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Corps Graves Paul Henriet

Corps graves

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Corps GravesPaul Henriet

Paul Henriet

Corps Graves

Diplôme Supérieur d’Arts Appliqués Promotion 2014

[…]le ciel contient et déploie

les graviers sombresautour d’un e muet

pourtant rien n’est troubléseaux alignés au point d’eau

le ciel contient et déploie les graviers sombres[…]

Solirenne, « Février 1982 »dans Sentinelles de l’immobile, 2010

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0. Ouverture Je crois en la logique du faire, et en sa capacité à faire sourdre du penser. Aussi, mon processus de recherche s’est ouvert par un exercice d’observation. J’ai inspecté mes ouvrages existants. Pour définir un axe d’étude et fonder les rudiments d’une parole, je me suis appuyé sur ma pratique passée. Voulant prendre un maximum de recul, j’ai commencé par questionner le statut de mes productions. De quelle nature sont-elles ? Je produis peu d’échantillons, et aime travailler la surface et le volume à l’unisson, de sorte que mes recherches prennent toujours la forme d’un quelque chose déjà achevé. Ce quelque chose, je n’ai pas voulu l’appeler « objet », terme qui renvoie à l’artefact et condamne à l’usage. Je ne souhaitais pas non plus parler de « chose », vocable trop générique qui laisse s’engouffrer toutes les confusions. La notion de « corps » m’est apparue comme un outil de réflexion approprié. Elle dit l’intégrité d’un « quelque chose achevé », son caractère clos et autonome. Le mot « corps » désigne une entité matérielle, quelle qu’elle soit.

Je m’appliquerai ici à définir comment existent les corps que je crée, et réfléchirai aux moyens de les rendre plus incisifs. Je planifie de produire des corps qui soient des centres de gravité esthétiques et sémantiques aptes à affirmer et imposer un style. Sur le mode de la remise en question, je tâcherai d’affiner mon propos et mes produits vers une cohérence toujours plus forte, chaque étape de travail constituant un ajustement par rapport à la précédente.

En commençant par questionner la condition d’existence éphémère de ces corps, toujours guettés par une altérité qui fissure le monument de leur identité.

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Production personnelle L’ Annonciation du péril #3

Roche, silicone, pigments

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1. L’impermanence

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Je pose l’impermanence comme une force qui attaque les corps et les amenuise. Elle installe l’instable, fait tomber les résistances. L’impermanence délivre la caducité de l’être. Elle fonde le précaire – pulvérise les vulnérables, et émousse les solides. L’impermanence conduit à la perte. Elle disloque les masses qui réclament l’enveloppe d’un corps pour s’affirmer. Fondamentalement, l’impermanence met à mal le corps en tant que système clos. Car si la masse reste masse – érigée ou effondrée, condensée ou atomisée – le corps est livré au néant lorsqu’il perd sa cohérence. Un corps privé de son intégrité se retrouve mêlé au magma mouvant de l’indéterminé. Non-circons-crit, dé-formé, il n’est plus en possession de l’identité qui faisait de lui un individu parmi la foule. L’impermanence défait les corps.

Dans un travail préparatoire, j’ai voulu interroger cette impermanence en représentant la dégénérescence de corps pé-rennes. La série d’artefacts issue de ce questionnement s’intitule L’ Annonciation du Péril. La pierre y est prise comme figure de l’immuable, et la déliquescence comme emblème de l’instabilité. Chaque corps expose une roche en prise avec une flaque visqueuse. Il s’agit souvent de vraies roches, parfois de substituts en mortier. Les flaques sont faites de silicone agrémenté ou non de pigments. À la manière de socles, les flaques isolent ces pierres et les exhibent. Elles font corps avec elles et matérialisent un devenir possible de l’objet minéral, amené à se disperser si l’on rompt les liaisons qui font sa cohérence. Je me réfère à Jean-Luc Nancy qui

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aves dépeint des corps périssables « toujours au bord de se répandre au

lieu de se resserrer, tenu par aucune marque, ni entaille, ni incrusta-tion […] À peine quelque chose… »1. On lit l’angoisse dans ses mots. L’angoisse d’un corps néantisé. A fortiori, l’angoisse de son propre corps vidé et exsangue. D’un point de vue purement formel, il y a pour moi la peur d’un devenir-flaque dans la peur de l’impermanence. La flaque, c’est le corps qui a renoncé à toute résistance, c’est la masse sans identité. La flaque, c’est l’extrême limite du corps qui précède son évanouis-sement total. Il y a un paroxysme de la dégénérescence dans l’image d’une matière répandue et informe. Si l’on peut y voir une matrice de tous les possibles, c’est avant tout l’incarnation d’un non-sens. Je lis l’absence de forme construite signifiante, l’achèvement du processus entropique, la masse sans enveloppe. La substance privée de sa peau-frontière chute inexorablement. « À quoi sert la fron-tière en définitive ? À faire corps. Et pour ce faire, à lever le museau. L’ enceinte exalte le rampant et nous coiffe d’invisible. Tout site enclos est un appareil à faire monter »2.

L’ Annonciation du péril met en présence un corps et sa négation à venir. Ce socle, sorte de memento mori, fait exister matériellement la menace. Pourtant, à la ma-nière d’un nimbe sacral, il place le corps-pierre en un glorieux centre de gravité visuel. Remémorons-nous « les flaques de chair » de Bacon, halos éclatants qui propul-sent l’objet qu’ils encadrent vers une dimen-sion nouvelle. Deleuze écrira à leur propos :« Le rond, le cube, l’arc, sont des procédés d’isolation de la Figure […] La Figure ainsi iso-lée devient une Image, une Icône. [Il faut] isoler

1. Jean-Luc Nancy, Corpus, éd. Métailié, p. 11.2. Régis Debray, Éloge des frontières, éd. Gallimard, p. 57.

3. Gilles Deleuze, Francis Bacon Logique de la Sensation, éd. du Seuil, p. 12.4. Max Kozloff, compte rendu de l’exposition « Nine at Leo Castelli », Artforum février 1969.

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pour conjurer le caractère figuratif, illustratif, narratif de la Figure »3. Auréolée de pigments opalins, extraite de son lieu naturel, la roche concentre sa majesté sur le lit de sa mort. L’ existence fascine en ses derniers instants, tous veulent entendre le chant du cygne. La superbe du passage vers une altérité. Le critique d’art Max Kozloff emploiera ces mots pour décrire les œuvres « mobiles, voire jetables » exposées en 1968 par les représentants du mouvement de l’Antiform (exposition à l’initiative de Robert Morris) : « L’idée de l’objet s’est engloutie par la volatilité, la malléabilité, la mollesse – toutes caractéristiques ins-tables – de la substance qui la concrétise. L’objet devient symbole d’un processus sur le point de commencer ou déjà achevé »4.Ce processus, c’est l’entropie chère à Morris.

Issu du Minimalisme des années 60, Robert Morris a d’abord travaillé sur des formes dites « orthonormées » : des blocs aux contours rigides et arêtes découpées. En 1968, il publie l’article « Anti Form » pour expliquer un changement d’orientation dans son travail qu’il souhaite ame-ner vers du souple, du contingent, voire du périssable. Véritable manifeste, ce texte pose la question du rôle de la matière dans la détermination de la forme. Question qui l’amène à vouloir « laisser la matière s’organiser elle-même », plutôt que de plaquer sur elle une forme extérieure (comme on le fait en moulage). L’ objectif annoncé est de valoriser la matière en la montrant pour ce qu’elle est, avec ses imperfections et sa tendance à l’ entropie, dont il veut tirer parti. Montrer la matière dans sa chute, en quelque sorte. C’est ce qu’il fait dès 1969 avec la série d’œuvres intitulées Wall Hanging. Morris lacère des plaques de feutre industriel selon un dessin déterminé (une suite de lignes parallèles, par exemple), puis les suspend à un mur pour faire advenir des formes du poids

