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Concentration et diversité dans l’industrie du livre
Marc MénardGroupe de recherche interdisciplinaire sur la culture, l’information et la sociétéÉcole des MédiasUniversité du Québec à Montréal
Introduction
La concentration de la propriété est un phénomène relativement ancien dans l’industrie
du livre. Pourtant, peu d’études ont tenté d’évaluer l’impact d’un accroissement de la
concentration sur la diversité de la production et de la diffusion du livre. Or, au Québec,
l’activité récente de Quebecor Media constitue à cet égard un véritable cas d’école. Suite
à l’acquisition de plusieurs éditeurs et d’un important diffuseur-distributeur, cette
entreprise occupe désormais une place prépondérante sur le marché québécois et intègre
l’ensemble de la chaîne du livre, de l’édition à la distribution jusqu’à la vente au détail, le
tout renforcé par une puissante machine de commercialisation qui s’appuie sur le contrôle
de plusieurs journaux, magazines et chaînes télévisuelles.
Nous présenterons d’abord brièvement l’industrie du livre au Québec et l’entreprise
Quebecor Media. Puis nous analyserons l’évolution organisationnelle de la division livre
de cette entreprise et, surtout, celle de sa production éditoriale depuis 1990. Nous
tenterons ensuite, à partir de l’examen des listes des meilleurs vendeurs au cours des
quatre dernières années, de repérer les éléments stratégiques privilégiés par le groupe en
terme de mise en marché. Ce qui nous permettra de tirer quelques conclusions sur les
liens entre concentration, stratégies de convergence médiatique et diversité de la
production et de la diffusion dans le domaine du livre.
L’industrie du livre au Québec : bref état de situation
Le Québec est un marché d’à peine 7,5 millions d’habitants, dont 6,3 millions de
francophones. En 2007, les ventes finales de livres y atteignaient 835 millions de dollars
canadiens (Allaire et Fortier, 2008).
1
Jusqu’aux années 1960, l’industrie québécoise du livre était éclatée, déstructurée et
dominée par la production et les entreprises étrangères. Elle a toutefois connu, par la
suite, et ce en bonne partie grâce à un important soutien étatique, une forte croissance et
une solide structuration (Ménard, 2001). Au point où il n’est nullement exagéré de
qualifier d’enviable la situation actuelle de cette industrie. D’abord, avec 5 669 titres
publiés par les maisons d’édition commerciales en 2007, soit 76 titres par 100 000
habitants, la création et l’édition sont fort dynamiques (BANQ, 2008). De plus, la
présence des entreprises locales sur le marché québécois est solide. Ainsi la part de
marché des éditeurs québécois était de 45 % en 2006, dont 42 % en littérature générale et
58 % dans le livre scolaire (Allaire, 2007). Il en va de même du côté de la diffusion-
distribution, puisqu’une seule des entreprises d’importance du secteur est étrangère, soit
une copropriété détenue à 50 % par des intérêts étrangers et à 50 % par des intérêts
québécois. Enfin, jusqu’au début des années 2000 à tout le moins, le niveau de
concentration de la propriété y était nettement plus faible qu’au Canada anglais, aux
États-Unis et en Europe. On enregistra même une baisse de la part de marché des trois
principaux éditeurs dans les ventes totales, laquelle passa de 57,6 % en 1993-1994 à
48,3 % en 2000-2001 (OCCQ, 2004).
Mais la présence accrue, au cours des dernières années, d’un intervenant jusqu’alors
marginal dans le domaine du livre – Quebecor Media – change radicalement la donne.
Déjà présente dans le domaine du livre depuis la fin des années 1970 grâce au contrôle
d’un éditeur de livres pratiques, d’un éditeur scolaire et d’un distributeur, cette entreprise
a en effet procédé à une série d’acquisitions d’éditeurs au milieu des années 1990, puis à
celle d’un grand groupe d’édition et de distribution – Sogides – en 2005 (Deneault,
2005, Descôteaux, 2005, Nadeau, 2005 et Bureau de la concurrence du Canada, 2005).
