelled’un pays comme la France, six fois auRoyaume-Uni, trois fois en Allemagne. Sansmême parler de ce qu’il est dans les paradisfiscaux européens : 24 fois le PIB au Luxem-bourg, huit fois en Irlande et à Malte, près desept fois à Chypre. Dans les années 1990, denombreuses études empiriques montraientun lien positif fort entre finance et croissance.Depuis la crise, elles parviennent à un résul-tat bien plus mitigé : la finance profite à lacroissance jusqu’à un certain seuil seulement,au-delà duquel la relation devient négative.Ce seuil, souvent mesuré en rapportant le cré-dit au PIB (qui mesure le flux de richesse créée

Source : L’Économie mondiale 2013, La Découverte, collection « Repères ».

3. L’emballement du crédit (crédit au secteur privé – entreprises et ménages – en % du PIB national)

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Allemagne

France

Italie

Canada

Suède

Japon

Suisse

Royaume-Uni

États-Unis

Pays-Bas

0 100 200

2011

19889

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116

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9329

76

101

55

72

74

129

106

27

1980

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100Problèmes économiques FÉVRIER 2015

en un an dans un pays), serait de l’ordre de110 % dans les pays avancés. Le fait est qu’ilest dépassé à peu près partout dans ces pays.

Le crédit s’est emballé, c’est un fait, et il n’apas contribué comme il aurait dû à l’écono-mie réelle. Cela peut sembler paradoxal. Celal’est moins dès que l’on essaie d’identifier ladestination des crédits avant la crise. Quandle crédit coulait à flot avant la crise, quefinançait-il ? L’immobilier pour une grandepart, la consommation également, mais l’in-vestissement des entreprises… fort peu. C’estlà un point à souligner, d’autant que la crisen’a guère changé les choses en la matière. Lescrédits aux entreprises représentent ainsi àpeine 10 % du bilan agrégé du secteur ban-caire français, ceux aux PME à peine 5 %.

En se développant, les banques n’ont donc pasforcément contribué davantage à l’économieréelle. Elles sont aussi devenues plus fragilescar elles ont financé leur croissance par ladette, contractée à des échéances de plus enplus courtes. De quoi se retrouver subitement àcours de liquidité et dans l’incapacité d’épon-ger par elles-mêmes des pertes éventuelles. Lesexigences de fonds propres que les régulateursont imposées aux banques à partir de la findes années 1980 (accords de Bâle 1 puis Bâle2 avant ceux plus conséquents de Bâle 3), sousla forme d’un ratio pondéré par les risques, neles a pas empêchées d’accroître considérable-ment leur levier d’actif. Tout en satisfaisantl’exigence réglementaire de fonds propres, lesbanques européennes ont fonctionné avec enmoyenne 97 % de dette à leur bilan (soit unepart de fonds propres en pourcentage de leuractif total – sans les pondérations – de l’ordrede 3 %). Cet écart constaté au niveau des grandsgroupes entre ratio de solvabilité standard etratio de levier (fonds propres sur actif total)ou, ce qui revient au même, entre actif total et

actifs pondérés par les risques (risk weightedassets – RWA) est vérifiable dans les résultatsde l’évaluation globale des bilans à laquellea procédé la Banque centrale européenne.Ce n’est toutefois pas sur cet aspect quela BCE a choisi d’axer sa communication le26 octobre 2014… Elle a de loin préféré ras-surer les marchés en insistant sur le grandnombre de banques ayant réussi le stress test. On constatera néanmoins que la solidité dusecteur bancaire européen s’apprécie en destermes très différents selon la mesure que l’onretient de la solvabilité.

* * *Aujourd’hui, en Europe, pratiquement plusaucun État n’a les moyens de sauver indivi-duellement ses banques en cas de problème.Les superviseurs nationaux sont comme desnains face aux géants que sont devenues lesbanques transfrontières. L’Union bancairearrive à point nommé ! D’une part, elle trans-fère la supervision des grands groupes ban-caires à la bonne échelle, celle de l’Europe,du moins celle de la zone euro, en confiant latâche à la BCE. D’autre part, elle va permettrede réintroduire progressivement l’idée mêmequ’une faillite, du moins un démantèlement,est possible en cas de problème.

La crise bancaire et financière a coûté très cher à l’Europe : entre octobre 2008 et octobre 2012, la Commission européenne a approuvé environ 5050 milliards d’euros d’aides d’État (aides directes et garanties de toutes sortes) en faveur des banques, ce qui représente environ 40 % du PIB de l’Union européenne. La réglementation des banques a été « un peu » renforcée, les marchés « un peu » réorganisés, la supervision « un peu » réagencée : « un peu » signifie que nous ne sommes pas à l’abri d’une prochaine crise.

COUPPEY-SOUBEYRAN J.et NIJDAM CH. (2014), Parlonsbanque en 30 questions, Paris,

La Documentation française,collection « Doc en poche ».

SCIALOM L. (2013), Économie bancaire, Paris, LaDécouverte, coll. « Repères ».

POUR EN SAVOIR PLUS

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COMMENT (DYS)FONCTIONNENT LES BANQUES ?101

L’esprit des accords de BâlePourquoi réglementer les banques ?Une banque n’est pas une entreprise commeles autres. D’une part, elle investit l’argent deses clients qui ne sont guère en capacité delui imposer qu’elle le gère dans leur intérêtplus que dans le sien. D’autre part, la faillited’une banque entraîne pour la collectivité descoûts bien supérieurs à ceux de n’importequelle autre faillite d’entreprise. La difficultéd’une banque a vite fait de s’étendre à d’autrespuisque toutes sont liées financièrementsur le marché interbancaire. Par contagion,une faillite bancaire peut ainsi s’étendre àl’ensemble du secteur et devenir une crisesystémique. De plus, le dérèglement ou pirel’interruption des services bancaires sont trèsparalysants pour l’économie : sans moyens depaiement et sans financement, les échangesne peuvent plus se dérouler normalement. Lerégulateur doit autant veiller à la protectiondes déposants qu’aux problèmes d’externalitésqui viennent d’être mentionnés. La régle-mentation des banques répond à ces deuxobjectifs et les exigences de fonds propresen sont devenues l’instrument principal.

Risque de crédit, risques de marchéet risque opérationnelLe comité de Bâle s’est en tout premier lieupréoccupé du risque de crédit. C’est le risqueauquel la banque s’expose quand elle octroieun crédit. Si l’emprunteur fait défaut, la banquesubit une perte. Pour absorber cette perte sansrisquer elle-même de faire défaut vis-à-visde ses créanciers, la banque doit disposerd’un capital suffisant. Exiger des banquesqu’elles détiennent un montant de fondspropres proportionnel aux risques qu’ellesprennent est une mesure qui permet donc deréduire le risque d’insolvabilité de la banque.La réglementation des fonds propres obligeles banques à détenir plus de fonds propresqu’elles ne s’y contraindraient par elles-mêmes.

Les premiers accords de Bâle en 1988 ontrecommandé l’adoption du ratio Cooke : un

rapport d’au moins 8 % entre les fonds propreset les actifs exposés au risque de crédit (enpondérant ces actifs par le risque).

L’activité risquée des banques ne se réduitcependant pas aux crédits accordés. De plusen plus actives sur les marchés de titres et deproduits dérivés depuis le début des années1990, les banques sont aussi exposées auxrisques de marché (risque de variations ducours des titres détenus, risque de taux,risque de change…). Quant à l’incorporationdes avancées technologiques dans lesservices bancaires, elle a renforcé le risqueopérationnel (risque de panne informatique,de défaut de procédure, d’erreur humaine,de fraude, etc.). L’exigence de fonds propresa donc dû être étendue, d’abord aux risquesde marché, puis au risque opérationnel avecles accords de Bâle 2.

Une organisation en trois « piliers »Trois piliers ont dès lors été définis : un pilier« exigences minimales de fonds propres » (maintenue à 8 % pour couvrir les troiscatégories de risques – risque de crédit,risque de marché et risque opérationnel),un pilier « surveillance prudentielle » permettant aux superviseurs, s’ils le jugentnécessaire, d’exiger plus que la norme, unpilier « discipline de marché » exigeantde la transparence et de la communicationd’informations. Les accords de Bâle 2 ontaussi donné aux banques le choix entre uneapproche réglementaire standard et uneapproche dite avancée les autorisant, souscertaines conditions, à utiliser leurs modèlesinternes d’évaluation des risques, ce qui apermis à certaines d’entre elles de réduiresensiblement la charge en fonds propres.Les accords de Bâle 3 ont toutefois rapidementemboîté le pas du fait de la crise. Ilsrehaussent en quantité et en qualité l’exigencede fonds propres, introduisent également unsimple ratio de fonds propres non pondéré parles risques (ratio de levier) et deux ratios deliquidité pour éviter aux banques de succomberà une rupture subite de liquidité*.

* Couppey-Soubeyran J. (2013), « De Bâle 2 à Bâle 3 :

la nouvelle réglementation bancaire internationale »,

Cahiers français no 375, Quelle finance après la crise ?,

Paris, La Documentation française.

COMPLÉMENT

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102Problèmes économiques FÉVRIER 2015

Les ménages partagent leurs revenus entre consommation et épargne. Qu’est-ce qui détermine leurs décisions ? En microéconomie, elles sont expliquées par un modèle calqué sur la théorie standard du choix de consommation à deux biens. Dès lors qu’ils ont accès à un marché des fonds prêtables, les ménages arbitrent entre consommation présente et consommation future et déterminent donc un profil intertemporel de consommation et d’épargne. Nicolas Drouhin présente ici les hypothèses et les principaux résultats de ce modèle.

Problèmes économiques

C’est au début du XXe siècle que l’économisteaméricain Irving Fisher a donné le premierune modélisation rigoureuse de la décisiond’épargne. La version la plus aboutie de sathéorie a été publiée en 1930, sous le titreThe Theory of Interest1. Cet ouvrage a eu unretentissement important à l’époque, mais,sans doute trop novateur, il a ensuite été unpeu oublié. Ce n’est que dans les années 1950,avec les travaux de Modigliani et Brumberg(1954) et de Milton Friedman (1957)2 que lemodèle de choix intertemporel s’est large-ment diffusé dans la communauté des écono-mistes au point de devenir l’une des clés devoûte de l’analyse économique moderne.

Un modèle à deux périodesNous étudions le cas d’un ménage qui vit deuxpériodes, la période 1 et la période 2, au coursdesquelles il perçoit des revenus monétairesnotés respectivement w

1 et w

2. Le couple

constitue ce que les économistes appellentle profil intertemporel de revenu, mais aussila dotation initiale. De la même manière, nousnoterons c

1et c

2, les dépenses de consomma-

tion respectives de chaque période. Le couple(c

1, c

2) sera appelé profil intertemporel de

consommation. Il est choisi par les ménageset c’est ce choix qui va déterminer la quan-tité de revenu épargnée à chaque période.L’épargne de la période 1 va alors être égale,par définition, à la différence (w

1– c

1).

On suppose que le ménage a accès au marchédes fonds prêtables. S’il souhaite consom-mer plus que son revenu en première période(épargne négative), il doit emprunter, empruntqu’il remboursera, majoré des intérêts, enpériode 2. Au contraire, un ménage qui sou-haite consommer moins que son revenu enpériode 1 aura une épargne positive qu’ilprêtera en période 1 à d’autres agents quilui rembourseront en période 2 le montantemprunté majoré des intérêts. Le contrat deprêt définit le taux d’intérêt qui va jouer unrôle important dans la décision de consom-mation et d’épargne.

Consommation/épargne :les choix des ménages

 NICOLAS DROUHIN

École normale supérieure de Cachan, Centre d’économie de la Sorbonne (UMR CNRS 8174)

[1] Fisher I. (1930), TheTheory of Interest, asDetermined by Impatienceto Spend Income andOpportunity to Invest it, New York, Macmillan.

[2] Modigliani F. etBrumberg R. (1954),« Utility Analysis and theConsumption Function:An Interpretation of CrossSection Data », in PostKeynesian Economics, Rutgers University Press.Friedman M. (1957),A Theory of theConsumption Function, Princeton (New Jersey),Princeton UniversityPress.

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CONSOMMATION/ÉPARGNE : LES CHOIX DES MÉNAGES103

Pour un ménage ayant accès au marché desfonds prêtables, quelle est la quantité maxi-male de dépense de consommation qui peutêtre réalisée en période 1 ? En fait, le ménagepourrait consommer la totalité de sonrevenu de première période, majoré du mon-tant maximum qu’il peut emprunter, c’està dire w

1+w

2/ (1+r) puisque, dans ce cas, le

ménage devra rembourser w1, soit la totalité

de son revenu de seconde période. Le mon-tant w

1/ (1+r) correspond au pouvoir d’achat

présent d’un revenu futur, ce que les écono-mistes et les actuaires dénomment valeuractualisée. Le montant W = w

1+w

2/ (1+r)

définit ce que les économistes appellent larichesse. C’est la somme des valeurs actuali-sées des revenus présent et futurs, à laquelleil faut éventuellement ajouter le patrimoine

initial des ménages. On remarque que ladéfinition économique de la richesse est plusgénérale que celle du sens commun. L’agentest riche non seulement de son revenu pré-sent et de son patrimoine, mais égalementde tous ses revenus futurs. Ainsi, toutes lesaptitudes, capacités et connaissances quipermettront dans l’avenir de recevoir unrevenu font partie intégrante de la richesse.On remarquera également que la richessedépend du taux d’intérêt.

En présence d’un marché des fonds prêtables,les ménages peuvent avoir, à chaque période,une dépense de consommation différente deleur revenu. Ils peuvent emprunter ou prêterde l’argent. Mais, au bout du compte, tous lesmontants empruntés ou prêtés devront êtreremboursés et, in fine, seront consommés. Les

LA CONTRAINTE BUDGÉTAIREINTERTEMPORELLE

L’axe des abscisses représente les quantitésde ressources en période 1 et l’axe desordonnées les quantités de ressources enpériode 2. Le profil intertemporel de revenude l’agent est donc représenté par le pointde coordonnées (w

1, w

2), point que nous

dénommons D, pour « dotation initiale ».

Le point W correspond à la richesse del’agent, qui, comme nous l’avons soulignéprécédemment, correspond au casextrême dans lequel l’agent déciderait deconsommer l’intégralité de ses ressourcesdurant la première période. À l’opposé,le point Z correspondrait au choix inversed’un agent choisissant de consommertoutes ces ressources en deuxième période(c

1= (1+r) w

0+w

1). Bien évidemment, tous

les choix intermédiaires sont possibles. Parexemple, si, partant de sa dotation initiale,un agent souhaite renoncer à une unité deconsommation présente, il peut obtenir(1+r) unités de consommation future à laplace. Ainsi, grâce à l’accès au marché desfonds prêtables, tous les points du segmentde droite (ZW) constituent-ils des profils deconsommations possibles, ceux entre lesquelsl’agent a la possibilité de choisir. Ils ont pourcaractéristique d’avoir tous la même valeuractualisée, égale à la richesse de l’agent.C’est la contrainte budgétaire intertemporelle.

Formellement :

Nicolas Drouhin

ZOOM

1. La contrainte budgétaire intertemporelle

Resso

urc

es

futu

res

Ressources présentes

w2

w1 W

1+ r

Contrainte budgétaire

intertemporelle

Z

D

c1

w1c

0 +

1 + r = w

0 +

1 + r

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104Problèmes économiques FÉVRIER 2015

ménages restent donc contraints par la valeuractualisée de l’ensemble des ressources per-çues au cours de leur existence, c’est-à-direleur richesse. Le graphique 1 représente l’en-semble des paniers de consommation pos-sibles pour les ménages (cf. Zoom p. 103).

Les préférences des ménagesComme dans le modèle microéconomiquede base des choix de consommation entredeux biens, on suppose que les ménages sontcapables de classer l’ensemble des profilsintertemporels de consommation par ordrede préférence. Pour connaître cet ordre depréférence, on peut demander à un ménaged’exprimer son choix entre deux profils Cet C’. En fonction de leurs goûts, il pourraitrépondre qu’ils préfère C à C’ ou au contraireC’ à C, ou enfin, troisième possibilité, qu’ilssont indifférents entre C et C’.

Le graphique 2 est un exemple de carte despréférences. Chaque point du graphique estun profil de consommation intertemporel.Chaque ligne courbe du graphique est unecourbe d’indifférence. Par exemple, Cb et Cc

appartiennent à la même courbe d’indiffé-rence : le ménage est indifférent entre les pro-fils de consommation Cb et Cc. Évidemment,cette « carte » est spécifique à un ménage par-ticulier.

La carte d’indifférence représentée au gra-phique 2 possède un certain nombre de pro-priétés :

– les courbes d’indifférence ne se coupentpas ;

– elles sont ordonnées entre elles ;

– elles sont convexes.

Les préférences d’un ménage peuvent êtrecaractérisées par trois paramètres : le tauxmarginal de substitution, l’élasticité de subs-titution intertemporelle et le taux de préfé-rence pour le présent.

Le taux marginal de substitution (TMS) répond à la question suivante : « à la marge, si je renonce à une petite quantité

de dépense de consommation présente, de combien dois-je augmenter ma dépense de consommation future pour que ma satis-faction reste la même ? » Cette notion a une interprétation graphique simple, il s’agit de la valeur absolue de pente de la tangente à la courbe d’indifférence en C. Sur le gra-phique 2, on voit que le taux marginal de substitution tend à décroître lorsque l’on se déplace de la gauche vers la droite, le long d’une courbe d’indifférence.

L’inverse de la vitesse à laquelle le TMS décroît définit la deuxième notion impor-tante, celle d’élasticité de substitution intertemporelle, qui caractérise l’inten-sité de la réponse des agents à une varia-tion du taux d’intérêt : si le taux d’intérêt augmente de 1 %, quelle est la variation de la consommation présente du ménage ? Si l’élasticité de substitution intertemporelle est très forte, cela signifie que les courbes d’indifférences sont presque plates (le TMS décroît très lentement). Au contraire, si l’élasticité de substitution intertemporelle est faible (proche de zéro) cela signifiera que les courbes d’indifférence sont très coudées.En pratique, cette élasticité va caractériser l’intensité de la réponse des agents à une variation du taux d’intérêt.

On peut calculer le taux marginal de subs-titution, le long de la première bissectrice,c’est-à-dire pour tous les profils correspon-

2. La carte des préférences d’un ménage

Resso

urc

es

futu

res

Ressources présentes

Pré

fére

nce c

rois

sante

Préférence croissante

c2 b

c2 c

c1 b c

1 c

C b

C a

C

45°

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CONSOMMATION/ÉPARGNE : LES CHOIX DES MÉNAGES105

dant à une même dépense de consomma-tion aux deux périodes. En général, ce tauxest supérieur à 1. Cela signifie que, pour cesprofils de consommation, si les ménagesrenoncent à une unité de dépense de consom-mation courante, il faut leur donner plusd’une unité de consommation future en plus,pour qu’ils restent indifférents. Le pourcen-tage de consommation qu’il faut leur donneren plus définit le taux de préférence pour leprésent. Un ménage souhaitera d’autant plusconsommer en première période que sa préfé-rence pour le présent est forte.

Le choix des ménagesEn superposant les graphiques 1 et 2, on peut représenter le profil de consommation préféré du ménage. C’est ce que nous faisons dans les graphiques 3a et 3b.