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aves de la matière. Le résultat échappe partiellement à son contrôle,

et la matière détermine effectivement sa forme : les courbes ne sont pas régulières, le tissu se relâche de plus en plus avec le temps. Morris aussi contemplateur qu’acteur, s’efface derrière « les richesses de la matière ». Avec le temps, l’artiste se plaira à complexifier les découpes et plissés, pour arriver à des œuvres de plus en plus mo-numentales. Amateur du Dripping de Pollock, il dira que celui-ci a su « inventer un type de tableau adapté à la fluidité de la peinture ». Les deux hommes sont très conscients de ce qui leur échappe dans le matériel, et leurs œuvres sont parcourues par la notion d’ entropie. Comme si les objets étaient toujours sur le point de se répandre, sur le point de s’autodétruire. On parlera d’« œuvres molles » pour le travail de Morris. Il semble que le « poids de la matière » soit indépassable, et signifie la caducité des corps qui subissent leur environnement. On peut dire que Morris a dompté l’impermanence des corps en exhibant son déploiement – devrais-je dire son ploiement ? Il a su donner forme au magnétique spectacle de la dégénérescence.L’intérêt pour lui n’est pas de montrer une matière répandue inerte, mais le corps en cours de réorganisation. Une réorganisation qui va dans le sens de la perte inéluctable, ce fameux chant du cygne qui est ici suspendu. Car ses œuvres sont résolument architecturées. Ses plaques de feutre rectangulaires sont lacérées selon un dessin géométrique qui résiste à l’informe *. L’ entropie et la résistance

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se débattent dans une tension immobile. Et c’est le refus du feutre de courber totalement l’échine qui montre la force de la pesanteur qui l’ écrase, qui l’attire vers un devenir-tas. Car l’image d’un tas isolé – similaire à celle d’une flaque – ne

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sera jamais que l’illustration d’un échec. Régis Debray rappellera que l’ enveloppe d’une peau est nécessaire pour « transformer le tas en tout ». Cette peau qui donne la forme, cette peau qui fait le corps. Si Morris montre l’impermanence, il expose des corps et non des tas. Aussi, le processus en cours présenté par L’ Annonciation du Péril ne doit pas atteindre d’achèvement. Aller plus avant – vers le néant – n’amènerait pas de progrès. Il n’y a pas de devenir-flaque souhaitable. Il semble plus avisé de remonter le fil de l’impermanence pour désamorcer la vanité de son couronnement. Faire le chemin inverse pour voir ce qui résiste, ce qui se soulève. Voir ce qu’il reste quand tout s’ effondre. Puisque la masse sans corps est un non-sens, il fau-dra explorer les limites du corps sans jamais parvenir à sa néga-tion. Prendre l’impermanence comme un feu du Purgatoire qui débarrasse du superflu pour ne garder que l’essentiel, le constitutif. Qu’est-ce qui est constitutif du corps ? Je vise l’identification d’un noyau dur qui serait l’ancre du corps.

* Note : « Informe n’est pas seulement un adjectif ayant tel sens mais un terme servant à déclasser, exigeant généralement que chaque chose ait sa forme. Ce qu’il désigne n’a ses droits dans un aucun sens et se fait écraser partout comme une araignée ou un ver de terre. Il faudrait en effet, pour que les hommes académiques soient contents, que l’univers prenne forme. La philosophie entière n’a pas d’autre but : il s’agit de donner une redingote à ce qui est, une redingote mathématique ».Georges Bataille, « Informe » dans Dictionnaire Critique, 1929.

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Productions personnellesL’Annonciation du péril #2, #10, #12, #14

Roche, silicone, pigments

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19Cerner le corps

2. Cerner le corps

Avant tout, il importe de cerner la définition du mot « corps » tel qu’il est employé ici. L’ emploi d’un terme aux acceptions aussi océaniques requiert une mise au point sémantique. Il y a un chapelet de préjugés à désamorcer.

Descartes entame son « Analyse du morceau de cire » avec ces mots : « Commençons par la considération des choses les plus communes, et que nous croyons comprendre le plus distinctement, à savoir les corps que nous touchons et que nous voyons. Je n’entends pas parler des corps en général, car ces notions générales sont d’ordinaire plus confuses, mais de quelqu’un en particulier. Prenons pour exemple ce morceau de cire qui vient d’être tiré de la ruche ». Il utilise le terme « corps » selon la même acception que les physiciens, soit un objet matériel quel qu’il soit. Il est question de matière localisable en longueur, largeur et profondeur : « un corps est étendue ». Si Descartes se défend de parler « des corps en général » en prenant pour sujet « ce morceau de cire », l’exemple empirique lui permettra de parler de chaque corps en particulier. Je crois que cette formule est évocatrice : chaque corps en particulier. Lorsqu’il décortique le particulier pour traiter de l’universel, il donne du poids à son propos qui aborde la connaissance au-de-là du ressenti. Il ne s’agit alors plus de se focaliser sur un type de corps donné, mais de parler des corps en tant qu’entités singulières soumises à des lois communes. Gilles Deleuze emploie le mot heccéité – que l’on écrit généralement eccéité – pour parler de ces existences singulières.

1. René Descartes, « Analyse du morceau de cire » dans Méditations Métaphysiques (Méditation II), éd. Garnier, p. 423.

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aves Le terme désigne ce qui fait l’individualité d’une chose. Les deux

orthographes ont une étymologie pareillement intéressante : haec « ce », et ecce « voilà ». Ces vocables jumeaux signifient le caractère de ce qui se présente dans un « voilà » sensoriel. Le caractère de ce qui est là, désignable maintenant. On n’est pourtant pas dans une pure affirmation physique, puisque l’heccéité admet des caractéris-tiques immatérielles. Il est question d’une chose perceptible, située dans un espace et un temps non-qualifiés. Et c’est sans doute sur ce point que le corps et la chose se différencient. Si la chose n’est pas nécessairement localisée, le corps occupe un espace concret. Littéralement, il donne lieu à l’existence. Il s’agit d’une entité en prise avec un milieu d’accueil, engagée dans un rapport matériel avec lui. En termes physiques, le corps habite le réel de façon tridimensionnelle.

À la croisée des définitions du mot « corps », je formule la synthèse suivante : Un corps est une chose en prise avec son milieu d’ accueil. Il me semble que c’est là le cœur du sujet corps. Un être au monde matériel, localisé, et contextualisé dans la mesure où il occupe une place au sein d’un environnement.

21cerner le corps

ÊTRE UN CORPS.

Le cas particulier du corps humain est délicat. Il consti-tue une image de nature à s’imposer. Surtout dans le secteur du design : dîtes le mot corps et vous verrez apparaître une kyrielle de formes humaines mutées en objets. Pourtant, je ne peux continuer à parler du corps sans évoquer mon corps. Et je ne veux pas dire par là mon corps à moi, mais l’expérience individuelle d’être un corps - cette expérience qui conditionne notre perception des phénomènes extérieurs.

On n’ a de cesse de vouloir montrer un « ceci » pour désigner ce qu’on ne peut voir ni toucher. Comme si l’existence n’avait de validité qu’à travers une présence physique. Il faut toucher pour croire : Saint Thomas l’incrédule touche les plaies du Christ pour s’assurer qu’elles sont réelles. Il implique qu’un organisme de chair viable est requis pour rendre possible l’existence : un corps palpable qui transperce le pouvoir illusionniste des images *.

Citons également la parole rituelle chrétienne « Hoc est enim corpus meum » (ceci est mon corps). Par ces mots, le Christ désigne le pain et le vin comme étant son corps et son sang. On se rappelle qu’il représente l’incarnation de Dieu sur Terre. À deux reprises donc, le corps de Dieu se dédouble pour finalement être visible par tous, sous la forme inanimée et commune de l’aliment (corps que l’on ingère). Il y a une projection du soi dans le ça.

