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Confession de ma vie

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Collection dirigée par Lidia Breda

De Sacher-Masochchez le même éditeur

La Vénus à la fourrure

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Wanda von Sacher-Masoch

Confession de ma vie

Préface de Maxime Rovere

Rivages pochePetite Bibliothèque

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Préface

« Peut-on attendre de la viela réalisation complète de ses rêves ? »

Wanda von Sacher-Masoch,Confession de ma vie.

Leopold von Sacher-Masoch, romancier populairede la paysannerie, dramaturge à succès, chantre de laGalicie, est sans conteste le plus grand analyste desfantasmes de domination et de soumission auxquels sonnom est resté attaché. Le médecin Richard von Krafft-Ebing (1840-1902), dans un supplément à son traité depathologie nerveuse Psychopathia sexualis, ne s’y estpas trompé : Sacher-Masoch est bel et bien le père du« masochisme », ses romans et nouvelles ayant jeté unelumière éblouissante sur le paradoxal plaisir d’êtredominé, physiquement et moralement. « Dans lesromans de Masoch, définit Krafft-Ebing, on trouve desindividus qui, comme objet de leur désir sexuel, créentdes situations dans lesquelles ils sont soumis sanslimites à la volonté et à la puissance d’une femme1. »

1. L’entrée « masochisme » apparaît en 1890 dans les NouvellesRecherches dans le domaine de la Psychopathie sexuelle, qui fontsuite à l’ouvrage fondateur, Psychopathia sexualis, publié à Stuttgart

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On ignore trop souvent que le masochisme a aussiune mère. En effet, l’article de Krafft-Ebing ne renvoiepas seulement ses lecteurs aux ouvrages les plus célè-bres de Sacher-Masoch. Il fait également référence àsa femme. Aux yeux du psychiatre, un roman signé parWanda sous le titre La Véritable Hermine (1879) faitd’elle une auteure « masochiste » de plein droit. Stu-peur devant les remaniements de l’histoire : le maso-chisme ne serait pas l’invention d’un homme seul, maisd’un couple. Et de ce couple, Wanda von Sacher-Masoch s’est chargée elle-même de raconter l’amouret les déboires.

Pourtant, depuis l’importante édition de la Confes-sion de ma vie dans la collection « L’infini » de la Nou-velle Revue Française, réalisée en 1989 sous la directionde Philippe Sollers, ce texte est passé à la trappe de lapostérité. Wanda, il est vrai, a beaucoup romancé sesrapports avec son mari. Son autobiographie, écrite enfrançais, la France ayant accordé une immense gloirelittéraire à son mari, pourrait aussi bien s’appeler LeRoman d’une femme vertueuse, selon le titre d’un deses livres publié en 1873. Un an après sa première publi-cation en 1907, au Mercure de France, plusieurs affa-bulations ont été démasquées grâce aux extraits dujournal de Sacher-Masoch, publiés par Carl-Felixvon Schlichtegroll dans un ouvrage joliment intituléWanda sans masque et sans fourrure1. Dans ce texte,

en 1886, établissant la première nomenclature des perversionssexuelles à vocation scientifique.

1. Le texte a été publié en français : Carl-Felix von Schlichte-groll, Wanda sans masque et sans fourrure, suivi de NouvellesConfessions de Wanda von Sacher-Masoch, Paris, Tchou, 1968.

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Schlichtegroll défendait le romancier contre les rema-niements opérés par sa femme, tout comme son premierlivre, Sacher-Masoch et le masochisme. Une étude lit-téraire, s’opposait à la réduction de l’œuvre à la per-version repérée par Krafft-Ebing.

Seulement voilà, la vérité du masochisme ne se pré-sente jamais autrement que masquée, et en fourrure.Les déguisements et les fétiches lui sont consubstan-tiels. Schlichtegroll lui-même n’a jamais été, comme ille prétend, le secrétaire de Sacher-Masoch, et son nomn’est qu’un pseudonyme transparent, signifiant mot àmot « celui qui apaise les rancœurs ». Par conséquent,si l’on veut se faire une idée exacte des rapports deSacher-Masoch et de sa femme, on ne peut pas secontenter de rechercher seulement la vérité. Il fautécouter toutes les voix, faire place à tous les fantasmes,et prendre la réalité pour ce qu’elle est : un carambolagehalluciné de sensations, un télescopage désordonné decraintes et d’espérances, une illisible langue des signes.

