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CONSEIL DE L’EUROPE ------- ------ - --------------- COUNCIL OF EUROPE 7 Strasbourg, le 26 août 197^ ~ SG/TR (74) 26 Or. it. COE092473 DEUXIEME TABLE RONDE DU CONSEIL'DE L ’EUROPE ’La promesse du XXe siècle Perspectives et limites de la contestation de la jeunesse en Europe par le Professeur Giuseppe Petrilli Président de 1 ’IRI (Institut italien pour la reconstruction ’industrielle) Rome Strasbourg, 19* 20, 2L septembre 197^ 36.561 00

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CONSEIL DE L’EUROPE ----------------------------- COUNCIL OF EUROPE

7Strasbourg, le 26 août 197^ ~ SG/TR (74) 26

Or. it.

COE092473

DEUXIEME TABLE RONDE DU CONSEIL'DE L ’EUROPE

’La promesse du XXe siècle

Perspectives et limites de lacontestation de la jeunesse en Europepar le Professeur Giuseppe Petrilli

Président de 1 ’IRI(Institut italien pour la

reconstruction ’industrielle) Rome

Strasbourg, 19* 20, 2L septembre 197^

36.56100

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Les tentatives faites jusqu'ici pour mener une analyse sociologique rigoureuse des tensions qui caracté­risent la jeunesse contemporaine ont mis en relief l'existence d'une corrélation directe entre ce phénomène et le phénomène plus général de "socialisation". On sait en effet 'que le développement industriel a entraîné histo­riquement une urbanisation sans précédent et une mobilité géographique générale de la population/ à laquelle a fait pendant une diversification croissante des fonctions et des rôles, allant de pair avec l'introduction d'innovations technologiques à un rythme progressivement accéléré entraî­nant elle-même l'accroissement de la mobilité profession­nelle. La multiplication des rapports d'association et des structures institutionnelles corrélatives dans lesquelles la socialisation se développe, favorise en dernière analyse une osmose sociale croissante, tant dans le sens d'une possibilité accrue de "promotion", que dans celui d'une tendance à la prédominance des rapports découlant d'un , libre choix sur ceux qui tiennent à la naissance. C'est précisément cet aspect de la socialisation qui, tout en entraînant l'éclatement des "cultures fermées" imper­méables aux modèles de comportement et aux systèmes de valeur autres que ceux fournis par'la tradition, favorise d ’autre part la multiplication des "sous-cultures" au niveau des différents milieux sociaux. Ce qui semble distinguer le plus nettement la condition des jeunes dans la société contemporaine par rapport aux "problèmes de génération" caractéristiques du passe c'est précisément l'existence d'une "sous-culture" propre dotée d'autonomie et capable de conditionner les masses "jeunes" dans une mesure bien plus considérable que les instruments tradi- , tionnels de contrôle social (famille, école, etc.) en leur donnant un sens extrêmement aigu de leur propre originalité et de leur irréductibilité aux autres composants sociaux.

Objectivement favorisée par la tendance à l'allon­gement de la scolarité, l'affirmation de,cette sous-culture des jeunes a.trouvé d'ailleurs un large soutien dans un type de développement tendant à exacerber et à diversifier les besoins individuels et pour lequel le milieu "jeune" devenait un marché nettement délimité. La puissance d'exemple que possède ce type de développement a indubi­tablement contribué à exalter certaines modes qui consti­tuaient dans un passé récent l'aspect le plus voyant de la sous-culture des jeunes. La recherche psychologique a mis en évidence à cet égard le caractère d'évasion de l ’expérience vécue par certains groupes de jeunes,'où la tendance est manifestement d ’obtenir la satisfaction du désir, non en tenant compte de là réalité, mais en la niant à la limite au moyen de l ’hallucination. A cette tendance font par ailleurs pendant, dans le cadre de ces mêmes groupes, des comportements visant la réalisation effective du désir et donc capables de supporter un certain degré de frustration en vue d'une satisfaction, future, comportements qui se traduisent par une inter­vention active sur la société afin de la modifier.

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Il y a, en d ’autres termes, une ambiguité ou mieux une ■ * o"problématicitë’’ présente dans 1''ensemble de ce phénomène de sous-culture dans laquelle l ’existence d'un élément subjectif - tenant à la difficulté que les jeunes rencontrent au moment de consommer la rupture définitive d'avec le milieu d ’òrigine pour•affronter le monde professionnel - ne saurait conduire à . sous-évaluer les insuffisances objectives que la société révèle face aux exigences des, jeunes auxquels elle n'a rien à proposer que l'intégration conformiste dans des structures institution­nelles et des formes de plus en plus manifestement inadéquates. .D'autre part, la présence d'une sous-culture telle que celle que j'ai, cherché à décrire explique que le monde des jeunes ait pu devenir en quelque sorte la "mauvaise conscience" de' la société, c 'est-à-dire le lieu où tout vient à la lumière et où les contradictions latentes explosent dans toute leur violence. La solution de. continuité qui marque toujours le passage hors de l'adolescence fait que les- jeunes sont toujours plus prêts à manifester une insatisfaction étouffée ailleurs par le conformisme. .

