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[Comprendre, prévenir, traiter] Les dépressions || Les hypothèses, les causes

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Les hypothèses, les causes

Les événements

Les études statistiques montrent que les circonstances qui précèdent, accompagnent et suivent une dépres-sion jouent un rôle important dans sa survenue. Même s’il devient courant de dire que le déprimé accentue les aspects douloureux de son histoire, celle-ci reste néan-moins jalonnée d’événements dont la répétition est reconnue comme un facteur de risque. Les six mois précédant l’apparition d’une dépression présenteraient environ trois fois plus d’événements « négatifs » que chez le non-déprimé. Des événements datant de l’enfance, ou plus actuels, sont en cause mais comptent aussi le cadre de vie social, politique ou professionnel ; les responsa-bilités importantes, la modifi cation des rythmes biolo-giques sollicitent davantage que d’autres la résistance du sujet (travail de nuit, horaires irréguliers, employés de maison, ouvriers agricoles, professions de santé…).

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Des diffi cultés affectives, comme un confl it conjugal ou une maladie, peuvent clairement contribuer à sa chro-nicité1. Les deuils sont aussi de grands pourvoyeurs de dépression ; la perte d’un parent dans l’enfance reste un facteur de risque important, d’autant plus qu’il est précoce avant l’âge de 16 ans. La réaction de l’entourage semble jouer un rôle déterminant ; l’enfant peut raviver par sa présence la douleur de l’absence, ou au contraire réconforter les adultes et susciter leur tendresse, ou encore être perçu comme une charge échue de manière non consentie. Les événements douloureux ne semblent cependant préjuger ni de l’évolution d’une dépression ni de sa réponse au traitement même si les avis sur ce point restent partagés.

Les dépressions « réactionnelles » liées à un événement survenu dans les trois mois précédant le début des signes seraient, lorsqu’elles ne sont pas trop graves, plutôt de bon pronostic. Les résultats sont cependant hétérogènes d’une étude à l’autre. D’une manière générale, il est courant de dire que la survenue d’une dépression obéit rarement à une cause unique. Elle fait souvent intervenir à la fois une circonstance extérieure et les ressources dont dispose une personnalité pour y répondre dans un contexte donné.

1. Passerieux C, Hardy-Baylé M-C (2004) La Guérison des états dépressifs.Doin

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Les théories psychologiques

Il existe deux principaux courants théoriques en psycho-logie : la psychanalyse apparue à la fi n du XIXe siècle en Autriche et la psychologie cognitivo-comportementale fondée dans les années 1960 aux États-Unis et qui tire ses origines du behavorisme. Malgré une tendance à s’op-poser, ces deux approches partagent des mêmes points de vue nés de l’observation. L’une et l’autre accordent un rôle déterminant à l’histoire personnelle sur la construc-tion psychique ou cognitive du sujet sans exclure une part biologique ; la manière de voir le monde, de penser, les relations affectives seraient infl uencées par les expé-riences vécues en particulier dans l’enfance. Il existe aussi une position commune sur l’existence d’interac-tions entre les émotions, la pensée ou les cognitions, et le comportement, ainsi que sur l’importance du langage pour accéder aux émotions ou aux souvenirs. Mais celui-ci apparaît dans la psychologie cognitivo-compor-tementale comme un vecteur relativement inerte, prédé-terminé et qui « s’imprime » en fonction du contexte. La psychanalyse fait du langage un opérateur complexe et dynamique de la vie psychique. Cette différence a des conséquences sur la conception du soin et la manière dont les « interactions » entre le psychothérapeute et son patient sont envisagées.

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Les théories psychanalytiques de la dépression

Freud écrit en 1917 un article intitulé « Deuil et Mélan-colie » qui établit un parallèle entre le deuil et la dépres-sion. C’est à partir de l’observation de situations de deuil qu’il fait l’hypothèse que la douleur du déprimé est proche de celle de l’endeuillé. La mort d’un être aimé provoque la tristesse, une douleur morale, un repli sur soi, une tendance à s’isoler en pensée avec le défunt, à se reprocher mille et une choses à son égard et un désinves-tissement temporaire du monde extérieur. Cette période est suivie par l’acceptation de la nouvelle réalité et le réinvestissement de celle-ci. De tels signes n’étonnent personne dans les suites d’un deuil et le contraire serait considéré comme anormal ou déplacé. Ce processus est peu accessible à la volonté et il suit en quelque sorte un cours naturel. Or ce cours est entravé chez certains sujets qui restent dans l’affl iction. Il arrive aussi que des personnes présentent tous les signes d’un deuil en l’ab-sence de perte connue. C’est le cas de l’accès mélanco-lique.

