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Corps naturel,

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Corps naturel,corps artificielPrésentation, notes, dossier et cahier photos

par Élise CHEDEVILLE,agrégée de lettres modernes

et professeur de « culture générale et expression » en BTS,et Grégoire SCHMITZBERGER,

agrégé de lettres classiqueset ancien élève de l’École normale supérieure

Flammarion

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Dans la même collection

1re année – Le manuelCulture générale et expression

2e annéeLes anthologies sur les thèmes aux programmesCes objets qui nous envahissent : objets cultes, culte des objetsCette part de rêve que chacun porte en soiCorps naturel, corps artificielLe DétourL’ExtraordinaireFaire voir : quoi, comment, pour quoi ?La FêteGénération(s)Je me souviensParoles, échanges, conversations et révolution numériqueRire : pour quoi faire ?Le Sport, miroir de notre société ?

Les recueils de nouvelles intégrales pour enrichir ses référencesculturelles sur les thèmes du programmeHistoires de ceux qui oublient… ou pas (en lien avec Je me souviens)9 Histoires extraordinaires (en lien avec L’Extraordinaire)Des nouvelles du corps (en lien avec Corps naturel, corps artificiel)

© Éditions Flammarion, 2017.ISBN : 978-2-0813-7552-9ISSN : 1269-8822No d’édition : L.01EHRN000492.N001Dépôt légal : août 2017

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SOMMAIRE

■ Présentation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

I. QU’EST-CE QUE LE CORPS ?

1. PENSER LE CORPS 12Platon, Phédon 13François Rabelais, Gargantua 17Sigmund Freud et Josef Breuer, Études sur l’hystérie 19Daniel Pennac, Journal d’un corps 20

2. POUVOIRS DU CORPS 23Erri De Luca, Les poissons ne ferment pas les yeux 24Michel Serres, Variations sur le corps 26Hervé Guibert, Des aveugles 28

Zoom sur : Le corps et la médecine 31

3. LIMITES DU CORPS 33Georges Canguilhem, Le Normal et le Pathologique 33Tahar Ben Jelloun, L’Ablation 36Henri Michaux, « Un homme prudent » 38Jean-Dominique Bauby, Le Scaphandre et le Papillon 40

4. DÉCRÉPITUDE DU CORPS 43Georges Louis Leclerc de Buffon, Histoire naturelle 44Charles Baudelaire, « Les Petites Vieilles » 46Jean-Claude Ameisen, « Pour partie en train de mourir,

pour partie en train de renaître » 49Sarah Taupin, « Ce qu’elle mérite » 52

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II. LE CORPS ARTIFICIEL :DU SOUCI DE SOI AU CORPS AUGMENTÉ

1. ENTRETENIR, SOIGNER, ÉPROUVER 56Jacques Jouanna, Hippocrate 57Molière, Le Malade imaginaire 61Georges Vigarello, « Le désir et les normes » 65Jean Echenoz, Courir 68

Zoom sur : Le corps augmenté dans la mythologie grecque 72

2. ESTHÉTISER 73Charles Baudelaire, « Éloge du maquillage » 74Yannick Le Hénaff, « Chirurgie esthétique et beauté : le

corps à l’état naturel est un fantasme » 76Interview de David Le Breton par Marie-Laetitia Bonavita,

« Tatouage : quand la société de consommation investitles corps » 79

3. INTERROGER, TRANSCENDER :LE CORPS DANS LES ARTS 84Ovide, Les Métamorphoses (1) 85Valère Novarina, « Pour Louis de Funès » 88Sabrina Silamo, « La folie ORLAN » 90