Au demeurant, l’association qui devait faire dumasochisme une affaire de couple ne va nullement desoi. Par leurs origines, « Wanda » et Sacher-Masochviennent l’un et l’autre d’univers opposés. Née le 14mars 1845 à Graz d’une famille modeste, Aurora Ange-lika Rümelin est avant tout une fille du petit peuple.Avec sa mère, séparée de son père pour des raisonsobscures, elle a passé ses jeunes années dans la misèreet n’a survécu à la famine et au choléra que par unesuccession de petits métiers. Les deux femmes ontoccasionnellement lavé le linge des soldats, cousu desgants, vendu du tabac… Bien qu’elle n’en dise pas unmot, il n’est pas impossible que la jeune fille, au Petit

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Tabac du Cirque tenu par sa mère, ait également mon-nayé ses faveurs à la manière des « grisettes » et des« cousettes » : dans les manufactures, les ouvrièrescomplétaient souvent leurs salaires misérables en atti-rant des hommes dans des intrigues complexes, faitesde calculs et de caprices, où la satisfaction sexuelledevait être repoussée le plus longtemps possible afind’en tirer le maximum d’avantages. Pour Aurora, lenombre de ces amants ne fut guère élevé : il n’auraitpas dépassé quatre.

À vingt-six ans, logée avec six autres personnes dansun deux-pièces en sous-location, Aurora, grande lectricede romans, se résolut à adopter une stratégie plus offen-sive. À l’adresse de plusieurs écrivains de la ville, ellerédigea des lettres invitant les belles plumes tantôt à laguider, tantôt à partager ses plaisirs. C’est ainsi qu’endécembre 1871, Aurora, sous le nom d’Angélique,commença une correspondance pathétique avec l’écri-vain Petri K. Rosegger, qui ne donna pas suite, et sousle nom d’Émilie, envoya une lettre aguicheuse à Leo-pold von Sacher-Masoch. Il ne s’agissait pas seulementde manœuvres de courtisane : Aurora avait naturelle-ment l’espoir de sortir de la misère, mais aussi de ren-contrer un homme assez sensible pour la comprendre etassez puissant pour la protéger. En somme, elle mettaitcourageusement en œuvre – sans doute, comme ellel’indique, avec le secours littéraire d’une Madame Fris-chauer – les moyens d’accomplir son rêve. Un rêve decousette, reflet des espoirs et des déceptions d’une jeunefemme pauvre.

De l’autre côté de ce rêve, Sacher-Masoch était déjàun intellectuel réputé. Né le 27 janvier 1836 à Lemberg(aujourd’hui en Ukraine), fils d’un préfet de police

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muté à Prague puis à Graz, le jeune écrivain faisaitpartie de la fine fleur des aristocrates désargentés.Grand cavalier, bon escrimeur, habile à la chasse, ilavait gardé le goût des récits populaires que lui contaitHandscha, la nourrice ukrainienne de son enfance. Sonœuvre, déjà largement saluée, se composait de conteset de romans historiques entre érotisme et cruauté, ainsique de récits post-romantiques, parmi lesquels figuraitdéjà son chef-d’œuvre, La Vénus à la fourrure. Parmises muses, Anna von Kottowitz et Fanny von Pistoravaient, dans le passé, tenté d’incarner une telle créa-ture, alors en cours de formation. Leurs aventuresaident à comprendre celle qui va suivre, car « Wanda »n’aurait pas existé sans elles.

