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CONCOURS D’ENTRÉE AUX GRANDES ÉCOLES SCIENTIFIQUES · — La Boétie, Discours de la servitude volontaire, édition de Simone Goyard-Fabre, dossier de Raphaël Ehrsam, GF-Flammarion,

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  • CONCOURS D’ENTRÉE AUX GRANDES ÉCOLES SCIENTIFIQUES2016-2017

    Servitude et soumission

    La Boétie, Discours de la servitude volontaire

    Montesquieu, Lettres persanes

    Ibsen, Une maison de poupée

    Michaël BouletAgrégé de lettres modernes

    Guillaume CousinAgrégé de lettres modernes

    Samir El MaaroufAgrégé de lettres modernes

    Sylvain LeddaAgrégé de lettres modernes

    Florian PennanechProfesseur en classes préparatoires scientifiques

    Agrégé de lettres modernes

    Corinne von Kymmel-ZimmermannProfesseur en classes préparatoires scientifiques

    Agrégée de lettres modernes

    GF Flammarion

  • Les éditions auxquelles nous renvoyons dans ce volume sont les suivantes :

    — La Boétie, Discours de la servitude volontaire, édition de Simone Goyard-Fabre, dossier de Raphaël Ehrsam, GF-Flammarion, 2016.

    — Montesquieu, Lettres persanes, édition de Laurent Versini, dossier de Lau-rence Macé, GF-Flammarion, 2016.

    — Ibsen, Une maison de poupée, édition et traduction de Régis Boyer, dossier deFlorence Fix, GF-Flammarion, 2016.

    © Flammarion, Paris, 2016ISBN : 978-2-0813-7505-5

  • SOMMAIRE

    INTRODUCTION AU THÈMEpar Samir El Maarouf

    INTRODUCTION XV

    I. L’HOMME ET SES SERVITUDES XVIIIA. Asservir et soumettre : la servitude comme structure

    sociohistorique XVIIIB. Servitudes intérieures : passions et pulsions XXVII

    II. SECOUER LE JOUG : L’HUMANITÉ INSOUMISE XXXIA. Subversions : le cas de l’insoumission féminine XXXIIB. Portrait de l’insoumis XXXIVC. Critiques de la servilité XXXVII

    III. SERVITUDE ET SOUMISSION : UN CHEMIND’ÉMANCIPATION ? XLIA. Religions et consentement : une épreuve

    de soumission ? XLIIIB. Servitudes nécessaires et soumissions héroïques XLVIII

    CONCLUSION LIII

    ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE LIV

    PREMIÈRE PARTIELA BOÉTIE, DISCOURS DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE

    par Michaël Boulet

    PRÉAMBULE 5

    I. PRÉSENTATION DU DISCOURS DE LA SERVITUDEVOLONTAIRE 5A. Le contexte 5B. La Boétie et son temps 9C. Le Discours de la servitude volontaire dans l’œuvre

    de La Boétie 12

  • VI S e r v i t u d e e t s o u m i s s i o n

    D. Le genre du Discours de la servitude volontaire :l’insoumission aux normes ? 16

    E. Un plan au désordre subtil ou une démonstrationqui n’a pas lieu 21

    II. SERVITUDE ET SOUMISSION DANS LE DISCOURS 26A. Réalité de la servitude 26B. Les acteurs de la domination 30C. Une condition sans issue ? 35

    CONCLUSION 40

    ANNEXE : LES MOMENTS CLÉS DU DISCOURS 41A. Exorde 41B. Deux morceaux d’éloquence 43C. Digressions 44D. Le « ressort et secret de la domination » 45E. Blâme des courtisans 46F. Péroraison 47

    ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE 48

    DEUXIÈME PARTIEMONTESQUIEU, LETTRES PERSANES

    par Guillaume Cousin

    I. PRÉSENTATION DES LETTRES PERSANES 55A. Les Lettres persanes, miroir de leur temps : le contexte

    historique et culturel de l’œuvre 55B. Situation des Lettres persanes dans l’œuvre de Montesquieu 58C. Le genre du texte 61D. Les principaux thèmes des Lettres persanes 64

    II. SERVITUDE ET SOUMISSION DANS LES LETTRES PERSANES 69A. Échelles de la servitude et de la soumission 71B. Les lumières de la raison : une arme contre l’asservissement 83C. S’affranchir dans les Lettres persanes ? 90

    CONCLUSION 95

    ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE 96

  • S o m m a i r e VII

    TROISIÈME PARTIEIBSEN, UNE MAISON DE POUPÉE

    par Sylvain Ledda

    INTRODUCTION 103

    I. PRÉSENTATION D’UNE MAISON DE POUPÉE 104A. Contexte de l’œuvre 105B. Une maison de poupée : une œuvre de son temps 108C. Genre(s) et thèmes de la pièce 113

    II. SERVITUDE ET SOUMISSION DANS UNE MAISON DE POUPÉE 117A. Dramaturgie de l’enfermement 118B. Construction des caractères : formes de l’asservissement 122C. Le « cas » Nora Helmer 125D. Se libérer des servitudes et de la soumission 130

    CONCLUSION 135

    ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE 135

    QUATRIÈME PARTIESERVITUDE ET SOUMISSION

    DANS LES ŒUVRES AU PROGRAMMEpar Florian Pennanech

    INTRODUCTION 141

    I. FORMES DE LA SERVITUDE ET DE LA SOUMISSION 142A. Origine de la servitude et de la soumission 142B. Perpétuation de la servitude et de la soumission 147C. La privation de liberté 152

    II. FIGURES DU POUVOIR 163A. Images du tyran 164B. Omniscience et omnipotence 169C. Le tyran, entre surpuissance et impuissance 175

    III. LA CONQUÊTE DE LA LIBERTÉ 185A. Modalités de la libération 185B. La conscience de la liberté 188C. L’accès à la subjectivité 191

    CONCLUSION 194

  • VIII S e r v i t u d e e t s o u m i s s i o n

    CINQUIÈME PARTIEMÉTHODOLOGIE DE L’ÉCRIT AUX CONCOURS D’ENTRÉE

    DES GRANDES ÉCOLES SCIENTIFIQUESpar Corinne von Kymmel-Zimmermann

    I. GÉNÉRALITÉS CONCERNANT LES ÉPREUVES 201

    II. LE RÉSUMÉ DANS LES CONCOURS CENTRALE-SUPÉLECET CCP 201A. Quels textes pour quels résumés ? 201B. Les enjeux de l’exercice 202C. Méthode de travail 203D. Rédaction et vérification 205

    III. LA DISSERTATION 205A. Enjeux de l’exercice 205B. Le travail au brouillon : du sujet au problème 206C. Le plan 208D. Rédaction de la dissertation 208

    SIXIÈME PARTIECORRIGÉS DE DISSERTATIONS ET DE RÉSUMÉS

    par Florian Pennanech

    I. DISSERTATION RÉDIGÉESujet 1 : Tzvetan Todorov, dans Face à l’extrême, écrit au débutdu chapitre « Jouissance du pouvoir » : « L’important ici, c’estqu’autrui dépende de moi, non qu’il vive telle ou telle expé-rience : celle-ci peut être la joie ou la souffrance, pourvu que cesoit moi qui en sois responsable. » Dans quelle mesure votre lec-ture des trois œuvres éclaire-t-elle cette affirmation ? 215

