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M PIERRE GERARD HAMAMDJIAN Contribution d'Ampère au « théorème d'Ampère ». In: Revue d'histoire des sciences. 1978, Tome 31 n°3. pp. 249-268. Résumé RÉSUMÉ. — L'auteur a voulu montrer que le théorème connu sous le nom de théorème ďAmpère, qui exprime admirablement le fond de sa pensée, ne pouvait pas être énoncé par Ampère lui-même. Comme permet de l'établir un inédit des Archives de l'Académie des Sciences, c'est la théorie physique même du magnétisme d'Ampère qui a bloqué ses recherches, et non des difficultés d'ordre mathématique. On trouvera, dans ce travail, une comparaison entre la démarche d'Ampère dans l'inédit des Archives et celle de Maxwell dans son Traité ďélectricité et de magnétisme, relative au problème de l'action d'un courant vertical indéfini sur un pôle d'aimant. Abstract SUMMARY. — The author has aimed at showing that the theorem which is known as Ampere's Theorem, an admirable expression of his deepest thought, cannot have been stated by Ampère himself. As can be established by an unpublished document in the archives of the Académie des Sciences, it is Ampere's physical theory of magnetism itself which blocked his researches, and not difficulties of a mathematical nature. This article contains a comparison between Ampere's procedure in the unpublished document in the archives and Maxwell's in his Treatise on Electricity and Magnetism, concerning the problem of the action of an indefinite vertical current on a magnet pole. Citer ce document / Cite this document : HAMAMDJIAN PIERRE GERARD. Contribution d'Ampère au « théorème d'Ampère ». In: Revue d'histoire des sciences. 1978, Tome 31 n°3. pp. 249-268. doi : 10.3406/rhs.1978.1578 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhs_0151-4105_1978_num_31_3_1578

Contribution d'Ampère au « théorème d'Ampère »

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M PIERRE GERARDHAMAMDJIAN

Contribution d'Ampère au « théorème d'Ampère ».In: Revue d'histoire des sciences. 1978, Tome 31 n°3. pp. 249-268.

RésuméRÉSUMÉ. — L'auteur a voulu montrer que le théorème connu sous le nom de théorème ďAmpère, qui exprime admirablement lefond de sa pensée, ne pouvait pas être énoncé par Ampère lui-même. Comme permet de l'établir un inédit des Archives del'Académie des Sciences, c'est la théorie physique même du magnétisme d'Ampère qui a bloqué ses recherches, et non desdifficultés d'ordre mathématique. On trouvera, dans ce travail, une comparaison entre la démarche d'Ampère dans l'inédit desArchives et celle de Maxwell dans son Traité ďélectricité et de magnétisme, relative au problème de l'action d'un courant verticalindéfini sur un pôle d'aimant.

AbstractSUMMARY. — The author has aimed at showing that the theorem which is known as Ampere's Theorem, an admirableexpression of his deepest thought, cannot have been stated by Ampère himself. As can be established by an unpublisheddocument in the archives of the Académie des Sciences, it is Ampere's physical theory of magnetism itself which blocked hisresearches, and not difficulties of a mathematical nature. This article contains a comparison between Ampere's procedure in theunpublished document in the archives and Maxwell's in his Treatise on Electricity and Magnetism, concerning the problem of theaction of an indefinite vertical current on a magnet pole.

Citer ce document / Cite this document :

HAMAMDJIAN PIERRE GERARD. Contribution d'Ampère au « théorème d'Ampère ». In: Revue d'histoire des sciences. 1978,Tome 31 n°3. pp. 249-268.

doi : 10.3406/rhs.1978.1578

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhs_0151-4105_1978_num_31_3_1578

Contribution d'Ampère

au « théorème d'Ampère »

RÉSUMÉ. — L'auteur a voulu montrer que le théorème connu sous le nom de théorème ď Ampère, qui exprime admirablement le fond de sa pensée, ne pouvait pas être énoncé par Ampère lui-même. Comme permet de l'établir un inédit des Archives de l'Académie des Sciences, c'est la théorie physique même du magnétisme d'Ampère qui a bloqué ses recherches, et non des difficultés d'ordre mathématique. On trouvera, dans ce travail, une comparaison entre la démarche d'Ampère dans l'inédit des Archives et celle de Maxwell dans son Traité ďélec- tricité et de magnétisme, relative au problème de l'action d'un courant vertical indéfini sur un pôle d'aimant.

SUMMARY. — The author has aimed at showing that the theorem which is known as Ampere's Theorem, an admirable expression of his deepest thought, cannot have been stated by Ampère himself. As can be established by an unpublished document in the archives of the Académie des Sciences, it is Ampere's physical theory of magnetism itself which blocked his researches, and not difficulties of a mathematical nature. This article contains a comparison between Ampere's procedure in the unpublished document in the archives and Maxwell's in his Treatise on Electricity and Magnetism, concerning the problem of the action of an indefinite vertical current on a magnet pole.

Le théorème universellement connu à l'heure actuelle sous le nom de théorème d'Ampère, on le sait, est le théorème fondamental de l'électromagnétisme qui définit la nature et les propriétés des

(*) On nomme théorème ď Ampère, le théorème qui définit le champ magnétique produit par un courant permanent ou uniforme circulant dans un conducteur fermé. Le champ H est caractérisé par sa circulation sur une courbe C, d'élément dl. Pour un tour complet, l'intégrale <p H.dl est égale à 4 tcî (i étant l'intensité du courant) ou à 0, selon que la courbe С embrasse ou non le courant. L'origine historique du théorème ď Ampère est constituée par une proposition énoncée par Ampère dans un Mémoire lu à l'Académie royale des Sciences dans sa séance du 21 novembre 1825, proposition qui établit l'équivalence d'un courant permanent circulant dans un circuit fermé quelconque et de ce qu'on a appelé, par la suite, un feuillet magnétique, proposition, enfin, qu'Ampère qualifie lui-même de théorème. Jusqu'à la fin du xixe siècle, au moins, on ne nomme théorème ď Ampère que cette proposition. C'est ainsi, par exemple, que Mascart et Joubert dans leurs Leçons sur Vélectricité et le magnétisme (Paris, Masson, 1882) écrivent dans le chapitre consacré aux « courants et feuillets magnétiques » (t. I, p. 489) : * Nous sommes ainsi conduits au célèbre théorème d'Ampère : l'action magnétique d'un courant fermé est égale à celle du feuillet de même contour. » Rev. Hist. Set, 1978, xxxi/3

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actions produites par les courants électriques et, plus précisément, par les courants fermés et uniformes.