Dix ans avant de recevoir la lettre d’Aurora, Sacher-Masoch avait fait la rencontre d’une mélancoliquepoupée diaphane, mariée à un riche médecin – Anna vonKottowitz. Cette « belle femme pâle à la cheveluresombre déployée et au cœur malade1 » initia l’écrivainà l’amour physique, et elle lui inspira plusieurs récits :Le Don Juan de Kolomea (1864), Clair de lune (1868),et surtout un roman, La Femme séparée (1869), dont lehéros, romancier, rêve d’une femme idéale qu’ilnomme… Wanda. « Je n’étais pas capable d’être Wanda,médite Anna dans la fiction, mais son roman avait trahil’idéal qu’il rêvait et m’indiquait ce que j’avais à fairepour ressembler à Wanda2. » Dans le réel, Anna finit parse lasser et prit un autre amant. Sacher-Masoch vécut

1. Lettre à Emerich Stadion, in Bernard Michel, Sacher-Masoch,1836-1895, Paris, Robert Laffont, 1989, p. 135.

2. Cité par B. Michel, op. cit., p. 179.

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cette « trahison » comme une « catastrophe »1, d’autantque, sous son habit d’aristocrate, l’amant se révéla n’êtrequ’un simple escroc, recherché pour vol.

Fanny von Pistor fut la deuxième personne à sechauffer aux flammes du fantasme. Cette veuve de vingt-cinq ans rencontra Sacher-Masoch entre novembre 1868et juin 1869, lors d’un séjour prolongé dans le sud duTyrol. Libre et libertine, Fanny était bien plus expéri-mentée qu’Anna. Elle inventa avec Sacher-Masochdes jeux d’un nouveau type. Aux séances de flagella-tion, les amants ajoutèrent un contrat d’assujettisse-ment qu’ils signèrent le 8 décembre 1869. Il commenceainsi : « M. Leopold von Sacher-Masoch accepte d’êtrel’esclave de Mme von Pistor et d’obéir inconditionnel-lement à tous ses désirs et ordres, et ce pendant sixmois. De son côté, Mme von Pistor ne doit exiger delui rien de dégradant, rien qui puisse le compromettreen tant qu’homme et citoyen2. » Le contrat prévoit plu-sieurs limites aux pouvoirs de Madame et pose desconditions à son exercice. Surtout, il rend explicite unecontrepartie : le port, « le plus souvent possible », defourrures.

L’ayant signé, la maîtresse et son serviteur voyagè-rent ensemble en Italie. Fanny se fit appeler la princesseBogdanof, et Sacher-Masoch, répondant au nom deGregor, la servit dans un costume de domestique polo-nais. Pendant leur séjour à Florence, Sacher-Masochproposa à Fanny de prendre un amant jeune et beau quipourrait humilier son domestique. Ils élirent ensembleun comédien nommé Salvini, qui remplit efficacement

1. Cité par Schlichtegroll, op. cit., p. 166.2. Cité par Schlichtegroll, op. cit., p. 18.

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le rôle de l’amant, mais pas celui du bourreau. Et à sontour, Fanny, semble-t-il, se lassa du jeu.

Le fruit de ces premières expériences est connu : le7 mars 1870, Sacher-Masoch envoyait de Florence plu-sieurs textes à son éditeur Cotta, parmi lesquels se trou-vait le manuscrit de La Vénus à la fourrure. Nourri àla fois du fantasme et de sa mise à l’épreuve, La Vénusà la fourrure n’est pas un livre comme un autre :Sacher-Masoch y définit une sorte de motif, ou dematrice, qui constitue l’armature de sa sensibilité éro-tique. À force d’essais et d’expériences, il a donnéforme à une inflexion du désir jusqu’alors inconnue etquasiment inexplorée.

À l’époque où il reçoit la lettre d’« Émilie », Sacher-Masoch dispose donc d’une version relativement clairede ce qu’on pourrait appeler sa trame fantasmatique. Ilne s’agit pas seulement d’une figure de femme idéale,avec fouet et fourrure ; c’est également le scénarioprécis de leurs rapports et de leur relation que le romanmet au jour. Cela aurait dû compliquer l’entrée dans savie d’Aurora Rümelin, et d’une certaine manière,permet de discuter la contribution de sa future épouseau « masochisme ». Ne l’a-t-elle pas trouvé toutfabriqué ? C’est oublier que la modeste cousette pour-suivait, de son côté, ses propres buts. En intégrant auprojet masochiste la fondation d’un ménage, elle atransformé le personnage qu’elle devait jouer. Avechabileté, elle a conduit à l’autel la Vénus et son créa-teur, a fait leurs comptes, leur a donné des enfants, desamants, d’autres fantasmes encore. Si la manière dontelle raconte sa vie tend à minimiser sa propre implica-tion et passe – en partie – sous silence ses joies et ses

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plaisirs, elle a très activement contribué à articuler lesfantasmes masochistes avec une expérience vécue, àles adosser au quotidien, à les confirmer jusque dansles plus petites choses de la vie.

