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Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 391–431 427 1980 au début des années 2000, l’appropriation par les femmes du pouvoir de la force publique franchit trois étapes : en dépit de la résistance policière, les quotas restrictifs sont abolis. Les femmes accèdent au rang de martyre en payant de leur sang leur engagement professionnel. Des figures de femmes policiers « ordinaires » apparaissent dans les médias aux côtés de figures plus exceptionnelles. Cette dynamique historique de féminisation n’est pas linéaire et menace peu l’hégémonie masculine. Geneviève Pruvost rappelle un trait spécifique des métiers de la police et de l’armée : la décision de conserver des effectifs féminins minoritaires est cautionnée au plus haut niveau par des quotas. Officiels entre 1935 et 1992, ces quotas restent officieux depuis. Le jeu sur le contenu et les barèmes des épreuves sportives et sur les conditions de taille et de poids selon le sexe permet aux gouvernements (de droite) d’endiguer la réussite des femmes aux concours, ou de la favoriser (pour ceux de gauche). Le dernier avatar de ces « oscillations anthropométriques » est la mise en place, en 2005, par Dominique de Villepin, d’un indice de masse corporelle (IMC) qui discrimine les femmes : elles sont trop minces ! Et la taille de 1,60 m exigée pour les commissaires femmes, le devient pour les hommes pour favoriser leurs candidatures. Mais pour tous et toutes, y compris pour les femmes de la police, les femmes doivent demeurer minoritaires dans ce « métier d’homme ». Au-delà d’une contribution magistrale à une « autre histoire de l’institution policière », ce livre, servi par un style clair et élégant, illustre la fécondité des recherches franc ¸aises sur le genre menées par cette nouvelle génération, qui sait décortiquer aussi bien les changements historiques majeurs des rapports sociaux entre les sexes que les formes les plus résistantes et subtiles à l’égalité des sexes. Le seul regret susceptible d’être émis à l’issue de cette lecture est celui d’une confrontation inachevée de ce processus de féminisation de la police franc ¸aise à celui d’autres pays. Des pistes de comparaison internationale sont esquissées dans la conclusion mais peu développées. Catherine Marry CNRS, centre Maurice Halbwachs, 48, boulevard Jourdan, 75014 Paris, France Adresse e-mail : [email protected] doi:10.1016/j.soctra.2012.06.015 Les coulisses de l’État social. Enquête sur les signalements d’enfant en danger, D. Serre. Raisons d’agir, Paris (2009). 317 pp. L’ouvrage de Delphine Serre étudie les transformations de l’État social en observant les assis- tantes sociales. Situé dans la lignée des travaux de Pierre Bourdieu et de Rémi Lenoir et mobilisant une très vaste culture sociologique, il repose sur une enquête de terrain menée pendant deux ans, à la fin des années 1990, dans les services sociaux scolaires et de secteur (dans une moindre mesure) d’un quartier bourgeois et d’un quartier populaire de Paris. Il se centre sur l’acte de signalement décrit comme un diagnostic « risqué » et une épreuve pour les assistantes sociales. Rare par sa fréquence les assistantes sociales enquêtées réalisant en moyenne un à deux signa- lements par an son importance résulte de la place qu’il occupe au cœur d’un faisceau de pratiques d’inspection des familles visant le repérage de la maltraitance. L’auteur a ainsi analysé un corpus de 98 signalements (dans lequel, fait notable, ne figure aucune famille de classes supé- rieures), réalisé des entretiens auprès des assistantes sociales et observé leurs pratiques autour du signalement.

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Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 391–431 427

1980 au début des années 2000, l’appropriation par les femmes du pouvoir de la force publiquefranchit trois étapes : en dépit de la résistance policière, les quotas restrictifs sont abolis. Lesfemmes accèdent au rang de martyre en payant de leur sang leur engagement professionnel. Desfigures de femmes policiers « ordinaires » apparaissent dans les médias aux côtés de figures plusexceptionnelles.

Cette dynamique historique de féminisation n’est pas linéaire et menace peu l’hégémoniemasculine. Geneviève Pruvost rappelle un trait spécifique des métiers de la police et de l’armée :la décision de conserver des effectifs féminins minoritaires est cautionnée au plus haut niveau pardes quotas. Officiels entre 1935 et 1992, ces quotas restent officieux depuis. Le jeu sur le contenuet les barèmes des épreuves sportives et sur les conditions de taille et de poids selon le sexepermet aux gouvernements (de droite) d’endiguer la réussite des femmes aux concours, ou de lafavoriser (pour ceux de gauche). Le dernier avatar de ces « oscillations anthropométriques » estla mise en place, en 2005, par Dominique de Villepin, d’un indice de masse corporelle (IMC) quidiscrimine les femmes : elles sont trop minces ! Et la taille de 1,60 m exigée pour les commissairesfemmes, le devient pour les hommes pour favoriser leurs candidatures. Mais pour tous et toutes, ycompris pour les femmes de la police, les femmes doivent demeurer minoritaires dans ce « métierd’homme ».

