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ÉTIENNE DE LA BOÉTIE

Discours de laservitude volontaire

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Titre original :De la servitude volontaire, ou le contr'un

Discours d'Étienne de la Boétie

Rédigé en 1549Première publication en 1574

Étienne de la Boétie, 1530-1563

Tous droits réservés pour tous pays ©

Éditions Hades ® 2015www.hadeseditions.com

ISBN : 979-10-92128-21-5

Dépôt légal : septembre 2015

Toute représentation ou reproduction, intégrale ou partielle,par quelque procédé que ce soit, sans autorisation aupréalable, est illicite et constitue une contrefaçon (loi du11 mars 1957 : article 40, alinéa 1). Toute contrefaçon estsanctionnée, et passible des peines prévues par les articles425 et suivants du Code Pénal, ainsi que par les lois du11 mars 1957 et du 3 juillet 1995. L'article 41 de la loidu 11 mars 1957, n'autorise strictement et uniquement,d'une part, que « les copies ou reproductions strictementréservées à l'usage privé du copiste et non destinées àune utilisation collective » (alinéas 2) et d'autres part, que« les analyses et courtes citations justifiées » (alinéas 3)dans un but illustratif.

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ÉTIENNE DE LA BOÉTIE

Discours de laservitude volontaire

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TABLE

Avant-propos : par Charles Teste................................07

Transcription en français moderne (du 19ème siècle)par Charles Teste........................................................13

Transcription originale..............................................81

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Étienne de La Boétie est un écrivain et poète français, néle 1er novembre 1530 à Sarlat et mort le 18 août 1563 àGermignan (près de Bordeaux). Il est rendu célèbre prin-cipalement pour son Discours de la servitude volontaire,texte majeur de la philosophie politique, repris à traversles âges. Lorsqu'il écrit ce texte, vers 1548, il n'est encorequ'un étudiant en droit âgé de 18 ans, se préparant à unecarrière dans la magistrature, à l'université d'Orléans,. Ilobtient sa licence de droit le 23 septembre 1553 et, grâceà sa réputation acquise au cours de ses études, il est élevéà l’office de Conseiller à la cour, par lettre patente (décret)d'Henri II, le 13 octobre 1553. Le 17 mai 1554, il est admisen qualité de Conseiller au Parlement de Bordeaux (deuxans avant l’âge légal). À partir de 1560, il est chargé parMichel de L'Hospital, d’intervenir dans diverses négo-ciations pour parvenir à la paix dans les guerres de religionopposant Catholiques et Protestants. Son manuscrit serapublié pour la première fois en 1576, et surprend par sonérudition et sa profondeur philosophique et politique, sibien que Montaigne, bouleversé par ce texte, cherche àen connaître son auteur. De sa rencontre avec La Boétie,naît une profonde amitié qui va durer jusqu'à la mort dece dernier. Le Discours de la servitude volontaire constitueune remise en cause de la légitimité des gouvernants (qu'ilappelle "maîtres" ou "tyrans") ainsi qu'une analyse sur lesraisons de la "soumission" du peuple. Bien qu'Étienne deLa Boétie soit toujours resté, de par ses fonctions, serviteurde l'ordre public, il est cependant considéré comme leprécurseur intellectuel de la "désobéissance civile".

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Avant-propos

Avant-propos

par Charles Teste

Un mot, frère lecteur, qui que tu sois, et quellesque puissent être d’ailleurs ta position ici-bas et tesopinions personnelles ; car, bien que d’ordinaire etproverbialement parlant, tous les frères ne soient pascousins, toujours est-il qu’en dépit de la distributionsi bizarrement faite dans ce monde des titres et descalomnies, des décorations et des emprisonnements,des privilèges et des interdictions, des richesses etde la misère, il faut bien, malgré tout, reconnaîtreque, pris ensemble (in globo), nous sommes tousnaturellement et chrétiennement frères. Lamennaisl’a dit et prouvé, en termes si éloquents, si admirables,que jamais, non jamais, cette tant maudite machinequ’on appelle presse, ne pourra trop les reproduire.