4. RÉPARER, TRANSFORMER 94Le Monde, « Organes artificiels : de réelles avancées ! » 95

Zoom sur : Augmentation et transhumanisme 96Fabien Soyez, « Implants, prothèses, organes artificiels…

jusqu’où réparer le corps ? » 100Maylis de Kerangal, Réparer les vivants 103L. Bereni, S. Chauvin, A. Jaunait et A. Revillard, Introduc-

tion aux Gender Studies 107

5. AUGMENTER 110Bernard Claverie et Benoît Le Blanc, « Homme augmenté

et augmentation de l’humain » 111Jérôme Goffette, « De l’humain réparé à l’humain aug-

menté : naissance de l’anthropotechnie » 115Ovide, Les Métamorphoses (2) 117

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III. INDIVIDU ET SOCIÉTÉ :LE CORPS EN QUESTION

1. NORMES, CANONS DE BEAUTÉET FONTAINE DE JOUVENCE 121Mona Chollet, Beauté fatale 122

Zoom sur : Le corps des femmes… de l’aliénationà la libération ? 123

Clément Marot, « Contreblason du tétin » 126Henri-Jacques Stiker, « La dégénérescence » 129Oscar Wilde, Le Portrait de Dorian Gray 131

2. L’HOMME, UNE MACHINE COMME LES AUTRES ? 134René Descartes, Principes de la philosophie 135Jean-Marie Brohm, « Du corps machine au corps aug-

menté » 136E.T.A. Hoffmann, L’Homme au sable 140Isaac Asimov, L’Homme bicentenaire 142Auguste de Villiers de L’Isle-Adam, L’Ève future 146Denis Collin, « La fabrication des humains » 149

Zoom sur : Science… fictions ? 152

3. L’HUMAIN, UNE RÉALITÉ IMMUABLE ? 154Jean-Claude Ameisen, « La mort et la sculpture du vivant » 154Kazuo Ishiguro, Auprès de moi toujours 157Gilbert Hottois, Species Technica 161Luc Ferry, La Révolution transhumaniste 164

Sommaire | 5

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■ Dossier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 169

Du corps naturel au corps artificiel : travail lexical etactivités thématiques 170

Le thème en chansons 171Le thème en bande dessinée 176Monstres et humains 179

Zoom sur : Monstres et monstrueux 184Sujets d’exposés 186Vers la synthèse de documents 187Vers l’écriture personnelle 190Étude de l’image 192

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PRÉSENTATION

« [C]e n’est pas une légère entreprise de démêlerce qu’il y a d’originaire et d’artificiel dans laNature actuelle de l’homme 1. »

Q uand fleurit le printemps, nombre de magazines fémi-nins – et aujourd’hui également masculins – nousexhortent à dévoiler notre corps et à en gommer les

imperfections par un régime, un peu d’exercice, voire par dessolutions plus radicales comme une liposuccion ou une injectionde botox 2. C’est ainsi que le film Rock’n Roll de GuillaumeCanet 3 dépeint un homme qui, pour rester populaire, enchaîneles interventions de chirurgie esthétique jusqu’à être complète-ment défiguré tout en s’exclamant à celle qu’il aime : « C’esttoujours moi ! » Culte du corps, culte du beau, culte de la jeu-nesse… Devenu valeur-étalon de notre société, le corps normé etnormatif fait aujourd’hui payer cher à celles et à ceux qui déro-gent à ses lois. En effet, les magazines féminins – encore eux –vantent tout à la fois chirurgie esthétique, régimes, maquillage,exercices de fitness, et, paradoxalement, déplorent que les

1. Jean-Jacques Rousseau, Préface au Discours sur l’origine et les fondementsde l’inégalité parmi les hommes, 1755, GF-Flammarion, 2008, p. 53.2. Plus connue sous le nom de botox, la toxine botulique est une protéinequi, injectée à faible dose, provoque une paralysie musculaire ciblée et atté-nue ainsi temporairement certaines rides.3. Sorti en février 2017.

Présentation | 7

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jeunes filles se meurent d’anorexie en rêvant d’un impossiblecorps parfait. Peut-on échapper aux canons de la beauté ? Pour-quoi vouloir transformer ce qu’a fait la nature ? Est-il possibled’apprendre à accepter son corps tel qu’il est ?

Mens sana in corpore sano 1.