Aujourd’hui, le groupe livre de Quebecor Media est composé de 14 éditeurs (dont un
important éditeur scolaire) qui ont publié ou réédité plus de 500 ouvrages et vendus 5,7
millions d’exemplaires de livres (Quebecor Inc., 2007), en plus de contrôler le plus
important diffuseur-distributeur de livres au Québec, lequel représente plus de 160
maisons d’édition, québécoises et étrangères. Les parts de marché du groupe au Québec,
selon les meilleures estimations possibles, sont actuellement d’environ 18 % dans
l’édition et de 26 % dans la distribution.
2
Sans pour autant affirmer que l’expansion des activités de Quebecor Media dans le
domaine du livre est le seul facteur en cause, il n’en demeure pas moins que la
concentration s’est substantiellement accrue dans cette industrie au cours de la dernière
décennie, notamment dans le secteur de la distribution. Ainsi, la part de marché des trois
principaux distributeurs, estimée à 62 % en 2002, atteignait 80 % en 2006 (Allaire, 2008).
La soudaine montée en force d’un groupe multimédia dans un univers jusqu’alors
composé d’entreprises spécialisées dans le domaine et relativement peu concentré,
soulève certaines interrogations. Quels sont les impacts de cet accroissement de la
concentration, notamment sur la diversité de la production et de la diffusion ? Quelles
sont les stratégies suivies par Quebecor Media ? Peut-on attendre uniquement des impacts
négatifs de cette situation, ou certains éléments bénéfiques, de nature patrimoniale,
créative ou commerciale, peuvent-ils être prévus ? Mais quelques mots, d’abord, sur
Quebecor Média.
Québécor Média
Quebecor Media est une filiale à 55 % de Quebecor Inc., l’autre 45 % étant détenue à
45 % par la Caisse de dépôt et de placement du Québec. Une autre filiale de Quebecor
Inc. est Quebecor World, l’un des plus importants imprimeurs au monde, aujourd’hui en
grande difficulté financière. Les deux filiales n’ont toutefois aucun lien en termes
financiers ou de gestion.
Quebecor Media est une entreprise active au Québec et au Canada, dans les
télécommunications (câblodistribution, téléphonie par câble et sans fil), dans la
télédiffusion (deux grandes chaînes généralistes et plusieurs chaînes spécialisées), dans le
secteur de la presse (grands quotidiens, journaux régionaux et magazines), dans le secteur
de la musique et du livre (production, distribution et vente au détail), dans la distribution
cinématographique et dans le développement et l’exploitation de sites Internet (voir
l’organigramme du groupe à la Figure 1).
Les revenus totaux de Quebecor Media en 2007 étaient de 3,4 milliards de dollars
canadiens (en hausse de 47 % depuis 2003) et les profits s’élevaient à 327 millions de
3
dollars (Quebecor Media, 2007). Quebecor Media constitue ainsi un poids lourd, et même
très lourd, dans le domaine des communications au Québec et au Canada. L’entreprise
s’affiche en effet, par le biais de ses différentes filiales, comme le principal
câblodistributeur au Québec et le troisième au Canada (Vidéotron), comme le principal
éditeur de journaux au Québec et au Canada (Sun Media et Osprey) et comme le
principal télédiffuseur privé au Québec (Groupe TVA).
De plus, l’intégration verticale permet au conglomérat de contrôler chaque étape de la
production, de la diffusion, de la distribution, de la promotion et de la vente de nombreux
produits culturels, dont le livre. Le contrôle d’entreprises présentes dans plusieurs univers
médiatiques offre également à Quebecor Media de nombreuses opportunités en termes de
promotion croisée et de mise en marché sur de multiples plate-formes, considérant les
journaux, magazines, stations télévisuelles et points de vente au détail que possède
l’entreprise.
L’exemple de la version québécoise de Star Académie est à cet égard éclairant : présenté
par le réseau de télévision TVA, la même chaîne mentionnait abondamment l’émission
dans le segment divertissement de ses journaux télévisés, le Journal de Montréal lui
accordait régulièrement de nombreuses pages et plusieurs magazines du groupe relayaient
ces efforts en publiant fréquemment des articles sur l’émission et ses vedettes. Stratégie
couronnée d’un large succès, d’ailleurs prolongé par les ventes faramineuses des disques
d’artistes mis en valeur par l’émission, lesquels furent produits et distribués par d’autres
filiales du groupe.