Ne pense donc pas que ce soit pour t’amadouerque je débute ainsi, dans cet avant-propos, en t’apos-trophant du nom de frère. La flatterie n’est pas monfort et bien m’en a déjà cuit de ma franchise, dansce siècle de duplicité et de mensonges. Bien m’encuira peut-être encore d’ajouter au livre, qui n’estpas mien, et que j’entreprends, trop témérairementsans doute, de rajeunir pour donner un plus libre cours

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Avant-propos

aux vieilles, mais indestructibles vérités qu’il ren-ferme.

Je voudrais pouvoir te faire comprendre toutmon embarras dans l’exécution de ce dessein quej’ai médité longtemps avant d’oser l’accomplir. Jesuis déjà vieux, et n’ai jamais rien produit. Suis-jeplus bête que tant d’autres qui ont écrit des volumesoù l’on ne trouve pas même une idée ? je ne le croispas. Mais sans avoir jamais reçu d’instruction dansaucune école, ni aucun collège, je me suis formé demoi-même par la lecture. Heureusement, les mauvaislivres n’eurent jamais d’attraits pour moi, et le ha-sard me servit si bien que jamais aussi, d’autres queles bons ne tombèrent sous ma main. Ce que j’ytrouvai me rendit insupportables toutes les fadaises,niaiseries ou turpitudes qui abondent dans le plusgrand nombre. J’ai pris du goût pour ces moralistesanciens qui ont écrit tant de bonnes et belles choses,en style si naïf, si franc, si entraînant, qu’il fauts’étonner que leurs œuvres, qui pourtant ont eu leureffet, n’en aient pas produit davantage. Le nouveau,dans les écrits du jour, ne m’a plu, parce que, selonmoi, ce n’est pas du nouveau, et qu’en effet, dansles meilleurs, rien ne s’y trouve qui n’ait été déjà ditet beaucoup mieux par nos bons devanciers. Pourquoidonc faire du neuf, quand le vieux est si bon, si clairet si net, me disais-je toujours ? Pourquoi ne pas lireceux-là ; ils me plaisent tant à moi ; comment se fait-il qu’ils ne plaisent de même à tout le monde ? Quel-

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Avant-propos

que fois il m’a pris envie, par essai seulement, d’enlire quelques passages à ces pauvres gens qui ont lemalheur de ne pas savoir lire. J’ai été enchanté decette épreuve. Il fallait voir comme ils s’ébahissaientà les ouïr. C’était pour eux un vrai régal que cettelecture. Ils la savouraient au mieux. C’est qu’à lavérité, j’avais soin de leur expliquer, aussi bien qu’ilm’était possible, le vrai sens caché parfois sous cevieux langage malheureusement passé de mode. Telleest l’origine de la fantaisie qui me prend aujourd’hui.

Mais combien de fois, tout résolu que j’étaisdans ce dessein, j’ai dû abandonner l’œuvre, parcequ’en effet, je m’apercevais à chaque pas que je gâtaisl’ouvrage, et, qu’en voulant badigeonner la maison,je la dégradais. Aussi, lecteur, tu ne me sauras jamaisassez de gré de ma peine dans l’exécution d’un tra-vail si ingrat où je n’ai persisté que par dévoue-ment, car j’ai l’intime conviction que le mets queje t’offre est bien inférieur, par cela seul que je l’aiarrangé à ton goût. C’était pour moi un vrai crève-cœur semblable à celui que doit éprouver un tailleurqui, plein d’enthousiasme et d’engouement pour cesbeaux costumes grecs et romains que le grand Talmaa mis en si bonne vogue sur notre théâtre, est obligé,pour satisfaire à la capricieuse mode, de tailler etsymétriser les mesquins habillements dont nous nousaccoutrons. Encore celui-là nous en donne-t-il pournotre argent ; il fait son métier pour vivre, et moi jen’ai entrepris cette fatigante et pénible transforma-

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Avant-propos

tion que pour ton utilité. Je ne regretterai ni montemps, ni ma peine, si j’atteins ce but qui est et seratoujours mon unique pensée.