Le sujet déprimé vivrait dans une situation analogue au deuil. Un deuil passé mais non résolu dont la vie psychique garderait un souvenir qui le plonge réguliè-rement dans l’affl iction. Qu’il s’agisse d’un événement réel ou pas (il peut s’agir de l’interprétation, par le sujet d’une émotion) n’est pas l’aspect le plus essentiel même s’il est important de trouver quels sont les liens de la

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dépression avec les expériences vécues ; l’intérêt se porte surtout sur la manière dont le psychisme, les émotions, les souvenirs se sont construits ou organisés autour de certains événements.

Pour supporter les fl uctuations affectives dans les relations à autrui, l’alternance d’absence et de présence, le cerveau met en œuvre d’importantes capacités de mémoire et de représentations. Le rôle du langage est essentiel qui recrée l’autre en l’invoquant. Cela suppose de pouvoir se représenter les absents sous une forme « imaginaire ». Ces processus sont particulièrement actifs pendant l’enfance. La psychanalyste Mélanie Klein (1882-1960) a défi ni une « position dépressive » chez l’enfant qui est un moment important de son dévelop-pement. Quand cette « position dépressive » ne peut être résolue de manière satisfaisante, les relations aux objets d’amour sont empreintes d’une plus grande vulnérabilité et de vécus abandonniques ou de dépendance.

La psychanalyse repose sur l’hypothèse, tirée de la clinique, d’une dynamique psychique qui n’obéit pas seulement à la raison, mais aussi à l’inconscient et au langage. Lorsque ce dernier n’a pas pu être investi comme le mode privilégié d’expression des émotions et des pensées, une partie de la vie psychique peut être mise sous silence. Dans les formes extrêmes comme la mélan-colie, le sujet se sépare de sa pensée devenue trop doulou-reuse en se murant dans l’incommunicabilité. Selon cette hypothèse, l’absence qui tourmente le sujet n’est pas un défi cit moléculaire comme le suppose la biologie, ni celle d’un autre (une « présence maternelle » par exemple)

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selon l’éthologie, ni une distorsion des « schémas de pensée » liée à une expérience malheureuse comme le suggère le cognitivisme. Fondamentalement, il s’agirait de l’absence de lien entre des expériences et la parole, ce qui a pour conséquence l’impossibilité d’y penser et d’en parler. Il s’agit d’un processus puissant qui sépare le sujet de lui-même. C’est tout un travail de réinvestissement du langage qui est proposé.

La dépression en psychanalyse obéit à des mécanismes intrapsychiques complexes qui ne s’opposent pas aux découvertes biologiques mais qui ne leur sont pas réduc-tibles. Chez de nombreux déprimés, la douleur vient de ne pouvoir distinguer l’absence et la présence d’autrui. Par exemple, lorsqu’un être aimé donne l’impression de ne pas être là ou d’être indisponible (ce peut-être le cas pour un enfant quand un parent est déprimé1). Il serait alors représenté dans le psychisme sous la forme d’un objet fi gé et non satisfaisant, mais qui constitue la seule trace possible de son existence.

La psychologie cognitivo-comportementale

Le comportementalisme (ou behaviorisme) a été fondé par Watson aux États-Unis en 1913. Sa théorie s’inspire des expériences sur les animaux comme celles de Pavlov en Russie qui mettent en évidence le rôle de l’apprentis-sage sur les fonctions vitales et le comportement chez

1. Green A (1982) Narcissisme de vie, narcissisme de mort. Minuit

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le chien. La méthode de Watson rejette l’introspection et refuse de s’intéresser à la conscience pour n’étudier que les comportements. L’adaptation devient le critère de normalité à partir duquel les comportements sont classés sans référence à la pathologie. Leur compréhen-sion tient compte des interactions entre le sujet et son environnement. Les comportements humains sont consi-dérés comme appris ; ceux qui sont « nuisibles » pour l’entourage ou pour le sujet seraient le résultat d’appren-tissages défectueux ; ils entraînent une inadaptation à la vie sociale. L’effet de l’environnement n’étant jamais défi nitif du fait de la perméabilité de l’organisme aux nouvelles expériences, une « normalisation » du compor-tement est rendue possible par l’acquisition de nouveaux apprentissages dont la valeur fi nale est évaluée selon le caractère satisfaisant ou pas du comportement.