    II. PLANS DE DISSERTATIONSSujet 2 : Dans Qu’est-ce que les Lumières ? (1784), Kant écrit :« Paresse et lâcheté sont les causes qui font qu’un si grandnombre d’hommes, après que la nature les eut affranchis depuislongtemps d’une conduite étrangère, restent cependant volon-tiers toute leur vie dans un état de tutelle ; et qui font qu’il est sifacile à d’autres de se poser comme leurs tuteurs. » Vous direzen quoi cette réflexion éclaire votre lecture des trois œuvres. 221Sujet 3 : Dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inéga-lité parmi les hommes (1755), Rousseau écrit : « Il ne serait pasraisonnable de croire que les peuples se sont d’abord jetés entreles bras d’un Maître absolu, sans conditions et sans retour, etque le premier moyen de pourvoir à la sûreté commune qu’aientimaginé des hommes fiers et indomptés, a été de se précipiter

  • S o m m a i r e IX

    dans l’esclavage. […] Il est donc incontestable, et c’est la maximefondamentale de tout le Droit politique, que les Peuples se sontdonné des chefs pour défendre leur liberté et non pour les asser-vir. » En quoi ces propos éclairent-ils votre lecture des œuvresau programme ? 224Sujet 4 : Sénèque, dans ses Lettres à Lucilius (63-65), affirme :« La servitude retient peu d’hommes, un plus grand nombreretient la servitude. » Dans quelle mesure votre lecture des troisœuvres est-elle susceptible d’éclairer cette affirmation ? 227

    III. RÉSUMÉS CORRIGÉS 230

    INDEX DES NOTIONS 237

    TABLE DES ENCADRÉS 239

    TABLE DES ILLUSTRATIONS 241

  • INTRODUCTION AU THÈME

    Servitude et soumission

    par Samir El Maarouf

  • Introduction...................................................................... XV

    I. L’Homme et ses servitudes......................................... XVIIIA. Asservir et soumettre : la servitude comme structure

    sociohistorique .............................................................. XVIIIIllustration : Nicolas Sébastien Adam, Prométhée enchaîné (1762) XIX

    1. Servitude et esclavage dans l’Antiquité gréco-latine ........ XX2. Impérialismes et colonialismes .................................... XXI3. Servitude ouvrière et puissance capitaliste.................... XXIV4. Violence symbolique et soumission enchantée.............. XXV

    Encadré : Alfred de Vigny, Servitude et grandeur militaires(1833-1835) ...................................................................... XXVI

    B. Servitudes intérieures : passions et pulsions.................. XXVII1. Les chaînes des passions ............................................ XXVII

    Encadré : Brève histoire de la soumission au théâtre .................... XXVIII2. Servitude et culpabilité : le cas Raskolnikov ................. XXIX3. Hantises et pulsions ................................................... XXX

    II. Secouer le joug : l’humanité insoumise.................... XXXIA. Subversions : le cas de l’insoumission féminine............ XXXIIB. Portrait de l’insoumis .................................................... XXXIVIllustration : Woody Strode (Draba) et Kirk Douglas (Spartacus)

    dans Spartacus de Stanley Kubrick (1960) ............................ XXXVIC. Critiques de la servilité.................................................. XXXVIIIllustration : En attendant Godot de Samuel Beckett, mise en scène

    de Bernard Lévy (2013)....................................................... XL

    III. Servitude et soumission : un chemind’émancipation ? .......................................................... XLI

    Encadré : Musique et servitude : histoire du blues....................... XLIIA. Religions et consentement : une épreuve de soumission ? .. XLIII

    1. Quelle soumission dans le judaïsme ? .......................... XLIIIIllustration : Le Caravage, Le Sacrifice d’Isaac (1603).............. XLIV

    2. Quelle soumission dans le christianisme ? .................... XLV3. Le débat de la soumission en islam ............................. XLVI

    B. Servitudes nécessaires et soumissions héroïques ........... XLVIII1. Le pacte social, soumission nécessaire en vue de la

    liberté ....................................................................... XLVIII2. Servitude et liberté philosophique ............................... LI

    Conclusion ........................................................................ LIII

    Orientation bibliographique ........................................... LIV

  • INTRODUCTION

    Dans La Colonie pénitentiaire de Franz Kafka, on présente à un voya-geur étranger une mystérieuse machine : instrument de torture et demort, celle-ci, à l’aide d’une herse hérissée d’aiguilles de fer, grave sur lapeau du supplicié la formule « Ton supérieur honoreras ». Le condamné,qui ne connaît ni sa sentence ni l’objet de sa condamnation, se prête audispositif avec un « air de chien docile » 1. Un haut représentant militaireest là pour superviser l’exécution ; il explique au voyageur que la peinecapitale est le châtiment de base de cette colonie pénitentiaire et que toutle monde adhère sans révolte à ce principe. L’officier-bourreau chérittellement ce châtiment qu’il finit par gracier le condamné et prendre saplace, avant de connaître une mort rapide par empalement. Cette nou-velle allégorique de Kafka nous interroge sur la capacité qu’a l’êtrehumain non seulement de construire des systèmes de servitude et dedomination, mais aussi de s’y soumettre avec une résignation, voire uneadhésion, parfois surprenante.

    Plus près de nous, dans l’actualité récente, la Cour européenne desdroits de l’homme (CEDH) a remis au cœur des préoccupations et desdébats la question de la « servitude ». Celle-ci s’applique, dans le cadredu droit pénal international, aux situations d’esclavage moderne. En2012, deux arrêts ont été prononcés qui ont raffermi la volonté de luttercontre la servitude et le travail forcé. Dans l’une des affaires examinées,deux sœurs originaires du Burundi ont été confiées, à la mort de leursparents, à un oncle et une tante vivant en France ; contraintes au travailforcé par leurs nouveaux tuteurs, elles ont dû s’occuper de l’intégralitéd’un ménage sans rétribution ni jour de repos pendant plusieurs années.Cette situation presque banale d’esclavage moderne a conduit la CEDHà redéfinir la servitude comme une situation d’exploitation contrainte,qui s’éloigne des principes fondamentaux de la dignité humaine, de laliberté de circuler et du droit à un travail rétribué 2.

    L’humanité contemporaine est donc loin d’en avoir terminé avec laservitude et la soumission. Kafka souligne que, dans notre mondemoderne, hérissé de pesants rouages et de redoutables machines de pou-voir, l’homme est conduit à des situations de résignation et/ou de soumis-sion volontaires. Le droit pénal international, quant à lui, rappelle à notreesprit que la servitude, au sens d’esclavage subi, involontaire et, parconséquent, injuste et indigne, n’a pas été rayée de la carte des rap-ports humains.

    De fait, la servitude et la soumission paraissent constituer le cœurmême des relations humaines, dès lors qu’elles sont fondées sur une

    1. Franz Kafka, Dans la colonie pénitentiaire [In der Strafkolonie, Leipzig, Kurt Wolff,1919], trad. B. Lortholary, GF-Flammarion, 1991, p. 92 et 85.

    2. Olivier Bachelet, « Servitude et travail forcé : la France toujours sur la sellette euro-péenne », Dalloz actualité, 22 novembre 2012.

  • XVI S e r v i t u d e e t s o u m i s s i o n

    construction hiérarchique et une répartition inégale des pouvoirs.L’humanité se divise alors en deux entités : ceux qui dominent et ceuxqui sont dominés, ceux qui asservissent et ceux qui sont asservis, ceuxqui soumettent et ceux qui se soumettent. L’histoire des sociétés contientun grand nombre de dispositifs de servitude et de soumission, à l’aunedesquels la place de chaque individu peut être jaugée : si l’on se soumetà la servitude, on se socialise, mais on apparaît faible ; si l’on se révoltecontre la servitude, on se marginalise, mais on conquiert une certainedignité. Pourtant, celui qui refuse de servir et qui ne désire que com-mander est lui aussi, d’une certaine manière, victime d’un asservisse-ment : celui du pouvoir et de la responsabilité. C’est la raison pourlaquelle il est possible d’être libre tout en étant asservi et soumis. Servi-tude et soumission posent donc la question fondamentale de la libertéhumaine.