Ce théorème, nous le verrons, exprime on ne peut plus heureusement le fond de la pensée magnétique, électromagnétique et électrodynamique d'Ampère, la substance de ses intuitions et de ses convictions les plus profondes.

Cependant, ce théorème n'a pas été formulé par Ampère lui-même. Il a été établi et énoncé par Maxwell. Mais pour ce faire, cela est indéniable, Maxwell s'est appuyé explicitement sur l'ensemble des travaux d'Ampère. Il a fait appel tant aux quatre principes expérimentaux qu'Ampère a placés à la base de tous ses travaux, qu'à ses nombreux résultats théoriques, en particulier à sa conception tout à fait fondamentale du feuillet magnétique inventé en 1825.

Maxwell s'est appuyé, en outre, sur les travaux importants de Gauss qui a calculé en 1839 le potentiel du feuillet, et de W. Thomson qui insista en 1850 sur la multiplicité du potentiel magnétique d'un circuit.

Sans vouloir traiter ici en détail de l'histoire du théorème d'Ampère, qui est d'ailleurs en grande partie à faire, je vais me limiter à introduire à cette histoire.

Dans ce but, je voudrais essayer en premier lieu de justifier la formule que j'ai employée tout à l'heure : à savoir que le théorème d'Ampère exprime on ne peut plus heureusement le fond de la pensée d'Ampère, la substance de ses intuitions et de ses convictions les plus profondes.

Je voudrais essayer de donner en second lieu une idée de V 'extrême difficulté qu'il y avait à parvenir à une conception claire et exacte du théorème d'Ampère.

Cette difficulté est si grande que Maxwell lui-même n'est pas parvenu à s'en débarrasser entièrement. Elle l'a conduit à donner du théorème d'Ampère un énoncé ambigu qu'il a traduit par deux équations très différentes : l'une fausse, l'autre vraie. Dans le Traité d'électricité et de magnétisme, la difficulté en question le conduit même à commettre une erreur et à essayer de tirer la seconde équation (la vraie) de la première (la fausse).

Si j'insiste sur l'erreur commise par Maxwell dans le Traité, c'est parce que, quarante-sept ans avant Maxwell, Ampère avait rencontré la même difficulté.

En 1826-1827, en effet, dans un cours de physique mathéma-

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tique professé par Ampère au Collège de France, dont on possède des notes rédigées par Liouville et des corrections de la main d'Ampère, on voit qu'Ampère s'est placé exactement dans la situation intellectuelle dans laquelle s'est placé Maxwell dans le Traité, et qu'il a eu à affronter, en conséquence, la même difficulté que lui. Cependant, alors que Maxwell a commis une erreur, Ampère l'a évitée. Mais, alors que Maxwell a surmonté cette erreur et qu'il est parvenu à énoncer le théorème d'Ampère, Ampère, qui ne s'est jamais trouvé dans toute son œuvre électromagnétique si près du théorème auquel on a donné son nom, n'a pas pu l'énoncer. J'essaierai de montrer pourquoi il a échoué.

Avant d'entrer dans le vif de mon exposé, permettez-moi encore un mot. Ni Maxwell, ni Gauss, ni William Thomson, ni aucun des auteurs qui ont participé à l'histoire du théorème ď Ampère, n'a eu connaissance des analyses et des réflexions d'Ampère. Le manuscrit du cours de 1826 est conservé, inédit, dans les Archives de l'Académie des Sciences. Je pense qu'il constitue une pièce intéressante à verser au dossier d'une histoire du théorème d'Ampère (1).

Quel est le fond de la pensée d'Ampère en magnétisme, en électromagnétisme et en électrodynamique ? Quel objectif a-t-il poursuivi ?

En dépit des apparences et de ce qu'il proclame dans le célèbre préambule de son grand mémoire de 1826, le mémoire intitulé Théorie mathématique des phénomènes élecirodynamiques uniquement déduite de Vexpérience, son but n'était pas de constituer une « théorie essentiellement newtonienne » en s'efïorçant « de réduire les actions électrodynamiques et par conséquent tout l'électro- magnétisme à des forces s'exerçant entre éléments de courant... et satisfaisant au principe de l'action et de la réaction de Newton » (2).

Sans prétendre ici traiter exhaustivement cette question fondamentale dans l'interprétation de la pensée d'Ampère, il me faut

(1) Le Cours de physique mathématique d'Ampère se trouve aux Archives de l'Académie des Sciences, chemise n° 211 portant l'intitulé suivant : « Copie du cours de physique mathématique d'Ampère par J. Liouville (quelques corrections d'Ampère) », 9 e cahier.

(2) Edmond Bauer, V électromagnétisme hier et aujourd'hui, Paris, 1949, p. 79 et 80.

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cependant attirer votre attention sur trois points pour justifier mon assertion précédente.

Il faut clairement distinguer, et c'est l'objet de ma première remarque, ce qui dans la théorie d'Ampère est analyse et stylisation mathématiques, et ce qui est hypothèse physique. L'analyse et la stylisation mathématiques, prises en elles-mêmes, sont parfaitement légitimes, et ne sauraient suffire à caractériser sa théorie comme étant une théorie essentiellement newtonienne. Ainsi, quand Ampère assimile les courants qui circulent dans les conducteurs cylindriques de très faible section à des lignes géométriques, quand, pour étudier les actions mutuelles de deux courants il imagine les lignes géométriques dont ils sont formés, décomposées en ensembles infiniment grands d'éléments infiniment petits, et quand il cherche à exprimer la « force élémentaire » qui s'exerce entre deux éléments de courant, il est et reste, si l'on peut dire, en pleine légitimité mathématique. La chose n'a pas échappé à Maxwell qui écrivait, dans le chapitre qu'il a consacré dans le Traité d'électricité et de magnétisme aux « Recherches d'Ampère » :

« Dans l'analyse des phénomènes nous pouvons considérer l'action d'un circuit fermé sur un élément, soit de lui-même, soit d'un autre circuit, comme étant la résultante d'un certain nombre de forces séparées dépendant des différentes parties dans lesquelles on peut, en vue d'opérations mathématiques, supposer le premier circuit divisé. Ce n'est là qu'une analyse mathématique de l'action ; c'est donc parfaitement légitime qu'en réalité ces forces puissent ou non agir séparément » (3).

