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D.CABORET – P.DUMONTIER – P.GARRONE – R.LABARRIÈRE CONTRE L'E.D.N. CONTRIBUTION À UNE CRITIQUE DU SITUATIONNISME PARIS 2001

CONTRE L'E.D.N

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D.CABORET – P.DUMONTIER – P.GARRONE – R.LABARRIÈRE

CONTRE L'E.D.N.

CONTRIBUTION À UNE CRITIQUE DU SITUATIONNISME

PARIS 2001

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« Pourtant, le faux désespoir de la critique nondialectiqueet le faux optimisme de la pure publicité du système sontidentiques en tant que pensée soumise. »

G. Debord, La Société du spectacle

« Être dialecticien signifie avoir le vent de l’histoire dansles voiles. Les voiles sont les concepts. Mais il ne suff itpas de disposer de voiles. Ce qui est décisif, c’est l’art desavoir les mettre. »

W. Benjamin, Paris capitale du XIXe siècle

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IIIInnnnttttrrrroduoduoduoduccccttttiiiionononon

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IIIInnnnttttrrrroduoduoduoduccccttttiiiionononon

L Y A QUELQUE CHOSE de pourri au royaume dunégatif. Tout cequi se présente aujourd’hui comme

critique radicale de la société entonne fièrement lerefrain de la nécessaire critique des ill usions idéolo-giques sécrétées par ce monde.; elle a seulementoublié de lutter contre l’ idéologie en son sein, et ladoctrine d’ interprétation des faits existants qui luipermet de camoufler sa propre misère se nommemaintenant situationnisme.

I

Il ne s’agit pas uniquement de ce situationnismeambiant qui nourrit l ’ époque.: des salonneriesmédiatiques d’ un Soll ers aux élucubrations néo-heideggeriennes d’un Agamben1, en passant par lesvulgaires récupérations diverses et variées qui peuventse faire de l’œuvre de Debord. Ici, le phénomène n’estpas nouveau.: «.situationnisme.» n’y est effectivementqu’un «.vocable privé de sens.», conçu par de flagrants«.anti-situationnistes.». On y reconnaît aisément lavolonté de récupération, pour le maintien de cettesociété, de quelques idées découvertes et développéesdans le cadre de l’I nternationale Situationniste maisqui, séparées de la totalité révolutionnaire danslaquelle elles s’ inscrivaient, perdent de leur signi-fication réelle pour ne plus servir qu’à rendrequelques couleurs au décor suranné de ce monde.

Il nous a semblé qu’ il fallait aller au-delà. Eneffet, i l ne suffit pas de dénoncer ce qui apparaît demanière évidente aux yeux de tous, à savoir lastéril isation puis l ’util isation des idées situationnistespar l’ idéologie dominante, de constater «.l’amère

[1] Encore que cette quali fication reste limitée. Le filon Heidegger nesuffisant plus à la mode parisienne, la «.philosophie qui vient.»trifouill e successivement dansles tiroirsde Benjamin, Foucault, Arendtet Deleuze.

victoire du situationnisme.».; encore faut-il montrerau grand jour la misère actuelle de ceux qui s’enréclament, expli citement ou implicitement, les fidèlescontinuateurs. Chez ces derniers, le situationnismen’est plus un simple mot ou ensemble de mots servantà la parade spectaculaire, mais une idéologie bel etbien ancrée, résultat de la faillit e historique dumouvement situationniste. Il ne faut pas cependant yreconnaître une quelconque doxa établie par l’I .S.,mais bien cequi s’est figé et pétrifié en dehors d’elle,à partir de son échec après 1968. Le situationnisme,comme idéologie de la nouvelle radicalité révolu-tionnaire, est la caricature de la théorie situationniste,la perte de ce qui s’était cherché dans le cadre decelle-ci, et le camouflage de cette perte. Il est l’unedes ill usions majeures de la critique sociale actuelle,en cesens qu’ il croit porter en lui la pureté radicale etl’accomplissement de l’ intelli gence théorique cri-tique. Ainsi, il nous semble qu’ il ne s’agit pas de fairele procès de l’I .S. ou de Debord, de chercher l’erreuroriginelle qui aurait perverti l’ensemble du projet(«.Vous savez qu’une création n’est jamais pure.»,écrivait justement Debord en 19572), mais de savoir cequ’est présentement ce qui a voulu le continuer.

Au premier regard, on peut voir aujourd’hui toutel ’ influence diffuse du situationnisme dans unensemble assez hétérogène de discours qui seveulent des critiques impitoyables du monde moderne,mais qui se placent toujours d’un point de vue qui aétrangement évacué toute perspective révolutionnaire,lui substituant plutôt celle d’ une fin du monde. Ils se

[2] Debord, Rapport sur la construction des situations et sur lesconditions de l’organisation et de l’action de la tendancesituationniste internationale (1957).

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séparent simplement entre eux sur les modalités decelle-ci et sur les programmes de survie dont il scroient pouvoir trouver le modèle accompli dans unquelconque passé mythifié. Ils se jettent tous alors à lafigure l’âge d’or historique de leur choix enpromouvant par-derrière, et parfois dans ses aspectsles plus répugnants, le rétabli ssement d’un quelconqueordre moral. Les adeptes primiti vistes du néo-rousseauiste vulgaire Zerzan borborygment ainsi avecenthousiasme sur les communautés paléolithiques,libres de toute aliénation et, vertu suprême, débarras-sées de tout langage3.; ceux de Bounan, et sondevenir-maladie du monde, se demandent s’ il neserait pas préférable de retrouver dans l’ascèse del’alchimiste médiéval les bienfaits d’une médicationmise à l’ index4.; derrière une condamnation solitaireet désespérée du monde industriel, Kaczinsky,aujourd’hui emprisonné, replonge aux mythes amé-ricains de la «.frontière.», celle du pionnier solitaireavançant dans une nature «.vierge.».; d’autres enfin,grisés par les vapeurs idéalistes d’une penséeconfuse,marient jésuiti sme et kabbale pour annoncer la venueprochaine de communautés métaphysiques. L’Ency-clopédie des nuisances (E.d.N.), dont nous allonsparler plus longuement, préfère quant à elle défendrela restauration librement acceptée des temps pré-industriels, prenant pour garantie d’une libertéindépassable les modèles urbains et ruraux du Parisdes artisans révolutionnaires et des communauxvill ageois.

Hantés pareill ement par une pensée de la mort,tous se présentent comme héritiers de l’I nternationalesituationniste, tous se pensent, sans l’avouer explici-tement, l’avant-garde de la critique sociale, quand ilsn’en sont jamais que le produit décomposé. Lemélange confus de propos critiques sur la vie moderneet d’ambitions strictement littéraires nourrit alors unerhétorique d’ensemble principalement destinée àédifier un public acquis d’avance. Il en ressort unésotérisme nouveau, diff icilement accessible en toutcas aux «.non-initiés.». Nous ne parlons même pas des

[3] Lire, à ce propos, John Zerzan et la confusion primitive, AlainCondrieux.[4] Dans un texte récent, Sans valeur marchande, suivi de Remarquessur l’écologie marchande, Alli a, 2001, M. Bounan dresse sa proprecritique de l’Encyclopédie des Nuisances et montre, avec parfoisquelques arguments judicieux, «.la complicité de cette prétenduecontestation des nuisances avec l’organisation sociale qui lesprovoque.», maisc’est pour évoquer plus loin sa profondecommunautéd’esprit avec les pseudo-contestataires quand il s’agit de diagnostiquerl’effondrement inéluctable du monde actuel et l’apparition non moinsinéluctable d’un «.nouveau mode de conscience et de conduites socialesnées dans le désastre lui-même.». Si, récusant le modèle historique del’E.d.N., il peut affirmer que «.la vie sociale y aura un aspect biendifférent de celle du XVIII e siècle.», c’est néanmoins pour se persuaderqu’elle aura plutôt l’aspect de celle du Moyen Âge qu’ il nous présentesous des lumières idylli ques. Bounan, qui se vante d’avoir lu Debord,trouve tout de même «.douteux.» que l’on puisse voir resurgir un jourune Athènes ou une Florence, et préfère rappeler en boncuré que «.latradition chrétienne, par exemple, faisait de l’homme un “ frère” et un“membre” du “ fils de l’homme” .». De quelle prêche veut-il nousconvaincre.? Là aussi est la question.

contradictions flagrantes qui peuvent apparaître d’unephrase à l’autre et qui rendent la lecturedéconcertante. Il faut croire qu’ il y a là des vertus quinous rappellent fort d’autres opiums. Nous préféronsnéanmoins d’autres ivresses. Il n’en reste pas moinsque cette confusion des genres, exigeant lasubordination de la critique sociale révolutionnaire àde pauvres prétentions esthétiques5, montre assezclairement qu’ il ne s’agit pas plus de mettre la poésieau service de la révolution que la révolution auservicede la poésie. Car, aujourd’hui, c’est au serviced’ intérêts éditoriaux que l’une et l’autre ont dûfinalement se soumettre.

Il faut très certainement mettre en rapport cerésultat historique du mouvement situationniste avecle déroulement de l’époque qui a suivi la défaite de larévolution en 1968. C’est une époque de réactiontotale qui s’est instaurée depuis et nous savons que,très souvent, partout où la réaction triomphe, elle lefait entre autres par le détournement ou la parodied’une idéologie révolutionnaire. D’où la confusionrégnante entre ce qui a été voulu, désiré et recherchédans un mouvement comme celui de Mai 68 et ce quis’est réali sé depuis lors.; confusion entre l’ idéerévolutionnaire et l’ idéefonctionnelle du changementdans l’ordre social du capitali sme. Avant cetteépoque, il faut pourtant reconnaître que le projetsituationniste avait bel et bien contribué à l’ouvertured’une nouvelle brèche révolutionnaire en partantd’une critique radicale de la vie quotidienne et del’ idée centrale de construction de situations, propicesà réinventer radicalement la vie. Il faut admettrenéanmoins que cette idée qui contribua à ladestruction de la conception bourgeoise classique dela vie et des mœurs a perdu aujourd’hui de sa chargesubversive. Les divers épigones du situationnisme enont conclu un repli défensif sur les positionsdoctrinales mêmes dont l’ insuff isance se révèle.: il sprônent simplement des petites constructions desituations personnelles. Le projet issu de la révolteartistique moderne, «.changer la vie.», en vient alors às’amenuiser progressivement chez eux, toujours plusmenacés par l’écoulement du temps, en un désireffréné de survivre. Nous pensons pour notre part quele projet originel de l’I .S. n’était pas si mauvais, qu’ iln’était pas pour autant la théorie révolutionnaireparfaite enfin trouvée, pas plus qu’ il ne peutconstituer le seul héritage historique pour la possibleréinvention du projet révolutionnaire. Ainsi, l’époquene nous conduit ni à son abandon, ni à saconservation, mais simplement à son approfon-dissement, l’ idée centrale restant la même.: une

[5] La théorie du Bloom de Tiqqun, les mièvreries d’un BélaschKacem et celles de l’ insipide Beidbegger, concentrent en vrac cettefoudroyante connerie du littérateur qui n’ayant rien à dire dans sondomaine, croit encore que les matières politi ques et philosophiquescombleront avantageusement le néant de sa production.

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3 Introduction

volonté de changement universel et la rechercheindéfectible des possibilit és de ce changement.

Si nous avons choisi de concentrer notre critiquesur l’exemple particulier d’un groupe d’ influencecomme l’E.d.N., ce n’est pas parce qu’ il serait, àproprement parler, le plus déroutant ou le plusdérangeant. C’est tout bonnement que, par tout sonmodérantisme, il représente à notre sens le justemili eu du situationnisme contemporain. L’E.d.N.réali se ainsi le discours le plus susceptible de s’attirerles éléments égarés de la contestation «.radicale.» quisouffrent de ne plus trouver de maîtres à penser. Ellen’est pas le côté détestable de la société moderne,mais le complément parfaitement respectable de sanégation.: elle va nier là où on lui dit de nier. Et dansce rôle, elle ne se différencie de la «.bonne consciencede gauche.», non par un style de la négation, mais parune pose «.radicale.» que le spectacle veut bien luiconcéder. Elle assume ainsi mieux qu’un Sollers ledétournement des quelques velléités de révolte versles impasses aménagées par l’ordre social dominant. Ilfaut donc que soit définie la situation réelle del’E.d.N. dans son temps.

Enfin, comme nous entendons souvent, de la part deses détracteurs aff ichés, que c’est seulement le goût de lapratique qui lui aurait fait défaut, nous voulions rectifierle propos en rappelant qu’il n’en aurait rien été si elleavait eu aussi le goût de la théorie. Il s’agit, pour notre

part, de la carence centrale qui détermine toutes lesautres. Quand on abandonne jusqu’à la rigueur de penseret de comprendre le monde de façon critique, pourquoiresterait-il une volonté pratique de l’abattre.? L’une ne vapas sans l’autre. D’autre part, ce ne sont pas quelques«.trucs.» purement rhétoriques qui peuvent faire off ice deconcepts théoriques. L’E.d.N. s’ imagine posée sur on nesait quelle cime de la pensée critique pour avoir balancéallègrement tout le meilleur de la théorie révolutionnairedes deux derniers siècles et pour lui préférer uneréflexion antiprogressiste et antitechnologique dont lesfondements théoriques ont plus d’une affinité avec lapensée réactionnaire. Il n’y a cependant pas de théoriecritique en dehors de la théorie révolutionnaire, et pas dethéorie révolutionnaire donnée d’avance pour l’ensembledes temps. Il y a un mouvement théorico-pratique qui selie à l’histoire et qui ne se reconnaît de vérité que dans cemouvement même. Si nous dissertons donc longuementsur cette idéologie française que constitue l’E.d.N., cen’est pas pour offrir quelque recette théorique, clefs enmain, qui lui serait préférable, mais pour rappeler que lepremier propos de tout effort théorique conséquent est dedénoncer en premier lieu les supercheries idéologiquesqui voudraient réduire la théorie à une simple consom-mation d’idées. Nous croyons surtout que d’utiles leçonspeuvent être tirées de cette critique. Nous laissons libre àchacun l’usage qui ne manquera pas d’être découvertd’une telle réflexion.

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L'E.d.N. et son temps

«.La République parlementaire bourgeoise ayantété balayée en France sans résistance, les intellec-tuels révolutionnaires dénonçaient d’une seule voixl’effondrement des partis ouvriers, des syndicats, desidéologies de somnambules et des mythes de lagauche. Seul leur a paru indigne d’être signalé leurpropre effondrement.»

Internationale Situationniste n° 2

’E.D.N. A TOUJOURS VOULU se présenter implici-tement, avec une espèce de fausse modestie,

comme la digne et légitime héritière de la penséesituationniste, cette «.pensée de l’effondrement d’unmonde.» comme Debord et Sanguinetti la quali fiait en19726, et c’est également sous cette forme qu’elle agénéralement été perçue, par ses adeptes comme parses détracteurs. Elle aurait ainsi, dans les deuxdernières décennies du siècle qui vient de s’achever,non seulement assuré la continuité de l’œuvrethéorico-pratique commencée par l’I nternationaleSituationniste dans les années 1950 et 1960, maisaussi permis le dépassement de celle-ci, en ladégageant notamment de ses dernières ill usions« modernistes.». Dans cette représentation, l’E.d.N.constituerait le devenir-vérité de l’I .S. Mais, dans laréalité historique, loin d’ incarner cette «.pensée de

L

[6] «.Thèses sur l’I nternationale situationniste et son temps.», in LaVéritable Scission dans l’I nternationale.

l’effondrement d’un monde.» et son profondrenouvellement, elle s’est plutôt révélée commel’effondrement de celle-ci devant le monde.Ainsi, malgré le vœu de reprendre le projetsituationniste consistant à «.réinventer la révolution.»,l’E.d.N. insistait-elle, dès ses débuts, sur la nécessitéde prendre en considération les divers obstacles à unetelle reprise. On assistait, selon elle, à un véritable«.tournant historique.» qui se caractérisait par lerenforcement de l’aliénation sociale sous tous sesaspects, soutenu par la destruction systématique de«.tout cequi, dans la vie des individus, est susceptiblede servir de base à une reprise de la critique pratique.:langage, comportements, terrains urbains, mémoire,tout ce qui était comme une base arrière de larévolution dans la clandestinité du vécu quotidien7.».Il ne s’agissait plus de ce bouleversement incessantdes structures sociales que le capitali sme engendre parson propre développement et qui, selon le célèbre motde Marx, ouvrait «.une époque de révolutionsociale.», mais plutôt d’une opération fondée sur un«.programme explicite […] de produire un mondeindétournable, interdisant pour l’éternité touteréappropriation révolutionnaire.», que l’État se char-gerait d’exécuter pour clore définiti vement l’histoiredes révolutions, si ce n’est l’histoire elle-même8. Àpartir d’une telle analyse de la situation historique, un

[7] «.Histoire de dix ans.», Encyclopédie des Nuisances.[8] «.Discours préliminaire.», E.d.N.

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fait central allait constamment obséder l’E.d.N. etdéterminer l’orientation de son discours.: l’ inquiétudeet le sentiment d’ impuissance de ses contemporains,qui entravent les possibil i tés de la révolte9. Levisage triste, l’air renfrogné, les protagonistes del’E.d.N., chevaliers de la contestation sociale errantsur les terres gastes du monde moderne, se mirentalors en quête de la penséecritique disparue, ce Graaldes temps nouveaux qui leur échappait tant.: «.Notreentreprise est sans doute extrêmement ambitieuse,mais la manière dont nous en avons exposé lanécessité historique aura, nous l’espérons, convaincule lecteur que nous possédons les qualités requisespour la mener à bien. Nous sommes si peuprésomptueux que nous ne prétendons pas êtreégalement intelli gents sur tous les points où il nousfaut nous réapproprier les connaissances monopoliséespar ce mode de production, mais uniquement avoir legénie d’avancer ainsi en éclaireurs du mouvementsocial qui devra réali ser cette tâche dans la pratique. Ils’agit d’une entreprise de longue haleine, mais nousnous flattons d’en voir d’ ici la fin du sièclel’ importancereconnue par ses ennemis comme par sespartisans10..»

Hélas pour ces preux chevaliers, il n’y a désormaisd’ importance reconnue pour leur noble entreprise quecelle d’avoir contribué au renoncement quasi généralau «.projet révolutionnaire qui hante l’histoire..»Faute de Graal, il s n’ont ramené qu’une vulgairepoudre de perlimpinpin. En 1993, Jaime Semprun, undes fondateurs de cette nouvelle confrérie de la Tableronde, sérieux comme un pape, peut ainsi aff irmer.:«.Décidément, vous ne voulez pas comprendre qu’ ilest inutile d’abattre la société marchande.: elles’écroule sous nos yeux. Laissons-la s’effondrer, etfaisons l’ inventaire des outil s qui seront nécessairespour reconstruire le monde11..» Cette petite morale deboutiquier faisant désormais off ice de «.théoriecritique.», l’exigence d’un mouvement révolution-naire fait alors place aux lieux communs les pluscreux que, seules, quelques poubelles de l’histoirepouvaient encore receler. Il ne s’agirait plus ainsi«.d’avancer en éclaireurs du mouvement social.».– cequi avait déjà un caractère un peu boy-scout.– mais de

[9] «.Quand nous pensons à ces dix années, à la forme qu’elles ontdonnéeà l’esprit du temps, à la trame qu’elles ont tissée, sur laquelleles figures de l’ inconscience brodent leurs prévisibles entrelacs, nouspensons d’abord à l’ impuissance, puis à l’ inquiétude. Impuissancedesindividusdont la vie entière est plusque jamaissoumise aux déli rantesexigences du système de la production présente, et que leur pitoyablebavardage justificatif, comme leur faux cynisme ou leur affectationd’euphorie, ne font que rendre plus manifeste. Inquiétude qui s’empared’eux quand ils voient, et ils le voient presque à chaqueinstant, que lescompensationsqu’ ilsont cru trouver à leur renoncement sont, même entant que très pauvres satisfactions matérielles, extrêmement précaires.:car elles sont partout empoisonnées par la réalité du travail aliéné quiest à leur origine, et dont leur proli fération n’a fait qu’étaler la misèreet la nocivité.», «.Histoire de dix ans.»[10] «.Discours préliminaire.».[11] J. Semprun, Dialogues sur l’ achèvement des temps modernes.

« commencer de se sauver tout seul12 », « de cultiverson jardin13 », de « se connaître soi-même14 » ou encored’inviter « chacun à prendre ses dispositions15 ».

Voici donc une «.théorie révolutionnaire.» suc-combant elle-même sous le poids de l’ impuissance etde l’ inquiétude qu’elle prétendait combattre. Cesimple constat suff it déjà à dévoiler la nature de lapetite entreprise E.d.N., son caractère proprement«.pro-situ.», au sens donné à ce terme par Debord etSanguinetti en 197216. On pourrait de la sorte disserterlonguement sur la confusion psychologique dont elleprocède. Mais le plus important reste encore quel’E.d.N. apparaît comme un révélateur de ladécomposition générale du mouvement révolu-tionnaire qui s’était ébauché autour de 1968 et dontles situationnistes furent parmi les principauxprotagonistes.

***

Le mouvement situationniste n’est certes pas néavec Mai 68, mais son histoire y resteraindissolublement liée. Toute l’activité de l’I .S., depuisses origines, tendait à montrer que le monde moderne,malgré les divers revêtements spectaculaires d’unesociété d’abondance et de bonheur dans laconsommation, tombait effectivement sous les coupsde la critique révolutionnaire. Mai 68 vint nonseulement confirmer cette critique, mais permitégalement aux situationnistes de se faire connaîtreplus largement17. De plus, de leur propre aveu, il s yreconnurent la révolution – du moins son expressionnaissante.– qu’ il s avaient toujours préconisée.: «.Lemouvement des occupations a été l’ébauche d’unerévolution “situationniste”, mais il n’en a été quel’ébauche, et en tant que pratique d’une révolution, eten tant que conscience situationniste de l’histoire.C’est à ce moment qu’une génération, internatio-nalement, a commencé à être situationniste18..» Mais,dans ce jeu et cette conscience, cette génération ne fitguère que commencer, et, pour ceux qui voulurent

[12] Remarques sur la paralysie de décembre 1995. [13] Remarques sur l’agriculture génétiquement modifiée et ladégradation des espèces.[14] J.-M. Mandosio, Après l’effondrement. Notes sur l’utopienéotechnologique.[15] Au nom de la raison, tract du 12 janvier 2001.[16] Voir principalement les «.Thèses sur l’I nternationale situationnisteet son temps.». Plus particulièrement, on peut retenir, dans le mêmetexte, page 47.: «.Les pro-situs érigent leur impatience et leur impuis-sance en critères de l’histoire et de la révolution.; et de la sorte ils nevoient presque rien progresser en dehors de leur serre bien close, oùréellement rien ne change. En fin de compte, tous les pro-situs sontéblouispar lesuccèsdel’I .S. qui, pour eux, est vraiment quelque chosede spectaculaire, et qu’ ils envient aigrement..»[17] Il faut évidemment relativiser cette assertion, en rappelant quel’ influence situationniste sur les mouvements sociaux de l’époquerestait très marginale. Il faut en revanche rappeler qu’elle était souventprésente dans les expressions les plus radicales des luttes d’alors, quifurent hélas trop rares.[18] La Véritable Scission dans l’I nternationale.

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poursuivre l’œuvre ébauchée, il aurait peut-être fallus’ interroger sur les finalités de celle-ci. Le situa-tionnisme qui se développa à partir de cette date semontra essentiellement comme un phénomène idéo-logique misérable. Que l’on dénomme celui-ci «.situa-tionniste.», «.pro-situationniste.», «.post-situationniste.»ou autrement, peu importe.; il faut simplement noterqu’ il se caractérise par un rapport de fascination àl’I .S. dont il veut s’ inspirer pour édifier ses«.projets.». Mais cette fascination même a toujoursempêché les multiples groupes qui en étaient issusd’aller plus loin que la répétition parodique de cetteorganisation. Et leur recherche pour acquérir uneaura semblable à celle de l’I .S. ne pouvait ques’avérer malheureuse. L’évolution historique dumouvement situationniste après 1968, à l’ image de ladissolution de l’I .S. entre 1970 et 197219, a donc étécelle de la décomposition. D’un côté, les principauxprotagonistes (Debord, Vaneigem) firent désormaisquasiment cavalier seul, développant chacun leursingularité sur la base d’une œuvre personnelle qui sevoulait la suite logique du travail collectif de l’I .S. Del’autre, un certain nombre d’épigones tentèrent deprendre la relève, avec toujours le même insuccèsdans l’entreprise. C’est, dans ces conditions, qu’unegénération est finalement restée «.pro-situationniste.».

C’est, bien entendu, sur ces bases que s’est forméel’E.d.N. en 1984.: l’échec flagrant du mouvementsituationniste à la suite de la disparition de l’I .S. en1972. Ce qui s’était annoncé comme la théorierévolutionnaire des temps modernes n’avait jamaissaisi ni «.les masses.», ni «.le prolétariat.», tout aumieux quelques têtes. Avec l’E.d.N. apparaît alors lapremière autocritique «.pro-situ.». À mots couverts,sont dénoncés les égarements et les erreurs du milieu«.pro-situ.», principalement cette conduite qui avaitamené celui-ci à un véritable isolement politi que etque l’E.d.N. quali fie d’activité encore essentiellementd’avant-garde, une activité de «.puristes qui seretirent fièrement sous la tente de la totalité.»,méprisant les diverses luttes particulières ets’abstenant par conséquent d’y participer. Mais sil’E.d.N. a perçu ainsi quelques vérités sur la situationde ce qu’elle a préféré appeler un courant «.radical.»,c’est à l’ intérieur même de cette situation désastreusequ’elle s’est placée.; elle s’est trouvée dès lorsincapable de saisir les causes profondes d’un teléchec. Sa condamnation de la dégénérescence dumouvement dit «.radical.» est restée essentiellementcentrée sur les défaill ances psychologiques du «.pro-situ.». Sa volonté première n’a pas été de rompre avec

[19] L’«.autodissolution.» de l’I .S. proclamée par Debord etSanguinetti ne faisait que ratifier un processus interne dedécomposition de l’I . S. qui avait peut être commencédès avant 1968maisqui ne devint manifestequ’à partir de la crise organisationnellede1970-1971.

un aussi grotesque mouvement, mais de soigner celui-cien lui restituant une tête pleine de principe de réalité.«.La maladie infantile du situationnisme.» a ainsitrouvé son léninisme et son freudisme. Dans lamission qu’elle s’est assignée, on peut ainsireconnaître que l’E.d.N. a cherché à restaurerl’autorité de quelques totems, principalement celui dela pureté légendaire de la théorie situationniste. Saraison d’être historique se trouve donc, pourl’essentiel, dans la réaction idéologique.

Cette réaction n’est pas arrivée par hasard. Ainsi,dans un de ses premiers textes, l’E.d.N. a-t-elleindiqué clairement ce qui avait précipité sa consti-tution.: «.En 1984, l’assassinat de Gérard Lebovici,éditeur de Georges Orwell , entre autres, et lacampagne de délation lancéeà l’occasion contre GuyDebord montrent que la liquidation de la critiquesociale est à l’ordre du jour, et passe éventuellementpar celle de ses rares partisans déclarés..» On n’acertes pas tué l’homme des éditions Champ Librepour l’empêcher de publier le célèbre romand’anticipation d’Orwell , mais il est clair qu’un telmeurtre pouvait se li re comme le signe de tempstroubles et menaçants. La lecture de ce signetraduisait également qu’ il n’y avait plus guère, dansce qui restait du mouvement situationniste, que lafigure de Debord pour représenter l’ intelli gencecritique de celui-ci. Certes, de 1972 à 1984, Debordavait su se montrer assez discret (peu de nouveauxécrits), mais, à travers la réali sation d’un film commeIn girum imus nocte et consumimur igni (1978), ilmontrait aussi qu’ il ne s’était pas arrêté auxconclusions émises en 1972 lorsqu’ il mit un terme àl’histoire de l’I .S..: «.Il me faut d’abord repousser laplus fausse des légendes, selon laquelle je serais unesorte de théoricien des révolutions. Ils ont l’air decroire, à présent, les petits hommes, que j’ai pris leschoses par la théorie, que je suis un constructeur dethéorie, savante architecture qu’ il n’y aurait plus qu’àaller habiter du moment qu’on en connaît l’adresse, etdont on pourrait même modifier un peu une ou deuxbases, dix ans plus tard et en déplaçant trois feuill esde papier, pour atteindre à la perfection définiti ve dela théorie qui opérerait leur salut..» Il n’en reste pasmoins que c’est autour de cette «.plus fausse deslégendes.» que l’E.d.N. a trouvé son véritable ressort.Dans l’ isolement et la détresse où se sont trouvés ceuxqui ont formé cette fameuse Encyclopédie, la penséede Debord est apparue comme une planche de salut,une théorie quasi parfaite qu’en 1984il devient urgentde sauver, lorsque Debord devient la cible d’unecampagne de presse calomnieuse, comme on le feraitd’une espèceanimale en voie de disparition. Il s’agitalors, ni plus ni moins, d’une profession de foi enl’orientation debordienne de l’évolution des idées

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situationnistes. Debord, en contribuant à l’écriture dequelques articles de la revue E.d.N., a peut-être crumomentanément trouver là quelques alli és dans sonprojet consistant à approfondir et actuali ser sesréflexions, mais, y reconnaissant sans doute les«.petits hommes.», il est amené à prendre rapidementses distances. «.Ce groupe recherche avant tout levieux public des pro-situs, leurs commensaux depuistoujours, en leur jouant une musique que ceux-ciaffectionnent.», devait-il déclarer dans une correspon-dance aujourd’hui connue20. Mais ce qu’ il ne perçoitpas alors, c’est que ceridicule regroupement n’est pasuniquement une résurgence du phénomène «.pro-situ.», mais annonce la transformation de celui-ci enun pro-debordisme qui va devenir l’ idéologie courantedes intellectuels «.soixante-huitards.» reconvertis ensceptiques mondains. Ainsi peut-il noter que «.lesdiscours de l’E.d.N., qui n’envisagent en rien unnouveau départ de la révolution, […] ne sont que descritiques abstraites de la restauration, fort moderniséedans l’accumulation des procédés répressifs, maisnullement nouvelle en théorie, d’après 68.» et que«.l’E.d.N. se veut.– était effectivement jusqu’ icipropriétaire de la sous-critique d’une telle époque derestauration. (Au sens politi que du mot, il sont desli béraux indignés qui font semblant de découvrir desexcès inattendus et inouïs.).» Cependant cette sous-critique trouvait son ciment dans sa propre légendepersonnelle, si bien que celle-ci a dû finalementcontribuer à la dogmatisation de sa propre pensée,dont l’E.d.N. se montre un exemple flagrant.

