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COÏNCIDENCES

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D u m ê m e auteur

Contumax, Le prix de la liberté, ed. J. Bertoin, 1993.

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Daniel Simon

COÏNCIDENCES

roman

Editions Balland

33, rue Saint-André-des-Arts 75006 Paris

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@ Editions Balland, 1995.

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« J'ai horreur de ceux dont les paroles vont plus loin que les

actes » Albert Camus

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Licenc. = ann. rencont. Claire (4), classe 7 (8 ?). Idem mécan sos. Ed. Après avoir griffonné ses notes, Vincent referme son carnet, puis il écoute distraitement la radio dans le taxi, en se promettant, une fois de plus, de trouver le temps nécessaire pour mettre un peu d'ordre dans ses tablettes. L'intention tient presque du vœu pieux et a peu de chances d'aboutir, compte tenu de la quantité impressionnante de ces carnets, couverts des mêmes annotations ésotériques, conservés dans ses tiroirs. Son goût marqué pour les coïncidences est déjà ancien, tout comme ce plaisir singulier, un peu maniaque peut-être, de les relever avec application. Certains notent leurs rêves, d'autres tiennent un registre de leurs rencontres amoureuses, tandis que Vincent réalise pour lui seul ce petit journal de tous les signes insolites, fruits du pur hasard, anodins ou remarquables, observés au jour le jour. Ainsi le parallèle qu'il vient d'établir entre deux faits isolés représente à ses yeux un spécimen digne d'intérêt : la date choisie par l'agence pour lui confirmer par écrit son licenciement corres- pond précisément au quatrième anniversaire de la rencontre avec sa compagne Claire. La coïncidence est de qualité, un seul point fait problème qui concerne justement la façon de l'apprécier. Le rangement prévu à l'instant en classe 7 doit être tenu pour provisoire et sera sans doute à reconsidérer plus tard.

Dire qu'il aime les coïncidences serait très en deçà de la

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vérité. Il est fasciné par le phénomène, au point d'avoir dé- veloppé une manière de sixième sens, ou des antennes ca- chées plutôt, adaptées à sa curiosité. Il ne remarque pas les similitudes, il les flaire, il les devine, il les piste. Sa chasse aux trésors, ancienne et systématique, a peut-être fini par modifier son parcours ou sa conscience au point qu'il les attire parfois, en tout cas il les gobe avec un plaisir constant. Depuis sa jeunesse, il noircit des carnets - ses agendas plus rarement - d 'annotations concernant les manifestations troublantes du hasard, mais ne réussit qu'exceptionnellement, faute de temps, à examiner des fragments de cette longue compilation d'abréviations obscures. Quant aux rares fois où il s'offre ce loisir étrange, l'exercice tient plus de la traduc- tion que de la lecture. Il lui est assez difficile, après coup, de déchiffrer ses propres mots. Non que son écriture soit particulièrement laide ou bâclée, mais les conditions mêmes de l'emploi des carnets l'obligent à des raccourcis incertains. Au sortir d'une réunion de travail, au milieu d'un spectacle, après un dîner, mais au volant tout aussi bien, il a pour habi- tude d'inscrire à la va-vite des petits faits dérisoires auxquels il attribue un semblant de signification. Cette douce manie implique évidemment de relever sans trop attendre le détail en question. D'où des situations assez inconfortables pour ce faire, car Vincent n'hésite pas à utiliser ses carnets quel que soit le cadre où il se trouve : un parking souterrain, une cabine téléphonique, une cage d'ascenseur, quand ce n'est pas les toilettes d 'un café, ou la banquette du taxi comme aujourd'hui. Impossible alors de s'autoriser une description détaillée et approfondie. Mais lorsqu'il s'agit ensuite de revenir à ces écrits passés, la plupart de ses abréviations le laissent perplexe et exigent plusieurs minutes de réflexion poussée pour en redécouvrir l'objet.

Quelques vagues points de repère rendent la tâche moins absurde ou moins stérile. Ann ne laisse place à aucune inter- rogation : un anniversaire. Let présente le même avantage de clarté, les communications téléphoniques également, avec ce tel. Les interprétations risquées commencent avec les noms,

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les prénoms surtout, accolés à des citations ou des scènes de film - sans parler de l'abîme des homonymies. Et si - l'anec- dote se trouve dans un carnet très ancien - son échec au premier examen pour le permis moto a eu lieu le même jour que l'exécution d 'un des derniers condamnés à mort en France, cela donne un résumé elliptique jusqu'à en être presque incompréhensible à vingt ans de distance. Il lui faut une interrogation prolongée - parfois vaine - devant les pages couvertes de son langage codé pour se remémorer le sens, ou le contexte, de cette sorte de mention curieuse et laconique : Moto rat. m tps Ran. exé (5).