Que nous dit cette phrase de Juvénal, devenue un poncif, sice n’est que l’âme et le corps sont deux entités indubitablementliées ? Être vivant, c’est en effet avoir un corps biologique 2,capable le plus souvent de se mouvoir grâce aux fonctionsvitales, mais aussi de sentir, d’agir, de souffrir, de parler et depenser. La Genèse raconte qu’au moment de créer l’homme,Dieu le façonna en lui donnant une enveloppe charnelle et enlui insufflant la vie 3. L’esprit – le souffle – et le corps – la chair –seraient donc intimement mêlés et confondus. Ils nous défi-nissent et nous déterminent, tant et si bien qu’il est parfois dif-ficile de penser l’un sans l’autre. Et pourtant… Un poignet cassé,une maladie, un handicap, et voilà que ce corps que l’on croyaitconnaître nous pèse, nous échappe et nous devient étranger. Etplus les années passent, plus ce corps peut faire défaut : plus« limité », moins « beau », il continue pourtant à être le supportde notre identité. Comment penser notre propre corps, etcomment se l’approprier ? Quelles sont ses limites ?

Pour appréhender ce corps étrange et faillible, les hommesont d’ailleurs toujours cherché à le connaître, à l’apprivoiser, à

1. Citation extraite de la dixième satire de Juvénal et qui signifie « un espritsain dans un corps sain ».2. Étymologiquement, le biologique renvoie à ce qui est vivant, au sens orga-nique du terme. Le corps biologique, associé à l’image de la nature, est avanttout un corps qui se définit par ses fonctions vitales : ce sont nos organeset leur bon fonctionnement qui nous permettent d’exister.3. La Bible, Genèse, 1-2, 4.

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en prendre soin, à l’embellir, à l’entraîner, voire à le transformer,c’est-à-dire à en modifier la nature. Ainsi, dans l’Antiquité,hommes et femmes prodiguaient déjà soin et exercices au corpsafin qu’il progresse en équilibre avec l’esprit, tandis que lesÉgyptiens usaient et abusaient du khôl 1. Le XVIIIe siècle instaural’idée de perfectibilité corporelle 2, tandis que le XXe siècle multi-plia les découvertes scientifiques dont certaines changèrent lerapport au corps, comme la pilule contraceptive pour lesfemmes. Aujourd’hui, des technologies médicales de pointe,dont les greffes, les prothèses et la pharmacologie, permettentde réparer les corps, de sauver des vies, de corriger et mêmed’augmenter 3 l’humain. L’existence d’un corps qui serait entiè-rement naturel semble alors relever d’une vieille superstitionplus que d’une réalité : le corps se pense désormais en lien avecles progrès techniques, c’est-à-dire avec l’artificiel. Avec l’inter-vention de l’homme, le corps devient produit, objet, artefact 4 :il est rêvé et créé par l’homme, pour l’homme et des mains del’homme. Ce phénomène entraîne nécessairement une redéfini-tion de l’homme et une modification de notre rapport aumonde, au temps et à la mort.

Le fait de transformer, réparer, augmenter voire recréerl’humain grâce à la chirurgie plastique, à la biomécanique ou à

1. Khôl : cosmétique, noir à l’origine, destiné à maquiller et autrefois à soi-gner les yeux.2. C’est en effet au XVIIIe siècle que l’« éducation physique » a été inventée.Allant à l’encontre d’un déterminisme qui imposait aux individus de « faireavec » le corps que la nature leur avait distribué, le principe de perfectibilitécorporelle s’appuie sur l’idée qu’on puisse améliorer ce corps qui nous a étédonné afin de le faire correspondre à nos aspirations.3. Contrairement à la réparation, l’augmentation de l’homme vise à franchirles limites de ses capacités naturelles. Pour plus de précisions sur ce nouvelhorizon scientifique, voir « Zoom sur », p. 96-97.4. Artefact : produit de l’art, de l’industrie.

Présentation | 9

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la génétique amène en effet à repenser les concepts qui nousdéfinissent. Les progrès scientifiques nous imposent uneréponse éthique 1 : la société doit établir les limites morales au-delà desquelles l’intervention sur l’homme serait pure folie.Quant aux romans et aux films d’anticipation qui présentaienthier cyborgs, utérus artificiels, création et modificationd’embryons ou greffe d’un visage sur un autre, ils n’ont jamaisaussi bien porté leur nom tant le monde qu’ils présentaient estdevenu réel ou très proche. Si nous pouvons changer de corps,que devient l’esprit ? Sommes-nous si différents de la machine ?Qu’en est-il de l’identité et de la notion même d’humanité sinous transformons notre nature ?