Mais si la partie mathématique de la théorie d'Ampère ne peut, en elle-même, justifier le qualificatif de newtonienne, les hypothèses physiques de sa théorie pourraient, elles, assurément justifier une telle qualification.

Autorisent-elles à le faire et à affirmer que la théorie d'Ampère est essentiellement newtonienne ?

Pour voir clair dans cette question difficile, il faut, et c'est l'objet de ma seconde remarque, dès qu'on parle d'hypothèses newtoniennes, bien les distinguer en deux groupes très différents l'un de l'autre.

Le premier groupe comprend les hypothèses qui expriment les principes fondamentaux de la physique newtonienne définie

(3) Maxwell, Traité ď électricité et de magnétisme, traduit de l'anglais sur la 2e éd., Paris, 1887, t. 2, p. 190-191.

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avec Hilbert, comme la physique « qui acceptait avec le concept de temps absolu, les postulats de la géométrie euclidienne et les prenait tout d'abord pour base de toute théorie de physique restreinte ».

Le second groupe, lui, est constitué par les hypothèses correspondant à la forme la plus ancienne de la physique mathématique, celle qui se trouve esquissée et mise en œuvre chez Newton, et qui a atteint son apogée à la fin du xvne siècle, à savoir, la physique des forces centrales de Laplace. Rappelons-en, à la suite d'Henri Poincaré, les traits principaux :

« La physique mathématique, nous le savons, écrivait Henri Poincaré, est née de la mécanique céleste qui l'a engendrée à la fin du xvnie siècle, au moment où elle venait d'atteindre son complet développement. Dans ses premières années surtout, l'enfant ressemblait à sa mère d'une manière frappante.

L'univers astronomique est formé de masses très grandes sans doute, mais séparées par des distances tellement immenses qu'elles ne nous apparaissent que comme des points matériels ; ces points s'attirent en raison inverse du carré des distances et cette attraction est la seule force qui influe sur leur mouvement. Mais si nos sens étaient assez subtils pour nous montrer tous les détails des corps qu'étudie le physicien, le spectacle que nous y découvririons différerait à peine de celui que contemple l'astronome. Là aussi nous verrions des points matériels séparés les uns des autres par des intervalles énormes par rapport à leurs dimensions et décrivant des orbites suivant des lois régulières. Ces astres infiniment petits, ce sont les atomes. Gomme les astres proprement dits, ils s'attirent ou se repoussent, et cette attraction ou cette répulsion, dirigée suivant la droite qui les joint, ne dépend que de la distance. La loi suivant laquelle cette force varie en fonction de la distance n'est peut-être pas la loi de Newton (c'est-à-dire la loi de la gravitation universelle), mais c'est une loi analogue ; au lieu de l'exposant — 2, nous aurons probablement un exposant différent, et c'est de ce changement d'exposant que sortent toute la diversité des phénomènes physiques, la variété des qualités et des sensations, tout le monde coloré et sonore qui nous entoure, toute la Nature en un mot » (4).

On voit dès lors l'ambiguïté du qualificatif newtonien. Qualifier, en effet, une théorie de newtonienne, cela peut s'entendre en deux sens très différents l'un de l'autre.

Dire qu'une théorie est newtonienne, en un premier sens de ce mot, c'est dire qu'elle n'est pas relativisté, qu'elle est prérela- ti viste, que son auteur adhère aux principes fondamentaux

(4) H. Poincaré, La valeur de la science, Paris, 1909, p. 171-172.

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énoncés par Newton au début des Principes mathématiques de la philosophie naturelle, et dans les « Axiomes ou lois du mouvement » et enfin, aux principes tout proches des axiomes newtoniens, que les successeurs immédiats de Newton ont mis au jour. Ces principes bien connus sont, rappelons-le : le principe de l'action et de la réaction, le principe de la conservation de l'énergie, celui de la conservation des masses, la loi de moindre action, etc. Sous la forme où ils ont été énoncés, et utilisés tout au long de l'histoire de la physique jusqu'à Einstein, ces principes traduisaient la conception même de l'espace et du temps que Newton avait définie.

Mais dire qu'une théorie est newtonienne, en un second sens de ce mot, cela peut vouloir dire quelque chose d'assez différent. Cela peut vouloir dire qu'une théorie cherche à expliquer les phénomènes physiques en supposant que des particules de matière ou des particules analogues à la matière (comme les « fluides » électriques, ou les « fluides » magnétiques, etc.), agissant l'une sur l'autre dans la direction de la droite qui les joint, selon quelque fonction de la distance, rendent compte de tous les phénomènes en question.

En ce point de mon analyse, on commence à soupçonner la manière dont je vais justifier mon assertion que la théorie d'Ampère n'est pas une théorie essentiellement newtonienne. Mais avant d'entreprendre cette démonstration, je voudrais faire une troisième et dernière remarque.

Je recourrai encore une fois à Henri Poincaré :

« L'hypothèse des forces centrales, écrivait Henri Poincaré, contenait tous les principes ; elle les entraînait comme des conséquences nécessaires ; elle entraînait et la conservation de l'énergie, et celle des masses, et l'égalité de l'action et de la réaction, et la loi de moindre action, qui apparaissaient, il est vrai, non comme des vérités expérimentales, mais comme des théorèmes... » (5).

A la lumière des principes relativistes, Poincaré aurait pu être plus précis et plus radical. On peut dire, et même il faut dire que la physique des forces centrales contenait non seulement tous les principes newtoniens, mais, bien plus, que cette physique était la seule vraiment compatible avec ces principes. Nous devons dire,

(5) Ibid., p. 178.