La difficulté n'est pas seulement dans cette compréhension tardive, toujours trop éloignée du moment où il a pris ses notes. Le vrai problème est surtout d'attribuer un ordre de grandeur aux faits constatés et de leur assigner une importan- ce en fonction des convergences, tantôt remarquables en elles-mêmes, tantôt dues surtout à la relation qu'il s'amuse à instituer entre deux événements distincts. Dans les premiers temps, il se contentait d'accumuler dans ses carnets la masse hétéroclite que le hasard produit régulièrement. Puis il a très vite fallu adopter un système sommaire pour hiérarchiser ce stock, dans des catégories de 1 à 10. Rudimentaire certes mais indispensable. Il estimait déjà impossible, et même un peu choquant, de mettre sur le même plan une coïncidence presque banale et une autre assez spectaculaire, l'ordinaire et le rarissime. D'un coté le tout-venant, des broutilles, du me- nu fretin, dont la mention dans le carnet se justifie à peine, comme cette similitude amusante entre l'immatriculation de la précédente voiture de son frère Jérôme - 427 KEM 75 - et l'une des cartes bancaires de Vincent - code 7275, série 4. De l'autre, un modèle en soi, une pièce unique, un joyau ou presque dans l 'ordre de l ' improbabilité : ce jour où, en vacances pour la Noël chez des amis en Provence, il devait regagner Paris par le train. Alors qu'on avait pris soin de partir en avance, on se fourvoya dans une mauvaise sortie à Marseille, et la gare Saint-Charles était encore loin. Ces trois minutes de retard et ce faux départ furent un vrai miracle, lui

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évitant de passer dans la zone des consignes quand eut lieu l'explosion, due à un attentat semble-t-il, qui fit deux morts et plusieurs blessés. Le surlendemain, pour ses trente-quatre ans, Vincent se saoula comme jamais.

L'épisode a été enregistré sans hésitation aucune en clas- se 1, au sommet de l'échelle. Rien à voir avec le licenciement, rangé - jusque plus ample examen - en 7, où se retrouvent une majorité de dates. Mais Vincent n'a jamais été complète- ment satisfait de son système. Il y a bien sûr les cas les plus troublants, les coïncidences les plus frappantes, de celles que tout un chacun relèverait, sans pour autant accorder une attention particulière - et quasi obsessionnelle - à ces phénomènes. Ainsi pour le retard à Marseille, et quelques faits aussi impressionnants échelonnés sur une période déjà longue. Mais hormis ces événements rarissimes, quels cri- tères solides permettent de défmir l'appartenance d'un fait à telle catégorie plutôt qu'à une autre ?

Au regard de la classe 1, sorte de sanctuaire de la coïnci- dence, imprégné de l'air raréfié des cimes, le bas de l'échelle vous a un petit côté trivial et négligé. Un capharnaüm, pour donner un nom présentable à ce qui ne l'est surtout pas. Il y règne une grande confusion, et les regroupements frôlent l'arbitraire. La classe 7, où il enregistre beaucoup de faits survenus à des dates similaires ou très proches, tel le licencie- ment et la rencontre avec Claire, garde encore un semblant de rigueur. Au-delà commence l'impossible partage, l'échec de toute taxinomie, le trou noir du rangement. Une vulgaire brocante de la coïncidence. Le bric-à-brac, ni règles ni pépites. Des rencontres sans grand point commun mais survenues au même endroit à une année d'intervalle. Deux types que Vincent fréquentait pour son métier, qui ne se connaissent absolument pas entre eux, ayant pourtant tra- vaillé dans le même immeuble pendant plusieurs mois. Ce dîner où la conversation est venue sur un personnage assez original, apprécié par tous, mais disparu de ses circuits habi- tuels depuis des mois, et que Vincent a croisé à l'improviste

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dans une librairie l'avant-veille. Des visages familiers ou entrevus auxquels il a cru trouver une ressemblance. Ces sosies, réels ou plus approximatifs, sont consignés dans les carnets scolaires à petits carreaux en mêmes place et rang que l'enseigne d'un bar, identique à Londres et à Strasbourg. Une série de palindromes, notés avec soin, rapportés ou non à une coïncidence indéniable. Des associations parfois ban- cales ou surréalistes côtoient des éléments plus rationnels, plus faciles à rapprocher. Tantôt des analogies poétiques, sinon farfelues, tantôt du quantifiable bon teint, ainsi pour ce parallèle indiscutable entre le montant de l'indemnisation - ridicule - accordée par la compagnie d'assurances après son dernier accrochage et le taux fixé par le juge matrimonial quand son ex-femme Hélène a exigé et obtenu - une énième fois - un relèvement de la pension qu'il verse depuis son divorce, pour leur fille : pens. Sar. augm. = 1/10 remb. assur. accid. oct. 90.