Au lieu de m’étendre si longtemps sur ce pointoù la bonne intention suffisait, ce me semble, pourjustifier le téméraire méfait, j’aurais dû te parler, mediras-tu peut-être, du mérite de l’auteur dont je vienst’offrir l’antique enfant drapé à la moderne : Faireson apologie, vanter ses talents, prôner ses vertus,exalter sa gloire, encenser son image, c’est là ce quefont chaque jour nos habiles de l’Institut, non enversleurs confrères vivants, car l’envie les entre-dévore,mais envers les défunts. C’est la tâche obligée dechaque immortel nouveau-né pour l’immortel tré-passé, lors de son entrée dans ce prétendu temple dessciences où viennent s’enfouir plutôt que s’entre-nourrir les talents en tous genres, et qu’on pourraitappeler à plus juste titre le campo santo

1 de nosgloire littéraires. Mais serait-ce à moi, chétif, d’imiterces faiseurs de belles phrases, ces fabricants d’éloges

1 C’est ainsi qu’on nomme ordinairement les cimetières danspresque toute l’Italie. Celui de Naples est remarquable parsa singularité. Il est composé de 366 fosses très profondes.Chaque jour on en ouvre une, on y jette pêle-mêle, aprèsles avoir dépouillés, les cadavres de ceux qui sont morts laveille, et le soir cette fosse est hermétiquement fermée pourn’être plus r’ouverte que le même jour de l’année suivante.Ceux qui ont assisté à cette réouverture assurent que, durantcette période, le terrain a entièrement dévoré les cadavresensevelis et qu’il n’en reste plus aucun vestige.

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Avant-propos

de commande qu’ils débitent si emphatiquement ?Ce n’est pas que je n’eusse un plus beau thèmequ’eux, car je pourrais, en deux mots, te faire leportrait de mon auteur, et te dire en style non-académique, mais laconien : « Il vécut en Caton etmourut en Socrate ». Mais entrer dans d’autres dé-tails, je ne le pourrais, et quel que fut l’art que jemisse à te parler de ce bon Estienne de La Boétie,je serais toujours fort au-dessous de mon sujet. Jepréfère donc te le faire connaître en te rappelant toutsimplement ce qu’en a dit-on tant bon ami Montaignedans son chapitre : "de l’Amitié", et en reproduisantici, par extrait, quelques-uns des lettres où ce grandgénie, ce profond moraliste, ce sage philosophe nousdit les vertus de sa vie et le calme de sa mort. J’es-père qu’après avoir lu ces extraits

2 , tu me seras gréde m’être occupé de rajeunir l’œuvre de La Boétie,que tu seras même indulgent pour les imperfectionset que je t’offre de très grand cœur. Fais-lui néan-moins bon accueil, plus pour l’amour de toi, que demoi-même.

Ton frère en Christ et en Rousseau, Ad Rechastelet.

2 Pour les rendre plus compréhensibles, il m’a fallu aussi lestransformer en langage du jour. C’est un sacrilège ! dirontquelques-uns ; et comme eux je le pense. Mais est-ce mafaute, à moi, si notre langue a perdu cette franchise et cettenaïveté qui jadis en faisaient tout le charme ? Redevenonsmeilleurs, et peut-être retrouverons-nous pour l’expressionde nos pensées une façon plus naturelle et plus attrayante.

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Avant-propos

De légères corrections ont été apportées dans latranscription de Charles Teste – certaines règlesgrammaticales ayant évoluées depuis près de deuxsiècles –, afin d'éviter toute pénibilité ou difficultédans la lecture. Quelques expressions ou termes ontété rafraîchis.