* Note : « Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je n’enfonce pas mon doigt à laplace des clous et si je n’enfonce pas ma main dans son côté, je ne croirai pas. » (Jn, 20-25).Pour croire l’incroyable, l’apôtre Thomas demande une preuve ; cette preuve, Jésus la luiprésente en personne, en lui offrant de constater les stigmates de sa crucifixion : « Avanceton doigt ici et regarde mes mains ; avance ta main et enfonce-la dans mon côté, cesse d’êtreincrédule » (Jn, 20-27). Thomas obéit et reconnaît son Seigneur, qui prononce alors son ultimemaxime : « Parce que tu m’as vu, tu as cru ; bienheureux ceux qui, sans avoir vu, ont cru ».(Jn, 20-29).La preuve que réclame Thomas pour croire en la résurrection du Christ, le visible seulne pouvait la lui donner. Thomas a besoin de toucher : il a besoin de la matérialité d’uncontact, de la profondeur d’une pénétration.

Olivier Cheval, « Toucher la plaie. Tactilité de la visualité chrétienne de L’Incrédulité de Saint Tho-mas du Caravage à Mourir comme un homme de Joao Pedro Rodrigues » dans Le Toucher, 2013.

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aves Dès lors, les corps prennent valeur de représentation,

de façon symbolique et/ou très concrète. Dans la peinture chré-tienne, l’incarnation est signifiée « d’un Christ rêvant sur son pain azyme jusqu’à un Christ s’extirpant un Sacré-Cœur pantelant, sanguinolent »1. Car non, parler de mon corps ne relève pas uniquementde la figuration anthropomorphique. Et l’image de l’être peut s’abstraire en conservant toute sa pertinence.

Je pense à Michel Foucault dans Le Corps Utopique. Il commence par évoquer les gisants du Moyen-Age qui « prolongent dans l’immobilité une jeunesse qui ne passera plus » avant de dire : « Il y a maintenant, de nos jours, ces simples cubes de marbre, corps géométrisés par la pierre, figures régulières et blanches sur le grand tableau noir du cimetière. Et dans cette cité d’utopie des morts, voilà que mon corps devient solide comme une chose, éternel comme un dieu »2. Le bloc de marbre est le mort (le corps du vivant, ce qu’il reste de lui), peu importe sa forme. C’est un acquis : dans le cimetière, la pierre vaut pour la chair. Et si elle n’ en est pas l’ équi-valent, elle est le monument qui signifie le souvenir d’un corps. De sorte que l’ objet s’ imprègne de sujet.

Les psychologues de la Gestalt se sont intéressés à la question d’une implication physique du sujet dans sa perception de l’espace. Leur postulat suppose que notre expérience d’ être un corps (ce qu’ on appelle le corps propre) affecte nécessairement notre appréhension des corps extérieurs. Il s’agirait d’ une affecta-tion de l’ordre de la projection. Est née de cette recherche la notion d’anisotropie de l’espace perceptif. Dans le catalogue L’ informe, mode d’emploi, Yve-Alain Bois et Rosalind Krauss la décrivent ainsi : « Contrairement à l’espace du physicien, l’espace du

1. Jean-Luc Nancy, Corpus, éd. Métailié, p. 9 2. Michel Foucault, Le Corps Utopique, p. 11

3. Yve-Alain Bois et Rosalind Krauss, L’ informe, mode d’emploi.

23cerner le corps

phénoménologue est plus lourd en bas qu’en haut, plus dense à l’ar-rière des objets que devant eux, et il diffère selon qu’il est du côté droit ou du côté gauche. Conçu évidemment à l’image du sujet humain – soumis à la gravité, orienté de face, avantagé à droite – il en consti-tue une projection, renvoyant au spectateur sa propre image virtuelle comme dans un miroir invisible »3.

Le corps propre nous engage tout entier dans un envi-ronnement perceptif. À ce titre, il constitue le centre névralgique de toute réflexion sur les corps perçus – sans pour autant faire l’objet d’une représentation figurative ou explicite. Si je n’ai pas pris le corps humain pour sujet, les travaux présentés y feront immanquablement référence.

Et afin de ne pas éluder cette anatomie humaine, com-mençons par la montrer nettement pour mieux la dépasser ensuite.Ci-après, deux de mes séries d’expérimentations photographiques qui donnent à voir le corps humain – mon corps.

D’abord, une série qui pourrait être l’illustration du corps « toujours au bord de se répandre au lieu de se resserrer » de Jean-Luc Nancy. Il est morcelé et incohérent. On voit des membres bles-sés – bras, jambes – dont la substance s’échappe par des ouvertures. Le corps devient matière, la flaque n’est pas loin. C’est un corps-réservoir, presque un jeu de mots : donner (de son) corps. Corps liquide, mou, dont le métamorphisme fait craindre l’amor-phisme. Car la métamorphose n’est-elle pas l’apanage de l’indécis et du sans-forme ? Le corps mutilé est en prise de vue réelle, son épanchement procède d’un étirement de la matière numérique. Les pixels de l’image dégoulinent. Si j’ai originellement conçu ces images comme celles d’une re-formation, je les lis aujourd’hui plus volontiers comme celle d’une dé-formation.

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aves La deuxième série tiendrait plutôt du « faire corps avec »,

suivant la métaphore filée d’un « donner corps » combinée avec l’apparition du corps propre. Je fais apparaître mon visage dans l’informe meuble d’une terre matricielle. Sur une série de quatre photographies, une seule esquisse les traits identifiables d’un profil. C’est le tout début d’un processus d’apparition. Précisé-ment, la reconnaissance d’un moi sur la surface non ouvragée d’un matériau encore sauvage.

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Ces recherches – très littérales d’un point de vue du sens – seront les derniers stigmates du corps humain figuratif dans le projet. Si l’implication physique du regardeur y est exacerbée, la frontalité dans le traitement du périssable heurte. Je m’attacherai ensuite à éviter l’exhibitionnisme. Si je veux brandir une intensité dans mon travail, ce ne sera pas celle-là.

Productions personnellesSans titre

Photographie numérique, retouche numérique

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Productions personnellesSans titre

Photographie numérique

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3. Donner corps Ce corps qu’il m’importe de montrer dans son appareil le plus fondamental, j’ai décidé de lui donner lieu littéralement. Donner lieu pour mieux peser les enjeux du donner corps. Ces expressions ont été mises en pratique au cours d’un travail de groupe que nous avons collégialement intitulé Phéno-mènes, maîtrise et déprise. Les deux réalisations les plus signifiantes de cette collaboration et que je souhaite présenter aujourd’hui sont une robe de fumée et un abri de flammes. Ces dispositifs gravitent autour de phénomènes – la fumée et le feu –, manifestations fugaces traitées comme des matières actives. Les items de la maîtrise et de la déprise amènent à questionner notre aptitude à fixer les propriétés de ces phénomènes au sein d’un corps. Y a-t-il une corporéité des phénomènes ? Ont-ils des capacités structurelles et constructives ?

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aves Les images rendant compte de Nimbus, une série

de performances de Berndnaut Smilde, sont troublantes. L’ artiste fait apparaître de majestueux nuages en suspension au beau milieu de musées, de chapelles, d’usines. Il énonce « une machine à fumée, de l’eau, de la lumière » comme le nécessaire pour obtenir ces nuages étonnamment épais. Bien que ces formations se dissipent vite et offrent un aspect nébuleux non-contrôlé, les photographies attes-tent de la présence d’une masse solidaire à un instant donné. Peut-on parler de corps ? Pour répondre, reprenons les propos de Jean-Luc Nancy : « […] tout flotte suspendu en l’air, et le corps doit toucher terre »1. Le philosophe plaide pour un corps qui existe par son poids. « Le corps est la pesanteur. Les lois de la gravitation concernent les corps dans l’espace. Mais tout d’abord, le corps pèse en lui-même : il est descendu en lui-même, sous la loi de cette gravité propre qui l’a poussé jusqu’en ce point où il se confond avec sa charge. C’est-à-dire, avec son épaisseur de mur de prison, ou avec sa masse de terre tassée dans le tombeau, ou bien avec sa lourdeur poisseuse de défroque, et pour finir, avec son poids spécifique d’eau et d’os – mais toujours, mais d’abord en charge de sa chute, tombé de quelque éther, cheval noir, mauvais cheval »2. Ces mots peuvent laisser penser que les nuages de Smilde sont des masses qui échappent à la corporéité. Je dirais plutôt qu’ils donnent l’illusion de s’affranchir de tout contact. Pourtant les nuages se posent sur le lit de l’air, « aplatis au-dessous, comme s’ils avaient été posés sur une invisible plaque de verre »3 selon Claude Simon. Si cette masse décrochée nous dérange, c’est parce qu’elle perturbe l’ordre des choses. Car d’après notre perception, c’est le poids qui fait l’ancrage et permet une structuration. La pesanteur offre une assise qui sédentarise les corps et les associe à un milieu d’accueil. Une masse qui ignore la gravité ne se fixera jamais en une densité corporelle. Sans oppression, et sans résistance, il ne peut y avoir d’ordonnancement de la matière.