    Le terme « servitude » vient du latin tardif servitudo, lui-même formésur le latin classique servitus, servitutis, « servitude », « esclavage », dérivéde servus, « esclave ». Le mot a d’abord désigné l’état d’esclavage, c’est-à-dire la dépendance matérielle et la contrainte physique que l’on faitpeser sur un individu soumis à un maître. Durant le Moyen Âge chré-tien, il se spécialise dans la désignation du phénomène de soumissionmorale à l’égard du péché ou, plus concrètement, de l’état d’un individusoumis au péché. Au XVe siècle, le terme possède une extension poli-tique, puisqu’il fait référence à un État privé d’indépendance nationaleou à un peuple privé de son droit et de la liberté de disposer de lui-même.Au XVIIe siècle, dans la sphère galante, la servitude équivaut parfois àla servilité (au sens moderne du terme), dans la mesure où l’honnête hommedoit respecter un certain nombre de codes de politesse qui l’entraînent àun dévouement total et à une complète soumission à l’égard d’un bienfai-teur : on assure quelqu’un, dont on est redevable, de sa « complète servi-tude ». Plus marginalement, le mot a pu désigner, en droit public, lacharge établie sur un immeuble pour l’utilité d’un autre (voir la servitudede vue se rapportant aux cas où un individu est abusivement placé sousle regard d’un voisin), ou, en marine, l’état d’un bateau (bâtiment de servi-tude) exclusivement destiné au service des ports et des rades. La servi-tude peut donc être comprise comme une soumission totale, un lien dedépendance exclusif, sociohiérarchique (rapport maître/esclave), moral(rapport péché/pécheur), ou politique (rapport peuple dominant/peupledominé). La servitude est majoritairement un état d’infériorité subi, quitémoigne d’une passivité certaine de l’objet asservi, que cette passivitésoit le résultat d’une mise à disposition volontaire ou involontaire.

    « Soumission » a pour origine le latin classique submissio (composénotamment du préfixe sub- signifiant « dessous », « en dessous »), quidésigne l’« action de baisser, d’abaisser » (la voix, par exemple), la « sim-plicité [du style] » et l’« infériorité ». Le mot signifie essentiellementl’action de se ranger sous l’autorité de quelqu’un ou de quelque chose etle fait d’en dépendre, puis, plus spécifiquement, la disposition à obéir.La soumission est donc une forme de servilité. Le mot a pu se spécialiser

  • I n t r o d u c t i o n a u t h è m e XVII

    dans les domaines du droit (il désigne au Moyen Âge une obligationfinancière) et de la hiérarchie familiale et conjugale (« soumission » a eu,au XIXe siècle, le sens de « condition de fille soumise »). Lorsque la sou-mission est refusée, on parle alors d’insoumission, de personneinsoumise 1.

    On voit combien est grande l’extension sémantique du couple notionnel« servitude »/« soumission » et, partant, combien sont variés les domainesqu’il concerne (droit, politique, histoire, morale, religion, art, sociologie,psychologie, psychanalyse, famille, mariage, sexualité…). Ainsi, dansDe l’esprit des lois, Montesquieu identifie des types différenciés de servi-tude : la servitude civile (livre XV), la servitude domestique (livre XVI),la servitude politique (livre XVII), la servitude de la « glèbe », c’est-à-diredu serf attaché à la terre qu’il doit cultiver (livre XXX, chapitre XI), etcelle de la « conquête » (livre X, chapitre III). Il indique par là que lespectre d’analyse peut s’étendre de la servitude civile de l’esclave et duserf à la servitude du pays conquis par un autre, en passant par la servi-tude du citoyen soumis à un tyran et la servitude domestique de lafemme.

    Il convient aussi de s’interroger sur le lien entre les deux mots formantle couple notionnel : quels rapprochements et quelles différences faireentre eux ? Alors que la servitude est subie, la soumission est un accom-modement à la domination (en particulier lorsque le phénomène de sou-mission est désigné par la forme pronominale « se soumettre »). On peutdonc connaître un état objectif de servitude sans soumission, c’est-à-diresans acceptation, éventuellement suivi d’insurrection (révolte de Sparta-cus), et, inversement, une soumission sans servitude, une inférioritéconsentie ou dont la contrainte est limitée (un sportif se soumettant à uncontrôle antidopage). Dans d’autres contextes, la soumission accom-pagne la servitude, et, pour ainsi dire, la redouble : c’est ce que La Boétienomme la « servitude volontaire », c’est-à-dire la soumission qui consentà un asservissement objectif.

    Dès lors, comment s’articulent servitude et soumission dans l’histoiredes sociétés humaines ? Dans quels cas la servitude est-elle un mal ?Dans quels cas est-elle un bien ? Dans quels cas est-elle dépassée ? Dansquels cas est-elle acceptée ? Comment l’histoire des représentations a-t-elle construit les figures antagonistes du soumis et de l’insoumis ? Dansquelle mesure la liberté peut-elle naître d’un asservissement ou d’unesoumission ? Tout l’enjeu de la question de la servitude et de la soumis-sion tient à ce que recouvre la conjonction « et » qui les relie, et quicomporte plus d’un sens : elle peut marquer la simple juxtaposition,l’association ou le contraste. Mais une question fondamentale résume cefaisceau d’interrogations : dans quelle mesure servitude et soumissionéclairent-elles le rapport de l’Homme à la contrainte et à la liberté ?

    1. Pour l’histoire des sens divers de ces deux termes, voir les articles « Soumission » et« Servitude » du Dictionnaire historique de la langue française, Alain Rey (dir.), LeRobert, 1992.

  • XVIII S e r v i t u d e e t s o u m i s s i o n

    En premier lieu, force est de constater que l’humanité a développé aucours de son Histoire un grand nombre de dispositifs de servitude danslesquels la soumission peut être variable mais au regard desquels se des-sine l’idée d’une liberté sous contrainte.

    Dans un deuxième moment s’engage une réflexion sur les possibilitésd’affranchissement, en réaction à cette servitude, qui repose sur uneliberté totale et le refus catégorique de toute contrainte.

    Enfin, se fait jour une potentielle réconciliation de la servitude et de lasoumission avec le principe de liberté : l’obéissance à la loi, à un certainnombre de règles en vue du bien commun, constitue alors une soumis-sion raisonnée, permettant de préserver la liberté individuelle et de pré-venir toute dérive aliénante.

    I. L’HOMME ET SES SERVITUDES

    La figure de l’asservi, de l’enchaîné, du personnage soumis de gré oude force est un archétype : elle renseigne sur la nature humaine. Dans lamythologie gréco-latine, de nombreux épisodes contiennent un crimeoriginel, symptôme d’une rébellion contre les dieux, bientôt suivi d’unchâtiment, qui consiste souvent en une aliénation de la liberté créée parla servitude imposée : Ixion est attaché avec des serpents à une roueenflammée qui tourne éternellement dans les airs, Tantale est condamnéà une soif sans remède et Prométhée (voir ci-contre) est enchaîné sur lemont Caucase… Ces mythes sont autant de figurations des esclavagesdans lesquels l’homme est susceptible de tomber par sa propre faute.En effet, comme Prométhée, l’homme est déchiré entre, d’un côté, sonaspiration à l’idéal, au feu du savoir, à la liberté physique et métaphy-sique, et, de l’autre, ses attaches matérielles, le nécessaire consentementà la réalité, à ses propres limites et sa soumission contrainte à la tempora-lité et à la mort.