Ainsi, la stratégie du groupe Quebecor Média, telle qu’exprimée dans deux documents
déposés à la Security Exchange Commission américaine en juin 2006 et décembre 2007,
est pour le moins explicite (Quebecor Media, 2006 et 2007). L’entreprise y souligne les
avantages concurrentiels que procure un portefeuille diversifié de propriétés médiatiques,
en particulier :
- la possibilité d’effectuer une promotion croisée des marques, programmes et
autres contenus sur un vaste ensemble de plate-formes médiatiques ;
- la possibilité d’offrir un guichet unique et une solution intégrée aux annonceurs
pour la publicité locale, régionale et nationale ;
4
- la possibilité d’offrir un ensemble groupé et différencié de services et produits de
divertissement, d’information et de communication ;
- la possibilité d’utiliser l’effet de levier de leur plate-forme multimédia, couplée à
leur expérience et leur expertise en matière de promotion croisée, pour étendre
leur portée sur le marché.
Autrement dit, à la possibilité de proposer un vaste ensemble de services et produits
culturels et communicationnels s’ajoute celle d’une mise en marché et d’une promotion
croisée pour des produits clés, tout en offrant une porte d’entrée unique pour les
annonceurs intéressés à profiter de cette stratégie de convergence multi-médiatique.
D’où, espère-t-on, une maximisation des revenus publicitaires et l’accroissement des
parts dans chacun de ces marchés.
Évolution organisationnelle du secteur livre de Quebecor Média
Quebecor Media possédait, à la fin des années 1970, un éditeur de livres pratiques
(Éditions Quebecor), un éditeur scolaire (Éditions CEC, une co-propriété avec Hachette
qui s’est transformée par la suite en une participation à 100 %), et un distributeur
(Québec-Livres).
Le groupe livre s’est toutefois rapidement développé à partir du milieu des années 1990.
D’abord par une prise de participation de 50 % dans l’éditeur Libre Expression en 1996
(participation passée à 100 % en 2000), puis par l’acquisition en 1997 des Éditions
internationales Alain Stanké et des Éditions Trécarré et, en 1998, par celle des Éditions
Logiques.
Jusqu’en 2003, l’indépendance éditoriale de ces éditeurs fut assurée : présence d’éditeurs
à part entière dans chaque maison, non convergence, et même nombreux chevauchements
des productions éditoriales et, enfin, maintien de subventions distinctes à chacun de ces
éditeurs de la part du ministère du Patrimoine canadien et de la Société de développement
des entreprises culturelles (SODEC), lesquels surveillaient étroitement la situation1.
1 L’une des principales conditions d’octroi, par ces institutions, de subventions distinctes à deux éditeurs est leur « indépendance éditoriale », laquelle peut être reconnue malgré une participation commune au capital des entreprises. Il s’agit toutefois de décisions fondées sur des éléments relativement flous (adresse de
5
En 2003, toutefois, les quatre éditeurs ont été fusionnés sous la marque de Quebecor
Media, réunis sous un même toit, sous la gouverne unifiée d’un vice-président édition.
Les quatre marques éditoriales initiales s’assimilent désormais à des collections, tandis
que les directeurs de chaque maison sont en quelque sorte devenus des éditeurs adjoints,
chacun responsable de sa collection. D’ailleurs, ces éditeurs ne bénéficient plus, depuis
cette unification, de subventions distinctes de la part des organismes subventionnaires
canadien et québécois2.
En 2005, Quebecor Media fait l’acquisition du groupe Sogides, qui était alors le premier
groupe d’édition, de diffusion et de distribution du livre au Québec. Il met ainsi la main
sur sept éditeurs, soit les Éditions de l’Homme (un des plus importants éditeurs de livres
pratiques au Québec et depuis longtemps présent en Europe, d’ailleurs), Le Jour Éditeur,
Utilis, les Presses Libres et le Groupe Ville-Marie Littérature (un regroupement de trois
éditeurs littéraires, soit L’Hexagone, VLB Éditeur et Typo, ce dernier étant spécialisé
dans le format poche). Il met également la main sur l’un des trois principaux diffuseur-
distributeur au Québec, Les Messageries ADP, généralement considéré comme l’un des
plus efficaces en grande diffusion.
