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Comptes rendus / Sociologie du travail 55 (2013) 387–425 417 raison. La violence sociale, que l’auteur relève elle-même dans ses observations mais qu’elle relègue finalement à une place périphérique dans l’interprétation, suggère que ces conflits sont liés à une forme particulière de rapports sociaux qui pourraient bien être liés au cadre spécifique d’un commerce centré sur l’argent. Xavier Roux Laboratoire Printemps, université de Versailles - Saint-Quentin-en-Yvelines, 47, boulevard Vauban, 78047 Guyancourt cedex, France Adresse e-mail : [email protected] Disponible sur Internet le 23 juillet 2013 http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.07.014 Consommateurs engagés à la Belle Époque. La ligue sociale d’acheteurs, M.E. Chessel. Presses de Sciences Po (2012). 344 p. « Ne voyez-vous pas que le vêtement que vous portez sur les épaules est taché de sang ? ». Cette interpellation était formulée, il y a plus d’un siècle, par la Ligue sociale d’acheteurs (LSA) dont Marie-Emmanuelle Chessel a fait une histoire. Il s’agit de l’« une des premières organisations demandant aux consommateurs de réfléchir à leur manière d’acheter et de prendre en compte les conditions de travail des ouvriers et des employés » (p. 15). Précurseur de la « consommation enga- gée » ou fair trade, cette ligue multiconfessionnelle était composée majoritairement de femmes. Elle fut active durant la Belle Époque, de 1902 à 1914. Mais son histoire est campée dans un empan temporel plus large, qui va de la création de la première ligue anglaise en 1887, à 1938, lorsque la LSA échoue à se recréer. M.-E. Chessel, en historienne, a analysé des archives, issues de cinq principaux fonds franc ¸ais et américains. La première partie décrit la genèse de la Ligue. Elle a pris exemple sur les premières consu- mers’s leagues anglaises, puis américaines, de la fin du xix e siècle. M.-E. Chessel défend la thèse d’une circulation internationale des idées et des pratiques, avec l’introduction par les ligues amé- ricaines du lobbying en faveur de la réglementation étatique du travail. La LSA s’inscrit aussi dans une tradition d’action collective féminine, catholique et sociale. Une sociologie des militants est évoquée. Il s’agit de femmes, d’hommes et de couples (les Brunhes, notoirement) de la bour- geoisie mondaine éduquée. Les hommes sont des intellectuels, juristes et économistes orthodoxes sensibles à la question du droit du travail. Par rapport aux autres associations catholiques, la LSA se distingue par son ralliement à la République et son ouverture aux autres confessions. Influen- cés par l’anglais John Ruskin et par le catholicisme libéral américain, ces catholiques « dans » la République, sont proches du Sillon. La deuxième partie décrit le « travail militant des acheteuses ». Leur souci est de montrer la réalité cachée des conditions de travail des travailleuses. Outre la diffusion d’images sous forme de cartes postales certaines sont présentées en annexe et l’exposition d’« objets de la misère », les militantes réalisent des « listes blanches » de fournisseurs. Ils sont recommandés aux consom- mateurs dans la mesure ils s’engagent sur « la santé et le bien-être de l’ouvrière » (p. 189). Les listes sont établies après enquêtes à « caractère scientifique » (p. 149) sur les conditions de travail. Elles empruntent aux Leplaysiens mais aussi aux méthodes employées par les ligues américaines, le Sillon et les cercles ouvriers catholiques. Les hommes de la LSA, eux, font des conférences et participent au lobbying législatif. La troisième partie évoque les actions mixtes organisées en faveur du repos dominical ainsi que du travail de nuit des boulangers, dans les années 1900. Un chapitre conclusif propose une

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Comptes rendus / Sociologie du travail 55 (2013) 387–425 417

raison. La violence sociale, que l’auteur relève elle-même dans ses observations mais qu’ellerelègue finalement à une place périphérique dans l’interprétation, suggère que ces conflits sontliés à une forme particulière de rapports sociaux qui pourraient bien être liés au cadre spécifiqued’un commerce centré sur l’argent.

Xavier RouxLaboratoire Printemps, université de Versailles - Saint-Quentin-en-Yvelines,

47, boulevard Vauban, 78047 Guyancourt cedex, FranceAdresse e-mail : [email protected]

Disponible sur Internet le 23 juillet 2013http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.07.014

Consommateurs engagés à la Belle Époque. La ligue sociale d’acheteurs, M.E. Chessel.Presses de Sciences Po (2012). 344 p.

« Ne voyez-vous pas que le vêtement que vous portez sur les épaules est taché de sang ? ». Cetteinterpellation était formulée, il y a plus d’un siècle, par la Ligue sociale d’acheteurs (LSA) dontMarie-Emmanuelle Chessel a fait une histoire. Il s’agit de l’« une des premières organisationsdemandant aux consommateurs de réfléchir à leur manière d’acheter et de prendre en compte lesconditions de travail des ouvriers et des employés » (p. 15). Précurseur de la « consommation enga-gée » ou fair trade, cette ligue multiconfessionnelle était composée majoritairement de femmes.Elle fut active durant la Belle Époque, de 1902 à 1914. Mais son histoire est campée dans unempan temporel plus large, qui va de la création de la première ligue anglaise en 1887, à 1938,lorsque la LSA échoue à se recréer. M.-E. Chessel, en historienne, a analysé des archives, issuesde cinq principaux fonds francais et américains.