    A. Asservir et soumettre : la servitude commestructure sociohistorique

    La double question de la soumission et de la servitude invite à s’inter-roger sur la construction des sociétés humaines, et sur l’importance queprend dans ce cadre la relation entre dominants et dominés, que celle-ci se traduise en termes sociaux, économiques, politiques, historiques,sociologiques, etc. Les sociétés humaines, primitives et modernes, repo-sant nécessairement sur des liens hiérarchiques, la soumission de l’unà l’autorité de l’autre y est toujours susceptible de se transformer en

  • Nicolas Sébastien Adam, Prométhée enchaîné (1762).© Bridgeman Images

    Dans la mythologie antique, Prométhée fait partie des Titans. Par bienveillance àl’égard des hommes, il entreprend de voler le feu divin, jalousement gardé dans l’Olympe.Pour le punir de son audace et de son acte d’insoumission envers les dieux, Zeusl’enchaîne au sommet du mont Caucase et le condamne à se faire dévorer le foie par unaigle. Le foie qui se reconstitue chaque jour transforme la torture en supplice éternel.Dans l’imaginaire occidental, ce mythe est le modèle même de la transgression des règleset Prométhée l’archétype du personnage vaincu par sa soif de connaissance. Arthur Rim-baud, dans sa « Lettre du voyant », fait de lui un symbole du poète moderne, éloigné detoute servitude poétique, voleur de feu et être tourmenté de visions sur l’avenir humain.

    Cette sculpture est un véritable chef-d’œuvre de tension et de mouvement. La posturetout en contorsions des corps de Prométhée et de l’aigle indique un moment de supplicepris sur le vif : expression douloureuse du visage, contraction des muscles, puissance desserres, lignes droites des chaînes, chaos des tissus et torche renversée participent à uneffet général saisissant. Si le sujet traité reste dans la tradition classique de la sculptureantiquisante du XVIIIe siècle, le style employé est plutôt celui d’un baroque tardif : lesarabesques formées par les draperies et les fumeroles qui s’échappent de la torche renver-sée rappellent l’amour que portait l’art baroque à l’éphémère et au mouvement.

  • XX S e r v i t u d e e t s o u m i s s i o n

    asservissement, y compris dans celles qui revendiquent leurs ambitionségalitaires 1.

    1. Servitude et esclavage dans l’Antiquité gréco-latine

    Il est frappant de constater que le berceau de la démocratie, la Grèceantique, fut aussi une société esclavagiste. Le système politique de la Grècearchaïque et classique (VIIIe-IVe siècles av. J.-C.) est fondé sur une citoyen-neté de privilèges au sens propre du terme : « privilège » signifie originelle-ment une exception au droit commun faite en faveur d’un groupe restreintde personnes ; en Grèce antique, on pourrait dire que seuls les citoyens,hommes grecs adultes, ont le privilège d’être sous le régime de la loi :enfants, femmes, esclaves, métèques (mot par lequel sont désignés lesressortissants grecs d’autres cités) en sont exclus. Les esclaves constituentla base d’un système de production économique mais ne sont pas consi-dérés comme des membres de la polis (« cité ») : « Parce qu’il est hors de lacité, l’esclave est hors de la société, hors de l’humain 2. » Excepté quelquesrares cas d’affranchissement, l’asservissement de l’esclave, en Grèceancienne, est sans issue : prenant le contrepied de certaines analysesmarxistes de la servitude antique, l’historien et anthropologue Jean-PierreVernant précise que, même lorsque des révoltes d’esclaves ont pris uncaractère politique, voire militaire, elles n’ont jamais débouché sur unchangement de société. Exclus de la cité, les esclaves restent donc à l’écartdes luttes sociopolitiques qui se cristallisent essentiellement autour d’unaffrontement entre propriétaires fonciers contrôlant l’État et « cultivateursvillageois […] constitu[ant] le demos rural 3 ».

    Dans la Rome antique, l’asservissement de l’esclavage structure égale-ment la société. S’il est relativement peu combattu, il donne lieu à undébat moral et philosophique autour de la place de l’esclave dans la mai-sonnée : Pline le Jeune (61-114 apr. J.-C.) se vante d’être un maîtrehumain et magnanime et évoque force anecdotes prouvant ses bons sen-timents à l’égard des domestiques de sa maison. Il dit les aimer et parta-ger leurs souffrances, mais il raconte aussi, non sans un certain frissond’horreur, le passage à tabac d’un maître cruel, Larcius Macedo, par sespropres esclaves, mettant en évidence la crainte mutuelle et meurtrièrequi caractérise les rapports de ceux qui asservissent et de ceux qui sontasservis 4. Si la vie de l’esclave appartient à son maître, Pline remarque

    1. Face au foisonnement des situations de servitude et de soumission que comprendl’histoire des sociétés humaines, l’exhaustivité est impossible. Nous nous contenteronsdonc ici de proposer quelques exemples ; ces choix sont hautement subjectifs, il est vrai,mais nous espérons, du moins, qu’ils pourront être considérés comme un tant soit peuemblématiques et représentatifs des problématiques les plus saillantes du sujet.

    2. Jean-Pierre Vernant, Mythe et société en Grèce ancienne, chap. « La lutte des classes »,La Découverte, 1974 ; rééd. Seuil, coll. « Points », 1992, p. 28.

    3. Ibid., p. 20.4. Pline le Jeune, Lettres ; voir les épîtres V, 19, VIII, 16 et III, 14.

  • I n t r o d u c t i o n a u t h è m e XXI

    que le contraire est également valable, la vie du maître étant entre lesmains des esclaves qui l’entourent. Dans ses Lettres à Lucilius, le philo-sophe stoïcien Sénèque (4 av. J.-C.-65 apr. J.-C.), développe une éthiquedu maître, qui doit respect et considération humaine à ses esclaves pourla simple et bonne raison que tout homme est esclave de la Fortune :

    C’est avec plaisir que j’ai appris des gens qui arrivent de chez toi que tuvis avec tes esclaves comme en famille : voilà qui convient à ta sagesse, à taculture. « Ce sont des esclaves ! » Non, des hommes… « Ce sont desesclaves ! » Non, des camarades. « Ce sont des esclaves ! » Non, des compa-gnons d’esclave, si tu veux bien te rendre compte que la Fortune a autant depouvoir sur nous que sur eux 1.

    Il recommande à l’épicurien Lucilius de chercher des amis parmi sespropres domestiques et finit par montrer que tel esclave est plus libreintérieurement que tel maître asservi à ses passions : « l’un est esclave desplaisirs charnels, l’autre de sa cupidité, un autre encore de son ambition, ettout le monde de l’espoir et de la crainte. […] nulle servitude n’est plus laideque la servitude volontaire 2 ». Celui donc qui se soumet volontairementaux passions est d’une laideur morale infiniment plus grande que celui qui,victime d’une servitude objective, demeure libre à leur égard. La soumis-sion aux passions qui, selon Sénèque, est le propre des épicuriens et dontce dernier cherche à détourner Lucilius, est décrite comme un asservisse-ment infiniment plus grave que la servitude sociopolitique – celle-ci n’étantd’ailleurs pas remise en cause, puisque le philosophe se défend, dans cettemême lettre, d’appeler les esclaves à la révolte.