Au-delà d’une contribution magistrale à une « autre histoire de l’institution policière », ce livre,servi par un style clair et élégant, illustre la fécondité des recherches francaises sur le genre menéespar cette nouvelle génération, qui sait décortiquer aussi bien les changements historiques majeursdes rapports sociaux entre les sexes que les formes les plus résistantes et subtiles à l’égalité dessexes. Le seul regret susceptible d’être émis à l’issue de cette lecture est celui d’une confrontationinachevée de ce processus de féminisation de la police francaise à celui d’autres pays. Des pistesde comparaison internationale sont esquissées dans la conclusion mais peu développées.

Catherine MarryCNRS, centre Maurice Halbwachs, 48, boulevard Jourdan, 75014 Paris, France

Adresse e-mail : [email protected]:10.1016/j.soctra.2012.06.015

Les coulisses de l’État social. Enquête sur les signalements d’enfant en danger, D. Serre.Raisons d’agir, Paris (2009). 317 pp.

L’ouvrage de Delphine Serre étudie les transformations de l’État social en observant les assis-tantes sociales. Situé dans la lignée des travaux de Pierre Bourdieu et de Rémi Lenoir et mobilisantune très vaste culture sociologique, il repose sur une enquête de terrain menée pendant deux ans,à la fin des années 1990, dans les services sociaux scolaires et de secteur (dans une moindremesure) d’un quartier bourgeois et d’un quartier populaire de Paris. Il se centre sur l’acte designalement décrit comme un diagnostic « risqué » et une épreuve pour les assistantes sociales.Rare par sa fréquence — les assistantes sociales enquêtées réalisant en moyenne un à deux signa-lements par an — son importance résulte de la place qu’il occupe au cœur d’un faisceau depratiques d’inspection des familles visant le repérage de la maltraitance. L’auteur a ainsi analyséun corpus de 98 signalements (dans lequel, fait notable, ne figure aucune famille de classes supé-rieures), réalisé des entretiens auprès des assistantes sociales et observé leurs pratiques autour dusignalement.

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Delphine Serre montre tout d’abord comment tout signalement repose sur une activité de clas-sification et d’interprétation des « désordres familiaux » qui suppose un « bricolage intellectuel »dans lequel tous les faits appréhendés à partir d’une grille d’interprétation familialiste prennentsens. Les assistantes sociales s’appuient sur des jugements extérieurs, médicaux, psychologiqueset scolaires, mais tentent de se ménager un espace d’autonomie de jugement. La rédaction dusignalement fait en outre l’objet de stratégies de présentation en vue de convaincre le juge d’agiret d’éviter les classements sans suite, très finement analysées par l’auteur.

L’auteur décrit ensuite comment, loin de s’imposer seulement en raison d’une situation« objective », la décision de signaler varie selon les assistantes sociales, notamment en fonctionde leur origine sociale, leur génération et leur parcours scolaire. La démonstration permet ainsi defaire pièce à l’idée d’une variation purement individuelle des pratiques. Elle se montre particuliè-rement convaincante concernant les écarts entre générations d’assistantes sociales : sensibiliséesaux théories du contrôle social, les assistantes sociales formées dans les années 1970 se montrentplus réticentes face au signalement et moins sensibles à l’argument inspiré de la psychanalyse dela fonction symbolique du « rappel à la loi ». Les générations formées à partir des années 1980,dans un contexte de crise de l’État social et d’évaluation de son efficacité, valorisent davantagele partenariat avec la justice et recourent davantage aux signalements.

L’auteur dessine dans un deuxième temps la cartographie des normes communes mobiliséespar les assistantes sociales dans leurs pratiques d’inspection des familles : attention à l’enfant,promotion de l’autonomie, valorisation du dialogue occupent une place de choix. Les jugementsportés par les assistantes sociales sur les désordres éducatifs des familles sont mis en lien avecune morale propre aux classes moyennes salariées faisant la promotion de la famille relationnellealors que les conditions de vie des familles rencontrées ne facilitent pas sa réalisation. Les assis-tantes sociales adoptent cependant un regard plus ou moins relativiste à l’égard de ces normes enfonction de leur trajectoire et de la distance qui les sépare des classes populaires rencontrées. Lesassistantes sociales vont tenter de convertir les familles populaires à ces normes. Les aides allouéesont également pour contrepartie des attentes normatives à l’égard des pratiques éducatives desfamilles. En conséquence, les familles dépendantes de l’aide sociale sont davantage exposées auxpratiques d’inspection et au risque de signalement qui en découle.