En 2006, à la suite de l’acquisition de Sogides, le secteur livre de Quebecor Media est
réorganisé. Un président édition est nommé, et on forme quatre groupes d’éditeurs,
chacun ayant à sa tête un vice-président édition :
- le Groupe Homme, centré autour des Éditions de l’Homme et comprenant Le Jour
Éditeur, Utilis et Les Presses Libres ;
- le Groupe Librex, centré autour de l’éditeur Libre Expression et comprenant les
éditeurs acquis dans les années 1990, soit les Éditions Internationales Alain
Stanké, Les Éditions Logiques et Les Éditions Trécarré, de même que le premier
éditeur de Quebecor, Les Éditions Quebecor et un nouvel éditeur, Les Éditions
Publistar ;
l’éditeur, personnel d’édition, politique éditoriale) et faites au cas par cas.2 Le soutien public à l’édition dépend du niveau d’activité des éditeurs, mais les montants sont plafonnés en fonction des budgets des programmes. Ainsi, obtenir une seule subvention globale plutôt que quatre distinctes réduit substantiellement l’aide obtenue.
6
- le Groupe Ville-Marie Littérature, comprenant toujours Les Éditions de
l’Hexagone, VLB Éditeur et Typo ;
- Les Éditions CEC, spécialisé dans le domaine scolaire.
À cela s’ajoute Les Messageries ADP, auquel est fusionné l’ancien distributeur de
Quebecor, et qui forme désormais le principal diffuseur-distributeur de livres au Québec.
Simultanément, la programmation éditoriale de chaque éditeur a été redéfinie clairement,
de façon à éviter les chevauchements. Ainsi, le Groupe Ville-Marie Littérature conserve
sa vocation première, soit la littérature québécoise dite « sérieuse » (ce qui comprend
également la poésie et les essais littéraires). Et si le Groupe Librex édite lui-aussi des
romans, ceux-ci sont d’une facture nettement plus populaire et grand public, et peuvent
comprendre des titres étrangers traduits en français3.
Évolution de la production éditoriale
Au-delà de la stratégie organisationnelle, il est intéressant de se pencher sur l’évolution
de la production éditoriale de ces éditeurs depuis leur acquisition par Quebecor.
L’acquisition des éditeurs de Sogides étant trop récente pour que l’on puisse retracer des
tendances significatives, nous examinerons la production des quatre éditeurs acquis entre
1996 et 1998, soit les Éditions Libre-Expression, les Éditions Internationales Alain
Stanké, les Éditions Logiques et les Éditions Trécarré.
Nous avons d’abord recensé, de 1990 à 2007, le nombre total de livres édités par ces
éditeurs, sur la base du dépôt d’un numéro ISBN tel que recensé par Bibliothèque et
Archives nationales du Québec4. Ensuite, nous avons procédé à la répartition de ces titres
entre les œuvres littéraires (romans, nouvelles, poésie, théâtre et essais littéraires) et non
littéraires (livres pratiques, beaux-livres, cuisine, psychologie populaire, etc.). Enfin, nous
avons opéré une seconde partition entre livres d’auteurs québécois et livres d’auteurs
étrangers, en distinguant dans ce dernier cas les ouvrages traduits et non traduits.
3 Les sites web de chaque maison d’édition du groupe reprennent tous ce credo de la redéfinition de la politique éditoriale. Si la description souvent imprécise de ces politiques rend difficile l’analyse et la comparaison, l’examen des titres publiés au cours des deux dernières années tend à confirmer cette affirmation.4 Source : http://catalogue.banq.qc.ca/cap_fr.html.
7
Un certain nombre d’éléments structurels, typiques du marché québécois du livre au
cours de cette période, doivent d’abord être soulignés. D’abord, la récession économique
de 1991 et l’introduction de la TPS fédérale (taxe de 7 % sur les produits et services) la
même année se sont traduits par la stagnation des ventes de livres puis, de 1994 à 1998,
par une chute sévère. On assiste à une faible reprise de 1998 à 2001 mais, depuis, le
marché progresse régulièrement, avec une croissance des ventes estimée à 5,2 % par
année en moyenne entre 2001 et 2007 (Ménard, 2001 et Allaire et Fortier, 2008).
La production totale combinée de nos quatre éditeurs au cours de cette période montre
une évolution contrastée (voir la Figure 2). Après une baisse sensible de 1991 à 1995 (de
158 à 131 titres, baisse à priori justifiée par la stagnation du marché), on assiste par la
suite à une progression importante jusqu’à l’atteinte d’un plateau entre 1996 et 2001
(entre 191 et 236 titres par année). Puis la production chute abruptement, glissant jusqu’à
90 titres en 2007. Avec une baisse de 60 % du nombre de titres édités entre 2000 et 2007,
il est parfaitement justifié de parler d’une rationalisation sévère, au cours d’une période
où le marché, pour la première fois depuis près d’une décennie, affiche pourtant un fort
dynamisme5.