    2. Impérialismes et colonialismes

    Dans le domaine de la géopolitique, la servitude peut trouver uneincarnation particulière dans la notion d’impérialisme, avatar de la « ser-vitude de la conquête », définie par Montesquieu au livre X, chapitre IIIde son ouvrage De l’esprit des lois. Selon Charles Zorgbibe, l’impérialisme« reflète cette “faim de territoire” que partagent, à travers les siècles,[bien des] entités politiques souveraines. Il révèle une tension interne,une aspiration à l’expansion au sein de l’État conquérant, de sa classedirigeante ou de l’ensemble de son corps social 3 ». L’appétit territorial,le désir expansionniste sont donc à l’origine de la servitude impérialisteet traversent les époques : à cet égard, pourront être considérés commeimpérialistes Genghis Khan fondant avec ses troupes mongoles sur lamuraille de Chine, Napoléon se lançant à la conquête de l’Europe et del’Égypte, Adolf Hitler envahissant la Pologne et déclenchant la Seconde

    1. Sénèque, Lettres à Lucilius, XLVII, trad. P. Miscevic, Pocket, coll. « Agora », 1990,p. 45.

    2. Ibid., p. 49-50.3. Charles Zorgbibe, L’Impérialisme, PUF, 1996, p. 3.

  • XXII S e r v i t u d e e t s o u m i s s i o n

    Guerre mondiale, Mouammar Kadhafi repoussant arbitrairement lafrontière entre la Libye et le Tchad par l’occupation en 1973 de la banded’Aozou… Toutefois, la servitude impérialiste ne se limite pas aumoment tonitruant de la conquête et de l’invasion ; elle concerne aussibien l’occupation et la gestion d’un territoire soumis. D’où la profondeambiguïté du terme dans la compréhension des relations de servitude.En effet, lorsque l’occupation s’installe dans la durée, administrateurs etadministrés entretiennent des rapports plus ou moins conflictuels, l’undominant l’autre de façon plus ou moins ouverte : « loin de se cristalliseren une projection directe de souveraineté, [l’impérialisme], précise CharlesZorgbibe, devient le rapport, moins visible, plus flou entre le pouvoir decontrôler et ceux qui le subissent, le mode de relation entre une puis-sance dominante et les peuples sous sa tutelle, même indirecte. Toutrapport de domination est qualifié d’impérialisme 1 ». Ici, la définition seveut extensive : le terme « impérialisme » recouvrirait aussi bien, et demanière universelle, tout rapport de domination.

    Ce terme a d’ailleurs fait florès au XXe siècle, devenu un leitmotiv despays du bloc soviétique pendant la période de la guerre froide, véritablehantise dans la rhétorique de Lénine, l’idéologie marxiste considéranten effet l’impérialisme comme le stade suprême du capitalisme qu’ellecherchait à abolir. C’est ainsi que, en 1927, fut créée la Ligue contrel’impérialisme et l’expansion coloniale, filiale de l’Internationale commu-niste. Le communisme soviétique se concevait donc comme une réactionà la servitude volontaire émanant de la hiérarchie créée selon lui par lesprincipes de propriété et de capitalisation. Le bloc occidental était consi-déré comme impérialiste d’une part à travers ses positions diplomatiques,et d’autre part à travers ses soutiens financiers (tel le plan Marshall, parlequel les États-Unis aidèrent financièrement l’Europe à se relever de laSeconde Guerre mondiale). Avec l’effondrement du bloc de l’Est et lepassage d’un monde bipolaire (bloc occidental/bloc soviétique) à unmonde multipolaire, l’impérialisme n’a pourtant pas disparu. On critiqueencore régulièrement l’exploitation des ressources du continent africainpar des sociétés occidentales selon une grille de lecture anti-impérialiste :on parle alors d’asservissement néo-impérialiste. Dans le cadre de lamondialisation, on parle aussi d’impérialisme culturel ou linguistiquepour désigner la prégnance de certains standards, véhiculés par lesmédias dans le monde entier, de certaines langues qui, comme l’anglais,sont devenues nécessaires aux échanges, au détriment d’autres. Le terme« impérialisme » reste alors souvent connoté négativement : il s’agit dereconnaître la réalité précise qu’il désigne et de trouver les moyens de lanuancer, voire de la combattre.

    Les périodes coloniales de l’histoire ont vu se développer des structuresde servitude et de soumission. On peut citer l’exemple de la traite desNoirs qui a connu son apogée au XVIIIe siècle. Le colonialisme s’articule

    1. Ibid., p. 5.

  • I n t r o d u c t i o n a u t h è m e XXIII

    essentiellement autour de la question de l’administration politico-écono-mique d’un pays conquis militairement par un autre. Le but du colonisa-teur est moins l’affrontement de la guerre de conquête que la soumissiondu vaincu qui lui permet d’agrandir sa puissance territoriale et soninfluence. Le gain d’influence s’articule de manière problématique avec legain économique. Toute la structure coloniale est une structure de servi-tude : la confiscation des richesses est organisée de manière hiérarchiqueavec la complicité des colonisés complaisants, médiateurs indispensables.C’est là que la servitude se révèle particulièrement pernicieuse, puisque,sous la contrainte, le colonisé en vient à devenir complice du colon domi-nateur. Dans son Portrait du colonisé (1957), Albert Memmi montre biencomment les fonctions se partagent entre colon et colonisé, au point qu’ilsforment un couple indissociable, comme un corps à deux têtes queMemmi nomme « dyade coloniale ». Le drame du colonisé est d’être livrépieds et poings liés au colonisateur ; mais le drame du colonisateur estd’être irrémédiablement enchaîné à la destinée du colonisé, dont il a unbesoin vital pour organiser son exploitation : « Une impitoyable réciprocitérive le colonisateur au colonisé, son produit et son destin 1. » Relationmagnétique, tragique, passionnelle, donc, que celle qui unit ces deux enti-tés. Toutefois, c’est du côté du soumis que les conséquences sont les plusdramatiques : non seulement par la dépendance politico-économique,mais aussi par la servitude philosophique et existentielle à laquelle ce der-nier se trouve soumis. « Hors de l’histoire et hors de la cité 2 », le colonisésouffre de la négation de son existence. Dans un tel système de pensée, ilne peut entrer dans l’Histoire. L’aliénation est sans limites : le colonisé vajusqu’à intérioriser les schèmes de pensée colonialistes, se laissant duperpar le mirage de « l’amour du colonisateur et de la haine de soi 3 ». « Sou-haité, répandu par le colonisateur, ce portrait mythique et dégradant finit,dans une certaine mesure, par être accepté et vécu par le colonisé. […]L’idéologie d’une classe dirigeante, on le sait, se fait adopter dans une largemesure par les classes dirigées 4. » Partiellement consciente, et en cela assi-milable à une forme de soumission volontaire, l’aliénation des « classes diri-gées » conduit celles-ci à une servitude psychique décrite par FrantzFanon, dans Peaux noires, masques blancs (1952). L’auteur montrecomment l’homme noir se sert du masque de l’homme blanc pour sepenser lui-même : il place ainsi le Blanc et sa vision dans son Surmoi, tandisqu’il évacue et refoule le Noir et sa culture dans le Ça 5. La servitude phy-sique en devient psychique, entravant tragiquement la liberté deconscience en s’immisçant jusque dans l’inconscient des peuples soumis.

    1. Jean-Paul Sartre, « Préface », dans Albert Memmi, Portrait du colonisé, précédé duPortrait du colonisateur, Gallimard, coll. « Folio actuel », 1985 [1re éd. Corrêa, 1957],p. 26.