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plus précisément, que les phénomènes physiques qui ont obligé les physiciens à abandonner réellement, fondamentalement, et non pas superficiellement seulement, la physique des forces centrales, contenaient en eux-mêmes les germes d'une mise en cause totale, à plus ou moins longue échéance, des principes les plus fondamentaux de la physique newtonienne tout entière. Et nous comprenons rétrospectivement l'attitude des partisans de la physique des forces centrales, des inconditionnels de cette physique qui, comme Biot et surtout Poisson, s'étaient acharnés à sauver la physique des forces centrales : ils avaient une conscience probablement très obscure, mais qui nous apparaît prophétique, de ce que l'abandon des principes de la physique des forces centrales allait conduire, tôt ou tard, à l'abandon de la conception même de la physique newtonienne.

C'est un fait historique, cependant, que les auteurs qui ont rejeté la forme étriquée que la physique des forces centrales avait donnée aux principes prérelativistes de Newton, croyaient fermement pouvoir sauvegarder dans leur intégralité les principes les plus fondamentaux de Newton. En se débarrassant du carcan de la physique des forces centrales, ils croyaient que la physique de Newton pouvait faire peau neuve, et que les principes newtoniens pouvaient conserver toute leur vitalité.

Nous disposons maintenant de tous les éléments nécessaires pour répondre à la question que nous nous étions posée, et, plus précisément, pour justifier la réponse que nous avions donnée à cette question.

La théorie d'Ampère est-elle une théorie « essentiellement newtonienne » ?

Au premier sens de cette expression elle l'est assurément. En effet, Ampère croit, par exemple, au principe de l'action et de la réaction. En conséquence, il impose aux forces électromagnétiques et électrodynamiques d'obéir à ce principe.

Mais que signifie au juste cette qualification, et quelle portée a-t-elle ?

Cette qualification, en effet, s'applique à toutes les théories élaborées par les électriciens jusqu'à Einstein. Tous les électriciens ont été newtoniens, et ont cru, comme Ampère, au principe de l'action et de la réaction : William Thomson aussi $ bien que Maxwell, Helmholtz aussi bien que Hertz, H. A. Lorentz aussi bien que Poincaré, tous ont cru comme Ampère que les théories

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des phénomènes électrodynamiques et électromagnétiques devaient obéir au principe de l'action et de la réaction. Qu'en fait, leur conviction commune les ait conduits soit à des erreurs, soit à des théories, qui, en dépit de leurs efforts, ne satisfaisaient pas réellement au principe de l'action et de la réaction, ne change rien à l'affaire : leurs erreurs et leurs échecs n'ont modifié en rien leur conviction profonde. Pour illustrer cet état de fait, je me permettrai de rappeler l'une des critiques adressées par Maxwell aux théories de Riemann et de Ludwig Lorenz, théories qui introduisaient pour la première fois en électricité les concepts si importants de potentiels retardés. En quoi consiste, en effet, cette critique de Maxwell ? En rien d'autre que ceci : ces théories ne satisfont pas au principe de l'action et de la réaction.

« From the assumptions of both these papers [les papiers de Lorenz et Riemann, publiés tous les deux en 1867], écrivait Maxwell dans sa célèbre Note on the electromagnetic theory of light, we may draw the conclusions..., that action and reaction are not always equal and opposite... (6).

Ce texte de Maxwell montre, à l'évidence, que Maxwell est, au premier sens de ce mot, un newtonien !

On voit, dès lors, que la qualification de newtonienne attribuée à la théorie d'Ampère n'a aucune signification distinctive.

Venons-en maintenant à la qualification de newtonienne attribuée à la théorie d'Ampère au second sens de ce terme. La théorie d'Ampère est-elle une théorie des forces centrales ? Ampère veut-il ramener les phénomènes électromagnétiques et électrodynamiques aux principes de la physique des forces centrales ?

Pour répondre clairement à cette question, reprenons notre propos initial. Quel est le fond de la pensée d'Ampère ? Quel est le but qu'il a poursuivi ?

Pour celui qui a pratiqué avec quelque peu d'assiduité l'œuvre d'Ampère, son but réel était autre que newtonien. Le but qu'il a poursuivi de toutes ses forces, inlassablement, a été d'établir une théorie électrodynamique du magnétisme.

Dès qu'il eut connaissance en effet de la découverte d'Œrsted, ses communications à l'Académie, sa correspondance avec son

(6) The scientific Papers of James Clark Maxwell, éd. by W. D. Niven (Dover edition), vol. 2, p. 137.

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fils, les nombreux brouillons que l'on trouve dans les Archives de l'Académie des Sciences le montrent à l'évidence, Ampère a pensé que l'on ne devait pas expliquer les actions des courants sur les aimants, ainsi que la quasi-totalité des physiciens français et étrangers l'ont cru, par une aimantation ou une electrisation statique du conducteur. Il a pensé, au contraire, que les aimants devaient leurs propriétés à de petits courants électriques disposés perpendiculairement à leurs axes, c'est-à-dire aux lignes qui joignent leurs pôles. C'est cette idée qui lui a permis de mettre en évidence, le 25 septembre 1820, les attractions et répulsions des courants électriques entre eux, en l'absence de tout aimant.

Mais comment justifier cette conviction ? Pendant près d'un an, Ampère a multiplié les expériences,

imitant avec des spirales et des solénoïdes le comportement des aimants, et l'action de la Terre sur les aiguilles aimantées. Parallèlement, il a essayé, par une analyse mathématique, de déterminer une loi qui permettrait d'établir rigoureusement qu'avec des assemblages de petits courants fermés convenablement disposés, il pouvait résulter des forces analogues aux forces magnétiques que Coulomb avait étudiées, ou aux forces électromagnétiques que Biot et Savart, avec la collaboration de Laplace, étaient parvenus à définir.

Mais dans l'histoire de la pensée d'Ampère, comme d'ailleurs dans l'histoire de toute cette première période de l'électroma- gnétisme, le grand tournant est constitué par la découverte des rotations électromagnétiques et électrodynamiques faite par Faraday à la fin de l'année 1821. Faraday montrait qu'on pouvait faire tourner « indéfiniment », c'est-à-dire tant que la pile électrique a de l'énergie soit le pôle d'un aimant convenablement disposé autour d'un courant, soit une portion d'un courant autour d'un pôle.

Ampère devait se passionner pour les découvertes de Faraday dès qu'il en eut connaissance, et faire de nombreuses découvertes du même genre. Mais il devait surtout, avec une très grande fermeté, en tirer la conséquence théorique essentielle.