Les trajets en taxi sont souvent un intermède propice à écrire dans le carnet de service mais avec une contrepartie désagréable : se priver des petites trouvailles émaillées dans le discours de certains chauffeurs et dont Vincent aime à relever quelques exemples savoureux. Difficile d'alimenter la conversation et de noter en même temps. Il y eut, entre autres, les envolées lyriques de cet étudiant africain, taxi de nuit pour subsister, qui déclamait de longues citations d'un ouvrage d'anthropologie déjà ancien que Vincent connaissait pour être l'un des tout premiers cadeaux d'Hélène, au temps lointain de leurs amours enthousiastes, agitées et étudiantes. Cette classe 5, lorsqu'un soir, arrivant à l'aéroport de Roissy, il a été emmené par le même chauffeur que la semaine pré- cédente pour ce trajet. Alors qu'il y a en permanence, au bas mot, environ deux mille voitures pour assurer cette liaison ! Sans omettre les situations insolites, parfois dues au choix du conducteur concernant l'itinéraire, que Vincent se garde bien d'influencer. Le chômeur reconverti qui, au beau milieu d'une harangue contre le grand patronat et au volant d'une guimbarde hors d'âge, tomba en panne devant le siège du

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CNPF. Et cette femme qui, décidant seule d'un trajet assez original, ralentit devant un théâtre où Vincent aperçut la femme de son frère embrasser un type qui ne ressemblait pas vraiment à son frère.

Le chauffeur du taxi où il se trouve maintenant se lance dans une histoire compliquée à propos du pressing de sa sœur, difficile à vendre, poursuit avec la main-mise de certain lobby mystérieux sur la télévision, pour en arriver aux agisse- ments de la Mafia. Le discours est confus mais le parallèle immédiat avec une discussion plus élevée, la veille en com- pagnie d 'un collègue à l'agence, où la Mafia était aussi en cause. Ce serait à mettre en classe 9, quoique déjà presque saturée avec des anecdotes semblables. Il faudrait lui deman- der pourquoi il est passé par ici en quittant La Défense au lieu de prendre directement par les souterrains. Ce choix, mais d'autres situations tout autant, soulèvent le problème métaphysique, épineux, fascinant par son abstraction de la classe 0, fictive bien sûr, où auraient dû figurer toutes les coïncidences dont il aurait pu être témoin. Sujet d'interroga- tions à l'infini, et un rien angoissant pour peu qu'on s'y arrête un instant. Si cette femme qui lui a fait découvrir par hasard les cinq-à-sept de sa énième belle-sœur avait choisi un autre itinéraire, Vincent aurait probablement observé d'autres choses intéressantes, qui ont bel et bien existées, à cent mètres de lui, sans qu'il en ait connaissance, qui sont peut- être d'importance, allez savoir, et qu'il ignorera toujours... Plutôt par résignation que par raison, il a peu à peu cessé de penser aux questions abyssales posées par la non-classe 0, sauf dans quelques occasions grandioses comme l'attentat à la gare de Marseille dont il ne fut pas victime.

Ce besoin de traquer, au gré de ses itinéraires et de ses ren- contres, de ses loisirs ou de ses lectures, des signes tangibles de la complexité phénoménale du hasard, ou de ses manifes- tations mineures et variées, est plus qu'une lubie. C'est aussi le moyen de trouver des repères et des indices pour prendre des décisions dans de nombreuses situations personnelles où

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différentes solutions s'offrent à lui. Car décider et choisir ont toujours été deux nécessités fréquentes dans l'existence qui lui causent à la fois une gêne certaine et une vague répugnan- ce, parfois même un réel effroi. Devant la moindre obligation ordinaire de trancher entre plusieurs possibilités, il est aussi- tôt plongé dans une perplexité profonde, dont il ne parvient à s'extraire qu'au prix de réels efforts. A ce désarroi systéma- tique devant un choix s'ajoute souvent le besoin de n'en rien laisser paraître à son entourage, dissimulation dans laquelle il est passé maître, s'étant persuadé que révéler l'exacte mesure de son embarras fmirait par le rendre ridicule ou agaçant.

