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Comptes rendus / Sociologie du travail 56 (2014) 386–410 395 L’enquête, centrée sur les CHU et grosses unités, laisse de côté les petites et moyennes unités, ce qui colore l’ambiance professionnelle et les modalités relationnelles. Ciblée sur la spécialité digestive, l’enquête estompe la question de la hiérarchie des spécialités et de son évolution, avec les enjeux de pouvoir que cela comporte au sein de la confrérie, dans une perspective diachronique. Enfin, le point de vue centré sur les femmes ne nous permet pas une réelle comparaison avec la socialisation au métier de chirurgien au masculin, peut-être diversifiée elle aussi. On aimerait en savoir plus sur les caractéristiques des hommes mentors et les conditions de l’élection de leurs protégées. Toutefois, cette recherche montre la dimension heuristique du genre pour la sociologie des pro- fessions : interroger les difficultés vécues par les femmes dans un métier statistiquement masculin met en relief des dimensions centrales du fonctionnement de cette profession. La dialectique agent/acteur est clairement réactivée dans les analyses qui montrent, d’une part, comment des femmes anticipent les difficultés et évitent de postuler et, d’autre part, comment un milieu profes- sionnel exige plus et autre chose que les seules compétences techniques : des postures, des fac ¸ons de dire et de faire particulières, valorisées, tolérées ou au contraire sanctionnées, qui permettent de filtrer à l’entrée les impétrants puis de les socialiser. L’éviction des personnes trop éloignées d’un éthos professionnel, codée comme « service à rendre à la profession », témoigne d’un pro- cessus de violence symbolique d’autant plus fortement actif dans des professions que celles-ci sont prestigieuses et convoitées. Référence Huppert-Laufer, J., 1982. La féminité neutralisée ? Les femmes cadres dans l’entreprise. Flammarion, Paris. Clotilde Lemarchant Centre Maurice Halbwachs (CMH), UMR 8097, Université de Caen Basse Normandie, Maison de la recherche en sciences humaines, Esplanade de la Paix, 14032 Caen Cedex, France Adresse e-mail : [email protected] Disponible sur Internet le 19 juillet 2014 http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.06.005 Marketing Death. Culture and the Making of a Life Insurance Market in China, C.S.C. Chan. Oxford University Press, Oxford (2012). 286 pp. Cheris Shun-ching Chan est sociologue à l’Université d’Hong Kong. Son ouvrage s’inscrit dans une longue réflexion, initiée par Max Weber, sur les relations entre culture, valeurs morales et économie, et dans la continuité de l’ouvrage de Viviane Zelizer sur l’émergence du mar- ché de l’assurance-vie au XIX e siècle aux États-Unis (Zelizer, 1979). C. Chan étudie ainsi la (re-)naissance du marché de l’assurance-vie dans les années 1990 en République populaire de Chine, s’interrogeant sur son fort développement malgré de puissants obstacles culturels. L’enquête de terrain sur laquelle est basé l’ouvrage se situe au début des années 2000 à Shan- ghai et allie entretiens, questionnaires et approche ethnographique auprès de quatre sociétés d’assurance-vie (participation à des sessions de formation des vendeurs, accompagnement des vendeurs dans leurs tournées de prospection, etc.). Le premier chapitre analyse l’histoire de l’assurance-vie en Chine depuis le début du XIX e siècle, et décrit les principales caractéristiques économiques, institutionnelles et culturelles de ce

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Comptes rendus / Sociologie du travail 56 (2014) 386–410 395

L’enquête, centrée sur les CHU et grosses unités, laisse de côté les petites et moyennes unités,ce qui colore l’ambiance professionnelle et les modalités relationnelles. Ciblée sur la spécialitédigestive, l’enquête estompe la question de la hiérarchie des spécialités et de son évolution, avecles enjeux de pouvoir que cela comporte au sein de la confrérie, dans une perspective diachronique.Enfin, le point de vue centré sur les femmes ne nous permet pas une réelle comparaison avec lasocialisation au métier de chirurgien au masculin, peut-être diversifiée elle aussi. On aimerait ensavoir plus sur les caractéristiques des hommes mentors et les conditions de l’élection de leursprotégées.

Toutefois, cette recherche montre la dimension heuristique du genre pour la sociologie des pro-fessions : interroger les difficultés vécues par les femmes dans un métier statistiquement masculinmet en relief des dimensions centrales du fonctionnement de cette profession. La dialectiqueagent/acteur est clairement réactivée dans les analyses qui montrent, d’une part, comment desfemmes anticipent les difficultés et évitent de postuler et, d’autre part, comment un milieu profes-sionnel exige plus et autre chose que les seules compétences techniques : des postures, des faconsde dire et de faire particulières, valorisées, tolérées ou au contraire sanctionnées, qui permettentde filtrer à l’entrée les impétrants puis de les socialiser. L’éviction des personnes trop éloignéesd’un éthos professionnel, codée comme « service à rendre à la profession », témoigne d’un pro-cessus de violence symbolique d’autant plus fortement actif dans des professions que celles-cisont prestigieuses et convoitées.