Dans un mémoire lu à l'Académie le 8 avril 1822, après avoir rappelé la découverte de Faraday, Ampère écrivait :

« Tels sont les nouveaux progrès que vient de faire une branche de la physique, dont nous ne soupçonnions pas même l'existence il y a seulement deux années... »

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Et il ajoute : « Un mouvement qui se continue toujours dans le même sens malgré

les frottements, malgré la résistance des milieux, et ce mouvement produit par l'action mutuelle de deux corps (un courant et un aimant, ou deux courants) qui demeurent constamment dans le même état, est un fait sans exemple dans tout ce que nous savions des propriétés que peut offrir la matière inorganique ; il prouve que l'action qui émane des conducteurs voltaïques ne peut être due à une distribution particulière de certains fluides en repos dans ces conducteurs, comme le sont les attractions et les répulsions électriques ordinaires. On ne peut attribuer cette action qu'à des fluides en mouvement dans le conducteur qu'ils parcourent en se portant rapidement d'une des extrémités de la pile à l'autre extrémité » (7).

Avec cette affirmation nous tenons l'idée centrale d'Ampère. On peut l'exprimer ainsi : dans les phénomènes électrodynamiques et électromagnétiques il n'y a pas conservation des forces vives. Sa tâche précise dès ce moment consistera à bien établir cette vérité, et à en tirer toutes les conséquences.

La première de ces conséquences, et l'une des plus importantes aux yeux d'Ampère, c'est que cette vérité détruit définitivement les théories de l'aimantation (ou de l'électrisation statique) du conducteur. En effet, dans ces théories, on suppose que des fluides magnétiques (ou électriques) sont au repos sur les conducteurs. On attribue aux forces émanant de ces fluides au repos les phénomènes électromagnétiques, aussi bien que les phénomènes électrodynamiques. Or, si l'on suppose que les fluides sont au repos, les forces qui en émanent sont de simples fonctions de la distance et donneront nécessairement lieu à la conservation des forces vives.

Cette première conséquence en entraîne une seconde tout aussi importante aux yeux d'Ampère. Puisqu'on ne peut plus ramener les phénomènes électromagnétiques et électrodynamiques aux phénomènes et aux conceptions de la théorie du magnétisme ou de l'électrostatique, il faut de toute évidence introduire en physique une nouvelle entité, ou une nouvelle qualité, irréductible à toutes les entités et qualités jusque-là connues. Cette nouvelle entité, c'est celle à laquelle Ampère a donné le nom de courant électrique. L'importance de cette seconde conséquence a été admirablement soulignée par Pierre Duhem dans toute son œuvre électromagnétique et électrodynamique, et dans La théorie physique. Dans ce dernier ouvrage, après avoir rappelé la conséquence théorique

(7) Collection de mémoires relatifs à la physique, publiés par la Société française de Physique, Paris, 1885, t. 2, p. 242-243.

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essentielle qu'Ampère avait tirée des phénomènes de rotation électromagnétique de Faraday, Pierre Duhem écrivait :

« De toute nécessité, il faut, aux diverses parties d'un conducteur voltaïque, attribuer une propriété irréductible à l'électrisation (ou à l'aimantation) ; il faut y reconnaître une nouvelle qualité première dont on exprimera l'existence en disant que le fil est parcouru par un courant (c'est P. Duhem qui souligne ) ; ce courant électrique apparaît comme lié à une certaine direction, comme affecté d'un certain sens ; il se manifeste plus ou moins intense ; à cette intensité plus ou moins vive du courant électrique, le choix d'une échelle permet de faire correspondre un nombre plus ou moins grand, nombre auquel on a conservé le nom d'intensité du courant électrique ; cette intensité du courant électrique, symbole mathématique d'une qualité première, a permis à Ampère de développer cette théorie des phénomènes électrodynamiques, qui dispense les Français d'envier aux Anglais, concluait Duhem, la gloire de Newton » (8).

Mais si la théorie de l'aimantation du conducteur est définitivement ruinée, s'il faut postuler l'existence d'une entité nouvelle irréductible aux entités déjà connues, le courant électrique, la théorie électrodynamique du magnétisme n'est cependant pas encore établie. Il se pourrait en effet qu'il existe dans les aimants des fluides magnétiques, et dans les conducteurs des fluides électriques en mouvement. Ce problème, Ampère ne pouvait pas lui donner une solution définitive. C'est ce qui fait que, pendant longtemps, sa théorie électrodynamique du magnétisme n'a pas entraîné l'adhésion des milieux scientifiques. Cependant, je me permettrai de vous rappeler qu'à partir de 1856, William Thomson, et à sa suite Maxwell, se sont « convertis » à la théorie électrodynamique du magnétisme d'Ampère. Et je vous citerai ce texte de William Thomson où, à travers l'hommage, William Thomson révèle l'extraordinaire nouveauté de la pensée centrale d'Ampère.

« From twenty to five — and — twenty years ago, écrivait Thomson... I had not belief in the reality of this theory (Ampere's theory of magnetism as depending of electric currents, flowing in circuits within the molecules of the magnet) ; but I did not then know that motion is the very essence of what has been hitherto called matter. At the 1847 meeting of the British Association in Oxford, I learned from Joule the dynamical theory of heat, and was forced to abandon at once many, and gradually from year to year all other, statical preconceptions regarding the ultimate causes of apparently statical phenomena » (9).

(8) P. Duhem, La théorie physique, son objet, sa structure, Paris, 1914, p. 188. (9) W. Thomson, Reprint of papers on electrostatics and magnetism, London, 1872,

p. 419, note; Ibid., 2nd éd., London, 1884, p. 423 n.

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Si les considérations qui précèdent sont justes, alors deux conclusions devraient s'imposer.

La première est que la théorie d'Ampère n'est pas une théorie des forces centrales. Dans la physique des forces centrales, en effet, les forces sont dirigées selon la droite qui joint les particules entre lesquelles elles s'exercent ; mais de plus, et cette condition est seule spécifique, ces forces sont de simples fondions de la distance. Je me permets de rappeler le passage rapporté plus haut d'Henri Poincaré :

Dans la physique des forces centrales..., « au lieu de l'exposant - 2, nous avons probablement un exposant différent, et c'est de ce changement d'exposant que sort toute la diversité des phénomènes physiques, la variété des qualités et des sensations, tout le monde coloré et sonore qui nous entoure, toute la Nature en un mot ».