Paradoxalement, l’un des enjeux de la Confessionde ma vie est de renier cette contribution. Wanda entenddonner l’image d’une femme contrainte à céder auxbizarres lubies de son mari. N’en doutons pas, la jeunefemme, pour comprendre ce qu’elle découvrait, dutaffronter de sérieuses difficultés conceptuelles. Entrel’originalité d’un romancier, la luxure d’un pécheur,voire les calculs d’un maquereau, elle n’a pas toujourssu à quoi ramener les goûts de son mari, ni le bouil-lonnement contradictoire de ses propres sensations,l’ébranlement de son propre imaginaire, l’explosion deses sentiments, ni concilier les délices de son expériencemasochiste et la permanence de son idéal bourgeois.

Pourtant, les cendres témoignent assez de l’abon-dance des braises. Revenons donc au commencement.En un sens, la toute première lettre d’Aurora, sous lenom d’« Émilie », constitue son premier geste maso-chiste – précisément en ceci que le ton aguicheurqu’elle emploie, pour s’adresser à un auteur qu’elle n’ajamais rencontré, n’est que très partiellement sincère :sa posture est celle du jeu de rôles. Immédiatement,Sacher-Masoch est enthousiaste. « Le ton audacieux,émancipé de votre lettre me fait penser à ma Vénus àla fourrure », répond-il avec gourmandise. Saisissantl’occasion à bras-le-corps, la jeune femme réplique enredoublant d’audaces : « Maître ! Je veux vous pos-séder, et si jamais il était impossible que je vous pos-sède sans que vous me possédiez, je donnerais de

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longues années de ma vie pour y parvenir. (…) Ne vousai-je pas écrit clairement que je veux seulement séduirevos sens, mais que votre cœur me laisse indifférente1 ? »

Cette approche frontale, qui mime le libertinageavec une sincérité discutable et un objectif de mariagevoilé, touche l’écrivain au cœur. L’image d’une femme« indifférente » quoique désirable est précisément celleque Sacher-Masoch caresse de livre en livre et d’uneamante à l’autre. Dès la lettre suivante, le 23 décembre1871, il s’affirme « amoureux de votre façon d’être »et termine en signant : « Votre… eh bien, votre quoi ?Enfin oui, votre esclave2. »

La suite se joue dans de singuliers glissements autourdes mots les plus courants de la séduction. Aurora d’uncôté, Sacher-Masoch de l’autre, parlent bien de « sou-mettre », de « souffrir », de « faveurs », de « pouvoirdémoniaque », de « dépérir de plaisir » ou de « subju-guer »… Mais les expressions qu’ils emploient pour-raient se retrouver dans les discours les plus banals dela « vertu » romantique, ou plus prosaïquement, dans labouche d’une « coquette ». Rajoutant un tour aprèsl’autre, les épistoliers tordent progressivement le cou àces clichés. En prenant à la lettre des métaphores habi-tuellement destinées à négocier les distances entre lescorps, à ralentir le rythme de la sempiternelle histoired’amour depuis l’effleurement des mains jusqu’à lajouissance sexuelle, ils détournent la rhétorique et, àforce de torsions, finissent par livrer une variante paro-dique du discours amoureux.