Référence

Huppert-Laufer, J., 1982. La féminité neutralisée ? Les femmes cadres dans l’entreprise. Flammarion, Paris.

Clotilde LemarchantCentre Maurice Halbwachs (CMH), UMR 8097, Université de Caen Basse Normandie, Maison

de la recherche en sciences humaines, Esplanade de la Paix, 14032 Caen Cedex, FranceAdresse e-mail : [email protected]

Disponible sur Internet le 19 juillet 2014http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.06.005

Marketing Death. Culture and the Making of a Life Insurance Market in China, C.S.C.Chan. Oxford University Press, Oxford (2012). 286 pp.

Cheris Shun-ching Chan est sociologue à l’Université d’Hong Kong. Son ouvrage s’inscritdans une longue réflexion, initiée par Max Weber, sur les relations entre culture, valeurs moraleset économie, et dans la continuité de l’ouvrage de Viviane Zelizer sur l’émergence du mar-ché de l’assurance-vie au XIXe siècle aux États-Unis (Zelizer, 1979). C. Chan étudie ainsi la(re-)naissance du marché de l’assurance-vie dans les années 1990 en République populairede Chine, s’interrogeant sur son fort développement malgré de puissants obstacles culturels.L’enquête de terrain sur laquelle est basé l’ouvrage se situe au début des années 2000 à Shan-ghai et allie entretiens, questionnaires et approche ethnographique auprès de quatre sociétésd’assurance-vie (participation à des sessions de formation des vendeurs, accompagnement desvendeurs dans leurs tournées de prospection, etc.).

Le premier chapitre analyse l’histoire de l’assurance-vie en Chine depuis le début du XIXe

siècle, et décrit les principales caractéristiques économiques, institutionnelles et culturelles de ce

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marché particulier. C. Chan analyse les grands changements de la société chinoise des dernièresdécennies qui ont eu un impact fort sur ce marché : développement du pouvoir d’achat et del’insécurité professionnelle, érosion des modes de sécurité sociale attachés aux entreprises d’État,déclin des modes d’assistance familiaux et intergénérationnels. Elle pointe également le principalobstacle culturel à l’émergence d’un système d’assurance-vie : le tabou de la mort, porté tant parle confucianisme que par le taoïsme, qui interdit de penser la mort et surtout d’en parler — enparticulier de la mort accidentelle, prématurée, par accident ou maladie.

Les deuxième et troisième chapitres analysent les différentes stratégies mises en œuvre par lessociétés d’assurance-vie internationales (en particulier américaines) et locales pour développerle marché chinois dans les années 1990. Les quatrième et cinquième chapitres s’intéressent auxinteractions entre vendeurs et acheteurs de produits d’assurance-vie, analysant l’activation desstratégies des firmes multinationales et locales par leurs vendeurs et leur réception par les ménageschinois. Les stratégies différenciées des firmes étrangères et des firmes locales sont ainsi étudiéesà travers la publicité faite par ces firmes, à travers l’argumentaire de leurs vendeurs et la manièredont ils entrent en contact avec les potentiels acheteurs.

Les sociétés d’assurance-vie américaines insistent sur la fonction de protection vis-à-vis desproches, et définissent l’assurance-vie comme une forme moderne de gestion des risques. Ellesforment leurs vendeurs au démarchage porte-à-porte, fondant leur argumentaire sur des histoiresmalheureuses arrivant à des familles sans assurances. Cette stratégie de vente, en butant sur letabou de la mort accidentelle, génère un rejet, voire une franche hostilité, de la part des Chinoisdémarchés. Les firmes étrangères peinent ainsi à prendre place sur ce nouveau marché.

Les firmes chinoises, quant à elles, présentent l’assurance-vie comme une formed’investissement. Elles recrutent en grand nombre des agents d’assurance, essentiellement desfemmes de 30 à 40 ans, en leur demandant de démarcher leurs propres réseaux de connaissance.Ces nouveaux vendeurs n’abordent absolument pas la question de la mort prématurée, maisinsistent sur l’épargne, l’éducation des enfants, la retraite, bref sur la fonction d’investissementde ces placements et non sur leur rôle de prévention et de gestion des risques. Le slogan le plusutilisé, en particulier par les vendeuses, est : « épargne un yuan par jour pour ton enfant ». Cesfirmes chinoises connaissent un très fort développement, et leurs produits ont un franc succès.