    2. Albert Memmi, ibid., p. 39.3. Ibid., p. 136.4. Ibid., p. 106-107.5. Frantz Fanon, Peaux noires, masques blancs, Seuil, 1952. Rappelons que le Ça est

    la partie enfouie du psychisme, « la partie obscure et impénétrable de notre personnalité »assimilable à l’inconscient, tandis que le Surmoi en est la partie surplombante, celle où

  • XXIV S e r v i t u d e e t s o u m i s s i o n

    3. Servitude ouvrière et puissance capitaliste

    Dans ses œuvres, Karl Marx (1818-1883) a décrit en détail la servi-tude que représente le travail au sein des sociétés capitalistes. Au contactdes marchandises, l’ouvrier en devient une à son tour :

    L’ouvrier s’appauvrit d’autant plus qu’il produit plus de richesse, que saproduction croît en puissance et en volume. L’ouvrier devient une marchan-dise. Plus le monde des choses augmente en valeur, plus le monde deshommes se dévalorise ; l’un est en raison directe de l’autre. Le travail ne pro-duit pas seulement des marchandises ; il se produit lui-même et produitl’ouvrier comme une marchandise dans la mesure même où il produit desmarchandises en général 1.

    L’asservissement du travail de l’ouvrier est considéré par Marx commeinversement proportionnel à son épanouissement et au déploiement de sonhumanité : plus la valeur de l’homme-marchandise augmente, plus il sedévalorise humainement parlant. Dans les conditions de l’économie poli-tique fondée sur le capital, Karl Marx ajoute que cette matérialisation durapport de l’homme à sa production apparaît « comme perte et servitudematérielles » et que, paradoxalement, l’appropriation capitaliste entraîne« aliénation » et « dépouillement ». Le productivisme, en nourrissant la servi-tude de l’homme-producteur, en augmentant l’importance du « mondedes objets », entraîne la déshumanisation et l’appauvrissement « de sonmonde intérieur » 2. Enchaîné à l’objet qu’il produit, l’ouvrier perd en exis-tence, à mesure que l’objet qu’il produit gagne en puissance.

    Encore une fois, la contrainte et la domination hiérarchique sont signa-lées comme des fondements structurels. Ainsi, pour Marx, c’est ens’assujettissant aux procédures de la production économique moderneque l’ouvrier permet doublement l’augmentation des forces de produc-tion et l’augmentation du niveau du capital. Marx distingue deuxpériodes dans l’essor du capitalisme : dans la première, qu’il appelle lapériode de « soumission formelle du travail au capital », ouvriers et arti-sans, possesseurs non seulement de la force de travail mais aussi dutrésor de la technique, sont sollicités par le capitaliste pour former unsystème de production reposant sur l’inféodation de l’ouvrier ou de l’arti-san à l’augmentation du capital. Dans la seconde, que Marx appelle lapériode de « soumission réelle du travail au capital », la technicité est dansles mains des ingénieurs et des capitalistes qui n’ont plus besoin de

    s’intériorisent les règles et les interdits, celle où « se développent l’auto-observation,l’autocritique et d’autres activités réfléchies » (Charles Rycroft, Dictionnaire de psychana-lyse, trad. J. Kalmanovitch, Nouvelles Éditions Marabout, coll. « Marabout université »,1972, articles « Ça » et « Surmoi », p. 51-52 et 236-237 ; voir aussi Sigmund Freud,Le Moi et le Ça, 1923).

    1. Karl Marx, Manuscrits de 1844, trad. M. Rubel, Gallimard, coll. « Bibliothèque dela Pléiade », 1968, p. 58-59.

    2. Ibid.

  • I n t r o d u c t i o n a u t h è m e XXV

    savoirs ni de compétences, mais de simples savoir-faire : c’est le type dutravailleur minier ou d’usine, éternellement remplaçable à l’ère desdébuts du machinisme. Alors que dans la « soumission formelle » le tra-vailleur met son savoir vivant au service de la capitalisation, dans la « sou-mission réelle » il n’est plus qu’une force de production inerte, jetable,voire morte. Le rapport de force est donc nettement différent et l’aliéna-tion bien plus grande dans la seconde configuration que Marx théoriseau moment où il la voit apparaître 1.

    4. Violence symbolique et soumission enchantée

    Plus récemment, Pierre Bourdieu (1930-2002) a montré que l’ensembledu corps social était structuré par des rapports de domination et de soumis-sion, et ce, y compris – et peut-être surtout – en temps de paix et d’indé-pendance politique. À cette occasion, c’est une « violence symbolique » quiest exercée sur les individus : selon l’auteur, l’institution scolaire, entreautres, peut par certains aspects être considérée comme une structure de« violence symbolique », dans laquelle le châtiment moral (punition, éva-luation négative) s’exerce la plupart du temps avec la complicité et la sou-mission de ses victimes. La sociologie bourdieusienne ne s’est pascantonnée à ce seul cas de l’institution scolaire (« structure » parmid’autres) et a conclu, au contraire, à la généralisation de ce système dedomination hiérarchique et de soumission consentante dans l’organisationdu corps social. Ces principes peuvent s’appliquer à la compréhension desrapports de domination entre masculin et féminin : dans son analyse,Bourdieu met en lumière la « soumission enchantée 2 » qu’engendre ladomination masculine : on retrouve dans cette notion l’idée d’une soumis-sion intériorisée et donc acceptée sans remise en question par les femmes.Plus largement, pour le sociologue, toute la société se construit autour de la« violence symbolique ». Bourdieu écrit dans ses Méditations pascaliennes :

    [l]a violence symbolique est cette coercition qui ne s’institue que par l’inter-médiaire de l’adhésion que le dominé ne peut manquer d’accorder au domi-nant (donc à la domination) lorsqu’il ne dispose, pour le penser et pour sepenser ou, mieux, pour penser sa relation avec lui, que d’instruments qu’il aen commun avec lui 3.

    Le sujet soumis devient le complice de sa propre soumission : on peutsans doute parler de « servitude volontaire », à ceci près que l’acceptationde la soumission n’est pas ici de l’ordre du choix rationnel et concerté,mais relève davantage de l’intuition, de l’inconscient, du machinal– toutes choses qui ne sont pas absentes de l’œuvre de La Boétie qui aparmi les premiers manié avec brio cet oxymore.

    1. Karl Marx, Le Capital [1867], chap. VI inédit, UGE, coll. « 10/18 », 1971, p. 191 sq.2. Pierre Bourdieu, La Domination masculine, Seuil, 1998.3. Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Seuil, 1997.

  • ALFRED DE VIGNY, SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES(1833-1835)

    Servitude et grandeur militaires est un ensemble de trois nouvelles parues séparé-ment entre 1833 et 1835 dans La Revue des Deux Mondes et qui constituent unensemble romanesque portant sur le thème de la servitude militaire.

    Comparable au gladiateur antique (Vigny cite en exergue de son œuvre lecélèbre « Ave Cæsar, morituri te salutant ! »), le soldat est un pur instrument demort, soumis à la doctrine de l’obéissance passive. Écrasé par une disciplineautoritaire, il est maintenu dans une enfance intellectuelle qui ne souffre pas dedélibération personnelle. D’où le martyre de sa condition 1. L’essentiel de sonrôle, qu’il obéisse ou qu’il commande et quel que soit son grade, est avant toutde servir, au sens quasi étymologique du terme (« servir comme esclave »). Cetétat de soumission nourrit une méditation où le soldat est jugé comme étant plussoumis encore que l’épouse dans le foyer : l’obéissance aveugle du militaire, quiest l’exact opposé de « l’obéissance clairvoyante et intelligente [du citoyen] » estun « fardeau » infiniment plus lourd que « la tendre soumission de la femme » 2,capable, quant à elle, de se rebeller si l’ordre qu’elle reçoit conduit au mal. Cepen-dant, d’après Vigny, cette condition de servitude est précisément, selon le para-doxe du titre, ce qui fait la gloire et la grandeur du militaire 3. Être d’exception,le soldat transcende sa condition de servitude en éthique stoïcienne, enabnégation héroïque.