Cette évolution globale dissimule toutefois un certain nombre d’évolutions sous-jacentes.
En premier lieu, on remarque (toujours à la Figure 2) que l’essentiel de l’évolution totale
s’explique par celle des livres non littéraires, autant pour la progression de la production
entre 1995 et 2001 que pour sa chute en fin de période. On passe ainsi, pour ces livres
non littéraires, de 113 titres en 1995 à 207 en 1997, puis à seulement 68 en 2007.
Les œuvres littéraires, nettement minoritaires dans l’ensemble, semblent pourtant s’en
être mieux tirées. D’un creux de 15 titres en 1994, la production atteint un sommet de 45
en 1998. On assiste ensuite à une légère baisse, mais la production se consolide à un peu
plus de 30 titres en moyenne de 2002 à 2007.
La littérature (bien que la littérature dont il est ici question est largement de type
« populaire ») n’a donc pas fait les frais de la rationalisation. Elle représentait 10,8 % de
la production totale en 1994, mais 33 % en 2007.
5 Évidemment, la baisse du nombre de titres n’indique pas forcément une baisse des ventes. Ces données n’étant malheureusement pas du domaine public, il est impossible d’en dire plus à ce sujet.
8
Autre élément d’analyse pertinent, la nationalité des auteurs publiés (voir Figure 3). On
note que l’édition de livres d’auteurs étrangers progresse rapidement de 1995 à 2000
(passant de 6 à 51 titres), baisse par la suite (seulement 15 titres en 2005), puis grimpe de
nouveau avec une quarantaine de titres en 2006 et 20076. On passe ainsi de 4,6 % du total
en 1995 à 24,7 % en 2000, puis à 11,5 % en 2005 et à 46 % en 2007. Si la part des livres
d’auteurs québécois est en baisse entre 1995 et 2000 (de 95,6 % à 75,3 %), la production
a tout de même progressée de 125 à 171 titres entre ces deux même années. Mais elle
baisse de façon constante par la suite, passant de 173 titres en 2001 à seulement 49 en
2007, si bien qu’elle ne représente plus que 54 % de l’ensemble des livres édités par ces
quatre éditeurs.
On se retrouve ainsi avec des tendances particulièrement contrastées. D’une part, on
assiste, à partir de l’intervention de Quebecor, à une progression du nombre de titres dans
une première étape puis, dans une seconde, à une sévère rationalisation. Évolution qui ne
s’est toutefois pas faite au détriment de la littérature (bien que celle-ci demeure
minoritaire au sein de la production éditoriale de ces éditeurs et nettement de type
« populaire »). En revanche, ce sont les auteurs québécois qui ont largement fait les frais
de cette rationalisation.
Dans l’ensemble donc, les éditeurs, dans une première période d’indépendance éditoriale,
ont choisi de hausser le nombre de titres publiés en s’appuyant, pour ce faire, sur la
progression de livres non littéraires et les ouvrages traduits d’auteurs étrangers. L’échec
apparent de cette stratégie s’est traduit par un recul de la production, lequel fut accéléré à
partir de la centralisation et de la fusion des quatre entreprises en 2003, au point que le
mot rationalisation prend tout son sens.
L’examen de l’évolution de la production éditoriale par maison d’édition (voir la Figure
4) semble accréditer cette thèse. En 1995, les Éditions Logiques dominaient l’ensemble
avec 61 titres, tandis que les trois autres éditeurs étaient en retrait, avec 21 titres pour
Libre Expression, 23 pour Stanké et 26 pour Trécarré. La poussée de la production totale
jusqu’en 2001 fut soutenue par la hausse de la production de ces trois derniers (laquelle
passe respectivement à 44, 59 et 55 titres), tandis que le nombre de titres édités par
6 Signalons que les traductions sont prédominantes parmi les titres d’auteurs étrangers, la proportion variant de 79 % à 100 % selon les années, sans qu’il ne s’en dégage de tendance très nette.