La première partie décrit la genèse de la Ligue. Elle a pris exemple sur les premières consu-mers’s leagues anglaises, puis américaines, de la fin du xixe siècle. M.-E. Chessel défend la thèsed’une circulation internationale des idées et des pratiques, avec l’introduction par les ligues amé-ricaines du lobbying en faveur de la réglementation étatique du travail. La LSA s’inscrit aussidans une tradition d’action collective féminine, catholique et sociale. Une sociologie des militantsest évoquée. Il s’agit de femmes, d’hommes et de couples (les Brunhes, notoirement) de la bour-geoisie mondaine éduquée. Les hommes sont des intellectuels, juristes et économistes orthodoxessensibles à la question du droit du travail. Par rapport aux autres associations catholiques, la LSAse distingue par son ralliement à la République et son ouverture aux autres confessions. Influen-cés par l’anglais John Ruskin et par le catholicisme libéral américain, ces catholiques « dans » laRépublique, sont proches du Sillon.

La deuxième partie décrit le « travail militant des acheteuses ». Leur souci est de montrer laréalité cachée des conditions de travail des travailleuses. Outre la diffusion d’images sous forme decartes postales — certaines sont présentées en annexe — et l’exposition d’« objets de la misère »,les militantes réalisent des « listes blanches » de fournisseurs. Ils sont recommandés aux consom-mateurs dans la mesure où ils s’engagent sur « la santé et le bien-être de l’ouvrière » (p. 189). Leslistes sont établies après enquêtes à « caractère scientifique » (p. 149) sur les conditions de travail.Elles empruntent aux Leplaysiens mais aussi aux méthodes employées par les ligues américaines,le Sillon et les cercles ouvriers catholiques. Les hommes de la LSA, eux, font des conférences etparticipent au lobbying législatif.

La troisième partie évoque les actions mixtes organisées en faveur du repos dominical ainsique du travail de nuit des boulangers, dans les années 1900. Un chapitre conclusif propose une

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explication à la disparition de la LSA, concurrencée, dans le contexte de la guerre, par des Ligues deconsommateurs populaires qui luttent contre la vie chère, ainsi que par les Ligues patriotiques. Lesattaques des catholiques et le décès d’Henriette Brunhes ont également contribué à l’effacementde la LSA.

Ce livre a un aspect monographique, mais défend explicitement une thèse sur la « circulation »d’idées et de pratiques entre pays, mais aussi entre catholicisme américain libéral et francais, entrecatholiques et républicains, entre femmes et hommes. Les sociologues du travail trouveront danscet ouvrage de quoi alimenter des questions de genre, d’action collective et de méthode d’enquêtesur le travail. Trois questions peuvent être discutées avec l’historienne.

L’auteur d’une Histoire de la Consommation1 rappelle que la Belle Époque constitue unmoment charnière vers la « consommation de masse » (p. 16). En outre, le travail et son trai-tement social connaissent eux aussi des transformations phénoménales durant le demi-siècle saisidans cette Histoire. Or, curieusement, elles ne sont pas citées comme pouvant affecter significati-vement les pratiques militantes de la LSA et son destin, comme si les formes d’action collectiveétaient indifférentes à l’évolution sociale de leurs objets.

Un autre silence peut aiguiser la curiosité du sociologue du travail. La LSA postule que leconsommateur est responsable, voire coupable, des mauvaises conditions de travail des ouvrierset employés. L’employeur est réputé ne rien pouvoir faire si les clients persistent à acheter bonmarché. Étonnement, donc, cette représentation duelle de la régulation des conditions de travaildomine à une époque où les rapports salariaux et marchands se diffusent largement. La genèse, lasociologie et l’étendue de cette conception seraient intéressantes à retracer et à situer par rapport àcelles qui intègrent aussi les employeurs, les syndicats, les partis politiques et l’État dans l’analysedes rapports de force.

Enfin, l’auteur emploie l’expression de « travail militant ». L’activité critique d’enquête, deprise de parole, d’organisation, d’éducation est incontestablement une activité. Mais la qualifica-tion de l’action collective organisée comme « travail », pour n’être ni indigène ni théorisée, peutêtre intéressante à discuter sociologiquement, hier comme aujourd’hui.

Ce livre aborde des questions sociales toujours vives, sur le « sang et la sueur » contenus dansles produits marchands. Il contribue utilement à rappeler l’épaisseur historique de la critiquesociale du rapport entre travail et consommation.

Marie-Anne DujarierLaboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (UMR CNAM/CNRS),

université Sorbonne-nouvelle Paris III, 55, rue de Turbigo, 75003 Paris, FranceAdresse e-mail : [email protected]

Disponible sur Internet le 26 juillet 2013http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.07.007

Reconnecting Marketing To Markets, L. Araujo, J. Finch, H. Kjellberg (Eds.). OxfordUniversity Press, Oxford (2010). 276 p.

Reconnecter le marketing aux marchés, telle est l’ambition de Luis Araujo, John Finchet Hans Kjellberg, dans un ouvrage dont la force est de présenter un ensemble d’études de

1 Chessel, M.-E., 2012. Histoire de la consommation. Coll. « Repères », La Découverte, Paris.