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Discours de la servitude volontaireTranscription en français moderne (du 19ème siècle)

Discours de la servitude volontaire

ou le contr'un

Transcription en français moderne (du 19ème siècle)Par Charles Teste

Homère 3 raconte qu’un jour, parlant en public,

Ulysse dit aux Grecs : « Il n’est pas bon d’avoir

plusieurs maîtres ; n’en ayons qu’un seul ». S’il eûtseulement dit : « il n’est pas bon d’avoir plusieurs

maîtres », c’eût été si bien, que rien de mieux ; mais,tandis qu’avec plus de raison, il aurait dû dire quela domination de plusieurs ne pouvait être bonne,puisque la puissance d’un seul, dès qu’il prend cetitre de maître, est dure et révoltante ; il vient ajouterau contraire : n’ayons qu’un seul maître.

Toutefois il faut bien excuser Ulysse d’avoir tenuce langage qui lui servit alors pour apaiser la révoltede l’armée, adaptant, je pense, son discours plus à la

3 Le plus célèbre des poètes anciens, duquel J.-M. Chénier adit :Trois mille ans ont passé sur la cendre d’Homère

Et depuis trois mille ans Homère respecté

Est jeune encore de gloire et d’immortalité..

(note du transcripteur Charles Teste).

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Discours de la servitude volontaireTranscription en français moderne (du 19ème siècle)

circonstance qu’à la vérité 4. Mais en conscience n’est-

ce pas un extrême malheur que d’être assujetti à unmaître de la bonté duquel on ne peut jamais être as-suré et qui a toujours le pouvoir d’être méchant quandil le voudra ? Et obéir à plusieurs maîtres, n’est-cepas être autant de fois extrêmement malheureux ?Je n’aborderai pas ici cette question tant de fois agi-tée ! « si la république est ou non préférable à la

monarchie ». Si j’avais à la débattre, avant même derechercher quel rang la monarchie doit occuper parmiles divers modes de gouverner la chose publique, jevoudrais savoir si l’on doit même lui en accorderun, attendu qu’il est bien difficile de croire qu’il yait vraiment rien de public dans cette espèce de gou-vernement où tout est à un seul. Mais réservons pourun autre temps cette question, qui mériterait bien

4 Cet Ulysse était roi lui-même. Comment n’aurait-il pas prê-ché pour le pouvoir d’un seul ? Excusons-le donc, suivantle désir de ce bon La Boétie ; excusons même si l’on veuttous ces plats courtisans qui, d’habitude, ont constammentdéfendu ce pouvoir pour se gorger aux budgets et s’eng-raisser de nos sueurs ; mais n’excusons jamais, stigmatisonsplutôt ces vils hypocrites qui ont soufflé tour à tour le froidet le chaud, et crié, selon l’occurrence, « vive le roi, vive laligue ? » Ces bavards sempiternels, imposteurs effrontés quiont tenu, si impudemment, et quelquefois du jour au lende-main, deux langages tout opposés ; en un mot ces faiseursde discours à circonstance dont le nombre a été si grand denos jours, que l’énorme Moniteur lui-même, où ces exemplesde bassesses et d’insolents mensonges fourmillent sous tou-tes les formes, ne nous en donne qu’une bien imparfaitecollection (note du transcripteur).

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Discours de la servitude volontaireTranscription en français moderne (du 19ème siècle)

son traité à part et amènerait d’elle-même toutes lesdisputes politiques.