Pour Ampère, la diversité des phénomènes électrodynamiques et électromagnétiques ne tient pas seulement à l'exposant, les forces dépendent des angles que les éléments de courants forment. Et c'est à cause de ces angles que dans les phénomènes électromagnétiques et électrodynamiques il n'y a pas conservation des forces vives : ce trait essentiel de la théorie d'Ampère suffît pour affirmer qu'elle n'est pas une théorie des forces centrales, qu'elle n'est pas compatible avec les principes de la physique newtonienne des forces centrales.

La seconde conclusion qui s'impose, à mon avis, concerne mon affirmation initiale, à savoir que le théorème d'Ampère exprime on ne peut plus heureusement le fond de la pensée d'Ampère.

Qu'affirme en effet le théorème d'Ampère ? Il affirme deux choses. Il affirme en premier lieu que la circulation du champ produit par le couraat autour d'une courbe fermée qui enlace le courant n'est pas nulle. Il affirme, en second lieu, que la circulation du champ autour d'une courbe qui n'enlace pas le courant, elle, est nulle. La signification du théorème d'Ampère est donc double. La deuxième partie de la proposition signifie qu'on peut imiter avec des courants électriques les phénomènes dus aux aimants. En effet, les courants moléculaires des aimants sont des courants infranchissables. Donc la circulation du champ produit par un aimant est toujours nulle. Donc ce champ magnétique dérive d'un potentiel, et les forces exercées par les aimants donnent lieu à la conservation des forces vives.

La première partie du théorème d'Ampère affirme, elle, que la

Ampère et le « théorème d'Ampère » 261

circulation, du champ produit par un courant autour du courant n'est pas nulle ; donc le champ magnétique produit par les courants ne dérive pas d'un potentiel, et donc les forces électrodynamiques et électromagnétiques pourront donner lieu à des mouvements continus malgré les frottements, les résistances, c'est-à-dire à la non-conservation des forces vives.

Le double aspect du théorème d'Ampère correspond, on le voit, à la pensée la plus profonde d'Ampère en magnétisme, en électromagnétisme et en électrodynamique.

Je puis aborder, ceci dit, la seconde partie de mon exposé.

* * *

Le cours de physique mathématique professé par Ampère au Collège de France en 1826 commence par l'exposé des principes de la Mécanique analytique de Lagrange.

Après avoir énoncé la loi fondamentale de la dynamique de Lagrange, Ampère étudie les différentes propriétés du mouvement.

Le passage qui nous intéresse concerne la propriété fondamentale de la conservation de la force vive.

Jusqu'à Ampère et jusqu'à la découverte des phénomènes électromagnétiques, la condition pour qu'il y ait conservation des forces vives était que le travail de la force soit la différentielle exacte d'une fonction des coordonnées.

Si l'on appelle X, Y, Z, les trois composantes cartésiennes de la force, dx, dy, dz les composantes cartésiennes d'un déplacement élémentaire, Lagrange avait montré que si la quantité X dx + Y dy + Z dz est la différentielle exacte d'une fonction F (x, î/, z) des coordonnées, alors la conservation des forces vives a lieu. Les notes du cours d'Ampère rédigées par Liouville rappellent cette condition bien connue. Pour qu'il y ait conservation des forces vives : « il faut toujours se rappeler, écrivait Liouville... (que) X dx + Y dy + Z dy (doit être) une différentielle exacte... ». Et Ampère ajoutait à cet endroit : « Et que son intégrale n'est pas une fonction croissant indéfiniment. »

Cette première et fondamentale précision, soulignons-le, est tout à fait remarquable, puisque c'est la première fois dans l'histoire qu'elle a été explicitée ; nous en verrons un peu plus loin toute l'importance.

262 Pierre-Gérard Hamamdjian

Poursuivons l'analyse du texte rédigé par Liouville. Pour illustrer les cas de conservation des forces vives, Ampère

prend comme premier exemple les forces de pesanteur, puis il examine le cas des forces centrales.

« II existe un cas très étendu, écrit Liouville, dans lequel X dx + Y dy + Z dz est une différentielle exacte : c'est lorsque les forces sont toujours dirigées vers des points fixes, et fonction de leur distance à ces points. »

Par une démonstration tout à fait classique, Liouville établit cette proposition et termine ainsi sa démonstration :

« ... il viendra : X dx + Y dy + Z dz = f(r) dr + F(7J dri + ...

le second membre est évidemment une différentielle exacte ».

On lit dans la marge, à cet endroit, écrite de la main d'Ampère, la remarque suivante :

« Quand lors même que X dx + Y dy + Z dz est une différentielle exacte, tout ce qui précède cesse d'être vrai si son intégrale est une fonction croissant indéfiniment parce qu'alors x = x0, y = y0, z = z0 ne donnent pas F(x, y, z) = F(x0, y0, z0). On en aurait un exemple dans la nature... »

La suite de cette remarque est de la main de Liouville, avec cependant des corrections d'Ampère. Nous allons donner ce texte in extenso, et nous soulignerons les passages qui sont de la main d'Ampère.

« On en aurait un exemple dans la nature, si l'on pouvait séparer l'un de l'autre les pôles d'un aimant, et soumettre un seul d'entre eux à l'action d'un courant indéfini ; dans ce cas X dx + Y dy -\- Z dz serait encore une différentielle exacte, et cependant le système aurait une vitesse qui croîtrait indéfiniment lors même qu'il reviendrait dans la même situation.

En effet supposons que l'axe des Z coïncide avec le courant, et que M soit le pôle en question, et baissons la perpendiculaire MR = г sur

Ampère et le « théorème d'Ampère » 263

l'axe AZ. La force P qui agit sur le mobile pourra être représentée par K/r, К étant un coefficient constant (égal au produit de la masse magnétique du pôle par l'intensité du courant). De plus, cette force sera perpendiculaire au plan AZM. Si donc on désigne par a, (3, y, les angles qu'elle fait avec les axes, on aura :

cos y = 0 et x cos a + y cos (3 = 0

саг ces deux équations expriment que la force est à angle droit avec AZ et MZ. Si donc on y joint la condition :

cos2 a + cos2 (3 = 1

on en conclura :

cos a = — \Лс2 + У2

cos (3 = +

cos у = О

Donc on aura

X dx + Y d y + Z dz =

+ - г

Donc f (X dx + Y dg + Z dz) = К (arc Tg ^ + G).