«.L’E.d.N. n’est rien d’autre qu’une entrepriselittéraire21..» Comme les autres groupements qui ontvoulu se placer dans la continuité de l’I .S.– mais unecontinuité qui se présente au bout du compte commela poursuite d’une idole par ses malheureux fans,après la fin du spectacle.– l’E.d.N. est restéefascinéepar l’expérience de celle-ci et plus particulièrementpar son style, dans lequel elle a voulu percevoir«.l’ intelli gence de l’expression formelle commemoyen d’action.», persuadée apparemment que cette«.supériorité […] sur toutes les sectes ultra-gauchistes.» avait permis à elle seule de créer«.l’appel d’air indispensable, là où dépérissaient envase clos les idées de l’époque précédente.». Elle avoulu ainsi reprendre ce style, ne se doutant pas unseul instant qu’ il pourrait lui aussi reproduire unnouveau vase clos pour les idées. Là où lacompréhension du style s’avérait indispensable,puisqu’ il paraît évident que la question du langage estdéterminante pour la communication de toute théoriecritique, l’E.d.N. a préféré conserver celui-ci commes’ il était définiti vement trouvé.

[20] Lettre de Debord à Baudet et Martos, 9 sept. 1987,Correspondances Martos Debord.[21] Ibidem.

Ce conservatisme de la forme ne fait cependantque traduire un problème plus profond.: l’ incapacitéréelle à saisir l’essence même du projet de l’I .S. Leprincipal défaut de l’E.d.N., comme de tous les dévots«.pro-situs.», réside dans cette nature dogmatique deleur lecture de l’I .S..; cequi importe chezeux, c’est lerapport à la lettre. Il s’agit presque ici d’un rapportmystique où la lecture et l’ interprétation des textessacrés amènent adéquatement à la consciencevraie dumonde. Cela ne provient pas seulement de cettecroyance naïve qu’ il existe quelque part une formulemagique, une parole vraie, capable de changerimmédiatement le monde, les gens et la vie, croyancequi n’est pas sans rapport avec la placeprimordiale,pour ne pas dire centrale, que l’I .S. elle-même, dansla continuité du surréali sme, accordait à la formu-lation de mots d’ordre immédiatement eff icaces. Celavient aussi du fait que l’on réduit ici l’œuvrethéorique à son résultat final, en s’ interdisant decomprendre la saisie de son mouvement. La forme(les mots, les formules, le style général) prime alorssur le fond. Ainsi, à partir du point de vue admiratifqui la caractérise, l’E.d.N. saisit-elle moins, dans lathéorie de l’I .S., le mouvement de la vie qui permit del’élaborer que des sentences et des dogmes. Pour elle,la théorie est un donné intangible qu’ il faut«.défendre.», «.conserver.», «.en attendant le mouve-ment social qui devra réaliser cette tâche dans lapratique.». Elle parle sans doute très souventd’«.activité théorique.», mais son entreprise relèvebien plus du maintien dans la passivité de toutes lescapacités critiques. Dès le départ, il ne s’est jamaisagi, pour elle, de reprendre la réflexion, de remettreen cause, de s’ interroger, mais de «.sauver.» et«.conserver.» l’héritage de l’I .S. En témoigne unelecture attentive de son texte fondateur, «.Discourspréliminaire.». Y sont reprises, jusque dans leurformulation, les principales idées du dernier texte del’I .S., «.Thèses sur l’I .S. et son temps22.».: «.C’estl’exigence de la vie qui est à présent devenue unprogramme révolutionnaire.», était-il aff irmé danscelui-ci, et c’est bel et bien un programme quel’E.d.N. croit li re dans cet ultime écrit de l’I .S.,prenant, dans ce cas précis, une belle formulestyli stique résumant un problème pour une véritéparfaitement énoncée et élucidée. Non seulement iln’est pas venu à l’esprit des «.encyclopédistes.» quece «.programme.», datant de 1972, aurait peut-êtremérité quelques correctifs en 1984, mais, surtout, il neleur a pas paru absurde d’annoncer que «.lesrévolutionnaires se trouvent dans cette situationnouvelle d’avoir à lutter pour défendre le présent,pour y conserver ouvertes toutes les autres possibilit ésde changement.– à commencer bien sûr par cette

[22] Principalement les thèses 14, 15, 16, 17 et 18 qui évoquentl’autodestruction du système économique marchand et le problèmecroissant de la pollution généralisée de l’existence. Cf. La VéritableScission dans l’I nternationale, op. cit.

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possibilit é première que constituent les conditionsminimales de survie de l’espèce….», ce qui revien-drait à dire que B. Bardot, Coluche, le commandantCousteau ou N. Hulot deviennent, dans de tellesconditions, de dangereux subversifs. On voit icicomment une mauvaise lecture, manquant de senscritique, peut conduire à un complet contresens.:«.l’exigence de la vie.» dont parlait l’I .S., aussi vaguesoit ce concept de vie, devient pour l’E.d.N. une luttepour «.les conditions minimales de survie de l’espèce[…].». Identiquement, lorsque l’I .S. aff irme que «.lapollution et le prolétariat sont aujourd’hui les deuxcôtés concrets de la critique de l’économiepoliti que.», l’E.d.N., toujours pleine de sens commun,comprend qu’ il va falloir lutter, à côté de la questionsociale, pour la question écologique, mais, commeelle ne semble pas portée à la critique de l’économiepoliti que, elle préfère circonscrire cette lutte dans unecondamnation morale de l’ordre techno-scientifique.

On pourrait ainsi multiplier les exemples de cetype d’ interprétation qui montrent clairement qu’unfort attachement idéologique, derrière un camouflagephraséologique, cache tout bonnement uneincompréhension de ceque peut signifier une élabora-tion théorique. Cependant, il est bien plus significatifde souligner que l’E.d.N. participe ici de ce mouve-ment plus général qui affecte l’histoire moderne.: ladéchéance et l’amenuisement du rôle des intellectuelsrévolutionnaires dans la société «.spectaculaire.», quiles conduisent finalement à cette «.répétition cir-culaire du blâme générali sé, que certes l’époquemérite23.», et dont le situationnisme leur offre desurcroît le style flamboyant.

Si le poids mort de l’I .S., puis de Debord, pesa – etpèse encore.– sur les orientations idéologiques del’E.d.N., une différence fondamentale a cependanttoujours séparé ces deux organisations. On la trouveexplicitement énoncéeà partir de 1992, dans un textequi veut se donner pour une critique de l’I .S..: «.[…]le fait que ne se soient pas imposés des partisans desthèses de l’I .S capables de les développer et d’en faireune force pratique dans cette époque pourtant sifavorable de l’après-68, ce fait oblige à rechercherl’obstacle au développement de la théoriesituationniste à l’origine de cette théorie, dans lavalorisation du changement permanent comme moteurpassionnel de la subversion, l’ idée de la richesseinfinie d’une vie sans œuvre, et le discréditconséquemment jeté sur le caractère partiel de touteréalisation positi ve24..» Outre que, dans cetteassertion, on retrouve cette idéalisation quasireligieuse de la nature de la théorie.– une théorie quidoit se montrer pure dès l’origine pour saisir ensuite(pour ne pas dire se révéler à) de pauvres partisansobligés d’en faire une force pratique.– il faut

[23] Lettre de Debord à Baudet et Martos, op. cit.[24] «.Abrégé.», E.d.N. n° 15.

reconnaître que, derrière l’emploi d’un jargonpseudo-philosophique, c’est tout simplement le caractèrerévolutionnaire de l’I .S qui est ici dénoncé. Parmauvaise foi ou par bêtise, l’E.d.N. tend ainsi àconfondre ce caractère avec «.l’ innovation permanen-te imposée.» par la modernisation de la société.: «.Lacritique situationniste a dès son origine été conçuepour imposer, dans une “course de vitesse” avec lepouvoir, un usage émancipateur des nouvellestechniques développées par celui-ci..» Cachez donccette utopie que l’on ne saurait voir.!

Or, si l’I .S. a bien voulu saisir un des enjeux deson temps comme «.une course de vitesse entre lesartistes libres et la police pour expérimenter etdévelopper l’emploi de nouvelles techniques deconditionnement.», il est tout de même aberrant devouloir faire croire que «.l’usage émancipateur desnouvelles techniques.» qu’elle préconisait rejoignaitcelui que la société moderne entendait imposer.L’I .S., qui désignait l’automobile comme étant«.principalement un jeu idiot, et accessoirement unmoyen de transport.», qui pensait «.qu’ il ne faut pasencourager le renouvellement artistique continu de laforme des frigidaires.», ou encore qui voulait «.rendreinsupportable aux exploités la misère des scooters etdes télévisions.», ne peut guère être taxée, même ensous-entendu, de moderniste. Le «.changementpermanent.» qu’elle valorisait, comme «.l’ idée de larichesse infinie d’une vie sans œuvre.», ne s’estjamais fait entendre comme un sous-produit durenouvellement technologique incessant, de larépétition ennuyeuse des modes culturelles ou d’unquelconque avant-gardisme artistique plutôt suranné.:«.La construction des situations n’est pas directementdépendante de l’énergie atomique.; et même pas del’automation ou de la révolution sociale, puisque desexpériences peuvent être entreprises en l’absence decertaines conditions que l’avenir devra sans douteréaliser..» Il s’agissait bel et bien de mettre à jour cemensonge du soi-disant progrès de la société modernequi s’édifiait alors, de critiquer ce fétichisme desformes, des objets et des images qui le sous-tendait, etcela, non pas en s’apitoyant sur la décompositionculturelle qui accompagnait le mouvement demodernisation, mais en proposant un dépassementrévolutionnaire que cette crise favorisait. «.Nous nevoulons pas renouveler l’expression en elle-même, etsurtout pas l’expression de la science.: nous voulonspassionner la vie quotidienne..» Entendons égalementque ce projet ne voulait pas contenter pour autant «.lesconservateurs d’un monde artistique qui se ferme25».

[25] Ici sont désignés«.Péret et sesamis.», c’est-à-dire cequi restait dumouvement surréaliste et que l’I .S. critiquait pour n’être plus à lahauteur des tâches révolutionnaires qu’ il s’était données«.originellement.». Pour les diverses citations de l’I .S. que nousdonnons, voir lesn° 1 & 2 de la revue datant respectivement de juin etdécembre 1958.

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Si nous comprenons donc l’E.d.N., l’erreurfondamentale de l’I .S, celle qui l’aurait empêché «.àl’origine.» de concevoir un projet capable de faires’écrouler tous les murs de la Jéricho moderniste,serait de n’avoir jamais su jouer que de la trompette«.progressiste.». D’une certaine façon, l’I .S, dans salutte contre le monde moderne, aurait été parfaitementirréali ste.: non seulement elle se serait permise deparler d’un autre avenir possible, de proposer un idéalde vie fondé sur le jeu et les passions, propositioneffectivement utopique en ce monde, mais son œuvren’aurait été aussi que trop négative et préoccupéed’absolu. L’E.d.N. se targue, au contraire, de fairepreuve du plus profond réalisme.– et lequel eneffet.!.–, car il est bien entendu que, elle, elle ne rêvepas, tout juste si elle a le temps de dormir tant il luifaut travaill er et regarder les réalités en face. Elle n’apas le temps de jouer, encore moins de s’amuser à«.passionner la vie quotidienne.» ou à «.vouloirchanger le monde.». «.Qui considère la vie de l’I .S. ytrouve l’histoire de la révolution26.», mais cettehistoire, l’E.d.N. la trouve trop mauvaise à son goût.Si bien que derrière une phraséologie situationniste,son œuvre de «.désabusement.» n’a pas eu pour objetde reprendre le projet de «.réinventer la révolution.»,mais bel et bien de le liquider dans les consciences.Sa «.mission.» n’a consisté en rien d’autre qu’à tirerles derniers rêveurs de révolution de leurs douxsonges pour les mobili ser sous l’étendard de«.l’ instinct de conservation.» et les amener à cons-truire et entreprendre des œuvres positi ves pour la«.civili sation.», aussi partielles puissent-elles être.Son rôle historique aura donc été de permettrel’ intégration du situationnisme dans un monde qui neveut plus entendre parler ni d’actes gratuits, ni decaractères destructeurs ni d’une quelconque prétentionà transformer la totalité de la société. Avec l’E.d.N.,les révolutionnaires doivent désormais faire preuved’ambitions plus restreintes et plus constructives.; cen’est donc pas un hasard si proli fèrent dans son sill agedes apprentis-compagnons et des néo-ruraux.

***

Au-delà de la défaite du mouvement situationniste,il faut renvoyer l’existence de l’E.d.N. et sa volontéde rappel à l’ordre à une signification historique plusprofonde.: le spectre de 68 qui n’en finit pas de hanterle monde. Comme le remarquait judicieusementDebord.: «.Si le mouvement de 68 avait réussi, il n’yaurait pas eu de place pour l’E.d.N. (Terribleimpression de menace rétrospective pour des“écrivains” , qui là-dessus se sentent donc quelque peuversaill ais.) Et si 68 était seulement un peu mieuxconnu par les jeunes rebelles, il n’y aurait pas nonplus de place pour les discours de l’E.d.N., qui

[26] La Véritable Scission dans l’I nternationale, op. cit.

n’envisagent en rien un nouveau départ de larévolution27 […]..» C’est sur les ruines du mouvementrévolutionnaire de 1968 que l’E.d.N. a bâti sonroyaume et à partir de celles-ci uniquement qu’elletrouve argument pour justifier sa constitution.:«.Comme passent une époque et sa chance, la jonctionpossible entre le passé des luttes ouvrières(l’exemplaire ébauche des moyens autonomes de larévolution prolétarienne) et la nouvelle révolte néespontanément du sol de la société du spectacle (lacritique du travail , de la marchandise et de toute la viealiénée), cette jonction un moment approchée dansquelques-uns des pays développés cesse de pouvoirêtre envisagée et attendue comme un résultatinévitable du processus objectif des conditionsdominantes.: elle passe dans la mémoire et dans laconscience comme la tâche d’une nouvelle époque oùla division mondiale du travail répressif met tout enœuvre pour forclore ce désir, cette possibilit é. Quandla force d’unification pratique par, “ le mouvementréel qui dissout les conditions existantes” disparaît dela vie sociale, alors réapparaît le besoin d’une théoriecritique unifiée28..» Apparaît surtout la nécessitéimpérieuse de faire oublier que cette «.théorie critiqueunifiée.» de l’E.d.N. vient juste d’arr iver et que le«.besoin.» de celle-ci ne vaut que pour ceux qui ontdéjà renoncé aux perspectives de révolution que 68avaient rendues présentes. Dans le moment historiqueoù se forme le discours de l’E.d.N., au beau milieudes années 80, il ne s’agit après tout de riend’exceptionnel.: il participe de cemouvement généralde réinterprétation dont la raison profonde se trouvedans le besoin idéologique, pour de nombreux«.soixante-huitards.» repentis, de légitimer histori-quement le retour à la normale. Malgré les diversesformes particulières prises par ce mouvement deréécriture de l’histoire, on y décèle cependant un traitcommun permettant de le caractériser.: l’échec de larévolution de 1968y est toujours traduit comme unefatalité historique qui annonce tout bonnement la finde l’âge des révolutions29. Si la mémoire est ainsiconstamment convoquée, c’est pour mieux enterrerl’histoire et faire accepter ce deuil . La formule d’unCohn-Bendit.: «.Nous l’avons tant aimée larévolution.!.» pourrait être la devise de cesfossoyeurs.

Pour l’E.d.N. également, évoquer la mémoire de68 ne vaut que pour mieux insister sur la faillit e de lapoliti que révolutionnaire. On retrouve le mêmeconstat, aux vagues accents morali stes, sur larésignation qui s’est emparéede la majeure partie des«.révolutionnaires.», la même dénonciation de ces

[27] Lettre de Debord à Martos-Baudet, op. cit.[28] «.Histoire de dix ans.»[29] «.68, c’est la fin et le début de quelque chose. C’est la fin de «.larévolution.». Nous nous débarrassons de l’ idée du changement de lasociété par la violence, et toute cette mythologie. Et c’est le début d’uneréflexion sur des questions occultées jusque-là.». H. Hamon, interviewdans le Journal du Dimanche du 25 février 2001.

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«.ex-gauchistes rangés qui se sont incondition-nellement ralli és à l’objectivité du monde existant.»,la même rancune mal camoufléepour ces travaill eursque «.les bureaucraties syndicales (avaient) pourl’essentiel réussi à isoler […] dans les usines.». Toutdoit concourir à prouver que la chance d’unerévolution sociale est définiti vement passée et que«.pour ceux qui, désertant les usines ou désertant laculture, se sont retrouvés dans ce moment de l’histoireuniverselle où la perspective de la révolution socialeest revenue au centre du monde pour donner lamesure de toute chose, pour ceux qui ont vus’entrouvrir la porte du palais fermé du temps, et quine l’oublieront jamais, les dix années écoulées depuisque la révolution portugaise semblait annoncerl’extension à l’Europe entière de la subversion de1968 n’auront été que le prix inévitable du conflitqu’ il s avaient choisi, prix que payent aussi, et plusdurement, ceux qui ne l’ont pas choisi30..» Autrementdit, que l’échec de la révolution était inéluctable,inscrit déjà dans l’ ill usoire refus général des valeursdominantes, et que tout le monde en devait faire lesfrais.!

Mais là où l’argumentation de l’E.d.N. devientplus fallacieuse, c’est lorsqu’elle identifie le sort dumouvement de 68 au seul mouvement situationniste.Ainsi fait-elle mine de ne voir de déterminante que laseule activité de l’I .S. dans les événementsprécurseurs, tandis que de nombreux autres faits, ceuxqui ne rentrent pas dans la «.légende dorée.»situationniste, sont renvoyés à l’ insignifiance ouvulgairement balayés, puisque relevant du«.gauchisme.». De l’histoire des suites de 68, il n’y aguère que l’I talie, le Portugal, l’Espagne et la Polognequi lui semblent dignes d’ intérêt.– et pour cause.: cefurent les principaux théâtres d’action que des ex-situationnistes tentèrent d’ investir, et que de futurs«.encyclopédistes.» des nuisances avaient observésavec attention. Du reste de l’agitation internationale,rien n’est dit. Cette réduction de l’histoire de 68 à laseule interprétation situationniste permet ensuite defaire croire que la défaite du mouvementrévolutionnaire incombe aux seules erreurs de l’I .S.L’I .S. représentant le mouvement révolutionnaire,l’échec de celui-ci renvoyant à l’échec de celle-là, ilfaut chercher l’erreur dans l’ idéemême de révolution,telle que l’I .S. l’a soutenue. Fière de ce raisonnementsophistique, l’E.d.N. en arrive alors à montrer que sila révolution avait échoué, ce n’était pas seulementparce que les situationnistes s’étaient révélés demauvais tacticiens, mais aussi parce que les désirs del’époque, surtout après 68, n’allaient plus guère à larévolution, puisque la révolution ne pouvait être quesituationniste et que les désirs de l’époque n’étaientplus situationnistes (sic).! Reconnaissant toutefois àDebord quelques bonnes intuitions, notamment

[30] Voir «.Histoire de dix ans.».

l’ introduction du «.concept.» de «.nuisances.».–comme si celui-ci avait validé anachroniquementl’E.d.N..– le jugement «.encyclopédiste.» sur l’I .S. etson temps tend alors à renverser entièrement lessignifications historiques les plus évidentes. Enaff irmant, par exemple, que «.les désirs de l’époque,confrontés à l’accélération du changement autoritairede tout, ont commencé à se cristalli ser autour devaleurs différentes et souvent contraires à cellesqu’avait mises en avant le programme situation-niste.», que «.ce qui aimantait désormais les aspira-tions du plus grand nombre, quand elles ne sesoumettaient pas servilement aux impératifs de lamodernisation, c’était la nécessité évidente et secrètede sauver de l’ innovation permanente imposée lacontinuité de l’histoire humaine (sa mémoire, sonlangage) et tout d’abord les conditions élémentairesde la vie.», ou encore qu’«.à travers toutes sortesd’errements et de mystifications peu évitablesprogressait alors (en France à partir de la fin desannées soixante, c’est-à-dire relativement tardive-ment) la conscience qu’ayant été franchi le point oùl’ innovation technologique pouvait être infléchie,réorientée dans un sens libérateur, il s’agissaitprioritairement de faire obstacle à sa poursuiteinsensée. Et ce qui avait été l’avance de l’I .S..– satentative de formuler un programme passionnant pourle changement matériel des conditions de vie.– serenversait alors en retard dans la capacité de donner àla résistance au prétendu progrès ses raisonshistoriques31.».; par toutes ces aff irmations, on vou-drait faire croire par conséquent que le mouvementissu de 68 s’ inquiétait du «.bouleversement de toutl’ancien monde bourgeois.» et qu’ il voulait crier «.Enarrière toute.!.» On ne peut guère faire plus«.versaill ais.» dans la lecture d’une époque.: Mai 68ne signifierait pas ce qu’ il exprimait, c’est-à-dire undésir de transformation révolutionnaire de la société,mais exactement son contraire, le désir de «.sauver[…] la continuité de l’histoire humaine (sa mémoire,son langage) et tout d’abord les conditionsélémentaires de la vie.», histoire humaine et vie qui,dans les conditions d’alors, se trouvaient d’abord êtrecell es de la vieill e bourgeoisie en voie dedécomposition. Cette plaisante erreur sent bien sonmilieu d’origine. Pour certains, Mai 68 annonçaitl ’ individuali sme contemporain, le néo-réformismerépubli cain, l ’ hédonisme de la consommation, «.lanouvell e phil osophie.», etc..; pour l’E.d.N., celan’annonce rien d’autre que son propre

[31] Comme la critique de l’I .S., cette appréciation critique de 68 estdevenue explicite en 1992, dans l’article «.Abrégé.». En 1984-85,l’E.d.N., en toute orthodoxie, parlait elle-même de ces conseils detravaill eurs qu’elle trouve, en 1992, plutôt inintéressants etcomplètement dépassés.! Mais il n’y a pas, à proprement parler,«.retournement de veste.» de sa part, car elle affichait déjà, dès saformation, un profond scepticisme quant à la valeur du projetrévolutionnaire hérité.

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désenchantement de l’humanité. Il fallait doncnécessairement que l’on en passe par les ruines.C.Q.F.D.

Que le mouvement social qui émergeait interna-tionalement autour de 1968 ne s’apparentait pas ausimple retour du vieux mouvement révolutionnaireprolétarien sur la scène historique, c’était uneévidence qui n’échappait guère à la plupart de sescontemporains. Un mouvement révolutionnairemoderne se profilait, dont la principale caractéristiqueétait la tentative de relier critique de la société etcritique de la vie quotidienne. Au «.transformer lemonde.» de Marx s’adjoint le «.changer la vie.» deRimbaud. Tous les commentateurs du momentpouvaient l’observer.: il s’agissait bien d’une«.révolution dans la révolution.» où l’ imagination, ledésir, la liberté sauvage et le rêve tenaient lieu dedrapeaux. L’apparition ce qu’on appellerait bientôt«.les nouveaux mouvements sociaux.», axés sur uneproblématique qui n’excluait pas forcément la critiquedu mode de production capitali ste mais qui relevaitd’une critique plus large des rapports sociaux (del’écologisme au féminisme, en passant par l’anti-psychiatrie, les régionalismes, etc.) témoigne de cephénomène historique. Et si l’on pouvait constater unretour de la combativité ouvrière, particulièrementdans le développement des grèves sauvages et desoccupations d’usines, celui-ci suivait plutôt cemouvement d’ensemble qu’ il ne lui donnait le la.

L’ intuition de l’E.d.N. selon laquelle l’ insatis-faction dans la société prenait alors de nouvellesformes32 n’est donc pas dénuée de tout fondement.Elle oublie cependant de préciser que cette questionpréoccupait déjà de nombreux contestataires, decertains «.gauchistes.» à l’I .S. elle-même. Elle semblevouloir faire croire que «.ceux qui se trouvaient surles positions révolutionnaires les plus avancées.»(l’I .S..?, la future E.d.N..?) auraient délaissé le terraindes luttes au profit de «.gauchistes.» qui auraientmarqué de leur archaïsme, de leur ouvriérisme, lesmouvements naissants, condamnés ainsi à reproduireles vieill es «.erreurs.» du mouvement ouvrier(entendre sans doute cette foi irrationnelle en lapossibilit é d’un monde meill eur). Outre le fait absurdeque délaisser le terrain des luttes peut se conjugueravec une position révolutionnaire avancée, il fautnoter aussi que les différentes formes de gauchismeou d’ouvriérisme ne concernaient effectivement queles retardataires qui ne tiraient aucune leçon des«.événements.» de mai-juin 1968, retardataires que lespouvoirs en places’empressaient de présenter comme

[32] «.Pour prendre seulement un exemple, la perspective de “ l’universentier mis à sac pour les conseils de travaill eurs” (I.S. n° 12) n’étaitplus vraiment de nature à susciter l’enthousiasme, si elle l’avait jamaisété, alors que d’autres, sur ce point plus lucides, dénonçaient déjà lamise à sac effectivement en cours de l’univers par les maîtres del’ industrie.». «.Abrégé.» (E.d.N. n° 15).

de dangereux «.révolutionnaires avancés.». Aurait-ilfallu concurrencer Sartre sur un autre tonneau.? Envérité, les médias de cette époque n’ont jamais tantparlé de l’agitation révolutionnaire, en la drapantd’habits gauchistes, que parce qu’elle prenaitjustement une autre forme. Dire que l’ouvriérisme, legauchisme constituaient les limites du mouvementrévolutionnaire, c’est prendre un peu trop au pied dela lettre le discours médiatique d’alors. Il ne fautplutôt reconnaître de mouvement révolutionnaire, àpartir de 1968, que dans cette rupture avec l’ouvrié-risme, non pas comprise comme un abandond’ intérêtpour les luttes ouvrières, mais comme un refus deplacer celles-ci dans un rôle central. Les «.révolu-tionnaires les plus avancés.» ne pouvaient qu’avoirtiré des leçons de l’échecflagrant de la grève généralede 1968, qui leur avait montré l’ incapacité de laclasse ouvrière à briser seule ses propres chaînes et,par conséquent, à pouvoir rempli r une quelconquemission historique. Les étudiants, malgré tout,s’étaient montrés bien plus offensifs dans lacontestation de la société, et pas seulement en France.De plus, Mai 68 avait montré clairement que lacritique révolutionnaire des rapports sociaux ne selimitait pas à la critique de l’économie politi que, maiss’étendait aussi à celle de la culture, de l’art, desidéologies, des valeurs, etc. Ainsi, le véritableproblème pour le mouvement révolutionnaire naissantrésidait moins dans celui de l’ouvriérisme que dansl’apparition d’un nouveau dogmatisme fondé sur lesidées du désir, du rêve, de l’ imagination, de la liberté,de la vie… Et c’est bel et bien le piège dans lequeln’a pas manqué de tomber le nouveau mouvementrévolutionnaire, danger qui se situait effectivementdans un processus d’ idéologisation, où les valeursdéfendues par celui-ci se figent en vérités absolues.La «.récupération.» des idées soixante-huitardes,principalement libertaires et hédonistes, ne vient pasd’aill eurs. On n’a pas fini de gloser sur cet aspect dela question. Un livre récent mais déjà oublié, d’uncitoyenniste «.éclairé.», Mai 68, l’héritage impossiblede Jean-Pierre Le Goff , s’attachait à montrer que leretournement progressif des idéaux et valeurscritiques de 68 en un nouveau conformisme soutenantle «.néo-libérali sme.» aurait été un chemin logique etque cela prouvait que «.cet échec inévitable est celui-là même de l’ idée révolutionnaire en sa prétention àfaire table rase et à construire un homme et un mondetotalement nouveaux.». On voit bien ici où l’ idée de«.récupération.» peut mener quand on tend à identifierconfusément ce que voulaient les acteurs sociaux surle moment et ce qu’ il s ont réellement obtenu. Il estvrai que pour Le Goff , partisan d’un «.État quiincarne et maintienne l’unité du vivre-ensemble.»,d’une «.société [qui] ne saurait se passer de hiérarchieet d’élites.», il importe d’en finir coûte que coûte avec«.le syndrome de la table rase.» et la revendicationutopique du «.vivre autrement.». Malgré des objectifs

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différents, on remarquera que, sur ce point, leraisonnement «.encyclopédiste.» peut rejoindre lecitoyennisme.

La question primordiale pour le mouvementrévolutionnaire aux lendemains de 1968 n’était doncpas l’évacuation pure et simple de la questionouvrière, du marxisme, des vieill es théoriesprolétariennes de la révolution, encore moins d’uneRaison jugéetrop oppressante et faisant le jeu de tousles pouvoirs, ni même de la conception de progrèshistorique, mais bel et bien l’articulation entreanciennes et nouvelles luttes dans un mouvement plusgénéral, et cette question, n’en déplaise à l’E.d.N.,était bel et bien poséedans les débats de 1968et desannées qui suivirent. Qu’elle ne fut pas résolue, etl’histoire des luttes des années 70 le prouve, voilà unpoint sur lequel l’E.d.N., si férue de donner des leçonshistoriques, aurait pu se pencher. Certes, cetterésolution ne pouvait être ni les «.conseils autonomesde travaill eurs.», ni le «.pouvoir étudiant.», ni la«.révolution culturelle.», mais on ne voit pas nonpluscomment la seule présence de «.révolutionnairesavancés.» sur «.le terrain des luttes particulières.»aurait rendu possible à elle seule une telle résolution,encore moins pourquoi celle-ci aurait dû se traduireen un front commun de défense des «.bonnes vieill esvaleurs.».! Il faut dire que l’I .S., en 1972, avait crutrouver la solution en proclamant le mot d’ordre, aufond très abstrait, de «.l’exigence de la vie.».L’E.d.N., en 1984, n’en a guère dit plus et a même étéen deçà de ce qui était alors sous-entendu dans ceslogan. Finalement, l’échec de 68 reste, pour laconscience situationniste et ceux qui s’en réclamentles héritiers, très mystérieux.