Ces quatre chapitres démontrent ainsi, et c’est l’intérêt essentiel du livre, que l’émergence et lefort développement d’un type particulier de marché ne nécessitent pas la transformation des valeursculturelles avec lesquelles il est a priori incompatible. C’est cette idée générale, qui prend à contre-pied les conclusions des travaux de V. Zelizer, que développe le sixième chapitre. Les obstaclesculturels peuvent être simplement contournés par les stratégies des firmes et de leurs vendeurs.Aucun changement culturel de grande ampleur n’a été, dans le cas chinois, nécessaire : la levéedu tabou de la mort prématurée n’a pas constitué une condition de possibilité pour l’émergenceet le développement du marché de l’assurance-vie. Une rapide analyse du développement de cemarché dans deux autres pays de culture chinoise, Hong Kong et Taiwan, conforte ces résultats.

Ces conclusions permettent également, d’après l’auteur, de réconcilier, voire d’articuler, lesdeux grandes définitions de la culture qui traversent les études en sociologie et en anthro-pologie, particulièrement américaines. Certains de ces auteurs considèrent essentiellement laculture comme un ensemble cohérent de valeurs partagées, tandis que d’autres la définissentplutôt comme une boîte à outils (tool kit) dans laquelle puisent les individus pour élaborer desstratégies d’action. Pour C. Chan, c’est justement l’interaction entre ces deux dimensions de laculture qui a permis le développement de ce nouveau marché en Chine : le principe d’obligationinterpersonnelle et l’obligation de réciprocité au fondement du confucianisme ont ainsi constitué

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des outils mobilisés par les vendeurs des firmes locales pour contourner la résistance culturellefondamentale que constitue le tabou de la mort prématurée.

Nous avons là une belle étude, agrémentée de descriptions de personnages et de nombreusescitations d’entretiens, qui nous plonge au cœur des transformations de la société chinoise deces vingt dernières années. On regrettera toutefois le peu d’intérêt accordé aux dimensionsinstitutionnelles globales de l’émergence de ce nouveau marché ; la régulation publique et sesacteurs, pourtant particulièrement puissants dans le développement du capitalisme chinois, sontpar exemple absents de l’analyse.

Référence

Zelizer, V., 1979. Morals and Market: The Development of Life Insurance in the United States. Columbia UniversityPress, New York.

Corine EyraudLaboratoire d’Économie et de Sociologie du Travail (LEST), UMR 7317 CNRS et Aix Marseille

Université, 35, avenue Jules-Ferry, 13626 Aix en Provence, FranceAdresse e-mail : [email protected]

Disponible sur Internet le 11 juillet 2014http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.06.004

Du lien marchand. Comment le marché fait société, F. Cochoy (Ed.). Presses Universitairesdu Mirail, Toulouse (2012). 402 pp.

Cet ouvrage collectif, sous la direction de Franck Cochoy, développe une sociologie écono-mique « relationniste », « centrée sur le suivi des associations constitutives de l’économique et dusocial qui se nouent avant mais aussi dans le cours de l’échange » (p. 33). Dans ce cadre, l’ouvragese place au confluent de la sociologie des sciences, de la sociologie du travail et de l’anthropologiedes objets techniques. Son point de départ est la critique de la croyance commune — même sielle n’est pas incontestée parmi les sociologues classiques (p. 11) — selon laquelle le marchédissout les relations entre les acteurs sociaux. Les différentes contributions montrent commentles acteurs marchands ne cessent d’être en relations (en « lien marchand ») et que ces relationssont continuellement redéfinies par des processus de « sélection-collection ». Cette perspectiveentend prolonger l’approche structurale de Mark Granovetter, en dépassant les analyses statiquesen termes d’états d’« encastrement ». À une perspective centrée sur les « structures relationnellesformées préalablement à l’action et limitées aux associations entre humains » (p. 32), F. Cochoyoppose, dans un chapitre théorique, une approche qui met l’accent sur les processus permanentsd’encastrement. Ce faisant, il s’agit pour l’auteur de « suivre le chemin qui conduit d’une socio-logie économique constructiviste (centrée sur la construction sociale de l’économique) à unesociologie économique relationniste » qui étudie l’activité socio-économique continue (p. 33).Autre enrichissement, F. Cochoy assume l’héritage de la théorie de l’acteur-réseau en invitant àsystématiquement intégrer dans l’analyse les relations avec des « agents » non-humains.

Les treize chapitres de l’ouvrage, encadrés d’une courte introduction et d’une postface deMichel Callon, sont organisés en trois volets : le premier offre des cadres d’analyse théoriques, ledeuxième étudie les liens marchands en marketing et le troisième, les liens « affect-marché ».