On voit donc que X dx -f- Y dy -f- Z dz serait dans ce cas une différentielle exacte, et cependant la vitesse croîtrait indéfiniment, et si le point mobile était assujetti à se mouvoir sur une courbe fermée il reviendrait au même point avec une vitesse plus grande que celle qu'il avait en partant.

Mais comme ce cas est de pure curiosité, non seulement parce qu'on ne peut pas isoler les pôles d'un aimant ; mais encore parce que ce sont des points qu'on peut appeler imaginaires, ainsi que nous le verrons plus tard, nous ne traiterons pas cette question en détail, et nous passerons de suite à l'exposition d'un nouveau principe, celui de la moindre action. »

Des calculs tout à fait identiques à ceux effectués par Ampère ont été faits par Gauss en 1830, par William Thomson vers 1850 et enfin par Maxwell dans le Traité en 1873, ces différents auteurs ignorant totalement, comme je l'ai dit, le cours inédit professé par Ampère au Collège de France.

Ces calculs représentent le travail le plus simple que les physiciens mathématiciens pouvaient entreprendre. Ils supposent connues la découverte d'Œrsted et les premières mesures expérimentales de la force électromagnétique. C'est, on le sait, à l'instigation de

264 Pierre- Gérard Hamamdjian

Laplace que Biot et Savart entreprirent de déterminer expérimentalement les caractéristiques de la force exercée par un courant rectiligne indéfini, vertical, sur une aiguille aimantée placée horizontalement et soustraite à l'action du champ magnétique terrestre.

Ces quelques renseignements d'ordre général donnés, je vais maintenant porter plus particulièrement mon analyse, comme je l'avais annoncé, sur les démarches comparées de Maxwell et d'Ampère.

Tout comme Ampère dans le cours de 1826, Maxwell analyse dans le Traité les caractéristiques de la force exercée par un courant rectiligne indéfini sur un pôle d'aimant.

« Si l'on prend, le fil pour axe des z, écrit Maxwell, les composantes rectangulaires de (la force) sont

X = — 2 iy/rz Y = 2 ix/r* Z = 0.

Ici X dx -\- Y dy -\- Z dz est une différentielle exacte, celle de 2i arc tang yjx + G ; donc, comme dans plusieurs cas précédents, la force magnétique du champ peut se déduire d'une fonction potentielle... » (10).

Depuis Green, et, plus exactement, depuis la redécouverte de Green par William Thomson vers 1848, les termes de potentiel et de fonction potentielle, pour désigner la différentielle exacte dont dérive la force, étaient couramment employés.

Mais, tout comme Ampère, Maxwell est frappé par le caractère nouveau du potentiel de la force magnétique :

« Ici, ajoute-t-il, à la suite du passage que nous venons de citer, le potentiel est une fonction ayant une infinité de valeurs différant les unes des autres de 4 ni. Les dérivées du potentiel par rapport aux coordonnées ont en chaque point une valeur déterminée et unique » (11).

Pour Ampère, nous l'avons vu, le fait que l'intégrale de la fonction des coordonnées était une fonction circulaire croissante, entraînait comme conséquence la non-conservation des forces vives. Mais dans son esprit, bien que le concept d'énergie fut encore très informe, la non-conservation des forces vives ne signifiait en aucune façon une violation de l'impossibilité du mouvement perpétuel. Maxwell, qui écrit en 1873, alors que le principe de la

(10) Maxwell, Traité..., t. 2, p. 150-151. (11) Ibid., p. 151.

Ampère et le « théorème ď Ampère » 265

conservation, de l'énergie a été clairement conçu et énoncé, peut être plus explicite qu'Ampère. Il écrit en effet :

« L'existence d'une fonction potentielle pour le champ qui environne un courant électrique n'est pas un résultat évident du principe de la conservation de l'énergie ; car, dans tout courant effectivement existant, il y a constamment dépense de l'énergie électrique de la pile pour vaincre la résistance du fil ; donc, à moins que l'on ne connaisse très exactement le montant de cette dépense, on peut supposer qu'une partie de l'énergie de la pile peut être employée à produire du travail lorsqu'on déplace un aimant suivant une courbe fermée. En fait, si l'on déplace un pôle magnétique m suivant une courbe fermée embrassant le fil, la quantité 4 rcmi de travail est réellement effectuée. C'est seulement pour les circuits fermés qui ne comprennent pas le fil, que l'intégrale de la force le long de la courbe devient nulle... » (12).

Cependant, et c'est le point essentiel sur lequel je voudrais insister, si pour Ampère la non-conservation des forces vives implique une dépense constante « d'énergie » provenant des piles, dépense d'énergie qui explique les mouvements continus de révolution ou de rotation observés dans les phénomènes électrodynamiques et électromagnétiques, dans le cas précis d'un courant et d'un aimant réel qu'il examinait dans son cours de 1826, il ne peut y avoir mouvement continu de l'aimant et non-conservation des forces vives. Rappelons en effet les termes exacts qu'il employait. Bien que la quantité X dx + Y dy + Z dz soit une différentielle exacte et que son intégrale soit une fonction croissant indéfiniment, l'action d'un courant rectiligne indéfini sur un aimant ne peut donner lieu à un mouvement continuellement accéléré :

« On en aurait un exemple dans la nature, écrivait-il en effet, si l'on pouvait séparer l'un de l'autre les pôles d'un aimant, et soumettre un seul d'entre eux à l'action d'un courant indéfini... mais... ce cas est de pure curiosité, non seulement parce qu'on ne peut pas isoler les pôles d'un aimant, mais encore parce que ce sont des points que l'on peut appeler imaginaires... »

En d'autres termes, c'est-à-dire en employant les termes de Maxwell, Ampère refuse d'admettre, contrairement à Maxwell, que « si l'on déplace un pôle magnétique m suivant une courbe fermée embrassant le fil, la quantité 4nmi de travail est réellement effectuée.

(12) Ibid., p. 151.