Qu'il s'agisse d'un projet de vacances, d'un restaurant où emmener Claire, de l'achat d'un costume ou de sa voiture, il a tendance à hésiter longuement, parfois même jusqu'au dernier moment. A chaque fois, acculé au choix, il va puiser dans des faits dérisoires la justification utile pour adopter une option parmi d'autres, souvent tout aussi valables d'ailleurs. Là les coïncidences, réelles ou issues de ses raisonnements tortueux, sont un secours précieux, jusqu'à prendre valeur d'oracle dans certains cas extrêmes. Il se laisse alors guider par des faits sans rapport aucun avec l'enjeu, quel qu'il soit. Un vendeur emploie deux fois le terme confortable dans son baratin, et Vincent achète avec un enthousiasme soudain, amusé de ce que le mot ait été utilisé le matin même, dans une situation toute autre, par l'un de ses collègues. Son ap- partement a été choisi sur un mode aussi irrationnel. Jusqu'à son divorce où, face à l'attitude résolue et méthodique de sa femme, il avait tout de suite accordé une confiance aveugle à son avocat, se désintéressant des minces propositions du type en matière d'argumentation de défense, cela uniquement parce que son nom était un parfait anagramme du lieu-dit, dans les Vosges, où Vincent enfant passait chaque été chez ses grands-parents. Les piètres résultats obtenus par l'avocat se sont révélés aussi logiques que l'indifférence tranquille de son client.

Seules ses activités professionnelles étaient toujours restées

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à l'abri de ces atermoiements constants. C'était comme un monde clos, un univers protégé, une citadelle où il s'activait sans aucune difficulté, recueillant des satisfactions et des succès conformes à l'énergie dépensée dans cette sphère bien distincte. Si la pensée magique gouverne avec plus ou moins de bonheur sa vie privée, à l'inverse son travail procédait d'une démarche élaborée, ordonnée, raisonnée à l'extrême. Ingénieur de formation, il a toujours su, à ses différents postes, formuler des choix judicieux sans songer un instant à tergiverser comme il le fait dans le monde de ses pensées intimes. La différence radicale entre ces deux parties de sa vie était pour Vincent une sorte d'évidence concrète, une dicho- tomie naturelle et indispensable sur laquelle il n'avait jamais éprouvé le besoin de s'interroger. Dans son métier, les avis et décisions étaient sans fioritures, le paradoxe étant que cer- tains collègues, des clients aussi, tout en appréciant la justesse de ses recommandations le trouvaient un peu auto- ritaire, parfois même abrupt dans certains choix. Mais les méthodes, les calculs ou les raisonnements supportant ses décisions professionnelles ne pouvaient en aucun cas peser dans sa vie personnelle. De même, il eût trouvé inconvenant, inélégant, sinon absurde d'appliquer à ses notations conti- nuelles dans les carnets ce que ses études lui avaient appris quant à la théorie des probabilités. Moment décevant et agaçant d'ailleurs, de découvrir par l 'enseignement d 'un Polytechnicien blanchi sous le harnais que des esprits acerbes avaient déjà tenté de rationaliser sa perception du monde. Dérisoire et attristant. Pour Vincent, la poésie de ses associa- tions insolites relève d'abord d'une démarche pragmatique et gourmande, non d'une vaine volonté scientifique de percer les secrets du hasard. Il tient le triangle mathématique pour une sottise, Biaise Pascal ou le chevalier de Fermat pour des gens grossiers, intéressés uniquement à vous mettre en équations un monde désenchanté, privé de magie par leurs calculs mesquins et vains.

Une fois seulement il s'était permis de laisser sa fascination pour les méandres du hasard empiéter sur la cohérence stricte

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de sa carrière. Il faisait partie d'un cabinet d'études renommé quand on l'a approché pour lui proposer de rejoindre une jeune agence créée de fraîche date par un concurrent étranger essayant de prendre pied sur le marché européen. L'oppor- tunité était aussi tentante que risquée. Des responsabilités nouvelles et plus étendues, mais avec un horizon incertain dans ce secteur où plusieurs opérations similaires avaient déjà échoué. Refuser, c'était conserver le confort bonhomme d'une société qui faisait partie du paysage depuis des lustres et n 'en sortirait pas de sitôt, même en cas de turbulences sévères. Il accepta l'offre, mais en réalité la décision fut prise par une secrétaire ignorante de son rôle. Vincent l'avait entr'aperçue dans un bureau chez le médiateur discret au cours des rendez-vous qui avaient jalonné la période de trac- tations. Mais il la rencontra aussi quelques jours plus tard dans la file d'attente d'un cinéma de quartier au public pour- tant clairsemé. La coïncidence ne pouvait que l'intéresser. Il décida d'y voir un signe occulte et indéniable, le geste gracieux du hasard pour sûr. C'est grâce à cet élément capital qu'il accepta l'offre et partit s'embarquer pour une période professionnelle satisfaisante, rentable et assez mouvementée, qui s'achevait par cette lettre : une rupture paisible - et bien négociée - de son contrat.