1. Cité par Schlichtegroll, op. cit., p. 22.2. Cité par Schlichtegroll, op. cit., p. 25.

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Alors commence un bal masqué d’une ampleur inac-coutumée, à la fois par sa durée et par sa complexité,que la Confession de ma vie prolonge et termine à lafois, ultime masque sous lequel Wanda renie tous ceuxqu’elle a portés. Leur succession est, d’emblée, épous-touflante. À leur première rencontre, Aurora voilée sefait passer pour une messagère d’Émilie et prend lenom de Santalla. À la deuxième, elle porte un masqueet se présente comme l’une de ses amies, Hero. Entrele 4 mars et le 23 mars, le journal de Sacher-Masochraconte plusieurs entrevues avec une troisième « amied’Émilie » qu’il choisit lui-même d’appeler Alice, etqui reste masquée même dans l’intimité. Pendant quele cœur de Sacher-Masoch s’enflamme pour la femmeau masque, Aurora-Émilie-Santalla-Hero-Alice, qui sedit mariée et veut avoir trente ans, l’attise, l’embrasse,l’affole, le repousse, accepte une fourrure, laisseespérer le meilleur et le pire. « Qu’y a-t-il de plus mer-veilleux pour une femme, lui écrit-elle, que de voirl’homme qui lui appartient se consumer dans la joiequ’elle lui procure1 ? »

Leur accord atteint son diapason dans une nouvelleversion du contrat d’asservissement, rédigé par celleque, désormais, Sacher-Masoch n’appellera plus queWanda. Quelle différence avec le précédent ! Là oùFanny von Pistor n’avait goûté qu’un jeu érotique, trèslimité en extension, Aurora-Wanda glisse une dose desérieux qui le transforme entièrement. Certes, cecontrat2, qui laisse pantois d’audace, est en un sensmoins pur que le premier : cherchant à fuir la misère,

1. Cité par Schlichtegroll, op. cit., p. 34.2. Le texte est disponible à l’adresse suivante :

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Wanda double les règles du jeu de plusieurs ambiguïtés,qui l’apparentent à un contrat de mariage. Inspirés à lafois des rêves de l’une et des fantasmes de l’autre, lesarticles prévoient d’octroyer à Wanda non seulementune forme de pouvoir absolu et métaphysique, maisaussi un usage souverain des finances du ménage,tandis qu’une véritable clause d’émancipation sexuelleanéantit l’idée de devoir conjugal. « Je ne vous doisrien, je n’ai aucun devoir envers vous », stipule Wanda.En retour, Sacher-Masoch fera ajouter une clause annu-latoire : « J’ai choisi de me soumettre, lui écrit-il le 3juillet 1872, sous la seule condition que vous ne sépa-rerez jamais votre destin du mien1. » Ainsi, c’estachevé. Par ces serments imprescriptibles, Aurora ainventé et obtenu un mariage masochiste, une varianteà son tour parodique, tout comme leurs discours amou-reux, du sacrement religieux ou de l’engagement civil.Il sera officialisé, une année plus tard, sous des formesplus conventionnelles.

Est-ce à dire que la jeune femme, d’abord un peuduplice, est déjà convertie ? Ce serait méconnaître lepatient travail de négociation repéré par Gilles Deleuzecomme consubstantiel au masochisme2. Sa réciproqueprend la forme, pour Wanda, d’une initiation progres-sive. Un jour, raconte Sacher-Masoch dans son journal,« elle dit qu’elle ne pourrait pas m’aimer si je me faisais

http://fr.wikisource.org/wiki/Contrat_entre_Wanda_et_Sacher-Masoch.

1. Cité par Schlichtegroll, op. cit., p. 62.2. Dans Présentation de Sacher-Masoch. Le froid et le cruel

(Éditions de Minuit, Paris, 1967), Gilles Deleuze oppose à la foisles propos littéraires de Sade et de Sacher-Masoch et les enjeux de

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fouetter par elle1. » Peu après, cependant, les réticencesde la jeune femme cèdent devant le goût du jeu : presquepar hasard, Aurora découvre que les gestes, eux aussi,ont un mode parodique. Ne peut-on pas gifler pourrire ? « Elle ne veut rien m’accorder avant de m’avoirfait souffrir davantage, raconte Sacher-Masoch. Moi :(…) [elle] doit me maltraiter si elle veut me repousser.Je me mets à genoux, veux l’embrasser. Elle me donneun soufflet de sa main délicieuse. Lui passe le fouet.En se levant, elle le jette par terre2. » Les délicatsobstacles psychologiques et moraux de Wanda qui rom-pent les uns après les autres ravissent Sacher-Masoch :il y perçoit la patiente progression du couple vers lascène rêvée. Le 17 août 1872, enfin, l’initiation estachevée. « Wanda : déshabille-toi ! Moi : enlève veste,veux m’attacher les pieds, elle veut le faire elle-même,m’attache pieds et mains, me fouette ; elle se penchevers moi, demande si j’aime ça, ce que j’éprouve.Volupté. Puis elle approche ses lèvres des miennes.Comme je veux l’embrasser, elle s’éloigne, veut que jela supplie, puis fouette si fort que j’ai du mal à lesupporter. Elle jette le fouet, veut que je demande grâce,cela l’exciterait3. »