C’est lorsque l’ouvrage de Delphine Serre prend une dimension compréhensive en analysant« l’épreuve » que représente un signalement pour les assistantes sociales qu’il offre le meilleur deses analyses. La rédaction du signalement est au cœur de cette épreuve car elle expose le travailleursocial au jugement extérieur. Le recours à l’instance judiciaire pour le travailleur social met eneffet en question sa définition du métier, le confronte à sa hiérarchie et à ses pairs, questionneson autonomie et le sens du travail « bien fait ». Il creuse les divisions entre assistantes sociales.L’auteur montre ainsi la distance qui sépare celles qui sont « dans le jeu » du signalement de cellesqui tentent d’y résister, mais aussi les processus de conversion à la norme du signalement vécuspar celles qui tentent d’y résister. Dans un contexte de rationalisation gestionnaire, les assistantessociales sont en effet de plus en plus confrontées à une culture du chiffre qui tend à faire dunombre de signalements réalisés un critère d’évaluation de leur activité, sans apporter pour autantde réponse aux tensions concrètes vécues par les assistantes sociales. Les « antinomies de laraison bureaucratique » les placent en effet dans une position de double bind entre protection del’enfant et respect du droit des familles, obligation de signaler et respect du secret professionnelqui peut amener à taire certaines révélations au nom de la dimension pédagogique de la relationassistantielle. La stratégie consistant à « signaler au moindre doute » peut ainsi être vécue parcertaines (surtout les plus anciennes) comme un renoncement à une autonomie de jugement de lapart des assistantes sociales.

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Le parti pris de l’ouvrage est d’étudier les assistantes sociales comme des travailleurs enpartant de leurs pratiques concrètes. On peut cependant regretter que ce travail se donne à voiressentiellement en ce qui concerne la rédaction du signalement et non sur les temps de rencontreavec les familles, certes plus difficiles à observer dans un contexte de suspicion de maltraitancepeu propice à la présence d’un tiers, mais où se joue la dimension relationnelle du travail social. Lamanière dont les interactions avec les familles alimentent les jugements des assistantes socialesn’apparaît que de manière incidente. La dimension pédagogique de la relation assistantielle etses échecs restent donc dans l’ombre ne permettant pas de saisir les variations des décisionsqui tiennent aussi à la capacité des familles à échapper au jugement assistantiel. Dans la lignéedes travaux d’Arlie Hochschild, la dimension émotionnelle engagée dans le signalement auraitpu bénéficier également d’un plus grand éclairage car on peut présupposer qu’elle contribuepleinement à cette « épreuve ».

Sarra MougelCERLIS-UMR 80 70 (université Paris Descartes, CNRS, université Paris 3), 45, rue des

Saints-Pères, 75270 Paris cedex 06, FranceAdresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2012.07.010

The Cybernetic Brain. Sketches of Another Future, A. Pickering. The University of ChicagoPress, Chicago & London (2010). 526 pp.

Figure bien connue des science studies, Andrew Pickering a produit une œuvre« constructiviste » alternant travaux empiriques et réflexions théoriques1. Dans The Cyberne-tic Brain, il présente une sociologie historique du mouvement cybernétique, saisi à travers lesactivités de ses principaux animateurs en Grande-Bretagne, à partir des années 1940.

Appuyée sur une riche iconographie, son analyse privilégie la production de dispositifs maté-riels (souvent spectaculaires) et cette orientation restitue toute sa vivacité et ses couleurs à lacybernétique, irréductible à des objets techniques de conception désuète. Plus qu’une discipline,c’est une « forme de vie, une facon de s’engager dans le monde, une attitude » (p. 9) et l’auteurrévèle la dynamique de cet expérimentalisme débordant. De la cyber-tortue domestique à la« machine Musicouleur », en passant par les ordinateurs « moléculaires » et une incroyable sallede « cybercontrôle » de l’économie chilienne, les productions sur lesquelles l’analyse s’arrêtetémoignent de la variété de ses terrains d’application. Insistant à la fois sur la marginalité (aca-démique) du mouvement cybernétique et sur la fluidité de ses idées, l’ouvrage se lit égalementcomme une réflexion sur la transversalité. Son agenda est en outre explicitement critique : il setermine sur un plaidoyer pour les modèles cybernétiques, car Andrew Pickering y voit un antidoteaux dangereuses certitudes de la modernité.

Le dernier chapitre détaille cette argumentation critique, proche de celle de Bruno Latour.La succession des précédents épouse celle des figures centrales de la cybernétique anglaise, enproposant le récit du passage du courant (alternatif) des pionniers Grey Walter et Ross Ashby àleurs successeurs Stafford Beer et Gordon Pask, en passant par Gregory Bateson et Ronald D.Laing. Si Andrew Pickering a finalement préféré cette approche biographique « séquentielle »

1 Voir notamment Constructing quarks. University of Chicago Press, Chicago (1984) et The mangle of practice.University of Chicago Press, Chicago (1995).