Ce licenciement est une aubaine en réalité, et il éprouve une légère honte à se réjouir d'une situation qui a entraîné l'un de ses collègues, l'année passée, au bord du suicide. Mais il sait combien son départ est sans rapport avec de tels drames. C'est un vrai pactole d'abord. Plus de dix années dans ce groupe et un poste de responsable lui assurent des indemnités très confortables, de quoi rester oisif pendant un an, peut-être deux si rien d'affriolant ne se présente dans l'in- tervalle. D'autant que le licenciement est assorti d'un accord afin que Vincent continue d'intervenir au coup par coup sur certains dossiers où il a acquis, au fil du temps, une position d'expert reconnue. La vraie raison de ce gentleman s agreement est son refus clair et net face à la proposition, pourtant allé- chante et flatteuse dans l'esprit du groupe, de partir s'installer

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à Francfort, le temps de mettre en place et de développer une agence semblable à la sienne. Leur expliquer que Francfort, précisément, représentait pour lui un incident ancien, très pénible ? Impensable. Sachant sa position malaisée - celle de la direction tout autant - après ce choix peu courant dans le milieu en question, il a suggéré de quitter ses fonctions si un compromis était trouvé.

Le chauffeur du taxi ayant peu de chose à offrir après sa sœur et la Mafia, Vincent cesse d'écouter et revient à ses préoccupations. A la réflexion, la coïncidence entre la lettre de la direction et l'anniversaire de la rencontre avec Claire vaut peut-être mieux qu'un rangement en classe 7, pire en 8. Ce jour qui ouvre sans doute une longue période de farniente, et de disponibilité à lui-même, sans vrai souci d'argent, mérite plus que les analogies assez communes des dernières caté- gories. D'autant qu'il n'a même pas eu besoin de moduler un peu les dates - le mot tricher lui paraît exagéré - comme il le fait parfois pour établir une association franche entre deux événements. C'est un problème fréquent avec le parallèle manifeste entre les courriers reçus et des anniversaires. Tantôt le lien résulte de la date mentionnée sur l'enveloppe, tantôt de la date à laquelle la lettre lui parvient. Dans les cas limites, trop flous, il peut toujours contourner la difficulté en prenant la date figurant à l'intérieur, date à laquelle le cour- rier est supposé avoir été écrit. Là aussi, la solution adoptée peut paraître un rien arbitraire, ou dictée par la facilité, mais ce serait dommage de perdre le bénéfice d'une coïncidence de plus à inscrire dans son carnet à cause d'une mince diffé- rence d'une journée ou deux dans le rapport entre un fait et un autre. Quand la situation se présente, il estime pouvoir, sans déroger à sa batterie de règles non écrites, corriger un peu ce qu'il considère comme un petite faute de goût impu- table au hasard. Ces lectures discutables du calendrier restent rares, et ne portent surtout pas sur les cas exemplaires rangés dans les classes hautes de son barême. A l'exception de Sarah, assez maladroite, ou indocile, pour naître une journée après l'anniversaire de sa mère. La rigueur a ses limites, l'ortho-

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doxie frôle souvent la caricature, aussi la naissance de sa fille est consignée dans les carnets de manière plus correcte : Naiss. Sar. = Hél. 23. Mais le plus souvent ces accommodements furtifs avec la logique ou le calendrier ne concernent que l'ordinaire de sa collection. Ainsi pour son divorce, prononcé en même temps que les cinq ans de Sarah - mais aussi onze mois exactement après la dernière nuit où Hélène et lui avaient dormi ensemble. A l'examen, cette coïncidence trop précise paraîtrait avoir été obtenue un peu à l'arraché. Il avait dû prendre pour référence non le jour du jugement mais deux mois plus tard, lorsque la mention du divorce avait été trans- crite sur les registre d'état civil et que l'avocat lui en adressa une copie, réclamant au passage un complément d'honoraires assez malvenu.

Pour le licenciement au contraire, l'affaire est limpide. Il n'a pas eu besoin de jongler pour choisir entre la date du premier rendez-vous avec la direction pour esquisser le com- promis, celle de la signature de l'accord privé, la date d'envoi de la confirmation officielle d'usage, ou le moment où il l'a trouvée dans son courrier. C'est une situation type, qui ne nécessite aucune comptabilité subjective, aucune modulation, aucun trucage pour employer des termes vulgaires. Ici pas de doute, pas de contestation dans l'air. La lettre datée de ce jour, dont il relit avec soin le double, reçu tout à l'heure en mains propres, correspond sans équivoque aucune au dîner prévu le soir même avec Claire.