Devant l’accélération du phénomène de perfectionnement,de contrôle et d’appropriation du corps, il nous appartient deréfléchir à celui-ci, à ce qu’il sous-tend, ainsi qu’aux codessociaux et moraux dans lesquels il s’inscrit et que nous souhai-tons pour demain.

1. Éthique : qui relève d’un ensemble de valeurs et d’une conduite morale.

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I. Qu’est-ce que le corps?

Pour répondre à la question « Qu’est-ce que le corps ? » il faut avanttout faire la différence entre corps inanimé (par exemple un objet)et corps animé (par exemple un animal), selon la distinction opéréepar Aristote 1. Mais dans la catégorie du corps animé, il est possiblede distinguer le corps animal (qui s’inscrit pleinement dans le règneanimal) du corps humain (qui lui s’inscrirait dans une sphère spéci-fique, celle d’un monde régi par les lois sociales). Et le corps humainlui-même peut être envisagé selon différentes approches : sonaspect extérieur, physiologique 2, psychologique ou émotionnel(comme support de notre identité)… Préoccupation centrale de notresociété, le corps est au cœur de ses enjeux et présente des défini-tions variées.En effet, définir le corps est un exercice qui se révèle moins évidentqu’il y paraît. Certains penseurs ont fait le choix de séparer claire-ment les deux notions, celle de l’âme et celle du corps, imposantl’idée d’une dualité qui a grandement influencé la culture occiden-tale. Ainsi, Platon 3 condamne le corps, expliquant qu’il n’est qu’un

1. Aristote, philosophe grec du IVe siècle av. J.-C., établit cette distinctiondans son traité De l’âme. Selon lui, le corps est une matière inerte : c’estl’âme qui lui insuffle la vie, et permet d’opérer une distinction entre mondeanimal et monde des objets.2. Physiologique : qui concerne le fonctionnement du corps.3. Platon, philosophe grec du IVe siècle av. J.-C., expose cette théorie dansson dialogue Phèdre. Il y développe l’idée d’une âme qui doit s’élever versune réalité supérieure, et lutter contre un corps qui l’appesantit et la ramènesans cesse aux illusions du monde terrestre.

I. Qu’est-ce que le corps ? | 11

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poids mort pour notre esprit – conception que l’on retrouve dansles grandes religions monothéistes. Pourtant, l’imbrication de l’âmeet du corps paraît souvent aller de soi : nombreuses sont d’ailleursles expressions qui mêlent les deux 1.Même si l’on souscrit à la théorie de la dualité, le corps ne peut êtrepensé indépendamment de l’esprit : que l’on considère ses pouvoirs,ses limites ou sa décrépitude, il reste intrinsèquement lié à nosémotions, à notre vécu, à nos peurs, à nos croyances. Le corps estun lien direct avec la vie et le réel, enregistrant en permanence dessensations que notre esprit analyse et transforme en idées. C’estcette vision empiriste 2 que développe le philosophe anglais JohnLocke (1632-1704) dans son Essai sur l’entendement humain (1689).La théorie sensualiste, quant à elle, va plus loin que l’empirisme,postulant que nous n’avons ni idées, ni capacités réflexives innées :notre seule source de connaissance, de réflexion, de jugement,serait la sensation. On comprend alors toute l’importance du corpset de ses pouvoirs, et on en saisit d’autant mieux le rôle lorsqu’onest malade ou privé de ses facultés physiques, que cette situationsoit accidentelle ou le fruit de l’âge. Mais la vieillesse est parfoisaussi l’occasion de percevoir différemment notre corps et de revoirnotre rapport au monde.

1. Penser le corps

L’expression « penser le corps » est un véritable défi, puisqu’elleaccole deux notions (« pensée » et « corps ») a priori bien distinctes.

1. On peut penser par exemple à l’expression « se jeter corps et âme ». Parailleurs, la sentence de Juvénal a été reprise sous la forme Anima sana incorpore sano pour former l’acronyme de la marque ASICS.2. