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Conte de la plaine et des bois (extrait)

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http://www.moutons-electriques.fr/livre-415 De retour dans son pays natal, le patron d’un grand studio de dessins animés entend aboyer Dick, son premier chien, pourtant mort il y a longtemps. Il sort à sa recherche, traverse la rivière, se perd dans les bois… où il croise un garçon qui accompagne « son » Dick pour son ultime voyage. Débute un périple à la frontière du fantastique – ils dorment dans une maison hantée, partagent la dernière noisette de Mister Kreekle, son personnage fétiche… Toute fin étant une question de point de vue, chacun des trois voyageurs proposera la sienne. Né en Normandie en 1955, Jean-Claude Marguerite a été photographe, journaliste, publicitaire. D’un conte imaginé pour son fils, il a tiré Le Vaisseau ardent, écrit sur une période de dix-huit ans. Dès sa sortie, ce premier roman a été nommé Coup de cœur 2010 du Point.

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ISBN 978-2-36183-277-3Parution début septembre 2016Éditeur : Les Moutons électriques(diffusion-distribution Harmonia Mundi Livre)

J ean-Claude Marguerite avait fait l’évé-nement en 2010 avec l’énorme et saisissant Vaisseau ardent, un roman

entre fantastique et piraterie, qui se vendit à 10 000 exemplaires. Six ans plus tard, il revient enfin avec un deuxième roman, de taille nettement plus modeste. Dans un élégant petit format, une nouvelle plongée dans le fantastique, cette fois teinté d’onirisme et sur fond de « nature writing ». Un texte court, servi par une langue splendide, charnue, poétique, lyrique, d’un classicisme superbe.

N é en Normandie en 1955, Jean-Claude Marguerite a été photographe, journa-liste, publicitaire. Il travaille aujourd’hui

dans l’édition et enseigne la PAO à l’université Paris 3 – Sorbonne nouvelle. D’un conte ima-giné pour son filse, il a tiré Le Vaisseau ardent, écrit sur une période de dix-huit ans. Dès sa sortie, ce premier roman a été nommé Coup de cœur 2010 du Point. Conte de la plaine et des bois est son deuxième roman.

ISBN 978-2-36183-277-3Parution début septembre 2016Éditeur : Les Moutons électriques(diffusion-distribution Harmonia Mundi Livre)

E N PANNE DE SUCCÈS, le patron d’un grand studio de dessins animés revient dans le pays de son enfance, là où il a créé Mister Kreekle,

son personnage fétiche. Une nuit, il entend Dick l’appeler... son chien mort voilà soixante ans. Il sort à sa recherche, traverse la rivière, se perd dans les bois… où il croise un garçon qui accompagne « son » Dick pour son ultime voyage. Débute un périple à la frontière du fantastique. Ils dorment dans une maison hantée, suivent des biches, se partagent la dernière noisette que Mister Kreekle cache dans une poche. Se remémorant sa vie, entre poésie et compromis, le vieil homme renoue avec l’inspiration. Mais toute fin étant une question de point de vue,

chacun des trois voyageurs proposera la sienne.

ISBN 978-2-36183-277-3Parution début septembre 2016

Éditeur : Les Moutons électriques(diffusion-distribution Harmonia Mundi Livre)

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Poésie ?Allez, il le sait bien, la poésie n’est plus de mise.La Croisade des feuilles contre l’hiver ? Utopie, caprice, leurre.Il enfouit ses mains au plus profond de ses poches et les fouille –

pour un peu, il les retournerait pour ne pas hurler qu’elles sont vides, qu’elles l’ont toujours été. Il les ressort et les inspecte un instant – des mains de vieil homme, pas celles de l’enfant au crayon.

Pour les occuper, ou snober leur défaite, il ôte son chapeau et le brosse, s’en bat le flanc. Puis il stoppe net : voilà qu’il chasse les brins d’herbe et les débris de mousses qui s’accrochent à son beau loden, comme si cette parure sauvage n’était que salissures ! Il se recoiffe de son chapeau de feutre poil noir en maugréant que rien n’est comme avant, qu’aucune promesse n’a été tenue. De méchante humeur, il se remet en marche. À grandes enjambées, il se dirige vers l’allée fores-tière de son enfance – bien qu’il l’a constaté dès son retour : celle-ci n’existe plus.