9
Logiques baissait légèrement, à 53 titres. On se retrouvait ainsi avec un niveau de
production à peu près équivalent de la part des quatre éditeurs. La rationalisation opérée
de 2001 à 2007 fut toutefois le fait de Stanké (de 59 à 13 titres), de Trécarré (de 55 à 18
titres) et de Logiques (de 53 à 6 titres), tandis que la position de Libre Expression se
consolidait, sa production passant de 44 à 53 titres.
Tout indique donc que, après une première étape où chaque éditeur, disposant encore
d’une marge d’indépendance éditoriale, semble avoir tenté d’améliorer sa position en
augmentant le nombre de titres édités, la rationalisation caractérisant la seconde période
s’est traduite par la concentration de la production sur une des marques, Libre-
Expression, les autres se trouvant marginalisées, en même temps que chaque maison
spécialisait progressivement sa production dans des créneaux permettant de minimiser les
chevauchements et les redondances éditoriales.
Notons que pour l’instant, la production éditoriale des éditeurs acquis de Sogides
n’affiche pas d’évolution marquée. Le Groupe de l’Homme était un éditeur en forte
croissance au début des années 2000, sa production éditoriale étant passée de 76 titres en
2000 à 127 en 2005. Sa production demeure stable sous la nouvelle direction (132 titres
en 2007). Quant au Groupe Ville-Marie Littérature, sa production était en légère
contraction entre 2000 et 2005 (passant de 68 titres à 45), mais demeure elle aussi stable
sous la nouvelle direction (45 titres en 2007). Rien ne permet de jurer, il va sans dire,
qu’une restructuration n’aura pas lieu au cours des prochaines années.
Ainsi, comme on peut le voir à la Figure 5, si la production éditoriale totale du groupe
livre de Quebecor (hors secteur scolaire) progresse de 52 à 387 titres entre 1990 et 2007,
cette progression résulte exclusivement de l’acquisition de nouveaux éditeurs et non de la
hausse de production de ceux-ci. En effet, lorsqu’on examine la production de l’ensemble
des éditeurs, avant et après leur prise de contrôle par Quebecor, on note bien une légère
progression entre 1990 et 2007 (de 360 à 387 titres), mais on remarque surtout que depuis
le sommet de 2003 (479 titres), la baisse de production est régulière. Tout cela, faut-il le
souligner, durant une période où la production éditoriale d’ensemble au Québec est en
hausse continue, étant passé, pour les éditeurs commerciaux, de 4 665 titres en 1997 à
5 669 en 2007, soit une hausse annuelle moyenne de 2 % (BANQ, 2008).
10
Les stratégies de diffusion privilégiées par Quebecor Media
L’examen d’une production éditoriale uniquement fondée sur le nombre de titres édités,
autrement dit sur l’offre, ne constitue évidemment qu’une seule facette de la diversité. La
diversité dans la diffusion des titres doit également être examinée (Benhamou et Peltier,
2006). Malheureusement, au Québec, il n’existe aucune donnée publique sur les ventes
par titre ou par éditeur. De plus, les revenus de la division livre de Quebecor ne sont pas
connus, ceux-ci étant fondus, dans les états financiers de l’entreprise, dans un ensemble
comprenant la division musique, les librairies, les disquaires et même les points de vente
et de location de DVD. Il est donc difficile de juger du succès des stratégies employées
ou du niveau de concentration dans la diffusion. À cet égard, nous ne disposons que de
quelques indices.
Le principal outil disponible est la liste des best-sellers des principales chaînes de
librairies au Québec, compilée selon une méthodologie développée par Claude Martin, de
l’Université de Montréal (OCCQ, 2008 et autres années).
Selon ces listes, et pour s’en tenir encore une fois aux quatre éditeurs acquis par
Quebecor dans la seconde moitié des années 1990, le groupe Librex place 4 titres dans les
50 meilleurs vendeurs de 2003, 2 en 2004, 5 en 2005 et 6 en 2006. Si on s’en tient aux 25
meilleurs vendeurs, les données sont respectivement de 2, 1, 4 et 4 titres. Une tendance à
la hausse, donc.
Sur les 17 titres ayant accédé à la liste des 50 meilleurs vendeurs au cours de ces quatre
années, 6 relèvent du domaine littéraire7, 6 sont des biographies ou autobiographies, 3
sont des livres sur la nutrition et 2 sont des livres pratiques. Les auteurs québécois sont
par ailleurs responsables de 16 de ces 17 titres, un seul étant d’origine étrangère.