Le graphique 3a reprend exactement la contrainte budgétaire du graphique et les préférences du graphique 2. Le raisonne-ment est le suivant : le ménage va choisir parmi les profils de consommation de la contrainte budgétaire (le segment WZ) celui qu’il préfère, c’est-à-dire celui qui se trouve

sur la courbe d’indifférence la plus « en haut à droite » parmi celles qui ont au moins un point commun avec la contrainte. On com-prend que c’est le profil de consommation Cqui va être choisi par le ménage. En effet, les autres points de la contrainte sont situés sur des courbes d’indifférence situées en dessous de celle qui passe par C et sont donc moins satisfaisants pour le ménage. Les courbes d’indifférence située au-dessus de celle qui passe par C vont quant à elles au-delà dela contrainte budgétaire intertemporelle : elles sont donc inaccessibles compte tenu desressources.

On voit immédiatement qu’au point C est vérifiée une propriété géométrique impor-tante : la contrainte budgétaire est tangente à la courbe d’indifférence, ce qui implique que la courbe d’indifférence et la contrainte budgétaire ont la même pente. La pente de la contrainte budgétaire est égale à – (1+r), la pente de la courbe d’indifférence est égale à – TMS, on retrouve là l’application directe au modèle de choix intertemporel de l’éga-lité fondamentale de la théorie microécono-mique de la demande : l’égalité du TMS et du rapport des prix.

Ressources présentesRessources présentesÉpargne

négativeÉpargne

c2

c1

w1

c1

w′1

w′2

c2

w2

C

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D′

C

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résente

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Resso

urc

es p

résente

s

3. Le choix de consommation et d’épargne

b) Épargne négative (ménage emprunteur)a) Épargne positive (ménage prêteur)

δ γ 1+r δ′ γ 1+r

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106Problèmes économiques FÉVRIER 2015

Un point remarquable qui découle de ce qui précède est que, lorsque les agents ont accès au marché des fonds prêtables, la pente du profil de consommation, déterminé par le rapport entre la consommation présente et future ne dépend pas du profil de revenu.Cette propriété n’est pas particulièrement intuitive, et c’est justement une des contri-butions importantes de la théorie du choix intertemporel que de permettre de la com-prendre (cf. Zoom p. 103).

Un résultat essentiel de la théorie de laconsommation et de l’épargne est que lesigne de la pente du profil intertemporel deconsommation est uniquement déterminépar la différence entre le taux d’intérêt (r) etle taux de préférence pour le présent (θ). Cerésultat est extrêmement intuitif. Le taux depréférence pour le présent incite les agentsà consommer plus dans le présent que dansle futur. Mais, de l’autre côté, le taux d’inté-rêt incite les agents à être patients. Plus letaux d’intérêt est élevé, plus les ménages sontincités à différer leur consommation dans lefutur. On comprend bien que c’est la diffé-rence de ces deux taux qui va déterminer queleffet l’emporte. Si θ > r, les ménages consom-meront plus en début de vie qu’en fin de vie.Au contraire, si θ < r les ménages consomme-ront moins en début de vie qu’en fin de vie.

Cet effet va être amplifié ou amorti selon lavaleur de l’élasticité de substitution inter-temporelle du ménage considéré. Dans lecas où l’élasticité intertemporelle de subs-titution est forte (σ > 1), l’écart entre letaux d’intérêt et le taux de préférence pourle présent va avoir un effet amplifié sur lapente du profil de consommation. À l’in-verse, lorsque l’élasticité est faible (σ < 1),l’effet va être considérablement amorti, lecas limite étant que lorsqu’elle est prochede zéro : le profil de consommation seraalors quasiment plat, le ménage choisissantde garder une consommation constante toutau long de la vie.

En revanche, les ménages restent soumisà la contrainte budgétaire intertemporelle.

La richesse affecte donc le niveau de laconsommation : un ménage plus riche pourraconsommer plus aux deux périodes, mais lerapport c

2/c

1 restera inchangé.

Pour résumer, la décision de consommation et d’épargne est expliquée par la volonté des agents de répartir leur consommation de manière régulière au cours du temps. Le pro-fil de consommation intertemporel possède deux caractéristiques essentielles :

– la pente qui dépend du taux d’intérêt et despréférences des agents, caractérisées par letaux de préférence pour le présent et l’élasti-cité intertemporelle de substitution ;

– le niveau qui dépend de la richesse.

Si le profil de consommation ne dépend enrien de la pente du profil de revenu, il en vadifféremment de l’épargne.

Revenons au graphique 3. Dans le cas a, on voit que la consommation choisie en période  1, c

1, est inférieure au revenu de

période 1, w1. L’épargne est donc positive.

On pourrait faire le même raisonnement à partir des pentes des profils de consom-mation et de revenu. Dans le graphique 3a,la pente du profil de revenu (mesurée par l’angle δ) est plus faible que la pente du pro-fil de consommation (mesurée par l’angle γ). Puisque le profil de consommation et le pro-fil de revenu ont la même valeur actualisée,si le revenu croît moins vite que la consom-mation, le ménage va être épargnant en période 1 et consommer plus que son revenu en période 2.

À l’inverse, dans le graphique 3b, c1>w’

1,

l’épargne est négative, le ménage est emprunteur en première période. Le même raisonnement que précédemment peut être fait sur les pentes des profils de consom-mation. Quand le revenu croît moins vite que la consommation, le ménage va vouloir emprunter en première période. En seconde période, il remboursera son emprunt et sa consommation sera alors plus faible que son revenu.

639150020int.pdf - Février 13, 2015 - 106 sur 144 - BAT DILA

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CONSOMMATION/ÉPARGNE : LES CHOIX DES MÉNAGES107

Effet d’une variation du taux d’intérêtou du revenu sur la consommationet sur l’épargneLa politique fiscale et les transferts sociauxsont susceptibles de modifier les revenus desménages. De la même manière, la politiquemonétaire va affecter les taux d’intérêt. Ouencore, la variation du taux de taxation desrevenus de l’épargne va influer sur les inté-rêts après impôts réellement perçus par lesménages. Quels effets peut-on en attendre ?

Le graphique 4 illustre l’effet d’un change-ment du revenu courant. La dotation initialeest changée en D’. La contrainte budgétaireest déplacée vers la droite. Comme on rai-sonne à taux d’intérêt constant, la pente dela contrainte budgétaire intertemporelle estinchangée. Ce déplacement traduit une aug-mentation de la richesse. Le niveau de laconsommation aux deux périodes va aug-menter. La pente du profil de consomma-tion n’étant pas affectée par la variation durevenu, le rapport consommation future/consommation présente reste inchangé. Celaveut dire que l’augmentation de la richesseva être répartie entre des augmentations deconsommation aux deux périodes.

Ainsi, si le revenu courant augmente d’uneuro, la richesse augmente également d’uneuro. Une fraction de cet euro va se trans-former en une consommation supplémen-taire en période 1, alors que le reste, majorédes intérêts, va être transformé en de laconsommation supplémentaire en période 2.Cela implique que « la propension margi-nale à consommer » va être positive et infé-rieure à l’unité, puisque seule une fractionde l’euro supplémentaire sera consomméeen période 1. C’est la loi psychologique fon-damentale énoncée pour la première fois parKeynes (1936)3.

L’effet d’une augmentation du taux d’inté-rêt sur la consommation est plus compliqué,car le taux d’intérêt agit simultanément surla pente du profil intertemporel de consom-

mation et sur son niveau, puisque il appa-raît dans le calcul de la richesse. L’effet surla pente est simple à prévoir : plus le tauxd’intérêt est élevé, plus la pente du pro-fil de consommation est importante. C’estl’effet de substitution, qui correspond aufait que la consommation future étant rela-tivement moins chère, les ménages vontsouhaiter y consacrer une plus grande par-tie de leur richesse. À l’opposé, l’effet d’unehausse du taux d’intérêt sur le niveau de laconsommation est ambigu. Si l’on regarde lacontrainte de budget vital, on se rend compteque le taux d’intérêt rend relativement moinschère la consommation future, ce qui accroîtle pouvoir d’achat des ménages, mais celaréduit la valeur présente des revenus futurs,diminuant par là même la richesse. Queleffet l’emporte ? En fait, il est facile de com-prendre que les ménages épargnants nets enpremière période vont connaître un enrichis-sement relatif du fait de la hausse du tauxd’intérêt et vont avoir tendance à consommerplus aux deux périodes alors que les ménagesemprunteurs en première période vont êtrerelativement appauvris et avoir tendance àconsommer moins aux deux périodes. C’estl’effet de richesse qui vient compléter l’effetde substitution décrit précédemment. Dans

[3] Keynes J. M. (1936)[1988], Théorie généralede l’emploi, de l’intérêt

et de la monnaie, Paris, Payot. Pour une

discussion approfondiedu rapport entre lathéorie générale de

Keynes et la théorie duchoix intertemporel, onse rapportera à Drouhin

(2007).

4. Effet de hausse du revenu courant

c´2

c´1

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c2

c1

w2

w1

W Ressources présentes

Z

C

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Resso

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108Problèmes économiques FÉVRIER 2015

L’IMPACT D’UNE HAUSSEDU TAUX D’INTÉRÊT SUR LACONSOMMATION ET L’ÉPARGNECommençons par analyser le graphique 5a. Nousraisonnons à profil de revenu donné, c’est-à-direà dotation initiale donnée (D est donc invariant).En revanche, le taux d’intérêt définit la pentede la contrainte budgétaire auquel appartientle point D. Puisque D est invariant, cela signifieque la hausse du taux d’intérêt se traduit par unpivotement de la contrainte budgétaire autour dupoint de dotation initiale. Quel va être l’effet surla consommation ? L’effet de substitution va setraduire par un déplacement de la consommationvers un rayon formant un angle plus élevé parrapport à l’axe des abscisses (γ → γ′). C’estl’intersection de ce rayon avec la nouvellecontrainte budgétaire qui détermine le nouveaupoint de consommation C’. Dans le graphique 5a,la nouvelle consommation en période 1 est plusfaible après la hausse du taux d’intérêt. Commele revenu de première période est invariant,l’épargne augmente.

Le ménage du graphique 5b a les mêmespréférences que celui du graphique 5a (lescourbes d’indifférences sont les mêmes). Il ala même richesse initiale (les deux contraintesbudgétaires de départ sont confondues). La seuledifférence est la structure de la richesse. Leménage du graphique 5a perçoit des ressourcesaux deux périodes alors que celui du graphique5b dispose de l’intégralité de sa richesse enpériode 1. Le point de dotation initiale estdonc situé sur l’axe des abscisses. Ce seraittypiquement le cas d’un ménage « rentier » quidisposerait d’un patrimoine initial importantet ne travaillerait pas. Ce ménage épargneplus, puisqu’il doit financer l’intégralité de saconsommation de période 2 par son épargne.Il est donc relativement plus enrichi par lahausse du taux d’intérêt. L’effet de substitutionest le même pour les deux ménages puisqueles préférences sont les mêmes. C’est doncsur le même rayon (d’angle γ′) que va se situerla nouvelle consommation. Mais la contraintebudgétaire pivotant autour d’un point de dotationinitiale « beaucoup plus à droite », la haussedu taux d’intérêt implique que la consommationen période 1 est plus élevée qu’initialement.Donc l’épargne diminue avec la hausse du tauxd’intérêt. Dans le graphique 5b, l’effet de richessel’emporte donc sur l’effet de substitution.

Nicolas Drouhin

ZOOM

Ressources présentesRessources présentes

c2

c1

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c1

c′1

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w2

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CC

Z Z

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C′

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D

D

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Resso

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5. Effet d’une hausse du taux d’intérêt sur la consommation et sur l’épargne de ménagesinitialement épargnant

b) Cas contre-intuitifa) Cas intuitif

La hausse du taux d’intérêt fait « pivoter »

la contrainte budgétaire autour du point

de dotation initiale.

γ γ ′ γ γ ′

c2

c′2

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CONSOMMATION/ÉPARGNE : LES CHOIX DES MÉNAGES109

le cas des ménages initialement emprunteurs,les deux effets jouent dans le même sens : lahausse du taux d’intérêt implique une baissede la consommation présente et donc unehausse de l’épargne (c’est-à-dire une baissedu montant emprunté). En revanche, pourun ménage initialement prêteur (c’est-à-dire dont l’épargne est positive en premièrepériode), effet de substitution et effet derichesse jouent en sens inverse. L’effet totalva être ambigu. Le graphique 5 illustre cespossibilités (cf. Zoom p. 108).

La meilleure compréhension des effets pos-sibles d’une hausse du taux d’intérêt surl’épargne, incluant la possibilité d’un effet

négatif, est une contribution essentielle de lathéorie du choix intertemporel à l’analyse éco-nomique. Elle a de nombreuses implicationspratiques. Ainsi, il n’est pas du tout évidentqu’une hausse de la fiscalité sur les revenusdu patrimoine (assimilable à une baisse dutaux d’intérêt effectivement perçu par lesménages) implique une baisse de l’épargne,contrairement à ce que qui est généralementaffirmé. Dans le cas, réaliste, d’une élasticitéde substitution intertemporelle faible, c’estau contraire une hausse de l’épargne qui estprévisible pour les plus hauts patrimoines.

DROUHIN N. (2007), « Choix intertemporel et loi psychologique fondamentale », Rechercheséconomiques de Louvain, vol. 73, no 3.

POUR EN SAVOIR PLUS

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110Problèmes économiques FÉVRIER 2015

L’intervention publiqueL’État au sens large regroupe l’État central,les collectivités territoriales et les admi-nistrations de sécurité sociale. Il constitueaujourd’hui un acteur économique majeurdans l’ensemble des pays développés. Pour-tant, cela n’a pas toujours été le cas, jusqu’àrécemment. S’il appartient aux historienset aux sociologues d’expliquer cette évo-lution, la science économique permet decomprendre pourquoi la main invisible dumarché ne peut se passer de la main visiblede l’État.

Une intervention multidimensionnelleL’intervention publique est un phénomène pluriel. Il est en effet possible de distinguer six domaines principaux d’action (cf. Zoom p. 111).

En fonction de l’importance relative de chacunde ces domaines, on obtient différents modèlesd’intervention publique, allant de l’État mini-mal centré sur les fonctions régaliennes àl’interventionnisme le plus poussé. Il est inté-ressant à ce titre de considérer le volume etla structure des dépenses publiques. Celles-cipeuvent être classées en trois catégories :

– les dépenses de fonctionnement serventà la bonne marche des services publics, àl’exemple des dépenses courantes de person-nel et d’entretien ;

– les dépenses d’investissement visent àrenouveler ou à accroître le capital public(achat de matériels et de mobiliers, construc-tions de bâtiments et d’infrastructures) ;

– les dépenses de transfert modifient la répar-tition primaire des revenus par le marché.On peut distinguer les transferts en nature(prise en charge des dépenses de médica-ments ou de soins, enseignement gratuit…)et les transferts en numéraire, subventionsaux entreprises et revenus sociaux versésaux ménages (retraite, allocations familiales,minima sociaux…).

En 2012, la dépense publique représentaitentre 35 % et 57 % du PIB parmi les Étatsmembres de l’Union européenne. La carte  1permet de distinguer divers modèles d’inter-vention et souligne la position particulièreoccupée par la France.

De façon plus générale, l’importance de ladépense publique constitue un phénomènerécent, comme en témoigne son évolutionsur plus d’un siècle (voir graphique). Avantla Première Guerre mondiale, la dépense del’État représentait, en France comme dans lesautres pays occidentaux, entre 10 % et 15 % duPIB. L’intervention publique se limitait alorsessentiellement aux fonctions régaliennes

Le rôle économique de l’État est majeur dans les pays développés puisque la dépense publique y représente entre 35 % et 57 % du PIB. Si certains domaines d’intervention – principalement les fonctions régaliennes – font l’unanimité, d’autres – dépenses sociales, production de biens et services collectifs – suscitent plus de débats. Laurent Simula rappelle les principaux domaines et justifications de l’action publique avant de faire le point sur sa définition et sa mise en œuvre. Il rappelle que si les défaillances du marché appellent l’intervention des pouvoirs publics, il est important de considérer aussi les défaillances de ces derniers.

Problèmes économiques

 LAURENT SIMULA

Université d’Uppsala, Suède

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L’INTERVENTION PUBLIQUE111

que sont la loi, la justice, la police, la défenseet la monnaie. C’est avec la crise des années1930 puis au cours des Trente Glorieuses quel’intervention publique dans l’économie aconnu une progression marquée. Jusqu’à lafin des années 1970, de nombreux États inter-venaient directement dans l’économie, dansle secteur de l’énergie, des transports ou desbanques. Ce modèle n’était pas très propiceà la recherche de l’efficacité et à l’innovation.Il a progressivement cédé la place, dans lesannées 1980 et 1990, à une intervention plusindirecte, fondée sur deux volets : régulationdes monopoles naturels (réseau ferré, d’élec-tricité, de distribution du gaz) et politique

de la concurrence afin d’éviter les pratiquesdéloyales contraires à l’intérêt public. Au-delà des missions régaliennes, l’interventionpublique dans les pays développés est doncloin de se limiter à la dépense. Cette évolu-tion correspond à la fois à une redéfinitiondes objectifs et des instruments d’action despouvoirs publics.

Pourquoi intervenir ?Les trois piliers de l’action publiqueLa justification de l’intervention publique estavant tout d’ordre normatif et s’appuie sur

LES DOMAINES PRINCIPAUXDE L’INTERVENTION PUBLIQUE1. Définir et appliquer des règles du jeu.Selon la formule de Lacordaire, entre le fortet le faible, c’est la liberté qui opprime et laloi qui libère. Des lois, une justice, une policeet une armée chargée de la sécurité nationalesont nécessaires à l’échange marchand. L’États’assure également du respect des règlesde la concurrence et supervise certainesactivités (professions réglementées, marchésfinanciers…).

2. Émettre et gérer la monnaie. Cette fonctionest généralement assurée aujourd’hui parune banque centrale qui conduit la politiquemonétaire selon les règles fixées par lapuissance publique (les traités au sein de lazone euro).

3. Lever l’impôt et dépenser les recettespubliques. Les politiques fiscale et budgétairemodifient les arbitrages des ménages et desentreprises, influencent la productivité globalede l’économie (dépenses en infrastructures,éducation, recherche…) ainsi que le niveau dela demande agrégée.

4. Produire des biens et des services. L’Étatau sens large produit des biens et services

non marchands pour les ménages et lesentreprises. Des services publics et desentreprises jouant un rôle économiqueessentiel ou stratégique peuvent égalementêtre contrôlés par l’État. Par exemple,l’État français contrôle directement ouindirectement près de 87 % du capital d’Areva,dont les activités sont principalement liéesà l’énergie nucléaire.

5. Contribuer à la résolution de problèmes etagir comme médiateur. Les pouvoirs publicspeuvent favoriser l’émergence de solutions,par exemple lorsque des entreprises sonten difficulté, lors de fusions-acquisitionsou de délocalisation. Leur marge d’actionest cependant limitée comme le montrela fermeture des hauts fourneaux lorrainsd’ArcelorMittal (2012-2014).

6. Négocier des accords avec d’autres pays.Ces accords peuvent concerner chacun desdomaines que nous venons de mentionner.On peut penser en particulier à l’ensembledes accords qui ont permis la création du« marché intérieur » de l’Union européenne,aux règles régissant le commerceinternational dans le cadre de l’Organisationmondiale du commerce (OMC) ou encoreaux négociations relatives à la réductiondes émissions de gaz à effet de serre

(protocole de Kyoto).

Laurent Simula

ZOOM

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112Problèmes économiques FÉVRIER 2015

trois piliers principaux : allocation des res-sources, stabilisation de l’activité et redis-tribution. Les fonctions d’allocation et destabilisation ont avant tout pour objectif lameilleure efficacité de l’économie. La fonctionde redistribution permet l’obtention d’unerépartition des richesses plus équitable. Cestrois champs d’action soulignés par RichardMusgrave1 ne sont pas cloisonnés et, en pra-tique, de nombreuses mesures ont des effetsdans chacun d’entre eux. Il est cependantutile de les examiner un à un afin de mieuxcerner la raison d’être de l’action publique.

Allocation des ressources

Le premier théorème de l’économie du bien-être énonce que l’équilibre d’un marché deconcurrence parfaite constitue un optimumde Pareto. Cela signifie que, sous cette hypo-thèse, le libre jeu du marché conduit à un étatde société dans lequel on ne peut améliorer lebien-être d’un individu sans détériorer celuid’un autre. À première vue, on pourrait enconclure avec Pangloss que « tout va pour lemieux dans le meilleur des mondes possiblespourvu qu’on le laisse aller tout seul ». Cetteconclusion serait pourtant erronée. D’unepart, le critère d’efficacité de Pareto ne ditrien sur la répartition des ressources. Ainsi,une allocation dans laquelle une caste diri-geante accaparerait toute la richesse consti-tue un optimum de Pareto. D’autre part, lepremier théorème de l’économie du bien-êtrerepose sur des hypothèses qui ne corres-pondent pas à la réalité des marchés. Leurremise en cause offre un fondement solide àl’intervention publique.

Monopole naturelCertains agents économiques, comme les grandes entreprises, peuvent disposer de pouvoirs de marché. Ils ne prennent pas alors les prix comme des données, mais participent directement à leur formation. Il peut s’agir d’un monopole naturel dans un secteur où la production induit des coûts fixes élevés. On peut penser à la distribu-tion de l’électricité ou au réseau ferré. S’il

est plus efficace de disposer d’une seule entreprise gestionnaire que de plusieurs (dupliquer le réseau est très coûteux), rien ne garantit que cette entreprise cherche à minimiser ses coûts ou à développer des innovations sources de progrès. Il est donc important pour l’État de réguler les mono-poles naturels. Cette régulation peut être directe (nationalisation) ou indirecte, cette seconde option étant aujourd’hui privilé-giée dans la plupart des pays développés.Il s’agit en particulier pour le régulateur de s’assurer que le monopole naturel, déten-teur des infrastructures ferroviaires (Réseau ferré de France) ou de distribution électrique (ERDF et RTE) par exemple, pratique un juste prix d’accès à son réseau. Cette tarifi-cation constitue en effet un élément essen-tiel à l’exercice d’une saine concurrence, que ce soit dans les domaines du transport de fret et de voyageurs ou dans la production d’électricité. En France, cette régulation est confiée à des autorités administratives indé-pendantes, à l’image de l’ARAF pour le rail et de la CRE pour l’énergie. Il existe cependant de nombreuses grandes entreprises dont la taille n’est aucunement justifiée par la tech-nologie qu’elles utilisent. Celles-ci peuvent adopter un comportement prédateur afin

[1] Musgrave R. (1959),Theory of Public Finance,New York, McGraw Hill.

Source : Eurostat.

1. Dépense publique en 2012 (en % du PIB)

> 55 %

50 à 55 %

45 à 50 %

40 à 45 %

35 à 40 %

< 35 %

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L’INTERVENTION PUBLIQUE113

de limiter l’entrée de firmes concurrentes,pourtant porteuses d’idées nouvelles et potentiellement sources de progrès. La poli-tique de la concurrence a pour objectif de limiter les pratiques déloyales faisant obs-tacle au fonctionnement sain des marchés.Il peut s’agir par exemple de l’interdiction des ententes ou des abus de position domi-nante, ou encore de l’interdiction de la vente à perte et de l’encadrement des ventes liées2. La politique de la concurrence est l’un des piliers de la construction européenne. Elle fait partie des compétences communes attri-buées à la Communauté économique euro-péenne (CEE) par le traité de Rome de 1957.

ExternalitésPar ailleurs, en présence d’externalités, lesarbitrages individuels ne tiennent pas comptedes effets de la production ou de la consom-mation sur les autres agents. Les externali-tés sont « négatives » lorsqu’elles diminuentl’utilité de ces autres agents. On peut penserà une entreprise pétrochimique qui polluel’atmosphère. Dans ce cas, les externalitésconduisent à un niveau de pollution supé-rieur à l’optimum de Pareto. En ce sens, il ya « trop » de pollution. Mais les externalitéspeuvent également augmenter l’utilité desautres agents. Elles sont alors « positives ».La recherche développement génère souvent

des connaissances qui bénéficient à la col-lectivité dans son ensemble, soit immédiate-ment soit lorsque les brevets tombent dansle domaine public. Ces externalités sont aufondement des théories de la croissanceendogène. Le problème est que le bénéficemarginal social de ces activités est supérieurau bénéfice marginal privé. Par conséquent,le libre jeu du marché conduit à un niveaud’activités inférieur à celui qui prévaudraità l’optimum de Pareto. Il existe différentesfaçons de corriger les externalités. L’Étatpeut redéfinir les droits de propriété, en don-nant par exemple aux riverains d’une usine ledroit à un air propre. Il peut également fixerdes quotas ou introduire une fiscalité cor-rectrice afin d’égaliser les coûts marginauxprivés et sociaux dans le cas des externalitésnégatives. Au contraire, il peut subvention-ner les agents en cas d’externalités positives,afin d’inciter l’agent (investisseur ou consom-mateur) à augmenter son activité jusqu’auniveau qui maximise le bien-être social.

Biens publicsLes biens publics soulèvent des difficultésproches des externalités. Il s’agit de biensou services consommés collectivement,sans rivalité ni exclusion entre les usagers,à l’exemple du savoir et des techniques (àl’issue de la période de protection par lesbrevets). Dans la mesure où de nombreuxagents peuvent profiter de ces biens sans enpayer le prix, le marché produit spontané-ment ces biens en quantité insuffisante parrapport au niveau Pareto-optimal. Les pou-voirs publics peuvent financer la productionde ces biens, ou bien créer des institutionschargées de protéger ceux qui les produisentdes comportements de « passagers clandes-tins », sans pour autant porter préjudice aubon fonctionnement de la concurrence et àl’innovation.

Défauts d’informationTous les agents ne disposent pas de la mêmeinformation3. Lorsqu’une entreprise sou-haite recruter un nouvel employé, elle ne peut

[2] Pratique commercialeconsistant à subordonner

la vente d’un produità l’achat d’un autre.

[3] Sur les asymétriesd’information, voir dans

ce même numéro l’articled’Anne Corcos

et François Pannequin,p. 58.

2. Dépenses et recettes publiques en France,1872-1974 (en % du PIB)

Source : André Ch. et Delorme R. (1991), « Deux siècles de financespubliques : de l’État circonscrit à l’État inséré », Revue d’économie financière, vol.1, hors-série.

10

20

30

40

50

1870

%

1880

1890

1900

1910

1920

1930

1940

1950

1960

1970

1980

Dépenses

Recettes totales

Recettes fiscales

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114Problèmes économiques FÉVRIER 2015

observer directement sa productivité et estdonc contrainte d’inférer celle-ci sur la basede certains signaux, comme ses diplômes oubien les lettres de recommandation adresséespar ses précédents employeurs. L’employeurdispose donc d’une information imparfaiteen ce qui concerne le « type » (ici la producti-vité) des employés potentiels qu’il interviewe.Il fait face à un problème d’antisélection. Enoutre, une fois le contrat d’embauche conclu,rien ne garantit que l’employé se consa-crera sérieusement aux tâches qui lui serontconfiées. L’employeur dispose d’une informa-tion imparfaite en ce qui concerne le compor-tement ultérieur à la signature du contrat.On parle alors d’aléa moral. En raison de cesdeux problèmes informationnels, l’entreprisepeut hésiter à embaucher lorsque les formali-tés de licenciement sont très contraignantes.L’intervention publique peut alors consisterà réformer les contrats de travail. Les paysd’Europe du Nord ont ainsi réformé le marchédu travail afin d’autoriser une plus grandefacilité de licenciement pour les entreprisestout en accordant des indemnités plus impor-tantes aux salariés licenciés qui bénéficienten outre d’une formation professionnelle per-sonnalisée (flexisécurité).

Les problèmes d’information peuvent mêmeaboutir à l’effondrement et à la disparitionde certains marchés, comme l’a soulignéGeorge  A. Akerlof, prix Nobel d’économie2001. Le système de marché est alors incom-plet. Il est par exemple difficile pour un étu-diant d’emprunter pour financer ses étudesdans une université française. L’État peutalors proposer des bourses à destination deces étudiants, ou encore créer des dispositifsspécifiques de prêt4, afin de corriger l’incom-plétude spontanée des marchés.

Problèmes de rationalité intertemporelleEnfin, les agents peuvent prendre à courtterme des décisions qui ne maximisent pasleur utilité sur l’ensemble de leur cycle devie. Par exemple, les jeunes actifs ne sont pasnécessairement conscients de l’importancede disposer d’une épargne (privée ou collec-

tive) leur garantissant une protection contreles risques santé ou vieillesse. Les pouvoirspublics peuvent donc organiser un dispositifobligatoire (épargne forcée) afin de corrigerles problèmes liés à l’horizon temporel tropcourt de certains ménages.

Toutes ces défaillances du marché, d’ordre essentiellement microéconomique, justi-fient une intervention publique structurelle.Ces mesures de régulation ont pour objectif d’accroître l’efficacité des marchés de façon durable et d’élever le trend de croissance de l’économie à long terme.

Stabilisation de l’activité

Il convient de distinguer le trend de crois-sance, correspondant au niveau de croissance« potentiel » (YP), du niveau de l’activité écono-mique à court terme (YT). La différence YT–YP

correspond à l’écart de production (outputgap), positif en cas de surchauffe de l’écono-mie et négatif en cas de crise. Les politiquespubliques de stabilisation cherchent à minimi-ser cet écart. Tout comme les politiques corri-geant l’allocation des ressources, elles ont pourmaître mot l’efficacité. Cependant, alors queles premières ont à dessein d’élever le niveaude croissance potentiel, les secondes ont pourobjectif de faire coïncider croissance effectiveet croissance potentielle à court terme. Ellessont donc essentiellement conjoncturelles.

Ces fluctuations de court terme peuventrésulter d’une part de mauvaises anticipa-tions par les agents. Les sentiments et émo-tions humaines, les « esprits animaux » selonl’expression de Keynes, peuvent conduireà des prises de décisions peu rationnelles.Les fluctuations peuvent également résulterde rigidités microfondées. Ces « viscosités »limitent les ajustements de prix à court terme,sur le marché du travail (salaires), des biens(prix) et de la monnaie (taux d’intérêt). Parexemple, en raison de l’asymétrie d’informa-tion sur le marché du travail, un employeurpeut fixer le salaire à un niveau supérieurà la productivité de ses salariés, pour deuxraisons tout à fait rationnelles : attirer les

[4] On peut citer sur cepoint les travaux deRobert Gary-Bobo etAlain Trannoy. Voir parexemple : Gary Bobo R.et Trannoy A. (2008),« Efficient Tuition Feesand Examinations »,Journal of the EuropeanEconomic Association, vol. 6, no 6.

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L’INTERVENTION PUBLIQUE115

meilleurs éléments, d’une part, et encoura-ger l’effort, d’autre part5. Le salaire ne jouantplus le rôle de variable d’ajustement surle marché du travail, le marché du travails’ajuste par les quantités, ce qui est sourcede déséquilibres macroéconomiques.

La macroéconomie contemporaine utilise lemodèle offre globale/demande globale, quiintègre ces diverses rigidités, afin d’appré-hender quelles politiques de stabilisationsont efficaces. Ce modèle distingue notam-ment deux types de choc, à l’origine de l’écartde production. Les chocs d’offre affectent larelation entre production et prix, à l’exempledes chocs pétroliers ou technologiques. Leschocs de demande modifient quant à eux larelation entre demande et prix. La réunifi-cation allemande après 1989 constitue unexemple de ce type de choc, la reconstructiondans les nouveaux Länder ayant créé uneforte demande supplémentaire. L’efficacitérelative des politiques budgétaire, monétaireet fiscale dépend de la nature des déséqui-libres macroéconomiques ; il est donc essen-tiel de les identifier clairement afin de rendrel’intervention publique efficace.

Redistribution des richesses

Une allocation des richesses efficace peut être jugée inéquitable selon les critères de justice sociale retenus par la puissance publique. L’intervention publique peut alors chercher à la rendre plus équitable, par exemple, en maximisant le bien-être des plus mal lotis (« maximin »).

Elle peut tout d’abord mobiliser le systèmesocio-fiscal (impôts et prestations sociales). Leproblème est que les transferts monétaires etles impôts modifient dans la plupart des casles arbitrages des agents. Par exemple, l’impôtsur le revenu modifie les arbitrages travail/loisir. En raison de l’effet de substitution, unagent riche peut avoir tendance à travaillermoins ou à réduire son niveau d’effort. L’agré-gation de ces effets induit une perte sèche pourla société. Il existe ainsi un arbitrage entrel’équité et l’efficacité, entre une société très

égalitaire et une société pauvre. La théorie dela fiscalité optimale fondée par James A. Mirr-lees, Prix Nobel d’économie 1996, a pour objec-tif de trouver le meilleur compromis entre lesdeux objectifs, compte tenu d’une conceptiondonnée de la justice sociale.

Dans certains cas cependant, les politiquesde redistribution peuvent contribuer à unemeilleure efficacité. On peut citer les mesuresfacilitant l’accès des ménages pauvres auxsoins médicaux et à l’éducation, qui corrigentles inégalités, mais contribuent aussi à l’aug-mentation de leur productivité et permettentdonc des gains d’efficacité. En outre, de façonplus générale, il semble y avoir sur le longterme une corrélation positive entre le niveaude la croissance potentielle et la faiblesse desinégalités : les sociétés les plus riches sontmoins inégalitaires que les plus pauvres.

Comment intervenir ?De la définition à la mise en œuvredes politiques publiquesLe cheminement logique qui préside à ladétermination de l’intervention publique pro-cède en trois temps. Il convient tout d’abordde s’entendre sur les objectifs poursuivispar le décideur public. Ces objectifs peuventnotamment résulter d’un processus démo-cratique. Il s’agit ensuite d’examiner les dif-férents moyens d’atteindre les fins poursui-vies, compte tenu des contraintes matérielles,institutionnelles ou informationnelles. Enfin,il reste à identifier la meilleure solution réa-lisable, celle qui satisfait au mieux les objec-tifs au sein de l’ensemble des possibles. Onsuit ainsi la démarche préconisée par JamesMirrlees (1986)6 : « Une bonne façon de gou-verner est de s’entendre sur les objectifs,découvrir ce qui est possible et optimiser. »

Le socle normatif :la définition des objectifs

L’approche « bien-êtriste » considère que le bien-être social procède de l’agrégation des

[5] Les salariésqui tireraient au flanc

ne trouveraient pasd’emploi aussi bien

rémunéré par la suite.

[6] Mirrlees J. (1986),« The Theory of Optimal

Taxation », inArrow K. J. et

Intrilligator M. D.(eds), Handbook of

Mathematical Economics, vol. 3, Amsterdam,

Elsevier.

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116Problèmes économiques FÉVRIER 2015

utilités individuelles. Les différents poids sociaux utilisés lors de ce calcul dépendent de l’aversion de la société envers les inégali-tés. Si cette aversion est infinie, par exemple,tous les agents auront un poids social nul,à l’exception des plus mal lotis. On obtient alors la solution « maximin » qui s’inspire de la philosophie de John Rawls. Si, à l’in-verse, le poids social est identique pour tous les individus, l’objectif social correspon-dra à la simple maximisation de la somme des utilités individuelles. On retrouve alors l’utilitarisme de Jeremy Bentham. Amartya Sen, Prix Nobel d’économie 1998, a souligné le rôle des libertés substantielles en matière de justice sociale. Ces libertés sont par exemple la faculté d’échapper à la famine, à la malnutrition, à la morbidité évitable et à la mortalité prématurée, aussi bien que les libertés qui découlent de l’alphabétisation,de la participation politique ouverte ou de la libre expression7.

Si la conception de la justice constitue lepoint de mire de l’intervention publique, il esten pratique souvent nécessaire de définir desobjectifs intermédiaires. Il peut par exemples’agir du niveau de vie, du plein emploi, de lastabilité des prix, de la répartition des reve-nus ou de l’accès de tous aux services essen-tiels (à l’exemple de la CMU en France). Ainsi,le Full Employment and Balanced GrowthAct de 1978 définit les objectifs de la poli-tique économique des États-Unis : croissancestable, plein emploi, inflation faible, équilibrebudgétaire et équilibre de la balance despaiements. Ces différents objectifs intermé-diaires sont parfois contradictoires et il estalors nécessaire de les hiérarchiser.

Les contraintes positives :des instruments en nombre limitéet à l’efficacité circonscrite

Une fois les objectifs définis, il convient de faire l’inventaire des instruments d’action disponibles et de tenir compte de leurs limites respectives. La politique monétaire (action sur les taux d’intérêt) et budgétaire

(dépense publique et fiscalité) constituent les deux volets de l’intervention macroé-conomique conventionnelle. On trouve à leurs côtés un ensemble riche d’instruments microéconomiques : réglementation, dans le domaine de la concurrence, par exemple ; structure des prélèvements directs et indi-rects, sur les ménages et sur les entreprises ; transferts au titre de la sécurité sociale ; investissements publics dans des domaines stratégiques, etc.

L’efficacité de ces instruments est limitée parcertaines contraintes. Par exemple, la poli-tique de régulation des monopoles est sou-mise à deux difficultés, comme l’ont montréJean-Jacques Laffont et Jean Tirole, lauréatdu prix Nobel d’économie 20148. D’une part, lerégulateur a une information très incomplètesur les capacités du monopole, en matière deréduction des coûts et d’innovation. D’autrepart, le monopoleur peut craindre d’êtreexploité par le régulateur dans le futur s’ildivulgue certaines informations. Ce sontaussi des problèmes de crédibilité qui ontmotivé le transfert de la politique monétaireà des banques centrales indépendantes. Ausein de la zone euro, la Banque centrale euro-péenne a pour seule mission le maintien de lastabilité des prix. Une contrainte institution-nelle interdit l’utilisation de cet instrument àdes fins concurrentes.

De façon plus large, l’efficacité des instru-ments de l’action publique dépend de l’envi-ronnement institutionnel. Douglas C. North,Prix Nobel d’économie 1993, a souligné l’im-portance des institutions publiques, maisaussi de droit privé, comme les syndicats,dans le processus de croissance. Ces institu-tions influencent le fonctionnement des mar-chés, notamment du marché du travail.

L’État stratège

L’intervention publique doit disposer d’unnombre d’instruments au moins égal aunombre d’objectifs visés. Il est sinon impos-sible d’atteindre tous les objectifs simultané-ment (règle de Tinbergen).

[7] Sen A. (2000), Unnouveau modèleéconomique.Développement, justice,liberté, éditionsOdile Jacob.

[8] Laffont J.-J. etTirole J. (1993),A Theory of Incentivesin Procurement andRegulation, Cambridge,MIT Press.

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L’INTERVENTION PUBLIQUE117

En pratique, les objectifs sont souvent bienplus nombreux que les instruments. L’inter-vention publique apparaît dès lors commeune succession d’arbitrages entre différentesfins, mais également entre différents hori-zons, en fonction des préférences du décideurpublic pour le plus ou moins long terme. Onpeut ainsi penser à l’endettement public, quipeut être bénéfique à court terme mais quireprésente une lourde charge pour les géné-rations futures lorsqu’il atteint des niveauxexcessifs. Pour chaque politique envisagée,l’État doit opérer une analyse coûts/béné-fices. Aux côtés des coûts directs, il convientd’ajouter les coûts d’opportunité, les res-sources consacrées à une politique donnéen’étant pas disponibles pour conduire unepolitique alternative.

L’État peut opérer soit des arbitrages à lamarge soit des arbitrages structurels. Ainsi,la courbe de Phillips, très populaire dansles années 1970, décrit une relation néga-tive entre l’inflation et le taux de chômage.Un arbitrage à la marge consiste à prendredes mesures pour se déplacer le long d’unecourbe donnée. Un arbitrage structurel repo-sera sur un ensemble de politiques suscep-tibles de déplacer la courbe elle-même et dechanger ainsi de régime.

Des défaillances du marchéaux défaillances de l’État

Le processus que nous venons de décrire,allant de la définition des objectifs à la mise en œuvre des politiques publiques, n’est pas aussi lisse qu’il y paraît. Certaines dif-ficultés sont inhérentes à la prise même de

décision en démocratie. Il est par nature difficile de dégager l’intérêt général à partir des intérêts particuliers, comme l’a montré la théorie du choix social à la suite de Ken-neth Arrow. En outre, la définition des objec-tifs peut être influencée par certains lobbies. À cela s’ajoutent des délais peu compres-sibles. La prise de décision en démocratie repose sur un processus relativement lourd.En raison de problèmes d’agenda, certaines mesures, appliquées trop tard, peuvent s’avérer moins efficaces que prévu et même parfois avoir l’effet inverse du but recher-ché. D’autres aspects sont liés au fonction-nement même des administrations et des organismes publics. Comme toute forme d’organisation, ces derniers peuvent avoir tendance à se « bureaucratiser » et adop-ter des comportements « routiniers » qui en limitent l’efficacité. Frank Kafka décrit ainsi dans Le Château une administration dans laquelle « les gens travaillent à leur propre confusion ».

* * *

S’il n’existe pas un modèle unique d’interven-tion publique, certaines formes d’interven-tion se révèlent plus efficaces que d’autres.Les nouvelles théories de la régulation, aux-quelles Jean-Jacques Laffont et Jean Tiroleont énormément contribué, ont souligné quele « sens commun » conduisait souvent àl’adoption de mesures sous-optimales. L’éva-luation, en amont comme en aval, apparaîtdès lors un élément indispensable à la légiti-mité de l’intervention publique.

POUR EN SAVOIR PLUSBÉNASSY-QUÉRÉ A.,

COEURÉ B., JACQUET P.et PISANI-FERRY J. (2012), Politique économique, Bruxelles, De Boeck.

BOZIO A. et GRENET J. (dir.)(2010), Économie despolitiques publiques, Paris,La Découverte, coll.« Repères ».

SIMULA L. et SIMULA L. (2014), La dissertation économique.Préparation aux concours,La Découverte, Paris, coll.« Grand Repères ».

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118Problèmes économiques FÉVRIER 2015

Marché et marchés :une approche institutionnelle des modalités de l’échange économiqueMarché et sociétéL’approche des économistes

Pour la science économique, le marché est unconcept, sans cesse retravaillé depuis troissiècles. Il vise à concevoir les modalités del’échange dans une situation abstraite oùs’ajustent autour d’une seule variable – le prix– les intérêts opposés des vendeurs et des ache-teurs. Le plus souvent, l’économiste contem-porain, héritier de la pensée de Léon Walras,ajoutera au terme de « marché » les adjectifs

« pur et parfait » pour définir les normes selonlesquelles doit s’exercer la concurrence (ato-micité des agents offreurs et demandeurs,homogénéité des produits, liberté d’entrée etde sortie, transparence de l’information). C’està ces conditions exclusives, en effet, que l’onaurait affaire à un « vrai » marché, conformeà la théorie. La formulation d’un tel conceptn’empêche aucunement les économistes d’être

Lieu abstrait de rencontre entre offreurs et demandeurs, le marché est théorisé par les écono-mistes comme un mode de coordination particulièrement efficient : une unique variable, le prix, permet en effet d’ajuster les intérêts d’une multitude d’agents. S’intéressant avant tout aux conditions qui permettent aux marchés de bien fonctionner, les économistes ont tendance à délaisser la question de leur élaboration et de leur place au sein de la société, réduisant même parfois les liens sociaux à des liens marchands ou à des liens imparfaits qui gagneraient à être conformes à l’idéal du marché. François Vatin présente ici l’approche du marché développée par la sociologie économique : mêlant les conceptions des économistes et des sociologues, elle analyse la diversité de l’échange, fonctionnant selon des mécanismes hybrides relevant tout autant de la logiqueéconomique que des valeurs et conventions sociales.

Problèmes économiques

 FRANÇOIS VATIN

Université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense

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MARCHÉ ET MARCHÉS : UNE APPROCHE INSTITUTIONNELLE DES MODALITÉS DE L’ÉCHANGE ÉCONOMIQUE119

conscients par ailleurs que les formes socialesd’échange observables sont plus ou moinsproches d’un tel schéma et en sont parfoismême très éloignées.

Une telle conceptualisation ne s’oppose pas forcément au point de vue du sociologue éco-nomiste, si on y voit un idéal-type au sens de Max Weber. Elle devient problématique en revanche dans le cadre de deux régimes argumentatifs que pratiquent parfois les économistes :

– si on attache au concept une valence histo-rique universelle, comme si les liens entre leshommes avaient toujours été des liens mar-chands, l’étaient tous aujourd’hui et devaienttoujours l’être jusqu’à la fin des temps(« naturalisation » du marché) ;

– si l’idéal théorique est mué en idéal social,avec l’idée qu’il faudrait en toutes circons-tances rapprocher la réalité du concept entransformant les liens sociaux concrets« imparfaits » en véritables liens marchandsconformes à l’idéal théorique (« normalisa-tion » du marché).

L’approche du sociologue

Pour le sociologue, les « faits économiques » sont des « faits sociaux » comme les autres et relèvent en ce sens d’une investiga-tion « positive » : il faut les décrire pour en expliquer la cohérence et la façon dont ils s’insèrent dans la dynamique globale des sociétés1. Le marché est en ce sens une « institution » sociale, selon le sens qu’Émile Durkheim a donné à ce terme : « toutes les croyances et tous les modes de conduite institués par la collectivité2 ». Les institutions sont le produit de l’histoire des sociétés ; elles sont ce dont les indi-vidus sociaux héritent, qu’ils ne peuvent modifier par simple effet de leur volonté.Elles se présentent donc à eux comme des « contraintes », ce qui justifie la formule si controversée de cet auteur selon laquelle il faut « prendre les faits sociaux pour des choses3 ». Mais le caractère social de cette

nature la plonge dans l’historicité, rétros-pective comme prospective (le problème du « changement social »). Or c’est précisément cette historicité que tend à gommer la théo-rie économique en proposant, sous la figure du marché, une algèbre universelle et intem-porelle des relations sociales.

La leçon d’Émile Durkheim rejoint alors celle de Karl Marx quand il critiquait le « fétichisme de la marchandise » des éco-nomistes classiques4. Ceux-ci auraient,selon ce dernier, pris les « relations entre les hommes » pour des « relations entre les choses » ; ils hypostasieraient la société capitaliste de marché qui serait pour eux la forme universelle et intemporelle des relations sociales ; ils naturaliseraient en ce sens le marché comme une forme indé-passable d’organisation économique de la société. Par cette vive critique, Marx ne répudiait pas pour autant la théorie éco-nomique. Il considérait au contraire celle-ci, dans sa forme la plus achevée (selon lui,celle de Ricardo), comme une clé de lecture incontournable de la société de son temps.Il entendait seulement historiciser les caté-gories naturalisées par Ricardo.

L’approche de la sociologieéconomique

Dans le sillage de Marx, la sociologie écono-mique, quand elle s’intéresse au marché, ne peut ignorer la conceptualisation des écono-mistes. Mais elle prend pour une question,ce que les économistes posent comme un postulat : l’existence même du « marché ». Il faut ici faire une remarque qui, derrière son apparence terminologique, est en fait de pre-mière importance. Si l’on considère, comme il est fait communément, que la théorie éco-nomique est la science qui étudie la forma-tion des prix sur un marché, alors, toute éco-nomie est nécessairement « marchande5 ». A contrario, pour fonder son programme, la sociologie économique exige une définition plus large de l’économie, comme agence-ment des relations entre les hommes visant

[1] Steiner Ph. etVatin F. (2013), « Le fait

économique commefait social », in Traité desociologie économique,

Paris, PUF, 2e édition,introduction, p. 1 à 11.

[2] Durkheim É. (1901)[1988], Règles de la

méthode sociologique, Paris, Flammarion, coll.

« Champs », préface àla 2e édition, p. 90.

[3] Durkheim É. (1895),Les Règles de la méthode

sociologique, op. cit., chapitre 2.

[4] Marx K. (1867) [1993],Le Capital, livre Ier,

chapitre 1er, § 4,« Le caractère fétichede la marchandise et

son secret », Paris, PUF,p. 81 à 95.

[5] Il faut ici rappeler ladéfinition canonique de

la science économiquepar Lionel Robins en

1932 : « Science quiétudie le comportement

humain comme unerelation entre des fins

et des moyens raresqui ont des usages

alternatifs. » La notionde marché n’est pas

explicitement présentedans cette définition

qui pose la théorieéconomique comme lascience de l’allocationrationnelle (optimale)

des moyens aux fins.Mais, selon la théorie

néoclassique, le marchéconstitue l’instrument

efficace d’une telleallocation optimale.

Notons toutefois quel’économiste polonais

Oskar Lange avaitmontré, dès les années1930, la convergence du

marché pur et parfaitet de la planification

parfaite.

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120Problèmes économiques FÉVRIER 2015

à la reproduction matérielle de la société.Cette définition couvre les champs classi-quement reconnus comme « économiques » : la production, la distribution, la consomma-tion, et ouvre la possibilité que les fonctions économiques soient assurées par des dispo-sitifs marchands ou par d’autres dispositifs sociaux6.

La sociologie économique peut alors rendre compte de contextes sociaux où la distri-bution des biens et des positions n’est pas régie, ou pas exclusivement régie, par des dispositifs marchands. De plus, si elle peut admettre la conceptualisation du marché par les économistes comme un cas-limite,elle doit l’inscrire dans un champ de formes sociales possibles et ne lui donner aucune prééminence a priori. Il lui faut à la fois comprendre l’émergence du marché comme forme sociale, son caractère plus ou moins central dans l’organisation des sociétés et la multiplicité de ses formes concrètes,dans l’histoire, comme dans le présent. Cela nécessite aussi de penser l’hybridation entre le « marché » comme catégorie idéaltypique et d’autres catégories sociologiques, rele-vant de l’ordre du politique, du symbolique,du technique, etc. Enfin, la sociologie ne saurait accorder au marché et, a fortiori, au « marché parfait », aucune valeur normative a priori : il y a d’autres modalités possibles d’échange entre les hommes que le marché et un marché « parfait » ou, plutôt, un mar-ché qui s’en rapprocherait asymptotique-ment, n’est pas forcément plus souhaitable qu’un autre.

Sur cette base, il est possible de distinguerdeux questions emboîtées :

– celle de la place historique du marché parmi d’autres institutions économiques dans l’organisation des sociétés ;

– celle des formes différenciées du marché,notamment dans les sociétés contempo-raines où cette institution domine la repro-duction sociale.

Institution historique du marché :la sociologie économiquepolanyienneDes sociétés traditionnellesaux sociétés capitalistes :le « désencastrement » du marché

La première question reste attachée au nomde Karl Polanyi, déjà cité7. Dans ses travauxd’histoire et d’anthropologie économique, il ainsisté sur l’ancienneté historique des formesmarchandes, mais, aussi, sur le statut radi-calement nouveau du marché dans les socié-tés contemporaines. Depuis la plus hauteantiquité et dans des sociétés de nature trèsdifférente, les hommes ont noué des rela-tions marchandes. Mais, souligne Polanyi,celles-ci ne dominaient pas l’ensemble de lavie sociale. Les marchés constituaient des« poches » au sein de sociétés, dont la repro-duction reposait pour l’essentiel sur d’autresinstitutions sociales. Il distingue à cet égardtrois modalités fondamentales des économies« traditionnelles » : l’autarcie (la vie domes-tique), la réciprocité (le don-contre-don) etla redistribution (par une autorité centralequi prélève des richesses). Les marchés pro-prement dits, quand ils existent, sont, selonsa formule qui a connu une grande postérité,« encastrés » (« embedded ») dans la société ;leur pouvoir régulateur sur l’ensemble de lasociété reste faible.

Ce qui caractérise en revanche la sociétécapitaliste moderne pour Karl Polanyi, c’estle principe du « marché autorégulateur ». Dèslors, le marché devient l’institution socialedominante, chargée d’allouer « mécanique-ment » (c’est-à-dire par le jeu impersonnel del’offre et de la demande) l’ensemble des res-sources économiques aux personnes. Polanyimontre que pour que le marché soit ainsiautorégulateur, il faut élargir la catégorie de« marchandise ». Dans les sociétés tradition-nelles, les marchandises ne sont que les biensproduits. La production elle-même, régie par

[6] Polanyi K. (posthume,1977) [2011] ,La Subsistance del’homme. La placede l’économie dansl’histoire et la société, Paris, Flammarion,2011, et notamment lechapitre 2 : « Les deuxsignifications du termeéconomique. »

[7] Outre l’ouvrage citésupra, voir, Polanyi K.(1944) [1983], La grandetransformation, Paris,Gallimard, ainsi que leriche recueil d’articlesparus entre 1922 et 1964,réunis dans ses Essais, Paris, Le Seuil, 2008.

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MARCHÉ ET MARCHÉS : UNE APPROCHE INSTITUTIONNELLE DES MODALITÉS DE L’ÉCHANGE ÉCONOMIQUE121

les principes d’autarcie et de réciprocité(entraide), échappe au règne du marché. Pourque le marché devienne autorégulateur, il fautdonc que ce que les économistes appellent les« facteurs de production » deviennent égale-ment des marchandises. Polanyi distinguetrois facteurs de production : le travail (la vieproductive des hommes), la terre (la nature)et la monnaie (les instruments de paiementlibératoires émis par une instance politique).Pour que le marché devienne autorégula-teur, il faut que ces trois biens soient traitéscomme des marchandises. Or, nous dit Pola-nyi, ces biens ne sont pas « produits » ; ilssont traités comme des marchandises sansen avoir les propriétés constitutives. Ce nesont que des marchandises « fictives ».

Un processus socialementdestructeur

Le développement du marché autorégulateurcorrespond pour Polanyi à un processus de« désencastrement » du marché. Ce processusest pour lui socialement destructeur, car lemarché n’est pas capable d’assurer harmo-nieusement la reproduction de ces biens. Lemarché autorégulateur a un caractère parasi-taire ; il se développe aux dépens de ce dontil se nourrit. Polanyi rejoint en quelque sortela célèbre formule de Marx, qu’il a critiquémais auquel il doit beaucoup : « La produc-tion capitaliste ne développe la techniqueet la combinaison du procès de productionsocial qu’en ruinant dans le même temps lessources vives de toute richesse : la terre et letravailleur.8 » On peut donc, en s’appuyant surPolanyi, développer une critique des effetspervers de la « société de marché » (c’est-à-dire, non d’une société où existent des mar-chés, mais d’une société où l’ensemble de larégulation sociale est confiée au marché) :

– critique de la marchandisation du travail(salariat ou « question sociale ») ;

– critique de la marchandisation de la nature(écologie ou « question naturelle ») ;

– critique de la marchandisation de la mon-

naie (dissolution du politique dans la finan-ciarisation).

Selon Polanyi, le règne du marché autorégula-teur aurait provoqué des contre-mouvementssociétaux (« autoprotection de la société »),se traduisant par un retour de la dominationde l’instance politique, dont la forme exacer-bée est le totalitarisme des années 1930 (fas-cisme, nazisme et communisme soviétique). Unpeu comme son contemporain John MaynardKeynes, il était à la recherche d’une « troisièmevoie » permettant le maintien d’une sociétépolitiquement libérale9, ce qui suppose que lemarché soit régulé et donc « ré-encastré » dansle social. Ce projet social correspond assez bienaux modes d’organisation qui se sont mis enplace aux États-Unis dans le cadre du New Deal,puis en Europe occidentale après la SecondeGuerre mondiale. Pensons, par exemple, à lasignification, en France, de l’établissementd’un « salaire minimum », norme sociale définieen fonction d’une mesure des besoins vitaux(salaire minimum interprofessionnel garanti :Smig établi en 1950), puis incorporant l’idéed’une juste redistribution des fruits de la crois-sance (salaire minimum interprofessionnel decroissance : Smic, établi en 1970). A contrario, le « néolibéralisme », né des « contre-révolu-tions libérales » au Royaume-Uni (période dugouvernement de Margaret Thatcher) et auxÉtats-Unis (présidence de Ronald Reagan), peutêtre vu comme un nouveau désencastrement dumarché, lequel est gros de risques politiques, sion adhère à la thèse polanyienne.

Une thèse radicale

La limite de l’argumentaire polanyien résultetoutefois de sa radicalité. Même si, commeon l’a vu, des dispositifs d’autoprotection dela société contre le règne exclusif du marchéont été mis en place tout au long des XIXe et XXe

siècles, et, notamment, dans la période qui asuccédé à la seconde guerre mondiale, il fautbien admettre que, globalement, les relationsmarchandes n’ont cessé de s’étendre, tant surun plan spatial (le capitalisme conquérant denouveaux espaces), qu’en ce qui concerne la

[8] Marx K., op. cit., p. 567.

[9] Keynes J. M. (1936)[1988], Théorie généralede l’emploi, de l’intérêtet de la monnaie, Paris,

Payot, chapitre 24.

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122Problèmes économiques FÉVRIER 2015

nature des biens susceptibles d’être « mar-chandisés » : extension mondiale du salariat,privatisation généralisée des terres, maisaussi émergence de nouvelles marchandises« virtuelles » comme les assurances, les biensmobiliers, etc. Or, en dépit des inquiétudesde Polanyi et de ses nombreux disciples, lasociété « tient », ce qui n’est pas dit ici pourinvalider les craintes fondées de ces auteurssur les risques liés à la marchandisation géné-ralisée des sociétés, mais comme un fait quela sociologie économique se doit de prendre enconsidération.

La sociologie économique contemporaine estalors amenée à regarder la question d’uneautre manière. La limite de l’analyse de Pola-nyi est, d’une certaine manière, d’être restéetrop proche de la pensée des économistes, enposant la notion de marché comme un concepthomogène au statut incertain. Le marchés’oppose-t-il radicalement aux trois institu-tions économiques traditionnelles (autarcie,réciprocité et redistribution) ou doit-il êtreconsidéré comme une quatrième institu-tion ? Si le marché est une institution, il estpar nature lui-même « encastré » et l’idée de« désencastrement » devient conceptuelle-ment problématique. Mais si le marché n’estpas une institution, quel peut-être le statut dece concept pour la sociologie économique ?Les recherches récentes de sociologie écono-mique adoptent donc plutôt la première pos-ture. Elles se détachent alors de la catégorieabstraite de marché pour étudier les marchésdans leurs formes variées, en considérant lescapacités socialement intégratrices de cesdispositifs à la fois matériels et politiques,qui ne sont donc plus, selon ce schéma, consi-dérés comme « désocialisateurs » par nature.

La sociologie des marchésLa diversité des marchés

L’investigation empirique (l’enquête) quicaractérise la méthode des sociologues parrapport à celle des économistes conduit à

faire éclater la catégorie de marché : peut-on en effet considérer comme relevant d’unmême modèle, les marchés de quartier ou devillage où l’on va acheter fruits et légumes,ceux des valeurs mobilières qui se déroulentdans les « salles de marché » des grandesbanques et autres institutions financières,ou le « marché du carbone » organisé entreÉtats en application du protocole de Kyoto de1997 ? Oui, diront les économistes, si, danschaque cas, on peut mettre en évidence unmécanisme de concurrence qui se traduitpar l’établissement d’un prix et de quantitéséchangées à ce prix. Mais le sociologue nepeut en rester là. Il doit observer les acteursen présence et la nature des liens qui s’éta-blissent entre eux : ceux de la ménagère etdu maraîcher sur le marché du village ne res-semblent guère à ceux de deux institutionsétatiques sur le marché du carbone. Il doitaussi observer les formes pratiques, tech-niques, de l’échange : la présence ou non deproduits, les modalités de leur évaluation etcertification, la temporalité des transactions(les transactions sur le marché hebdoma-daire du village ou les échanges à la vitessede la lumière entre les traders), etc.

C’est à l’examen de toutes ces questions,posées sur les terrains les plus divers, ques’est attelée la sociologie des marchés. Il n’estpas question ici de présenter de manièreexhaustive ce courant de recherche, ni mêmede tenter d’en faire un bilan raisonné, maisseulement de citer quelques cas exemplairesqui permettent d’exposer la nature des ques-tions en jeu et l’heuristique de la démarche10.

Quelques cas exemplaires

Le marché aux fraises solognotIl faut d’abord citer l’étude de Marie-FranceGarcia-Parpet sur le marché aux fraisessolognot11. Cet exemple est particulièrementéclairant pour notre sujet puisqu’il portesur le passage d’une forme de marché à uneautre. L’auteur montre en effet comment onest passé d’un marché « de gré à gré » entreles producteurs et des intermédiaires qui se

[10] Voir, pour une revueriche et pédagogique dela littérature, Steiner Ph.(2011), La Sociologieéconomique, Paris, LaDécouverte, 4e éd.

[11] Garcia-Parpet M.-F.(1986), « La constructionsociale d’un marchéparfait : le marché aucadran de Fontaines-en-Sologne »,Actes de la Rechercheen sciences sociales, vol. 65, novembre.

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MARCHÉ ET MARCHÉS : UNE APPROCHE INSTITUTIONNELLE DES MODALITÉS DE L’ÉCHANGE ÉCONOMIQUE123

connaissaient et nourrissaient entre eux desliens complexes obligés (puisque la familia-rité sociale n’empêchait pas la divergencedes intérêts économiques, à court terme entout cas) à un marché impersonnel, reposantsur un dispositif technique : le « cadran ».Dans ce nouveau cadre, les acheteurs et lesvendeurs ne se fréquentent plus ; plus exac-tement, les relations sociales qu’ils peuvententretenir ne peuvent plus interférer avec le« mécanisme du marché », c’est-à-dire l’éta-blissement d’un prix et les appariementsentre offres et demandes. On voit ici à l’œuvreune logique de « performation économique »(transformation de l’économie réelle par lamise en œuvre de l’économie théorique12), puisque l’acteur social qui a promu cettenouvelle organisation (jeune diplômé d’uneécole de commerce) a explicitement cherchéà rapprocher les modalités d’échange sur cemarché de l’idéal théorique que constituele marché walrassien. Cette étude montredonc que le marché « walrassien » ne consti-tue qu’une forme de marché parmi d’autres,que son instauration (ou, plus exactement,l’instauration de relations marchandes quis’en inspirent) est le produit de décisions« politiques », qu’elle exige des dispositifsmatériels particuliers (ici le « cadran »), et, infine, qu’elle reconfigure les rapports de forceentre offreurs et demandeurs, mais aussil’ensemble de l’organisation sociale autourde ce marché, tout au long de la « filière » quimène les fraises des serres des producteursaux assiettes des consommateurs.

Le marché de l’assurance-décèsUn problème différent est posé par l’étudede Viviana A. Zelizer sur l’instauration dumarché de l’assurance décès aux États-Unis dans la seconde moitié du XIXe siècle.En effet, dans le cas des fraises, le produitexiste et son caractère marchand n’est pasmis en doute ; il s’agit seulement du passaged’une forme de transaction à une autre. Enrevanche, dans le cas de l’assurance-décès,l’enjeu est la construction même de la mar-chandise, qui est un bien immatériel, et de

son acceptabilité sociale : peut-on « jouer del’argent » sur la mort ? On voit ici à l’œuvrela dimension morale du marché qui renvoieaux interrogations polanyiennes. Quels sontles biens qui peuvent être soumis aux « loisdu marché » et quels sont ceux qu’il faudraitau contraire protéger contre ce mécanismesocial aveugle d’allocation des ressources13 ?L’étude de Zelizer montre que la question nepeut se résoudre au seul sein de l’institutionmarchande. C’est un changement sociétaldans la considération même du statut de lamort qui a pu rendre possible le marché del’assurance-vie aux États-Unis14.

Donneurs et receveurs d’organesDans le même ordre d’idées, Philippe Steinera étudié les mécanismes de circulation desorganes entre un « donneur » et un « rece-veur » en montrant précisément que nossociétés « libérales » avaient, en ce cas d’es-pèce, mis en place des dispositifs technico-juridiques complexes pour éviter l’allocationmarchande de la ressource extrêmement rareet demandée que constituent les organes15.

Un marché scolaire ?Si, assurément, le champ des biens suscep-tibles d’être mis sur le marché est, dans nossociétés, plus large qu’il ne l’a probablementjamais été dans l’histoire de l’humanité, tousles biens ne sont pas marchandisables etd’autres dispositifs sociaux d’allocation desressources existent.Ainsi, faut-il se méfier éga-lement de l’usage métaphorique de la notionde marché pour désigner tout mécanismed’allocation de ressources. On a souvent cou-tume, par exemple, de parler de « marché sco-laire » pour rendre compte de l’appariemententre des élèves, définis par leurs attributssociaux (origines sociales, niveaux scolaires),et les établissements, plus ou moins cotés. Ici,aussi, la société connaît un problème d’allo-cation de ressources rares (les places dansles « bonnes » écoles), mais les mécanismessociaux d’allocation de ces ressources ne sontpas, en France, pour l’essentiel, de naturemarchande, ne serait-ce que parce qu’ils ne

[12] Muniesa F.et Callon M. (2013),

« La performativité dessciences économiques »,in Steiner Ph. et Vatin F.

(dir.), op. cit.

[13] La nature des biensdont la marchandisation

est rejetée variesuivant les sociétés. On

comprend les tabousqui s’attachent au

corps ou à la mort deshommes, mais peut

jouer aussi le statutsocial des animaux, voire

même de leur produit(traditionnellement

les Maures rejetaientla commercialisation

du lait), sans parler ducas de la terre, dont

l’appropriation privéeet surtout le transfert

de propriété par lemarché ont été rejetés

longtemps dans laplupart des sociétés.

[14] Zelizer V. A., (1979),Morals and Markets.The Development of

Life Insurance in theUnited States, New

Brunswick, Transactionbooks. Soulignons

l’euphémisationqui consiste, encore

aujourd’hui, àdénommer « assurance-

vie » ce qui est en faitune « assurance-décès ».

[15] Steiner Ph. (2010),La Transplantation

d’organes : un commercenouveau entre les

êtres humains, Paris,Gallimard.

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124Problèmes économiques FÉVRIER 2015

s’appuient pas sur des prix. Rien n’interdit,pourtant, la mise en place d’un marché duproduit éducatif, qui existe effectivement auxmarges de notre système d’enseignement (neserait-ce que pour le soutien scolaire). Mais,pour le moment en tout cas, qu’on le regretteou que l’on s’en félicite, l’organisation socialede l’espace éducatif français reste fondée surdes logiques non marchandes.

Les marchés financiersUn dernier exemple mérite d’être cité danscette brève revue, celui des marchés finan-ciers modernes. On est ici au plus proche, enapparence tout au moins, du marché walras-sien idéaltypique, puisque l’informationcircule à la vitesse de la lumière dans lesréseaux électroniques et que les transactionss’opèrent en fonction d’une seule variable :le prix. Pourtant, ces marchés ont des parti-cularités sociales significatives. D’une part,comme on l’a vu, ils reposent, tel le marchéau cadran des maraîchers solognots, sur desinfrastructures matérielles, mais ici beau-coup plus complexes : ces fameuses « sallesde marché » qui sont des nœuds de réseauxinformatiques particulièrement denses, dotésde multiples écrans et autres outils de com-munication. Si les biens échangés sur cesmarchés apparaissent de plus en plus « vir-tuels », au sens, non pas d’une déconnexion,mais d’une médiatisation croissante par rap-port aux biens économiques « tangibles », enrevanche, les transactions ne peuvent s’opé-rer que grâce à la mise en œuvre d’un appa-reillage technique qu’il faut analyser commeon le ferait d’un quelconque outil industriel.Or, comme l’ont montré les études de DonaldMcKenzie, cet appareillage est de plus enplus doté d’automatismes marchands incor-porés dans les logiciels qui sont fondés sur

les théories économico-financières mathé-matisées du comportement rationnel sur unmarché de valeurs16. Moins que nulle partailleurs, le marché n’apparaît ici comme larésultante mécanique du libre jeu spontanédes acteurs, puisque ce jeu est étroitementencadré par des formules résultant de lathéorie, laquelle est censée rendre compte dela façon dont les acteurs agiraient en situa-tion de marché pur.

* * *Les marchés, même ceux qui se rapprochentle plus des modèles élaborés par la théorieéconomique, apparaissent donc toujours, auregard de l’enquêteur sociologue, comme desinstitutions sociales spécifiques appuyées surdes dispositifs matériels. Le marché des éco-nomistes (la rencontre mathématique d’unecourbe d’offre et d’une courbe de demande)n’est que la formulation résumée, et aprèscoup, de mécanismes complexes d’apparie-ment entre acteurs économiques. L’établisse-ment du prix lui-même dépend de ces formesmarchandes : le rapport de force entre ven-deurs et acheteurs de fraises est modifié parl’introduction du cadran, comme l’établisse-ment des valeurs financières est modifié parl’introduction des formules de mathématiquesfinancières dans les ordinateurs des salles demarché. Pensées comme des relations socialescomme les autres, les relations marchandes,multiples dans leur forme, ne peuvent êtreconsidérées comme désocialisatrices parnature. Pour autant, toutes les sociétés, mêmela nôtre, mettent des bornes à l’emprise desrelations marchandes, qui ne constituent pasla seule modalité possible d’allocation desbiens, et, a fortiori, la seule forme concevablede relations d’échanges entre les hommes.

[16] McKenzie D. et MilloY. (2003), « Constructiond’un marché etperformation théorique.Sociologie historiqued’une bourse de produitsdérivés financiers »,Réseaux, no 122.

STEINER PH. (2011), La sociologie économique, Paris, La Découverte, coll. «Repères».

STEINER PH. et VATIN F. (2013), Traité desociologie économique, Paris, PUF, coll.« Quadrige ».

POUR EN SAVOIR PLUS

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MARCHÉS, CONCURRENCE ET RÉGLEMENTATION125

Le marché peut être aussi bien appréhendécomme un ordre spontané que comme unconstruit social1. De la même façon, laconcurrence peut être conçue comme unéquilibre ou comme un processus. Dans cetteseconde hypothèse, on peut considérer soitque le marché conduit inexorablement à laconcentration et donc à son propre blocage,soit qu’il est autorégulateur. Dans le premiercas, la politique de la concurrence est unecondition essentielle à la pérennité de l’ordreconcurrentiel. Dans le second, elle doit prin-cipalement veiller à la préservation de la« contestabilité » des marchés.

Ces différentes approches s’accordent surle fait que le fonctionnement même du pro-cessus de concurrence puisse être altéré, soitpar les comportements des acteurs, soit parla structure même du marché. Le premierfacteur de risque relève de la politique deconcurrence. Il s’agit de prévenir et de sanc-tionner les stratégies de marché susceptiblesde compromettre la pérennité de l’ordreconcurrentiel. Le second facteur relève de lapolitique de régulation au sens large. Il s’agitde corriger les défaillances de marché, voirede construire des marchés concurrentiels.

La concurrencecomme un processus instable ?La concurrence est à la fois l’aiguillon essen-tiel de l’efficacité économique et un proces-

Marchés, concurrence et réglementation

Condition nécessaire à l’efficacité des marchés, la concurrence est également un processus fragile et autodestructeur. En effet, sans intervention publique, l’activité économique peut déboucher spontanément sur la concentration et l’accaparement du marché par quelques firmes. Or, les situations de monopole et d’oligopole sont dommageables à long terme pour la collectivité car les entreprises en position dominante pratiquent des prix plus élevés tout en étant moins incitées à innover. La politique de la concurrence, qui vise à éviter les abus de position dominante et les ententes anticoncurrentielles, fait néanmoins partie des politiques publiques les plus contestées, comme le montre Frédéric Marty. On lui reproche notamment de réduire la motivation des entreprises les plus innovantes, incitées à prospérer par les perspec-tives de surprofit liées au dépassement des concurrents. Tout l’enjeu des politiques de concur-rence est ainsi de sanctionner les pratiques déloyales sans réduire les incitations à l’efficacité.

Problèmes économiques

 FRÉDÉRIC MARTY

CNRS, groupe de recherche en droit, économie et gestionUMR 7321 université Nice Sophia Antipolis

[1] Sur ce point, voirdans ce même numéro

l’article de FrançoisVatin, p. 118.

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126Problèmes économiques FÉVRIER 2015

sus fragile, dont la dynamique même peutconduire à son propre blocage.Tout d’abord, les acteurs du marché ontrationnellement intérêt à échapper à laconcurrence. Ils pourront réaliser un sur-profit en abusant d’un pouvoir de mar-ché résultant d’une position dominante.Une situation de monopole, ou dans unemoindre mesure une configuration de car-tel, permettent de dégager un surprofit parrapport à l’équilibre de concurrence pureet parfaite où chaque facteur de produc-tion n’est rémunéré qu’au niveau de soncoût marginal. Échapper à la concurrencepermet également de maîtriser les risquesde marché. Comme le notait John Hicksen 1935, le plus grand profit du monopolen’est pas tant un surcroît de rentabilité quela garantie d’une vie paisible, à l’abri desrisques concurrentiels2.La concentration du pouvoir économique a plusieurs conséquences négatives. Elle se traduit tout d’abord par l’imposition de prix supérieurs aux prix de concurrence pure et parfaite, entraînant à la fois une perte sèche de bien-être dans l’économie et un transfert de richesses entre les agents au détriment de ceux dépourvus de pouvoir de marché. En termes dynamiques, elle conduit également à un coût économique majeur en amoindris-sant les incitations des firmes à innover.Apparue pour la première fois aux États-Unis en 1890 avec le Sherman Act3, la poli-tique de concurrence doit contrecarrer cette tendance naturelle et inexorable. Les deux premières sections de cette loi constituent la matrice des politiques de concurrence qui se généraliseront au XXe siècle. La première sanctionne les ententes entre concurrents et la seconde les entreprises qui acquièrent,maintiennent ou étendent une position de monopole sur d’autres bases que celles rele-vant de leurs propres mérites. La législation européenne a repris cette même structura-tion, tout en s’en distinguant sur plusieurs aspects. Il ne s’agit tout d’abord pas d’un simple transplant de la législation améri-caine. Ses racines sont internes et peuvent

être au moins pour partie rattachées à l’école ordolibérale allemande (Gerber, 1998), qui a une vision plus pessimiste du processus de concurrence et admet une intervention éta-tique pour en assurer la pérennité. Ensuite,ce n’est pas la position dominante qui est sanctionnée en elle-même mais son abus,lequel peut passer, au-delà des pratiques d’éviction des concurrents, par l’imposition de prix excessifs. Or, dans le cadre améri-cain, une firme qui a obtenu une position de monopole par ses propres mérites (notion recouvrant une efficacité supérieure, un avantage lié à l’arrivée plus précoce sur le marché, voire la simple chance) est libre de pratiquer des prix de monopole. Cette liberté est vue comme essentielle à la fois pour récompenser les investissements et les prises de risques passés et pour inciter des concurrents potentiels à entrer sur le marché et donc à revigorer le processus de concurrence.

Les politiques de concurrencecomme outil de dissuasioncontre les atteintes au marchéFace aux risques liés à la concentration dupouvoir économique, les finalités des poli-tiques de concurrence se déclinent en troisvolets.

Dissuader toute pratiquepréjudiciable en termesde bien-être du consommateur

La politique de concurrence a en premier lieu un rôle dissuasif. Il s’agit, par l’imposition de sanctions pécuniaires, de dissuader les entreprises d’acquérir une position domi-nante par d’autres moyens que ceux relevant d’une concurrence par les mérites ou d’en abuser au détriment des consommateurs.L’activation des règles de concurrence peut également permettre de remédier à de telles situations au travers de mesures correctives

[2] Hicks J.R., (1935),« Annual Survey ofEconomic Theory: TheTheory of Monopoly »,Econometrica, vol. 3, no 1.

[3] Pour une présentationgénérale des politiquesde concurrence,voir Combe E. (2005)et Marty F. (2010).

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MARCHÉS, CONCURRENCE ET RÉGLEMENTATION127

de nature comportementale ou structurelle.Il peut s’agir, par exemple, d’injonctions conduisant à cesser la commercialisation d’une offre ayant pour effet d’étendre une position dominante d’un segment de marché à un autre (via des offres groupées). Il peut également s’agir de remèdes structurels induisant des cessions d’actifs dès lors que l’abus serait considéré comme consubstan-tiel à une structure de marché donnée.

Garantir l’accès au marché

La politique de concurrence peut égalementviser à garantir l’accès des firmes au mar-ché. Il s’agit de faire pièce aux stratégies de« forclusion », c’est-à-dire de verrouillageanticoncurrentiel, que pourraient mettreen œuvre des opérateurs dominants. Lesinjonctions en termes d’accès à des réseaux(théorie dite des facilités essentielles) oudes licences obligatoires de brevets sur labase de conditions dites FRAND (fair, rea-sonable and not discriminatory) font échoà cette logique.

Maintenir la diversité de l’offre

Il peut également s’agir de défendre la liberté de choix du consommateur. Même si une situation de monopole peut s’avérer plus efficace qu’une configuration concur-rentielle, la politique de concurrence peut veiller à laisser disponibles des offres alter-natives pour le consommateur. La décision de la Commission européenne dans l’affaire Microsoft en 2004 témoignait de ce souci.L’efficacité dynamique (maintien des incita-tions à innover du fait de la menace concur-rentielle) peut être invoquée en contrepartie de l’acceptation d’une moindre efficacité de court terme. Dans certains domaines, à l’ins-tar des médias, la politique de concurrence peut porter des objectifs non exclusivement économiques, tel le maintien d’un degré suf-fisant de pluralisme.