Pour le moment, je désirerais seulement qu’onme fit comprendre comment il se peut que tantd’hommes, tant de villes, tant de nations supportentquelquefois tout d’un Tyran seul, qui n’a de puis-sance que celle qu’on lui donne, qui n’a de pouvoirde leur nuire, qu’autant qu’ils veulent bien l’endurer,et qui ne pourrait leur faire aucun mal, s’ils n’aimaientmieux tout souffrir de lui, que de le contredire. Chosevraiment surprenante (et pourtant si commune, qu’ilfaut plutôt en gémir que s’en étonner) ! C’est de voirdes millions de millions d’hommes, misérablementasservis, et soumis tête baissée, à un joug déplorable,non qu’ils y soient contraints par une force majeure,mais parce qu’ils sont fascinés et, pour ainsi dire,ensorcelés par le seul nom d’un qu’ils ne devraientredouter, puisqu’il est seul, ni chérir puisqu’il est,envers eux tous, inhumain et cruel. Telle est pourtantla faiblesse des hommes ! Contraints à l’obéissance,obligés de temporiser, divisés entre eux, ils ne peuventpas toujours être les plus forts. Si donc une nation,enchaînée par la force des armes, est soumise aupouvoir d’un seul (comme la cité d’Athènes le fut àla domination des trente tyrans

5), il ne faut pas

5 Les Trente Tyrans sont un gouvernement oligarchique ayantimposé un régime de terreur, composé de trente magistratsappelés "Tyrans". Il succède à la démocratie athénienne à lafin de la guerre du Péloponnèse, pendant moins d'un an, en

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Discours de la servitude volontaireTranscription en français moderne (du 19ème siècle)

s’étonner qu’elle serve, mais bien déplorer sa servi-tude, ou plutôt ne s’en étonner, ni s’en plaindre ;supporter le malheur avec résignation et se réserverpour une meilleure occasion à venir.

Nous sommes ainsi faits que les communs de-voirs de l’amitié absorbent une bonne part de notrevie. Aimer la vertu, estimer les belles actions, êtrereconnaissant des bienfaits reçus, et souvent mêmeréduire notre propre bien-être pour accroître l’honneuret l’avantage de ceux que nous aimons et qui méri-tent d’être aimés ; tout cela est très naturel. Si doncles habitants d’un pays trouvent, parmi eux, un deces hommes rares qui leur ait donné des preuvesréitérées d’une grande prévoyance pour les garan-tir, d’une grande hardiesse pour les défendre, d’unegrande prudence pour les gouverner ; s’ils s’habituentinsensiblement à lui obéir ; si même ils se confientà lui jusqu’à lui accorder une certaine suprématie,je en sais si c’est agir avec sagesse, que de l’ôter delà où il faisait bien, pour le placer où il pourra malfaire, cependant il semble très naturel et très raison-nable d’avoir de la bonté pour celui qui nous a pro-curé tant de biens et de ne pas craindre que le malnous vienne de lui.

404 av. J.-C. En janvier 403 av. J.-C., après sept ou huit moisde pouvoir, les Trente Tyrans sont chassés par le généralathénien Thrasybule (note de l'éditeur).

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Discours de la servitude volontaireTranscription en français moderne (du 19ème siècle)

Mais ô grand Dieu ! qu’est donc cela ? Commentappellerons-nous ce vice, cet horrible vice ? N’est-ce pas honteux, de voir un nombre infini d’hommes,non seulement obéir, mais ramper, non pas être gou-vernés, mais tyrannisés, n’ayant ni biens, ni parents,ni enfants, ni leur vie même qui soient à eux ? Souf-frir les rapines, les brigandages, les cruautés, nond’une armée, non d’une horde de barbares, contrelesquels chacun devrait défendre sa vie au prix detout son sang, mais d’un seul ; non Hommeau

6 sou-vent le plus lâche, le plus vil et le plus efféminé dela nation, qui n’a jamais flairé la poudre des batailles,mais à peine foulé le sable des tournois ; qui est in-habile, non seulement à commander aux hommes,mais aussi à satisfaire la moindre femmelette !