Fait intéressant à noter, 10 auteurs ont contribué à 16 succès (l’autre, le Guide de l’auto,
étant un ouvrage collectif) et, de plus, un lien de parenté directe (père-fille) unissait deux
de ces auteurs. Ceux-ci sont, pour la plupart, soit des écrivains ayant déjà une longue
feuille de route dans le roman populaire et les sagas (Arlette Cousture et Denis Monette),
7 En y incluant un ouvrage d’histoire populaire sur les explorations en Amérique du Nord des coureurs des bois québécois, donc la facture, d’ailleurs, est très proche de celle d’un roman.
11
soit des vedettes déjà largement connues du public pour leurs activités dans d’autres
domaines, télévision, journalisme ou monde politique (Janette Bertrand, George-Hébert
Germain, Roméo Dallaire, Michel Vastel).
Bref, la stratégie du groupe semble être caractérisée par un centrage sur quelques valeurs
sûres (auteurs à succès), les livres pratiques bien ciblés (la nutrition et le cancer, livre de
recettes d’une vedette médiatique, guide de l’auto), et les biographies et autobiographies
de personnalités possédant une forte notoriété.
Une stratégie, donc, essentiellement locale, ce qui explique la sur-représentation des
auteurs québécois dans ces meilleurs vendeurs. Et une stratégie qui, particulièrement dans
le cas des biographies-autobiographies, repose sur une approche d’exposition
multimédiatique qui n’est pas sans rappeler l’opération Star Académie : entrevues à
répétition avec les auteurs et large médiatisation relayée en boucle par les stations
télévisuelles, les journaux et magazines du groupe. Le lancement de la biographie de
Janette Bertrand (auteure et animatrice à la radio et à la télévision très populaire au
Québec depuis plus de 40 ans) en octobre 2004, suivie dans la foulée du succès obtenu
par la publication d’un recueil de recettes (en novembre 2005) et d’un roman (en avril
2007) de la même auteure, illustre parfaitement cette stratégie d’exposition. Le livre
n’apparaît plus, dès lors, que comme un produit destiné à alimenter la machine
médiatique de Quebecor et à consolider les recettes publicitaires de l’ensemble du
groupe.
Une stratégie qui mise sur le grand coup, ce qui ne peut évidemment concerner que
quelques titres possédant des caractéristiques très précises et exclure d’emblée les livres
d’accès plus difficile, dont la littérature dite sérieuse.
Ce qui est parfaitement cohérent avec deux éléments de la stratégie explicite de Quebecor
Media, soit d’une part la promotion croisée des marques, programmes et autres contenus
sur un vaste ensemble de plate-formes médiatiques, et d’autre part, la possibilité d’offrir
un guichet unique et une solution intégrée aux annonceurs. Une stratégie, dans le secteur
livre, essentiellement ciblée sur l’aval de la chaîne, soit la mise en marché et la diffusion,
et ne concernant que quelques titres phares ou auteurs susceptibles de bénéficier d’une
forte exposition médiatique.
12
Quant aux avantages éventuels que pourraient procurer la présence d’une entreprise
puissante et intégrée pour le monde du livre québécois, tel qu’évoqués par Quebecor
Media elle-même lors de l’acquisition de Sogides – une plus large diffusion de
l’ensemble des livres, la mise en valeur du patrimoine éditorial québécois et une diffusion
internationale pour les auteurs de la maison (Quebecor Media, 2005) – on en cherche, en
vain, une trace significative.
Conclusion
Le lien entre la concentration de la propriété et la diversité des contenus a fait l’objet de
nombreux commentaires qui s’appuient rarement sur des enquêtes de terrain. Or il y a
loin de la théorie à la pratique, de l’idéologie à la réalité. Dans un cas précis d’acquisition
de plusieurs éditeurs par une firme multimédia de taille importante, nous avons pu
montrer qu’après une période d’indépendance éditoriale et de hausse de la production, on
assiste ensuite à une importante rationalisation, sous la forme d’une réduction de la
production et d’une réorganisation impliquant concentration et spécialisation de la
production éditoriale de chaque éditeur.