1. Jean-Luc Nancy, Corpus, éd. Métailié, p. 11 2. Jean-Luc Nancy, Corpus, éd. Métailié, p. 10

3. Claude Simon, La Route des Flandres, éd. de Minuit, p. 144

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Production personnelleRobe de fumée

Plastique PVC, machine à fumée

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aves À l’ évidence, donner forme et structure à des

« matériaux » aussi volatiles que la fumée nécessite l’aide d’adjuvants : des supports plombés qui prêtent leur poids à l’insai-sissable. C’est en tout cas l’astuce à laquelle nous avons eu recours. L’ enveloppe solide de la robe de fumée est faite de plastique PVC transparent. Un plastique qui n’ habille pas le corps à proprement parler, puisqu’il n’ en cache rien. Le voile qui fait la parure sera pourvu par la fumée. Une machine à fumée est utilisée pour « incorporer » cette peau vide, et densifier l’air qu’elle contient. Progressivement, la blancheur trouble s’achemine vers le haut du vêtement et camoufle l’humain qui le porte. Il est vêtu. Il peut alors s’ éloigner de la machine pendant quelques minutes. Des fumerolles s’ échappent par les manches et l’ encolure de la robe. L’ opacité va en décroissant, et finalement le porteur se retrouve de nouveau découvert. Pour l’ abri de flammes, ce sont des tiges d’acier qui font structure. Solidement soudées et plantées dans le sol, elles s’inventent ossature. Des cordelettes imbibées de gel inflammable parcourent ce squelette. Une fois enflammé, le squelette devient foyer : lieu du feu, lieu de la retraite, source de la lumière et de la chaleur. La combustion est rapide, et le foyer s’ éteint en ruine. La surface de plastique et les tiges d’acier ont pris le rôle de guides. Elles ont contenu et dirigé des phénomènes suicidaires, qui n’avaient de cesse de courir vers leur fin. Elles leur ont prêté tantôt la peau, tantôt le squelette qui leur manquait pour exister gravement. Mais ces organes de substitution n’ont eu que l’audace de créer des simulacres, dont le propre est de s’ évanouir avant qu’on ne puisse s’ en saisir. Les corps et les simulacres n’acceptent pas le même degré de réel. Si la robe de plastique est un corps, la robe de fumée était une illusion. Si l’ abri d’ acier est un corps, l’ abri de flammes était une illusion. Plus tôt je disais souhaiter voir ce qu’ il reste quand tout s’ effondre. Voilà ce que je garde entre les mains : du plastique et de l’ acier.

Production personnelleAbri de Flammes

Tiges d’acier, corde de coton, gel inflammable

Donner Corps 33

Selon la belle maxime d’ Anaxagore (qui inspirera Lavoisier, le père de la physique moderne) : « [...] rien ne naît ni ne périt, mais des choses déjà existantes se combinent, puis se séparent de nouveau. Pour parler juste, il faudrait donc appeler le commencement des choses une composition et leur fin une désagrégation. ». Personne ne saurait donner corps. Le créateur n’ est pas un démiurge, et il ne tire pas ses œuvres du néant. Des corps précè-dent la création, qui consiste en une altération de la forme, de la matière, ou du statut de ce qui existe déjà. Il n’ y a pas d’apparition de l’ œuvre au sens strict du terme, le corps est et il s’ expose – tel quel ou réagencé.

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4. Condenser

Dire que le corps n’apparaît pas, mais qu’il est et s’expose, n’ est pas sans rappeler la pratique du ready-made de Duchamp : soit prélever un objet dans son environnement et l’exposer en tant que tel. Le faire exister en le présentant aux regards à la manière d’une œuvre d’art, et singulariser son existence par un processus d’extrac-tion de l’ordinaire. André Breton parlait d’un « objet usuel promu à la dignité d’objet d’art par le simple choix de l’artiste »1. Au-delà de cette démarche manifeste, j’aimerais évoquer le travail de deux artistes qui exploitent des corps « prêt à l’emploi ». Je parle de l’Américain John Chamberlain et du Français César Baldaccini.

1. André Breton, dans l’article « Ready Made » du Dictionnaire Abrégé du Surréalisme.

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989. En 1957, Chamber-

lain récupère pour la première fois des débris de véhicule qu’il assemble et compacte. La tôle froissée l’amène à produire des œuvres monumentales et colorées. Il utilise la presse, la scie, le chalumeau, pour tirer le meilleur de son matériau. S’il n’est pas un artiste pop, il y a dans son œuvre une métony-mie de la société industrielle et consumériste nord-améri-caine d’après-guerre. Il affirme pourtant n’utiliser les carcasses

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aves de voiture que pour leur intérêt formel, et travailler sans plan

préétabli, laissant la matière s’exprimer. De l’autre côté de l’Atlantique, en France, à partir de 1960, César conçoit la technique de la « Compression dirigée ». Il compresse divers objets à l’aide d’une presse hydraulique, dont les plus imposants seront des voitures. La presse conditionnera la forme parallélépipédique de la majorité de ses compressions. Il va jusqu’à accumuler 520 tonnes de débris comprimés. Cette démarche s’affirme comme un défi à la société de consommation. Il y a dans ces deux modalités de compaction une réduction vers de l’essentiel. Chez le Français, la silhouette complexe est tirée vers un dessin minimal à 12 arêtes et 6 faces. Contraindre la structure solide d’une carrosserie à se glisser dans l’étau étroit d’un cube fut une performance saluée. Le processus que César fait subir aux voitures leur fait perdre 90% de leur volume : 90% d’air en moins qui laissent derrière eux des corps extrêmement denses. Si le poids est inchangé, la compression le concentre sur une

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surface très réduite. Un maximum de chair dans un minimum de peau. Les corps obte-nus sont d’une massivité extrême. Surincarnés, les agrégats de tôle menacent de faire ployer leur environnement. Ils sont devenus irréductibles. « Le pourtour ampute, certes, mais pour mieux incruster, et ce qu’un moi (ou un nous) perd en superficie, il le gagne en durée »1. Les objets comprimés existent alors dans leur corporéité ultime : pesante, imposante, incontestable, indépassable.

1. Régis Debray, Éloge des frontières, éd. Gallimard, p. 34

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Il est amusant de voir que respectivement en 1966 et 1967, Chamberlain et César se sont tournés vers l’expansion avec l’utilisation de mousse polyuréthane. L’ Américain, fidèle à son mode de travail habituel, récupère des corps de mousse qu’il taille, comprime, ligature, sans les dénaturer. Il exploite les caractéristiques du matériau qu’il emploie, et ne cherche pas à le transfigurer. Cette volonté de mettre en valeur un matériau pour ce qu’il est le rapproche de son contemporain Robert Morris. Chamberlain n’est pourtant pas un partisan du laisser-aller, puisqu’il poursuit ici ses recherches sur le mode de la contention. À l’inverse, César s’abandonne totalement à l’entropie, et laisse couler la mousse. Une coulée qui s’affranchit du devenir-flaque, puisque le matériau expansif s’ érige après avoir été répandu – une fois mélangés, les deux bains qui constituent la mousse se mettent à gonfler et s’ élèvent jusqu’à occuper quinze fois leur volume originel. La réaction en elle-même est de na-ture incontrôlable, et renvoie son instigateur au statut de specta-teur. À moins d’utiliser un moule fermé, la forme obtenue est très aléatoire. César se fera alors agenceur : il superpose, juxtapose, il colore, nappe ou laque des corps autoformés.