Quatre années d'une liaison bon enfant, toute de plaisirs et de confort, sans les couleurs flamboyantes et chaotiques des passions tardives dont chacun se défie pour des raisons différentes. La lucidité, l'âge et leur expérience réciproque les protègent des illusions lyriques et d 'un échec programmé. Il leur reste cette relation harmonieuse et déjà solide, propre à ménager les prudences, les territoires respectifs, et qui autorise les petits égoïsmes sans conséquences pour cette complicité équilibrée et chaleureuse cependant. Vincent comme Claire ont su sauvegarder, sans le secours d'envolées

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revendicatives ou de réflexions métaphysiques, ces zones de soi-même qu'il est inutile d'ouvrir à l'autre, sauf pour un gâchis inutile habillé des atours trompeurs et coûteux du par- tage à tout prix, que tous deux s'accordent à juger malsain et parfois même dangereux.

En sortant du taxi, il s'est à peu près décidé. Pour sûr, l'épisode licenciement vaut mieux que la classe 8. Plutôt 6, encore que... Il s'installe à la terrasse de la brasserie et ouvre de nouveau son carnet pour faire tout de suite cette modifica- tion, sachant pertinemment qu'elle sera sans doute suivie de deux ou trois autres rectifications du même ordre le lende- main ou dans six mois. Il faudra vérifier aussi pour le sosie par rapport au dernier séjour du neveu en question chez Claire. Peut-être chercher des correspondances avec d'autres sosies sur la période où ça s'est produit. Tout à l'heure, au feu rouge, après l'incident avec la conductrice du bus, il y avait ce type devant le kiosque à journaux, qui ressemblait beaucoup à un chef d'orchestre très en vue ces temps-ci. Im- possible de le loger au chapitre sosies, puisque c'était peut- être lui, effectivement, et non son double ou son jumeau. Restons-en au jeune mécanicien du garage, si ressemblant au neveu de Claire. Un sosie, un vrai de vrai, pour une journée, c'est déjà très satisfaisant. Cette sorte de coïncidence n'est pas si fréquente. De mémoire, sur les carnets récents, il a dû en inscrire trois ou quatre.

Dans cette collection originale et sa façon un rien frénéti- que de la constituer, seuls l'intérèssent les événements, ou des détails très prosaïques, très banals, qui touchent à sa vie personnelle, ou dont il est le témoin direct. Les carnets excluent ainsi des faits extérieurs, dont l'existence ou l'appa- rition au même moment à dix mille kilomètres de distance, ou dans un même lieu, frappent l'observateur le plus indiffé- rent. Ce parti pris s'est décidé assez tôt, vers le deuxième ou le troisième carnet, quand il constata l'impossibilité pratique de réaliser sa moisson s'il lui fallait noter tout à la fois son premier ciné avec une nouvelle petite amie, survenu à la

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même heure exactement que le communiqué officiel attri- buant le prix Nobel de la Paix, le passage devant le conseil de discipline de son fidèle Manu, auxquels il eût fallu ajouter l'annonce officielle par un ancien stalinien renommé de sa conversion à l'Islam. Dans le même sens, et par purisme, sont écartées des carnets les coïncidences, parfois grandioses, mais citées par un tiers au gré d'une conversation sans que Vincent en ait une connaissance plus proche. Sans parler de tout ce qui ne vaut pas d'être noté, certaines coïncidences étant d'un intérêt assez médiocre. Lorsqu'il a fait renouveler son passeport récemment, derrière le guichet une grosse dame moustachue s'est pâmée en lui faisant remarquer qu'ils étaient nés le même jour. Et alors ? La belle affaire ! On ne va pas encombrer les carnets avec des foutaises !

Le taxi qu'il vient de quitter n'était pas une denrée rare. Le chauffeur grognait depuis cinq bonnes minutes contre les femmes au volant quand il s'est fait copieusement insulter par la conductrice d'un bus à qui il bloquait le passage. Pas certain qu'il faille noter çà, il en existe déjà des tonnes dans d'autres carnets. Et surtout, ça va être enfin possible de faire un tri pendant ces grandes vacances. Il y a aussi des trucs anciens à éjecter, s'il existe les mêmes ailleurs, en mieux. Ça risque de prendre un temps fou. Il faut vraiment revoir le système de classement aussi. Mais cette hypothèse tient de la gageure. Une antienne qu'il ressassait de temps en temps sans trop y croire, dans les périodes creuses surtout, lorsque le hasard se montrait chiche, deux ou trois mois sans une seule coïncidence digne de ce nom, à peine de la menue monnaie pour le tiroir-caisse encombré du 10. Alors il cons- truisait mollement l'ébauche d'un nouveau mode de classifi- cation de ses trésors puérils, qui se révélait aussi vite trop complexe pour être efficace, ou trop original pour pouvoir y inclure les masses d'informations déjà disponibles. Avec le problème constant et insoluble des coïncidences qui concer- naient plus de deux éléments ! Que faire - entre autres - de ce jour étrange qui associait la mort d'un intellectuel estimé, l'anniversaire de la chute d'un maquis glorieux de la France

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résistante, et cet événement personnel important : l'achat par Vincent de son appartement ?