    Dans le premier récit, « Laurette ou le Cachet rouge », le narrateur rencontreun vieux marin, qui lui raconte son histoire. En 1797, cet homme, alors capitained’un navire chargé de conduire au bagne de Cayenne des opposants au Direc-toire, se voit confier un jeune couple de déportés et une lettre scellée par troiscachets rouges avec ordre de ne l’ouvrir qu’une fois passée la ligne de l’Équateur.Le capitaine se prend d’affection pour le jeune couple qu’il compare à Paul etVirginie 4 ; ils prévoient de s’établir tous les trois ensemble comme une nouvellepetite famille. Au moment de passer la ligne, le capitaine brise les cachets rougesde la lettre : à l’intérieur figure l’ordre d’exécuter le jeune homme. La mort dansl’âme, le capitaine obéit à cet ordre barbare et injuste. La jeune fille, qui assiste àla scène, devient folle et suivra jusqu’à la fin de son existence les pas du vieuxcapitaine.

    Pour Vigny, le militaire est le héros tragique et le grand esclave de sontemps : « Il faut gémir de cette servitude, mais il est juste d’admirer cesesclaves 5. » Tout le mouvement de l’ensemble romanesque de Vigny consiste àinciter le lecteur à prendre en pitié le soldat pour l’inviter à considérer cetteservitude de l’obéissance absolue comme une forme d’abnégation, de sacrifice etde grandeur.

    1. Alfred de Vigny, Servitude et grandeur militaires [1833-1835], in Œuvres com-plètes, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2 vol., t. II, « Prose », 1993,p. 691.

    2. Ibid., p. 697.3. Ibid., p. 693.4. Paul et Virginie est un roman de Jacques Henri Bernardin de Saint-Pierre publié

    en 1788. Il met en scène les personnages de Paul et Virginie, issus de deux famillesde l’Île de France (Maurice), qui grandissent côte à côte et s’éprennent l’un de l’autre.Ce roman a eu une influence considérable en Europe à la fin du XVIIIe siècle.

    5. Alfred de Vigny, Servitude et grandeur militaires, op. cit., p. 692.

  • I n t r o d u c t i o n a u t h è m e XXVII

    B. Servitudes intérieures : passions et pulsions

    La réflexion du stoïcien Sénèque citée plus haut (p. XXI) nous mon-trait, par un renversement philosophique efficace, que l’humanité toutentière est potentiellement soumise à ses passions et que cet état de servi-tude contribue à mettre tous les hommes sur un pied d’égalité. La philo-sophie et la littérature n’ont d’ailleurs pas cessé de penser la manièredont tout individu peut s’apparaître à soi-même esclave, que l’aliénationse révèle dans sa relation à son corps ou dans sa relation à ses pensées.

    1. Les chaînes des passions

    L’empire des pensées et des passions, de l’humeur, du tempéramentpeut être compris comme une forme de servitude, une aliénation dulibre arbitre ou de la raison. L’exemple des passions est très éclairant àcet égard : le terme lui-même est éminemment polysémique. Par sonorigine étymologique – il provient du pathos grec –, il connote le fait desouffrir physiquement ou moralement, mais signifie également un élan,un désir. Par ce terme, on désigne en fait un phénomène difficile à éluci-der, relevant de l’esprit et du corps et qui révèle la manière dont ilspeuvent être tour à tour asservis l’un à l’autre. Dans l’Antiquité, avecAristote, puis plus tard dans la philosophie scolastique, les passions ontété comprises comme des mouvements violents, dirigés vers une choseextérieure considérée comme un bien ou un mal. Cette analyse allait depair avec la conception d’une âme comme divisée en plusieurs parties,susceptible d’expliquer le conflit entre désir et volonté à l’œuvre dans lapassion. Lecteur des stoïciens, Montaigne nous exhorte à éviter d’être« en prise [à] ces violentes passions 1 » que sont, par exemple, la tristesseexcessive ou la peur, car elles ne font qu’« emporter notre jugement horsde sa due assiette 2 », formulant cette opposition entre raison et passion,qui peut mener jusqu’à la folie, hantise absolue du sage. Toutefois,ailleurs dans ses Essais, Montaigne se refuse à proposer un remède auxpassions et offre comme solution la « diversion », le fait d’en détournerses pensées : c’est son scepticisme qui se dévoile ainsi, quand il doutedes possibilités de vaincre les passions par la raison 3. À l’âge classique,René Descartes (1596-1650), dans son traité Les Passions de l’âme,entend démontrer l’origine des passions : purement spirituelles, celles-ciont néanmoins partie liée avec les intérêts du corps. Pour Descartes, lespassions sont un mouvement à l’intérieur de l’esprit qui provoque desmouvements incontrôlés à l’intérieur du corps : ainsi, la joie provoque le

    1. Michel de Montaigne, Essais [1580], I, II, « De la tristesse », éd. Jean Balsamo,Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin, Gallimard, coll. « Bibliothèque de laPléiade », 2007, p. 38.

    2. Ibid., I, XVII, « De la peur », p. 77.3. Cf. Michel de Montaigne, Essais, III, IV, « De la diversion », GF-Flammarion, 1979.

  • BRÈVE HISTOIRE DE LA SOUMISSION AU THÉÂTRE

    La tragédie grecque (Eschyle, Sophocle, Euripide) se construit sur la soumis-sion nécessaire de l’homme aux dieux. C’est l’histoire de cette soumissioncontrainte qui provoque les émotions tragiques telles qu’Aristote les définit danssa Poétique : la terreur et la pitié, l’une suscitée par la folie du héros, l’autre parsa faiblesse devant les dieux. Le malheur tragique tient à une cause fatale (dulatin fatum, « destin »), à laquelle est soumis le héros et qui se situe hors de lui (lafortune, les dieux).

    À la période classique, la cause fatale qui précipite le héros à sa perte se situedans les êtres. Il s’agit des passions. Dans Britannicus de Racine (1669), c’est àla fois le sentiment de Néron pour Junie (passion amoureuse) et son désir immo-déré de pouvoir (passion de l’ambition) qui le conduisent à tuer Britannicus etle font basculer dans la tyrannie. Le héros de la tragédie classique, dans le théâtrede Corneille comme dans celui de Racine, est irrémédiablement enchaîné à despassions incontrôlables.

    Durant la période romantique, le jeune héros est à la fois plein de panache etfatalement soumis à la loi des pères. C’est le cas du héros éponyme Hernani dansla pièce de Victor Hugo (1829). Amoureux et aimé de Doña Sol, il a pour rivauxle jeune roi Don Carlos et le vieux Don Ruy Gomez. Ce dernier propose àHernani un pacte faustien, qu’il accepte : Don Ruy Gomez lui offre son aidepour délivrer Doña Sol de l’emprise du roi, en échange de quoi Hernani met savie et son honneur à la disposition du vieil homme. Après avoir eu, dans le tom-beau de Charlemagne, la révélation de son destin d’empereur, le roi Don Carloslibère Doña Sol qu’il avait enlevée. Il l’accorde en mariage à Hernani ; alors quela noce est célébrée, un mystérieux masque fait irruption et sonne le cor. Hernanireconnaît là le signe donné par Don Gomez : il doit lui livrer sa vie. Piégé par sapromesse, il décide de la respecter au nom de l’honneur castillan, alors mêmeque Doña Sol essaie de le dissuader d’accomplir ce suicide inutile :

    HERNANIJ’ai juré.

    DOÑA SOLNon, non rien ne te lie ;

    Cela ne se peut pas ! crime, attentat, folie ! » (acte V, scène VI).