Cette mousse est un corps plein de vide. Elle semble vouloir échapper à sa matérialité en aspirant un maximum d’air. Plus elle se gonfle, plus sa corporéité diminue. La mousse a peu de prise avec son environnement. Sa légèreté la rend baladeuse. Sa chair se rétracte quand on la presse. Quand Chamberlain tord, comprime, ficelle des blocs de mousse, il les réincarne un petit peu. On imagine le changement d’ échelle de ces corps opulents s’ils étaient comprimés à l’extrême : il ne resterait plus grand-chose à voir tant leur masse effective est minime. Il y a tromperie dans ces corps corpulents non-corpo-rels, et les fils de nylon constricteurs de l’artiste révèlent le pot aux

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aves roses. Pourtant, ce matériau n’est pas que fuite et on sent une résis-

tance farouche. Comme si la mousse voulait occuper un maximum d’espace. Le travail de César est bavard sur cet aspect. Ses expan-sions sont ventripotentes et irrévérencieuses. À plusieurs reprises, on voit le matériau qui s’échappe de son creuset matriciel pour se répandre tout autour et devenir énorme. C’est une substance animée et volontaire lorsqu’elle se forme, qui devient docile et timide une fois stabilisée. La mousse cultive le paradoxe. Elle est spatialement très présente, mais tend à se dissiper matériellement.

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L’idée d’une condensation des masses comme modalité d’accroissement de la corporéité a donc retenu mon attention. Je me suis mis à imaginer le noyau dur des objets, un centre de gravité autour duquel s’agglutineraient les composantes d’un même corps. Comme s’il y avait au cœur de chaque entité matérielle un aimant qui garantisse la cohésion de la totalité (au détriment de la somme indéfinie des parties). Une force unifiante – exposée en grâce dans les com-pressions – capable de clore la boucle qui érige une masse en système. Chaque corps s’arrête là où débute le corps de l’autre, et il existe une attraction qui fait tenir ensemble les éléments d’un même corps – rendant ex-térieur tout ce qu’elle ne retient pas. J’ai voulu me substituer à cette attraction en utilisant des processus de com-pression et le matériau mousse. Je me suis servi de chutes : des morceaux de mousse devenus trop petits pour être employés en

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tant que tels. Individuellement, chaque miette exprimait l’impuis-sance de l’infirme, mais réunies, elles participaient de nouveau d’un système effectif. Je les ai donc ligaturées ensemble pour créer l’illusion d’une unité. Le fil de contention devenait alors le substi-tut de la force d’attraction, l’illustration de l’axiome d’incomplétude (Gödel) – « aucun ensemble ne peut se clore à l’aide des seuls éléments de cet ensemble ». La condensation est alors de double nature : les parties tenues ensemble parviennent à un semblant d’unité, et la mousse comprimée par le processus se densifie vers une matérialité plus signifiante. Pourtant il s’agit toujours d’un assemblage, soit la somme de parties. La cohérence est garantie par un tiers qui cherche à masquer sa présence et ne participe pas de l’identité du Tout, ce fil de nylon qui a du mal à se cacher derrière sa transparence. Pour en finir avec le morcellement, j’ai transposé ces volumes en des masses d’un seul tenant. Pour ce faire j’ai eu recours au moulage. Les moules que j’ai conçus s’inspirent des chutes à section rectangulaires utilisées auparavant. La mousse est versée directement dans ces assemblages de carton en forme de cubes emboités. L’ enchâssement des différentes parties ne nécessitant pas de moyen de contention, les lignes obtenues restent très droites et les angles sont à 90°. Ce montage abrupt de parallélépipèdes s’inscrit dans une veine brutaliste : matériau massif, formes géométriques répétitives, pas d’ornement, un moulage « brut de décoffrage ». À la sortie du moule, il n’y a plus de parties assemblées mais bien un corps intégral glissé dans une peau englobante. Reste une incomplétude : si l’unification du Tout est atteinte, la mousse utilisée telle quelle exprime toute son immatérialité. Il ne reste alors plus qu’un pas à franchir pour assurer la cohérence entre l’objet et le discours : chasser l’air du corps.

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Productions personnelles Page de gauche : Sans titre

Chutes de mousse polyuréthane, fil de nylon Page de droite : Sans titre

Mousse polyuréthane expansive moulée

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5. Empeser L’air logé dans la mousse fonde la légèreté et l’immaté-rialité de celle-ci. La compression permettait de chasser cet air en refermant les cavités qui l’accueillent, mais ces poches peuvent être mises à profit. Plutôt que de refermer les pores du matériau, pour-quoi de pas les gorger d’une substance dense ? Ajouter un apprêt à ces corps pour reconditionner leurs propriétés. Dans le secteur du textile, on parle d’empesage – un procédé d’ennoblissement. Il s’agit d’alourdir une étoffe pour lui donner plus de plombant, pour rendre plus présentes à la fois sa matérialité et celle du corps qu’elle recouvre. Le même type de procédé a servi à réaliser la série de mobilier Smoke de Maarten Baas. Le designer hollandais carbo-nise littéralement des pièces de design emblématiques, avant de les imprégner de résine époxy pour les préserver. L’ extrême friabilité et la porosité de la matière brûlée sont alors totalement renversées, et les artefacts deviennent plus solides encore qu’avant le passage des flammes. J’ai voulu adapter le principe d’empesage à mes objets.

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002. Je me suis ressaisi de mes fagotins

de mousse que j’ai plongés dans un bain de ciment aussi littéral que figuré : une pâte qui se fait adjuvant d’empesage, mais aussi adjuvant de liaison. Le ciment rend obsolète l’ étreinte du fil de nylon et sanctifie l’unité de ces corps recomposés. Ils ac-cèdent à une totalité indéfectible, tout en se densi-fiant considérablement. Ils atteignent par la même une certaine complétude sémantique en incarnant intimement le processus de « corporisation ». L’ empesage amène la mousse vers son antithèse : du corps refoulé vers le corps affirmé. Lourds, les

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aves objets chargés de ciment frais rejoignent leur milieu naturel et

l’ épousent pour s’y figer. S’y poser, s’y exposer, s’y imposer. J’écrivais plus tôt « Un corps est une chose en prise avec son milieu d’accueil. Un être au monde matériel, localisé, et contextualisé dans la mesure où il trouve sa place au sein d’un environnement ». Il semble que cette définition rejoigne ici son affirmation matérielle. Le processus trouvant là son assise, la suite des recherches se fera sur le mode de la déclinaison vers une esthétique plus spécifique.

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Pour aller plus loin, j’aimerais commencer par citer un passage du manifeste Specific Objects de Donald Judd (1965) :« Il suffit qu’une œuvre soit intéressante. La plupart des œuvres n’ont en définitive qu’une seule qualité. Dans les œuvres en trois dimen-sions, l’ensemble est réalisé en fonction d’intentions complexes et celles-ci ne sont pas dispersées, mais sont affirmées en une seule forme. Il n’est pas nécessaire qu’il y ait un tas de choses à regarder, comparer, analyser une à une, à contempler. La chose prise comme un tout, sa qualité prise comme un tout, voilà ce qui est intéressant. Les choses es-

sentielles sont isolées et sont plus intenses, plus claires, et plus fortes ». L’ artiste apporte avec ces quelques phrases une pierre angulaire à l’édifice du Minimalisme, mouvement dont il est une figure de proue avec Robert Morris. Dans ce texte, il op-pose « les œuvres en trois dimensions  » à la sculpture et la peinture qu’il juge étriquées et sclérosées. L’idée d’une tridimensionnalité de l’espace per-ceptif n’est pas sans rappeler la défini-tion cartésienne du corps (que Nancy