L’agronome qui l’accompagnait lors de l’inspection de son nou-veau domaine, voici bien des mois, n’avait pu qu’étayer ses craintes. Une route de chantier a remplacé l’allée d’autrefois. Des ornières dédoublées ont défoncé le chemin légèrement bombé et aux bor-dures tout en estompe. Le passage des tracteurs a exhumé de longues pierres et brisé des racines aussi grosses que ses cuisses, éventrant une terre noire et grasse. Des traînées bourbeuses attestent d’embardées profondes, que des flaques fangeuses jalonnent. Les anciens sentiers qui dessinaient une ramification touffue se sont fondus aux sous-bois, d’autres laies ont été élargies au cordeau. Aux croisées trahies par de subtils halos succèdent de vastes carrefours avec aires de sta-tionnement pour chapelets de remorques. Des numéros de parcelles

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sont placardés aux arbres. Les fougères prolifèrent sur les bas-côtés, elles se repaissent du silence des tronçonneuses.

Tout a changé. Il s’en doutait et en débattait avec autorité avec l’ex-pert qu’il avait convoqué, mais tout en cheminant et tout en parlant sa poitrine ployait et se repliait sur elle-même, une douleur aiguë s’acharnait à le darder jusqu’à atteindre le garçon de ses treize ans – non pour s’en débarrasser, c’eut été plus simple, mais pour le réveiller de la torpeur de tant d’hivers et lui montrer la désolation de sa dé-faite : aucun rêve n’y a échappé, inutile de détourner les yeux.

« Vous avez déjà visité des parcelles forestières laissées à l’abandon depuis un siècle ? lui avait assené l’agronome. La vie continue, mais jamais comme nous l’avions pensé.

— Je sais tout cela, avait-il grommelé la main sur sa poitrine.— La forêt de votre jeunesse n’est plus. Ces bois ont été délaissés,

puis mal exploités.— Vous parlez comme mes conseillers, qui répètent ce qu’ils ont

appris à l’école, leurs professeurs ne faisant que citer des livres. Ce n’est pas ce que j’attends de vous.

— Il est impossible de revenir en arrière. D’autres forces que vos rêves sont en jeu.

— En quoi cela devrait m’empêcher d’essayer ? »Cela ne changerait donc jamais ? Les nombreux articles qui ont

été consacrés à sa gestion des Studios louent sa capacité à exiger l’im-possible de ses équipes, et depuis quarante ans ça a toujours marché ! Malgré cela, chaque fois il en faut un qui vienne lui expliquer que, cette fois, il dépasse les bornes.

« Mais, n’avait pu s’interdire d’insister l’agronome après quelques pas en silence, à quoi bon ? Ici, nous parlons des lois de la nature, pas d’un paysage de parc d’attractions. L’équilibre et l’harmonie ne sont que des illusions complaisantes, des instantanés trompeurs. Chaque essence livre un combat acharné pour survivre. Pourquoi gaspiller votre temps ?

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— Parce que, justement, je reconnais le bien-fondé de votre argu-ment : si je ne peux pas prédire ce qui va arriver, comment être sûr que je vais perdre ou que je vais gagner ?

— Si vous refusez d’entendre la moindre tronçonneuse, votre forêt va dégénérer. »

« Dégénérer »  : l’agronome n’avait pas dit mourir. N’était-ce pas ce qui arrivait aux Studios ? De lui-même et depuis des années, il a mis en place différents plans pour que sa disparition ne nuise pas au devenir de sa création ; mais, au fond, y a-t-il jamais cru ?

« Vous voulez faire une pause ?— Pardon ?— Vous deviez boire un peu d’eau, avait insisté l’expert qui s’était

retenu à temps d’ajouter “à votre âge”. Vous êtes pâle.— Mais je n’ai pas soif et je ne suis pas fatigué ! Pourquoi dites-

vous cela ? »L’agronome avait détourné les yeux – dans son regard, il avait sur-

pris un rien de cette lassitude qui échappe aux infirmières quand les malades affirment qu’ils vont mieux, désormais, parce que, ce matin, ils ont un peu moins de fièvre. Ce fut alors qu’il s’était rendu compte que son poing s’était refermé sur sa poitrine et que son visage peinait à quitter les plis d’une vilaine grimace.

« Ce qui m’arrache le cœur, avait-il avancé en excuse, c’est que la poésie n’est plus de mise. »

Une fois de plus, ses mains regagnent ses poches et sondent leurs tréfonds. Vides, hormis l’intrus, l’objet manufacturé – il n’a apporté que cela, un téléphone…

Il se tourne, scrute aussi loin qu’il le peut, devant comme der-rière. Il ne reconnaît pas formellement les lieux. Ses jambes refusent d’avancer davantage. « La poésie », disait-il…

« Nous ne pensons pas que ce soit une bonne idée. La tendance n’est pas… — La tendance ? Je fais la mode ! L’impulsion, c’est moi !

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Les autres se contentent de traîner des pieds, ils ont dix années-lu-mière de retard. — Vous enjolivez, encore. Nous n’avons jamais fou-lé les marches du podium hollywoodien. — Parce que je l’entendais ainsi ! Il n’y a pas que l’argent qui fait la liberté. Être trop en vue, c’est se condamner à plaire. Mais pas au public, aux grands argentiers. J’ai toujours préservé notre capacité à créer ! — Nous n’en avons plus les moyens… Vous avez imposé votre volonté, mais, cette fois, les faits sont indéniables : l’audimat ne suit plus. Nos concurrents récoltent les fruits de votre obstination. Le nouveau concept… — Ne m’en parlez plus ! Je ne veux plus entendre parler de “territoire télévisuel”, de cet espace moquette-canapé coincé dans l’angle de vision de l’écran ! “Chers en-fants, ne marchez plus ; en avant toute, mâchez !” J’assume tout ce que j’ai fait, mais nous sommes plus que du pain sucré pour sandwiches à la pub ! C’est assez. — Vous caricaturez… Le concept, pour y revenir, insiste sur le rythme. La poésie n’est plus de mise. — En cinquante ans, pas une fois je… — Les autres ont intégré ce concept. Et ça fonctionne. Plutôt bien… Vous, vous l’avez rejeté. Vous connaissez la suite… Nous serions en bourse… — Maître Corbeau sur son antenne haut perché, tenait en son bec une belle part de marché. — Quoi ? Quoi ? »

Pourquoi croyait-il, cet imbécile, qu’il a abandonné les crayons pour la calculette  ? Et qu’il est resté actionnaire majoritaire… Les Studios portent son nom, un nom qui signe contractuellement le moindre scénario, un nom qui n’est plus qu’une marque – des analystes se disputent chaque année sur sa valeur marchande. Mais, depuis quarante ans – à mi-vie, disait-on à quarante ans, alors que quatre-vingts ans, désormais, dans une maison de retraite, ça vous vaut un bizutage en règle de la part des « anciens » –, il s’était éloigné de la planche à dessin et de sa machine à écrire pour endosser de plus en plus de fonctions exécutives. Il n’avait accepté ces nouvelles attri-butions que pour sauver son entreprise et s’attendait à dépérir, mais il l’avait vécu comme une seconde naissance. Diriger, développer, in-nover dans l’univers réel et difficile des affaires, au rythme exigeant

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des bilans trimestriels, avait tout autrement stimulé sa créativité et sa force de travail. Flâneur, il s’était découvert boulimique. Le succès des Studios a été sa priorité, sa seule obsession : mais l’ogre qu’il a dessiné s’est invité à sa table et a dévoré jusqu’à son lit.

Il se sent vraiment las, tout à coup épuisé. Depuis des années, trop d’années, son souffle a pris les allures de celui d’un vieil homme, oui : d’un homme vieux.

Il refuse de s’asseoir, n’arrive pas à repartir. Ce n’est pas tant la carcasse qui dénombre ses faiblesses, que l’âme qui se regarde et qui découvre qu’elle n’a jamais été bien forte. Son existence, s’il faut préciser les choses, se résume à une escalade de compromis, à la poursuite d’un rêve, ou d’une bonne douzaine, des enfantillages, promesses intenables. Pour-tant, pendant cinquante ans, il l’a professé à chaque occasion : il s’est donné à son public, les enfants. Mister Kreekle, la dernière noisette…

Faux. Discours et esbroufe. Sa quête est plus égoïste que ça.Cette dernière frasque – insonoriser toute une région ! – reflète sa

détresse : reconstituer le décor de son enfance s’avère une tentative pa-thétique de renouer avec la magie de ses premiers dessins, avec le délice carnassier de croquer un personnage, d’inventer une histoire à partager.

La Croisade des feuilles contre l’hiver… Oui, le beau caprice !Car, la poésie qu’il réclame pour son public, il n’est pas dupe de

la vouloir avant tout pour lui-même. L’émerveillement de sa propre enfance lui apparaît clairement comme une étape, révolue, en aucun cas un modèle. Voilà tout… Fin de la rediffusion.

« J’aurais tant voulu… »

La Croisade des feuilles contre l’hiver… Oui, tout aurait pu commen-cer comme cela, pourquoi ne pas vraiment recommencer ?

« Et alors ? Hein ! Je suis vivant et je suis dans mes bois. Mince ! Je… je… »

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Ah, courir, mais courir vraiment, à s’en péter les poumons !Il fait demi-tour, rebrousse chemin. Il doit retrouver la feuille

rouge, il va la retrouver – et la dessiner. Oui. C’est ça. La dessiner. Un dessin animé en blanc et rouge.

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Pour qui sait observer le relief des feuilles que ses souliers de ville ont écartées et déplacées, ses pas ont laissé de larges empreintes. Le chemin est nettement dessiné et, de fait, bientôt il aperçoit la feuille, fragile, et la reconnaît de loin. Il s’en rapproche. Mais, est-ce bien elle ? C’est probable, mais les choses ne se présentaient pas ainsi. Pas vraiment ainsi. Oui, c’est elle, ça ne peut être qu’elle. Mais… Par où est-il arrivé tout à l’heure  ? Il s’éloigne, revient en suivant ses pre-mières traces, adopte son ancienne allure… Ça ne colle pas. Il re-fait son trajet, plus lentement. À quoi pensait-il  ? Entendait-il une symphonie ? Est-ce que la lumière n’a pas trop changé ? Zut ! Tant pis : recommencer. Il cherche un nouvel angle. Bien. Qu’est-ce qu’elle a de si particulier, cette feuille  ? Car c’est elle, mais… Bon  : il s’en était approché, l’avait touchée, les yeux fermés… Comme ça ? Non. Rien. D’ailleurs, en regardant bien, il y en a d’autres… Elle n’était pas la seule, juste la première qu’il a remarquée. Et elle tient, elle s’accroche. Frêle, certes, mais pas fragile. Bien… Bon. Ce n’est pas le plus important. Combien de fois a-t-il été séduit par l’idée d’un mouvement, ou d’un éclairage, qu’il a dû entièrement recomposer de mémoire ? Cent fois ! Mille. Des millions de fois… Alors, voici ce qu’il va faire : il va… Mais il n’a pas emporté de papier. Pas de crayon. La simple perspective de sortir son téléphone de la poche de son lo-den l’atterre : il a pensé en prendre une photo… Quoi ? Il ne sait plus engranger une émotion sans bloc-notes numérique ?

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Il n’est plus le même. L’instant magique de la feuille rouge est pas-sé. Il s’assoit par terre. À moins qu’il soit tombé.

La clarté qui opalise les bouleaux qui se sont insinués dans la noble futaie l’incite à deviner l’heure. Dans la trouée des branchages, le soleil émerge d’un ciel drapé de nuages. Si l’astre se montre, c’est qu’il est tard. Même sans son détour vers la feuille rouge, il ne serait pas arrivé au Double-Charme à temps. Ne reverra-t-il jamais le jour se lever sur le Château ? La question sangle sa poitrine.

Mais, bon sang, il dirige un empire. Aux Studios comme dans les scénarios, c’est lui qui fait la pluie et le beau temps. Alors, non. Pas maintenant. Il n’est plus un enfant. Son apitoiement touche à l’in-digne, signe d’une profonde lassitude. Ou de l’âge ? – tant de com-bats… Et pourtant, le voilà, qui se vautre dans les sous-bois…

Mais rester couché n’est pas ce qu’il veut. Parce que, s’il désirait réellement rendre les armes, tout ne devrait-il pas s’achever là où tout a commencé ? Et s’il envisageait sérieusement de lâcher prise, au Château il lui suffirait de débrancher un seul câble. Ce sursaut d’orgueil le rassure, gage que sa résolution n’est pas si sérieusement ancrée, qu’il est simplement en proie à un abattement soudain aux racines anciennes.

Son existence, puisqu’il regarde en arrière, se résume finale-ment moins à une course qu’à une lutte perpétuelle, aux règles fluctuantes et trompeuses, et ce n’est pas, absolument pas ce qu’il projetait ce matin-là, lors de cet instant de communion paisible… Oui, il doit se lever et regagner le Double-Charme, non pour s’y affaler afin d’y dépérir, quoi que l’idée ne soit pas dénuée de charme, mais pour…

Pour quoi, au fait ? Se battre, capituler ?Il n’y a plus d’oiseaux dans les feuillages. Sa position n’a plus rien de

confortable. Il commence à avoir sérieusement froid, couché comme ça en pleine forêt. Il ramène ses genoux plus près de sa poitrine, et remonte un bras sous sa tête, son chapeau renversé en aumône.

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Et puis, c’est ridicule. Il est ridicule… Voilà où l’a conduit de re-penser à son chien comme s’il l’avait perdu hier – s’il le découvrait ainsi, il le sait bien : Dick foncerait droit sur lui et le bousculerait sans ménagement, il se ruerait sur sa pauvre dépouille défaite en grognant telle une bête féroce, il immiscerait sa gueule baveuse dans ses poches pour en extraire ses mains sans crayon, il agrip-perait le bas de son pantalon de flanelle pour le forcer à se relever et à courir  ; ou, pire et ô combien plus roublard, ce qui n’aurait rien d’étonnant de sa part, il lui chiperait son chapeau de feutre poil noir et se sauverait pour enfouir ce coûteux trophée loin, bien loin, après l’avoir savamment ravagé… Non, Dick ne le laisserait pas faire…

«  Tu me manques. Bon sang, tu me manques… Après tout ce temps. Pourquoi ? »

C’est une sensation bien désagréable que de se découvrir misé-rable – si, du moins, cette décrépitude subite l’avait décemment sur-pris couché dans son lit, il prétexterait de quelque vieille fatigue à assumer ; mais là, avachi dans les feuilles…

« Et hop ! » grogne-t-il pour la pure forme en tentant de se relever.Se relever implique, hélas !, tout un tas de difficultés. Basculer sur

un côté tout en se penchant en avant, prendre appui sur un coude et se projeter vers la position assise. Se stabiliser, la respiration hale-tante, les bras tremblant un peu. Plonger une main dans l’humus, plier et glisser une jambe sous soi – se soulever pour lui ménager un minimum de place. Une fois le genou ramené, se tordre pour se redresser. Poser le genou à terre. Respirer. Attendre que ses os se dégrippent. Attendre que son souffle cesse de concurrencer son premier projecteur 16  mm. Attendre la force d’un juron faisant honneur à sa réputation. Le plus redoutable reste à venir  : com-battre rhumatismes et ankyloses, braver l’étourdissement, forcer les choses – pour ne pas la nommer, la forcer, « elle » : sa carcasse infi-

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dèle, compagne indigne de tant d’années – et, à genoux, la flanelle engluée à ses articulations endolories, se hisser sur ses deux pieds et s’y tenir, bon sang, tenir sans chanceler…

Debout, il peste contre son chapeau resté à terre.Pour ne pas le récupérer immédiatement, il tempête qu’il a faim.En réponse, dans sa tête il siffle les bribes éparses de son générique

préféré, tandis que ses mains sondent les poches de son manteau jusqu’à rencontrer la dernière noisette dans les profondes coutures de l’une d’elles. Ne sifflant plus, il décortique le fruit  : d’un pince-ment entre le pouce et l’index, et hop l’amande se libère de sa coque, saute dans les airs et retombe dans sa paume ouverte. Il croque la noisette qui craque sous ses dents.

« Ah ! répète-t-il. Je manque d’idées, moi ? Je n’ai pas pris mon petit déjeuner, et j’ai déjà dix amorces de scénarios en tête ! Trop vieux, usé, fini, qu’ils disaient… Ils vont voir, oui. Ils vont voir ! »

D’un bloc, il s’incline et reprend son chapeau et s’en coiffe.« Et hop ! »Il se tourne et se dirige à grandes enjambées vers l’allée, se frottant

les bras pour se réchauffer et chasser les feuilles, levant la tête pour deviner le soleil qui lui sourit, quand il entend un chien.

« Dick ? »

Son corps a cessé d’avancer. Sa bouche ouverte, il peine à respirer. Ses yeux le piquent. Il écoute, il écoute. Va-t-il aboyer de nouveau ? A-t-il bien entendu ?

Comme rien ne survient, son corps s’ébranle ; il marche, il court ; son corps se précipite en direction de l’aboiement, vers l’entrée des bois, à l’opposé du Double-Charme.

« Dick ? Dick… »

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Le vieil homme en pyjama de flanelle, manteau et chapeau noirs, pieds nus dans ses chaussures de ville, écarte les branches, piétine les feuilles, s’essuie les yeux.

Son chien est mort depuis trop longtemps, mais… Et puis, de ce côté, ce n’est pas un matin ordinaire et… il doit le faire, de ce côté, oui de ce côté de la rivière… il a tellement d’idées encore, tant de choses à montrer… il dirige… des Studios cinématographiques portent son nom… bon sang, tant et tant de choses à faire, et… « Dick ? »

Un long moment, il reste à l’écoute, immobile dans un sous-bois qu’il peine à reconnaître, maudissant les râles de sa propre respi-ration auxquels se mêlent les branches qui vibrent au vent selon qu’elles sont fines ou lourdes, nues ou encore chargées de feuilles, isolées ou au contraire nombreuses et tassées, et qui s’ébranlent les unes contre les autres, et qui crissent sans cesse, comme battues par la pluie, et qui l’empêchent et qui lui interdisent d’entendre aboyer. Il veut le silence. Juste un instant. Rien qu’un peu…

Doit-il courir, se rapprocher encore, gagner du terrain ? Vers où al-ler ? L’écho a bien pu se jouer de lui. Il ne sait plus vraiment où il se trouve. Il a beau se retourner, regarder… Non, il ne reconnaît rien… Et puis, le vent lui est contraire maintenant, crier ne servirait à rien… Le vent qui lui est contraire lui mouille les yeux, voilà. Voilà. Il pleure. Et puisqu’il pleure, il tombe. À genoux. Courbé. Les fesses sur ses ta-lons. Les mains dos à dos entre ses cuisses, incapables d’un semblant de prière. Le nez sur un parterre de feuilles et de mousses, de racines et de brindilles, de champignons et de mottes, de pluie et de larmes – l’hu-mus de son âme. Un vieil homme, oui, vraiment. Manteau et chapeau noirs. Dick est loin, allez, bien loin, oh, si loin. Un vieil homme.

Du bruit, un mouvement, une ombre, là-bas.Un chien qui aboie ? Dick ?S’est-il trompé ?Il s’affaisse. Ses jambes sont vides de sang. Le manteau pèse sur ses

épaules. Son pyjama n’est pas assez chaud. Ses pieds sont nus dans ses

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chaussures de ville toujours pas lacées. Il se laisse glisser sur le côté, étend son coude en appui provisoire, le pousse sous sa tête et ferme les yeux, son chapeau en abri de lumière…

Il se pelotonne pour porter son poing au cœur. Rouge. « Pas main-tenant ! » Une feuille vibre. Rouge. Vibre encore.

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Le chien qui voulait voir la mer 1

« Monsieur… Monsieur… »Qui s’était permis d’entrer  ? Pourquoi m’avait-on réveillé  ? Ce

n’était vraiment pas le moment !« … vous allez bien ? »Refusant d’ouvrir les yeux, j’avais répondu d’un soupir à l’élo-

quente réprobation. Mais le répit que je m’étais accordé ainsi avait renforcé mon humeur chagrine : je m’étais endormi dans une posi-tion des plus inconfortables et j’allais devoir me redresser pour que cette douleur cessât. Décidément, tout se liguait pour me sortir de mon rêve  ! Un rêve merveilleux, éblouissant. Dick était avec moi. Je venais de lui intimer de garder enfin le silence et il m’avait obéi sans broncher. Ce n’était pas si fréquent. Mais pourquoi lui avais-je réclamé cela ? Ah, oui, l’écureuil, le fameux écureuil. Nous nous promenions un jeudi matin, pour contempler le jour se lever sur la plaine, et Mister Kreekle m’avait pris pour cible et fait les poches, puis il s’était enfui en apercevant Dick s’étonner de son impudence ; je m’étais précipité pour le voir disparaître du côté de la rivière et, sous le charme, j’avais découvert un château…

« Monsieur, vous allez bien ? »On ne me laisserait donc pas en paix ! J’avais suffoqué. Des larmes

avaient envahi mes yeux. Pourquoi me tirer du mauvais côté  ? Et Dick, avais-je deviné, Dick n’était pas là. Que n’aurais-je donné pour le sentir à nouveau blotti contre moi !

Je m’étais apprêté à pester contre l’intrus qui m’avait spolié de ce bonheur quand les ankyloses qui me blessaient s’étaient tout à coup justifiées : j’étais allongé hors de mon lit. À même le sol. Dehors.