Le comportementalisme a évolué au fi l du temps et dans le milieu des années 1960, il quitte le domaine des seules interactions avec l’environnement pour se tourner vers les événements internes, « couverts » tels que les pensées, les discours intérieurs, les croyances, les images mentales, les sentiments. Deux psychiatres améri-cains, Albert Ellis et Aaron T. Beck, introduisent alors la notion de thérapie cognitive ; quittant le domaine strict du comportement, ils s’intéressent aux schémas de pensée qui résultent selon eux, comme le comportement, d’un apprentissage social constitué d’expériences ; lorsque celles-ci sont agréables, les schémas subissent un renforce-ment positif qui augmente leur probabilité de survenue ; le déplaisir constitue un renforcement négatif.

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La dépression résulterait d’une vulnérabilité indivi-duelle et de l’effet du milieu1. Elle consiste à attribuer une signifi cation péjorative à soi-même, au monde et à l’avenir. Les expériences vécues constituent « une base de récurrence » cognitive. L’éducation, l’enfance sont au premier plan des causes de dépression, car elles sont déterminantes dans la mise en place des associations entre un schéma de pensée et une expérience émotion-nelle ou comportementale. Certaines informations (messages provenant d’autrui par exemple) sous l’effet des émotions peuvent laisser une empreinte négative déformant la réalité ; cette empreinte entraîne une « mauvaise » perception du présent ; les aspects néga-tifs sont exagérés, la situation apparaît non contrôlable et conduit à une impression de catastrophe. Cette repré-sentation négative du monde peut se traduire par des petites idées rapides ou des images mentales à contenu négatif dans une sorte de monologue intérieur non arti-culé dans un raisonnement réfl échi, du genre « j’en suis incapable », « je n’y arriverai jamais » qui entraînent des émotions douloureuses.

Les événements actuels ont leur importance, car ils « renforcent » les impressions du passé ; de l’équilibre entre les renforcements positifs et les renforcements négatifs peut dépendre l’entrée dans une dépression. Un exemple de renforcement négatif ou de diminution des renforcements positifs est la perte d’un bien, par exemple

1. Beck AT (1967) Depression : clinical, experimental and theoretical aspects. New York, Harper and Rosw

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lors d’une séparation, d’un déménagement, d’un deuil, d’un divorce. Cet équilibre dépend aussi des « capacités propres » du sujet ; ainsi la « timidité » pourrait diminuer les renforcements positifs en réduisant les échanges avec autrui.

Des expériences sur l’animal ont mis l’accent sur le lien entre le contrôle des situations, le bien-être et de bonnes performances cognitives. Un chien qui subit un traitement désagréable sans pouvoir y répondre ni s’y soustraire adopte un comportement « très proche de l’homme déprimé » selon Seligman (1975)1 : passivité, diffi culté à apprendre, amaigrissement, perte de toute agressivité. L’auteur interprète la dépression comme une perte de motivation attribuée à des agressions répétées et incontrôlables.

Dans les années 1980, les mêmes questions ont été abordées sous un autre angle avec le constructivisme de Guidano et Liauti qui insistent, après John Bowlby, sur le rôle des liens d’attachement précoces. Les expé-riences de la petite enfance organiseraient des schémas mentaux personnels qui joueraient un rôle important dans la survenue ultérieure des troubles psychiques et auxquels les cognitions s’accrocheraient comme à un noyau. Lorsque ces schémas sont activés, ils fonction-nent de manière puissante et c’est à travers eux que sont fi ltrées les informations sur soi et sur l’extérieur.

1. Seligman MEP (1975) Helplessness on depression development and death. San Francisco, Freeman

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Dépression et éthologie, les modèles animaux

À la suite des théories darwiniennes, les études sur le comportement des animaux ont conduit à établir une parenté comportementale entre l’humain et les autres êtres vivants. Pour la dépression, les travaux les plus convaincants ont porté sur les relations des mères avec leurs petits. Une séparation brutale confi rme le rôle désorganisateur de ces situations. Les jeunes primates commencent par protester par des cris, des appels, des plaintes ; leur comportement est désordonné, parfois agressif envers les autres ou envers eux-mêmes ; si la mère ne revient pas, un état de prostration peut s’ins-taller jusqu’à la mort. Cette situation n’est cependant pas systématique et elle ne dépend pas de l’âge du petit ; elle peut survenir chez des jeunes déjà sevrés et semble liée au type de relation établie avec la mère et au statut de celle-ci dans la hiérarchie du groupe. Lorsque les mères ont été accueillantes et protectrices et qu’elles occupent une place dominante, les jeunes sont beaucoup moins affectés par son décès que si elle a été plutôt rejetante. Ces observations, enrichies par les travaux de Konrad Lorenz (1903-1989) sur l’empreinte, ont conduit à postuler une origine instinctuelle aux comportements humains d’at-tachement.

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Le Britannique John Bowlby1 a largement contribué à faire admettre la réalité d’un processus comparable au deuil chez le bébé ; il décrit des attitudes de protesta-tions, de rage, et de recherche de la mère en cas de sépa-ration. Selon lui, cette séparation d’un jeune enfant de son « objet naturel d’attachement » le prive d’un besoin primaire. Cette réaction à la séparation est suivie d’une réaction dépressive, d’un renoncement et d’une modifi -cation des relations d’attachement ultérieures. L’instal-lation d’une dépression signalerait l’échec à effacer la séparation et témoignerait de l’ineffi cacité des moyens de lutte mis en œuvre à cette occasion.

La dépression grave du nourrisson a constitué pour Bowlby un modèle de compréhension pour la dépres-sion chez l’adulte. L’angoisse serait une réaction primaire à la perte, suivie lorsque la situation pénible ne peut être fuie d’une dépression ; l’inutilité de la lutte conduit à adopter des attitudes de soumission et d’impuissance ; pour l’auteur, il s’agit de mécanismes neurobiologiques élémentaires. Ce modèle pose la question délicate de la parenté entre l’humain et les autres animaux. Pour de nombreux auteurs, les capacités cognitives particulières de l’Homme dont témoignent les rites, le langage, la fonction symbolique ne permettent pas de se satisfaire des réactions instinctuelles des jeunes primates comme seule explication aux spécifi cités des relations humaines dans la dépression.

1. Bowlby J (1999) Attachement et perte. Paris, PUF

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Aucun modèle animal n’est totalement satisfaisant pour étudier la dépression. Les chercheurs continuent d’inventer des systèmes expérimentaux pour étudier ses aspects biologiques, inexplorables chez l’humain pour des raisons éthiques. Le plus ancien modèle est celui de Harlow qui utilise en 1962 les macaques rhésus. Il consiste à placer les animaux dans des situations d’im-puissance et de peur, par exemple en les plongeant dans un cylindre lisse et vertical rempli d’eau. Ces expériences sur des souris ont permis d’isoler des lignées qui présen-tent une ressemblance comportementale et biologique avec le « comportement déprimé » chez l’humain : un taux de cortisol élevé, des troubles du sommeil et une inhibition de l’activité électrique des neurones à séro-tonine. Les individus de cette lignée font preuve d’une faible réactivité1 quand ils sont suspendus par la queue ou plongés dans l’eau. Les chercheurs mettent cepen-dant les lecteurs en garde contre la tentation de faire une analogie trop rapide entre ces résultats et la dépression chez l’humain en raison de la complexité de celle-ci.

La société

Les sociologues qui se sont intéressés à la dépression suggèrent une infl uence du milieu social sur sa fréquence. Ce ne sont pas tant des facteurs économiques que les

1. Libération du24/06/2003. Interview de Jean Cotentin, chercheur au CNRS, Unité de neuropsychopharmacologie expérimentale de Rouen

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facteurs de dissolution du tissu social, comme l’éclate-ment des familles et la dislocation des communautés, qui pourraient rendre compte de son augmentation dans les pays occidentaux. La société contemporaine est plus fragmentée que par le passé. Les individus, en particu-lier les enfants, ont des échanges réduits, sont plus isolés au sein même des familles. L’instabilité géographique et relationnelle est souvent plus grande. La dissolution des repères éducatifs mais aussi moraux ou religieux, l’abandon des rites accompagnant les grands événements de la vie, de la naissance à la mort ont fait disparaître un espace de projection dans lequel une place était assignée à chacun et les liens sociaux défi nis par des convenances. L’individu est incité à s’occuper de son image plus que de celle du groupe. Mais cette image individuelle est fragile, peu étayée en raison de l’absence de représentations communes, ce qui conduit à l’hypothèse d’une « incer-titude identitaire » du sujet contemporain qui s’accom-pagne d’une diffi culté à donner un sens aux frustrations et aux épreuves.

Le rapport social au manque et à l’absence s’est égale-ment modifi é. Pour de nombreux « psys », l’expérience du manque, lorsqu’elle n’est pas excessive et trauma-tique, est considérée comme un organisateur de la vie psychique ; il permet de se représenter l’espace en fonc-tion de la présence ou de l’absence de l’objet aimé, et d’investir le temps (il était là avant, il reviendra plus tard). L’absence d’un être cher ou d’un objet désiré mobilise des représentations, des affects, des investisse-ments et des humeurs qui incitent à la créativité ainsi

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qu’à la recherche de nouveaux investissements. Le sujet moderne serait passé de ce rapport au manque qui mobi-lise physiquement et psychiquement à la nostalgie, c’est-à-dire au manque de son enfance, de son passé. La société occidentale contemporaine peine à s’intéresser à la perte et à sa signifi cation, pour ne pas dire qu’elle la fuit ou la nie1. Privée de sa qualité d’espace où l’objet absent est à retrouver, l’économie psychique est invitée à s’appro-prier un objet accessible, interchangeable, consommable et inépuisable et la réalité se confond avec un monde virtuel2 ; l’autre tend à devenir un objet de jouissance ce qui, pour certains auteurs, se rapproche d’un apprentis-sage de l’addiction et de la perversion3.

La dynamique du monde professionnel est l’une des causes possibles de fragilisation psychologique. Plus que l’exigence de rentabilité, c’est la proposition, voire la contrainte d’adopter des valeurs, un mode de vie, des loisirs communs, et l’ingérence parfois directe dans la vie intime des salariés qui auraient un effet dépersonnalisant. L’entreprise tend à occuper une place affective trop puis-sante, favorise des relations qui ne sont pas fondées sur des affi nités mais plutôt sur des phénomènes d’emprise du type dépendance qui laissent peu de place à la distance et à l’ambivalence. Pour pouvoir y être bien, les salariés

1. Pignarre P (2003) Comment la dépression est-elle devenue une épidémie. Paris, Hachette2. Juranville A (2005) La mélancolie et ses destins. Mélancolie et dépression. In press3. Melman C (2002) L’homme sans gravité, Jouir à tout prix. Paris, Denoël

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cherchent des identifi cations qui peuvent être l’entreprise elle-même et sa production, c’est-à-dire une instance imper-sonnelle, surpuissante et inerte. Tout rejet professionnel, même minime, peut être vécu comme une perte massive qui génère le deuil, non pas d’une activité mais d’une part de soi, ce qui est plus délabrant, plus diffi cile à supporter, et proche de l’expérience mélancolique. Pour se protéger, la vie professionnelle et surtout les relations à l’intérieur de l’entreprise sont désinvesties, ce qui expose au risque de se sentir instrumentalisé et traité comme un objet de consommation ; certains se comparent à un « Kleenex mis à la poubelle après usage ».

Le burn-out syndrom

La description d’un nouveau syndrome lié à la vie profes-sionnelle est apparue sur la côte ouest des États-Unis, le burn-out syndrom1. Il s’agit d’un ensemble de signes asso-ciant une anxiété et des troubles somatiques et du carac-tère ; des perturbations du sommeil, des céphalées, des douleurs gastro-intestinales ou une moins bonne disponi-bilité au travail et une moindre « rentabilité », une sensa-tion de grande fatigue, une irritabilité. Ce syndrome est attribué à un épuisement lié aux contraintes profession-nelles et à l’impossibilité de trouver une distance inté-rieure qui protège de celles-ci. Les métiers les plus idéalisés – avocat, enseignant, soignant – seraient les plus exposés.

1. Littéralement, être en feu, se consumer