Empeser 45

rapporte ainsi : « Un corps est long, large, haut et profond. Un corps est étendu »). Cette rationalité du regard qui se veut aussi objectif que possible est commune à tous les représentants du Minimalisme. Je pense par exemple à John McCracken qui décrit sa sculpture comme une « langue de la forme tridimensionnelle. Une langue abstraite faite de formes physiques dotées d’une syntaxe de l’échelle, de la hauteur, largeur, profondeur, position, du geste, de l’attitude »1. Plus radical, Judd préfèrera se débarrasser du geste et de l’atti-tude : ses œuvres doivent pouvoir être exécutées par un anonyme, et il exclut toute idée de mouvement qu’il estime trop évocateur. Il désire que ses œuvres, qu’il appelle « specific objects », ne renvoient qu’à elles-mêmes, soient perçues d’un seul coup d’œil et ressenties comme une expérience physique plutôt qu’un propos intellectuel. Son travail veut se prémunir de toute forme d’illusionnisme et s’appréhende dans une frontalité très franche qui établit un ancrage au réel puissant. C’est d’ailleurs cette puissance de concrétude qu’il défend avec le concept de tridimensionnalité : « Les trois dimensions, dans leur acception la plus large, sont surtout un espace dans lequel on peut évoluer. Les trois dimensions sont l’espace réel. Cela élimine le problème de l’illusionnisme et de l’espace littéral. Un espace réel est fondamentalement plus fort et spécifique qu’une surface plane ». La surface plane, c’est bien sûr la peinture. Judd ne conçoit pas d’espace figuratif et appréhende les corps dans leur volumétrie. Les volumes et structures sont bavards en eux-mêmes, c’est la raison qui pousse l’artiste à laisser parler ses matériaux. « Il y a un lien étroit entre la forme d’une œuvre et les matériaux employés, du fait que peu de choses sont informes ».

Ainsi, les blocs de mousse que j’utilise peuvent être vus comme des volumes très loquaces. Leur hexaédrie dit la stabilité et la prise au sol, on reconnaît l’unité de base de construction en architecture. Je repense aux flaques de mon travail préparatoire, dont

1. John McCracken, John McCracken, éd. Almine Rech et Images Modernes, p. 19

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aves l’informe répandu exprimait un ultime de la stabilité (la matière ne

tombera pas plus bas). De la flaque au parallélépipède rectangle, on a les deux extrêmes du stable, du moins construit au plus construit, de l’effondré à l’architecturé. J’ évoquais l’image de socles pour qualifier cette matière répandue, je note maintenant que ce sont des impératifs de stabilité qui régissent la forme des socles. Ils sont usuellement très structurés, avec des arêtes et une section rectangu-laire. Le volume du socle parle. Déjà en 1926, Brancusi exposait des socles qui n’étaient plus support de rien et devenaient œuvres. On lit à son propos dans la documentation du Centre Pompidou « Le socle, de par ses formes simples et abstraites qui se répètent, prolonge une énergie venue de la terre »1. L’ énergie tellurique qui place le corps en prise avec son milieu d’accueil est présente de façon essentielle dans les socles. Comme une élégance dans la façon de se poser au sol. Nul besoin alors de sculpter les pains de mousse pour leur faire dire le corps. Le corps dans son expression la plus minimale. Ni corps humain, ni corps vivant, mais corps géométrique qui court-circuite notre hâte de placer la corporéité du côté de l’organique. « La principale qualité des formes géométriques, c’est de ne pas être organiques » affirmait Donald Judd, voulant à tout prix éviter l’affleurement de références formelles. Le corps est là, comme une évidence, et c’est la seule chose qui vaille. Cette évidence solennelle de la présence, la majesté du « il y a » lavée des bavardages superflus, portent le sceau de la gravité. J’écrirai quelques mots sur l’importance du « grave ». L’ expression « les corps graves », pour Aristote comme pour la physique moderne désigne les corps dans ce qu’ils ont de lourd, dense, pesant. Le philosophe grec parle de « ce qui tombe vers le bas » pour rejoindre « son lieu naturel ». Les physiciens utilisent l’adjectif « grave » pour caractériser les corps célestes, présences physiques isolées dans le vide sidéral. La gravité est la jumelle de la pesanteur, la force d’attraction qui agglutine les étoiles et condamne le massif à se charger toujours plus. Le gravis latin c’est aussi le digne, le sérieux, le puissant. Il est austère et exclut l’ornement.

1. André Avril, Constantin Brancusi, Dossier Pédagogique du Centre Pompidou 2. Jean-Luc Nancy, Corpus, éd. Métailié, p. 11

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Il se construit en blocs et sera plus volontiers majestueux que délicat. Le son grave vient de la poitrine, il est émis du plus profond du corps. L’ accent grave ouvre l’amplitude d’une lettre. Le grave exprime la profondeur et exhale la présence. Pourtant l’élégance grave est largement méprisée. Nous vivons dans l’ère des « corps sauvés » qui cherchent à évacuer la gravité de l’humain. Des corps de sport et de santé qui ne veu-lent pas peser ou s’ancrer. On préfère les départir de leur poids de sang et d’ os, « mais alors tout flotte suspendu en l’air, et le corps doit toucher terre »2. Le corps grave est remisé à l’hôpital ou au cimetière. Les médias montrent de la chair, de la peau, des muscles, des visages, et dédaignent le corps comme totalité. Mais j’ai le sentiment qu’une réinjection du corporel s’exprime à travers le design. Il existe un véritable engouement pour les matériaux dits « massifs » ou « bruts », et tout ce qui manifeste sa valeur de façon frontale. Bois brut, béton nu, marbre, acier oxydé : les matières s’imposent avec cru-dité. On nous parle d’authenticité, on nous parle de valeur tangible. Prenons les pots de crème de luxe : ils sont à présent lestés de matériaux lourds pour paraître plus précieux. Le verbe « peser » vaut alors pour « avoir de l’importance », et se débarrasse de ses acceptions péjoratives. La valeur quantitative se mue en valeur qualitative. Les corps graves affichent toute leur majesté à travers une nudité impassible. Le dénuement ornemental trouve un contrepoids dans la densité matérielle. La preuve en est : le principe « Less is more » de Mies Van Der Rohe n’a jamais été aussi perceptible qu’à l’échelle monumentale de l’architec-ture. L’approche minimaliste du design a cette radica-lité qui permet l’émergence nette d’une « qualité […] affirmée en une seule forme ».

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aves Mon objectif a donc été d’amener mes blocs de mousse

à affirmer leur qualité en une forme. La qualité que j’ai explorée en premier lieu est la malléabilité. La mousse est généralement sollicitée pour ses facultés d’adaptation remarquables : elle se plie aux impératifs dictés par son environnement. Sa souplesse lui permet de changer de forme sous l’action de la moindre pression. Le procédé d’empesage au ciment me permet de fixer cette atti-tude docile, et de donner à voir des corps comprimés en dehors de leur milieu oppresseur. J’ai par ailleurs travaillé sur deux types de finitions, choisissant tantôt de donner le beau rôle à la mousse, tantôt au ciment. Ainsi, certaines pièces arborent une surface spongieuse qui révèle la nature du corps originel qu’est la mousse. Les autres ont été enduites d’un manteau de ciment, et ensuite polies, pour présenter une surface sans accroc qui laisse la forme dire son monologue. Si les deux acceptent un certain degré d’illusionnisme, l’une met en avant la matière quand l’autre fait prévaloir la forme. À ce moment de mon projet, la forme a sans doute pris le pas sur la matière qui m’avait beaucoup préoccupé jusque-là. Ces formes disent la souplesse et la résistance. Chaque pièce fut d’abord un parallélépipède, auquel j’ai fait subir une altération plus ou moins importante signifiant la rencontre avec un milieu d’accueil. Il y a de la torsion, de l’effondrement, du soulèvement. Tous ces phénomènes sont les stigmates d’une force qui a traversé ces objets en y laissant son mouvement. Et ce n’est pas un hasard si je citais McCracken plus tôt, car j’ai moi aussi voulu conserver vivaces les items du geste et de l’attitude. S’il ne s’agit pas de corps vivants, il s’agit à l’évidence de corps animés. J’imagine que c’est la part de corps propre que je transmets aux corps que je fabrique. Encore une fois, le corps humain n’est jamais loin, et la thématique du « recharnement » s’en trouve renforcée.

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Production personnelleSans titre

Mousse polyuréthane, ciment.

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Productions personnelles Page de gauche : Sans titre Mousse polyuréthane, ciment

Page de droite : Sans titre Mousse polyuréthane, ciment

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aves Une deuxième étape m’a amené à questionner le

moelleux de la mousse. Très proche du malléable, je donne au moelleux une incidence plus ponctuelle dans l’espace et dans le temps. Quand la malléabilité peut engager le corps dans une torsion généralisée, le moelleux se manifeste de manière localisée. La malléabilité est la réponse à une force dynamique entrainante, le moelleux répond à l’inertie d’une masse qui appuie en un point donné. Outre cette variation, j’ai souhaité montrer cette fois non seulement la conséquence mais aussi la cause de la déformation. Ainsi, l’installation met en scène l’opprimé et l’oppresseur. L’opprimé c’est bien sûr la mousse qui ploie, et l’oppresseur prend le visage de colonnes de béton signifiant le poids. Les hexaèdres de mousse voient leurs lignes droites s’infléchir en courbes sous l’action de la pesanteur. Les formes euclidiennes, pures idées mathématiques, passent dans le monde matériel à mesure qu’elles se déforment. L’ altérité les rend palpables. L’idéal bascule vers le concret lorsque ses propriétés deviennent indicibles, le concret s’accommodant bien mieux du quelconque. Comme une rencontre entre la pensée minimaliste et celle de l’Antiform, comme une transition de l’une à l’autre. Lorsque le cube, dernier bastion qui résiste à l’imperma-nence, se met à redouter sa fin lui aussi. La gravité se pose sur lui et le fait lentement plier. Irrémédiable gravité.

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Il m’importe également de problématiser la médiatisa-tion des corps que je fabrique. J’évoquais précédemment le rôle des médias dans la néantisation du corps. Il semble que les annonceurs raffolent des figures évanescentes et éthérées dont les contours travaillés n’ offrent plus de prise à la réalité. Il y a ces objets détourés sans contact avec le sol, ces corps qui flottent dans le non-espace d’un fond uni, ces surfaces lisses et homogènes. On l’a vu, la corporéité effraie. On rejette la contingence de l’être corps car son impermanence nous paralyse. À ce titre, afficher en 4x3 le fantasme de corps « libérés » apparaît justifié, voire judicieux. Seulement, les objets existent dans le champ perceptif parce qu’ils touchent terre, parce qu’ils sont pris dans une chute commune à tous les corps. Je suis convaincu qu’il y a de la majesté dans l’appréhension d’un objet en tant que masse. Je veux mettre en valeur la lourdeur qui donne lieu à l’existence. J’ai commencé par photographier mes objets sur un fond rouge vif avec une lumière zénithale très crue. La saturation colo-rée devait court-circuiter la neutralité usuelle des fonds, et mettre en avant l’existence et la densité d’un environnement. Grâce à la lumière, je souhaitais écraser les volumes sur le sol et créer des ombres franches. Mais si ces images appellent le regard, elles ne disent toujours pas la corporéité. L’ œuvre vit une petite mort en devenant une image. « Survivre, c’est sauvegarder ses plis et replis. Pour prévenir l’aplatissement du corps et de l’image du corps, la mor-telle, l’ennuyeuse surface plate comme la main, sans intérieur ni exté-rieur, ni muqueuse entre les deux »1. Quand Donald Judd disait vouloir faire de ses œuvres des expériences physiques, cela impliquait qu’il fallait les voir en vrai. Il n’ était pas convaincu du le pouvoir de l’image en général, mais reconnaissait que « finalement, la surface plane est trop commode pour être abandonnée. Certaines choses ne peuvent se faire que sur une

1. Régis Debray, Éloge des frontières, Gallimard, p. 35

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aves surface plane. La représentation d’une représentation par Lichtenstein

en fournit un bon exemple ». Alors si, concernant ce type d’objets, rien n’égale la perception tridimensionnelle, comment diffuser leur image ? J’ai choisi de faire une seconde série de photographies qui rende sa signification au mot « environnement ». Je suis allé faire des images de mes corps de ciment directement dans l’atelier, et rendre ainsi compte de leur existence selon un procédé in vivo, presque documentaire. Si on ne s’affranchit jamais de la mise en scène, il y a plus de concrétude dans cette deuxième série. Ne serait-ce que concernant l’échelle qui y est beaucoup plus lisible. Finalement, je trouve la « neutralité » du fond uni très maniérée et moins minimale que le fourbi du décor réel. Il y a une crudité que je trouve charnelle. Je pense aux films du Dogme95, dont l’expressivité formelle passait par la sobriété, et dont les réalisateurs faisaient « Vœu de Chasteté » en refusant les décors, lumières, ou acces-soires artificiels. L’objectif annoncé était « une prise avec le réel di-rect […] plus apte à exprimer les enjeux artistiques contemporains ». Comme un code de conduite pour produire des œuvres moins abrutissantes, moins lénifiantes, plus singulières. Aucun film ne respectera jamais l’ensemble des commandements de ce dogme. Aussi, je crois que derrière le ton abrupt et radical de ce texte, il faut simplement lire une volonté d’exacerber l’expressivité. Une exalta-tion qui passe par l’allègement drastique des moyens de production, et c’est sur ce point que s’ancre le particularisme de ces réalisateurs. Convaincus que c’est en l’absence d’artifice que leur environnement de tournage exprimera toute sa force, ils accouchent d’un style vif, frontal et dépouillé. Si je devais désigner des images graves et corporelles, ce seraient les leurs.

Production personnelleSans titre

Mousse polyuréthane, ciment., béton

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Production personnelleSans titre

Mousse polyuréthane, ciment., béton

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6. L’ÉQuilibre

Pour terminer, j’aimerais aborder les notions d’ équilibre et de justesse. Je crois que ces deux paramètres infusent tout l’art minimal, et la création en général. Être créateur, c’est savoir faire les choix nécessaires pour remplir la fameuse « page blanche » dont la virginité nourrit les angoisses. Qu’il existe un cahier des charges ou non, le designer doit déterminer les caractéristiques du produit qu’il élabore et juger de leur pertinence. Compilés subjectivement, chacun des éléments doit trouver sa place au sein du tout. Pour ce faire, toutes les variables font l’objet d’un choix consciencieux qui devra déboucher sur une justesse de l’ensemble. L’acuité, la préci-sion, et la concision s’avèrent être des fers de lance précieux pour parvenir à un point d’équilibre. J’ai cité ici des artistes minimalistes passés maîtres dans l’art de distiller de la forme et de la matière à doses homéopathiques pour arriver à l’élégance d’un équilibre par-fait. Ils montrent un art de la stabilité, un art de poser les objets. Les minimalistes ont souvent mis leur savoir-faire au service du design, j’aimerais en montrer quelques exemples qui constituent une boîte à outils pour ma production. À commencer par l’in-contournable Donald Judd qui affirmait sans complexe : « Si une chaise ou un bâtiment n’est pas fonc-tionnel… c’est ridicule. Une bonne chaise est une bonne chaise ».

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Son souci du fonctionnel, allié à une croyance en « l’iden-tité inaliénable des matériaux », et un goût pour la nouveauté des procédés et matières industriels l’a amené à produire un design très radical. Bois contreplaqué, formica, plexiglas, aluminium ou encore acier laminé à froid, s’ érigent en objets mono-matériau constitués d’agencements de plaques montées en angles droits. On ne s’ étonnera pas de l’absence d’effets décoratifs, tout ce qui n’est pas nécessaire étant évacué. L’utilisation de la couleur n’est donc pas récurrente. Quand il y a recours, Judd utilise la laque ou peint au pistolet pour obtenir un monochrome aussi inexpressif et imper-

sonnel que possible. La couleur sert à l’unité visuelle, à faire tenir ensemble les formes. Sa prédilec-tion se porte sur le rouge cadmium industriel car il pense que « en tant que couleur il a la valeur exacte pour un objet à trois dimensions. Le rouge semble être la seule cou-leur qui rende vraiment un objet précis, et définisse ses contours et ses angles ». Son mobilier apparaît comme une évidence, il semble que tout soit dit de sorte qu’il ne reste que le mutisme pour contempler.