Cette disponibilité des jeunes atteint évidemment son maximum'dans le cas des étudiants qui, par la nature même de leur position Sociale, ne sont pas directement sensibles aux contraintes tenant à l'insertion dans le processus de production Il convient de rappeler à cet égard que 1 allongement de la. scolarité et l'accès d'un nombre- croissant, de jeunes à l'enseignement supérieur ont faussé l'un des mécanismes les plus délicats dù système de cooptation sur lequel reposait jusqu'ici iè. renouvellement des élites, du moins dans les systèmes économico-sociaux de tradition capitaliste caracté­ristiques de l'Europe occidentale. Il est donc compréhensible que les possibilités d'amélioration économique et d'élargis- < sement de la base sociale de la classe dirigeante, incontes­tablement offertes par le réformisme néo-capitaliste, n'aient, pas trouvé beaucoup d'écho dans les masses estudiantines déjà, socialement en marge en raison de la disparition progressive de ce système traditionnel de garantie. On a observé avec justesse, à ce propos, que le passage de l'université élitiste - à l'université de masse, d'une part ne supprime pas la discri­mination sociale existant encore à des degrés divers dans l'école européenne, et d'autre part pose des problèmes qui vont au-delà du milieu universitaire.; En d'autres termes la contes­tation des étudiants n'est pas due tant à l'accès plus fréquent des jeunes d'extraction populaire à 1'enseignement supérieur qu'au fait que les voies traditionnelles de la réussite sociale n'ont pas été remplacées dans une mesure suffisante par des formes de promotion plus modernes. - 1

On ne saurait, à cet égard,- méconnaître la difficulté objective qu'il y a à planifier l'instruction des jeunes précisément parce que leurs fonctions dans la société de demain ne sont pas - prévisibles ou le sont d'une manière tout à fait insuffisante, non seulement en raison de l'introduction accélérée d'innovations technologiques, mais aussi du fait des répercussions sur 1'importance relative des différents secteurs et donc sur les besoins en personnel spécialisé. On peut ajouter

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par ailleurs, que 1'objectif'révolutionnaire de dépassement de l'actuel système de division et dè- spécialisation du travail, loin de s'opposer aux tendances naturelles du développement de la société industrielle, semble en quelque sorte émerger • de l'accélération du processus de diversification des fonctions de production et des roles sociaux que nous avons déjà signalés, Dans-la mesure où cette diversification s,'accompagne d'une osmose sociale croissante et d'une tendance à 1.'abandon du travail par­cellaire apparaît la nécessité d'une formation professionnelle polyvalente, qui au plus haut niveau met inévitablement en- cause la conception spéc,ialiciste" et sectorielle de la culture univer­sitaire, Les'tensions' qui, se manifestent aujourd'hui 'dans' le monde estudiantin comme chez des jeunes travailleurs - tensions qu'on ne saurait ramener aux schémas traditionnels - ont sans' doute en commun une revalorisation radicale des capacités humaines, considérées comme des données en termes-d'aptitudes et de vocation, jusqu'ici trop souvent sacrifiées aux exigences de la structure de production et insuffisamment appréciées en tant que valeurs économiques positives.

On ne saurait comprendre le sentiment de frustration qui est à la'base de la protestation des étudiants sans avoir présent' à l'esprit le contraste flagrant entre ces tendances de développement, caractéristiques de toute société industrielle . évoluée, et l'imaturité persistante de notre- structure sociale. L'Italie est à cet égard un'cas limite, par la survivance d'une- conception-dépassée de^la hiérarchie sociale sur laquelle s'exerçait à juste titre il n'y a pas si longtemps encore l'ironie d'un homme comme Don Milani, qui voyait dans 1'existence d'un "parti des diplômés" le véritable élément de cohésion de notre classe dirigeante. Par rapport à d'autres sociétés plus évoluées où se manifeste déjà dans une large mesure le phénomène de "tertiarisation" caractérisé par une importance croissante des activités de service de diverses natures, la société italienne offre encore des débouchés anormalement limités dans des secteurs tels que la recherche technique et scientifique, l'enseignement et la formation professionnelle à tous les niveaux,’ les•activités liées au développement urbain et les services de santé publique et d'assistance. On voit donc bien à quel point serait dépourvue de sens la prétention de résoudre en termes sectoriels un problème comme celui de l'école qui exige, par sa nature.même des transformations importantes de l'ensemble de l'environnement social, transformations qui supposent, de toute façon, une politique de promotion dès dépenses' publiques.

A l'origine de la protestation de la jeunesse il faut voir précisément la conscience aiguë qu' ont les jeunes des ' . déséquilibres fondamentaux du monde contemporain, c'est-à-dire des déséquilibres entre la capacité de croissance partout manifestée par les structures de production, et les difficultés objectives rencontrées par cette même croissance étant donné la persistance de structures sociales et -institutionnelles dépassées. Les jeunes perçoivent en définitive une opposition flagrante entre la-rationalité croissante des moyens techniques disponibles et l'irrationalité persistante des fins poursuivies même par les sociétés les plus évoluées, ce. qui explique, entre

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autres, que le fer de lance du mouvement contestataire se trouve précisément dans les pays les plus concernés par l'accélération du développement technico-économique contemporain et parmi eux chez les étudiants qui devraient pourtant en tirer les plus intéressantes perspectives pour leur propre avenir. Ce sont pré­cisément les caractères particuliers à la condition des jeunes que l'on a décrits ci-dessus, qui permettent à. ceux-ci d échapper aux contraintes d ’un ritualisme conformiste, reposant en définitive uniquement sur l'accoutumance aux contradictions exorcisées géné­ralement par des formules purement’verbales. Comme dans le célèbre conte d'Andersen le jeune est toujours le petit garçon qui rompt 1'enchantement des habits neufs du roi - qui n ’existent pas mais n'en sont pas moins admirés par une foule conditionnée par les techniques de propagande - en affirmant brutalement que le roi 1 est nu. En dépit de leur résolution intransigeante de refuser toute forme d'intégration au système, les jeunes exercent ainsi par leur protestation une fonction organique irremplaçable pour le corps social :. une fonction de'renouvellement sans laquelle 1'organisme tout entier serait condamné à uri inéluctable déclin. En dépit d'une certaine mentalité aocornnüdànte caractéristique' de notre pays, qui traduit souvent un désir de récupérer les tensions de la jeunesse par la voie d'un réformisme modéré, à l'heure actuelle la. contestation des jeunes ne saurait être que globale. Cette globalité déconcertante ne vient pas d'une mode maximalists ni, uniquement de 1 1 inquiétude naturelle de cet âge, mais de la rela­tive: autonomie de la jeunesse contemporaine, sur laquelle j'ai déjà, insisté. Même quand elle tire force de conditions spécifiques propres à certains milieux, cette contestation ne procède pasién fait, de revendications sectorielles mais de la condition de jeune en. tant que telle. L'approche révolutionnaire des problèmes de la société contemporaine est essentiellement fonction de cette indé­termination des objectifs, elle-même liée à une relative extério­rité ou du moins marginalité de la jeunesse par rapport à la "machinerie sociale" dont l'expansion progressive caractérise-la civilisation industrielle contemporaine. De là vient en outre la difficulté intrinsèque du dialogue entre les jeunes et ceux qui se meuvent déjà dans le cadre des institutions et participent > à l'exercice du pouvoir. Ce dialogue ne se fait plus dans les termes traditionnels d'un rapport entre les générations, reposant sur l'hypothèse d'une intégration progressive des jeunes dans la continuité des institutions et ;de la tradition, mais risque de devenir de plus en plus un dialogue de sourds. La contestation de la jeunesse, en fait, ne se présente pas comme unè revendication spécifique, susceptible d'être satisfaite grâce à .une médiation conciliatoiret, de l'autorité, selon une pratique de type corporatif, ou encore moins d'être négociée en termes de contrat. En outrei elle n'exprime pas non plus de manière suffisamment précise" quelque chose comme un nouveau modèle de développement-éconômico- social ou d'organisation institutionnelle ' ; quelque chose en somme comme'une hypothèse de travail à laquelle se référer comme à une .donnée plus ou moins vérifiable. Elle ne revendique au fond " qü'elle-même, c'est-à-dire précisément un nouveau mode de rapport avec la réalité sociale, une sorte de désacralisation rigoureuse et systématique des institutions et des rapports sociaux, dans laquelle tout puisse constamment, être remis en question et tendant à remplacer lés structures hiérarchiques et autoritaires par des

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instruments de- participation. Si l'on ne comprend pas cela on ,ne comprend pas non plus le sens de la réponse caractéristique que les jëunes donnent à quiconque les invite à formuler une proposition concrète : ils l ’invitent à justifier à son tour l ’état de choses'existant, la. norme, la tradition. Dans cë cas également la protestation des jeunes- remplit en soi Une fonction essentiellement positive, dans* la mesuré où dans un processus évolutif la conscience critique, comme conscience des limites ' d ’une situation historique donnée, précède nécessairement toute possibilité d'affirmation de valeurs nouvelles. La nouveauté spécifique de la contestation contemporaine, réside avant tout - dans le fait qu’elle nous invite instamment - on le verra mieux plus bas - à ne pas - reléguer cette fonction critique au seul niveau des organismes représentatifs mais d'en faire une modalité permanenté de tous les rapports sociaux.

La contestation globale qui gagne de plus en plus les jeunes d ’aujourd'hui, leur peur exacerbée de toute forme d ’inté­gration dans le système, ainsi1qu'un certain mépris manifesté pour les activités professionnelles liées à la production indus­trielle - alors que la démarche inverse est encore prévalente - ne peuvent être attribués exclusivement - comme le font trop d ’observateurs - à l'influence de théories philosophiques ou sociologiques vulgarisées par une littérature largement diffusée.Il est plus juste de dire, à mon sens, que le succès très large de ces orientations de pensée donne une nouvelle preuve du fait qu'elles correspondent à un sentiment général d'insatisfaction qui peut certes facilement prendre la forme d ’une protestation absurde contre le progrès technologique en. tant que tel, ou même d'une évasion romantique vers le monde pré-industriel (les popu­lations rurales sous-développées du monde entier étant idéalisées et considérées comme les "bons sauvages" de notre temps), mais qui traduit néanmoins l'aspiration à une hiérarchie restaurée des fins et des moyens. C'est probablement le sens incompréhensible autrement, de certaines manifestations quasi "carabinesques" de la protestâtion des jeunes, comme celle, ironiquement symbolique, qui consiste à abandonner des chariots à l'intérieur d'un super­marché après les avoir rempli jusqu'à la limite du possible.

Etroitement lié à ce refus d'un type de développement reposant sur le postulat que le processus de production -est en soi suffisant, idéalement et pratiquement, on trouve l'autre aspect fondamental des actuels phénomènes de contestation, à . savoir une méfiance extrême à l'égard.du système représentatif reposant sur la délégation des pouvoirs. On ne peut pas, à ce propos, ne pas voir la profonde crise de participation que connaissent presque partout les institutions de la démocratie représentative s'agissant dés répercussions sociopolitiques et socio-économiques du phénomène industriel. La conquête du suffrage universel et la diffusion croissante de la propriété privée ne se sont pas en fait accompagnés.jusqui'ici d'un véritable accroissement de la participation des citoyens et des consommateurs au pouvoir politique et économique. Au contraire, tandis que, sur le plan économique la séparation entre la propriété et le pouvoir et l'avènement d'uhe nouvelle classe de "managers" privaient- progressivement l'individu de toute possibilité effective de

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contrôle à l'intérieur de la structure sociale-, sur le plan; politique les organisations de partis prenaient de'plus en plus d importance dans la vie publique et se posaient comme intermédiaires exclusifs entre les élus et les électeurs.Dans ces conditions'11 extension progressive des interventions économiques et sociales d'un Etat, toujours plus enclin à 1 concevoir ses responsabilités en matière de garantie de manière active et sous l'angle de la promotion a conduit à l'affirmation , d'une nouvelle valeur sociale identifiée à la participation au pouvoir réel à travers des rapports de clientèle capable d'assurer aux individus la protection.des intérêts sectoriels organisés en groupe de pression. A ce point la symbiose, traditionnelle dans des pays comme l'Italie et la France, entre le- centralisme bureau­cratique de type napoléonien et,le neutralisme économique d'ins­piration libérale est définitivement entré en crise, ouvrant la voie potentiellement à une régression corporative de l'économie concertée ou à un renforcement, de l'autorité de l'Etat en termes' de dirigisme technocratique. Ces deux solutions, ainsi que tous les compromis possibles, répugnent l'une et l'autre à la conscience démocratique du fait de leur incapacité structurelle à se traduire par une participation. capable- de redonner aux institutions une représentativité à la fois réelle et universelle.

L'exigence d'autonomie acquiert de nos jours une force insoupçonnée précisément du -fait de l'urgence de ce problème, de participation que la croissance même des structures sociales rend toujours plus aigu. De là procède l'effort dé la pensée politique contemporaine pour revendiquer concrètement, sous des formes nouvelles, la souveraineté de la société sur les instruments de. production et la priorité de la personne humaine dans l'orga­nisation sociale, qui est justement la primauté d'une fin sur des moyens. La difficile réconciliation de 1'autonomie et de la coordination, de la oonception pluraliste de la société, comprise - comme une dialectique toujours renouvelée entres les divers niveaux de participation - horizontaux et verticaux, géographiques et sectoriels - et de la perspective solidarisée, en'terme de coopé­ration au bien commun, a perdu de plus en plus, ces dernières années, son caractère d'utopie politique limitée à certains groupes, pour devenir un besoin universellement ressenti. Les faits ont montré à 1,'évidence que 1 ' autonomie-ne peut être garantie concrètement sans eine coordination croissante et que, inversement, un effort de coordination n'a de véritable efficacité que s'il échappe, au schématisme,- hérité de la philosophie deslumières -des choix a priori et trouve dans une structure autono­miste sous-jacente le,moyen d'une adhésion effective aux problèmes que la société perçoit à un moment donné de son évolution histo­rique. Cette exigence, déjà, sensible au niveau des cellules familiales, atteint son maximum à celui des corps intermédiaires et principalement des pouvoirs locaux, intermédiaires naturels d'une participation, renouvelée du citoyen à la gestion de lachose publique., ...

La crise que connaît.aujourd'hui l'école dans son ensemble èt particulièrement 1'enseignement supérieur,. naît aussi, dù reste, d'un décalage analogue entre ce que la société industrielle promet

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et ce qu'elle s'est montrée jusqu'ici en mesure de tenir.Dans une situation historique dans laquelle la croissance économique dépend avant tout de l'acquisition de connais­sances nouvelles.et où l'école' est donc appelée à assumer des respons abili, tés toujours plus importantes du double point de :vue quantitatif et qualitatif, on voit de plus ■ . en plus .clairement apparaître le danger d'une évolution techniciste qui en ferait un simple rouage du système, la privant de cette faculté d'invention et de direction sans laquelle la culture se réduirait à une pure et simple trans­mission de' connaissances et perdrait, sa véritable fonction unificatrice. L'école d'Etat que la contestation estudiantine, met aujourd'hui en caccusation dans les pays de l'Europe continentale n'est que la projection dans le domaine de l'éducation de l'Etat bureaucratique.et centralisateur produit par la révolution française 'dans la tradition de l'ancien autoritarisme monarchique. La contestation qui s'exerce à 1'encontre de ce type.d'école découle directe­ment du refus d'un modèle d'organisation de l'Etat fondé en droit sur la souveraineté populaire, mais tendant néanmoins, en fait, à étouffer, les libertés des individus et des groupes à travers lesquels cette souveraineté ' . s'exprime concrètement. (On peut à juste titre, me semble-t- il, dire qu'une telle réflexion ne peut être menée avec rigueur sans poser le problème, d'une révision du concept même de souveraineté nationale. C'est d'ailleurs à une révision de cette nature que s'est employée la pensée . fédéraliste depuis les années de la Résistance quand le nationalisme au niveau international et l'autoritarisme sur le plan interne apparaissaient comme des expressions complémentaires de la même identification fondamentale entre souveraineté nationale et souveraineté■populaire, identification qu'il fallait démythifier pour libérer l'Etat du caractère sacré qui lui avait été indûment attribué et le réduire à sa fonction d'instriiment de la vie en société). La revendication de la démocratie à l'école est donc inséparable d'un discours plus vaste tendant à restaurer la souveraineté effective du citoyen sur la "machinerie sociale" qui est appelée à le servir.Il est vrai en outre que cette revendication tient son caractère spécifique de l'impossibilité de remplacer valablement le dialogue entre étudiants et enseignants par. des formules de type parlementaire. L'exigence de participation caractéristique de la société contemporaine prend donc dans le milieu étudiant un caractère parti­culièrement immédiat qui rend compte en partie de la position centrale prise par les masses estudiantines dans le mouvement de contestation de la jeunesse. Il est significatif que de cette façon ce soit justement l'université - revenue à ses origines et à la plénitude de son sens étymologique - qui devienne le terrain sur lequel apparaît le plus visiblement l'irrémédiable inadéquation historique de 1'Etatsnation. Poser cette affirmation n'est évidemment pas méconnaître ou minimiser les responsabilités qui incombent à tous les niveaux aux

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pouvoirs publics dans le domaine de l'école, comme dans d'autres, mais plutôt demander que dans ce domaine également les responsabilités publiques- soient à l'avenir de moins en moins vues au niveau des garanties mais sous l'angle, de la promotion comme l'exige la dynamique même d'une société pluraliste soumise aux sollicitations d'un développement économique et social intense face auquel le harnachement- préfabriqué de l'Etat bureaucratique se mue tous les jours un peu.plus en tunique de Nessus.

L'anarchisme présumé de la jeunesse contemporaine . naît du reste du -refus d'une alternative politique qui de plus en plus semble purement formelle. Cela pourrait expliquer, par exemple, l'attitude- d'une partie de la jeunesse allemande qui tend à réunir dans le même refus les deux Etats créés à . la fin de la seconde guerre mondiale sur le territoire allemand en fonction des zones d'occupation des alliés . occidentaux et de l'Union Soviétique, Etats qui dans l'optique exempte de préjugés de ces groupes apparaissent comme deux "frères ennemis".contraints par la logique même de leur opposition1à exaspérer les tendances autoritaires que comportent sous diverses formes les deux systèmes opposés.Ils sont conjointement accusés .de s'être servis de leur . opposition même, c'est-à-dire d'un élément en soi purement négatif, comme d'un alibi pour justifier leurs carences respectives. C'est ainsi que même, la tendance.à un.rapproche­ment entre les divers systèmes économico-politiques, qui se manifeste par la "libéralisation économique" en cours dans certains pays à régime collectiviste d'une part et de l'autre part .1 '..extension dans les pays occidentaux de diverses.formes "d'économie-concertée" - est considérée, avec méfiance et en tout cas sans enthousiasme, comme.un,phénomène de rationali­sation des divers systèmes, rationalisation qui ne fait pas disparaître, mais dans un certain sens renforce, par l'adaptation aux conditions nouvelles, l'assujettissement de la vie de ,1a société au développement quantitatif :de la. production. Dans cette optique se justifient également les jugements opposés que des observateurs faisant autorité portent sur l'universalité du phénomène. Certains n'ont pas manqué de mettre en évidence comment, derrière la coïncidence chronologique entre les mouvements qui sous des.formes diverses agitent la jeunesse un peu partout, mais surtout dans les milieux universitaires des pays industrialisés, se cache de profondes différences ou même divergences entre.les objectifs du mouvement contestataire, ce qui rendrait.arbitraire toute ' tentative d'interprétation univoque du phénomène ou du moins en réduirait l'élément commun à une simple inquiétude de génération sans liens, historiques précis'. Il me semble au contraire que, 1 ' existence-même de ces divergences en quelque - sorte complémentaires confirme l'universalité d'une contes­tation devant laquelle les systèmes économico-politiques opposés se présentent en quelque sorte comme les deux faces d'une même médaille, si bien qu'une protestation essentiel- - lement commune, en souligne nécessairement, pour des raisons de perspective des- aspects divers. -

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Le véritable ciment de la contestation des jeunes- et. qui donne à sa globalité- la valeur d'une aspiration universaliste - semble résider dans le refus du caractère autoritaire d 'un type d ' organisation-sociale qui tend à se poser, èn fait sinon en droit, comme horizon et comme fin pour les 'individus et les groupes.- Ce type d'autorité est ressenti par les jeunes comme une violence organisée,un désordre profond, même quand il ne prend pas 1 aspect de ' la répression ouverte, et le fait que les jeunes le contestent systématiquement à tous les niveaux n'est pas tant une mani­festation d'anarchisme au sens traditionnel et iédologique du terme, qu'une tentative improvisée et parfois grotesque pour redonner aux mécanismes sociaux leur rôle d'instrument.En ce sens on peut dire, à mon avis, que la contestation globale est aussi une réponse au processus de sectoriali- sation que co.nnait la civilisation industrielle et qui implique le monde même de la culture où, dans le moment même où les frontières du savoir reculent au-delà de toute imagination, il semble que disparaisse la possibilité d'une synthèse civilisatrice qui ne soit pas pure et simple juxtaposition de connaissances. Cette sectorialisation commune aux systèmes opposés du monde contemporain trouve son expression la plus flagrante dans la réduction du travail collectif à.une simple coordination bureaucratique et dans l'irrationalité toujours plus manifeste qui en découle pour le travail des individus, contraints à agir en aveugles dans l'ignorance complète des fins de leur action. Evidemment lié à la division sociale du travail rigoureusement appliquée par la civilisation industrielle moderne, cet état de choses constitue à mon sens l'élément d'unification de la contestation de la jeunesse tant étudiante qu'ouvrière et le mobile fondamental de la recherche de nouveaux instruments de participation que les jeunes mènent à tous les niveaux de là structure institu­tionnelle. Dans cette optique, la contestation des jeunes s'oppose en fait essentiellement au gaspillage de talents humains entraîné par un type d'organisation du travail- et donc de l'école et de la culture - dominé par la priorité donnée aux exigences d'un développement incontrôlé de la production.- On pourrait rappeler à cet égard l'opinion des ceux qui voient dans le remplacement progressif de l'homme par la machine, qui donnerait à la machine une fonction analogue à celle que-remplissaient à l'époque classique les masses d'esclaves, un événement capable de recréer et d ’universaliser les conditions dans lesquelles s'affirmèrent en d'autres temps les institutions démocratiques de la "polis". Les jeunes refusent radicalement le déterminisme optimiste qui a alimenté les illusions des générations précédentes et la rhétorique du progrès et des "lendemains qui chantent" et considèrent que l'évolution des structures est par nature incapable de résoudre à elle seule un problème de cette ampleur, puisqu'aucune société ne sera jamais assez riche pour poursuivre simultanément des objectifs opposés, d'où la tendance révolutionnaire à opérer dès maintenant un dépassement qualitatif de l'orga­nisation du travail et de l'école en recherchant ce type