    La pièce est un drame sur la puissance délétère du respect de la loi despères.

    Au XXe siècle, Eugène Ionesco écrit une pièce intitulée Jacques ou la Soumission(1950). Cette fois, le thème est traité sur le mode du non-sense et de l’absurdité.Le jeune Jacques est confronté à la violence symbolique de sa famille. Exempledérisoire : Jacques n’aime pas les pommes de terre au lard mais, à forced’entendre sa famille lui répéter le contraire, il finit par les aimer. La pièce deIonesco est une fable théâtrale sur la puissance de l’esprit de propagande etla faiblesse de la volonté humaine qui, confrontée à un groupe violent, à unemasse qui lui dicte un comportement, finit par capituler et se laisser prendre aupiège de l’instinct de soumission.

  • I n t r o d u c t i o n a u t h è m e XXIX

    sourire, le désir fait rougir, la peur fait trembler, la colère fait lever lebras pour frapper, etc. Pour autant, Descartes travaille en « physicien »et son approche des passions ne débouche pas en premier lieu sur unecaractérisation axiologique qui en ferait des phénomènes bons ou mau-vais : l’important pour lui est de faire usage de ses passions dans laperspective d’une meilleure union de l’âme et du corps. Après Descartes,David Hume (1711-1776), philosophe anglais promoteur de l’empi-risme, défendra, dans sa Dissertation sur les passions, la thèse d’une déter-mination de la volonté par celles-ci : cette idée, que la tradition antiquen’aurait pu concevoir qu’en termes d’asservissement, d’abdication de lavolonté, se révèle chez Hume compatible avec le progrès moral. Ainsi,pour Hume, la pitié est, de façon exemplaire, une passion qui nous dis-pose à ressentir de la compassion pour les malheurs d’autrui : libératrice,elle peut inciter notre volonté à agir. Si l’expérience des passions se tra-duit par celle d’un conflit intérieur, la philosophie morale s’est attachée àtrouver les moyens par lesquels il peut être résolu et, finalement, dominé.

    2. Servitude et culpabilité : le cas Raskolnikov

    Avec Crime et châtiment (1866), Fiodor Dostoïevski (1821-1881) écritun grand roman de la culpabilité : « compte rendu psychologique d’uncrime 1 », cette œuvre retrace l’itinéraire d’un jeune homme pauvre, qui secroit supérieur aux autres et, rejetant Dieu aussi bien que la morale collec-tive, cherche à éprouver les limites de sa liberté par l’exercice du mal et latransgression de l’interdit. Pour se sortir de la misère, il s’arroge le droit detuer et de dévaliser une vieille usurière qu’il juge inutile. Dès le début dutexte, le lecteur sait tout des tenants et aboutissants de ce crime : tout lesuspens ménagé par le romancier consiste donc dans la seule peinture dela lente évolution psychique et morale du héros, progressivement gagnépar la culpabilité qui le ronge et le divise (à bien des égards, le nom du per-sonnage, formé sur « raskol » qui, en russe, signifie « division », « schisme »,est donc significatif). Elle entraîne chez lui un certain nombre de pertes deconnaissance et de comportements somnambuliques qui montrentcomment l’ensemble de son métabolisme est torturé par la conscience deson crime. Sous l’impulsion de Sonia – une prostituée attachée à lui – et àla suite de la lecture de l’épisode évangélique de la résurrection de Lazare,gagné par la « vérité divine », il se livre à la police ; il est alors condamné àla déportation en Sibérie. Tout au long du roman se joue, dans l’âme deRaskolnikov, la révolte éthique des couches enfouies de sa consciencecontre les couches supérieures dominées par la doctrine du nihilisme. Aumoment du dénouement, et grâce à l’action bienfaisante de Sonia, la servi-tude de l’intellect, qui avait froidement rationalisé le crime, est défaite, au

    1. Lettre à Katkov, septembre 1865, citée dans Georges Nivat, Vers la fin du mytherusse : essai sur la culture russe de Gogol à nos jours, Lausanne, L’Âge d’homme, 1988,p. 47-49.

  • XXX S e r v i t u d e e t s o u m i s s i o n

    profit de l’intuition d’avoir commis une faute morale et d’avoir transgresséle principe de la fraternité entre les hommes. L’épuisement physique, psy-chique et physiologique de Raskolnikov traduit son combat intérieur et sarévolte éthique contre une servitude rationnelle et philosophique. À cettedernière s’oppose la servitude salvatrice de la culpabilité. Commel’explique l’auteur à son éditeur, « la vérité divine et la loi humainereprennent le dessus et il finit par être contraint de se dénoncer 1 » : par cetacte, il se réconcilie avec lui-même, avec la société et avec Dieu. Lacontrainte exercée par la culpabilité pèse de tout son poids sur l’esprit et lecorps du héros, symptôme des lois morale et divine qui se trouvent ancréesen lui, tout en se révélant finalement libératrice.

    3. Hantises et pulsions

    Le monde moderne, notamment sous la poussée de la psychanalyse,a montré que les hantises et les pulsions constituent les plus puissantsdes esclavages psychiques. L’intrigue du Tour d’écrou (1898), écrit parHenry James (1843-1916), consiste en une stricte mise en récit des ter-reurs enfantines : enfermés dans un vieux château, deux orphelins viventsous la garde de deux domestiques tyranniques et équivoques. À la mortde ces domestiques, « leurs fantômes […] reviennent hanter la maison etles enfants, à qui ils semblent faire signe […] pour les inciter à se détruire,à se perdre en leur obéissant, en se mettant sous leur domination 2 ». Unejeune gouvernante dévouée et attentive tente de les soustraire à l’empriseperverse des spectres. À mi-chemin entre le fantastique et le psychothé-rapeutique, le récit interroge les angoisses qui peuvent s’exercer pendantl’enfance. Tout l’enjeu dramatique de l’œuvre de James est de savoirsi les enfants pourront surmonter la servitude psychique à laquelle ilssont enchaînés.

    Sigmund Freud a montré par ses travaux que le Moi 3 est souvent ledouble esclave de son inconscient et de son Surmoi 4. Asservi à sespulsions inconscientes (le Ça), le Moi n’est plus le maître de lui-même,ce que révèlent le lapsus et l’acte manqué. Asservi à son Surmoi, le Moise censure, se critique, s’impose des interdits et refoule une grande partie

    1. Ibid.2. Henry James, Carnets, cité par Nicole Chardaire, dans Henry James, Le Tour d’écrou

    [1898], trad. M. Le Corbeiller, Stock, coll. « Le Livre de poche », 1968, p. 1.3. Le Moi désigne en psychanalyse soit la totalité de la psyché, soit sa partie organisée

    et rationnelle, soumise, d’une part, à l’influence inhibante du Surmoi et, d’autre part, àl’influence exhibante du Ça : « Le Moi est une partie du Ça ayant subi des modificationssous l’influence directe du monde extérieur. […] Le Moi représente ce qu’on appelle laraison et la sagesse, le Ça au contraire est dominé par les passions […]. Dans ses rapportsavec le Ça on peut le comparer au cavalier chargé de maîtriser la force supérieure ducheval, à la différence près que le cavalier domine le cheval par ses propres forces, tandisque le Moi le fait avec des forces d’emprunt » (Sigmund Freud, 1923, cité par CharlesRycroft, Dictionnaire de la psychanalyse, op. cit., article « Moi », p. 154).

    4. Voir note 5, p. XXIII.

  • N° d’édition : L.01EHPN000747.N001Dépôt légal : juin 2016

    Servitude et soumissionSOMMAIREINTRODUCTION AU THÈMEINTRODUCTIONI. L’HOMME ET SES SERVITUDES

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