Autrement plus judicieux et instructif aurait été deconcentrer la réflexion critique sur les réellesfaiblesses du mouvement révolutionnaire naissantdont la principale, et non la moindre, pouvait setrouver dans cette impasse politi que menant à desexpériences toujours plus singulières qui caractérisa lagrande partie «.des nouveaux mouvements sociaux.».On aurait vu ainsi que les causes de la«.récupération.» ne venaient pas tant de la volonté dechanger totalement et radicalement le monde et la vie,que de l’ incapacité à traduire cette volontépratiquement en une nouvelle politi que révolution-naire. Le mouvement de Mai 68, qui se déclencha àpartir de la révolte étudiante (mais dont les causesprofondes doivent être cherchées au-delà, dans lacontestation éparse de la «.société de consom-mation.») et qui réussit à ébranler temporairement lepouvoir politi que en place, en paralysant l’activitésociale «.ordinaire.» par le biais d’une importantegrève générale, était en effet apparu comme unvéritable coup de tonnerre, mais disparut tout aussi

vite que l’éclair. Jamais l’État ne s’était disloqué aussirapidement, et jamais ne se reconstitua-t-il , faceà unecontestation générali sée, avec autant de facilit é. Cequi s’ensuivit n’eut plus guère l’allure que dequelques escarmouches contre l’ immensité titaniquedu plus froid des monstres froids. Si la spontanéité,l’effet de surprise, la remise en question générali séede tout avaient pu constituer la force du mouvementde 68, tout cela cependant devint vite un inconvénientmajeur dans le jeu de la révolution, ne serait-ce quedans l’affrontement avecun pouvoir organisé qui, unefois reconnu le danger, trouvait un adversaire, certesfortement agité, mais nullement menaçant. Lesmanifestations pourraient continuer de passer devantl’Assemblée nationale sans s’arrêter et lesrévolutionnaires s’épuiser dans leurs diatribes àCharléty, en Sorbonne, à Bill ancourt et aill eurs.; tantqu’un contre-pouvoir ne s’ instaurait pas etrevendiquait la disparition du pouvoir en place, cedernier pouvait couler des jours tranquill es eteffectuer sans problème majeur les opérations deretour à l’ordre33. C’est seulement en ce sens qu’onpeut aff irmer que le mouvement de 68 était utopique,c’est-à-dire qu’ il exprimait le désir radical d’une autresociété, mais il ne faisait que l’exprimer. Non pas quece désir était proprement irréali sable ou nécessai-rement voué à se satisfaire d’un renoncement à la«.prétention.» révolutionnaire et d’une adhésion auconformisme actuel. C’est proprement la croyance enune révolution spontanée, sans projet, qui feraits’évaporer l’ordre ancien par le seul fait qu’elle ledésire, qui a conduit ce qu’ il y avait de plus vivant etde plus neuf en 68 à son intégration comme«.révolution des mœurs34.», qui a conduit à

[33] Cet aspect problématique du mouvement de 68 avait déjà été saisipar d’autresque nous, dès68 même. Voir, par exemple, cette réflexionde Castoriadis dans son article «.La révolution anticipée.», dansl’ouvrage Mai 68.: la brèche.: «.Lesétudiants révolutionnaires sententune antinomie entre l’action et la réflexion.; entre la spontanéité etl’organisation.; entre la vérité de l’acte et la cohérence du discours.;entre l’ imagination et le projet. C’est la perspective de cette antinomiequi motive, consciemment ou non, leur hésitation.«.Elle est nourrie par toute l’expérience précédente. Comme d’autresperdent des décennies, i ls ont vu dans quelques mois ou semaines laréflexion devenir dogme stéri le et stéril isant.; l’organisation devenirbureaucratie ou routine inanimée.; le discoursse transformer en moulinen paroles mystifiées et mystificatrices.; le projet dégénérer enprogramme rigide et stéréotypé. Ces carcans, ils les ont fait éclater parleurs actes, leur audace, leur refus des thèses et des plates-formes, leurcollectivisation spontanée.[34] Malgré son échecpoliti que, Mai 68 aurait trouvé sa victoire dansle profondbouleversement des mœurset desmentalités.: éclatement dela famill e, reconnaissance des droits des femmes, de l’homosexualité,de l’amour libre, etc. Mais il s’agit plutôt d’une ill ustration de sadéfaite, non dans le fait qu’un ancien ordre moral s’est effondré, quebeaucoup aujourd’hui semblent regretter, maisdans la mesure où cettemodification a renforcé le processus de privatisation de l’hommemoderneet éloignécelui-ci despréoccupationsdela viepublique. Cette«.révolution des mœurs.» s’accomplissait de toute façon dès avant1968par l’ instauration d’une société de consommateurs. La liberté desmœurs, réclamée en 1968, ne correspondait en aucun cas avec lesexigences du conformisme contemporain qui réclame cette libertéindividuelle pour étendre le champ de la consommation.

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l’épuisement et à la décomposition de sa dimensioncontestatrice pour aboutir aujourd’hui à une certaineidéologie «.associative.» et à la réaction citoyennistequi parle de «.renouveler la politi que démocratique.»en nous ressortant le vieux programme durépublicanisme bourgeois. Comme le montrèrent denombreux groupes révolutionnaires dans les années 60et 70, la critique de la politi que devait sans nul douteêtre effectuée.; il fallait rompre avec l’aliénationpoliti que sous ses aspects les plus divers.: de l’Étataux organisations bureaucratiques, en passant par lemilitantisme, la manipulation idéologique, la volontéde domination, etc. Mais, de même que la critique del’économie politi que sait que le capitali sme est uneforce matérielle réelle qui ne s’évanouira pas par unesimple négation idéaliste de l’économie35, la critiquede la politi que ne doit pas s’ identifier à uneévacuation pure et simple des questions politi ques quepose tout projet révolutionnaire. Sans entrer dans ledétail de ce problème, retenons simplement pour lemoment que le refus en 1968d’affronter ce genre dequestions déterminantes pour la transformation de lasociété, ôta tout moyen au mouvement pour laréali sation de ses désirs.

En effet, si l’apparition des «.nouveaux mouve-ments sociaux.» dans les années 70 pouvait laisserpenser qu’ il s allaient supplanter à l’avenir, dans sonrôle de force révolutionnaire centrale, le vieuxmouvement ouvrier en déclin, mis à part quelquesgroupuscules gauchistes, tous ceux qui avaient pris lamesure des questions nouvelles concernant le «.vivreautrement.» crurent avoir dépassé les anciennesquestions et s’engagèrent dans la voie des«.révolutions moléculaires.» où tous les aspects de lavie devenaient «.politi ques.». Ce qui revenaitfinalement à dire que la politi que n’existait pas etn’était qu’une aliénation idéologique. Il semblaitinutile, dans cette mesure, de constituer unmouvement d’ensemble.; il suff isait, pour avoir lesentiment de lutter révolutionnairement contre lasociété moderne, d’accompli r des gestes «.radicaux.»et d’adopter des attitudes non moins «.radicales.»dans chaque aspect particulier de la vie quotidienne36.Il ne s’agissait plus de viser «.le centre du mondeexistant.», mais de harceler, comme dans uneguérill a, le système de domination et d’exploitationdans ses divers points «.périphériques.». D’autres,encore plus «.radicaux.», prônaient le retour à la terre

[35] Nous n’énumérons pas les multiples théories abracadabrantes quiprétendent qu’ il suffit de nier la dimension économique pour aboli r ladomination de l’économie marchande. Le plus déli rant dans le genre futsans doute le pro-situ Voyer.[36] Nous noterons combien le citoyennisme actuel hérite de cettefaçon d’envisager les luttes. C’est avant tout, en effet, sur laresponsabilit é personnelle de chaque citoyen, sur son attitude dans savie privée, que l’on parie dans ce genre d’ idéologie.; l’actiond’ensemble, l’organisation collective, etc, ressortent en toute logique àdes organisations séparées, qui reprennent le même fonctionnementbureaucratique de la division des tâches, du maintien de la hiérarchie,etc.

et la fuite en Orient, «.hors du monde.». Laspontanéité révolutionnaire aurait bien fait le reste.On a vu, au contraire, la confusion gagner lamultitude de ces «.nouveaux mouvements sociaux.»qui évoluèrent rapidement vers le réformisme socialdémocrate, quand ce n’était pas le «.néo-libérali sme.».– mais on ne voit plus guère, paraill eurs, ce qui différencie aujourd’hui ces deuxcourants.– tandis que les communautés «.libres.» duLarzac et d’aill eurs se disloquèrent ou se transfor-mèrent en petites entreprises néo-rurales, orientéesvers la culture «.bio.».

Le mouvement révolutionnaire issu de 1968, dontil faudrait faire l’histoire détaill ée, ne s’est donc pasdécomposé mystérieusement par l’effet conjugué d’onne sait quelle perte d’ intelli gence et d’on ne sait quelaffaibli ssement du désir. Ses «.erreurs.» ne sont ni«.l’abstention.», ni «.l’ identification abstraite auprolétariat.», ni une «.attente irréali ste dans les luttesouvrières37.». Tout au plus, ce ne sont là que les«.erreurs.» propres à un certain gauchisme auquelpourraient se rattacher plusieurs «.pro-situs.». Aucontraire, l’approfondissement considérable de laquestion révolutionnaire par les «.nouveaux mouve-ments sociaux.», autour de la critique générali sée dela vie quotidienne, apport qui ne saurait être remis enquestion, s’est effectué le plus souvent en dehors desluttes ouvrières, non seulement parce que lemouvement ouvrier tenait pour suspectes cesrevendications d’une «.vie autre.», libérée du travail ,mais aussi parce que «.le courant radical des partisansd’une critique sociale moderne.» avait rompudélibérément avec le mouvement ouvrier tel qu’ il étaitalors représenté38. Mais cette séparation fut fatale dansla mesure où le «.mouvement moderne de larévolution.» ne put jamais s’articuler par rapport auproblème central de la société.: le capital et sareproduction. Il ne s’agissait certes pas pour cemouvement de se subordonner au mouvement ouvrier,de s’y établi r pour obtenir la révélation de la véritérévolutionnaire, mais néanmoins de trouver une

[37] «.Histoire de dix ans.».[38] Nous n’entendonspas ici que les révolutionnairesde cette époquene se préoccupèrent pasd’étendre leur influencedans le mili eu ouvrier.Pour ne prendreque l’exemple de l’I .S., il y eut un intérêt évident pourles formes«.sauvages.» de la contestation ouvrière d’alorset Vaneigemalla jusqu’à suggérer un «.coup de Strasbourg des usines.». Il fautcependant écarter l’ interprétation d’une I.S. portéevers l’ouvriérisme.«.Cenesont pas tant lessituationnistesqui sont conseilli stes, cesont lesconseils qui auront à être situationnistes.», écrivait alors Debord,rappelant ainsi que la révolution n’était pas à rechercher dans larépétition pure et simple des conseils ouvriers, mais plutôt dans unélargissement et un approfondissement de ce type d’organisation. Il yavait donc rupture aveclemouvement ouvrier dans la mesureoù celui-ci, sous la forme organisationnell e de partis et de syndicats, s’ étaitintégré à la société capitaliste moderne, mais aussi dans la mesure oùlemodèlehistorique du conseil ouvrier pouvait se révéler insuffisant.; iln’y avait cependant pas rupture avec l’ idéeque le mouvement ouvrierpuisse redevenir révolutionnaire dans son ensemble, mais cecin’entendait pas, bien entendu, son retour sous sa forme traditionnelle(syndicaliste-révolutionnaire, conseilli ste, ou autre), ni qu’ il devraitêtre l’unique solution révolutionnaire.

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li aison avec lui, autour d’une critique centrale de latotalité sociale qui prenne en compte le monde dutravail et de la production. Le mouvement issu de1968, morcelé en de multiples luttes «.partielles.» ou«.particulières.», n’aura jamais constitué de «.totalitévivante39.» et c’est une mystification de prétendre lecontraire, mystification ayant pour but de camouflerles impasses dans lesquelles le «.parcellaire.» avaitconduit tant d’ individus et de groupes, des féministesaux écologistes en passant par les autonomistes, lespartisans d’une révolution essentiellement culturelle,ceux de la révolution sexuelle40, etc.

Ainsi, pour l’E.d.N., «.sauver le possible […]contenu.» dans Mai 68 se résume à ne tirer aucunevéritable leçon historique et à présenter les faiblessesdu nouveau mouvement révolutionnaire comme sesprincipaux acquis.; et pour cause, elle est le produitde ces faiblesses. Comme les gauchistes soixante-huitards qu’elle prétend dénoncer.– mais tous lesgauchistes se lancent mutuellement la pierre.–, ellepleurniche sur «.la disparition de l’ancien mouvementouvrier, écrasé ou intégré.». Elle regrette que «.lespartisans d’un programme de subversion totale.»n’aient pas rejoint les quelques luttes ouvrières oùapparaissaient un courant autonome, sans se rendrecompte qu’elle répète ici cette «.identificationabstraite au prolétariat.». Et comme ce genre derévolution ne lui a pas été servie comme sur unplateau, elle se réfugie dans les mythes politi ques derechange.: la transformation de la société par le retouridéaliste à la nature ou l’attente millénariste du grandchambardement. Elle ne perçoit rien du caractèremoderne de 68, ni de ses suites, car son rapport àl’histoire des révolutions proches ou lointaines seréduit à celui de la contemplation résignée. Elle nepeut donc rien en saisir pour les révolutions à venir etpour les tâches pratiques qu’elles auraient àaccompli r. Elle n’est donc pas apparue en 1984-1985pour trouver un «.nouveau départ de la révolution.»mais pour fustiger ceux qui voudraient «.refaire 68.»,c’est-à-dire ceux qui ne manqueraient pas de mettreau rancart les prétendus héritiers de 68 qui sevoulaient, en plus, propriétaires de la critique sociale.

***

On peut en convenir.: l’E.d.N. est apparue dans uncontexte historique peu favorable à la critiquerévolutionnaire. De la décomposition du mouvementdes «.années 68.» à l’absence de tout mouvement decontestation sociale équivalent, tout concourait, dès

[39] «.Histoire de dix ans.».[40] Nous parlons ici des impasses d’ordre politi que, et non d’unefaçon absolue. Réévaluer ces différentes revendications«.parcellaires.»n’est pas prôner un retour à l’ordre moral.; nous le savons, de toutefaçon, dansl’ordreactuel deschoses, celles-ci demeurent insatisfaitesetdétournées de leur objectif premier de changer la vie réellement.

les années 1980, à l’entretien d’un scepticismeprofond quant aux chances d’un quelconque retourd’une révolution. Aussi les multiples remarques del’E.d.N. sur l’apathie de ses contemporains, sur leurdésintérêt extrême pour la critique sociale («.l’ idéed’une émancipation ne signifie plus rien pourl’ immense majorité41.»), semblent parfaitementjustifiées, d’autant plus qu’elles accompagnent unedénonciation de l’ordre.– ou du désordre.– actuel deschoses comme étant proprement inhumain. Cepen-dant, le discours de l’E.d.N. sur son temps ne dépasseguère, en ce sens, les divers discours, devenusaujourd’hui familiers, qui glosent de façon désoléesur«.la condition post-moderne.», sur la perte générali séedu sens dans l’histoire, sur l’ impossibilit é radicaled’une transformation révolutionnaire de la société.Ainsi, la participation critique de l’E.d.N. à son tempsn’est-elle qu’apparente, car la pierre angulaire detoute sa construction soi-disant théorique, qui consisteà justifier, dans un premier temps, le prudent report,puis l’abandon pur et simple d’une perspectiverévolutionnaire par le fait qu’un «.tournant histo-rique.» l’aurait rendue inconcevable, se trouve êtreégalement celle de cette croyance désormais fortrépandue «.qu’on en a fini avec cette inquiétanteconception, qui avait dominé durant plus de deux centans, selon laquelle une société pouvait être critiquableet transformable, réformée ou révolutionnée42.». Sansdoute, l’E.d.N. ne se réfugie pas dans l’apologie dumonde existant et ne se place pas dans la purecontemplation de «.l’effondrement.» qu’elle évoquesans cesse. Cependant, elle escamote l’ idéemême derévolution en lui substituant des solutions pratiques àla petite semaine qui ne se démarquent guère desconceptions éclectiques du post-modernisme. Elle neveut s’en tenir qu’à ce qui est.– son insistance à fairepreuve de réali sme qui ressemble plutôt à un program-matisme.– et au possible, s’adressant uniquement auxindividus, renvoyant toujours chacun à sa respon-sabilit é personnelle, elle ne cherche qu’à empêcherque quelques vieill es réalités ne s’évanouissent dansla fuite éperdue du temps, au besoin faire resurgir une«.richesse humaine.» repêchée dans les sociétés dupassé. Rien n’exprime mieux ce rapport étroit avec lamisère de la penséedominante de notre temps que lespropos récents de René Riesel, devenu le dernierrelais de la pseudo-critique encyclopédiste. «.Je saisce que je dois à Debord, nous explique-t-il fièrement,mais, plutôt que de le reli re cent fois, je préfèreobserver le monde tel qu’ il est aujourd’hui43..» Il luiaurait peut-être suff i de ne le li re qu’une fois, maisautrement, pour «.observer le monde tel qu’ il est.»d’un point de vue moins stérile que celui qui ne voitd’autre perspective pour la société présente.– mais

[41] J. Semprun, Dialogues sur l’ achèvement des temps modernes.[42] G. Debord, Commentaires sur la société du spectacle.[43] Interview de R. Riesel, Libération du 3-4 février 2001.

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sans trop y croire.– qu’un «.processus historique del’humanisation.» se réduisant «.au réapprentissage etau réinvestissement d’un certain nombre de savoir-faire perdus.».; outre des relents de l’utopie morali -sante hippie, amputée néanmoins de sa dimensioncommunautaire, il faut sans doute entendre qu’éleverdes moutons, par exemple, devrait se révéler unesolution enthousiasmante pour les pauvres«.barbares.» urbains, pris dans «.leur nihili sme.» etleur «.absence de perspectives.». Voilà le genre deprogramme qui devrait s’offr ir comme «.nouveau paride la révolution.».! Pas plus que dans une critiqueheideggerienne, dans les écoles néo-bouddhiques oudans les leçons de sociologie bourdieusiennes duMonde diplomatique, ce n’est pas dans les vaguesplaintes humanistes et anti-industrielles de l’E.d.N.que «.la volonté de transformer la société existante.»pourra trouver un éventuel «.point d’appui.», neserait-ce que théorique. Au mieux, trouvera-t-elleseulement un Kaczinsky à la geste désespérée44.

Tout ceci indique assezclairement que l’E.d.N. estune des expressions «.post-modernes.» de ladécomposition culturelle qui caractérise notre sociétédepuis, au moins, le milieu du XX e siècle. C’étaitjustement un des mérites de l’I .S., «.dès sesorigines.», d’avoir cerné ce problème.:«.L’aboutissement présent de la crise de la culturemoderne est la décomposition idéologique. Rien denouveau ne peut plus se bâtir sur ces ruines, et lesimple exercice de l’esprit critique devientimpossible, tout jugement se heurtant aux autres, etchacun se référant à des débris de systèmesd’ensemble désaffectés, ou à des impératifs sentimen-taux personnels45..» C’est à partir de ce contextequ’elle avait pu définir sa tâche de «.réinventer larévolution.» comme étant d’abord une lutte contre laconfusion idéologique régnante. La situation, à cepropos, n’a guère changé dans le fond, si bien quel’on pourrait reprendre mot pour mot ce que l’I .S.énonçait en ces termes il y a quarante ans.: «.S’ il y aquelque chose de dérisoire à parler de révolution,c’est évidemment parce que le mouvementrévolutionnaire organisé a disparu depuis longtempsdes pays modernes, où sont précisément concentréesles possibilit és d’une transformation décisive de lasociété. Mais tout le reste est bien plus dérisoireencore, puisqu’ il s’agit de l’existant, et des diversesformes de son acception. Le terme “ révolutionnaire”est désamorcé jusqu’à désigner, comme publicité, lesmoindres changements dans le détail de la productionsans cesse modifiéedes marchandises, parceque nullepart ne sont plus exprimées les possibilit és d’un

[44] Après avoir retraduit Kaczinsky dans un sens plus«.encyclopédiste.», l’E.d.N. peut présenter désormaiscelui-ci comme lemodèle à suivre, nonseulement dans la pratique, mais également dansla «.théorie.». On reconnaîtra souvent un discours proche des positionsde l’E.d.N. à ce trait que la référence à Kaczinsky y devient presqueobligatoire.[45] G. Debord, Rapport sur la construction des situations.

changement central désirable. Le projet révolution-naire, de nos jours comparaît en accusé devantl’histoire.; on lui reproche d’avoir échoué, d’avoirapporté une aliénation nouvelle. Ceci revient àconstater que la société dominante a su se défendre, àtous les niveaux de la réalité, beaucoup mieux quedans la prévision des révolutionnaires. Non qu’elle estdevenue plus acceptable. La révolution est àréinventer, voilà tout46..»

Le «.tournant historique.» évoqué par l’E.d.N.n’est donc pas nouveau, preuve en est l’histoire del’I .S., mais aussi d’autres acteurs, il n’ interditaucunement de saisir l’enjeu réel de l’époque, celle dela crise de la modernité, comme étant bien celui de la«.nécessité secrète de la révolution.», son «.désa-morçage.» ou sa «.réinvention.». Or, depuis 1945,date-symbole chargéede sens apocalyptique avec desévénements comme Hiroshima ou la Shoah, lesintellectuels révolutionnaires, saisis de doute, opèrent,selon le mot de Breton, un «.renversement de signe47

.». Le désenchantement de l’après-68 auquel participel’E.d.N. ne fait que rejoindre le courant de ce longprocessus, où l’on aura pu voir aussi bien lepessimisme critique d’Adorno et de Horkheimer, lathéorie de la société close et unidimensionnelle deMarcuse, le révisionnisme d’Arguments, les diversesdéconstructions du marxisme, etc., en constituer lesdifférentes étapes. La disparition du mouvementd’avant-garde culturelle y participe également. Liéshistoriquement au mouvement révolutionnaire quisecoua la société capitali ste, quand celui-ci se trouvadéfait, les tenants de cette avant-garde se virent placésdevant l’alternative décevante de la dissolution ou dela parodie répétiti ve d’une gestuelle du scandale. Cequ’ il faut ainsi apercevoir du déclin de mouvementscomme le surréali sme après 1945, nous pouvons aussile comprendre de ce qu’ il est advenu du mouvementsituationniste après 1968, principalement grâce àl’exemple même de l’E.d.N. Chez elle, qui a refuséd’emblée la notion d’avant-garde, il ne peut plusinéluctablement qu’y avoir résignation dans lacompréhension du rôle de l’ intellectuel révolution-naire, car «.l’avant-garde.» n’y est pas dénoncéepouravoir failli à sa tâche (opérer une liaison avec lemouvement révolutionnaire dans la société) maispour s’être donnée une telle tâche. L’E.d.N. nepouvait donc, dans ces conditions, que rejoindre laconfusion idéologique présente, s’emparer des valeursvides et ruinées du passé pour camoufler son propre

[46] «.Instructions pour une prise d’armes.», I.S. n° 6.[47] «.Et pourtant, cette fin du monde, je n’éprouverais pas le moindreembarras à dire qu’aujourd’hui nous n’en voulons plus. (...) Nousavons beau nous interroger sur ce qui peut couver dans les boucles duprofesseur Einstein ou prospérer derrière la brosse dure de l’étrangecamarade Staline, non.: cen’est pasvraiment de cesuprême tableau dechasse qu’ il s’agissait. Cette fin du monde n’est pas la nôtre. Tant queson éventualité subsiste nous ne voyons aucun obstacle à marquer à cesujet un revirement total, à procéder délibérément à un renversement designes..» A. Breton, La Lampe dans l’horloge (1948).

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vide.; s’ installer dans la nullit é en dissimulant le néantculturel existant au moyen d’un vocabulaire appro-prié, puisé dans une doxa situationniste. Elle estl’ ill ustration présente que, pour ce qui est des modespersistantes, une forme diluée du situationnisme serencontre partout, qui a tous les goûts de l’époquesituationniste, et aucune de ses idées, et qui trouve sonesthétique dans la répétition. L’E.d.N., à ce stadesénile-passéiste, est ainsi incapable aussi bien d’avoirune position idéologique que d’ inventer quoi que cesoit.: elle cautionne des charlatanismes toujours plusvulgaires, et en demande d’autres.

De là découlent ses sempiternelles hésitations, sesrâles et grognements de chien malade, devantl’apparition du moindre mouvement de masse. C’estqu’elle n’a jamais pu faire son temps. En 1986, ellesaluait tardivement48 «.une lutte qui se (voulait)expli citement sans dirigeants ni vedettes.», mais poury reconnaître des «.vérités anti-politi ques.» quisemblaient la satisfaire. En 1996, faisant part de sesRemarques sur la paralysie de décembre 199549, elleconsidérait que ce qui venait de se produire n’étaitqu’une immense «.mise en scène syndicalo-médiatique de l’affrontement.», un «.Mai virtuel.», un«.simulacre.», pour en conclure, faisant un trait sur lapossibilit é d’une pratique collective des luttes,«.qu’on sait pourtant que dans un monde sidésastreusement unifié, on ne peut se sauver tout seul.[…] Mais par où commencer.? Disons qu’ il fautcommencer de se sauver tout seul […].». Disonsplutôt que c’est ainsi que tout finit. Enfin, son récentinvestissement dans la lutte contre les O.G.M. ne l’apas pour autant ramenée dans la sphère de la praxishistorique. Encore une fois, elle est arrivéeaprès coupsur le terrain de la contestation (après l’action menéeà Nérac par R. Riesel et des membres de laConfédération paysanne qui fut suivie de toute unesérie d’actes «.sauvages.») quand une orchestrationmédiatique a commencé à se faire sentir, et toujoursprudemment, à petits pas, avecune ironie voltairiennese raill ant de l’ incapacité des masses à constituer unfront de jardiniers contre la diablerie génétique. Eneffet, lorsqu’elle a rédigé un premier ouvrage sur laquestion, elle n’a pas remarqué que toute cetteagitation anti-O.G.M. pouvait aboutir à autre chosequ’une simple protestation anti-moderniste. Et, dansla suite, malgré le ralli ement d’un Riesel à soncénacle, elle fait toujours triste figure quand il s’agitde trouver un sens à l’histoire. Elle reste à côté pourvendre quelques li vres, sait-on jamais…

Ainsi, dans son désintérêt croissant pour lesdiverses luttes sociales, l’E.d.N. finit-elle par

[48] Par un tract du 10 décembre 1986, c’est-à-dire quelques joursaprès la fin du mouvement lycéen et étudiant d’alors.[49] Ouvrage remarqué alors par la critique littéraire de Charlie-hebdo qui voyait en l’E.d.N. «.le seul éditeur dont tous les titres, sansexceptions, sont recommandables.».

rejoindre ce qu’elle méprisait au départ.: elle ne seréfugie peut-être pas «.sous la tente de la totalité.»,mais elle campe tout de même dans ses opinions. Cequ’elle critique dans la contestation qui surgit en sontemps, c’est qu’elle ne s’oriente pas dans la directionqu’elle a toujours indiquée.: la critique du progrès. Etcomme cette incantation (la critique du progrès, lacritique du progrès, la critique du progrès…) lui faitoff ice de «.conscience critique.», elle ne peutreconnaître aucune vérité dans une histoire qui semblebel et bien poser des questions autrement. Pourl’E.d.N., hormis le retour au jardin, avec sans doute,derrière le potager, un bel abri anti-nucléaire,agrémenté d’une bibliothèque comportant les œuvrescomplètes de Joseph de Maistre, il n’y a de valableque le terrorisme nihili ste d’un Kaczinsky ou les actesforcément isolés qui reprennent «.les accents de lasubversion anti-industrielle de cette révolutioninconnue qui, depuis les Luddistes et les Canuts, courttel un fil secret à travers l’histoire des luttessociales.». Il est vrai qu’ il en est d’autres qui préfèrentattendre le retour du Messie, et pourquoi paségalement Th. Münzer, Spartacus ou l’homme deNeandertal.? Et pourtant… les révolutionnaires dedemain continueront obstinément à tirer leur poésiedu futur.

Il faut s’en remettre à l’ incontournableconclusion.: l’E.d.N. accompagne son temps commeun situationnisme achevé, les restes formolisés de cequi se voulut la critique la plus radicale et la plussubversive de la fin du XX e siècle. À trop vouloirconserver, défendre, sauver, l’E.d.N. trahit dans sonlangage ce qu’elle a toujours voulu soigneusementcacher.: son aversion pour le mouvement historiquequi dissout l’ordre existant, à savoir la révolutionsociale. Elle traduit aussi, par ce biais, les intérêtsprofondément contradictoires de l’élite intellectuellecontemporaine, partagée entre son désir d’êtrereconnue par la société et son incapacité réelle àcomprendre la société. Ainsi, il est au moins unevérité dont elle peut s’enorgueilli r d’avoir trouvé lajuste formulation.: nous vivons bien après uneffondrement, mais c’est du sien qu’ il s’agit et, au-delà, de toute une conception, devenue rétrograde, dela critique sociale. L’E.d.N. ne gagnera pas delauriers.; elle aura tout au plus une placedans le décoractuel de la décomposition idéologique.: les éloges deFinkielkraut, de Charlie-Hebdo, du Figaro ou duMonde diplomatique, qu’ importe.! Il lui faudra s’encontenter.

Mais, pour ceux qui n’entendent pas retourner laterre ou se payer de la liberté dans un petit travailindépendant, pour ceux qui se préoccupent encore dela question sociale et qui pensent et veulent «.lechangement le plus libérateur de la société et de la vie

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où nous nous trouvons enfermés.», il faudra rompreavec un tel mili eu et aller plus avant.

«.Tu dis que l’époque est de plus en plus morte.Mais.: oui et non. Il nous semble, à beaucoup de signes,que des forces vivantes commencent à se chercher, à

surgir derrière les décors off iciels (gauche ou droite,cour ou jardin) du lamentable théâtre de l’époque.C’est encore à jouer..»

(Debord, Correspondance, lettre à Chtcheglov,avril 1963)

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«.Les victoires de la technique semblent êtreobtenues au prix de la déchéance totale. À mesureque l’humanité se rend maître de la nature, l’hommesemble devenir esclave de ses semblables et de sapropre infamie. On dirait même que la pure lumièrede la science a besoin, pour resplendir, des ténèbresde l’ ignoranceet que toutes nos inventions et tous nosprogrès n’ont qu’un seul but.: doter de vie etd’ intelli gence les forces matérielles et ravaler la viehumaine à une force matérielle. Ce contraste del’ industrie et de la sciencemodernes d’une part, de lamisère et de la dissolution modernes d’autre part.–cet antagonisme entre les forces productives et lesrapports sociaux de notre époque, c’est un fait d’uneévidence écrasante que personne n’oserait nier..»

K. Marx

A REMISE EN CAUSE immédiate de la technique estdevenue un lieu commun de la critique sociale.

Jusquedans les années 80, cettedernière n’avait certespas délaissé cette question, mais elle la subordonnait àcelle, plus générale et plus concrète selon elle, del’organisation capitali ste de la société dont lesproblèmes techniques n’étaient qu’un moment. Doré-navant le choc est frontal. Que l’on identifiesimplement capitali sme et technique, que l’on s’em-ploie à faire du premier l’effet de la seconde, ou que,tout simplement, on ne sache saisir le capitali sme que

L

comme «.société industrielle.», la technique parvienttant bien que mal à s’ identifier à la sourcede tous nosmalheurs. Incarnation de la «.déraison dans l’his-toire.», la technique assume à elle seule cequi, en destemps encore obscurs, était dévolu à des rapportssociaux spécifiques. Il est vrai aussi que lorsque lacritique commune n’en passe pas par la techniquepour satisfaire sa quête d’un ennemi évident, elle saittrouver dans le libéralisme, la mondialisation, l’Europe,la perversité des gouvernants, ce qui lui manque. Ilappartient à l’E.d.N. d’accompli r pour la traditionsituationniste cette odyssée qui lui fit quitter le solfamilier, et par là trivial, de la critique des rapportssociaux capitali stes, de la perpétuation de ladomination capitali ste dans les régimes représentatifset de la bureaucratie, pour s’enticher de ce «.nouvel.»horizon et nous y convier.

Si l’on doit s’ inquiéter de l’obnubilation techno-phobe des «.encyclopédistes.», ce n’est certainementpas en ce qu’elle nous frustrerait de la jouissance desquelques ustensiles auxquels nous pouvons avoiraccès, ni même parce que leur lucidité remettrait encause notre vénération pour une technique associéebêtement à l’ idéed’un progrès indéfectiblement orien-té vers un bien-être augmenté. Nous laissons sansremords le monopole de la question «.pour ou contrela technique.» aux professeurs de philosophie. Et nousreprochons bien plutôt à l’E.d.N. de s’être engouffrée,bill e en tête, toutes plumes dehors, dans des spéculations

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dont on ne peut politi quement rien tirer, n’étantbonnes qu’à pisser un peu plus loin que la moyennedela copie de futur bachelier.

Si donc l’on s’en inquiète, c’est d’abord qu’ellerencontre un succès aussi évident que l’ impassepoliti que à laquelle elle conduit, et dans laquelle toutun chacun, pour peu qu’ il aime jardiner, se complairasans risques. Répartition des rôles éventuels.: J.-P.Coffe ou Michel le jardinier pour que la salade nemonte pas en graine, l’E.d.N. pour le supplémentd’âme. Ensuite, cette impasse est précisément le lieuinoffensif qui est réservé actuellement par l’état dechoses dominant aux récalcitrants. Enfin, cettecritique abstraite de la technique finit là où elle doitfinir.: dans l’exaspération morali sante oscill ant entrela banalité et le répugnant, entre, par exemple, lacritique du surimi et celle de la pilule. Citons.: «.Carc’est chaque fois de manière à nous dispenser desavoir exactement ceque l’on fait, d’en avoir la pleineintelli gence.; en nous fournissant le confort de n’avoirpas à être entièrement conscients de nos actes et d’enéprouver les déterminations contraires.: de n’avoirpas, en quelque sorte, à être là en personne. C’esttoujours une infantili sation, que ce soit par le voyageinstantané en avion ou le paiement avec une carte decrédit, le récepteur d’ image à domicile ou la lectureassistée par ordinateur.; par la contraception hormo-nale ou l’accouchement de confort sous péridurale50..»Ce serait une injure faite à la subtilit é manifeste des«.encyclopédistes.» que d’évoquer le sempiterneléclairage à la bougie, mais, par contre, nous serionscurieux de les entendre se prononcer par exemple surle forceps. Dans sa capacité à rendre la femmeprésente à elle-même et tout à fait consciente de sesactes, ce dernier offre sans doute à leurs yeux cetavantage de contrebalancer de façon acceptable le«.confort.» procuré par la péridurale à des femmesaliénées qui ne supportent plus d’accoucher dansd’atroces et bibliques souff rances…

Si ce n’est le tourmenté Finkielkraut, il n’y a queles caboches ouvertes à tous les vents médiatiques pourfournir de pareill es colli sions.: cartes de crédits, pilule,voyage en avion, péridurale. Sur la table d’opérationde l’E.d.N., on ne marie pas simplement carpe etlapin, on célèbre les noces de papier des vieux situsmal lunés et des nouveaux prêtres de la régénérationmorale de l’humanité. Les anciens porte-flingues de lavérité debordienne de l’histoire trempent leurs plumesdans les eaux usées de la Vie qui ne ment pas.; il s

[50] Remarques sur l’agriculture génétiquement modifiée et ladégradation des espèces. L’amour de la liberté et de la responsabilit édes «.encyclopédistes.» ressemble fort à ce que désignait Nietzsche dansle Crépuscule des idoles comme «.le plus suspect des tours de passe-passe des théologiens, aux fins de rendre l’humanité “ responsable” ausens où ils l’entendent, c’est-à-dire de la rendre plus dépendante desthéologiens… […] Chaque fois que l’on cherche à “établi r lesresponsabilit és” c’est habituellement l’ instinct de vouloir punir et jugerqui est à l’œuvre..»

plastronnent encore sur la scène du situationnismedéclinant, tout simplement parce qu’ayant eu deux outrois idées saugrenues.– qu’en des temps plus politi séspersonnen’aurait songéà leur disputer.–, il s ont su lespousser à leurs plus absurdes conséquences sans endémordre une seconde. Parmi ces trouvaill esexcentriques, plusieurs concernent la technique. C’estd’elles dont il va être question maintenant.

***

L’E.d.N. croit avoir décelé dans la technique lecentre même du monde existant, et elle le déclaremauvais. Mais, en 1984, comme aujourd’hui, peusemblent réellement s’ indigner d’une telle découverte,moins encore en être stupéfaits. Elle n’ inquiètedéfiniti vement pas la société dominante qui ne se sentguère mise à nue par ces vieux garçons. En faisantainsi l’hypothèse de la centralité sans partage de latechnique, elle marquait seulement une avance dequelques années sur ce qui devint le leitmotiv deslamentos dépressifs du consommateur qui croit être àce qu’ il fait et se découvre malmené dans son activitéprincipale. L’E.d.N. ne se distingue pas du discoursalternativement anti et pro-technique par le fait qu’elleestime être entréela première de son milieu dans cettevoie sans issue, mais surtout par le raff inement qu’ellemet à décorer son impasse.

Auparavant déterminée par l’emploi qu’en avaitl’humanité selon des formes qui, en dernière instance,dépendaient des rapports sociaux en cours, latechnique se serait aujourd’hui inféodée la réalitésociale tout entière, classes dominantes comprises.Entre les deux, le temps est sorti de ses gonds et, danscet interrègne, la technique s’est vue alors dotée despleins pouvoirs, ce qui en a modifié tous les traits.L’E.d.N. se propose de nous affranchir de la teneur ce«.tournant historique.».:

«.Le tournant historique devant lequel nous noustrouvons peut être défini en disant qu’aujourd’hui nonseulement “tout développement d’une nouvelle forceproductive est en même temps une arme contre lesouvriers” (Marx), mais il est avant tout, et presqueuniquement une machine de guerre contre le projetrévolutionnaire du prolétariat.: cen’est plus seulementque la sélection parmi toutes les inventions techniquesapplicables est faite en fonction des nécessités dupouvoir de classe, ni que leur organisation d’ensem-ble, la forme donnée à ces techniques, sont détermi-nées par l’ impératif du secret bureaucratique, pourperpétuer le monopole de leur emploi, mais que lesfameuses “forces productives” sont maintenant mobili -sées par les classes propriétaires et leurs États pourrendre irréversible l’expropriation de la vie et ravagerle monde jusqu’à en faire quelque chose que pluspersonne ne puisse plus songer à leur disputer51..»

[51] «.Discours préliminaire.».

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La technique aurait donc pour programme52 derendre le monde indétournable. N’ importe quiconviendra que l’ambition de toute domination soit dese perpétuer indéfiniment, ceci passant banalementpar la prévention de tout risque de détournement. Maisle génieencyclopédiste ne s’abaissepas à s’en tenir là.La petite touche d’excentricité vient de ce que latechnique, à qui la domination actuelle délèguel’ intégralité de l’exécutif, est programméepour rendrele monde à ce point invivable qu’ il en deviendraitindétournable. Aujourd’hui la technique se retireraitdonc non seulement sous les pieds de ceux quitendaient historiquement à se l’approprier, mais elleserait encore délibérément animéedans son contenu etdans ses formes contre tout projet de renversement del’état des choses existant. L’actuelle fonction de latechnique ne résiderait plus dans l’augmentation de laproductivité et la réduction du pouvoir des travaill eursà travers l’ incorporation de leur savoir-faire au seind’un système machine, ni même dans le renforcementbureaucratique du contrôle social, mais dans le projetde destruction de l’univers53. Cette aff irmationaudacieuse, loin d’être une simple incontinencelittéraire de vieux plumitifs, se trouve confirméejusque dans l’un des derniers écrits de l’E.d.N.,Remarques sur l’agriculture génétiquement modifiéeet la dégradation des espèces. Dans cet ouvrage, oùl’exaspération morali sante des «.encyclopédistes.» està son comble, on nous décrit, avec force détail s, lesconséquences de «.l’apparition de cette inconnuequ’est l’existence d’un système technique pour lequella précipitation de la catastrophe, loin d’être un signald’alarme invitant à prendre des mesures de prudence54,constitue au contraire l’occasion merveill euse deréaliser sous la pression des événements son projet desubstitution définiti ve d’un univers entièrementartificiel à l’ancien monde de la nature humanisée.»,celui où les vaches, au sortir de la grisaill e, retrouventleur petit nom pour se faire égorger en toute amitié.

Empoisonné et enlaidi, le monde doit êtrematériellement si irrécupérable et si indésirable que ladialectique révolutionnaire en reste objectivement etsubjectivement interdite. Comment s’effectua, auxyeux des «.encyclopédistes.», cevilain tour.? Au coursdu XIXe et du XX e siècles, ledéveloppement démesurédes forces productives avait produit des nuisances sansprécédent qui mettaient en péril jusqu’aux conditionsde reproduction biologique de l’humanité. Mais, enrépondant à ces maux par des remèdes de mêmefarine, les mêmes moyens s’offrant comme réponseaux résultats catastrophiques de leur propre

[52] L’E.d.N. connaîtrait même l’algorithme du logiciel…[53] Rien que cela et pas moins.![54] Aux vues de la radicalité sans cesse opposée par l’E.d.N. àl’écologisme qui sommeill e en elle, il faut comprendre que la mesurede prudenceen question n’est autre que la révolution, on comprenddèslors aisément que cette idée ne visite pas le premier bureaucrate venu.

développement, la domination est parvenueà enfermerl’humanité entière dans son cercle diabolique. La forcede cette manœuvre est d’avoir transformé ce quipouvait constituer un motif de discrédit indiscutableen arme destinée à se rendre indispensable à sesennemis mêmes. Finalement, la ronde des maux et desremèdes dans laquelle nous sommes contraints dedanser n’est pas le résultat de l’ imprévision ducapitali sme, mais l’ultime moyen de nous imposer unnouvel ordre définiti vement expurgé de toutealternative révolutionnaire. En atteignant par lesnuisances les conditions mêmes de la survie, ladomination via la technique autonome entend serendre irremplaçable et s’attache à le faire savoir.C’est aux conditions d’avoir nuit à tout et de détenir lemonopole des bases matérielles de la survie que lasociété dominante devient inattaquable.: «.Et cettesociété malade doit donc admettre qu’elle ne peut plussurvivre qu’ainsi, soumise à la machinerie qui faitbattre le cœur d’un monde sans cœur, et en tout pointsemblable à ces réussites de la médecine modernegrâce auxquelles l’organisme humain n’est plus lui-même qu’une prothèse de ses prothèses55..»

Pour que l’histoire puisse enfanter pareil monstrefroid, il fallait au moins une conspiration associant lesprincipaux agents de la domination. L’E.d.N., en effet,nesoutient pas seulement la thèsedu nihili sme foncierde la technique, mais aussi le caractère délibéré,intentionnel, de cette dynamique destructrice. Selonles «.encyclopédistes.», le capitali sme, plutôt que depasser la main dans les années 3056, a préféré lâchersur le monde, décidément trop récalcitrant, latechnique.; il a déchaîné Prométhée. Une conceptionvolontariste et surtout complotiste de l’histoire sous-tend constamment leurs analyses. Toute une batteriede termes («.programme.», «.projet.», etc.) impliquequ’une unité stratégique présiderait magiquement àl’affaire. En effet, de la même manière qu’elledéprécie de façon systématique toute opposition qui neréalise ni ne prétend réaliser l’art et la philosophie entrois jours, l’E.d.N. trouve son imagination plus àl’aise quand elle a évacué toute forme d’antagonismeinterne à la domination. Le capitali sme est pourtantincompréhensible dans sa dynamique historique si,outre la lutte des classes opposant les travaill eurs auxcapitali stes et les résistances libertaires à l’État, on netient pas compte également de ce qui oppose lesdifférentes formes de capitaux (industriels, bancaires,financiers) d’abord, les capitaux particuliers entre euxensuite, et les États nationaux entre eux enfin. Cesdernières formes d’antagonismes interdisent toutepossibilit é d’unité durable entre les différents agentsde la domination.; et si des saintes alli ances se mettenttemporairement en place lorsque des commotions

[55] «.Histoire de dix ans.».[56] Ou dans les années 60, à moins que ce ne soit dans les années 80.

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populaires apparaissent dangereuses pour leursintérêts respectifs, dès que le cours des chosesredevient paisible, les propriétaires retournent à leursintérêts particuliers. Cependant, la dimension épiquede sa farce paranoïaque ne suff isant plus, l’E.d.N.devait aller plus loin encore en prêtant à cettecamarill a improbable la psychologie immature d’unenfant qui préfère s’ immoler avecses jouets plutôt quede les partager avec son frère cadet, «.[…] pour quecontinue l’histoire économique des choses, les classespropriétaires se condamnent de bon cœur avec lesprolétaires [au] néant historique57.». Sans cette li cencepoétique, pas une page de l’«.encyclopédie.» n’auraitvu le jour.

La technique est devenue le hochet principal del’E.D.N. parce qu’elle ne sut définir son caractèreévidemment politi que qu’en la rapportant immédia-tement et exclusivement à la production des nuisances.C’est pourquoi, chez elle, technique et nuisance serépondent immédiatement. Que l’on parte des nuisan-ces particulières pour remonter à la technique commeleur point d’unification ou, inversement, que l’ondescende de la technique vers ses productions particu-lières, les nuisances, cesont là les deux sens possiblesde circulation dans un même raisonnement. EnSysiphe appliqué, l’E.d.N. les aura inlassablementparcourus, montrant, suivant le sens de la marche, quederrière chaque nuisance se cache une aliénationtechnique, et qu’au bout dechaque techniquese trouveune nuisance. Au moyen de ce cercle infernal, et afind’élever la lutte contre les nuisances à la hauteurd’une question sociale58, l’E.d.N. espérait enfin détenirlà l’arme du ravage lui assurant de «.pénétrer enennemi sur le terrain des écologistes.». Désormais, onne pourrait plus s’en prendre impunément auxnuisances sans s’en prendre à l’État et à l’économie,ni même s’égarer dans l’éparpill ement sans fin desluttes particulières. La technique était la clé quel’E.d.N. serrait jalousement entre ses mains pourouvrir la voie prophétique de l’unification et parvenirau renversement du monde.

Embrasser l’hybris spéculative de l’E.d.N. exigeaitcependant d’entendre sous le terme de nuisancebeaucoup plus que ce que l’époque veut bien désignercomme tel, et beaucoup plus que ce qu’ il signifiaitdans l’ouvrage de Debord et Sanguinetti d’où il futextrait pieusement. Pour ces derniers, comme pour le

[57] «.Discours préliminaire.».[58] Les «.encyclopédistes.» avaient les meill eures raisons de penserque le terrain contre les nuisances est «.le seul terrain pratique oùl’existence sociale revient en discussion.», étant assurés que «.lesécologistes sont sur le terrain de la lutte contre les nuisances cequ’étaient, sur celui des luttes ouvrières, les syndicalistes.: desintermédiaires intéressésà conserver lescontradictionsdont ilsassurentla régulation.». Mais quelle crédulité saurait résister au cri de guerrelancé par les «.encyclopédistes.».? «.Le mouvement contre lesnuisances triomphera comme mouvement d’émancipation anti-économique et anti-étatique ou ne triomphera pas..» E.d.N., n° 3.

reste du monde, les nuisances désignent la pollutiondans un sens qui, aussi élargi soit-il , n’atteint jamaisl’extension exorbitante que lui donne l’E.d.N. Avecelle, les nuisances ne recouvrent pas seulement lesaltérations irréversibles introduites par la techniquedans son assaut contre la nature, mais aussi la ruinedes conditions de tout jugement et de toute consciencepossible. Ici, c’est un monde abîmé qui s’ impose.; là,l’accès direct aux choses qui nous permettrait de jugernous serait définiti vement barré. Aussi, dire la véritésur les nuisances pour un «.encyclopédiste.» consiste àmontrer comment la science et la technique nous ont,par un procès continu, enfermés dans leur proprecercleen nous dépossédant d’un ancien rapport suppo-sé direct au monde.: «.Le monde des perceptionscommunes qui n’avait jusque-là été mis en doute quepar quelques philosophes a été cette fois universelle-ment et pratiquement récusé par le développementscientifique et technique59..»

Que l’on prenne la réalité par un bout ou par unautre, à chaque fois un drame identique se joue oùl’homme, devenu débile, n’est plus chez lui dans sonexpérience immédiate. En tant que médiationsartificielles et opaques, scienceet technique travaill entinsidieusement à dérouter et à annihiler notreconnais-sance pratique de la réalité par une diffusion sansrelâche de leurs poisons menée au profit d’unefalsification globale. De la tomate retournée par ungène de poisson à la bière qui n’est plus celle d’hier60,laquelle déjà n’était plus celle d’avant-hier, en passantpar la crasse dont on nous assure que l’authenticitésubit une chute vertigineuse61 (sic), l’homme moderneerre parmi une série de faux jetons et, dans cetteréalité toute nominale, se trouve pris dans le mystèrede la technique chaque fois qu’ il s’apprête à se saisird’une chose. Fini le bon vieux temps du XVIII e siècleoù la falsifi cation n’était pas elle-même falsifiée et où,la tromperie du boulanger sur la farine pouvants’authentifier immédiatement par la présencedesciurede bois, on était en mesure d’aller le pendre directe-ment. Entre l’homme et l’authentique crabe, il y a

[59] On se demande toujours quand et comment, historiquement, il apu exister chez les peuples et les civili sations anciennes, un rapportdirect au monde. Les tristes rejetonsde Diderot et d’Alembert semblentignorer que pour imposer la raison des Lumières, les vraisencyclopédistes durent combattre avec autrement plus de force et decourage une ennemie alors accusée d’avoir perverti l’ensemble desmœurs et du jugement humain.: la religion. Comme le montraitégalement M. Bloch, la mentalité collective des paysans de l’époquemédiévale et de l’Ancien Régime leur faisait souvent voir dans le cielun quelconque saint protecteur ou les foudres de la divinité vengeresseplutôt qu’un strict cumulo-nimbus.[60] Pour juger combien nous exagérons à peine, il faut li re laréadaptation de Bouvard et Pécuchet à laquelle se livre EmmaSemprun à travers le Dialogue sur l’achèvement des temps modernes.[61] Un «.encyclopédiste.» perplexesur le fait quela merde nesoit plusde la merde.: «.Il est vrai qu’entre-temps le développementéconomique, à côté de bien d’autres transformations, a aussi changé lanature dela saleté, qui, de la composition chimique del’ordure jusqu’àla consistancede la crasse, n’a justement plusgrand-chose denaturel.»,E.d.N. n° 10.

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dorénavant le surimi, et la capacité révolutionnairerecule à proportion… Mais la science n’est pasdiabolique par la seule puissance pratique qu’elleoccasionnerait. De façon plus native, la mise endéroute de notre certitude sensible a commencélorsqu’elle nous a projetés dans un monde agencé enlois abstraites et mathématisées que nous ne pouvonsni toucher, ni renifler, et mordre encore moins. Carselon l’E.d.N., définiti vement assise sur toute penséeconceptuelle, le monde aurait commencé à tremblersur ses bases lorsque le télescope de Galil éepointa lebout de son nez62. Si on ne pouvait déjà plus marcherd’un pas aussi assuré sur la terre, les choses se sontdepuis lors salement aggravées. Il n’est désormais pasun promeneur du dimanche qui, pris de panique sousun ciel d’été trop généreux, ne prenne ses jambes àson cou pour échapper à ce terrible facteurcancérigène qu’est le soleil . De même, depuis que lascience et ses instruments nous firent savoir que leverre dans lequel nous buvions était composé d’atomesséparés par du vide, on ne compte plus les ivrognesqui ne parviennent plus à s’en saisir aussi gaill ar-dement qu’autrefois sans s’en mettre partout. Latechnique moderne, parce qu’elle est en passe deremédier à la sensibilit é de l’homme dans toutes sesrelations immédiates, sape toute base sûre et évidentesur lesquelles il pourrait fourbir le jugement expéditi fqui sanctionnerait un si mauvais monde. L’homme, cerêveur définiti f, s’oublie dans la drogue ou le Walk-man, confond réel et virtuel dans des songes électroni-ques63, perd l’usage de ses sens par le biais de touteune série de filt res malfaisants intercédant en sadéfaveur. L’E.d.N. va noyer ainsi son chagrin dans lesouvenir éventé des liqueurs qu’elle a pris plaisir àboire au temps jadis et ne se lasse plus de décrire surun même pied les falsifications alimentaires, l’usageintempérant de gadgets, la saturation de la viequotidienne par des équipements de plus en pluscomplexes, les risques du nucléaire, les transforma-tions de la sphère productive, etc. Et à tout cela, ellen’hésite pas à donner unecommune mesure.: à chaquefois l’homme est séparé de lui-même ou de la natureamie. Mal étreindre est la seule voie que l’E.d.N. atrouvé pour tout embrasser. Aussi, la belle cons-truction intellectuelle dont on nous promettait desallures cyclopéennes, la promenade phénoménologi-que dont on nous assurait qu’elle nous tirerait dumarécage pour nous hisser du sentiment immédiat des

[62] À cet endroit l’E.d.N. propose une lecture décoiffante de Arendt.Quand cettedernière poseleproblème d’un éloignement croissant entrel’objet de la connaissance scientifique et l’objet de l’expérienceimmédiate, l’E.d.N. s’entiche d’une autre séparation.: formuleset idéesne peuvent pas être saisies avec les mains, voilà leur tort. [63] Comme si, par exemple, l’onaniste moyen, consommateurd’I nternet, ne savait pas qu’ il pollue une icône et non quelque déesse.Est-ce que le joueur d’échec est suspect de manigancer un putsch contrela couronned’Angleterre.? Ilsn’ont pas lâché la proie pour l’ombre, ilsjouent un jeu moins coûteux.

nuisances à leur production sociale n’a pas bougé de lapremière station tant ces soupirants ont mis un soinzélé à emporter toute la réalité sociale dans le gouffrede leur expérience immédiate. Comme catégorieadéquate à tout, donc à rien, la notion de nuisancepouvait dès lors se rempli r à vive allure.: embrassanttour à tour les nuisances particulières engendrées parles forces productives, les forces productives elles-mêmes mystérieusement réduites au développementtechno-scientifique, puis l’État, elle devait finir parenglober la société dans son ensemble, «.puisque laproduction sociale des nuisances est elle-même unenuisance.». Vache qui rit, stalinien, walkman, gauchiste,télévision, syndicat, pokémon, exploitation, pyralène,État, apparaissent ainsi comme autant de nuisances révé-lant de façon exotérique les forces essentielles de ladomination, et de la même manière que l’on nous nuiteffectivement quand on pollue l’environnement, l’on nousnuit lorsqu’on nous exploite et assujettit.

Avec l’assurance de cette intuition, le concept denuisancedevient dès lors chez l’E.d.N. la clé magiqued’une pensée embrumée où le capitali sme n’est plussaisi comme une accumulation de moyens de produc-tion en vue du profit, mais comme une vasteaccumulation de moyens en vue de nuire64. Toutcompte fait, la raison d’être de notre monde serait deproduire des nuisances comme celle d’une usine seraitde dégager de la fumée65. L’E.d.N. désirait sans douteavec ces trois syllabes marquer à tout prix et au plusvite d’un mot son époque, comme l’I .S. le fit de lasienne avec le «.spectacle.», croyant le trouver toutforgé dans l’ultime ouvrage de cette organisation.:«.La pollution et le prolétariat sont aujourd’hui lesdeux côtés concrets de la critique de l’économiepoliti que..» Dans cette précipitation fébrile à arracherde l’agonie de l’I .S. le tali sman qui lui garantirait àcoup sûr un succès semblable, l’E.d.N. oubliaitcependant que sans le prolétariat qu’elle réputesocialement mort, sa critique, ne s’appuyant plus quesur le seul côté des nuisances, devait nécessairementdevenir bancale et finir par tourner en rond66.Reprenant un élément critique isolé, rendu partiel et

[64] Un «.encyclopédiste.» abusé.: «.L’économie a pour moteur laproduction de ces contradictions.», Remarques sur l’agriculturegénétiquement modifiée.[65] Assenant cela, l’E.d.N. se pose comme une formeparticulièrementaberrante d’écologisme. L’erreur théorique desécologistes, du point devue fantasmagorique de l’E.d.N., est de ne pas voir que la destructionde la nature n’est pas le simple effet d’un mode de production, mais lemotif même de la domination, la cause qu’elle défend. Mais cequi, aufond, ne fait que porter au carré l’ ill usion écologiste est aussi unenégation plusou moinsexpriméede l’anticapitalisme classique. Tandisque le Vert ne voit que l’effet sans en chercher la raison,l’anticapitaliste traditionnel ne comprend pas que l’effet est la cause, luiqui s’obstine dans une ontologie devenue désuète à voir bêtement dansla recherche du profit, la myopie désastreuse du capital et dans labureaucratie des explications encore satisfaisantes des désastresécologiques.[66] Ta mère, elle n’a qu’un bras et elle fait des ronds dans la piscine.!

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abstrait par l’abandon de toute perspective révolution-naire, elle opère à la manière de ces récupérateursjadis stigmatisés par un Semprun qui s’avérait, pourcette occasion, lucide.: «.[…] la récupération procèdeen isolant un aspect de la critique révolutionnairepropre à être figé en nouveau système d’analyse(Lefèbvre lança la technique avec la critique del’urbanisme).; mais même comme fragment coupé dela relation dialectique à la totalité, le récupérateur nesait pas utili ser ce qu’ il récupère.: ces gens pour quitout objet doit servir d’exercice de style publicaboutissent bien sûr par une activité formelle à uncontenu inversé67 […].» L’E.d.N. fait de même, à ceciprès que l’abstraction théorique sur laquelle elle brodejoliment se voit accorder un statut d’événementrécent.: l’abstraction est une marque nouvelle de laréalité historique. Par l’ incapacité de substituer aurêve prolétarien, non pas un nouveau démiurge, maisune ou plusieurs autres instances qui auraient pudevenir à leurs yeux les négations pleines d’avenir dela société, elle devait nous accabler, prenant le contre-pied des Lumières, d’«.un dictionnaire de la déraisondes sciences, des arts et des métiers comme progres-sion de la dégradation68.». Si ce n’est l’applicationopiniâtre mise à répertorier les nuisances, cedictionnaire semblait le fait de Martiens ahurisrendant visite au capitali sme. De ce point de vueextraterrestre où seul «.l’ infâme.» a changé de nom,tout heurte nos auteurs, tout leur semble identique-ment exotique et odieux, sidération poussive etulcération feinte traversent les tableaux qu’ il s dressentet, par conséquent, n’ importe quoi leur paraît signalerau même titre la singularité calamiteuse de cetteplanète. Afin de palli er le point de fuite qui manquedésespérément à sa perspective, la «.critique contre-journalistique.» juxtapose ainsi à l’ infini toutes lesnuisances qu’une sensibilit épréservéede la barbarieetune lecture avide de la presse lui révèlent. Maisimpuissanteà rejoindrepratiquement et théoriquementla totalité à partir de la somme des nuisancesparticulières, elle devait donc devenir identique à «.celamentable relevé de la carte du territoire del’aliénation.», «.naturellement effectué à la manièredont a été construit le territoire lui-même.: parsecteurs séparés69.».

***

[67] Précis de récupération (1976). Le savoir-faire de la récupérationdont il est question n’est donc pas resté lettre morte, on aurasimplement substitué la technique moderne à l’urbanisme de Lefebvre.[68] Le choix de la forme encyclopédique des débuts était déjà en soiun aveu d’ impuissance.[69] La Véritable Scission dans l’I nternationale.

Depuis que la mise en spectacle de la techniqueconstitue l’ordinaire de la réalité, cette dernièredevient obsédante et donc déterminante.; tandis que larationalité technique semble s’emparer de toute viepratique, le possible paraît se confiner au purfonctionnement.; on s’ imagineque la technique règne,on en veut à la technique. Bien avant que l’E.d.N.s’éprenne de cette apparence mystificatrice, on faisaitdéjà foin, dans les années 70, de la civili sationtechnicienne, d’un peuple de machines asservissant lanature, et il ne manquait pas d’un Ellul ou d’unMarcuse pour nous assurer que la technologie, néedesentraill es du capitali sme, s’était subordonnée latotalité des rapports sociaux afin d’assurer son règnedéterminant et autonome. Ce tour idéaliste est pour-tant aujourd’hui bien éculé. Que l’on parte de la basetechnologique propre à notre période, dont ledéveloppement, la diffusion et l’ inertie assurent certesune présence obsédante, et un seul pas suff it pour, latraitant comme une instance homogène et séparée, luiprêter une logique immanente dedéveloppement, puis,finalement, une intention et un programme propres.En ce cas, il importe peu au bout du compte que lacritique s’adresse à l’ idée abstraite de la techniquemoderne ou qu’elle travaill e à sa personnification car,à assurer quelques fondements à la première, on finiratoujours dans les ornières de la seconde. L’E.d.N.n’est-elle pas conduite à traiter la technique comme unsujet actif dont le mystère de ses intentions lui serait àelle seule accessible, parce qu’elle a estimé loisibled’aff irmer conjointement sa non-neutralité et sa plusparfaite autonomie.? À partir de là, son seul embarrasréside dans la fixation de ce fameux «.tournanthistorique.» qui, se promenant comme un curseuraffolé sur l’échelle du temps, stationnera indifférem-ment à quelques dates du XX e siècle, à une périodepré-capitali ste, à la naissance de la science moderneou bien encore à celle de la philosophie. Outre sonindécision chronologique, l’E.d.N. se distingue aussipar le raff inement farfelu et idéaliste qui lui permet,d’un côté, de tenir l’autonomie pour un trait congé-nital de la technique, et de la présenter, de l’autre,comme une réalité absolument nouvelle et inédite.: latechnique aurait fini aujourd’hui par égaler sonconcept.! Mais ceci importe peu quand on entend biense cramponner à une lubie principale.: la critique dusystème technique et de la rationalité instrumentaleconçus comme l’armeultime de la domination, dont leprojet et le déploiement rendraient compte de lamisère de l’époque. Pour ce faire, on mariera sanspeine Ellul aux vieill es lunes de l’école de Francfortrajeunies par Habermas. Et en effet, une fois que l’ona, sous la forme d’un mauvais jeu de mots, écritcomme Adorno que la «.raison est totalitaire.» et quela poésie n’est plus possible après Auschwitz, tout peutaisément s’expliquer.: les totalitarismes seraient lesenfants déchaînés de l’Aufklärung, du désir aveugle

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de la raison de tout mesurer et finalement de ne rienlaisser hors de son pouvoir. Le pauvre Heidegger,entre deux pitreries étymologiques, attribuait bien aumême moment l’extermination des Juifs à larationalité technique occidentale70.

La domination bourgeoise n’aurait pu rêver d’unautoportrait si plaisant, elle qui a toujours voulu sefaire reconnaître comme le simple agent d’unerationalité instrumentale tout en présentant le capi-tali sme comme le résultat d’un processus techniqueautonome. Division du travail , machinisme, orga-nisation du marché, tout ce qui opprimait ceux qui ensubissaient immédiatement les conséquences reçut adhoc la justification d’une nécessité technique. Hormisl’hypothèse historique de l’autonomisation récente dela technique et le jugement négatif qu’elle suscite,l’E.d.N. acceptedu marxisme orthodoxeet du discoursordinaire la centralité déterminante de la techniquepour tous les aspects de la vie sociale. Cette dernièreest pareill ement conçue comme n’obéissant qu’à sespropres lois de développement et d’organisation, lesrapports sociaux subissant inéluctablement le joug deceDestin qui va si bien au stoïcisme et qui, après tantd’années d’ incubation, a fini par se déclarer enfinpubliquement. Simplement, le développement autono-me de la sphère technique n’est plus en charged’apporter sur un mode positi viste la garantienécessaire de l’abondance et de la liberté, mais, enmiroir inversé, celle de la décadenceet de la barbarie.En cela, l’E.d.N. se fait gloire d’une appréciationmorale strictement inverse.: ce que la dominationdécrète techniquement bon, elle le critiquera commemauvais, parce que technique. L’E.d.N. est la critiqueidéale de cette société puisque la technique qu’elletient pour le centre du monde est le leurre que ladomination agite actuellement au nez de ses meill eursennemis. Il y aurait par exemple sous les activités deMonsanto un simple déli re technique, de même sous ladomination contemporaine se cacherait le fantasmed’une maîtrise totale de la nature. Si, comme le notel’E.d.N. la domination «.a toujours été théocratique.»,il lui prend la fantaisiede discuter théologiquement deses actes.; il n’est plus question alors d’une science etd’une technique de la domination mais de la domina-tion de la science et de la technique. Enferrée danscette querelle byzantine, sa critique ajoute à unmoralisme stérile71 l’exploit de s’effectuer dans lalangue même de l’ennemi. D’un côté comme de

[70] Mais il devait faire oublier ses récentes turpitudes qui n’avaient,quant à elles, exigé que peu d’équipements.[71] Il n’y a pas lieu de présumer de la stérilit é de tout souci éthique,excepté quand la perspective morale est destinée principalement àétayer la condamnation à la catastrophe de l’ensemble de l’humanitépour cause d’ imbécillit é.

l’autre, il y a la même affirmation de la nécessité, onse dispute simplement sur la question de savoir si latechnique est grosse du paradis ou de l’ enfer.

Victime d’un véritable fétichisme, l’E.d.N. accordeà la technique le statut d’une substance automatiquedouée d’une vie et d’une volonté propres, le rapportsocial qui se manifeste en elle passe maintenant defaçon fantastique pour la propriété naturelle etobjective de celle-ci. Mais la société spectaculairen’est pas ce produit nécessaire du développementtechnique regardé comme un développement naturel,elle est au contraire la forme qui détermine son proprecontenu technique. L’apparence fétichiste de pureobjectivité dans la domination des moyens cache leurcaractère central de relation entre hommes et entreclasses, une seconde nature paraissant dominer notreenvironnement de ses lois fatales. Si les forcesproductives semblent séparées des rapports sociaux aupoint de s’apparenter à un monde indépendant etdétaché des individus, cela ne signifie pas que latechnique est devenue autonome mais que les rapportssociaux se sont autonomisés, c’est-à-dire «.qu’ il srégissent l’homme au lieu d’être régis par lui72.». Deceprocès social, dont l’ intelli genceseule peut condui-re au mouvement historique des choses, l’E.d.N. n’acure, tout attachéequ’elle est à traiter ledéchaînementapparemment autonome des forces productives commele fondement des rapports sociaux et non l’auto-nomisation de ces derniers comme le fondement decelui-ci. Quitter cette puréed’abstractions aurait exigéd’articuler la technique aux pratiques socialeseffectives.– et non à leur parodie spectaculaire.– pourfaire de ses formes concrètes des moments fixantmatériellement des rapports sociaux toujours suscep-tibles de renversement. Il arrive certes que, par bouf-fées, des échos de la totalité estropiéepar l’E.d.N. sefassent entendre çà où là, mais étouffés par de telsponcifs que ces sailli es prolétariennes pourraientn’être que des atavismes d’avant le déluge, du tempsde la toute puissance de l’I .S. La critique ducapitali sme retrouve à ces instants un droit de citéassez spécial, comme une chose acquise qui retourne-ra, en cette qualité, plus aisément au placard pour sefaire oublier. Les «.encyclopédistes.», rassurés, retour-nent promptement s’adonner à leur démon comme side rien n’avait été. Et la machine infernale destechnocrates de s’épanouir de nouveau dans la plustotale solitude sans autre ennemi que la solide

[72] «.La puissance sociale, c’est-à-dire la force productive multipliéequi naît de l’actioncommune desdivers individuset queconditionne ladivision du travail , apparaît à ces individus, parce que l’actioncollective elle-même n’est pas volontaire, mais naturelle, non commeleur puissance propre associée, mais comme une force étrangère,extérieure à eux, dont ils ne connaissent ni l’origine, ni la direction,qu’ ils ne peuvent donc plus dominer, qui est au contraire une forcepropre, indépendante du vouloir et du développement humain..» Marx.

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conscience de soi des «.encyclopédistes73.». Il estnotable, à cet endroit, que l’E.d.N. n’ait jamais saisi ledéveloppement des forces productives que sousl’aspect restreint des moyens techniques, c’est-à-diredans sa manifestation à la fois la plus écrasante et laplus superficielle. Cela lui permit essentiellementdeux choses. D’une part, en traitant abstraitement latechnique comme une simple valeur d’usage maté-rielle, elle put à son aise renvoyer immédiatement latotalité des nuisances, dont elle entendait faire lemorne décompte, au pouvoir d’une chose. D’autrepart, elle put superbement ignorer le fait que, commele notait Mumford après Marx, le mode d’organisationet de collaboration sociales du travail est, sans aucundoute, la plus grande force productive dont peutaujourd’hui se prévaloir la société. Cela est pourtantdu plus grand intérêt à un moment où la divisiontechnique, accompagnant la division sociale dutravail , touche la totalité de la société et où, desbureaux aux laboratoires, chacun, rivé à sa spéciali sa-tion, ne maîtrise plus les déterminations finales de sonactivité, celles-ci se trouvant en dehors d’eux dans lalogique de l’économie et dans la sphère bureaucratiquede direction de l’ensemble de la société. L’absurditéd’un travail devenu chaque jour plus spéciali sé ethiérarchisé entre en contradiction avec la nécessitéd’obtenir l’adhésion des hommes. La science,désormais entièrement intégrée au fonctionnementd’ensemble du capitali sme et à sa division parcellairepropre, se découvre comme force pratique etinstrument de la domination.; tandis que son savoirspéciali sé l ’ empêche de penser la totalit é, c’ est avecbeaucoup de mal qu’elle peut encore produirel ’ il lusion de sa pratique. L’expropriation de la viepratique des individus par des secteurs séparés de laconnaissance et de l’administration, se révèle à chacundans le contrôle social qui s’organise à grandeéchelle… Comme le notait en son temps l’I .S..:«.Quelle que soit la force matérielle possédée par lasociété, le problème réside dans les formes modernesde la hiérarchie et du pouvoir, c’est-à-dire le contrairede la souveraineté des hommes sur leur entourage etleur histoire..» Aussi, si le vieux schéma de lacontradiction entre forces productives et rapportssociaux a encore un sens, celui-ci n’est pas àcomprendre comme une condamnation automatique àcourt terme de la production capitaliste qui deviendraitincapable de continuer son développement, mais doitplutôt se li re comme la condamnation d’un

[73] Il ne s’agit pas ici d’ergoter sur la fréquence d’un schibbolethassurant d’être bien en présencede compatriotes. Leproblèmerésideaucontraire dans la qualité de mot de passe-passe de ces référencesimpromptues à la critique du capitalisme, manières d’hommages àd’anciennes idylles. On sait pourtant bien de nos jours que rien n’estmoinsacquisquecesimpleterme de capitalisme. Il suffit pour en jugerde regarder les contorsions des tartuffes anti-mondialisation.

développement à la fois misérable et dangereux que seménage l’autorégulation decette production, en regardde tout autre développement possible.

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Les arguties de l’E.d.N. sur la techniquen’auraientcependant aucun intérêt si elles ne remplissaient pasune fonction politi que précise.: rendre compte del’absence de relève révolutionnaire au mouvement deMai 68. Si tout paraît bloqué, c’est que le capitali smea réussi à s’ immuniser contre la menace qui parut en68. La technique incarne et entretient ceblocage. Elleest la domination en acte du capitali sme, une domina-tion telle qu’elle n’ implique même plus directementles capitali stes. Elle est en fin de compte la domina-tion automatisée.: «.On comprend donc son impa-tience à proclamer l’aboliti on de la nature au profitde ses biotechnologies, comme autrefois l’ idéologiebourgeoise celle du prolétariat par l’automationgénérali sée. Et c’est là une contradiction insoluble oùs’est enfermée la domination (avec nous dedans) etqui causera sa ruine (avec nous dessous).: nonseulement la Nature existe […] mais nous en avonsinstamment besoin74..»

Dedans, puis finalement dessous, l’E.d.N. nereconnaît plus rien qui, étant de cette société, puisseen même temps tendre à sa négation ou incarner undépassement, rien qui puisse authentiquement s’aff ir-mer contre elle. La division et le conflit propres auxrapports sociaux se résorbent dans l’unité d’unehumanité qui n’est plus considérée que comme unevictime, souvent consentante, comme un corps souf-frant, abusé, empoisonné, saturé de toute part parl’ industrie chimique75. L’homme, objet de toutes lesnuisances, n’est plus le sujet d’aucune puissance.

Marx notait déjà dans sa critique de l’économiepoliti que que l’ idéologie dominante tient seulement àexprimer la domination des forces objectives. L’E.d.N.ne fait rien d’autre. Peu de critiques dites radicales nese sont à ce point acharnées à renforcer l’expérienced’une objectivité hostile, anonyme, réifiée et, larendant par là inaccessible, à jouer le jeu de l’aliéna-tion dénoncéepar aill eurs. Pour cesens commun porté

[74] Remarques sur l’agriculture génétiquement modif iée.[75] La purée de pois est le mili eu naturel de «.l’encyclopédiste.».Après avoir noirci des centainesde pages pour nous indiquer commentl’ industrie nous empoisonne, perturbe nos hormones, participe à notredégénération de sorte que nous sommes devenus incapables de«.connaître notre physiologie normale.», il constate avec toutel’ innocencequi sied à un enfant de chœur que cette société elle-même,pour assurer «.la survie milit arisée.», en appelle «.[…] à lamobili sation permanente contre un ennemi interne omniprésent,puissanceobscure dont les agentscomme autant de transformateurs aupyralène, peuvent à chaque instant déclencher l’offensive et propagerleur poison indestructible.», E.d.N. n° 8. Du côté dela papauté, commedu côté hérétique, on a beau habill er le mal sous des oripeauxdifférents, on ne cesse de croire en la puissance du diable…

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à son point d’ébulliti on, la réification n’est plus lephénomène par lequel les rapports sociaux s’auto-nomisent jusqu’à disparaître dans le mouvementapparemment extérieur des choses, elle devient lasubstance réelle de ce monde. Aussi, il ne s’agit pluspour l’E.d.N. de briser la positi vité apparente dudonné en dégageant de la rigidité cadavérique desapparences la prose vivante des rapports sociaux, brefde rétabli r l’homme dans ses possibilit és, mais defermer définiti vement le li vre de l’histoire. Après untel procédé, les «.encyclopédistes.» peuvent à leur aisejouer les vierges effarouchées devant le monstrerigoureux qui ne cesse plus de hanter leur sommeil .:un monde où les hommes se sont faits chose et où latechnique s’est personnifiée. Pour fairevaloir leur idéed’une aliénation technique générali sée à l’échelle de lasociété, les «.encyclopédistes.» n’hésitent pas à poserce jugement infini.: l’homme est une machine. Outrele fait que le concept d’aliénation s’applique à toutindistinctement, il n’est pas indifférent de noter queles «.encyclopédistes.» ledébarrassent des présupposésphilosophiques et politi ques qui conditionnent un telusage. L’aliénation n’est plus conçue comme une pertede l’essencehumainedans uneobjectivité extérieureethostile dont l’analyse se ferait du point de vue d’uneréappropriation possible, mais son procès se trouveentièrement démembré au point que la perte se trouvefixéeà titre d’état définiti f. Dans cet usage abstrait, laperte se saisit sous l’aspect extérieur d’une déchéanceou d’une décadence dont aucune expérience vécue nepourrait rendre compte et faire valoir comme momentcontradictoire. Pour les «.encyclopédistes.», les indivi-dus sont au mieux chez eux dans leur aliénation et aupire objet d’une aliénation redoubléepar le fait mêmequ’ il s ont été réduits à l’état de quasi-chose. De làdécoule leur représentation tout aussi abstraite de lasubjectivité. Parce qu’ il s sont incapables de saisir lerapport dialectique des individus à leurs conditions devie, leur discours est un perpétuel renversement immé-diat d’un pôle en son contraire.: soit les individus sontsaisis comme une pure chose que les conditionstechniques façonnent, adaptent et modèlent à volonté,soit on en appelle à leur conscience souveraine parcequ’ il s sont li bres et tout en intériorité76.

En somme, dans cette vision orwelli enne77, tandisque tous collaborent subjectivement, tout matérielle-ment conspire à une fin qui ne saurait être différéeplus longtemps encore.; et ce qui, dans cette société,

[76] C’est par un tel jeu de bascule que l’E.d.N. peut en appeler à laraison commeMandosio au «.seconnaître soi-même.» tout en posant laclôture de ce monde.[77] Il semblerait à ce trait que l’E.d.N. ait pris la littérature descience-fiction pour l’analyse prophétique de la société moderne. QueZamiatine, Brunner, Dick, etc., puissent faire réfléchir, on le conçoit.;qu’on prenne stricto sensu leurs récits pour des critiquesrévolutionnaires, voilà par contre une confusion qui est bien de sonépoque.

n’ indique pas délibérément un désastre n’est quepassivité. Les rapports sociaux sont devenus stériles detoute histoire, il s ne contiennent plus en germes desantagonismes qui laissent ouverts d’autres dénoue-ments. Seule brill e à présent, dans son éclat post-historique, la contradiction qui oppose à la natureprolétarisée une société prise comme un tout où setrouvent embarqués bourreaux inconscients et victimesmuettes. Au règne autocratique de la domination tech-nique, il fallait donc pouvoir opposer un autre absolu.Il était tout trouvé.: seule la Nature, adversairemétaphysique intraitable de la technique, était à mêmede faire sauter le verrou. Dans la langue de tartufe des«.encyclopédistes.» cela donnera un récit à hauteteneur épique.: l’assaut de la technique contre «.lanature extérieure.» et «.la nature en l’homme.». Lavirulence criminelle de leur critique est tout entièredédiée à la dénonciation de la profanation de l’ordreimmuable de la nature. Cet outrage soulève tellementle cœur endurci des «.encyclopédistes.» qu’à partir decette horreur sacrée, il s peuvent déployer le théâtre oùnature vierge et technique entreprenante radotent leuréternellescène deménage. Ils pouvaient alors gli sser àvive allure vers les formes les plus baroques del’écologisme radical pour partager aveccedernier unemême façon de concevoir le cours des choses et lacontradiction centrale qui l’affecte.: l’oppositionfondamentale de notre temps réside dans les limitesque la nature offre aux activités productives dessociétés humaines. Le caractère historique, transitoire,de ces sociétés est suspendu à leur strict rapport à lanature. Il faut en conséquence attendre de l’effondre-ment des conditions biologiques de l’espècehumainela levée de l’hypothèque que la technique fait peser surl’avenir. «.Les limites de la croûte-terrestre.» consti-tuent la butée réellement déterminante du développe-ment autonome de la domination technique78. C’estégalement dans cette perspective qu’une constellationd’universitaires en appelle à la relégation de la vieill equestion sociale, la lutte contre la destruction de lanature demeurant aujourd’hui le seul horizon radicalraisonnable. Tel un Salomon qui, dans Le Destintechnologique, nous annonce que la maîtrise sociale de latechnologie est enfin devenue possible grâce à des«.groupes post-matérialistes.».– nos classes moyenneséclairées à bac + 15. Tel cet âne de Hans Jonas qui,quant à lui, nous assure qu’uneéthique de la peur peutnous amener à faire de la nature un nouvel objet deresponsabilit é, «.la société sans classes (n’occupant)plus alors la place de l’accomplissement d’un rêve del’humanité, mais très prosaïquement celle d’une

[78] Dans l’Opus alchymicum «.encyclopédiste.», la nature n’apparaîtpas seulement comme une limite négative à l’activité industrielle, onlui prête encore des qualités toutes positives puisqu’on reste ébahidevant «.la résistance et l’ insoumission de la nature prolétariséeà sonexploitation indéfinie.». La Nature serait-elle le dernier sujet historiquequi nous resterait.?

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condition de conservation de l’humanité dans uneépoque de crise imminente79.». En attendant le déluge,l’E.d.N. prépare elle aussi son arche et inventorie lesdernières graines d’authentiques tomates.: «.C’est laconservation, et chaque jour davantage la restauration,des bases biologiques de l’histoire humaine qui estdésormais le programme obligé de toute organisationhumaine quelle qu’en soit sa forme80..» Solidarité detous pour assurer la survie de l’espèce, voilà le crid’une époque décidément bien fatiguée.

Grisée par ses accès de bile, enli sée dans sonfétichisme, l’E.d.N. parvient au triste exploit de fairede l’utopie capitali ste cesonge où le procès du capitalest enfin épuré de toute scorie humaine. Mais le«.tournant historique.», dont l’E.d.N. trouve la clémystique dans la technique, n’ incarne pas seulementun blocage révolutionnaire, il n’est pas seulement ceseuil qualitatif dans le développement des forcesproductives qui interdirait toute perspective révolu-tionnaire, il désigne aussi ce moment où le mouve-ment révolutionnaire passé, apparaissant enfin dans savérité, peut rencontrer son jugement historique. Lasanction est sans appel.: à l’exception du luddisme, lemouvement révolutionnaire aurait commis l’erreurfatale d’entrevoir un dépassement possible du capita-li sme en reconnaissant comme positi ves certaines deses déterminations, en particulier la libération desforces productives. Parce qu’ il a globalement procédéà une «.identification unilatérale des possibilit és deliberté à un développement des forces productivesconçu sur le triste modèle du progrès bourgeois.», ils’est rendu complicede cequ’ il entendait combattre81.De là découleraient la tendancemassive d’uneconcep-tion mécaniciste du procès révolutionnaire, son échecglobal et l’enfermement technique dont nous serionsaujourd’hui victimes. Si la forme assez spéciale de

[79] Selon ces auteurs, l’ancienne question sociale se vautrait dans unmatérialisme vulgaire, le bien-être matériel étant la présupposition de laliberté recherchée. C’est afin de nous libérer de cet affreux matérialismequ’ ilsdonnent la conservation del’humanité pour seul objet sérieux delutte.! La vieill e crainte bourgeoise de la mort, parfaitement expriméepar Hobbes, retrouve ici un éclat nouveau.[80] E.d.N. n° 13. L’«.encyclopédiste.» est assailli par des angoissestoutes particulières.: mourir empoisonné. C’est pourquoi un «.véritablebiftek.» est devenu pour lui la «.question révolutionnaire.» parexcellence.[81] En 1984, l’E.d.N. était un peu plus nuancée, quoique déjàtotalement confuse.: «.Encore faut-il dialectiser l’appréciation decequise révèle aujourd’hui comme ill usion.: d’une part, l’ idéeselon laquellele développement même des forces matérielles, dans la cadre de lasociété bourgeoise, facilit ait leur réappropriation révolutionnaire etles rendait plus adaptées à l’usage qu’en aurait une société libre,cette idéen’était pas une erreur de la théorie qu’ il faudrait maintenantcorriger, mais l’expression d’une possibilit é historique effectivementprésente qu’ il fallait alors tenter de saisir.; expression malheureusementmystifiéedèslorsques’oubliait l’activité conscientequi devait imposercette possibilit é, contre toutes les autres. D’autre part, l’ idée deréappropriation réalisable, devenue idéologie dans l’abandoncontemplatif au courséconomique deschoses, a elle-même jouéun rôledans le fait que les choses continuent leur cours autonome, a constituéau stade suivant un facteur contre-révolutionnaire décisif..» «.Discourspréliminaire.».

table rase à laquelle se li vre l’E.d.N. conduit nécessai-rement à embaumer l’ancien mouvement révolution-naire, elle trahit surtout la position politi que qu’elleentend aujourd’hui défendre, celle d’un «.conserva-tisme révolutionnaire.». C’est pourquoi les insurrec-tions luddistes constituent le seul antécédent histori-que que l’E.d.N. puisse se reconnaître. Parce qu’ellesauraient su saisir immédiatement dans la technique lemal absolu et défendre un mode de vie en passe d’êtredétruit, elles constituent la seule forme de résistanceréelle au capitali sme et inaugurent, à ce titre, la«.subversion anti-industrielle.» qui «.court tel un filsecret à travers l’histoire des luttes sociales82.».

Le point remarquable de cette lecture historique,c’est la totale confusion qui règne sur la nature du chefd’ inculpation motivant la relégation aux oubliettes detout ce qui, à part le luddisme, a pu précéder les«.encyclopédistes.». On ne sait pas si le mouvementrévolutionnaire s’est rendu complice d’un développe-ment illimit é des forces productives sur le modecapitali ste ni s’ il s’est laissé abuser sur la nature capi-tali ste de la technique, ni même encore s’ il acceptaitde défendre une technique différente dont l’emploiaurait pu être approprié à une société émancipée.L’E.d.N. met tous ces traits sur un même plan ets’attache à les confondre. Il est une chose pourtant depenser que le développement des forces productivesconstitue d’un point de vue politi que et social, unedétermination positi ve pour la lutte révolutionnaire,c’en est une autre de concevoir les formes et le conte-nu que la bourgeoisie lui imprime comme quelquechose de non seulement désirable mais encore de plusadéquat sous les auspices prolétariens. Fâché avec lepluriel dès lors qu’ il nuit à son intelli gence romanes-que, «.l’encyclopédiste.» met un soin particulier àenglober toute la diversité propre au mouvement ou-vrier du XIXe, Marx, le sociali sme bureaucratique duXX e, l’I .S, etc., dans un même bloc monolithique.Pour autant, le luddisme n’échappe pas lui non plus àce mépris de la différenciation historique.: hormis lefait que les canuts se voient transformés en luddistespar on ne sait quel mystère de l’analyse historique, onserait heureux de savoir pourquoi les luddistes eux-mêmes, dans leur rage anti-techniciste, ont osé laisserintactes non seulement les machines utili sées de façonassociéepar les artisans mais aussi celles qui, dans lesmanufactures, n’occasionnaient pas de baisse «.dansles tarifs jugés normaux et statutaires.». Thompsonrappelle opportunément que pour les luddistes lamachine cristalli sait tout un basculement social etn’avait jamais été viséequ’en cesens. Leur lutte étaitdirigée essentiellement contre les prix (et donc laqualité) des produits qui entraînait la ruine desartisans indépendants.: «.Ils ne brisaient que lesmétiers de ceux qui avaient diminué le prix de la

[82] Remarques sur l’ agriculture génétiquement modifiée.

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main-d’œuvre83..» Encore moins que le luddisme, larévolte des canuts n’a constitué un mouvementproprement anti-techniciste. Les seules machinesdétruites l’ont été pour récupérer le plomb nécessaire àl’affrontement armé contre les forces de répression. Sile soulèvement des ouvriers lyonnais prit une telleimportance historique, c’est parce que, pour la premiè-re fois, s’est organisée une solidarité de lutte entremaîtres-artisans, compagnons et apprentis qui impli -quait à la fois un dépassement des particularismesanciens et une remise en cause générale des rapportscapitali stes. La falsification confortable à laquelle seli vre l’E.d.N. non seulement rend parfaitement inintel-ligible la signification générale du mouvement prolé-tarien et de ses limites, mais amorce un touranachronique où le bon sens historique est bien enpeine de reconnaître quoi que ce soit de ce qui y étaitalors désiré. Que l’on demande qui, c’est-à-direquelles tendances, quelles organisations furent porteu-ses de cet enthousiasme technophile.? Que l’ondemande encore quand la pointe du possible offert aumouvement révolutionnaire par l’état du développe-ment technique s’est brisée.– la manufacture, lafabrique, le taylorisme, le fordisme.? Que l’on deman-de tout cela et le charme fragile de la dialecti-que«.encyclopédiste.» est rompu.

Reste donc l’apparente vraisemblance dont s’auré-ole la définition «.encyclopédiste.» du mouvementprolétarien. Elle fait écho à quelques formulesmarxiennes affadies et constituées en poncifs par lesdifférentes bureaucraties syndicales et partisanes de lafin du XIXe et du début du XXe siècle. En somme, c’est àce qui traversa le carafon de cette bureaucratie naissanteque l’E.d.N. réduit d’un trait de plume l’ancien mouve-ment ouvrier. Les étourderies et l’anachronisme del’E.d.N. ne conduisent pas seulement à négliger ladiversité propre à l’ancien mouvement, elles relèventd’une fonction dramaturgique précise.: établi r idéolo-giquement à tout prix une ancienne technophili e afinde rendre légitime leur propre diabolisation de latechnique.

[83] E. Thompson, La Formation de la classe ouvrière anglaise. Ilfaut ici préciser deux choses sur le supposé antitechnicisme des artisans.D’une part, de nombreuses inventions furent le fait d’artisans, etdestinées à ces artisans (la mule jenny par exemple). Elles furentrécupérées, adaptées et retournées par les fabricants comme armecontre les artisans. Des machines pouvaient d’aill eurs être utili sées defaçon associéepar desartisans(à Birmingham par exempleou même lelong du canal Saint-Martin). C’est ici un autre usage social de latechnique que lesartisansne remettaient pasen cause. D’autre part, lesartisansn’ont paseu besoin d’attendre la fabriqueavecsonmachinismepour voir leur sort basculer. Dès le système façonnier ou ledéveloppement des manufactures, les artisans avaient globalementperdu leur autonomie. Le moded’exploitation en grandsétablissementsà gestion centralisée ne nécessitait pas d’ innovation techniqueparticulière sinon un hangar.

En le poussant à sa caricature outrancière, le«.tournant historique.» des «.encyclopédistes.» a lui-même ceci de cocasse que ce qu’ il s feignent dedécouvrir comme unenouveautéa étéun trait constantdu capitali sme.: les forces productives n’ont pas plusété favorables aux ouvriers qu’elles ne l’ont été auprojet révolutionnaire. Bien plus, les formes concrètesselon lesquelles se sont développées les forces produc-tives ont toujours eu une motivation et une fonctionpoliti que. Sans cesse confronté à une résistanceouvrière qui pouvait, entre autres, s’appuyer sur lamaîtrise du métier, le capitali sme n’a eu de cesse,depuis la naissance de la manufacture, de placer leprocès du travail sous son contrôle, mobili sant à ceteffet les innovations techniques. Outre la recherched’une plus forte productivité, le machinisme et lesprocès de l’automation qui se poursuivent jusqu’à nosjours répondent essentiellement de cette exigence decontrôle d’une main d’œuvre indocile. Ainsi, aprèsl’usine à vapeur, l’usine fordiste axéesur la chaîne deproduction ne fut pas l’enfant prodigue de quelque coïtentre entrepreneurs innovants et inventeurs dégourdis,mais la résultante des nouvelles formes prises par lesconflit s sociaux et les nécessités du contrôle social. Demême, la nouvelle organisation sociale du travail quise met aujourd’hui en place avec ses matériali sationstechniques ne peut se comprendre sans les luttes desannées 1960-1970. Au moins ces dernières avaient lemérite d’établi r les éléments nécessaires d’une analysecritique des techniques productives s’opposant aupositi visme commun des idéologies bourgeoises etstaliniennes. La situation présente n’a pas changé, et ilest aussi sot de déclarer la situation techniquementclose qu’ il aurait été de l’aff irmer lors de l’émergencedu taylorisme et du fordisme.; à chaque fois le mêmedéfaiti sme s’épanche complaisamment sur la fin despossibilit és de résistances. Il n’y a ni autonomie de latechnique, ni tendance de la technique vers un déve-loppement autonome, cette dernière étant au contraireinscrite dans la totalité concrète de la vie sociale ethistorique comme l’un de ses moments particuliers,nullement isolables quant à sa signification84. Au seindu procès de production, les conflit s sociaux etpoliti ques entourent et traversent le moment techni-que. Et si le rêve capitali ste est d’éliminer autant qu’ ilsepeut les hommes du processus de production afin dene dépendre que des machines, le projet de réduirel’activité des salariés à une stricte fonction exécutanteet donc à faire des hommes le simple appendice d’un

[84] «.Dans les sociétés contemporaines, l’élargissement continu de lagamme des possibilit és techniques et l’action permanente de la sociétésur ses méthodes de travail , de communication, de guerre, etc., réfutedéfinitivement l’ idée de l’autonomie du facteur technique et rendabsolument explicite la relation réciproque, le renvoi circulaireininterrompu des méthodesde production à l’organisation sociale et aucontenu total de la culture..» C. Castoriadis, in Socialisme ouBarbarie.

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système machine est ill usoire. Car non seulement laréali sation de cette utopie capitali ste conduirait à uneparalysie totale tant l’ initiative des salariés est requisedu point de vue même du capital pour le bonfonctionnement de la production (que l’on pense à laconstitution désespérée d’une culture d’entreprise.!),mais, même réduits à leur plus simple expression, leshommes gardent, sous des formes renouvelées, leurpouvoir de sabotage85. Ce qui est vrai du monde dutravail l’est également de tous les secteurs de la vie.Aussi, le gigantisme des capacités productives dontdisposait la société et qu’elle sut mettre en place surune grandeéchelleà l’ issue de Mai 68 ne saurait consti-tuer un démenti pour les perspectives révolutionnaires.Pour que continue l’histoire économique des choses etque reste indiscutable tout autre usage possible denotre vie, la mise en spectacle de cette puissanceobjective, et à tous les points de vue menaçante, n’est quele chantage par lequel la domination s’accorde leprivilège de pouvoir seule en répondre.

Dès lors que la technique est saisie comme lefétiche d’un déclin, on se rend incapable de rompre lacontinuité historique d’une décadencepour analyser lasociété dans sa forme déterminée et envisager sonbouleversement. La technique demeure, dans sonaspect le plus abstrait et donc le plus faux, le sujetpratique conduisant à la dépossession générale deshommes et à l’altération d’une réalité supposéeoriginaire. Ici, non seulement la réalitésociale a glissédans le fonctionnel au point que la réification desrapports humains ne laisse plus rien filt rer de cesderniers, mais la critique des nuisances, qui doit servirà l’ inculpation immédiate de la technique, a pour seulbut d’exprimer la perte progressive de l’«.authen-tique.». Au bout du compte dans ce procès où, du vinau mobili er, chaque chose existante s’est définiti -vement séparée de son concept, où le bon goût et la

[85] Il arrive par exemple que des salariés sans grande compétenceinformatique parviennent à saborder sans aucune difficulté.– lamanœuvre est à la portéed’un «.encyclopédiste.».– leur outil detravailpar «.maladresse.», gagnant plusieurs heures de travail imméritées.D’autres, à peine plus savants, réussissent à perruquer allégrementcomme au bonvieux temps. L’E.d.N. peut nier les formesde résistanceet d’autonomie existantes en les débaptisant arbitrairement, ellescontinuent cependant, indifférentes à ses falsifications.

sensation culti vée sont allés à vau-l’eau, la considé-ration de l’existence ne quitte pas le point de vue dupur consommateur. C’est un cadre de vie dont onaccuse la perte. Si ce point de vue réfléchit le mou-vement issu des années 70 qui s’est progressivementorienté vers la revendication de la valeur d’usagecontre le cours indifférencié de la standardisationindustrielle, il reste enfermé dans ses limites par sonincapacité à passer de l’aliénation globale de l’usage àcelui même de la vie qui est fait dans ce monde. Certesla critique «.encyclopédiste.» contient en soi cettevérité que la science et la technique s’opposentaujourd’hui massivement aux individus mais elle resteunilatérale par le fait même qu’elle s’opère dans uneséparation positi viste entre le rapport à la nature et lerapport social. Tandis que la science et la techniquesont finalement conçus comme étant en soi réifiants, lemythe d’une unité immédiate de l’homme et dumonde retrouve toute sa force d’attraction. L’ ill usoireretour en arrière, le rétabli ssement formel des métierset des savoir-faire, le tri abstrait dans les techniquesrestent alors le seul horizon pour ceux qui, crampon-nés à cequi a été perdu sans même pouvoir s’en faireune représentation claire, ne peuvent libérer l’avenirde ce qui aujourd’hui le défigure. Finalement onassiste là à une véritable régression par rapport à ceque l’I .S. notamment avait su poser en son temps etqui demeure encore aujourd’hui une questionessentielle.: l’usage émancipé d’un temps libéré dutravail 86. Entre un monde où les pouvoirs matériels semultiplient sans emploi et la nostalgie du travail sousses formes anciennes, le projet révolutionnaire n’a pasà choisir.; il vise à la suppression et au dépassementdes deux. Une libération matérielle envisagéedans lecadre d’une libération de l’histoire humaine esttoujours ce qui reste à conquérir.

[86] Amoros développe au moins avec plus de conséquences lesimplications du discours«.encyclopédiste.».: «.La fin du travail salariéne peut signifier l’aboliti on du travail , car la technologie qui supprimeet automatise le travail nécessaire est seulement possible dans le règnede l’économie..» Autre façon de dire qu’avec l’aboliti on du travailsalarié, le travail redeviendra réellement le centre de la vie.

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«.Tous les hommes louent le passé et blâment leprésent, et souvent sans raison. Ils sont tellementférus de ce qui a existé autrefois, que non seulementil s vantent les temps qu’ il s ne connaissent que par lesécrivains du passé, mais que, devenus vieux, on lesentend prôner encore cequ’ il s se souviennent d’avoirvu dans leur jeunesse. […]

«.Le jugement que portent des vieill ards sur cequ’ il s ont vu dans leur jeunesse, et qu’ il s ont bienobservé, bien connu, semblerait n’être pas égalementsujet à erreur. Cette remarque serait juste si leshommes à toutes les époques de leur vie, conservaientla même force de jugement et les mêmes appétits.;mais il s changent.; et quoique les temps ne changentpas réellement, il s ne peuvent paraître les mêmes àdes hommes qui ont d’autres appétits, d’autresplaisirs et une autre manière de voir. Nous perdonsbeaucoup de nos forces physiques en vieilli ssant.; etnous gagnons en jugement et en prudence.; ce quinous paraissait supportable ou bon dans notrejeunesse, nous paraît mauvais et insupportable.: nousdevrions n’accuser de ce changement que notrejugement.; nous en accusons les temps..»

Machiavel

A MÉLANCOLIE devant les feuill es sèches et la viequi se fige ne nous retient pas. Le passage de

l’E.d.N. d’un engagement prétendument révolution-naire à une forme renouvelée du conservatismearistocratique exprime en pleine lumière sa misère

L

plaintive, ses accents spenglériens, une complainterejouée des ill usions perdues où la maigre forceencore active ne sait plus que s’agripper au désird’une humanité régénérée, enfin purgée despurulences sécrétées par le monde industriel. Ce quifut annoncé en 1984 comme l’entreprise critique laplus importante de cette fin de siècle se meurtaujourd’hui au salon littéraire, dans le radotage infinide perruques éclairées, cernées de toute part par lesténèbres de la barbarie technologique.

Contenu en germe dès le «.Discours prélimi -naire.», ce positionnement idéologique ne fut ni hasar-deux, ni réellement choisi, d’où, dans leurs derniersécrits, la diff iculté des «.encyclopédistes.» à assumerpleinement le caractère réactionnaire de leurs posi-tions sans dévaloriser l’extraction radicale plus haute(celle de l’I .S.) dont il s s’ imaginent être les héritiersthéoriques et politi ques les plus conséquents. S’ il estpourtant une vérité du situationnisme dont les «.ency-clopédistes.» peuvent à coup sûr se réclamer entière-ment, c’est celle qui n’a jamais pu envisager l’activitépoliti que sans autre but que de finir dans une galeriede portraits, là où les vérités de l’engagement sontpriées de faire placenette aux tours de plumes et auxcancans des glorieuses familles irrémédiablementrepliées sur elles-mêmes par le poids des souvenirs etde la poussière.La galipette conservatrice de l’E.d.N. fut ainsi leproduit mêlé d’une impasse politi que et d’une aigreurtoujours plus aiguisée. Le monde, de 1984 à 1992,était somme toute resté indifférent aux analyses critiques

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répétées jusqu’à l’ennui par la revue, et l’on sedemandait alors pourquoi, avec la seule arme d’unerhétorique garantie par le modèle fétichisé de l’I .S.,on n’avait pas vu surgir à nouveau l’événementmajeur permettant la sacrali sation révolutionnaired’une histoire de huit ans.

***

Le marigot théorique dans lequel barbotait à sesdébuts l’E.d.N. demeure ici central pour saisir à quelpoint les prémisses idéologiques posées en 1984conduisaient sans gloire au ravalement de façadeactuel.

À ce moment, si les «.encyclopédistes.»admettaient encore que «.la société de classes contient(recèle et refoule) la possibilit é historique de sondépassement.», il s aff irmaient parallèlement, en unrenversement absolu, que «.le programme explicite.»de la société présente était de produire tendan-ciellement «.un monde indétournable.», le progrèsprenant aujourd’hui la forme d’une «.expropriationirréversible de la vie.». Par haute pénétration desintentions cachées du capitali sme, et commenaufragés lucides des tempêtes sociales issues de Mai68, les «.encyclopédistes.» s’estimaient en effetdébarqués au centre d’un «.tournant historique.» sansnul autre pareil . À leurs yeux, le capitali sme contem-porain possédait désormais les moyens matérielsd’une domination intégrale, devenant ainsi conformeà son propre fantasme de puissance absolue parl’ instauration d’une situation de paralysie historiquetotale.: «.[…] ce ne sera plus seulement dans sonidéologie économique, mais dans les faits, que labourgeoisie aura réussi à faire qu’ il y ait eu del’histoire et qu’ il n’y en ait plus..»

Une telle fumisterie sophistique, apanage autrefoisdes économistes bourgeois brocardés par Marx,n’avait d’allure que sous le vernis de l’artificelittéraire. D’un côté, le dépassement révolutionnaireétait inscrit dans l’organisation sociale du mondeprésent, de l’autre, par une programmation définiti vede l’avenir, le «.Big Brother.» capitali ste le rendaitrigoureusement impossible. Si les «.encyclopédistes.»notèrent un moment l’absurdité de cette dernièreassertion, ce fut malgré tout pour renforcer la visiond’un monde devenu définiti vement inébranlable,engageant alors les forces radicales «.à lutter pourdéfendre le présent, pour y conserver ouvertes toutesles autres possibilit és de changement.», ceci au nomde la résistance à l’égard d’une domination «.qui sedonne pour tâche de créer enfin la situation qui rendeimpossible tout retour en arr ière […].». Gribouill e,qui se jette à l’eau pour ne pas être mouill é par lapluie, n’aurait pas raisonné autrement…

On comprend pourquoi l’ issue radicale recherchéedans le trou noir d’une alternative si déchiranterelevait diff icilement d’un dépassement dialectique

quelconque. Ainsi, durant huit années, les «.encyclo-pédistes.», balancés entre l’emportement d’une purephraséologie révolutionnaire et la réelle nostalgied’un passé jugé préférable à la vie présente, nesavaient plus comment rompre une oscill ation pendu-laire devenue au fil des numéros de la revue aussipesante que ridicule. La mort de la revue et lafondation d’une maison d’édition en 1992 eurent enfinraison de l’hésitation. Par le biais des Dialogues surl’achèvement des temps modernes de Jaime Semprun,l’E.d.N. prenait dès lors clairement parti pourl’ immobili sme, sacrali sant, à rebours des quelquesélans «.radicaux.» précédents, son propre échec par lapromotion d’un néo-monachisme érudit destiné àsauver de la décadence générale les trésors savantsd’un passé détruit.

Pour qui avait su li re les «.encyclopédistes.»justement, un tel aboutissement idéologique nerelevait en définiti ve d’aucun mystère particulier.Pour les autres, épigones et lecteurs assidus,soupirants malheureux d’une I.S. dont il s désespé-raient de ne jamais connaître l’aventure, il fallaitencore offr ir la recette d’une mystification «.dialec-tique.» nouvelle. Durant toute l’histoire de la revue,les «.encyclopédistes.» n’avaient jamais cessé en effetd’en appeler à Hegel, sainteté philosophique priée derésoudre magiquement l’ implacable contradictiondésignéeplus haut. L’avenir du projet en dépendait, lapaternité situationniste l’ impliquait. Aussi, régulière-ment, par sermon assuré et rassurant, on signifiait parexemple que l’entreprise «.encyclopédiste.», «.par sonappropriation effective de la réalité des faits.» (sic),ne saurait manquer le chemin menant «.vers sonrenversement en projet positi f de transformation dumonde. Franchir ce passage obscur, faire face auxmenaces de régression (vers l’arbitraire des marottesthéoriciennes, par exemple), implique de se montrersans complaisance aucune envers la routine, la confu-sion et le bavardage inepte87..» Ceci, comme la suitele prouva, n’ayant de valeur que comme incantationrituelle, incantation destinée essentiellement à libérerl’E.d.N., par exorcisme «.dialectique.», de l’ impassedans laquelle elle se trouvait emprisonnée.

En 1992, malgré un choix politi que qui démentaiten lui-même toute velléité de dépassement etconsacrait plutôt une régression dans la défensepassionnéedes temps jadis et des valeurs perdues, les«.encyclopédistes.», plumes et bouches encore pleinesdu sésame hégélien, entendaient donc devant leurpublic faire preuve une dernière fois de synthèsesavante. Soutenir en bloc le retour en arrière sanspasser pour de simples réactionnaires au goût du senscommun politi que semblait acquis. À l’opposé,aff irmer qu’un conservatisme doctement pesé consti-tuerait désormais le fondement solide de toute critiquerévolutionnaire.– ceci toujours en vertu de l’ idée que

[87] «.Pourquoi je prends la direction de l’E.d.N..», J. Semprun, E.d.N. n° 7.

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l’avenir était devenu la propriété exclusive ducapitali sme.–, viendrait sans nul doute à bout de touterésistance logique.: «.[…] au point que l’on se ditaujourd’hui que des réactionnaires conséquents, s’ il sexistaient, ne pourraient qu’apparaître comme desrévolutionnaires88..» Pour mieux la dénoncer dans saversion stalinienne, Orwell avait lui aussi donné dans1984 la recette d’une telle foudre idéologique.: «.Laguerre c’est la paix, la liberté c’est l’esclavage,l’ ignorance c’est la force.», aff irmait la propagandedu ministère de la Vérité. Satisfaits néanmoins de cerebond sémantique, les «.encyclopédistes.» voulaientbien soutenir à leur tour que deux et deux ne font plusquatre. Relevons donc simplement que si noussommes plongés depuis maintenant cinquante annéesdans une époque où les mots perdent leur vertu ets’usent plus vite qu’à toute autre, un avili ssement sirapide n’épargne pas plus les domaines de la critiquesociale et politi que qu’ il n’exonère ses frangesautodésignées comme les plus radicales, là oùpourtant, il y a quelques décennies encore, on mettaitsur la question des mots et de leurs pouvoirs un pointd’honneur élevé à demeurer tout aussi attentif quetranchant89.

La nouvelle ligne de front tracée, d’étonnantesnouvelles ont été dès lors délivrées à l’attentionéveill ée de la vieill e Océania situationniste.: «.Avez-vous remarqué combien d’excellentes vérités sur lasociété moderne ont d’abord été dites par desréactionnaires.?.» De fait, la connaissance des con-ceptions politi ques des deux siècles écoulés étantdevenue d’un intérêt négligeable, on découvrit avecravissement que, du côté de Burke, de De Maistre, deChateaubriand, plus proche de nous de Bloy ou deBernanos pour ne citer que ceux-là, on exécrait avecune égale ardeur le monde déspirituali sé et mécaniquedes sociétés industrielles. Rien ne semblait maintenantmieux approprié pour réduire à néant l’optimismebéat des Lumières et les avatars progressistes de laphilosophie hegéliano-marxiste, critiques largementbrassées par l’E.d.N. dans une condamnation sansappel de toute idée de progrès. Que «.les excellentesvérités.» des réactionnaires pointent juste à quelquesendroits surprenait d’autant mieux que l’on se refusaitabsolument à considérer par aill eurs le contexte socio-

[88] Dialogues sur l’achèvement des temps modernes. Tout aussiaffirmatif, J.-C. Michéa, confusionniste permanent, tire de ses lecturesd’Orwell et de ses ruminations philosophiques, des conclusionssimilaires.: «.[…] L’adoptiondéculpabili séed’un certain conservatismecritique est désormais l’un des fondements nécessairesde toute critiqueradicale de la surmodernité et des formes de vies synthétiques qu’elleprétend aménager..» Comment peut-on être anticapitaliste.? «.Révolteet conservatisme.: les leçons de 1984.». Que les papiers amers deMichéa dévoilent depuis longtemps un conservatisme critique certainest une chose acquise. À l’opposé, on se demande bien de quelleculpabilit é ce pourfendeur de l’ ignorance moderne et ses tristesadmirateurs ont-ils tant besoin de se délivrer….?[89] Nous pensons par exemple ici aux deux articles de l’I .S..: «.AllThe Kings’Men.» et «.Les Mots captifs.».

historique ainsi que les motivations politi ques qui lessous-tendaient.: visions déchaînées d’une décadenceabsolue depuis 1789.; retour au rôle supérieur del’Église et de la religion comme ciment de sociétésmoralement délabrées et sans âme.; conceptionorganique et naturali ste de la société et nostalgie descommunautés traditionnelles.; appel incessant auretour à l’ordre contre le chaos diabolique d’une dé-composition apocalyptique… En vérité, peu importait.Au prix d’une nouvelle mystification théorique,l’E.d.N. pouvait continuer à jouer l’estafette la mieuxinformée de la critique radicale.

Sur cette route, les «.encyclopédistes.» ne faisaientpas pour autant figures de pionniers. Leur désenchan-tement historique, avec tout ce qui coule en lui desénilit é rancunière, rejoignait les soupirs tardifsd’Horkheimer et d’Adorno. Avec ceux-ci, principauxthéoriciens de l’école de Francfort, il s se découvraientalors des alli és théoriques de poids. En faisantélogieusement référence, dans les Dialogues surl’achèvement des temps modernes, aux «.réaction-naires conséquents.», les «.encyclopédistes.» répé-taient en effet avec trente ans d’écart la grandiosedécouverte du «.conservatisme authentique.» parHorkheimer en avril 68.: «.Quelque argument quel’on invoque, prêter à la marche envahissante de labureaucratie totalitaire l’aide de forces de gauche estun comportement pseudo-révolutionnaire, et la tenta-tion du terrorisme de droite une attitude pseudo-conservatrice. Ainsi que l’atteste l’histoire la plusrécente, ces deux attitudes se ressemblent plusqu’elles n’ont de rapport avec les idées dont elles seréclament. D’autre part le conservatisme authentique,celui qui prend vraiment au sérieux les acquis de latradition culturelle, est plus proche d’une mentalitérévolutionnaire qui ne se renie pas purement etsimplement mais sait se dépasser elle-même, que duradicali sme de droite qui prépare la destruction detout ce qui n’est pas lui-même90..»

Horkheimer tentait alors maladroitement delégitimer de façon définiti ve la dérive réactionnairecontenue dans les travaux de l’école depuis la fin dela Seconde guerre mondiale. Quoique pour des raisonsqui appartiennent aux désastres politi ques récents del’histoire allemande, il est remarquable de noter quece positionnement idéologique se refusait toujours àconsidérer l’existence d’une gauche, politi que ouartistique, libertaire, foncièrement anti-totalitaire.Dans le cas même de l’histoire allemande, ni larévolution spartakiste ni certains écrits de RosaLuxembourg sur les dérives totalitaires de la révolu-tion russe ou sur la démocratie des conseils nesemblaient mériter l’ intérêt de maîtres jugés par touteune intelli gentsia révolutionnaire comme redoutable-ment vigilants. De Marx même, on ne retenait tout au

[90] Préface à une réédition de l’ouvrage Théorie traditionnelle etThéorie criti que.

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plus que le philosophe ou le sociologue, réduisant lerévolutionnaire au simple rôle de brill ant théoricien.Implicitement, on ne savait plus qu’ invoquer, commeseule alternative, la restauration abstraite d’une figurebourgeoise morte, figure sociale pour laquelleHorkheimer et Adorno avaient toujours éprouvé unedouloureuse nostalgie et qui par son origine, sa tenueet sa culture semblait constituer à leurs yeux unrempart eff icace contre la barbarie moderne dessociétés de masses.

Les théoriciens de l’école n’eurent pas trop àpatienter pour éprouver la véracité politi que du«.conservatisme authentique.». Pris à partie, avec uneviolence où il entrait de la déception, par lescamarades de R. Dutschke en 68-69, les deuxsaucisses, effrayées des méthodes employées par lescontestataires, s’en remirent aux soins de la policepour résoudre radicalement une situation que negarantissait plus aucun confort de chaire. Soulagé,Horkheimer pouvait par la suite déclarer tranquil -lement que justice et liberté étaient antagonistes,aff irmation qui renversait du tout au tout sesproclamations antérieures et rendait absurde toutepoliti que91.

[91] On ne saurait trop souligner à quel point les troubles étudiants de1968 en Allemagne furent perçus par Horkheimer et Adorno dans laplus grande des confusions politi ques. Comme pour la France, c’estencore l’un des mérites de Mai 68 d’avoir révélé les dérivesidéologiques de toute une intelli gentsia universitaire dite«.critique.». Marcuse lui-même, dans les deux lettres qui suivent, dutraisonner Adorno lorsque ce dernier quali fia l’occupation de l’ institutpar les étudiants en janvier 1969de méthode relevant d’un «.fascismede gauche.».: «.[…] je crois que si j’acceptais l’ invitation de l’ institutsans discuter aussi avec les étudiants, je m’ identifierais (ou onm’ identifierait) à une position qui n’est pas la mienne politi quement…Nous ne pouvons pas effacer le fait que ces étudiants sont influencéspar nous (et certainement pas le moins par toi)… Nous savons (et ilssavent) que la situation n’est pas révolutionnaire, ni mêmeprérévolutionnaire. Mais cette situation est si horrible, si étouffante etdégradante que la rébelli on contre elle contraint à une réactionbiologique, physiologique.: on ne peut plus le tolérer, ou étouffer et ilfaut sedonner del’air. Et cet air fraisn’est pascelui d’un «.fascismedegauche.» (contradictio in adjecto.!), c’est l’air que nous (au moinsmoi) aimerions respirer ne fut-cequ’une fois, et qui n’est sûrement pasl’air de l’etablishment….» Marcuse à Adorno, le 5 avril 1969. Deux moisplus tard, uneseconde lettre deMarcuse à Adorno montre ànouveau dans quel jus aigre marinait depuis un moment déjà leprincipal théoricien de l’école.: «.Tu parlesdes«.intérêtsdel’ institut.»,en y ajoutant cette note emphatique, “notre vieil institut, Herbert” .Non, Teddy, ce n’est pas notre vieil institut que les étudiants ont investi.Tu sais aussi bien que moi qu’ il existe une différence essentielle entre letravail de l’ institut dans les années 30 et son travail dans l’Allemagned’aujourd’hui. […] Tu sais que nous sommesd’accord pour refuser lapoliti sation de la théorie sans médiation. Mais notre (vieill e) théorie aun contenu interne politi que, une dynamique interne politi que quiaujourd’hui plus que jamais pousse à prendre une position politi queconcrète. Cela ne veut pas dire donner des «.conseils pratiques.»,comme tu me l’ imputesà tort dans ton interview du Spiegel. Je ne l’aijamais fait. Comme toi, je considère qu’ il serait irresponsable deconseill er du haut de mon bureau l’action à ceux qui sont prêts enpleine conscienceà se faire casser la tête pour leur affaire. Mais, à monsens, cela veut dire quepour continuer à êtrenotre“vieil institut” , nousdevonsécrire et agir aujourd’hui autrement que dans lesannées30. Tuécris, pour introduire ton idée de la “ froideur” , qu’à l’époque nousaurions aussi supporté l’extermination des Juifs sanspasser à la praxis“pour la simple raison quecelle-ci nousétait barrée” . Oui, et justement

Malgré des aff inités évidentes, l’E.d.N., petit doigtretroussé oblige, se devait de marquer une distanceprononcée à l’égard d’ individus jugés par tropprofessoraux. De l’école de Francfort, et malgré deréels mérites critiques, on décréta finalement qu’ il s«.savaient ce qu’ il s voulaient défendre, et contre qui,mais il s ne savaient pas comment. On peut donc direqu’ il s ne savaient même pas vraiment ce qu’ il svoulaient défendre. Ils ont manqué d’esprit pratiquedans la théorie, il s n’ont été ni de bons théoriciens nide bons praticiens. Barricadés dans leur culture, il s sechoisissaient pour lecteurs, avec leur style pédant,ceux qui allaient édulcorer leur critique dansl’Université, et il s écartaient ceux qui auraient pu enfaire quelque chose de mieux et être leurs alli és92..»Mauvais théoriciens et mauvais praticiens, voilà desreproches que personne n’oserait plus porter contre les«.encyclopédistes.» qui avaient en ces domainesremarquablement fait leurs preuves. Le style pédantleur était également bien connupour qu’ il s puissent lemesurer en connaisseurs établi s. Perçait alorsseulement le regret qu’avec des armes conceptuellesidentiques à celles de leurs prédécesseurs, les«.encyclopédistes.», certitude au bec, auraient su faireune démonstration exemplaire de pertinence subver-sive. Pareill e sentence ne pouvait donc s’achever sansla pointe finale de la formule assassine, exempleparfait du génie comique propre à l’esprit de salondont les textes «.encyclopédistes.» n’ont, quant à eux,jamais été dépourvu.: «.Pour revenir aux intellectuelsallemands que nous évoquions, le plus frappant c’esttout de même leur extraordinaire manque d’humour….».

Sans aucune prise pratique réelle, l’E.d.N., en

renversant dans le même élan de naïveté extrême lespontanéisme exalté des mouvements post-soixante-huitards, redécouvrait ainsi par des chemins histori-ques autrement moins tragiques le pessimisme foncieret sans issue d’Adorno et de Horkheimer. Définissanten 1984 sa marche comme possédant «.un caractèretransitoirement défensif.», elle ne sut envisager àaucun moment le passage et la possibilit é dans letemps d’une reprise offensive possible. Par-là, elledissimulait de plus en plus mal le flou théorique danslequel elle se trouvait emprisonnée depuis le débutmême de son entreprise.; et de n’avoir pas pu, nimême voulu ce dépassement.– excepté sur le planmensonger d’une chimère théorique (thèse-antithèse-prothèse).–, elle se condamna alors à partager dans lesfaits un des caractères centraux de toute penséeréactionnaire.: celui de n’avoir en permanence qu’unefonction transitoire et défensive. La seule descriptiond’une époque indéfiniment crépusculaire plaça ainsiles «.encyclopédistes.» sur les cimes solitaires de

aujourd’hui elle ne nous est pas barrée. La différence des deuxsituations est celle qui sépare le fascisme de la démocratiebourgeoise….» Marcuse à Adorno, le 4 juin 1969.[92] Dialogues sur l’ achèvement des temps modernes.

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l’amertume, de la résignation et du ressentiment. Endéfiniti ve, on voyait se développer et pourrir ce quiétait contenu en germe dès le début même de leurentreprise.: la volonté de conserver l’ image mythiquede l’I .S. Ce qui avait néanmoins été cherché dans lesannées 60.– la nécessité de reprendre la critique d’uncapitali sme modernisé au moyen d’une pratique etd’un projet nouveau.–, se voyait ravalé ici à unelamentation infinie sur l’esclavage technologique.; lacolère combative contre la domination se transformaiten ironie impuissante, supérieure, dédaigneuse.; enfin,le jeu déterminé et le style tranchant utili santl’humour comme arme critique disparurent au profitd’une prose triste et sentencieuse qui semble autantsaisir sa propre mort qu’elle exprime et épouse cellequi recouvre l’époque présente.

Et qui ne reconnaît ici les traits caractéristiquesd’une révolte morte.? Ce ne fut que d’être régulière-ment déçus qui rend maintenant les nuisants si sévèresà l’égard du monde. Nichée au sein de la critique, etbien au-delà des contradictions qu’elle recèle, cettemort fut la conclusion déterminante de la faillit e«.encyclopédiste.».

L’anémie critique de la pensée révolutionnaireactuelle serait le seul résultat d’une absence complètede conflit s sociaux inscrits dans une perspectiveradicale. La perte du sujet historique à travers safigure ouvrière traditionnelle a été perçue comme unecatastrophe par l’ensemble du mouvement révolution-naire. Être prométhéen lentement revêtu au cours desdeux siècles écoulés de toutes les qualités propres àabattre l’abomination capitali ste, le prolétariat ouvrierse voit aujourd’hui dépouill é de tous ses attributsmagiques antérieurs, jugé platement réali ste,corporatiste, uniquement soucieux d’ intégrationréussie dans l’horizon restreint des promesses mar-chandes. Omniprésent encore en 68 dans tous lesdiscours appelant à un renversement total du monde,ce sujet ne fut jamais alors, pour la majorité des sectesmarxistes et autres, qu’un alibi théorique confortable,le pivot central d’une histoire déroulée mécanique-ment vers l’avènement social du paradis terrestre. Iln’est même plus aujourd’hui «.le Dieu caché.» de cesmilitants et intellectuels en peine de consolationfantasmatique mais une idole vaincue, morte, leGrand Pan moderne sur lequel on crache avecressentiment parcequ’ il n’a pas su mener à leur termeles promesses extraordinaires qu’on lui prêtait il y apeu encore.

Ce constat n’annule évidemment en rien ladivision en classes des sociétés passées et présentes, etdonc, par-là, la réalité des affrontements que cettedivision entraîne inéluctablement. Du côté des ersatzgauchistes issus de Mai 68 comme du côté «.encyclo-pédiste.», on analyse cependant le caractère centrale-ment réformiste et étatiste des mouvements sociauxactuels comme le signe consacré d’une déroute

définiti ve. «.La.» révolution est morte avec ceux quidevaient la conduire, trompés simultanément par lestalinisme et leurs désirs d’ intégration aliénés. Enfaisant peser ainsi sur les héros d’hier l’échec de sesespoirs révolutionnaires, ce discours ne dévoile passeulement l’extériorité hautaine de ses auteurs maisencore l’ impuissancedans laquelle il s sont de corrigerleur propre méprise. Par le passage d’un optimismenaïf et débridé à une désill usion intégrale, il révèlesurtout un manque de jugement historique, manquefréquent et connu de toute période contre-révolutionnaire fatalement conduite à s’épancher surla clôture du monde et la fin de l’ histoire.

On ne comprendrait pas sans cela l’ insistanceaveclaquelle l’E.d.N. cherche à faire de l’artisan ou dupaysan les figures centrales de sa perspective politi -que. Il n’est même plus question pour elle d’un échecrévolutionnaire du XX e siècle, mais d’une grossièreerreur de jugement, celle qui a consisté à attendred’une réalité prolétarienne, déquali fiée et intégrée,une quelconque capacité révolutionnaire. Il faut icimesurer l’audace inattendue dont font preuve les«.encyclopédistes.» pour se débarrasser d’une simauvaise réalité.: elle ne consiste à rien de moinsqu’exhumer dans l’aristocratie ouvrière du XIXe sièclela seule figure sociale qui ait fait ses preuves commesujet révolutionnaire et dont le rétabli ssementconditionne toute perspective à venir. Les trois quartsdes individus de ce pays travaill ant dans les servicesn’ont qu’à se sentir morveux.: pas de capacitérévolutionnaire sans dignité ouvrière et pas de dignitéouvrière sans le rétabli ssement de l’unité perdue dutravail . L’histoire des révolutions se trouve doncsuspendue à la figure du travaill eur honnête qui, sousle triple aspect du rapport authentique à la nécessité,de l’ouvrage bien fait et du travail nourricier, a lemérite d’offr ir une image irréprochable. Par unmystère étonnant de l’histoire, la pratique révolution-naire serait subordonnée à la morale répugnante desvertus accordées au travail bien fait. Le peuple n’étantplus à la hauteur des attentes souveraines de cesveill eurs de nuit, il fallait alors s’acharner à exorciserla présence maléfique de la triste et vulgaire réalitéprolétarienne du XX e siècle. Car on le sait désormais,à défaut de ses contemporains, l’E.d.N. aime lesspectres, particulièrement ceux habill és en côte develours…

Du travaill eur d’usine à l’employé déquali fié dutertiaire qu’aucune communauté morale du travailn’enserre plus, il n’est pour elle question que d’êtresdépossédés, débiles, tout juste aptes à «.bousill er.»leur travail , tant il évident que ce dernier, dans sonindifférence propre, ne saurait désormais faire l’objetd’un sabotage93.! Avec de tels représentants, si nuls

[93] Dans l’article «.Abrenuntio.» (E.d.N. n°15), les«.encyclopédistes.» selamentent sur une «.société de travaill eursprivésde la seuleactivité qui leur restait.». Avecla suppression du «.labeur.»,

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professionnellement, la révolution promise ne pouvaitêtre qu’affreusement corrompue et trahie. Ce tableaude l’avili ssement générali sé serait incomplet si lemonde des banlieues, particulièrement les jeunesquali fiés de «.barbares.», ne venait pas sans aucunesurprise achever l’ image d’un peuple méprisé qui,alli ant les stigmates de la misère à ceux de lajouissance consommatrice, se voit logiquement ravaléau rang de l’animalité94.

Misérable regard consistant à identifier les effetsde la misère aux marques du vice et à faire d’unehumiliation générale une manifestation supplémen-taire de la dépravation. Regard accablant portéégalement sur l’histoire qui saisit l’acte révolutionnai-re non pas dans l’arrachement aux fonctions danslesquelles nous tient cette société, mais à faire decelles-ci le lieu même d’une vertu. Car bien sûr, dansleur vision mortifère, les «.encyclopédistes.» neretiennent pas la dignité ouvrière au sens précis desouvriers en lutte, mais une dignité rabattue sur lasimple fierté du métier, sur l’ image du travaill eurexemplaire portant à la perfection son habileté ma-nuelle et son intelli gence technique. C’est un regardde borgne placédu seul point de vue de l’état social,fatalement conduit, d’une part, à mésestimer lesrapports coerciti fs et bornés qui présidaient àl’existence de l’artisanat, incapable, de l’autre, de seplacer du point de vue de la lutte qu’engageaient cesmêmes artisans pour s’arracher des limites d’uneidentité fixée par les rapports sociaux dominants. Letemps volé par ces artisans à la succession du travailet du repos, ces nuits de rêves, de discussions,d’écritures et de combats, lancées contre le cauchemarquotidien d’une réalité misérable, n’étaient pas eneffet destinées à l’acquisition avide d’une plus fortemaîtrise du métier faceau développement industriel,mais bien pour envisager les formes futures d’uneégalité sociale et les forces capables de développerdes transformations émancipatrices. Tous ces artisansqui savaient mieux que quiconque l’ impossibilit éd’exister librement dans le simple exercice du métier,

c’est au «.bousill age systématique de la valetaill e moderne que l’onassiste.». Étant bien entendu qu’à «.la différence du sabotage, lebousill age ne trouble pas le fonctionnement du mécanisme social.».Sans commentaire…[94] Il est des revirements éclairants. Si, au temps de la revue (E.d.N.n° 6, «.Abâtardissement.»), on affirmait encore.: «.Là où certains nevoient que rebut, nous apercevons ce réservoir d’ ill égitimité quipréserve lespeuplesde la déchéance.», dansL’abîme se repeuple, on yaperçoit le façonnement d’un nouveau «.type humain.», «.aussi loin dela nature que de la raison.». Aucune métaphore biologique n’estéconomisée ici pour nous assurer que les jeunes des banlieues sont«.effectivement des barbares.» (Cf. pp. 37-45). Cette «.peinture.»sociale et les réflexes apeurés qu’elle traduit n’est pas sans rappeler lamanière dont, jusqu’en 1848, on a ordinairement résumé lesaspectsdela condition ouvrière en les ramenant à des traits biologiques et à descaractères physiques. Comme le rappelle L. Chevalier dans Classeslaborieuses et Classes dangereuses, bien avant que le terme deprolétariat ne s’ impose plus largement, «.non seulement la conditionouvrière et le genre de vie sont décrits par analogie avec la conditionsauvage, mais les diversaspects de la révolte ouvrière et lesconflits declasse sont exposés en termes de race.».

se voient pourtant aujourd’hui reconnus aux yeux des«.encyclopédistes.» par ce contre quoi il s s’étaientélevés en tant que révolutionnaires, à savoir leurcondition de classes95. Fonder une capacité révolu-tionnaire sur la fierté du métier, voilà la dernièretrouvaill e que l’E.d.N. n’aura pas su nous épargner.

Dans ce soin méticuleux mis à extraire la bonneidentité révolutionnaire, d’échanger un sujet histori-que contre un autre, l’E.d.N. montre qu’elle n’a tiréaucune leçon des mouvements du XX e siècle. Car,fondamentalement, la disparition de l’ouvrier en tantque figure centrale du projet révolutionnaire n’est passeulement une perte, elle est aussi une chance. Aveccette figure est morte l’ immanence révolutionnaireattachée à un groupe social particulier, sans que soitinfirmé le fait qu’exploités et dominés ont toujours lesmeill eures raisons et le plus fort intérêt à se délivrerde leurs chaînes. Morte également l’ idéede ravaler lacommunauté des hommes au règne omnipotent dutravail producteur. Les mouvements sociaux du XX e

siècle ont pour l’essentiel engagé leur critique dansune dépendance stricte à l’égard de la sociétécapitali ste. Ils partageaient avec elle le principegénéral par lequel cette dernière avait historiquementannoncé son règne.: le fait que le travail soit placéaucentre de la vie, que l’universalité de la conditionhumaine se révèle dans et par le travail . La domina-tion de l’économie perdait la spécificité historique quila rattachait à l’avènement du capitali sme pour pren-dre des allures d’éternité. D’une façon générale, larègle de vie de l’ouvrier était devenue la raison dudiscours. Et il n’était pas besoin d’être maoïste pourdéfendre cela, quand la majorité avait abandonnél’ idée même de suppression de la classe ouvrière auprofit du renforcement de sa position de classe parl’obtention à pas de tortue de quelques conquêtessociales. Pourtant, au moment où le capitali sme, au

[95] Le mouvement ouvrier français du XIXe siècle est bien sûr divers etconflictuel. Il n’est pas inutile pourtant d’insister sur le fait que ce sontles saint-simoniens et une large partie des proudhoniens qui ont le plusinsisté pour fixer les prolétaires dans la «.bonne identité.» du travailleurartisan. Même un socialiste chrétien comme Corbon, à ce titre peususpect d’extrémisme, dut admettre alors ce que les «.encyclopédistes.» necomprendront jamais.: «.J’ai eu la naïveté dit-il d’emboîter le pas desmoralistes et de morigéner cet ouvrier type dont l’esprit vagabond neveut pas demeurer dans le terre-à-terre de l’atelier et s’absorber dans laconfection d’un bâton de chaise, ou d’un revêtement de chapeau, oud’un paquet de composition, ou d’un soulier, ou de n’importe quelledivision ou subdivision du travail… Je n’avais pas encore saisi sonsecret. J’étais dans une disposition à ne pas me rendre compte de cegrand et légitime besoin de vie extérieure qui caractérise l’ouvrier deParis […]. Le travail quotidien n’est […] pour notre ouvrier que lacorvée de chaque jour.; et n’ayant généralement point d’amour sérieux etdurable pour son travail, il n’y consacre que la moindre partie de savaleur intellectuelle. Les produits qui font le plus honneur à l’atelierparisien sont loin encore d’attester l’emploi de toutes ses facultés detravaill eurs […]. Si cet ouvrier avait pu se faire tel que je le voulais, iln’y serait parvenu très probablement que par l’étouffement de sesgrandes aspirations et serait descendu dans la troisième catégorie de laclasse moyenne du peuple, à moins qu’il n’eût pris rang dans labourgeoisie, ce qui, à notre point de vue, revient au même. Quand parexception l’ouvrier type est résolu à faire ses affaires, il est bien rare que sesgénéreuses aspirations persistent..» Corbon, La Voix du peuple, Paris, 1850.

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moyen d’une division toujours accrue des tâches,rendait effectivement le travail pauvre et indifférent,il devenait diff icile de défendre dans celui-ci lafinalité de l’œuvre artisanale. Ne restait en revancheque sa pure nécessité abstraite comme fondementmoral.: sous la forme d’une mobili sation collectivedans la production matérielle, de l’ intégration socialeet, en définiti ve, d’une pure contrainte intérioriséedudevoir, le travail constituait à lui seul l’essence detoute pratique sociale. Seuls quelques-uns, avec lessurréali stes et les situationnistes, ont su s’opposerd’une façon résolue au devenir ouvrier du monde etsaper la base morale qu’on entendait accorder alorssans reste au travail . Et il faut être encore bienaveugle pour n’apercevoir aujourd’hui dans le «.Netravaill ez jamais.» de ces derniers qu’une négationabstraite du travail au profit d’un parasiti smegénérali sé, ou, pire encore, l’une des sources de ladéliquescencedes rapports sociaux actuels. Morali stespoussiéreux et idéologues du travail sont encore lesderniers à baver sur les vertus de l’effort et de lacontrainte autrefois offertes en privilège par l’atelierdu faubourg Saint-Antoine, les usines Ford ou la belleplace d’employé chez I.B.M. On sait malheureuse-ment trop bien pourquoi. Exercé au nom des strictesnécessités productives, le chantage trimestriel à lamobili sation laborieuse est dans le capitali sme lanégation même de tout début d’action libre. La liberténe commence jamais qu’au-delà, dans des activitésdont la lutte révolutionnaire demeure, primordia-lement, la démonstration en acte.

Ce détour n’est pas sans importance à un momentoù, d’un côté, la vieill e vision marxiste, prisonnièrede son économisme, trouve sa forme renouveléedansdes mouvements tel A.T.T.A.C. et où, de l’autre, ontente une nouvelle fois de présenter le travail , avec lafamille, comme les ultimes remparts moraux aptes àendiguer la dissolution générali sée des anciensrapports sociaux. Cernéepar la décadence mais douéeen maçonnerie, l’E.d.N. accroche à ces muraill esl’étendard du travail de qualité comme fondement dela liberté perdue. Pour mener à bien la riposte, sesappels déchirants à la reprise générali sée des savoir-faire détruits caressent ainsi le rêve d’un universfraternel où chaque monotechnicien du métier setrouve à sa place, consacre sa vie à l’apprentissageinterminable de son art. Ce «.Larzacde l’artisanat.» lali vrait alors lamentablement dans sa versionfolklorique au chantage qu’exerce sur nous le coursactuel du capitali sme.: dissoudre la question de laliberté dans le seul problème de la productionmatérielle, et, en définiti ve, réduire la question de lavie à celle de la survie.

Orpheline d’un «.sujet révolutionnaire.», la criti -que sociale s’est ainsi réduite depuis plus de trente ansà une analyse platement positi viste. Si elle opère la

critique de l’organisation sociale existante, fauted’une perspective révolutionnaire, elle ne peutdépasser le point de vue de la science dominante. Parlà, le point de vue pratique de la transformation estabandonné. D’une certaine façon, cette critique s’estentièrement laissé dominer par le mouvement deprofessionnalisation et de bureaucratisation qui, dansles années 60, avait trouvé son point d’ irradiationdans un département d’État commis à l’analyse desêtres humains. Le marxisme, devenu science del’ intégration réussie, s’est diffusé, dans la société,sous la forme impuissante d’une critique vidéede toutcontenu révolutionnaire. Le rapport contemplatif aumonde a dès lors d’embléerefusé l’histoire, «.c’est-à-dire la lutte réelle en cours aussi bien que lemouvement du temps au-delà de la perfectionimmuable de la domination96».

S’ il est donc un mérite qu’ il faut reconnaître àl’E.d.N., c’est d’avoir mené cette puissanceimpuissante à son expression réfléchie.; avec elle, ona à la fois la critique de ce qui existe et ladémonstration savante de l’ impossibilit é de sadissolution. Comme le notait il y a peu R. Riesel,chaussant maladroitement les cotill ons des nuisants,«.il fallait analyser pourquoi les conditions de lasociété rendent si diff icile l’opposition.», c’est-à-diremontrer que «.la domination fonctionne essentielle-ment à la soumission et la soumission à l’ industriali -sation, à l’emprise du système technique.», autrementdit à la domination. Forts d’une telle tautologie, cesdocteurs ès soumission pouvaient répondre à laquestion qui les taraudait de façon lancinante.:«.Qu’est-ce qu’on peut faire des idées révolution-naires quand il n’y a pas de classe révolutionnaireagissante97.?.» Tant que le nouvel acteur n’est pas là,il faut opérer par procuration, remplacer le hérosabsent et tenir le temps d’attente en analysant defaçon impassible les conditions objectives quiproduisent l’assujettissement des hommes et rendentpar-là impossible toute conscience révolutionnaire.Au nom d’une lucidité retrouvée, le désabusementpasse alors à la moulinette du pessimisme clairvoyantles manques d’une époque qui crève toujours de nevivre qu’en gris. À la traîne du négatif, l’E.d.N.s’évertue à décrire avec toujours plus de précisionanatomique l’ impuissancegénérale pour rehausser sesanalyses au sommet d’une pureté préservée. Tandisqu’elle s’assure, d’un côté, de «.l’enfermement del’homme.» dans les maill es d’un système techniquetoujours plus puissant, elle vérifie, de l’autre,«.l’effondrement intérieur des hommes.» dans la pertede toutes les facultés humaines. Ces dernières, enmatière de raison, d’usage de la langue, de goût ou desavoir-vivre se seraient en effet miraculeusementconcentrées comme perfection de l’espèce chez les

[96] G. Debord, La Société du spectacle.[97] J. Semprun, Dialogues sur l’ achèvement des temps modernes.

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seuls «.encyclopédistes.». Ne faisant l’économied’aucun argument pour fossili ser un peu plus lesconditions d’une humanité jugée comme définiti ve-ment perdue, il s pourraient s’écrier avec un véritablecalme olympien.: «.Les circonstances font l’ inhuma-nité de l’homme et son inhumanité même le rendincapable de les transformer.!.» Depuis longtemps, onn’avait pas pris autant de satisfaction littéraire àparticiper au spectacle d’une exécution capitale, àcontempler dans la force inébranlable de la domi-nation la force de son propre renoncement.

À travers cette mise en congé du projet

révolutionnaire, c’est la dimension politi que deshommes elle-même qui disparaît. Jouant surl’évidence que l’absence de contestation et d’ imagi-nation révolutionnaires équivaut à une absence deluttes et de conflit s réels, elle postule, par traits deplumes, la clôture du monde. La société est proclaméeexactement identique au discours qu’elle tient surelle-même, l’existant fait toute la réalité de cemonde,les individus intériorisent sans reste leurs conditionsde vie et on accepte sans frémir qu’on ne peut plusêtre dans la société sans être de la société. Dans cetteloi d’ identité, nul écart, nulle différence de la sociétéà elle-même où puissent se produire des conflit s, lapoliti que étant elle-même entièrement réduite à lafigure unitaire de la domination. Que les «.encyclo-pédistes.», à l’ instar du conservatisme authentique,retrouvent sur ce point les conclusions idéologiquesde l’école de Francfort n’a une fois de plus rien demiraculeux. Exploitant l’ambiguïté du statut dupoliti que chez Marx entre ses travaux économiques etses écrits historico-politi ques, Horkheimer et Adornoavaient développé de façon unilatérale une vue del’histoire ramenée au seul procès d’une dominationtoujours plus perfectionnéede l’homme et du monde,domination s’exerçant au cours des siècles par le biaisd’une étatisation globale et d’une rationalisationtechnologique sans cesse développée. La philosophiehégélienne de l’histoire est si bien reprise que ladomination devient, en lieu et placede la raison, lenouveau et seul objet d’une marche historiquedésastreuse où les hommes sont réduits à l’état de purobjet de passivité, de servitude et de souffrance.: lesindividus sont la matière que façonne un condition-nement générali sé, les victimes ne réagissent jamais,les oppresseurs ne se divisent pas… Selon cettevision, nature et différences des régimes socio-politi ques n’ont centralement plus aucun intérêt.; lesconflit s internes propres aux divers systèmes domi-nants de l’histoire ne servent jamais que la finalitéd’un contrôle absolu.; les individus, rabaissés aumême niveau que la nature, ne sont appréhendés quesous l’aspect de leur maîtrise et de leur domesticationachevées. La compréhension de la lutte se retourne encontemplation de la loi en sorte qu’histoire et projetd’émancipation collectif sont alors définiti vement

séparés. La société étant mauvaise intégralement, laseule solution est d’en sortir autant que possible, à lamanière des grands intellectuels qui jouissaient, il y apeu encore, d’un statut social particulier. La rupture àl’égard des conditions d’asservissement ne passantplus par l’action collective des hommes, elle retombealors dans l’attente hypothétique d’une réflexion del’humanité souffrante sur elle-même.

La dépendance du discours «.encyclopédiste.» à laparole spectaculaire explique dès lors pourquoipromesses du pire et vues crépusculaires du mondesont inlassablement opposées aux intérêts aveugles dumodernisme marchand. Ne restent dans ce cadre quela peur et l’effroi, ces passions antipoliti ques parexcellence, comme agents de rassemblement etd’opposition. L’unité d’une communauté humainedifférente ne se rapporte plus à une tâche à réaliserau-devant de nous, mais à la représentation pointil -leuse et maintenue des abîmes d’archaïsmes, debarbarie et de désolation qui nous menacent de touscôtés. Aussi, en tant que représentants idéaux d’unmilieu épuisé où se professent de bon ton dessentences qui rejoignent dans un désabusementintégral la même sommation à l’ immobili sme et auretrait, les «.encyclopédistes.» ont endossé tranquil -lement les défroques de «.pères du désert.» ou de«.derniers hommes.» afin de réciter la prose entenduedu catastrophisme stérile98. Mêlant de la sorte leursplaintes aux voix de la pétrification dominante, il s nerenforçaient pas seulement le sentiment d’uneimpossibilit é pour les hommes de se délivrer du jougqui les oppresse, mais, comme le relevait justementH. Arendt à propos du totalitarisme, renforçaientégalement la paralysie nécessaire à tout système dedomination et d’exploitation.: «.Nos conditionsd’existence aujourd’hui dans le domaine de lapoliti que sont assurément menacées par ces tempêtesde sables dévastatrices. Le danger n’est pas qu’ellepuisse instituer un monde permanent. La dominationtotalitaire, comme la tyrannie, porte les germes de sapropre destruction. De même que la peur et l’ impuis-sance qui l’engendrent sont des principes antipoliti -ques qui précipitent les hommes dans une situationcontraire à toute action politi que, de même la désola-tion et la déduction logico-idéologique du pire qu’elle

[98] L’ indignation née d’une mauvaise lecture indiqueraitimmédiatement que la stérilit é invoquéeici se moque aveccynisme duchaos social, économique et écologique produit par l’époque. Parstérilit é, nous n’entendons que la paralysie politi que que cecatastrophisme engage malgré lui. Tout occupés à leur grandiosesauvetage universel, les «.encyclopédistes.» ont vite oublié que laconscience malheureuse de la catastrophe commence encore ettoujours par leconstat de l’ impuissance, puisn’en bougeplus. Commeelle n’est pas très attrayante, elle ne manquera en effet jamaisd’occasions de se plaindre du peu d’écho que suscitent sesavertissements. Ajoutons qu’à bout de ressources, cette paralysie finitsouvent par se muer en un désir de la catastrophe elle-même pourobtenir au moins la satisfaction de ne pas s’être laissé abuser sur sesnouvelles prémisses apocalyptiques.

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engendre, représentent une situation antisociale etrecèlent un principe qui détruit toute communautéhumaine99..»

L’ inscription de la politi que comme simple objetd’une naturalité oppressive ne peut ainsi que dénierles aspects émancipateurs que portent dans l’histoireles divers projets révolutionnaires. Si cette penséeaccorde tant d’ intérêt à la révolte individuelle et à larésignation de masse, c’est qu’elle demeure centrale-ment incapable d’envisager l’action et la praxis. Danscette optique, de l’ invention de la démocratie enGrèce jusqu’à la Révolution française, des soulève-ments prolétariens du XIXe siècle jusqu’à Mai 68, rienne semble s’opposer, ni sans cesse se rejouer, contreles visées d’asservissements des puissances del’histoire. Dans ce dédain de toutes les luttes socialesconcrètes, manipulations et passivité se coordonnentparfaitement. À l’ instar de Mai 68 tel que ce mouve-ment est présenté par les divers discours réaction-naires à la mode, ces événements, ruse de la raison,concourraient même centralement au renforcementd’un crépuscule catastrophique inscrit dans le destintotalitaire de l’humanité.

Subjuguée par la présence écrasante du discoursspectaculaire, l’E.d.N. s’est mise à combattre cettesociété avecson propre langage. De fait elle lui a toutaccordé.: elle a accepté que chaque moment de la viesoit nommé par lui sans que s’engage derrière le sensdominant des mots un conflit sur la chose même. Etrien ne donne mieux la mesure de son renoncementque l’ idéede décadence humaine au nom de laquelleelle mène sa croisade. Car c’est ici accepter que lesmultiples divisions travaill ant cette société se sontrésorbées dans l’ indistinction d’un destin collectif etque, finalement, toute la réalité a été emportéedans laglaciation de l’existant. Il n’y aurait plus dès lors deuxmondes logés en un seul et voués à se combattre maisla solidarité de tous emportés dans un bateau dont ilfaudrait décrire ad nauseam la dérive. De même, laperspective révolutionnaire ne consisterait plus àproclamer ouvertement tout ce qui se trouve nié danscemonde, mais à rejeter en bloc toute la réalité, parceque laisséeà la seule définition des rapports existants.Du côté de cette secte austère, on n’engage donc plusà briser le monopole spectaculaire de l’apparencepour y configurer un espace propre, mais à sortirtranquill ement de la société pour retrouver «.uneexpérience sensible authentique.» et «.non mani-pulée.». Mais le bouleversement du vieux monde nese fera pas avec pour tout savoir-faire la culture dupoireau ou l’élaboration d’une chaise. Il en est unautre, bien plus urgent à reconquérir, celui quiconsiste dans un premier temps à mener la division. Iln’est plus temps d’aller herboriser du côté deMénilmontant…

[99] H. Arendt, Les Origines du totalitarisme.– Le Système totalitaire.

Art de la vie en commun, la politi que révolu-tionnaire a toujours été saisie, par ceux que la divisionsociale reléguait dans l’ inexistence, comme projet deliberté démocratique et d’émancipation sociale. Lefait que tout conflit soit d’abord pour l’ immensemajorité un conflit sur la possibilit é d’avoir une priseréelle et concrète sur le monde, d’accéder en somme àla vie politi que même, indique suff isamment que cettedernière ne se réduit pas au développement autonomede la domination. L’appropriation de la liberté a pujustement commencer lorsque la logique supposéenaturelle de la domination était renvoyée à lacontingence historique de tout ordre social. Etcontrairement à ce qu’aff irme l’E.d.N., les perspec-tives révolutionnaires ne dépendent pas d’unrenversement immédiat de la société existante. Si lemouvement révolutionnaire a été anéanti au point deperdre lui aussi, dans la passivité générale, toutepensée et toute perspective autonome, il reste quecette société, dans son scandale même, continue deproduire ses ennemis. La révolution demeure unprojet.

Expression d’un profond désenchantement histori-que, la réalité perçue par l’E.d.N. comme lieu d’unesoumission générali sée reprend logiquement à soncompte, en une cure de jouvence radicale, le rapportréactionnaire au temps. Certes, dans des époques quine trouvent en elles que ruines, effacements et égare-ments, le passé offr ira sans cesse aux hommes l’ imaged’une harmonie profonde et d’un déroulementglorieux.

Les idéologies conservatrices trouvent évidem-ment le meill eur profit à revendre ces poussées nostal-giques sous des emballages modernisés. Ici résided’aill eurs l’une de leurs forces d’attraction majeuredepuis deux siècles.: «.Dans une société sans posté-rité.», le futur étant perdu et le présent devenantprécaire, le passé peut toujours être repeint en rose.Pour ce faire, dans l’ ignorance satisfaite de tout soucihistorique minimal, il suff it d’offr ir aux hommes lavision factice d’une quelconque unité perdue, cettesoupe consolatrice…

La restauration d’un passé particulier présentéecomme seule perspective révolutionnaire possible n’apas fini d’éblouir à son tour la cause «.encyclopé-diste.». Lui manquaient encore la force et l’audaced’un apport digne d’un lectorat versé depuis lors danstoutes sortes d’âneries.: avançons dans le futur àreculons100.! On ne saurait trop souligner ce qu’unetelle conception peut avoir de désastreuse. Derrièreune prétendue sauvegarde du passé, ce n’est pas seule-ment l’avenir qui se voit condamné en tant que champstérile et épuisé, c’est la relation au passé elle-mêmequi se trouve brutalement appauvrie.

[100] «.Dans ce mouvement perpétuel, il faut savoir ne pas bougerpour garder unedirection, s’accrocher au passépour le jeter à la tête duprésent..» Dialogues sur l’ achèvement des temps modernes.

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Vérité banale.: les révolutions se sont de touttemps référées au passé, celui-ci nourrissant demanière indispensable l’ imaginaire collectif des gran-des insurrections, mais, comme le relevait Marx,pesant également d’un poids très lourd sur le cerveaudes vivants lorsque «.le langage emprunté.» vientobscurcir les intérêts réels en cause et la nécessité detrouver des solutions n’appartenant qu’au présent.Ainsi, il s’agit alors pour les révolutionnaires, nond’ invoquer les spectres des soulèvements antérieurs,mais d’en ranimer l’esprit. Si les souvenirs invoqués àce propos par l’E.d.N. sont hésitants, c’est qu’elles’attache avant tout à regretter par le biais d’un trisélectif confortable les conditions socio-historiquesdans lesquelles étaient nées les grandes insurrectionspassées, très rarement le désir et les nécessitésd’émancipation qu’elles pouvaient porter. Imagesd’Épinal ramassées en quelques peintures idylli ques,ces souvenirs soupirent côté vill e sur les rapportséquili brés de la production artisanale, côté campagnesur le mythe d’une union franche où l’homme et lanature coexistaient en un «.rapport amical.» (sic). Àl’enthousiasme pour les modes toujours renouveléesde la modernité marchande, les «.encyclopédistes.»brandissent donc le miroir inversé des formes socialesprécapitali stes qui lui auraient été à tout point de vuesupérieures. Aussi, «.quand être absolument moderneest devenu une loi spéciale proclamée par le tyran.»,cedont il s s’enorgueilli ssent le plus, c’est d’apparaîtrecomme irréductiblement passéistes. On brode alorssur les vieux thèmes chers à tout «.réactionnaireconséquent.».: la sociabilit é immédiate qu’auraientengagée les rapports familiaux.; le sens du métier.;l’éthique traditionnelle du travail , garante ultime destabilit é et d’ordre.; le bon sens de l’expérience nonmanipulée et «.l’authenticité.» avérée par le temps desrapports coutumiers… Avec ce sérieux de hibou qui lacaractérise, l’E.d.N. en vient donc à conclure logique-ment qu’une «.société traditionnelle offrait sans doutede meill eures conditions de réalisation de soi-mêmeque n’en offre aujourd’hui cette société partiellementhistorique […].» ou encore que «.la dominationmoderne, qui avait besoin de serviteurs interchangea-bles, a justement détruit.– c’est peut-être là saprincipale réussite.– les conditions générales, lemilieu social et familial, les rapports nécessaires à laformation d’une personnalité autonome101.». Danscette pure négation abstraite de la réalité existante, lepassé de l’humanité, imparfait et même exécrablepour l’essentiel, devient non seulement un moindremal mais un mérite au regard de la confusionactuelle.: «.[…] nous choisissons sans hésitation lavoie de l’arriération.: du moins la vie y conserve-t-elle quelques traits d’humanité102..»

[101] J. Semprun, L’abîme se repeuple.[102] Remarques sur la paralysie de décembre 1995.

Pour soutenir une justification pseudo-historique àde telles visées idéologiques, une notion similaire au«.tournant historique.», celle du «.point d’appui.»,garantissait aux «.encyclopédistes.» la force d’undiagnostic sans faill e.: la destruction du monde a étémenée si loin qu’ il n’existerait plus aujourd’huiaucune base véritable pour la révolte, les hommes (lesvrais, durs et tatoués, sans doute.?) n’ayant eux-mêmes plus aucune consistance individuelle.: «.Ildevient impossible de raisonner en termes de classesquand ce sont les individus eux-mêmes qui ontdisparu103..»