Nommerons-nous cela lâcheté ? Appellerons-nous vils et couards les hommes soumis à un teljoug ? Si deux, si trois, si quatre cèdent à un seul ;c’est étrange, mais toutefois possible ; peut-être avecraison, pourrait-on dire : c’est faute de cœur. Maissi cent, si mille se laissent opprimer par un seul, dira-t-on encore que c’est de la couardise, qu’ils n’osentse prendre à lui, ou plutôt que, par mépris et dédain,ils ne veulent lui résister ? Enfin, si l’on voit, non pascent, non pas mille, mais cent pays, mille villes, unmillion d’hommes ne pas assaillir, ne pas écraser celuiqui, sans ménagement aucun, les traite tous comme

6 Hommeau se défini par petit homme (note de l'éditeur).

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Discours de la servitude volontaireTranscription en français moderne (du 19ème siècle)

autant de serfs et d’esclaves : comment qualifierons-nous cela ? Est-ce lâcheté ? Mais pour tous les vices,il est des bornes qu’ils ne peuvent dépasser. Deuxhommes et même dix peuvent bien en craindre un,mais que mille, un million, mille villes ne se défen-dent pas contre un seul homme ! Oh ! Ce n’est passeulement couardise, elle ne va pas jusque-là ; demême que la vaillance n’exige pas qu’un seul hommeescalade une forteresse, attaque une armée, conquièreun royaume ! Quel monstrueux vice est donc celui-là que le mot de couardise ne peut rendre, pour le-quel toute expression manque, que la nature désa-voue et la langue refuse de nommer ?…

Qu’on mette, de part et d’autre, cinquante millehommes en armes ; qu’on les range en bataille ; qu’ilsen viennent aux mains ; les uns libres, combattantpour leur liberté, les autres pour la leur ravir. Aux-quels croyez-vous que restera la victoire ? Lesquelsiront plus courageusement au combat, de ceux dontla récompense doit être le maintien de leur liberté,ou de ceux qui n’attendent pour salaire des coupsqu’ils donnent ou reçoivent que la servitude d’autrui ?Les uns ont toujours devant leurs yeux le bonheurde leur vie passée et l’attente d’un pareil aise pourl’avenir. Ils pensent moins aux peines, aux souffrancesmomentanées de la bataille qu’aux tourments que,vaincus, ils devront endurer à jamais, eux, leurs en-fants, et toute leur prospérité. Les autres n’ont pourtout aiguillon qu’une petite pointe de convoitise qui

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s’émousse soudain contre le danger et dont l’ardeurfactice s’éteint presque aussitôt dans le sang de leurpremière blessure. Aux batailles si renommées deMiltiade

7, de Léonidas 8, de Thémistocle

9, qui datentde deux mille ans et vivent encore aujourd’hui, aussifraîches dans les livres et la mémoire des hommes quesi elles venaient d’être livrées récemment en Grèce,pour le bien de la Grèce et pour l’exemple du mondeentier, qu’est-ce qui donna à un si petit nombre deGrecs, non le pouvoir, mais le courage de repousserces flottes formidables dont la mer pouvait à peinesupporter le poids, de combattre et de vaincre tantet de si nombreuses nations que tous les soldats Grecsensemble n’auraient point élevé en nombre les Ca-pitaines des armées ennemies ? Mais aussi, dans cesglorieuses

10 journées, c’était moins la bataille des

7 Stratège et chef militaire athénien (540-489 av. J.-C.) ayantparticipé à la victoire de la "Bataille de Marathon" (note del'éditeur).

8 Roi Agiade de Sparte (540-480 av. J.-C.), resté célèbre pourson opposition héroïque face aux Perses lors de la "batailledes Thermopyles" (ou "Bataille des 300 Spartiates"), durantlaquelle il trouve la mort (note de l'éditeur).

9 Stratège et chef militaire athénien (540-489 av. J.-C.) ayantparticipé aux batailles de "Marathon", de "l'Artémision" et de"Salamine" (note de l'éditeur).

10 Ne te l’ai-je pas dit, dans mon avant-propos, cher lecteur,que le prétendu nouveau en façon de dire n’est souvent quedu réchauffé ? Te serais-tu attendu à trouver ici, si justementaccouplés et appliqués par notre bon Étienne de La Boétie,ces deux mots : glorieuses journées que des misérables jon-

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