Il avait essayé, longtemps avant ce concours de circonstan- ces hors catégorie, de prendre l'avis de quelqu'un pour cette sorte de dilemme, et plus généralement pour améliorer son tout premier système de classement, à la fois rigide et confus. Le type, un bon copain sans plus, terminait ses études sur les mêmes bancs que Vincent. J.F., c'est ça, J.F. Curieux, il est incapable de se souvenir de son nom. Dans la tourmente de ces années du gauchisme triomphant, et des remises en cause tous azimuts, leur école faisait un peu figure d'îlot méconnu, resté à l'écart des grands courants. Quelques étudiants pour- tant émergeaient de la masse laborieuse pour signaler haut et fort qu'ils se préoccupaient avant tout de ce monde chaotique et condamné, et des bouleversements prometteurs qui ne manqueraient pas d'advenir à la condition sine qua non qu'on les rejoigne pour adhérer à leur projet salvateur au plus tôt, et de préférence dès jeudi 17 heures, après le cours magistral de Méca. stat. Parmi ces jeunes hommes sensibles à l'air du temps, le Jieffe.

Vincent s'était trouvé proche du J.F. par besoin plutôt que par choix. Il était surtout très seul et profondément désem- paré depuis le départ fracassant de Manu. L'ami, le vrai, l'unique, dans la grande tradition des frères de sang et des complicités chaleureuses forgées par l'adolescence. Manu le confident, le compère en coups tordus et actes initiatiques. Manu le seul ami, matois et sensible, révolté et généreux, imprévisible et solidaire, aussi spontané et enthousiaste que Vincent était réservé sinon timide. Après deux années mou- vementées partagées entre la fac d'histoire, les manifs et les petits trafics, Manu était parti brusquement à cause d'une combine moins innocente que d'habitude. Dans le grou- puscule gauchiste qu'il fréquentait alors, de cette espèce particulière dont on disait aimablement que leurs assemblées générales pouvaient tenir à l'intérieur d'un car de flics, il avait généreusement prêté main-forte à une opération « justice de

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classe », coup de poing pour tout dire, dirigée contre l'une de ces officines immobilières qui laissaient des immigrés s'entas- ser, pour des loyers scandaleux, dans des logis sordides. Le raid avait été violent et efficace, mais l'un des participants avait dans la fuite perdu ses papiers. Arrivés dans la chambre qu'il occupait encore chez ses parents, les flics n'avaient eu aucun mal à trouver son carnet d'adresses. Avant qu'ils n'en fassent un usage abusif, Manu avait préféré s'éloigner de cette agitation.

Bien plus tard, il avoua à Vincent incrédule que le dérapage lié au fait d'armes et la menace imminente de la répression n'étaient pas la seule cause de son brusque départ. Sa petite amie du moment, censée étudier l 'art en Europe, vivait confortablement sur le quart du dixième d'un héritage bâti par une lignée de Mormons américains, incluant entre autres joujoux trois usines à Chicago et une plantation en Asie. Ce qui sans doute la rendait savante et incollable sur les que- relles scolastiques fréquentes en cette période et pour ces jeunes gens telles que la baisse tendancielle du taux de profit ou la fin inéluctable du capitalisme. Elle avait jeté sa bonne éducation aux orties en arrivant à Paris. Aussi pour éviter que ses enthousiasmes radicaux ne nuisent à l'empire du clan, on l'avait vite écartée des conseils d'administration en la dotant d'une rente fastueuse. Peut-être lassée de disperser sa cagnot- te personnelle dans le renflouement de journaux et de librai- ries révolutionnaires plutôt mal gérés, elle proposait depuis quelque temps à son jeune amant d'aller s'ébattre dans des lieux moins progressistes, mais plus chauds et plus colorés, que la salle de la Mutualité ou les banlieues ouvrières. Aussi Manu, après avoir pris des risques personnels non né- gligeables, d'abord par solidarité avec les immigrés exploités, ensuite parce que toute action violente le fascinait, songea à sa sécurité, voyagea beaucoup, apprit le grec et l'hébreu, reçut quelques gifles retentissantes et commença à savoir promettre le mariage sans que cela ne lui coûte.