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d ’intégration créatrice des capacités des individus dans lequel Felice Balbo voyait le fondement moral de l'exercice, d'une véritable liberté politique dans une communauté auto-, gouvernée. C'est là que réside* au-delà du caractère abstrait de bien des formulations et du caractère simpliste des propositions concrètes parfois formulées* l'incontestable signification historique d'un engagement de.cette nature.

* 1Je ne crois pas pécher par exces d optimisme en recon- ■naissant que la polémique anti-institutionnelle des jeunes* vue sous l'angle positif* non seulement n'a pas nécessairement 1 'aspect d'une explosion nihiliste irréfléchie* mais peut au contraire se révéler être un antidote efficace contre la tendance de plus en plus nette à la dépolitisation et à l'extension du pouvoir technocratique*'caractéristique sous diverses formes de toute société industrielle avancée. Cet aspect de la protestation des jeunes est particulièrement évident dans le refus de subir passivement un type de développement économico-social laissé pour l'essentiel à son propre automatisme* même s'il est rationnalisé sur le plan technique par la définition d'une hypothèse prévisionnelle globale'et par un ensemble d'interventions de soutien de la part des pouvoirs publiques. Là aussi la critique des jeunes semble en outre toucher impartialement* bien que par des côtés opposés* les systèmes économiques existant dans la civilisation industrielle contemporaine. La polémique ne porte pas tant sur un automatisme du marché de moins en moins réel* que sur le fait que ces mêmes interventions régulatrices qui se multiplient dans le cadre de l'économie concertée continuent à obéir à une logique qui sacrifie les besoins collectifs qui de par leur nature ne peuvent être exprimés . en termes de marché. De là aussi l'insistance avec laquelle on proteste contre "l'industrie culturelle" et plus généra­lement contre un type d'expression intellectuelle qui, subissant les contraintes du marché* est en quelque sorte* \ "commercialisé". On ne peut s'é'tonner que dans les pays à régime collectiviste* la même polémique prenne inver­sement l'aspect d'une revendication de la sphère indivi­duelle, qui peut aussi passer par une plus large satis- . faction des besoins personnels et se manifeste aussi extérieu­rement sous des formes empruntées, avec des intentions provo­catrices transparentes* à la société d'opulence occidentale. Dans ce cas en effet* ce qui est contesté c'est la persistance d'un type de planification autoritaire manifestement liée à une conception héritée du siècle des lumières*- et donc abstraitement rationnaliste* du développement futur* planifi­cation qui* ignorant ou étouffant la créativité personnelle finit souvent par se résoudre en une absurde extrapolation de l'expérience passée et une simple croissance quantitative. Nous sommes donc en présence d'une protestation contre l'aspect déshumanisant de la civilisation industrielle qui sacrifie les vrais besoins de l'homme aux exigences de la production au lieu d'adapter ces derniers aux premiers.

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Allant plus'loin dans la même direction, la critique de l'automatisme qui se répand de plus en plus parmi les jeunes jusqu'à apparaître comme le trait le plus caracté­ristique d'une' nouvelle mentalité, att'eint nécessairement- toute conception tendant à proposer une image préfabriquée, garantie, de l ’avenir de 1 1 humanité.■Une critique àussi radicale ne met pas seulement en cause les orientations des forces politiques qui décèlent dans le processus historique là présence de mécanismes capables par leur vertu propre d'en aplanir les contradictions, mais la philosophie même implici­tement admise par la civilisation,industrielle contemporaine. - Celle-ci sèmble en effet dominée par la confiance antérieure à toute conscience rationnelle, en la constance ou plutôt en l'accélération du progrès technologique, jusqu'à oublier qu'il n'est par nature qu'un instrument-. Or ce n'est pas un hasard si la critique des jeunes vise, avec plus ou moins de clarté, le déterminisme implicite de cette vision, puisque c'est justement la foi en une sorte de providence immanente au processus historique qui partout renforce l'esprit démis­sionnaire qui gagne la société industrielle, la tendance toujours plus répandue à déléguer aux techniciens le soin de résoudre des problèmes qui par leur nature impliquent au contraire une référence à des choix de valeurs pas toujours univoques, ou même l'intolérance, caractéristique de la plus basse mentalité techniciste à l'égard de tout discours comportant, une affirmation de valeur. Le fait même de' se demander, comme les jeunes d'aujourd'hui ou du moins les plus conscients d'entre eux semblent le faire, quels motifs la . ■ réalité contemporaine nous donne d'espérer une évolution plus conforme aux besoins des "hommes, semble au contraire présupposer. ' une confiance retrouvée dans la possibilité de fonder un ordre meilleur répondant à la véritable nature des hommes. Ce type' de mentalité implique en effet une contestation radicale du technicisme en tant- qu'attitude empirique qu'il se présente comme purement irrationnel ou comme techniquement motivé, mais privé de référence à une perspective globale du progrès de la civilisation. Une contestation de cette nature, et ce- n'est pas par hasard, qu'elle met en cause la prétendue "neutralité"' de l'école, apparaît d'autant plus utile que la mentalité techniciste tend par nature à consolider l'autori­tarisme d'un pouvoir technocratique de moins en moins directement influencé par une opinion publique dépolitisée et unanimiste-, et donc enclin à se considérer comme le seul dépositaire du bien commun et l ’interprète d'une évolution nécessaire.