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61L’Équilibre

Des années 1960 à sa mort en 2013, l’artiste Richard Artschwager crée toutes sortes d’œuvres et d’objets en formica. Bien qu’il ne soit pas affilié clairement à un mouvement artistique, il sera repéré dès 1959 par Judd qui établira des ressemblances entre leurs travaux respectifs. Artschwager ne se contraint pas à des règles ascétiques, et défend une création plus ludique. La commissaire d’exposition Jennifer Gross a écrit à son propos « ses peintures et objets rendaient le Pop plus sobre, le Minimalisme moins sérieux, et interdisaient à l’art conceptuel de n’ être qu’un jeu d’intellectuels ». Son design de meubles se construit tout en blocs. Très massif, il pousse le minimalisme à son extrême. Mais souvent, une impression sur le formica vient faire contrepoids en figurant non sans humour l’image de meubles plus classiques. L’ image décorative raille le volume ultra-rationna-lisé. Artschwager ne craint pas la couleur, le motif, ou la citation, et ses objets tiennent du mot d’esprit.

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La rationalisation des formes intervient régulièrement dans le design, et ne concerne pas que les minimalistes. Pour ne citer qu’un exemple, la couturière Madeleine Vionnet au début du XXeme siècle faisait preuve d’une modernité remarquable, construisant beaucoup de ses patrons à partir de formes géométriques simples de type carré, rectangle, ou rond. La Robe Quatre Mouchoirs marquera l’histoire pour l’élégance de sa radicalité. Le tomber du tissu qui drape le corps vient casser la rigueur des lignes droites, qui prennent corps en se courbant.

J’aimerais enfin citer l’œuvre de Richard Serra. L’ artiste ne s’est certes pas frotté au champ du design (encore qu’on pourrait parler de design d’espace), mais sa manipulation de l’acier est au demeurant très inspirante. Serra traite de l’équilibre de manière très littérale. Ses plaques d’acier monumentales affichent une stabilité pré-caire, mais la justesse de leur agencement

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63L’Équilibre

permet la perfection d’un équilibre. Chaque élément est exactement à sa place. Il y a quelque chose de fascinant dans cette composition immobile. Un genre d’évidence qui rend incontestable les choix du créateur : la stabilité de ses œuvres confirme la justesse de leur agen-cement. La mise en place des éléments ne répond plus seulement à des critères subjectifs, ce sont les lois de la physique qui déterminent objectivement quelle est la place de chacune des plaques. La gravité est particulièrement pal-pable, mais elle n’a rien de plombant. L’ équilibre et la précision sont les garants d’une forme arrêtée dans une composi-tion parfaite, posée.

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65L’Équilibre

J’ai exposé ici une série de corps graves déployant le poids du peu, exprimant leur densité à travers le filtre de l’ épure. Ce faisant, j’ai affiné ma perception de la pesanteur. L’ art et le design superposent les acceptions propres et figurées des notions qu’ils abordent, faisant advenir des ambiguïtés. Concernant la pesanteur, le sens premier s’exprime à travers les mots des physiciens : le poids, la masse, le volume, la densité, la gravité, l’attraction, les corps. C’est une langue de l’expé-rience qui s’offre avec la frontalité du palpable et du mesurable. Elle concerne les caractéristiques purement matérielles et techniques des corps, et n’oppose pas de résistance à notre entendement. Le sens figuré est plus délicat à saisir puisqu’il véhicule un bagage immatériel. Il renferme ce qu’il y a d’intelligible dans la pesanteur. Toutes les métaphores gravitent autour de ce deuxième niveau de lecture. Et force est de reconnaître que la symbolique du poids est très versatile, elle s’offre dans une bipolarité dont seul l’un des deux versants concentre mon intérêt. Le pesant qui (me) gêne, on pourrait l’appeler « le plom-bant ». Il s’agit du poids qui incommode, qui déséquilibre et entraîne la chute. Une lourdeur qui s’est extraite du projet au gré des resser-rements sémantiques de son propos. Au contraire, le pesant en tant que valeur se fait ancrage et stabilise. D’un côté se tient le plombant que l’on traîne comme un boulet sinistre, de l’autre se trouve le poids sur lequel on s’appuie, solide et ferme. Quand je dis « le pesant en tant que valeur », je pense à l’expression « faire le poids ». Ce qui « fait le poids » impose sa valeur de façon incontestable : un « argument de poids » est généralement irréfutable.

De la même façon, un corps grave est un corps qui s’impose et s’affirme comme une totalité insécable. Il s’offre dans une forme de dénuement, et exprime l’existence avec évidence. Le corps grave résonne dans l’espace comme un « voilà » dans l’esprit : il manifeste une présence limpide.

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67Table des MatiÈres

Table des matières

0. Ouverture .................................................................... 7 1. L’ impermanence ......................................................... 11 2. Cerner le corps ........................................................... 19 3. Donner corps .............................................................. 29 4. Condenser ................................................................... 35 5. Empeser ....................................................................... 43 6. L’ équilibre ................................................................... 61

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69Bibliographie

Alain REY, Dictionnaire Culturel en langue française, Le Robert, 2005. Gaston BACHELARD, L’ Eau et les Rêves, Le Livre de Poche, 2012. Gaston BACHELARD, La Terre et les Rêveries de la Volonté, Corti « Les Massicotés », 2004. Yve-Alain BOIS et Rosalind KRAUSS, L’informe : mode d’ emploi, Centre Georges Pompidou, 1996. Régis DEBRAY, Éloge des frontières, Gallimard « Folio », 2010. Gilles DELEUZE, Francis Bacon Logique de la Sensation, Seuil « L’ Ordre Philosophique », 2002. René DESCARTES, Méditations Métaphysiques, Garnier, 2008. Michel FOUCAULT, Le Corps Utopique, Lignes, 2009. Georges DIDI-HUBERMAN, Être Crâne, Les Éditions de Minuit, 2012.John McCRACKEN, John McCracken, Almine Rech Éditions / Éditions Images Modernes, 2000. Jean-Luc NANCY, Corpus, Métailié « Sciences Humaines », 2006. Margit ROWELL, Qu’est ce que la sculpture moderne ?, Centre Georges Pompidou, 1986. SOLIRENNE, Sentinelles de l’Immobile, Rougier « Ficelle », 2010.Claire CHATELET, « Dogme95 : un mouvement ambigu, entre idéa-lisme et pragmatisme, ironie et sérieux, engagement et opportunisme », Mille huit cent quatre-vingt-quinze, Février 2006.Olivier CHEVAL, « Toucher la Plaie » dans Le Toucher, Entrelacs, 2013.Donald JUDD, « Specific Objects » dans Arts Yearbook 8, 1965.

Bibliographie

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71Remerciements

Je tiens enfin à signifier tout le respect et la gratitude que je porte à ceux qui m’ont accompagné au cours de ces deux années de recherche. J’ accorde toute ma reconnaissance à mes professeurs, dont l’acuité et la disponilité fut précieuse. Maïté Bellali et Emmeline Renard. Clémence Mergy. Anne-Marie Septfonds. Jean-François Rogeboz et Jeremy Soudant. François-Xavier Hérody et Jean-Michel Ribettes. Anne-Cécile Sonntag et Laurence Hovart. Isabelle Akani-Guéry. Natacha Lallemand. Je chéris mes camarades, dont l’énergie solaire est d’un réconfort inestimable. Lucas Blan-chy, Safia Boulmenadjel, Justine Bourget, Camille Couton, Élise Ehry, Baptiste Guesnon, Nina Guy, Anaïs Hazo, Chloé Jauffrineau, Louis Lebot, Myriam Le Pihive, Hyacinthe Lesecq, Axelle Nick, Mickaël Pacult, Camille Pozzoli, Camille Roger, Clément Rosenberg, Mathilde Roussillat, Arthur Tramier, Hans Vallimäe, Marion Ver-dier. Je remercie ceux qui m’ont accompagné dans la réalisation de ce projet depuis l’extérieur. Magali Henriet. Cathie et Christophe Henriet. Daniel Niño Cortés. Léa Ellinckhuÿsen.