S’il est difficile de porter un jugement définitif concernant l’impact de l’activité de
Quebecor Média sur la diversité de l’ensemble de la production de livres au Québec, il
n’en demeure pas moins que la baisse très nette du nombre de titres édités et des auteurs
québécois publiés par le groupe sont pour le moins inquiétants. C’est néanmoins la
concentration dans les efforts de diffusion qui porte peut-être le plus atteinte à la
diversité.
La stratégie du groupe, la recherche du grand coup, est en effet évidente, avec la
concentration des moyens de diffusion sur quelques titres ayant un fort appel populaire,
des livres pratiques aux marchés bien délimités ou des livres centrés sur le vedettariat
local, le tout relayé par la puissante machine multimédia de Quebecor. Une stratégie
d’envergure strictement locale qui, pour l’instant, n’ouvre aucune fenêtre sur le marché
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international, ni ne favorise la littérature au sens le plus étroit du terme. Et qui profite
même, dans certains cas, de la distribution de titres étrangers très populaires8.
Il est possible de tirer quelques enseignements de cette analyse.
En premier lieu, il est essentiel de dépasser la myopie de l’actualité en examinant la
question dans la longue durée. Notre analyse montre en effet que c’est sur une période
d’une dizaine d’années que se sont cristallisées des tendances claires.
Ensuite, il faut insister sur la complexité des médiations inter-entreprises et inter-
personnelles qui font le lien entre les décideurs financiers (Quebecor) et les acteurs sur le
terrain (les éditeurs, les diffuseurs, les responsables des autres filiales du groupe). Ainsi,
la domination des impératifs économiques de l’aval de la chaîne et des autres filiales
médiatiques du groupe ne semble pas se faire sentir directement sur les choix éditoriaux,
mais plutôt sur le choix des titres (et des auteurs) bénéficiant d’une diffusion élargie à
l’ensemble du groupe multimédia, au nom de leur meilleure adéquation au savoir faire du
groupe. Cela étant dit, le nombre de titres susceptibles de bénéficier de cette forme
d’exposition étant forcément limité, il n’est pas certain que ces impératifs n’auront pas,
un jour ou l’autre, des impacts directs sur les choix éditoriaux eux-mêmes. Il est toutefois
difficile d’en dire davantage sans une étude plus fine des politiques éditoriales.
La complexité de ces médiations est évidemment le reflet de la complexité de la filière
elle-même. Ce qui permet de croire que des conclusions ne sauraient être tirées de
manière globale pour l’ensemble des filières culturelles, tant elles recèlent des originalités
propres. Il serait également très hasardeux de conclure au caractère universel des
tendances repérées au Québec. Chaque pays et chaque filière du livre possèdent des
particularités qui les distinguent. Si on peut suspecter que des tendances communes sont
susceptibles de se produire dans une situation de concentration accrue – réduction de la
production, concentration de la machine commerciale sur des titres à fort potentiel de
vente, emphase sur la notoriété des auteurs – il faut tout de même éviter les jugements
hâtifs.
8 On pense ici aux droits de distribution du livre Le secret, de Rhonda Byrne, écoulé à 350 000 exemplaires au Québec (Quebecor Inc., 2007).
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Ce qui souligne l’importance de mener davantage de travaux empiriques avant de tirer
des conclusions définitives sur les liens entre la concentration de la propriété et la
diversité de la production et de la diffusion culturelle.
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Figure 1Organigramme de Quebecor Media
Source : Quebecor Media
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Figure 2Évolution de la production éditoriale en fonction du genre, division
Librex1, 1990-2007
1 Édition Libre-Expression, Éditions Internationales Alain Stanké, Éditions Trécarré et Éditions Logiques.
Source : Bibliothèque et archives nationales du Québec.
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Figure 3Évolution de la production éditoriale en fonction de l’origine des
auteurs, division Librex1, 1990-2007
1 Édition Libre-Expression, Éditions Internationales Alain Stanké, Éditions Trécarré et Éditions Logiques.
Source : Bibliothèque et archives nationales du Québec.
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Figure 4Évolution de la production éditoriale des éditeurs de la Division Librex,
1990-2007
Source : Bibliothèque et archives nationales du Québec.
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Figure 5Évolution de la production éditoriale de Quebecor vs la production des
éditeurs avant et après la prise de contrôle par Quebecor, 1990-2007
Source : Bibliothèque et archives nationales du Québec.
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