« Qu’est-ce que… »Je n’avais achevé ma phrase. Mes yeux ouverts, totalement, une in-

dicible tristesse m’avait accablé. Autre chose que de simples regrets.

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Les larmes qui baignaient mes yeux m’avaient brouillé la vue : délices et remords s’étaient confondus, ma vie m’était apparue incroyable-ment vide. Le sentiment fulgurant d’une vie ratée. J’avais beaucoup vécu, beaucoup aimé, jamais comme je l’avais souhaité.

« Vous voulez que je vous aide à vous relever ?— Je vais bien. Je me suis juste assoupi, et… »Le garçon qui m’avait tendu la main avait reculé d’un pas et avait

regardé ailleurs. Derrière lui, des arbres. Sous ma carcasse, des feuilles. Le soleil s’était à peine levé et l’air était aussi froid que terre. D’une main, j’avais refermé le haut de mon loden sans le boutonner, mas-quant le col de mon pyjama. Le souvenir de mon escapade m’était revenu par bribes confuses, et j’avais peiné à croire que j’étais réelle-ment sorti du Château, avant l’aube, pour m’enfoncer dans les bois après avoir traversé pelouse et rivière. J’avais reconnu ce sous-bois, et m’étais tourné fébrilement pour chercher la feuille qui m’avait fait rebrousser chemin.

«  Que fais-tu ici  ?  » avais-je demandé avec une brusquerie qui n’était destinée qu’à moi-même.

L’air soucieux, le garçon scrutait les sous-bois, et je n’étais pas sûr qu’il m’eût entendu. Qui était-il ? Jadis, les garçons portaient la culotte courte jusqu’à l’entrée du collège, mais ils ne quittaient la blouse qu’au lycée. Lui n’avait pas de veste, seulement un pull sombre en très grosse laine, bleu nuit ou anthracite, qui était effiloché par endroits. Son jean n’avait pas d’âge ; déchiré et râpé, ses outrages industriels se trouvaient concurrencés par le fait d’un long usage. Ses baskets n’étaient pas plus attachées que mes chaussures de ville, mais il avait assemblé ses lacets colorés à l’arrière du talon. Ses cheveux avaient été tondus, ce qui lui durcissait le visage ou trahissait d’éphémères mimiques enfantines. D’une stature somme toute moyenne, il me rappelait ces élèves que j’avais succinctement aperçus attendre le car scolaire au village où j’avais si lentement grandi. Je lui avais donné dix ans, ce qui lui allait bien – et j’avais ardemment envié toute cette vie amorcée.

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Mieux disposé à son égard, je m’étais apprêté à réitérer ma ques-tion quand il m’avait devancé :

« Vous avez vu mon chien ?— Ton chien ? Non.— Vous avez crié son nom.— Je crains que tu te trompes, mon garçon, avais-je bougonné

en faisant une tentative pour me lever. Je suis sorti faire un tour et je me suis malencontreusement assoupi là, il y a peut-être une de-mi-heure… Quel nom ai-je crié ?

— Dick.— Ton chien s’appelle Dick ? m’étais-je exclamé en retombant sur

les fesses.— Bien sûr. »J’aurais voulu me pincer, mais mon corps souffrait déjà d’assez de

courbatures. Ainsi, j’avais bien entendu Dick, mais un autre Dick…« Le mien aussi s’appelle Dick, avais-je ajouté en baissant les yeux.— C’est un nom assez courant. »Le garçon était sur le point d’ajouter quelque chose, mais il s’en

était abstenu. Incapable de me redresser aisément, je m’étais occupé à fermer mes chaussures, mais mes mains s’étaient bornées à triturer mes lacets. Dick…

« Je suis sorti pour chercher mon Dick, avais-je finalement repris. Du moins, d’une certaine manière… »

Je m’étais avisé que mon chapeau avait roulé sur le côté et je m’oc-cupais de le récupérer. Une petite araignée consciencieuse l’inspec-tait en attendant de tirer sa toile.

« Enfin, avais-je enchaîné en délaissant mes lacets, mon chien est mort, voilà bien longtemps. Mais, dans mon sommeil, je l’ai entendu m’appeler. C’est pour ça que je me suis levé en pleine nuit et que je suis venu jusqu’ici. Il aimait tellement courir dans cette partie du bois.