La notion de «.point d’appui.» ne fait que déplorerla perte des repères anciens du mouvement ouvrier.Ceux-ci s’étaient lentement constitués au cours duXIXe siècle dans le cadre d’une industriali sation etd’une urbanisation progressive. Appliquée aux mil-liers d’esclaves manufacturiers victimes de lapremière révolution industrielle constituant un prolé-tariat nouveau grossi par les couches déclassées de lapaysannerie, cette notion n’a pour autant pas plus desens qu’elle n’en a au regard de la société d’aujour-d’hui. S’ il a pu jouer en effet un rôle dans la lenteconstruction des défenses ouvrières, le souvenirmythifié de l’autonomie très limitéedes communautésrurales n’avait jamais été ce lingot d’or miraculeu-sement préservé par on ne sait quels «.passeurs.» à laChateaubriand que chacun aurait pu aller consulter ensage dans l’attente de jours meill eurs. Tout aucontraire, c’est parce que ce prolétariat était plongédans un chaos inédit et réduit à l’ isolement le plusnoir, que les premières formes de résistancesouvrières furent dans la nécessité de puiser par elles-mêmes dans le passé les possibilit és d’un regroupe-ment solidaire.; et ceci non pour le restaurer dans saforme rurale détruite, mais comme condition d’uneexigence imposée par un contexte socio-économiquenouveau104. On aura compris que ce qui constitue auxyeux des «.encyclopédistes.» une absolue nouveautéhistorique.– la perte de toute référence traditionnellenécessaire à la reprise d’une opposition radicale aucapitali sme.–, est avant tout destiné à nous convaincred’un arrêt irrémédiable du temps.: «.Notre époque estsans doute la première dans l’histoire qui se trouve

[103] J. Semprun, L’abîme se repeuple. [104] L’exemple connu du mouvement néo-babouviste français dansles années 1840 offre une bonne ill ustration de ce processus.: «.Lesconceptions et les descriptions de la société communiste que les néo-babouvistes veulent édifier font référence à des formes de sociabilit éanciennes […], mais elles ne font pas pour autant disparaître lesnouveaux modes de relations qui supposent un processusd’ individualisation avancée. Les communistes égalitaires de cetteépoque aspirent à une république universelle.; ils ne souhaitent pasvivre dansdes petitescommunautés, famili alesou vill ageoises, plusoumoins repliées sur elles-mêmes. […] “ Ils” veulent détruire la famill etraditionnelle, légaliser le divorce et l’union libre, faire participer lesfemmes et les jeunes à la vie publique […]. “ Ils” imaginent pour leurpart des citoyens voyageant dans le monde entier.: sans doute pourcombattre la monotonie de la vie casanière, l’esprit de clocher, etacquérir des dispositions cosmopoliti ques et universalistes..» A.Maill ard, La Communauté des égaux.

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tout aussi incapable de transmettre authentiquementune tradition que de faire naître des chances derenouvellement..» Lorsque le spectacle instaure lafolie d’un «.présent perpétuel.», cette fausse cons-cience du temps, l’E.d.N., en pôle inversé, surenchéritdonc dans un jugement non moins faux et déli rant.:l’ immobilit é apparente est le signe d’une clôturedéfiniti ve. Il y avait de l’histoire, il n’y en a plus…

Nos perruques savantes semblent ignorerégalement que quelques moments isolés sortis avecexemplarité du passé ne possèdent aucun fondementautonome. Ceux-ci n’acquièrent jamais leur significa-tion pleine que rapportés à une totalité concrète.Comment expliquer par exemple que la famille, dansson cadre trivialement bourgeois, n’a cessé de sedésagréger et de se voir contestée comme structuresociale castratrice depuis deux siècles dès lors que seposait en son sein la question de l’émancipationpersonnelle.? Identiquement, comment expliquer lafureur paysanne de 1789 à l’encontre des injusticesséculaires de la seigneurie féodale si, pour mettre envaleur la pleine «.humanité.» de la civili sation ruraleface au monde industriel, on se borne à vanter lesmérites sociaux et économiques des communaux105.?On façonne de la sorte une fausse unité des sociétéspassées sans voir cequi, dans ce«.bonvieux temps.»,se déchirait en des lignes de conflit s et de scissionsinsupportables. À un présent existant, on substitue unpassé existant, sans rendre compte de ce qui alors,dans ce même passé, demeurait inaccompli , en souf-france, cequi, comme aujourd’hui, cherche toujours àse réaliser. C’est la poursuite d’une chasse aux faussesrichesses dans le temps, chasse ouverte au XIXe sièclepar l’ idéologie réactionnaire et les lamentations d’uncertain romantisme.; elle vise à annexer le passé, nonpar l’émancipation de l’humanité permettant d’envisa-ger sa propre histoire avec une présence d’espritaccrue et d’y découvrir des indications toujoursnouvelles, mais par l’ imitation, l’acquisition avide detoutes les œuvres des peuples et époques disparues. Lemort a saisi le vif et l’on ne s’étonnera pas de voirl’E.d.N. rejoindre à nouveau la représentation histori-que du discours dominant.: celle d’un passé stérili séexposé dans une intention muséographique au moyende quelques rappels folkloriques et d’un assèchementcommémoratif.

Nous tirons pour notre part d’autres leçons dessiècles écoulés. Nous ne croyons pas en effet que levieux monde puisse être bouleversé en tentant derrièreson dos l’expérience limitée de quelques économiesmonacales. Nous ne pensons pas non plus que lerétabli ssement abstrait d’une réalité positi ve du passé

[105] On passe simplement à la trappe la réalité des rapports sociaux.:«.Quand les paysans dévastent les châteaux et brûlent tous les papiersqui s’y trouvent, c’est parce que la misère de leurs parents, de leursgrands-parents, et de tant d’autres, se trouve inscrite dans ces grandslivres de l’esclavage..» C. Mettra, Présentation à l’Histoire de laRévolution française de Michelet.

avec son bon compte d’outil s et de techniques triéesait quelque force critique contre ce dernier.: vanteraujourd’hui les mérites de la traction animale et de lacharrue relève qu’on le veuill e ou non de la pureédification106. Il nous suff it de désirer que les rapportshumains retrouvent prise sur le travail concret exercé,sur les valeurs d’usage produites, et sur les limitesmêmes de la production matérielle, contre la logiqueabstraite du capitali sme.: «.Quant à savoir quels désirsne seront que modifiés, et quels seront résorbés…, onne peut en juger que dans la pratique, par lamodification des désirs réels pratiques, non parcomparaison avec d’autres structures historiquesantérieures107..»

Il y a trois siècles, Pascal pouvait noter que «.leprésent n’est jamais notre fin.: le passé et le présentsont nos moyens.; le seul avenir est notre fin.». Lespouvoirs dominants ont constamment occupé leterrain de l’histoire en intégrant cette nécessité, maispour leurs seuls intérêts.: assurer le mensonge d’unelégitimité éternelle en présentant comme définiti ve-ment mortes toutes les promesses émancipatricescontenues dans le passé. Voilà en tout cas le seul lieninterne et véritable avec le temps que le capitali smene se disposera jamais lui non plus à accepter.; voilàce qui, sur ce terrain brûlant, hante ses cauchemars etprovoque son affairement idéologique et publicitaire.:la faculté du présent à libérer le passé, non pour lerétabli r ill usoirement, mais pour ouvrir l’avenir.

Le repli des «.encyclopédistes.» et de leursépigones sur quelques éléments triés du passéreprésente ainsi cette volonté politi que malheureusene trouvant jamais son point d’ inscription dans uneréalité toujours plus imparfaite. Les faits, vulgaires,ne se hissent jamais à hauteur de l’ idée.; l’ imaged’une soumission achevée de l’humanité désigne ledevenir-esclave du monde où la prolétarisation crois-sante se pose comme sanction historique d’une clôturedéfiniti ve. Faute d’avoir pu choisir sa période,

[106] Le dernier ouvrage de l’hilarant Baudouin De Bodinat, La Viesur terre II , promet ainsi le retour fracassant de la traction animalesous «.un ciel entièrement nouveau.». Notons que l’auteur, habité parune forme aiguë de sénilit é précoce, semble plus ici faire allusion auxcarrosses qu’aux labours à bras ou à charrues. De toutes les manières,cevieux paternalismeseigneurial ne manquera jamaisde charmespourtous ceux qui goûtent les travaux urbains ou ruraux par la seulenostalgie des longs voyages européens de la noblesse et de labourgeoisie lettrées des trois siècles écoulés. Mais c’est aussi le regretplus «.simple.» de la vieill e tournée du maître sur ses terres, gonfléd’admiration pour le lent et patient travail de ses «.braves paysans.».Rentré chez soi, cul sur coussins, quelles admirables mélopéesbucoliquesne pourrions-nouspaschanter à nouveau à la gloirede cetteprofonde harmonie sociale.? Commentant l’ouvrage, c’est cela sansdoute qu’un journaliste de France-Culture appelle aujourd’hui, sansbouffonnerie aucune, avoir «.un regard lucide et courageux sur notreréalité.».[107] K. Marx, L’I déologie allemande.

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l’E.d.N. se perd alors en plaintes incessantes sur lesimperfections d’une époque incapable d’accueilli rcomme il se doit les enseignements de sa missionpieuse. Le retour prôné aux communautés restreintesou le néo-stoïcisme aff iché (prisonnier dans seschaînes, mais libre en esprit), deviennent les îlesdésertes de ses robinsonnades amères. Voilà pourquoila puissance de son discours ne peut-être, en défini-tive, que la justification de sa propre impuissance. Onretrouve également chez elle ce procédé jeunehégélien consistant à s’assurer de la grisaill e de laréalité pour rehausser en couleur la pureté de sesaspirations.; tandis que la liberté exemplaire vit ducontraste d’une humanité abrutie, la solitude édifiantes’éclaire au moyen d’une distance soignée à l’égardd’une réalité massifiée. On ne compte pourtant plusaujourd’hui le nombre d’ individus qui, exhibant lesfonds de culottes de leur personnalité, rivali sent entreeux pour le titre d’Unique.

Au sens le plus vulgaire du terme, l’époque estdevenue en effet furieusement stirnerienne. Les effetsconjoints au XX e siècle d’une bureaucratisationétatique croissante, de la disparition de tout espacepublic réel, de l’ intégration relative mais continue dela classe ouvrière, ayant trouvé leur point culminantdans le développement d’un capitali sme axé sur laconsommation de masse, ont assuré le succès d’unedépoliti sation générale108. Confortant en Occident unetendance générale depuis l’après-guerre au désir deconfort et à la sécurité privée, le modèle étenduà tousdes valeurs de la classe moyenne masque cependantde plus en plus péniblement les nouvelles avancéesdestructrices du capitali sme contemporain. Incapabledans ce cadre d’entrevoir la réali sation de soi endehors d’une pure existence atomisée, le pauvre moidéchiré de l’ individu oscill e entre les affres d’undésespoir aigu et d’une surpuissance narcissique.Plongé dans une fuite et un retrait permanent au nomde l’ idée qu’ il faill e avant tout penser à soi sans serapporter au monde et aux autres, la relationdialectique entre le «.je.» et le «.nous.», entreindividu et communauté, se détruit au profit d’unrenforcement global de l’atomisation sociale. En guisede consolation ont pu renaître ainsi sur un terrain sifavorable les vieill es morales individualistes, passeulement celles issues du libérali sme ancien, maisaussi, du point de vue radical, celles offrant lesgaranties subversives du subjectivisme intégral. Cedernier, à travers notamment les écrits de Vaneigem,avait pu jusqu’en 1968apparaître comme une attaqueeff icace contre la société fermée et sclérosée ducapitali sme patriarcal de la Francede De Gaulle, ainsique contre la mainmise bureaucratique des syndicatset du P.C. sur l’ensemble du vieux mouvementouvrier. Très vite cependant, il fallut admettre que cesubjectivisme, loin de desservir centralement les

[108] Comme l’avaient justement vu danslesannées60 Socialisme ouBarbarie, l’ I.S. ou bien encore H. Lefebvre.

intérêts d’un capitali sme avancé, pouvait s’adapter,sans forcer dans la récupération, aux exigencesnouvelles de l’hédonisme marchand. À l’ instar dusurréali sme apercevant dans l’ inconscient l’ idéed’unerichesse infinie de l’ imagination, la spontanéité saisiepar Vaneigem comme réservoir poétique infini de lacréativité individuelle s’est à son tour avérée assezpauvre. Devenue à la suite de la défaite de Mai 68 lemot d’ordre de la pédagogie manageriale etpublicitaire, cette spontanéité avait déjà rencontréesalimite la plus flagrante au moment clef de larévolution, précisément lorsque la question dupouvoir, face au vide de l’État, ne pouvait plus àl’évidence être écartée par personne. À quelquesexceptions près, celles par exemple du conseil deNantes et du conseil pour le maintien des occupations,une forme d’ impuissance politi que majeure avaitgagné alors le mouvement. Celle-ci fut notammentflagrante dans le déroulement des diverses assembléesétudiantes qui, s’érigeant très vite comme modèlesradicaux du mouvement en cours, furent par la suitedans l’ incapacité foncière de dépasser les volontéssincères mais dispersées de leurs membres. On a puavancer l’hypothèse que l’ incapacité de cesassemblées à se définir plus avant, c’est-à-dire à sedonner une réelle légitimité politi que, provenait d’unecomposition sociale dominéepar le poids écrasant desétudiants109. Cette remarque n’est pas dénuée defondements, mais elle oublie cependant que pour uneécrasante majorité des individus alors engagés dans lemouvement, la nécessité de trouver dans l’urgence desmoyens et des buts politi ques propres s’assimilaitconfusément à un retour aux vieill es formes honniesdes pratiques organisationnelles du stalinisme et del’extrême gauche110. Dès lors, si la récusation sponta-née et libertaire des organes qui encadraient lespuissances réelles du pays donnèrent dans un premiertemps aux acteurs de Mai 68 forces et avantages, il sdevaient néanmoins découvrir par la suite que lalucidité théorique et le refus à l’encontre de «.la

[109] «.Le Commencement d’une époque.», I.S. n° 12.[110] Nous ne sommes évidemment pas si naïfs pour croire qu’uneréussite des assemblées étudiantesou autres en cedomaine aurait suffià faire pencher inéluctablement le cours du mouvementrévolutionnaire. Il ne faut pasoublier, commele rappela en 1969l’ I.S.,que le mouvement révolutionnaire de 1968«.[…] revenait d’un demi-siècle d’écrasement, et trouvait devant lui tous ses vainqueurs encorebien en place, bureaucrates et bourgeois.». S’y ajoutaient «.[…] lesconséquences naturelles de l’ ignorance et de l’ improvisation, commedu poids mort du passé.».On doit pourtant signaler que cette faiblesse politi que alimente encoredurablement les tentatives du camp radical, ainsi, en 1998, lors du«.mouvement.» des chômeurs à l’assemblée parisienne de Jussieu.Malgré de réels mérites critiques et pratiques, l’assemblée, parméfiance et ignorance, refusa obstinément de se donner des moyensdécisionnels, laissant alors légitimement chacun de ses membress’exprimer librement sans qu’aucun choix ou qu’aucune remarque nepuissent trouver pour autant une expression politi que collective réelle,si ce n’est par défaut. En voulant ainsi se protéger de toute dérivebureaucratique et de toute récupération, l’assemblée de Jussieu fit,après bien d’autres, l’amère expérience de la confusion et del’ impuissance.

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société spectaculaire marchande.» laissaient entière laquestion des moyens d’action, n’analysaient pas assezles forces en jeu, et répondaient encore moins àl’usage collectif qu’ il s pouvaient faire de leur proprepouvoir.

Avant d’être définiti vement consacrée parl’éthique «.néo-libérale.» des années 80, cette fortetendance individualiste, aggravée par les effets del’échec de Mai, atteint dans les années 70 un sommetde tragédie bouffonne. Tirant profit d’une situationsomme toute favorable, il y eut ainsi l’ensemble desindividus qui, à peu de frais, touchèrent et touchentencore les dividendes d’une promotion personnellecalculée. Pour d’autres, à travers les expériencescommunautaires les plus diverses, il apparaissaitqu’un repli provisoire ou définiti f permettrait d’élabo-rer pour un avenir proche de nouvelles formesd’émancipation. Ce fort désir communautaire se vou-lait ainsi une réponse en acte à deux problèmescentraux.: d’une part, le mythe d’une sociabililit ésupérieure attachée «.naturellement.» aux commu-nautés traditionnelles détruites par le capitali smeoffrait l’ ill usion qu’un regroupement social restreint,solidaire, harmonieux, fusionnel et pleinement trans-parent, serait à même de lutter eff icacement contre lemouvement général d’atomisation.; d’autre part,perçue comme un laboratoire d’expérimentationssociales nouvelles, cette alternative devait assurersous le mode de la désertion et du retrait la reprisepoliti que perdue depuis 68 dans l’attente d’un retourproche de la révolution.

L’espoir d’un regroupement fraternel absolurencontra d’emblée ses limites les plus évidentes. Enaccordant aux communautés immédiates, tradition-nelles ou primiti ves, les vertus d’un fonctionnementsocial «.plus humain.», les tentatives nostalgiques etutopiques du communautarisme des années 70faisaient délibérément l’ impasse sur les caractèresbornés qui s’attachaient également à ces anciennesentités sociales. Ce faisant, elles redécouvraient égale-ment que, si ces formes communautaires assuraient àleur membres attaches identitaires et solidaritéssociales, ce n’était jamais qu’au prix d’unedomination interdisant toute forme d’aff irmation indi-viduelle. Certes, le fait de rejoindre une communautéquelconque dans les années 70 ne pouvait s’assimileren propre à la simple reproduction des vieill escommunautés traditionnelles, et ce tout simplementparce que la possibilit é d’appartenir, de définir ou dechoisir les règles d’un fonctionnement collectif,relevait bien au départ d’une décision individuelle.Mais, que l’on cherchât par exemple à retrouver àtravers une image fortement idéaliséede la nature unrapport supposé authentique de l’homme à sonenvironnement détruit par la lèpre urbaine etindustrielle, ou que l’on s’attachât plutôt ici à faire lebilan des conduites aliénées pour mieux s’en

émanciper (condition alors jugée indispensable pourun engagement révolutionnaire conséquent111), cen’était, en une simple inversion et aux prix des piresdésill usions, que retomber par d’autres voies sur unrésultat identique à celui que l’on croyait combattre.Individualisme et retour prôné depuis deux siècles àune quelconque forme de micro-société isoléesont eneffet les deux pôles inversés d’un même mouvement.:celui travaill ant depuis la Révolution française à lanégation même de l’ individu112. Ce qui constituait l’undes apports majeurs des révolutions bourgeoisesdepuis le XVII e siècle, la reconnaissance en droit113

pour chacun de pouvoir se définir en tant qu’ individu,de ne pas réduire ainsi sa vie entière à celle de lacommunauté, se voyait nié en une inversion aussipauvre que l’ individualisme lui-même. Aussi, enprêtant idéologiquement à des entités sociales bornéesune supériorité sociale inexistante, le communau-tarisme post-soixante-huitard réduisait la nécessitéd’une émancipation radicale, indissociablementindividuelle et collective, à la seule valorisation d’unecohésion collective sans faill e, tribale, et, dans denombreux cas, sectaire.

L’espoir fraternel et foncièrement égalitairerecherché dans ces nouvelles formes communautairesse retournait alors en son contraire abhorré.: laquestion du pouvoir qu’on croyait dépasser naïvementà la suite de 68 par l’assurance de quelques viséeségalitaires et un mépris circonstancié, pouvaits’exercer de nouveau sous la forme concentrée destructures étouffantes et oppressives. Ici se trouved’aill eurs la seconde limite de ce mouvement.: dansun contexte confus de dislocation et de prétentionrévolutionnaire, le retrait communautaire des années70 apparut pour beaucoupcomme la solution d’attentela plus adaptée.; ce non seulement parce qu’ iltraduisait en pratique le reflux provoqué par la défaitede 68 mais surtout parcequ’ il s’offrait, dans sa naturemême, comme le meill eur outil critique du terrainpoliti que déjà si mal apprécié durant la révolution. Unélément particulier renforçaen outre cette ill usion. Si,comme toutes les défaites passées du mouvementrévolutionnaire, l’échec de 68 produisit l’éclatementrapide des forces radicales présentes, cet éclatementne fut pas aggravé en France par le produit d’unerépression féroce et aveugle de la part du pouvoir,mais le résultat principal de la défaite elle-même114.

[111] Conditionqui s’est souvent réaliséedanslesfaits souslemodedel’ intimidation et de la culpabilit é.[112] Sans s’en rendre compte nécessairement, les expériencescommunautairesdesannées 70 ont retrouvé les limitesdesnombreusesexpérimentations du socialisme sectaire et dogmatique du XIXe siècle.Du «.communisme de caserne.» des cabétiens aux sectes fouriéristes etsaint-simoniennes, c’est le même enthousiasme de départ, les mêmesdésarrois à l’arrivée…[113] En droit, et seulement en droit, comme le montrera Marx poursouligner immédiatement les limites de ce progrès bourgeois.[114] Cela ne signifie nullement que le pouvoir, sorti vainqueur del’affrontement, neprit pasun certain nombrede mesures répressives. Si

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Toute une génération venue au combat politi que par68 put dès lors poursuivre des objectifs radicaux dansun contexte de reflux.; contexte paradoxal interdisantdans l’ immédiat de voir s’opérer à nouveau l’affronte-ment central qu’avait produit la révolution, maisoffrant toutefois l’ ill usion générale que celle-ci n’étaitjamais que le premier acte d’une pièce à l’épilogueimminent. C’est seulement à partir du milieu desannées 70 que l’espoir d’une suite révolutionnaireinaugurée en 68 qu’ il aurait suff i simplement depoursuivre et d’achever, apparut pour ce qu’ il étaitvraiment.: le paravent idéologique d’une décomposi-tion générale née de l’échec de la révolution elle-même.

En attendant, le choix de la désertion sous uneforme communautaire ne pouvait que renforcer cettetendance générale à l’éclatement. Comme le relevatrès vite M. De Certeau, il ne suff isait pas «.deprendre une position de retrait qui, sous la forme d’unmaquis mental, serait encore un renoncement. Il n’estpas possible, sans ruiner cela même qu’on veutdéfendre, de s’en tenir à cette assurancedu dedans quifait dire, au nom d’une expérience imprenable.: “Lepouvoir ne peut plus entrer en nous. Nous n’avonsplus de respect. Nous ne donnons plus prise àl’autorité.” Et de n’avoir pas pu s’ inscrire stratégique-ment dès 68 sur le terrain des forces concrètes pourchanger effectivement un système, “cette revendica-tion de la conscience ne fut ensuite ni réformiste, nirévolutionnaire”, mais s’épuisa en départ vers l’étran-ger, en exil s intérieurs, pour finir par se réfugier “dansune émigration vagabonde ou dans une résistanceidéologique et impuissante115 ” ..»

Il semble que ces limites flagrantes et sommetoute banales du communautarisme des années 70 neméritent cependant toujours pas les faveurs critiquesde la profonde sagacité historique des «.encyclopédis-tes.». Tout au contraire, trente années plus tard, c’està la constitution vivement encouragée de «.commu-nautés restreintes, donc libres116.» qu’ il faill e ànouveau s’en remettre pour retrouver le cours perdude la vie pleine.; vie évidemment ignorée par unehumanité soumise et abrutie, centralement incapable,dans sa médiocrité laborieuse et roturière, de s’éloi-gner «.du vacarme et de l’affairement hystérique desmégapoles, tranquill ement.», comme le ferait une«.“classe de loisir” ayant l’éternité devant elle117.».

dures que fussent certaines d’entre elles, il n’y a pas de comparaisonpossible avec les épisodes sanglants de la Commune de Paris, pour neciter que cet exemple…[115] M. de Certeau, La Prise de parole et autres écrits politiques.[116] Au nom de la raison. Selon les interprétations vulgairesdu néo-rousseauisme ambiant, le lien entre communauté réduite et libertés’agence évidemment ici en une mécanique parfaitement huilée…[117] Remarques sur l’agriculture génétiquement modifiée. Sous lesallures lassées du patriciat romain, il faudrait ainsi singer la désertionurbaine des ive et ve siècles pour poursuivre, dans on ne sait quellevill ae d’un genre nouveau, l’otium savant et radical que les«.encyclopédistes.», depuis plus de quinze ans, s’efforcent sans grandsuccès de nous donner en exemple.

Une telle foutaise de plume n’est certes quel’expression d’un sentiment aristocratique hautementcarbonisé, elle n’en témoigne pas moins du désir defuite et de l’apoliti sme confus, maintenant habill és àla romaine, dont hérite l’ensemble de la doctrine«.encyclopédiste.».

Pour notre part, sous le terme de «.communauté.»nous entendons n’avoir qu’à soutenir et réinventertoutes celles qui, depuis la révolution athénienne, fontdu politi que le centre démocratique de leur fonction-nement et de leur existence. Parce qu’elle inventa lecli vage entre vie publique et vie privée, la cité fut eneffet la première communauté politi que de l’histoiredont les membres ne furent pas seulement membresd’une communauté mais aussi des individuslibrement, expressément et rationnellement associés.La communauté politi que porte sans doute la néces-sité impérative d’une vie active, mais précisémentparce qu’elle assigne aux individus l’exigence d’uneprise sur les affaires de tous, elle les protège dessoupirs et de la fuite contemplative des époquesasservies. Entre un «.je.» écrasé et un «.nous.»inexistant, c’est toujours de cette redécouverte-là quepartent les époques révolutionnaires.

Les limites de Mai 68 et les suites radicales

décomposées des années 70 sous ses formescommunautaires ont remis ainsi la question politi queau centre même du projet révolutionnaire. L’engage-ment politi que ne peut plus être pour autant considérécomme simple moyen d’accès au paradis communiste,celui-ci s’assurant ensuite de sa dissolution dansl’harmonie égalitaire d’une nouvelle compositionsociale. Animé de l’ idéal «.merveill eux.» d’un mondesans heurts ni conflit s, le vieux mouvement social atrop souvent cru que la question même du pouvoir, deson organisation et de sa distribution, se résorberaitd’elle-même une fois le vieux monde abattu. Aumieux, elle se ramenait simplement, selon la phraseterrifiante de Saint-Simon, à «.une simple adminis-tration des choses.». Mais si l’on a souvent accusé cedernier d’avoir énoncé l’ ill usion secrète du rêvebourgeois d’une fin de l’histoire à travers sa formeindustrielle et technocratique, on n’a pas assezsouligné à quel point ce mythe a pu égalementtravaill er avec force le mouvement révolutionnairedepuis deux siècles. La «.réconcili ation finale.»réali sée à travers l’avènement du prolétariat devenusujet universel partageait ainsi pour son proprecompte l’espoir ill usoire d’en terminer définiti vementavec toute vie politi que et historique, de fixer pourtoujours ce qui, par excellence, donne à chaqueépoque son caractère transitoire, unique, irréver-sible… Dès lors, si l’histoire n’a plus à devenir lependant laïque du paradis chrétien, il demeuretoujours l’exigence que l’accession à la vie pleine dutemps historique et de l’activité politi que ne soit plusle privilège des maîtres passés et actuels mais

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45 L'avant-garde de l'absence

constitue pour chacun, donc pour tous, la possibilit éde se livrer «.aux véritables divisions et auxaffrontements sans fin de la vie historique118.». Ceprojet démocratique d’«.auto-institution explicite dela société119.», est tout sauf utopique. Il s’appuie surcette révolution devenue inconnue qui, entre ladécouverte de la liberté politi que à Athènes en passantpar les communes bourgeoises médiévales, entrecertaines jacqueries et soulèvements hérétiques, entrela Révolution française et toutes les révoltes etrévolutions sociales des deux siècles écoulés jusqu’àMai 68, court souterrainement à travers l’histoirecomme exigence sans cesse rejouée d’une émanci-pation universelle. Ce retour de la question politi quen’exclut ainsi nullement les nécessités impérieuses del’égalité et de l’émancipation sociales. La séparationdes deux domaines, quand elle n’entre pas dans unsimple usage de démonstration théorique, sert toujoursles intérêts des pouvoirs en place, comme elle justifia,par exemple, le réformisme du marxisme professoralde la seconde Internationale et son intégrationconfortable aux rouages politi ques des démocratiesbourgeoises. Il est acquis de longue date que lemouvement social n’exclut pas le mouvement politi -que comme «.Il n’y a jamais de mouvement politi quequi ne soit social en même temps120.». Au regard de la misère actuelle, nous n’ idéalisonsainsi pas plus le retour à une quelconque forme desociété traditionnelle, à la promotion inconditionnelled’un temps cyclique, ce temps sans conflit où «.pourrester dans l’humain, les hommes doivent rester lesmêmes121.», que nous ne souhaitons le retour d’unepratique révolutionnaire ayant pour modèle achevé laCommune de Paris, les conseils ouvriers, l’Espagnede 36 ou le situationnisme des années 60. Nouspensons également que la reprise des quelques principesfondamentaux propres à tout projet révolutionnaireexposés dans ces pages n’a pas à se défendre contre

[118] G. Debord, Préface à la 4e édition italienne de la Société duspectacle. Nouspartageonseffectivement avecDebord, Marx et Hegel,ce postulat politi que fondamental découvert par Machiavel qui veutque liberté politi que et émancipationsociale ne naissent jamaisque destumultes et des conflits. [119] L’expression renvoie aux réflexions de C. Castoriadis. [120] K. Marx, Misère de la philosophie.[121] Guy Debord, La Société du spectacle.

le chantage des arguments accablés que portel’époque sur elle-même et dont l’E.d.N., dans sonmilieu, a su si bien se faire l’écho. Parcequ’ il est unelutte, un pari nécessaire et toujours rejoué qui netrouve sa légitimité que dans les objectifs d’émancipa-tion qu’ il aura su se donner, ceprojet n’a pas plus à sejustifier de la perte du sujet historique qu’ il n’a àévaluer ses succès à la mesure des simples existencesindividuelles. Nous refusons ainsi toute forme d’ in-cantation historique, que celle-ci se présente sous lespropos rassis de n’ importe quel conservatisme ou sousles oripeaux progressistes de la domination en place.Notre recours à l’histoire n’est ni une assurance surl’avenir, ni une défense du passé. Il nous donnesimplement la mesure de l’air de liberté que toutmouvement futur souhaitera retrouver par ses propresmoyens pour accompli r justement cequi ne l’a jamaisété. Ce recours n’en est pas moins partisan et passion-né. Il se placedu côté de l’ensemble des mouvementset des hommes qui, en tous temps et en tous lieux, ontsu porter et sauront porter encore à leur plus hautdegré cette exigencedémocratique et sociale dans unelutte incessante contre toute forme d’exploitationéconomique et contre toute domination d’État. C’estle seul fil historique qu’ il importe de redécouvrir.;celui contre lequel, en lien direct avec la perte detoute connaissance historique, cette société mène uneguerre impitoyable pour le maintenir dans un oublipermanent. Il faut être mortifié par sa propre déché-ancepour n’apercevoir dans la réalité présente que lessymptômes avant-coureurs d’une apocalypse pro-grammée. Nous savons que cette réalité, dans sesaspects contradictoires, confus, imperceptibles, portetoujours le désir d’une quête plus profonde encherchant à s’arracher des diktats plombés de lasurvie. Çà et là, loin des barrages, rejailli ssent cessources souterraines dans lesquelles les révolutionsrenaissent qui jamais ne tarissent.

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