Pour Vincent désappointé, deux ans de vide, jusqu'à la

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toute première lettre. Et quelle lettre ! Vingt lignes griffon- nées dans l'urgence, transmises via l'avocat de Manu, pour annoncer qu'il était en prison depuis trois mois déjà, qu'il sortait tout juste du jugement, ayant écopé de huit mois ferme - et le reste assorti d 'un sursis - pour une affaire que la cen- sure administrative lui interdisait d'évoquer dans le courrier destiné aux familles, seule correspondance autorisée par son statut. De surcroît, la mauvaise nouvelle était arrivée le jour où Hélène avait provoqué une discussion orageuse à propos de son désir d'enfant et de l'étonnante surdité de Vincent sur le sujet. Il avait souffert pour Manu de sa fuite obligée et de cette première longue parenthèse - dont il ignorait la teneur agréable, au début du moins.

Après coup, il était assez lucide pour comprendre que ses rapports avec ce J.F. n'étaient ni un ersatz ni un placebo, mais l'impossibilité de rester isolé et silencieux dans une période où il se savait fragile. Quelques mois de ce compa- gnonnage étudiant banal mais utile, et il s'était enhardi à interroger le J.F. - vers le début du quatrième carnet - sur le problème de la nécessaire hiérarchie à définir pour toutes sortes de coïncidences observables. Sans aller jusqu'à expli- quer sa manie, essayant maladroitement de masquer ses besoins précis derrière l'ambition confuse d'un modèle théo- rique sur les probabilités, mais l'autre n'était pas sot. Et ses propres constats quant au désordre du monde avaient déjà trouvé une réponse idéale dans un schéma politique sans faille ni doute. Sa réponse franche, incisive et brutale, n'est pas inscrite dans le carnet de cette période. Elle coïncide pourtant avec le jour où Vincent, blessé bien plus que le J.F. n'aurait pu l'imaginer, décida solennellement de s'en tenir désormais à un silence protecteur sur ses lubies plutôt que de subir ce rire condescendant et cette incompréhension.

Depuis ce faux pas, le « jamais plus » avait fonctionné sans défaut. Enfin presque. Il trahit une seule fois cette grave résolution en parlant prudemment de sa curiosité pour les coïncidences à Hélène, au temps de ce qu'ils croyaient, natu-

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famille du copain des Cévennes, et qu'il a un peu expliqué pourquoi son père et lui étaient gauchistes avant de devenir vieux, enfin disons adultes. Ce soir-là, il avait cité un type, écrivain et copain de Sartre, mais un jeune, communiste aussi, enfin avant, parce que les communistes ne l'aimaient pas tellement. Il a été tué durant la guerre contre le nazisme. Vincent avait parlé d'un livre de ce Nizan, sur les arabes, un bouquin que Manu aimait beaucoup. Avec un texte de Sartre sur les jeunes. Alors ensuite, il ne sait plus très bien quand, il en a reparlé avec le père L., qui justement l'avait lu et trou- vait ça bien aussi. Il lui a prêté Aden Arabie. Voilà. C'est inté- ressant, sauf pour certains passages sur la philo un peu obs- curs, surtout dans la préface de Sartre sur les jeunes et la politique. On voit bien que c'est un livre ancien déjà, mais avec des trucs intéressants quand même. Donc dès qu'il a été averti pour le décès de Manu, il a pensé à ce livre et recopié des choses ici et là, pour mieux les accommoder ou les écrire à sa manière, et aboutir à ce petit discours en hommage à son père. Qui n'aurait pas désavoué le procédé, les livres c'est fait pour y prendre ce dont on a besoin dans la vie, non ? On pourrait même ériger cette idée en Dixième Principe ! A part ça, il n'ira peut-être pas skier avec Vincent aux prochaines vacances, comme promis, puisque les notes de son trimestre sont très correctes. Il a un autre projet. Des copains, enfm peut-être que des copines viendront, pour faire du ski aussi justement, mais dans une station où des parents ont accepté de prêter leur chalet.

Vincent a deviné juste pour la suite du propos. Une ques- tion de budget bien sûr. Ce môme est attachant, en vérité. Intéressant. Il fera son chemin. C'est ma foi surprenant mais sans doute très sain pour le gosse, qu'il songe ainsi à ses va- cances après s'être vanté négligemment d'avoir pillé de bons auteurs pour façonner à sa main l'oraison funèbre de son père. Il est du côté de la vie, sans réticence, sans hésitation aucune, lui. Plein d'humour aussi. Rappeler l'existence de la valise rouge ce soir vaut son pesant d'insolence. Une preuve éclatante que ce gamin est tiré d'affaire. Reste qu'il en fait

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trop avec sa cravate ridicule, qu'on dirait pêchée dans la malle-cabine d'un sénateur au siècle dernier. On a beau jeu de vouloir repérer et respecter les paradoxes de l'adolescence. Dans le cas d'Antonin, c'est pire que cela. Il a décidément un goût inné pour les contradictions, l'Héritier.