— C’est à cause de Dick, avait opiné le garçon. Il se sauve souvent par là.

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— J’ai cru que c’était lui… Vraiment.— C’est normal.— Tu trouves ?— Ben oui. Après tout, ils ont le même nom. Ils peuvent bien avoir

la même voix. »L’ingénuité de sa réponse m’avait comblé, comme si ce garçon

était à même de me comprendre.«  Il est bien possible que tu dises vrai…  », lui avais-je concédé

en invitant l’araignée besogneuse à grimper sur un doigt, mais elle s’était obstinée à l’ignorer – il en va parfois ainsi de ceux que l’on aimerait aider.

« Vous êtes sûr que tout va bien, Monsieur ? Je peux y aller ? »Oh, pourquoi avait-il ajouté cela ? Cette remarque était venue trop

tôt. Non, je n’allais pas bien, plus maintenant : je ne pouvais pas lais-ser ce garçon partir sous prétexte que j’avais mieux à rêver ! J’avais feint encore une poignée de secondes que nous disposions de tout notre temps, que malgré notre différence d’âge nous pouvions nous épargner d’aborder les questions qu’elle m’imposait d’assumer ; puis j’avais abdiqué.

« Tu fais souvent des promenades si matinales ?— Non, pas souvent. Mais ça m’arrive. Quand Dick se sauve.— Mon chien aussi disparaissait, parfois pendant plusieurs jours…

À propos, quel jour sommes-nous ? m’étais-je inquiété à dessein.— Jeudi.— J’ai toujours aimé les jeudis. Jour sans école.— On a école, le jeudi.— Justement, tu ne devrais pas t’y rendre ?— J’ai bien le temps. Plus d’une heure avant le car. »Pouvait-il sérieusement le croire ? Le plus proche village se situait

à près d’une heure de marche, à condition de connaître tous les rac-courcis que j’avais jadis empruntés, et bien des sentiers que j’avais tant aimé suivre avaient disparu depuis le remembrement. Alors,

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avec son Dick  ! Jamais aucun Dick n’accepterait de renoncer à ses fameux crochets !

« Tes parents, m’étais-je obligé à poursuivre, ils savent que tu es parti à sa recherche ?

— On vit chez grand-mère.— Mais quelqu’un sait que tu es sorti ?— Ben non, c’est pour que Dick soit dans sa niche à leur réveil que

je le cherche.— Peut-être tes parents préféraient-ils que tu dormes dans ton lit…— Je sais pas.— Ça me semble évident. »Le garçon s’était contenté de hausser les épaules et de fuir mon re-

gard. Quelque chose m’avait indisposé dans son attitude, ses réponses n’étaient pas celles que j’aurais souhaité entendre.

« Qu’arrivera-t-il si Dick n’est pas là à leur réveil ?— Je… je ne pourrais plus le protéger.— Comment cela ?— Mon père…— Quoi, ton père ? »Le garçon s’était mordillé la lèvre inférieure tout en regardant à

gauche et à droite, comme si la réponse allait surgir des bois.« C’est Dick qui prendra le plus, avait-il soudain lâché.— Mais, explique-toi ! m’étais-je bien inutilement impatienté.— Mon père m’a dit que je devais l’en empêcher, sinon…— Sinon, quoi ?— Avant, il tapait seulement Dick. Il était petit, Dick, alors il se

faisait encore plus petit. Mais depuis que j’ai dit que j’allais m’en oc-cuper, mon père m’a promis de me faire partager le même sort.

— Il t’a frappé ?— Pas très fort, avait-il dit en regardant ses pieds. Mais Dick a gran-

di et il commence à montrer ses crocs. Ils vont se battre tous les deux, un de ces jours. La dernière fois, mon père l’a menacé avec une pelle.

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Ça n’a pas fait reculer Dick. Mais quand il a tapé… J’ai sauté au cou de Dick, pour les séparer. »

Je n’avais que trop bien imaginé la scène – le peu qu’il m’avait dit de sa famille la décrivait à l’opposé de celles que j’avais célébrées dans mes fictions. Je n’avais pas souhaité en savoir plus. Dick avait bien assez souffert comme ça.

http://www.moutons-electriques.fr/livre-415ISBN 978-2-36183-277-3

Parution début septembre 2016Éditeur : Les Moutons électriques

(diffusion-distribution Harmonia Mundi Livre)

PublicationSeptembre

début

2017