La consciencè même de l'indivisibilité du progrès oblige a rejeter un schéma évolutif qui voudrait contraindre tous les peuples de la terre à répéter les expériences réalisées jusqu’ici par les communautés les plus évoluées, considérant 1 état où sont parvenues ces dërniè-res comme un objectif historique universellement valable. Il me semble

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que dans la revendication d'une responsabilité directe de chacun en face de l ’avenir commun réside la signification la plus profonde et la plus réconfortante de la grande lame de fond que nous avons vue se lever dans le mondé de la jeunesse contre ce que nous étions à peu près tous habitués à considérer comme l'issue inévitable de l'évolution en cours. Ce n'est pas par hasard que l'on observe particulièrement nettement dans les milieux universitaires la détermination de tirer parti du "pouvoir contractuel" accru que la croissance économique confère aux intellectuels et en premier lieu;à l'université pour imposer un changement qualitatif dans les choix qui gouvernent le développement, social futur.

Le mondialisme passionné et parfois naïf qui colore une grande part de la protestation des jeunes n'est- pas, à mes yeux, d'ordre purement sentimental mais est, directement lié à la critique des processus automatiques qui président au dévelop- ' pement de la société industrielle. Il est bon de rappeler à ce propos que dès 1'origine le fédéralisme européen avait manifesté une claire conscience de; la 'complémentarité existant entre le développement de 1'autarchie populaire à tous les niveaux, dans le sens d'une véri cable1 démocratie pluraliste, et 1'instauration d'un ordre international plus équitable au moyen d'un processus fédérateur. Dans cette attitude, qui considérait autonomisme et fédéralisme comme des modalités complémentaires d'un dépassement définitif de l'identification historique entre Etat et Nation, c'était- en effet la conscience de l'impossibilité de restaurer l'órdre démocratique profondément ébranlé par la très grave crise que traversent' de nombreux pays, sans leur donner une dimension à la mesure de la réalité1' nouvelle que ce système était appelé à dominer.'Ce n'est pas par hasard que le mondialisme exprimé, en Italie par exemple, par le manifeste de Ventotene, considérait la fédération européenne comme le début d'un processus fédérateur à l'échelle mondiale, se fondant sur la conviction que même les communautés les plus évoluées ne pourraient plus profiter longtemps de leur liberté politique sans instaurer dans l'ordre international des conditions propres à promouvoir la maturation des pays coloniaux restés en marge de la civilisation contemporaine et en parti­culier de l'industrialisation.

Les jeunes ressentent de plus en plus clairement cette dimension mondiale du problème du développement qui ne peut être résolu à la manière d'une question sectorielle, mais concerne par sa nature même les conditions générales de la croissance des pays industrialisés et les options fondamentales qui la gouvernent. La conscience de cette interdépendance - même si elle s'exprime parfois sous des formes non dépourvues dé préjugés idéologiques abstraits et de contradictions - constitue (incon­testablement l'un des aspects les plus neufs et les plus prometteurs de-1 'effervescence actuelle de la jeunesse. Elle suppose en effet, de la part de la société, une prise en charge de responsabilités qui aboutit à considérer à l'échelle

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véritablement mondiale, la mise en valeur des ressources disponibles sur notre planète» Ce que la protestation des jeunes met en cause à cet égard, c est le lien existant entre 1 '.automatisme du développement industriel et.le déséquilibre-croissant dans la répartition des richesses entre les divers pays, en fonction de leurs différents degrés de diversification économique et donc de développement. A ce propos, on comprend encore mieux la méfiance avec laquelle' une si grande partie de la jeunesse voit le rapprochement en cours entre les grandes puissances industrielles, dans la crainte que la consolidation de l'équilibre existant rende encore plus aléatoire la solution d un problème dont dépend, pourtant l'avenir de l'humanité entière. En d'autres termes, l ’extrémisme des jeunes, apparemment gratuit lorsqu'il s'exerce à l'intérieur des sociétés ‘les plus riches du monde, découle directement .d'une attitude mondialiste qui à son tour vient de la reconnaissance de la solidarité essentielle entre le type de développement contesté à l'intérieur de-ces sociétés et les déséquilibres qui se manifestent au niveau mondial. Le dépassement de l'automatisme dont on a parle est considéré en somme comme la condition nécessaire de l'expansion universelle de l'économie industriélle et de la reprise respective du processus d'unification du monde amorcé par celle-ci.

Il ne semble pas possible de nier le bien-fondé de cette opinion. En effet, la persistance dans les échanges internationaux d'un système reposant sur l'automatisme des lois du marché devient injuste du fait de la disparité structurelle entre les parties contractantes et ne permet en aucune façon de penser que "l'aire de prospérité" s'étendra automatiquement. L'illusion déterministe qui voudrait concilier dans une conception fidéiste le plus grand progrès de tous avec le plus grand progrès de chacun n'aurait de sens que si l ’on pouvait supposer acquise 1 '.intervention de mécanismes équili­brages qui pour le moment n'existent que dans nos rêves. Ce serait donc mettre la charrue avant les boeufs et donner arbitrairement pour résolu un problème encore à résoudre. Il est vrai, inversement, qu'avec lès extraordinaires conquêtes de ces dernières années, le progrès technologique est parvenu à fournir à l'humanité les instruments d'une solution possible de ses problèmes matériels, à commencer par celui de la survie que l'extraordinaire explosion démographique suscitée par ce progrès pose dès maintenant de manière péremptoire et posera plus encore, dans le proche avenir. Cette possibilité qui .s'ouvre au moment même ou la destruction totale de l'humanité apparaît pour la première fois possible semble imposer un choix dans lequel est.déjà implicite la reconnaissance du caractère purement instrumental du progrès technique. Dans la contestation de la jeunesse, se dessine une fois de plus . la recherche d'une maturation civique permettant de surmonter ce que l'on pourrait appeler le "désordre organisé".

Ces conditions acquièrent une actualité nouvelle, et impérative dans une situation internationale dominée par le renforcement d'une sorte "d'accord global" américano-soviétique dans le cadre duquel le respect rigoureux des zones d'influence

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de chacun semble conduire parfois à une validation réciproque de 1'évolution autoritaire en cours dans certaines régions stratégiquement importantes. Dans cette situation* la reven­dication d ’autonomie* pourtant légitime* des petits pays ' alliés* risque en fait de redonner du crédit à une vision mythologique de la souveraineté nationale* cause structurelle de l ’infériorité politique des européens. Les forces démocra­tiques et' progressistes elles-mêmes semblent du reste.presque partout renoncer en grande partie à leurs traditions, interna­tionaliste. La retraite historique à laquelle nous assistons n'est pas seulement un épisode tactique* mais une évolution idéologique- : elle traduit à la fois la subordination à des intérêts.liés au maintien du statu quo international, la défense corporative des situations acquises jusqu’ici dans' les différents pays* mais surtout une symbiose étroite avec 1 ’Etat-nation* héritée tant de l'expérience du réformisme occidental que de celle du-national communisme.

A ces limitations traditionnelles - mais malheureusement toujours actuélles - de ce qui est la majorité probablement des forces démocratiques européennes* s ’oppose tout au plus* dans les mouvements contestataires qui agitent la jeunesse, un mondialisme vague et inorganisé. Pour ce qui est de l'Europe, l'opposition rigide que ces mouvements ont l'habitude d'établir entre l'Europe des gouvernements ou des Etats - considérée comme une réalité de type juridique formel* parfaitement étrangère à leurs préoccupations - et l'Europé des peuples - vue comme une perspective vaguement anarchique et de toute façon irréductible au schéma du débat politique traditionnel - et qui n'accepte aucune différenciation entre les Etats selon la coloration de leur régime respectif* ne permet pas non plus de définir une plate-forme d'action qui ne soit pas purement négative et contestataire. Le refus préalable d'un monde dominé par la logique des blocs opposés se traduit tout au plus* dans ces mouvements* par l'invocation platonique d'une alternative révolutionnaire* pouvant prendre l'aspect d'une conflagration mondiale entre riches et pauvres* c'est-à-dire entre pays industrialisés et pays en voie de développement.La limitation fondamentale de la'contestation des jeunes en Europe* et peut-être hors d'Europe* réside, à mon sens dans cette attente millénariste d'une résolution catastrophique des contradictions nées de l'évolution historique de la civilisation industrielle : comme une apocalypse nécessaire à la palingénésie attendue. Une perspective de cette nature risque de se traduire par un simple renversement dialectique de l'optimisme déterministe de ce même réformisme qui a été jusqu'ici la cible favorite des jeunes contestataires. Le résultat final d'une telle attitude - souvent compliquée par le recours à des schémas idéologiques dépassés et s'appliquant mal à la réalité contemporaine - pourrait être une fois encore l'abdication devant un engagement historique'qui n'admet pas de raccourci intellectualiste et dont la globalité* pour être véritablement féconde* doit parvenir à se glisser dans les inévi­tables approximations du contingent.

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Dénonçant cette limite fondamentale de la contestation de la jeunesse, les fédéralistes européens ne doivent toutefois pas penser offrir aux jeunes des solutions toute faites aux problèmes de" l'avenir et encore moins Se présenter comme

, les défenseurs de ce qui a été fait jusqu'ici dans nos pays - dans la tentative d'ouvrir concrètement une brèche dans la muraille -impénétrable, de cet Etat-Nation qui est à nos yeux le premier responsable du désordre actuel. Il me semble beaucoup plus important de procéder à un vaste inventaire des consta- ’ tâtions négatives qu'ont incontestablement en commun les mouvements contestataires en cherchant à en tirer les indications valables pour une .action plus organisée et mieux adaptée à„ l'évolution qüe connaît la société européenne.