266 Pierre- Gérard Hamamdjian

Pour Ampère, comme devait l'écrire Potier, en 1887, dans une note de la traduction française du Traité... de Maxwell, « il n'y a aucun travail produit quand on déplace un aimant réel suivant une courbe fermée dans le voisinage d'un conducteur de forme invariable. La valeur de ce travail est 4 7П X Sm, si 2m est la somme algébrique des masses magnétiques de l'aimant : or celle somme est nulle » (13).

Pour résumer cette analyse comparée, je dirai que : 1) Ampère en 1826 et Maxwell en 1873 se sont placés exacte

ment dans la même situation intellectuelle en cherchant à calculer la force exercée par un courant indéfini sur le pôle d'un aimant et en cherchant à savoir si cette force dérive ou non d'un potentiel ;

2) Ils sont l'un et l'autre parvenus au même résultat, à savoir que le travail de la force sur un pôle est une différentielle exacte, mais que l'intégrale de cette différentielle croît indéfiniment ;

3) Enfin, pour Ampère, il n'y a pas réellement de travail effectué quand on déplace un aimant réel autour d'un courant circulant dans un conducteur solide, car on ne peut pas séparer les pôles d'un aimant réel et en soumettre l'un seulement à l'action du courant, alors que pour Maxwell le travail produit n'est pas nul.

Maxwell commettait, en fait, une erreur que Pierre Duhem devait relever dans ses Leçons sur V électricité et le magnétisme publiées en 1891 (14). Imaginons un aimant cylindrique placé verticalement et un courant fermé dont une partie de l'aimant, disons de l'extrémité nord à la moitié, sert de conducteur, le courant sortant de l'aimant se refermant sur une pile. Un tel aimant pourrait tourner autour de l'axe de ses pôles sous l'action du courant, parce que les particules de l'aimant qui ne se trouvent pas sur les lignes de courant se mettraient à tourner autour de lui. L'erreur commise par Maxwell, rappelle Duhem, vient de ce qu'il oublie que chacune des particules de l'aimant en question contient des masses magnétiques nord et sud en quantité égale.

On ne saurait minimiser la difficulté avec laquelle Maxwell (comme Ampère) était aux prises. C'est elle qui a conduit Maxwell à donner du théorème d'Ampère un énoncé ambigu. Voici en effet

(13) Ibid., p. 151, n. 1 de Potier. (14) P. Duhem, Leçons sur l'électricité et le magnétisme, Paris, 1891, t. 3,

p. 451.

Ampère et le « théorème ď Ampère » 267

dans quels termes il l'exprime dans sa célèbre Note on the electromagnetic theory of light :

« If a closed curve be drawn embracing an electric current, then the integral of the magnetic intensity taken round the closed curve is equal to the current multiplied by 4 n. »

Maxwell ajoute à cet énoncé le commentaire suivant :

« The integral of the magnetic intensity may be otherwise defined as the work done on a unit magnetic pole carried completely round the closed curve » (15).

Le sens que l'on doit donner à cet énoncé est le suivant : le travail (au sens propre) de la force magnétique sur un pôle magnétique réel m, pour un tour complet du pôle, est égal à 4 itmi.

C'est effectivement le sens que Maxwell donne au théorème d'Ampère dans le Traité. Mais il donne un second sens, très différent au même énoncé, comme on le voit dans son premier mémoire sur l'électricité, le mémoire intitulé On Faraday's lines of forces.

L'équation qu'il écrit dans ce mémoire est, en termes modernes, l'équation rot H = 4 n i, équation qui peut s'écrire sous forme intégrale : ф H . dl = u . dS = 47П , où H est le champ magnétique (et non la force magnétique), et où l'intégrale est la circulation du champ (et non le travail de la force) et où u est la densité volumique de courant.

On le voit, les deux types d'équations que Maxwell fait correspondre à son énoncé ont des significations physiques très différentes, comme le montrent immédiatement les équations aux dimensions des différentes grandeurs considérées.

Dans le Traité, Maxwell semble « déduire » le théorème proprement dit d'Ampère relatif à la circulation du champ magnétique de l'équation qui, prise en toute rigueur, est fausse, relative au travail de la force électromagnétique sur un pôle magnétique réel.

En réalité, Maxwell ne déduit pas effectivement la première équation de la seconde. Pour passer de la quantité 4 izmi à la quantité 4 ni, il fait simplement abstraction du pôle magnétique. C'est que dans sa pensée, comme d'ailleurs dans celle de Faraday,

(15) Maxwell, Scientific papers, t. 2, p. 138.

268 Pierre- Gérard Hamamdjian

le pôle magnétique a un statut ambigu. Il est toujours un explorateur, qui permet de mettre en évidence des phénomènes importants, comme par exemple les lignes de force magnétiques. Mais le pôle a tantôt le statut d'une réalité physique véritable et donc d'un explorateur ou d'un corps d'épreuve proprement dit ; tantôt il a le statut d'un explorateur idéal, d'une entité de nature épistémo- logique qui accomplit de pures fonctions de connaissance.

Cette ambiguïté du concept de pôle magnétique était inévitable dans la physique des champs naissante.

Mais pour Ampère, un pôle magnétique est une entité purement imaginaire. Toute sa théorie électrodynamique du magnétisme, paradoxalement, l'empêchait d'attribuer au pôle magnétique une quelconque fonction de connaissance.

C'est elle qui l'a conduit à se détourner du problème fondamental qu'il avait abordé dans son cours du Collège de France, en le transformant, à ses yeux, comme il l'écrivait, en un « ... cas de pure curiosité ».

Du point de vue mathématique, que nous ne pouvons approfondir ici, nous dirons seulement qu'Ampère aurait été, sans doute, en mesure d'inventer les moyens nécessaires pour généraliser le résultat obtenu dans le cas particulier d'un courant rectiligne indéfini, à en juger par certains théorèmes mathématiques auxquels il était parvenu en mettant en œuvre une méthode que Pierre Duhem n'hésite pas à comparer aux méthodes de Green et de Stokes (16).

Pierre-Gérard Hamamdjian. Institut d'histoire des Sciences, Université de Paris I.

(16) P. Duhem, Leçons sur Véleclricité et le magnétisme, t. 3, chap. II : « Théorèmes de Stokes et d'Ampère », en particulier p. 45-46.