C’est ainsi que les plaisirs d’Aurora finissent parse fondre dans le moule du fantasme. Wanda, la vraie

leurs pratiques, afin de rompre la fausse unité du « sado-masochisme » inventé par Krafft-Ebing. L’importance de la négo-ciation dans le masochisme, totalement absente dans le sadisme, estl’une des étapes de la démonstration : elle démontre le total éloigne-ment de Sacher-Masoch à l’égard de l’univers de Sade.

1. Cité par Schlichtegroll, op. cit., p. 38.2. Cité par Schlichtegroll, op. cit., p. 41.3. Cité par B. Michel, op. cit., p. 199.

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Wanda, est née. « Je t’aime, écrit-elle bientôt, mais jebrûle d’envie de te fouetter1. » À la fin de l’année 1872,l’accomplissement du rituel plonge en elle ses racinesles plus profondes : « J’ai toujours aimé torturer leshommes, mais cela n’a pas toujours été de cettemanière. Je le savais obscurément mais, grâce à toi,j’en ai pris conscience : j’éprouve du plaisir à marty-riser autrui2. »

Dans la Confession de ma vie, ces mots ne se retrou-vent pas : ils étaient condamnés à rester prisonniers del’ivresse. Comment les lendemains, les désillusions, lesmalentendus et les doutes furent réellement vécus, voilàce que Wanda a voulu raconter. Fondamentalementpragmatique, elle propose cette fois-ci de contemplerle masochisme à plat, sans envolées spirituelles, sansplongées orgasmiques, du point de vue presque exclusifde l’existence concrète. Cette peinture inattendue,volontairement terrestre, chargée de bon sens et deréclamations, a peut-être contribué à donner une fausseimage de Mme de Sacher-Masoch. « Elle avait, luireproche amèrement Schlichtegroll, plus que la bonnemesure de “trop humain” (…)3. »

Mais il serait injuste de ne pas lui rendre, mêmemalgré elle, ce qui lui appartient. Pour être l’épouse deSacher-Masoch, il fallait accepter de dépasser le maso-chisme littéraire pour organiser la réalité quotidienne ;il fallait de l’amour, mais pas trop ; de la patience, maispas trop ; de l’audace, mais jamais aux heures de tra-vail. Que Wanda ait bien ou mal rempli ce cahier des

1. Cité par Schlichtegroll, op. cit., p. 70.2. Cité par Schlichtegroll, op. cit., p. 73.3. Schlichtegroll, op. cit., p. 74.

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charges, au fond, importe peu. Dans l’autobiographiequ’elle signe du nom de son personnage, AuroraRümelin renie peut-être une part d’elle-même, mais elleraconte aussi l’autre moitié, consumée par ses sacri-fices, martyre de sa différence, pétrifiée par la doubleimpossibilité de s’évaporer entièrement dans la figure« suprasensuelle » qu’elle a rêvée avec son mari, etd’incarner la femme libre et la mère épanouie de sespropres fantasmes. En ce sens, les délicats scrupules dela bourrelle, maniant le fouet entre la terre et le ciel,témoignent autant de ses faiblesses que de ses ambi-tions. « Réaliser le rêve d’un poète, remarquait-elle,c’est un acte digne d’un Dieu1. »

Maxime ROVERE

Par souci documentaire, la présente édition a conservé lesdifférentes orthographes utilisées par l’auteure pour unmême nom, ainsi que les originalités lexicales et syntaxiquesd’une écrivaine de langue allemande s’exprimant en français.

1. Cité par B. Michel, op. cit., p. 237.