Quels risques concurrentiels etquels outils de politiques publiques ?Les risques concurrentiels

Les atteintes au marché peuvent prendre des formes diversifiées. Les modalités les plus évidentes sont les pratiques anticoncurren-tielles.

Il peut tout d’abord s’agir de pratiques uni-latérales. Une firme porte atteinte au proces-sus concurrentiel sans escompter une réac-tion coopérative de ses concurrents. Il s’agit,en droit de l’Union européenne, des abus deposition dominante. Ceux-ci peuvent prendredeux formes ; les abus d’exploitation et lesabus d’éviction. Les premiers recouvrent lessituations dans lesquelles les firmes tirentprofit de leur pouvoir de marché pour prati-quer des prix supérieurs aux niveaux concur-rentiels. Les seconds correspondent à desstratégies d’éviction des concurrents. Ilspeuvent passer par des pratiques tarifaires,telles des stratégies de prédation ou de com-pression des marges, des remises de fidé-lité auxquelles les concurrents ne peuventrépondre, ou encore par des stratégies nontarifaires tenant, par exemple, à des refusd’accès à des actifs essentiels, à des offresgroupées, à des stratégies de préemptionou de forclusion basées sur l’obtention declauses d’exclusivité, etc. Il s’agit, au final, destratégies permettant d’évincer du marché unconcurrent a priori aussi efficace que soi.

Les pratiques anticoncurrentielles peuventégalement être coordonnées entre concur-rents. Il peut s’agir d’accords verticaux(par exemple des accords de distributionexclusive) ou d’accords horizontaux allantde l’échange d’informations entre concur-rents jusqu’au cartel, forme la plus aboutiede coordination horizontale. Les ententesanticoncurrentielles sont les pratiques lesplus préjudiciables au consommateur et nepeuvent trouver de justification en termesde gains d’efficience. À ce titre, elles sont lesplus lourdement sanctionnées.

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128Problèmes économiques FÉVRIER 2015

Les outils des politiquesde concurrence

Sanctions pécuniairesEn matière de pratiques anticoncurrentielles,les sanctions pécuniaires constituent un outilde dissuasion privilégié. Le montant optimalde l’amende doit être égal au surprofit lié àla pratique anticoncurrentielle pondéré parla probabilité de détection et de sanction. End’autres termes, si la probabilité d’être sanc-tionné est de un sur dix, la sanction optimaledevra atteindre dix fois le surprofit. Dans lesfaits, le montant de la sanction est basé surun pourcentage de la valeur des ventes liéesà l’activité en cause et plafonnée à 10 % duchiffre d’affaires du groupe auquel appar-tient l’entreprise. Pour renforcer cet effet dis-suasif, l’antitrust américain s’appuie sur leversement de dommages et intérêts et sur lacriminalisation de certaines pratiques anti-concurrentielles. Ce volet pénal fait courir unrisque de sanctions pécuniaires pour les per-sonnes physiques ainsi que de peines priva-tives de liberté. Sur le continent européen, unedirective de novembre 2014 sur les actions enréparation des dommages liés aux pratiquesanticoncurrentielles vise également à renfor-cer l’effet dissuasif de la sanction en favo-risant le dédommagement des victimes despratiques anticoncurrentielles.

Remèdes comportementaux et structurelsDes remèdes comportementaux et structu-rels, sur le modèle des mesures correctivesdans le domaine du contrôle des concentra-tions, peuvent également être mobilisés. Dansle cadre de procédures contentieuses, il s’agitd’injonctions ; dans le cadre de procéduresnégociées, il s’agit d’engagements volon-taires pris par les entreprises pour obtenirla clôture de la procédure sans une décisionreconnaissant formellement une infractionaux règles de concurrence. Au travers de cesmesures correctives, les firmes dominantesdoivent ajuster leurs stratégies pour prévenirl’éviction de concurrents (octroi de licencesd’exploitation de brevets, renonciation à des

contrats de long terme…) ou accepter descessions d’actifs pour réduire leur puissancede marché.

Contrôle des concentrationset encadrement des aides publiquesIl convient également de prendre en consi-dération les deux autres volets de la poli-tique de concurrence, à savoir le contrôledes concentrations et l’encadrement desaides publiques. Le contrôle préalable desconcentrations vise à éviter que les firmesn’atteignent une situation de monopole ou nebénéficient d’une configuration de marché siétroitement oligopolistique qu’un équilibrecollusif même tacite puisse être aisémentobtenu. Le rôle de la politique de la concur-rence est d’interdire de telles opérationsde concentrations ou de les conditionnerà des pratiques de nature à éviter qu’ellesne puissent porter des dommages irréver-sibles à la concurrence. L’encadrement desaides d’État est une spécificité européenne.Il vise à juguler deux types de distorsions deconcurrence découlant de soutiens publics àdes entreprises. Celles-ci peuvent résider endes avantages concurrentiels indus au profitdes firmes aidées ou en des risques de pro-cessus de concurrence fiscale entre les Étatsmembres. Pour autant, les aides publiques nesont pas interdites. Elles peuvent être autori-sées dans la mesure où elles soutiennent desobjectifs relevant de la stratégie de croissancede l’Union, visent à compenser des handicapséconomiques régionaux ou des coûts liés à laprise en charge de missions d’intérêt écono-mique général. Il s’agit alors pour la Commis-sion européenne d’apprécier la nécessité del’aide et de jauger sa proportionnalité.

Les politiques de concurrenceen débat

Une politique récente et contestéeMalgré leur place dans la politique euro-péenne, les politiques de concurrence furentlongtemps contestées et ne jouissent qued’une faible adhésion.

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MARCHÉS, CONCURRENCE ET RÉGLEMENTATION129

Un recul historique montre que les cartels,qui constituent pourtant la pratique anti-concurrentielle par excellence, ont fait l’ob-jet d’une longue tolérance. Un arrêt de laCour suprême allemande du 4 février 1897reconnut leur licéité sur la base de la libertécontractuelle. De nombreux économistes lesdéfendirent en raison des gains d’efficienceliés à la concentration et à la rationalisa-tion des capacités de production ou encorecomme une condition nécessaire à la com-pétitivité internationale. Après la grandeguerre, la coordination entre les firmes futdéfendue sur la base d’une concurrence régu-lée appelée à se substituer à une concurrence« coupe-gorge ». Cette approche, qui entre-tient quelques liens avec la notion de cartelde crise, trouva une consécration aux États-Unis dans les premières années du New Dealavec le NIRA (National Industry RecoveryAct) avant d’être abandonnée dès 1937 auprofit d’une relance de la politique antitrust.

Des tensions analogues existent pour les pra-tiques unilatérales. En 1891, la décision dela Chambre des Lords dans l’affaire MogulSteamship mit en doute la possibilité mêmede sanctionner une entreprise pour avoirévincé du marché une firme concurrente. Leslois antitrust américaines n’interdisent pasà une firme dominante de pratiquer les prixqu’elle désire, fussent-ils des prix de mono-pole. La difficulté de caractériser une pratiquecomme anticoncurrentielle peut faire craindrele risque de multiplications de décisions sanc-tionnant à tort des entreprises qui n’ont prati-qué qu’une concurrence par les mérites.

Ainsi, la politique de concurrence peut-elles’avérer porteuse de risques juridiques pourles entreprises dominantes. Cet argument futcelui de l’École de Chicago aux États-Unisdans les années 1960 et 1970 pour contes-ter l’activisme des juridictions chargées del’application du Sherman Act et pour plaideren faveur d’un cadre plus sécurisant pour lesopérateurs dominants.

La politique de concurrence a ainsi pu, etpeut toujours apparaître, comme une anti-

politique industrielle, susceptible d’entraverle développement de champions nationaux(ou européens) ou de pénaliser les firmes parrapport à des concurrents étrangers. La poli-tique de la concurrence pourrait égalementêtre vue comme une entrave au développe-ment d’entreprises innovantes, notammentdans le secteur des technologies de l’infor-mation et de la communication qui se carac-térise par un très fort rythme d’innovations,des rendements croissants, de forts effets deréseaux et donc par des situations de quasi-monopole. Une intervention trop précoce ouimposant des remèdes disproportionnés oudont les effets seraient irréversibles pour-rait donc porter préjudice au processus deconcurrence et donc au consommateur.

Cependant, malgré les risques induits, lapolitique de concurrence peut s’avérer essen-tielle pour la défense des intérêts du consom-mateur. À court terme, elle le protège de prixabusifs ou de conditions contractuelles désé-quilibrées ; à long terme, elle prévient l’appa-rition de positions dominantes irréversibles.Dans le domaine des hautes technologieslogicielles, le fait de disposer d’une largebase de clientèle peut rendre irrémédiable-ment plus efficace une firme que ses concur-rents, même si ces derniers sont devenusplus innovants. De la même façon, l’opérateurdominant peut être naturellement choisi pardes partenaires commerciaux (par exempleen matière de droits audiovisuels) pour négo-cier des accords d’exclusivité qui risquentde structurer l’industrie en autant de silosétanches et donc de verrouiller le consomma-teur en lui imposant de forts coûts potentielsde changements d’opérateur.

De la défense de l’ordreconcurrentiel à la constructiondu marché ?

Cependant, il n’y a pas loin entre la défensede l’ordre concurrentiel par la préventionde situation de dominance irréversible etune possible tentation de constructivismeconcurrentiel. En d’autres termes, alors que

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130Problèmes économiques FÉVRIER 2015

la politique de concurrence vise sur le prin-cipe à sanctionner ex post des pratiques qua-lifiées d’anticoncurrentielles, il est possiblede s’interroger sur une possible action exante passant par un jeu sur les structures demarché et sur les degrés de liberté des firmesdominantes. La pratique décisionnelle dela Commission européenne, et surtout de laCour de justice de l’Union européenne par-ticipe d’une telle logique de construction dumarché intérieur (Gerber, 1998). L’applicationdes règles de la concurrence dans le domainede l’énergie montre comment la Commissions’est saisie de cette politique pour peser surla structuration du marché, en obtenant autravers de décisions, souvent issues de procé-dures négociées, des remèdes comportemen-taux ou structurels, tels des cessions d’ac-tifs de production ou encore des réseaux detransport de l’énergie, la conduisant ainsi àconstruire une structure de marché qu’elle nepouvait obtenir des États membres par voiede directives.

De l’insuffisance du recoursaux règles de concurrence pourgarantir l’ordre concurrentiel

Cependant, si l’action au travers des règles deconcurrence peut dissuader les firmes d’en-gager des pratiques anticoncurrentielles età la marge corriger certaines imperfectionsde marché, elle peut s’avérer insuffisante dèslors que les structures mêmes du marché fontobstacle au développement du processus deconcurrence ou que l’on doit faire face à desdéfaillances de marché.

Il peut en aller ainsi lorsque le fonctionne-ment spontané du marché ne permet pas deparvenir à une solution souhaitable en termescollectifs. Par exemple, dans le domaine del’électricité, les centrales sont appelées parordre de coût marginal de production crois-sant (ordre de préséance économique). End’autres termes, les centrales les moins effi-caces ne sont mobilisées qu’un nombre extrê-mement réduit d’heures pendant l’année,voire jamais si la demande n’atteint pas son

pic théorique. Ce faisant, ces capacités necouvrent pas obligatoirement leurs coûts etdevraient en toute logique être démantelées.Pour autant, elles protègent potentiellementle système électrique du risque de black-out. Le fait qu’elles demeurent en réserve four-nit donc un service essentiel à la collectivitéqui n’est pas rémunéré par le marché. Uneintervention publique est nécessaire pour lesmaintenir en service.

Une régulation publique intervenant ex antepeut donc être indispensable pour prévenirles dommages à la concurrence, pour per-mettre au processus de concurrence de sedévelopper et pour porter des objectifs rele-vant de l’intérêt général et dépassant doncle strict bien-être du consommateur. Il en estpar exemple ainsi dans le domaine de l’inter-net. La position de marché de Google a sus-cité des appels à une régulation publique,non seulement sur la base d’une possibledisparition progressive de la contestabilitémême de sa position de marché, mais aussisur la base de sa capacité à réguler lui-mêmele marché. Ainsi, l’intervention publiquepourrait-elle être défendue non seulementsur la base de la prévention d’un dommageconcurrentiel (en termes de bien-être duconsommateur), mais également en termes deprévention d’un possible risque de régulationdu marché (c’est-à-dire des conditions tari-faires ou techniques d’accès au marché) pardes pouvoirs économiques privés. Le débatsur la neutralité de l’internet actuellementen cours aux États-Unis et la prise de posi-tion du Président Obama pour une régulationpublique témoignent de la nécessité danscertaines configurations d’aller au-delà de laseule politique de concurrence.

La régulation sectorielle participe d’unelogique de politique industrielle allant au-delà de la défense de l’ordre concurrentielmais portant également des objectifs de déve-loppement des infrastructures ou de soutienaux investissements. À ce titre, la politiquede concurrence seule est insuffisante pourgarantir le bon fonctionnement à long termede certaines industries, notamment quand

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MARCHÉS, CONCURRENCE ET RÉGLEMENTATION131

subsistent des segments en monopole naturelou existent des dimensions d’intérêt généralque les signaux du marché ne peuvent relayer.L’adage « concurrence autant que possible,État (ou régulation) autant que nécessaire »s’applique alors pleinement. Cette com-plémentarité est d’autant plus importantequ’elle peut prendre des formes diverses dansle temps et selon les industries. Dans certainscas, comme celui des télécommunications, ilest possible que la régulation mise en placeau moment de l’ouverture à la concurrences’efface peu à peu au profit de la seule appli-cation ex post des règles de concurrence.Dans d’autres secteurs, à l’inverse, le besoinde régulation sectorielle pourra être pérenne.C’est comme nous l’avons vu le cas dans lesecteur de l’énergie. Plus généralement, plusles dimensions de biens publics, d’externa-lités et de monopoles naturels sont fortes,moins la libéralisation se traduit par unedérégulation. En d’autres termes, la libéra-lisation crée un besoin en régulation que laseule application des règles de concurrencene peut satisfaire.

Il apparaît donc que malgré les défauts de larégulation publique et les possibilités d’ins-trumentalisation des règles de concurrence,les logiques d’autorégulation des marchésne puissent réellement être envisagées. En1996, Easterbrook et Fisher s’interrogeaientsur l’efficacité de la régulation en matièrede sanction aux manquements des opéra-teurs en matière de diffusion d’informa-tions financières au marché, considérant quel’anticipation d’un dommage réputationnelirréversible suffit à discipliner les firmes4. En d’autres termes, la menace de sanctiondu marché suffirait à les dissuader. Au vu del’expérience de la crise financière de 2007-2008 et des ententes anticoncurrentiellessanctionnées sur les marchés du LIBOR et del’EURIBOR par la Commission européenne, lanécessité de protéger l’ordre de marché par lapolitique de concurrence et, si nécessaire, parune régulation publique spécifique apparaîtindispensable.

[4] Easterbrook F. etFischer D. (1996), The

Economic Structure ofCorporate Law, Harvard

University Press.

COMBE E. (2005), Économieet politique de la concurrence, Paris, Dalloz/Sirey,coll. « Précis Dalloz ».

GERBER D. (1998), Law andCompetition in TwentiethCentury Europe – ProtectingPrometheus, Oxford,Clarendon Press.

LAFFONT J.-J. et TIROLE J.(1993), A Theory of Incentivesin Regulation andProcurement, Cambridge,MIT Press.

LÉVÊQUE F. (2004), Économiede la réglementation,Paris, La Découverte, coll.« Repères ».

MARTY F. (2010), « Lapolitique de la concurrence »,in Montel-Dumont O.,La Politique économiqueet ses instruments, Paris,La Documentation française,coll. « Notices ».

POUR EN SAVOIR PLUS

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132Problèmes économiques FÉVRIER 2015

Le volume et la rapidité des transactions ainsi que la réglementation, perçue comme minimale, font que les marchés financiers sont souvent considérés comme relativement proches de l’idéal concurrentiel. S’ils possèdent en effet, par rapport aux autres marchés, des propriétés qui les en rapprochent – un fort degré d’atomicité et de transparence –, ils ne correspondent pas non plus parfaitement au modèle de la concurrence pure et parfaite, qui reste, comme nous le rappelle Yves Jégourel, une abstraction.

Problèmes économiques

Les marchés financiers sont souvent perçusdans l’imaginaire collectif comme un mondedéconnecté de la sphère dite « réelle » où laréglementation est minimale et dans lequelles profits sont considérables. Symboles,pour certains, d’un libéralisme triomphant,ils incarneraient en cela un idéal concurren-tiel. La faiblesse des coûts de transaction,la rapidité d’exécution des ordres inférieureparfois à la milliseconde, la libre fluctuationdes prix et la forte volatilité qui en découletraditionnellement laissent en effet à pen-ser que la loi de l’offre et de la demande jouepleinement et en permanence, plus que surn’importe quel autre marché. Bien que cettevision ne soit pas totalement infondée, la réa-lité est cependant plus complexe pour troisraisons intimement liées aux notions mêmesde marchés financiers et de concurrence.

Il faut, en premier lieu, prendre acte du faitque les marchés financiers ne forment pasun « tout ». Ils fonctionnent selon des méca-nismes différents et poursuivent des ambi-tions variées. Les marchés de capitaux ne

regroupent ainsi pas uniquement les marchésobligataires ou d’actions, mais concernentégalement celui des « produits dérivés »,permettant de gérer les risques financiers1, ou le marché des changes, appelé « Forex2 » sur lequel s’échangent des devises contred’autres devises. Les marchés financiers neproposent de plus pas tous le même modede transaction : ils ne reposent en effet pasnécessairement sur le principe d’une Bourseet n’ont pas toujours une réalité physique. Onoppose de ce point de vue les marchés orga-nisés et les marchés de gré à gré. Reconnais-sons d’ailleurs que la notion de marché, qu’ilsoit financier ou non, peut être largementthéorique : il n’est que le lieu, réel ou non, derencontre d’une offre et d’une demande. Lanotion de « marché de l’immobilier » n’a parexemple de sens que pour parler d’une offre

Marchés financiers : des marchés proches de l’idéal concurrentiel ?

 YVES JÉGOUREL

Maître de conférences, université de Bordeaux

[1] Voir Jégourel (2012)sur ce sujet.

[2] Par contraction de« FOReign EXchangemarket ».

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MARCHÉS FINANCIERS : DES MARCHÉS PROCHES DE L’IDÉAL CONCURRENTIEL ?133

et d’une demande de logements et faire émer-ger un prix d’équilibre, dont la valeur infor-mationnelle n’est en définitive que très rela-tive. Certains marchés financiers, enfin, ontun rayonnement international et ont valeurde référence, alors que d’autres n’ont, aumieux, que pour seule vocation d’orienter lesflux d’épargne nationale, limitant leur impor-tance dans le système économique.

Rappelons, en second lieu, que le concept de« concurrence » est, à l’inverse de celui de« marché financier », particulièrement pré-cis, pour le moins dans sa forme absolueque les économistes néoclassiques appellentla concurrence pure et parfaite (CPP). Pourqu’un marché fonctionne sous un tel régime,il faut en effet que plusieurs conditionssoient réunies :

– atomicité : un nombre important d’ache-teurs et de vendeurs présents, sans comporte-ment collusif, de telle sorte qu’aucun d’entreeux n’ait le pouvoir d’influencer durablementles prix ;

– homogénéité : le produit échangé sur un telmarché est de qualité homogène, poussantles acteurs présents sur le marché à ne fonderleur choix d’achat ou de vente que sur le prix ;

– transparence : l’information est parfaite-ment disponible, sans coût, et aucun agentéconomique ne dispose d’une informationque les autres n’ont pas ;

– absence de barrière à l’entrée ou à la sortie :tout agent peut entrer ou sortir sans délai dece marché ;

– libre circulation des facteurs de produc-tion : les facteurs capital et travail, néces-saires à l’activité productive, sont libresd’entrer ou de sortir du marché en fonctiondes conditions de rémunération (rendementset salaires) offertes.

À la lecture de cette énumération, on compren-dra aisément que peu de marchés répondent àdes critères aussi précis. Dans cette optique,il s’agit en réalité de s’interroger sur la capa-cité des marchés financiers à approcher un telidéal. Cela revient notamment à déterminer

si leur accès est aisé, si les transactions sontrapides, si la diffusion de l’information estefficace et si aucun agent économique présentn’a de réelle influence sur les prix.

Il importe enfin de préciser à quels niveaux lesmécanismes concurrentiels sont observés :entre les places financières qui cherchent àattirer émetteurs et investisseurs ou entreacteurs des marchés financiers eux-mêmes,qu’il s’agisse des émetteurs, des investis-seurs ou des spéculateurs ? Dans le cas desplaces financières qui sont animées par desentreprises à part entière telles que Euronext,force est de reconnaître que les hypothèsesde concurrence parfaite ne sont pas vérifiées.C’est au contraire une concurrence impar-faite de type oligopolistique ou monopolis-tique qui s’observe, où chaque bourse tentede parvenir à une situation de monopolesur un produit grâce au processus de diffé-renciation. Une action ou obligation cotée àNew York ne le sera a priori pas à Paris etne sera de toute façon pas libellée dansla même monnaie. Les produits financierspermettant de gérer les risques de prix surmatières premières agricoles seront, quantà eux, massivement présents à Chicago, tan-dis que la place financière de référence pourgérer le risque de prix sur les métaux sesitue à Londres. Lorsque ce questionnementporte sur les relations entre les acteurs deces marchés et non sur celles caractérisantles marchés eux-mêmes, l’analyse devient enrevanche plus complexe.

Des marchés financiers :une accessibilité relativeBien que la notion de financiarisation del’économie, traduisant le fait que les mar-chés financiers occupent une place crois-sante dans le système économique des paysindustrialisés et émergents, soit bien connuedes médias et des étudiants en économie, ilimporte de rappeler que l’accès aux marchésfinanciers n’est pas libre et que le recours àun intermédiaire est bien souvent nécessaire.

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134Problèmes économiques FÉVRIER 2015

C’est ici que la distinction entre marchésorganisés fonctionnant sur le principe d’uneBourse, et marchés dit de gré à gré ou OTC(over the counter) prend tout son sens.

Marchés OTC

À la différence des marchés organisés, lesmarchés OTC n’imposent pas le recours àune chambre de compensation comme inter-médiaire obligataire entre un acheteur et unvendeur : les transactions sont ainsi réa-lisées directement entre intervenants. Lemarché des changes, qui compte parmi lesmarchés OTC les plus importants, est d’unetaille considérable avec un volume de tran-sactions journalier de près de 5300 milliardsde dollars en 2013, selon les données de laBanque des règlements internationaux (BIS,2014). L’accès à ce marché est en théorie librepuisque tout opérateur qui achète ou venddes devises est considéré comme appartenantà ce marché. En pratique néanmoins, toutetransaction impose le recours à ce qu’il estconvenu d’appeler un teneur de marché, dontle rôle est précisément de se porter systéma-tiquement contrepartie des offres d’achat oude vente de devises. Ce rôle est assumé parla plupart des banques commerciales, expli-quant ainsi pourquoi le marché des changesoffre un degré de concertation des interve-nants élevé : seulement 9 % des transactionsétaient en effet, en 2013, réalisées par descontreparties non financières.

Marchés organisés

Sur les marchés organisés, qu’il s’agisse desmarchés d’actions, d’obligations ou de cer-tains produits dérivés, toute opération d’achatou de vente impose de recourir à un membrede la Bourse. Pour un particulier comme uneentreprise, acheter un titre financier est unprocessus a priori simple, mais qui nécessitede trouver au préalable un courtier, appelébroker. Si les marchés financiers nationauxsont, de ce point de vue, faciles d’accès carce rôle d’intermédiation est assumé par lesbanques, tel n’est pas le cas pour des marchés

étrangers. À titre d’exemple, il serait ainsicompliqué, sinon impossible, pour un épar-gnant français d’investir directement sur desbourses chinoises. La théorie financière meten outre en évidence que quiconque souhaiteplacer ses capitaux en Bourse doit diversi-fier ses supports d’investissements. Ainsi, siun individu peut dans l’absolu accéder à desactions peu coûteuses, il sera contraint, s’ilsouhaite optimiser son portefeuille financier,de multiplier les investissements, conduisantde facto à un accroissement du capital néces-saire pour accéder efficacement au marchéboursier. C’est la raison pour laquelle la plu-part des épargnants privilégient tradition-nellement l’achat de parts d’organismes desplacements collectifs en valeurs mobilières(OPCVM), permettant de bénéficier avec uncapital réduit de cet effet de diversification,plutôt que d’investir directement en Bourse.Le recours au secteur bancaire est, une foisencore, souvent nécessaire.

Pour une entreprise ou un État, se financer surles marchés financiers – c’est-à-dire émettredes actions ou des obligations – est égale-ment un processus qui peut s’avérer long etcomplexe. Les conditions légales sont en effetmultiples et d’autant plus contraignantesque le marché sur lequel ces titres sont émisest important. Dans le cas des marchés d’ac-tions français, trois segments peuvent êtredistingués : Eurolist, Alternext et le Marchélibre. Si ce dernier, comme son nom l’indique,est relativement accessible, les deux autresimposent un certain nombre de critères pourune admission à la cote : au moins 25 % ducapital social (ou 5 % si le montant est équi-valent à au moins 5 millions d’euros) del’entreprise doit être émis pour une admis-sion sur les marchés réglementés européensd’Euronext, contre 2,5 millions d’euros pourle marché Alternext dédié aux entreprises deplus petite taille ; la production de deux ettrois ans d’états financiers certifiés, en normeIFRS dans le cas d’Eurolist, ainsi que l’éditiond’un prospectus d’information visé par l’Au-torité des marchés financiers (AMF). Autantd’éléments qui démontrent que l’accès aux

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MARCHÉS FINANCIERS : DES MARCHÉS PROCHES DE L’IDÉAL CONCURRENTIEL ?135

marchés financiers n’est pas simple, contre-disant ainsi l’hypothèse de concurrence pureet parfaite.

Marchés dérivés

La difficulté à accéder directement auxmarchés financiers est encore plus grandelorsque les marchés dérivés sont considérés.Les produits négociés sur ces marchés sonten effet relativement techniques et peuvent,lorsqu’ils sont utilisés à mauvais escient,générer des niveaux de pertes bien supé-rieurs aux sommes investies. Gérer, par desinstruments tels que les contrats à terme oules options, le risque de prix qui découle del’achat et/ou de la vente d’une matière pre-mière, impose en particulier des compétencestechniques importantes et peut pousser unebanque, membre de ce marché, à ne pas accor-der l’accès à l’un de ses clients. Celui-ci doitpar ailleurs disposer d’une surface financièresuffisamment grande pour que l’utilisationde ces produits lui soit possible. Un opéra-teur souhaitant, à titre d’exemple, se protégercontre le risque de blé en utilisant un contratà terme négocié sur la place financière deParis Euronext, devra traiter un minimum decinquante tonnes, tandis qu’un importateursouhaitant se protéger contre l’appréciationdu dollar américain ne pourra le faire pourun montant inférieur à 20000 euros.

Sortie des marchés financiers

La question de la sortie des marchés finan-ciers se doit également d’être posée. Si toutopérateur peut en théorie librement sortird’un marché sur lequel il est précédemmententré, le coût d’une telle opération doit éga-lement être pris en compte. Celui-ci dépendintrinsèquement de la liquidité du marchéconsidéré, définie comme la capacité qu’a unintervenant à revendre un actif, sans que cetteopération ne se traduise par une modificationsensible de son prix. Une fois encore, des dif-férences sensibles existent entre marchésfinanciers. Ce coût est a priori faible sur desmarchés organisés, mais peut être important

sur les marchés financiers de gré à gré peuliquides, tels que celui des actions non cotées.

Un prix d’équilibre librementdéterminé, des marchés transparentsmais des produits hétérogènesAtomicité

Si l’accessibilité des marchés financiersdemeure relative, conduisant à rejeter l’hy-pothèse de concurrence pure et parfaite, teln’est pas le cas pour la dynamique des prixqui ne semble pas pouvoir être influencéepar un ou plusieurs acheteurs. L’atomicitédu marché semble ici vérifiée. Sur le marchédes changes, le volume de transactions estnotamment tel qu’aucun intervenant ne peutprétendre influencer les cours de change, àl’exception des banques centrales. Il faut enoutre rappeler que toute tentative de manipu-lation des cours, si elle est avérée, tombe sousle coup de la loi. Il est néanmoins nécessairede garder en mémoire que l’histoire financièrerécente est émaillée d’exemples de comporte-ments collusifs qui limitent la portée de cetteaffirmation. Ce qui a été appelé le « scandaledu Libor3 » a en effet mis en exergue que cer-taines banques s’étaient engagées dans unestratégie d’entente afin de fausser ce tauxd’intérêt interbancaire de référence. Définisur une base déclarative comme une moyennedes transactions réelles réalisées par dix-huitbanques, le Libor reflète les conditions finan-cières auxquelles les banques se prêtent leursliquidités à court-terme : toute élévation dece taux étant révélateur d’un accroissementdu risque de l’emprunteur, les banques l’ontartificiellement maintenu à un niveau faibleen 2008 afin de minimiser, dans la perceptiondes observateurs, les fragilités financièresqu’elles connaissaient alors. Des manipula-tions de marché ont également pu être obser-vées sur les marchés financiers de matièrespremières, notamment ceux du cacao et desmétaux de base (cuivre, aluminium, nickel).

[3] London InternationalBank Offered Rate.

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136Problèmes économiques FÉVRIER 2015

Certaines banques, membres du LondonMetal Exchange (LME), marché londonien deréférence pour ces métaux, ont ainsi été sus-pectées de jouer sur le niveau des stocks, élé-ment déterminant du niveau des prix de cesmatières premières.

Homogénéité

Il n’est de plus pas certain que l’hypothèse d’homogénéité des produits soit vérifiée sur les marchés financiers, en dépit de l’exis-tence d’une norme internationale de renta-bilité. Il faut, pour le comprendre, rappeler les similitudes existant entre les marchés de biens et services et les marchés de capi-taux. Sur le marché automobile par exemple,l’hypothèse de concurrence pure et parfaite n’est pas vérifiée car le bien échangé peut être différencié par la qualité (on parle alors de différenciation verticale) ou par la variété (différenciation horizontale). Dans le cas des marchés financiers, et notamment des marchés d’actions et obligataires, il en est de même puisque le « produit » est unique,intrinsèquement lié à la nature de l’émet-teur. Cela ne signifie pas pour autant que la comparaison entre actifs financiers n’a pas de sens, bien au contraire. Les investisseurs fondent en effet leur choix sur le couple rendement-risque que l’actif financier leurprocure. Si une obligation d’État français est, par nature, différente de celle émise par le Trésor britannique ou italien, celles-ci seront néanmoins systématiquement compa-rées au regard du rendement qu’elles offrent et du niveau de risque qu’elles impliquent,au même titre que le sont les automobiles de marques différentes, mais appartenantà une gamme similaire. Un investisseurcompose ainsi son portefeuille en choisis-sant les titres qui satisferont à ses objectifs de rendement, compte tenu de son aversion au risque.

Transparence

Le sujet demeure assez largement débattu,mais la transparence des marchés semble en

revanche garantie sur les marchés organisés.Grâce notamment à la présence d’agencesdédiées à la production et à la diffusiond’informations financières, à la multiplica-tion des indices boursiers visant à offrir auxinvestisseurs une information agrégée surla dynamique globale des prix et en raisonde la centralisation des ordres d’achat et devente au sein de la chambre de compensa-tion, tout agent peut, en temps réel, comparerl’ensemble du prix des actifs cotés en Bourse.Il peut ainsi réaliser des opérations d’arbi-trage entre deux places financières et de cefait favoriser la cohérence des prix. En effet,si une même action cotée sur deux Boursesdifférentes, Paris et New York, venait à avoirdes prix différents, les opérateurs l’achète-raient immédiatement, là où elle est la moinschère, pour simultanément la revendre auprix le plus élevé, contribuant de ce fait à unrééquilibrage entre places. Une fois encore, ceconstat évolue lorsque les marchés OTC sontconsidérés. Les actifs étant par définition nonstandardisés et les opérations qui y sont réa-lisées étant, à la différence des marchés orga-nisés, de nature strictement privée, leur prixne peut être obtenu, empêchant de facto toutetentative de comparaison entre produits.La crise des subprimes de 2007 s’est ainsitransformée en crise financière mondiale uneannée plus tard car un des produits déri-vés les plus en vogue alors, le Credit DefaultSwap (CDS) était échangé sur un marché OTCparticulièrement opaque. Au moment de lafaillite de Lehman Brothers, en septembre2008, personne ne savait en effet combiende CDS avaient été émis et par qui. Le para-doxe veut pourtant qu’un tel produit ait pourfonction de venir indemniser un investisseurlorsqu’un ou plusieurs émetteurs des obliga-tions qu’il détient fait défaut. Les opérateursdu marché ne connaissant pas, par nature,le montant des indemnisations requises à lasuite des faillites à répétition, il n’en fallaitpas plus pour que la panique se diffuse. C’estune des raisons pour lesquelles les autoritésfinancières nationales et internationales sesont attachées depuis à imposer aux marchés

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MARCHÉS FINANCIERS : DES MARCHÉS PROCHES DE L’IDÉAL CONCURRENTIEL ?137

OTC une compensation centrale des transac-tions, les rapprochant de facto des marchésorganisés.

* * *Les éléments précédents démontrent qu’ilest difficile de conclure de façon radicalesur le type de concurrence prévalant sur lesmarchés financiers. La grande diversité desmécanismes et des objectifs qui les caracté-risent explique assez largement cette indéter-mination. Si les marchés organisés peuventprésenter certaines caractéristiques de laconcurrence pure et parfaite, et notammentla pleine disponibilité des prix, tel ne semble

pas être le cas pour les marchés OTC quidemeurent, par nature, moins transparents.La concurrence y est forte, mais elle n’est nipure ni parfaite. Si l’on porte ce raisonnementau niveau des places boursières elles-mêmes,l’hypothèse de concurrence imparfaite – exis-tence d’oligopoles ou de monopoles locaux –apparaît en revanche raisonnable. Ce constaten demi-teinte a néanmoins pour mérite derappeler que l’hypothèse de concurrence pureet parfaite, l’idéal néoclassique d’un marchésans dysfonctionnement, relève bien plus dela théorie que de la réalité.

POUR EN SAVOIR PLUSBANK OF INTERNATIONAL SETTLEMENT (2014),

Triennial Central Bank Survey, Global ForeignExchange Market Turnover in 2013, disponiblesur le site http://www.bis.org.

JÉGOUREL Y. (2012), « Les produits dérivés :outils d’assurance ou instruments dangereuxde spéculation ? », Cahiers francais no 361,Comprendre les marchés financiers, Paris,La Documentation française.

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138Problèmes économiques FÉVRIER 2015

Comme dans beaucoup de champs de l’écono-mie, l’usage des données microéconomiquesa révolutionné notre compréhension du mar-ché du travail. Avant les années 1980, il étaitimpossible d’observer à l’échelle d’un pays lacroissance ou la disparition des entreprises,ou les mobilités des individus entre entre-prises. Le chômage était analysé soit commela résultante d’un coût du travail trop élevé,soit comme la conséquence d’une demande debiens et de services insuffisante. Il s’agissaiten réalité de deux visions complémentaires :les entreprises ne produisent que s’il y a unedemande à satisfaire et que si la satisfactionde cette demande leur est profitable. Du pointde vue du cycle des affaires, on considéraitqu’il y avait des périodes où les licenciementsconstituaient la majeure partie des mouve-ments sur le marché du travail et d’autres,plus favorables, où les embauches étaientdominantes.

Or, nous savons désormais que nos écono-mies sont en permanence le théâtre de réal-locations massives, c’est-à-dire de mobilitésd’une entreprise à l’autre avec parfois unpassage au chômage, et de destructions et decréations d’emplois simultanées.Avant mêmela crise économique, on estimait que, chaquejour, environ 10000 emplois étaient détruitstandis que 10000 autres étaient créés1. Plusétonnant, les firmes qui licencient ou nerenouvellent pas certains contrats sont aussides firmes qui créent des emplois.En moyennesur une année pour une embauche nette, unefirme se sera séparée de quatre travailleurs eten aura embauché cinq. Par ailleurs, les sala-riés sont mobiles et certains changent d’em-

Le marché du travail,un marché en mouvement

Loin de l’idéal-type de la concurrence parfaite, le marché du travail connaît des déséquilibres durables que l’insuffisance de la demande ou le coût excessif du travail ne peuvent expliquer à eux seuls. Des caractéristiques propres à ce marché permettent de mieux comprendre la persistance du chômage. François Fontaine met ainsi en évidence son caractère frictionnel : tandis que les créations et destructions d’emplois sont massives, l’information imparfaite, les coûts liés à la mobilité professionnelle et l’inadéquation entre l’offre et la demande de travail font que des personnes ne trouvent pas de travail alors que des emplois restent vacants. Dans ce contexte, les institutions du marché du travail telles que l’assurance chômage ne sont pas un frein à son fonctionnement mais s’avèrent au contraire nécessaires.

Problèmes économiques

 FRANÇOIS FONTAINE

Professeur à l’université Paris-I membre de l’Institut universitaire de France

[1] On pourra consulteravec profit l’ouvragede Cahuc P.et Zylberberg A.(2004).

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LE MARCHÉ DU TRAVAIL, UN MARCHÉ EN MOUVEMENT139

ploi de manière répétée durant leur carrière,voire au cours d’une même année. Enfin, lesentrées au chômage sont fréquentes même enpériode de boom économique et il faut sou-vent y rester plusieurs mois avant de retrou-ver un emploi.

Si l’on pense à ces larges mouvements demain-d’œuvre, les manières dont on expli-quait par le passé le fonctionnement dumarché du travail ne semblent plus satisfai-santes. Elles ne disent rien sur le temps quepassent les travailleurs au chômage alors queces durées ont un impact important sur lebien-être des travailleurs. Elles n’expliquentpas pourquoi une même firme embauche etlicencie, et pourquoi certains postes restentvacants. En outre, elles restent silencieusessur le rôle que les institutions du marché dutravail, et notamment de l’assurance chô-mage, peuvent jouer dans ces mouvementsincessants.

Le marché du travailest un marché frictionnelSentant les limites des approches qui, à leurépoque, étaient considérées comme stan-dards, plusieurs économistes ont cherchédans les années 1970 à proposer une des-cription plus réaliste du marché du travail2. Celle-ci, sans repousser nécessairement lesexplications que nous avons déjà données,insiste particulièrement sur deux écarts à laconcurrence parfaite : l’asymétrie de l’infor-mation3 et l’existence de coûts à échanger,c’est-à-dire en l’occurrence à chercher unemploi ou, pour les employeurs, à embaucher.On parle de frictions du marché du travail.

Cette nouvelle manière de voir fut popula-risée quelques années plus tard par P. Dia-mond, D.T. Mortensen et C. Pissarides. Ellevalut à ces trois économistes un prix Nobelen 2010. Elle part d’un raisonnement trèssimple. Lorsqu’un individu est à la recherched’un emploi, il ne dispose pas d’une visionparfaite des postes qui sont disponibles et

qui pourraient lui convenir. En outre, la col-lecte de telles informations prend du temps.Enfin, accepter un poste est en soi une prisede risque et cela implique parfois de suppor-ter des coûts importants, par exemple parcequ’il faut déménager. De même, un employeurn’observe pas sans effort les personnes quipourraient convenir pour le poste qu’il pro-pose. C’est à la fois un problème de localisa-tion des candidats et d’évaluation de la qua-lité des candidats.

Embaucher prend du temps, trouver un emploiaussi. Ainsi, coexistent sur le marché du tra-vail des emplois vacants et des chômeurs. Lesdonnées dont nous disposons aujourd’huimontrent que cela est vrai au niveau du mar-ché du travail pris dans son ensemble, maisaussi au sein d’un même secteur ou d’unemême profession. Il ne s’agit à proprementparler ni d’un problème de demande, ni d’unproblème de rigidité des salaires. Si l’on sou-haite améliorer le fonctionnement du marchédu travail et rapprocher demandeurs d’em-plois et emplois vacants, il faut donc appro-fondir notre compréhension de ces imperfec-tions que les économistes nomment frictions.

Les destructions créatricesComme nous l’avons évoqué, même lorsquel’environnement économique est stable, desentreprises disparaissent tandis que d’autressont créées. Parallèlement, au sein des entre-prises qui poursuivent leurs activités, cer-tains emplois sont détruits, de nouvellespersonnes sont embauchées et des employéschangent de tâches. Cela vient du fait que noséconomies fonctionnent en partie par des-tructions créatrices. L’idée n’est pas nouvelle,elle a été popularisée par l’économiste autri-chien Joseph Schumpeter dans les années1940 même s’il n’existait pas de données àl’époque pour la tester. Elle est somme toutetrès simple : des activités ou des produits enperte de vitesse sont poussés vers la sortiepar de nouvelles activités et de nouveauxproduits. Tandis que certaines professions

[2] George Stigler, prixNobel 1982, a été l’undes premiers à avoir

appliqué la théorie desfrictions de recherche

au marché du travaildans un article de 1962.Une brève présentationde ces développements

peut être trouvéedans le discours

prononcé lors de laremise de son

prix Nobel en 2010 parDale T. Mortensen.

[3] Sur les différentstypes d’asymétrie

d’information, voir letexte d’Anne Corcos

et François Pannequin,p. 58.

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140Problèmes économiques FÉVRIER 2015

deviennent obsolètes, d’autres sont crééespour s’adapter aux nouvelles activités ouparce que certaines innovations ont changéla manière de produire et de travailler. C’esten principe une source de croissance si lesactivités à forte valeur ajoutée prennent lepas sur les autres, mais en pratique, ce pro-cessus pose un certain nombre de difficultés.Celles-ci, comme nous allons le voir, trouventleurs origines dans les imperfections du mar-ché du travail que nous avons déjà évoquées.

Pour le comprendre, supposons au contraireque le marché du travail soit parfaitementconcurrentiel. Cela suppose que les travail-leurs observent tous les postes disponibleset que leurs mobilités ne sont pas coûteuses.Cela suppose en outre, hypothèse discutablesur laquelle nous reviendrons, que les salairesreflètent la productivité des emplois, c’est-à-dire de la valeur ajoutée qu’ils génèrent. Dansce cas, un salarié qui perd son emploi, carcelui-ci est obsolète, ira vers l’un des emploisnouvellement créés pour lequel il est le mieuxrémunéré et donc (du fait de l’hypothèse surles salaires) où il est le plus productif4. Leprocessus de destruction créatrice est effi-cace car les réallocations vont des postes lesmoins productifs vers ceux qui le sont le plus.

Que change l’existence d’imperfections surle marché du travail ? Tout d’abord, commetrouver un emploi n’est pas instantané, unegrande partie des réallocations de main-d’œuvre se fait par un passage des salariés parle chômage. Si cette transition est trop lente,les coûts sur le bien-être et la santé peuventêtre importants. En France, la durée moyennedes épisodes de chômage était de 14  mois en2012, à égalité avec la moyenne des pays del’Union européenne, mais deux fois plus éle-vée qu’en Norvège (sources : INSEE et OCDE).Cette lenteur peut provenir du fait que lestravailleurs au chômage peinent à identi-fier les emplois où ils peuvent postuler, parexemple parce que leurs compétences ne sontplus en adéquation avec les emplois dispo-nibles. Elle peut aussi venir du fait que ce nesont pas les mêmes régions qui perdent desemplois et qui en créent. Les changements

d’emploi impliquent alors des mobilités quisont coûteuses (déménagement, contraintesfamiliales). In fine, ces difficultés limitent demanière importante les réallocations sur lemarché du travail, même en période où l’acti-vité économique est favorable, et vont veniraggraver l’impact des baisses d’activité.

Si l’on s’intéresse maintenant à l’efficacitédes réallocations, il est probable qu’elles ne sefont pas toujours dans le bon sens, c’est à direqu’elles ne correspondent pas nécessairementà des départs d’entreprises à faible valeurajoutée vers des entreprises à forte valeur ajou-tée. Le marché du travail étant frictionnel, lestravailleurs ne vont pas nécessairement versles « meilleures » entreprises. Ils cherchentavant tout à travailler ou, lorsqu’ils ont déjàun emploi, à améliorer leurs salaires et condi-tions de travail. Dit autrement, ils accepte-ront toute offre qui améliore la situation danslaquelle ils se trouvent. Ainsi, de nombreuxtravaux montrent que des firmes pourtant peuproductives survivent et continuent à embau-cher5. Les imperfections du marché du travailfont que leurs salariés ont du mal à trouverd’autres postes et que les chômeurs n’ont pasnécessairement la possibilité de refuser leursoffres d’emploi. Elles bénéficient donc d’unemain-d’œuvre à moindre coût qui leur per-met de rester profitables et donc de survivre.À l’inverse, certaines entreprises, pourtantà plus forte valeur ajoutée, auront du mal àtrouver les employés dont elles ont besoin etn’auront pas la croissance qu’elles auraientpu avoir si le marché du travail était moinsfrictionnel.

Les salaires,des prix pas comme les autresLes salaires affectent la demande de travaildes entreprises, mais ils affectent aussi leschoix des travailleurs en termes de secteur,de profession ou de nombre d’heures tra-vaillées. C’est pourquoi l’efficacité des réal-locations suppose que, lorsqu’un travailleurobserve les salaires des emplois auxquels

[4] Ici, le terme« productif » se rapporteà la valeur ajoutéesupplémentaire quel’embauche de cetravailleur génèrepour l’entreprise. Elledépend de son efficacitéau travail mais aussides technologies deproduction de l’entrepiseet de la profitabilité dusecteur sur lequel elleopère.

[5] Voir par exempleBartelsman E. J.et Doms M. (2000),« UnderstandingProductivity: Lessonsfrom Microdata »,Journal of EconomicLiterature, vol. 38, n° 3.

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LE MARCHÉ DU TRAVAIL, UN MARCHÉ EN MOUVEMENT141

il peut prétendre, ceux-ci reflètent les diffé-rences de productivité entre les emplois.

Ce serait le cas si le marché du travail était unmarché en concurrence parfaite c’est-à- diresans frictions. Dans cette situation, un deman-deur d’emploi observe l’ensemble des postesdisponibles et les salaires qui y sont asso-ciés. Il peut donc choisir l’employeur qui offreles meilleures conditions. Cette possibilitéde choisir le meilleur emploi disponible exa-cerbe la compétition entre les employeurs. Elledevient telle que la rémunération à laquelle cetravailleur va pouvoir prétendre correspondau salaire maximal qu’il peut obtenir sans quel’entreprise ne perde de l’argent. Le salaire estalors égal à ce que le travail du salarié rap-porte à l’entreprise (sa productivité).

Comment tester ce qu’il en est en réalité ? Il suffit de remarquer que si le salaire est égal à la productivité, il est alors fonction des technologies utilisées pour produire et d’éléments observables, comme l’éducation,l’expérience, l’âge, ou inobservables, comme la motivation, qui affectent la productivité.Or, les études empiriques sur la question ont montré que les caractéristiques obser-vables n’expliquent qu’une part limitée des différences de salaires entre individus (entre un tiers et la moitié en fonction des études).Même si l’on prend en compte le fait que l’on n’observe pas tous les déterminants de la productivité et que l’on contrôle ce que les statisticiens nomment l’hétérogénéité inobservée, il reste entre un tiers et la moitié des différences de salaires à expliquer. Dit autrement, des individus, identiques sont payés différemment6.

Éclairant cette énigme empirique, de nom-breux travaux théoriques ont montré que,si la productivité affecte bien les rémuné-rations, la manière dont elle se reflète dans le salaire dépend fondamentalement des imperfections du marché du travail. L’idée est simple. Pour l’illustrer, imaginons le cas inverse de la concurrence parfaite, c’est-à-dire un univers dans lequel il n’existe qu’un seul employeur et un grand nombre

de demandeurs d’emploi. Pour embaucher,il suffira à l’employeur de fixer un salaire supérieur à ce que l’individu touche au chô-mage. Il n’y a donc pas de raison pour que le salaire reflète la productivité du salarié.Si l’on généralise un peu l’idée, il est aisé de comprendre que plus la compétition entre employeurs pour conserver leur main-d’œuvre est importante et plus le salaire est proche de la productivité. De manière géné-rale, les employeurs prennent en compte les opportunités extérieures de leurs salariés et, en fonction de celles-ci, le salaire oscille entre le montant des allocations chômage et la productivité de l’emploi.

Lorsque l’information sur les postes estimparfaite et que les mobilités sont coû-teuses, le marché du travail peut donc êtrevu comme une loterie. Certains travailleursvont avoir la chance de trouver un employeurproposant des salaires élevés ou auront uneopportunité de carrière qui leur permettrade changer d’entreprise et d’améliorer leursconditions salariales. D’autres ne bénéficie-ront pas de cette chance et auront des salairesplus faibles et des carrières salariales moinsdynamiques. Les imperfections du marchédu travail sont donc une source importanted’inégalité salariale entre travailleurs à laproductivité pourtant identiques.

Une vision mesuréedu fonctionnement du marchédu travailOn le voit bien, le salaire n’est pas un simpleprix de marché permettant d’égaliser offre etdemande de travail ; il est l’expression desimperfections de marché qui se trouvent aucœur des analyses modernes. Celles-ci nesont pas antithétiques avec les approcheskeynésiennes, liant étroitement la demandede travail et la demande de biens et services,ni avec la vision néoclassique où la demandede travail dépend du salaire et où le chômagedécoule des rigidités sur les salaires.

[6] Il ne s’agit pas dediscrimination car

celle-ci repose sur deséléments observables

(comme le sexe) quisont donc contrôlés en

première étape. Lesétudes existantes sont

assez techniques, onpourra trouver une

présentation abordabledes principaux résultats

dans Kramarz F. (2004).

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142Problèmes économiques FÉVRIER 2015

D’un côté, la demande de biens et servicesdétermine la profitabilité d’une embauche.Elle pousse donc l’entreprise à ouvrir despostes qui seront d’abord vacants avant d’êtreéventuellement pourvus ou, au contraire, àréduire le nombre d’employés. De l’autre, lessalaires sont bien un facteur pris en comptepar l’entreprise lorsqu’elle crée ou détruitdes emplois. Ceux-ci sont rigides dans lesens où ils ne s’ajustent pas parfaitement auxchocs de productivité. L’existence d’élémentscomme les allocations chômage les poussentà la hausse mais, à l’inverse, les imperfectionsdu marché du travail permettent à l’employeurde verser des rémunérations plus faibles quece qu’ils verseraient en concurrence parfaite.

Un accroissement de la demande de bienset services peut créer des emplois, de mêmequ’une baisse du coût du travail. Cependant,leurs effets sont limités par la présence defrictions de recherche d’emploi qui ralen-tissent les sorties du chômage et allongentle temps nécessaire pour pourvoir les postesouverts. Ce constat appelle à compléter lespolitiques d’offre et de demande habituellespar des mesures pouvant affecter les frictionsen elles-mêmes en modifiant la structure dumarché du travail.

La place fondamentaledes institutions du marché du travailPlusieurs institutions du marché du tra-vail ont cette capacité. Nous prendrons icil’exemple du service public pour l’emploi.Sous ce terme sont regroupés à la fois l’assu-rance chômage, qui indemnise les chômeurs,et l’ensemble des services qui sont proposésaux demandeurs d’emploi et aux entreprisesdésireuses d’embaucher.

Dans un marché du travail où chaque jour 10 000 emplois sont détruits, l’existence d’une assurance chômage est essentielle.Comme nous l’avons évoqué, les réalloca-tions, pourtant cruciales pour le bon fonc-tionnement de l’économie, conduisent sou-vent à un passage par le chômage, dont les

durées sont particulièrement longues dans beaucoup de pays. L’assurance chômage est donc nécessaire pour limiter les pertes de revenus qui en résultent. Elle est obligatoire dans la majeure partie des pays et est sou-vent financée par une taxe sur les salaires (6,4 % du salaire brut en France). Ce mode de financement permet une mutualisation des risques sur le marché du travail. Cette mutualisation est essentielle car de nom-breux salariés ne disposent pas d’un niveau d’épargne suffisant pour financer leurs épi-sodes de chômage.

Premier effet direct sur les mobilités, des allocations suffisamment généreuses per-mettent aux demandeurs d’emploi de ne pas accepter la première offre venue. Convena-blement assurés, ils peuvent chercher des emplois qui correspondent à leurs compé-tences. C’est a priori une bonne chose car l’adéquation entre le salarié et le poste qu’il occupe favorise la stabilité de la relation d’emploi et limite le risque de retourner rapidement au chômage. C’est aussi positif pour la productivité globale de l’économie.Dans ce sens, l’assurance chômage permet de financer une recherche d’emploi efficace.

Réduire le service public pour l’emploi aux allocations chômage qu’il attribue serait une erreur. En effet, il joue aussi le rôle d’intermédiaire sur le marché du travail. Il collecte les offres d’emplois des entreprises et les met en relation avec les demandeurs d’emploi. Il aide à réduire les imperfections d’informations sur les postes et les candi-dats et donc les frictions du marché du tra-vail. C’est une dimension importante qui a longtemps été négligée. Ce n’est plus le cas aujourd’hui et Pôle emploi, qui est le prin-cipal acteur du service public pour l’emploi en France, cherche à améliorer cette acti-vité, notamment en renforçant son offre de services auprès des entreprises7. On notera que des pays comme le Danemark ou le Royaume-Uni ont dès les années 1990 pris conscience de l’importance de cette mission d’intermédiation.

[7] Ces objectifssont définis dans laconvention tripartiteÉtat-Unédic-Pôle emploi2015-2018, qui aété signée le18 décembre 2014.

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LE MARCHÉ DU TRAVAIL, UN MARCHÉ EN MOUVEMENT143

Au-delà de l’intermédiation, l’une des mis-sions de ce service public est d’accompa-gner les demandeurs d’emploi, c’est-à-direde les conseiller sur la meilleure manièrede chercher un emploi, sur les secteurs àprospecter, de les aider à rédiger leur curri-culum vitae et de les orienter si nécessairevers les formations les plus pertinentes. Cetaccompagnement est très important pour lebon fonctionnement du marché du travail. Ilaccentue l’efficacité des recherches d’emploien réduisant les imperfections d’informationet en améliorant l’adéquation entre les postesà pourvoir et les candidats. C’est une autredimension par laquelle le service public pourl’emploi limite les frictions de recherched’emploi.

Cela explique sans doute que le renforcementde l’accompagnement est l’une des rarespolitiques pour l’emploi dont l’efficacité estavérée par un grand nombre d’études por-tant sur de nombreux pays8. Nous ne don-nerons ici qu’un exemple. La France a expé-rimenté en 2006 un dispositif appelé « suivimensuel personnalisé ». Destiné aux deman-deurs d’emploi présentant un risque faibleà modéré de chômage, il mettait en place,dès le quatrième mois passé sur les listes del’agence pour l’emploi, un entretien mensuelavec un conseiller. L’évaluation existante a

montré que la durée du chômage de ceux quibénéficiaient d’un renforcement de l’accom-pagnement diminuait très significativement.Les chômeurs bénéficiant de ce suivi renforcéont ainsi vu leur taux de sortie du chômageaugmenter d’environ 30 % durant la premièreannée où ils étaient inscrits au chômage9.

* * *

Le marché du travail est un marché en mou-vement continuel, traversé par de gigan-tesques flux de main-d’œuvre. Ceux-ci sontessentiels au bon fonctionnement de l’éco-nomie mais se heurtent aux imperfectionsdu marché, en particulier à ce que les écono-mistes ont appelé les frictions de recherched’emploi. Ces frictions ralentissent ces mou-vements, les rendent coûteux en termes debien-être et réduisent leur contribution à lacroissance économique. Cette compréhen-sion relativement récente du fonctionnementdu marché du travail permet de saisir leslimites des politiques d’offre et de demandetelles qu’elles étaient conçues par le passé.A contrario, elle redonne toute leur place àdes politiques qui, comme le renforcement del’accompagnement des chômeurs, modifientdirectement le fonctionnement du marché.

CAHUC P. et ZYLBERBERG A.(2004), Le chômage, fatalitéou nécessité, Flammarion.

FONTAINE F. et MALHERBET F.(2013), Accompagner les demandeurs d’emploi, Paris,Presses de Sciences Po.

KRAMARZ F. (2004), « Mobilitéet salaires : une longuetradition de recherche »,Économie et Statistique, no 369-370, Paris, INSEE.

POUR EN SAVOIR PLUS

[8] Un panorama desétudes sur la question

est proposé par Fontaine F.et Malherbet F. (2013).

[9] L’évaluation a étémenée par Thomas le

Barbanchon et MaëlFontaine (Document

d’étude n°175 de laDARES).

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problèmeséconomiquesProblèmes économiques invite les spécialistes à faire le point

Directeur de la publication Bertrand Munch

Direction de l’information légale et administrative Tél. : 01 40 15 70 00www.ladocumentationfrancaise.fr

Imprimé en France par la DILADépôt légal 75059, février 2015DF 2PE39430 ISSN 0032-9304CPPAP n° 0518B05932

9 €

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HORS-SÉRIEFÉVRIER 2015 NUMÉRO 7

comprendreL’ÉCONOMIE1. Concepts et mécanismesRédigé par des enseignants et des universitaires, ce premier tome de la série « Comprendre l’économie » présente de façon simple et non formalisée les savoirs fondamentaux des sciences économiques.

Le numéro commence par une présentation de la discipline et de ses grands courants de pensée pour se concentrer ensuite sur ses outils et ses acteurs. Une dernière partie s’intéresse aux mécanismes des marchés et à leurs dysfonctionnements éventuels, en présentant les marchés les plus emblématiques, tels que les marchés de capitaux et du travail.

Prochain numéro à paraître :Comprendre l’économie

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2. Questions économiques contemporaines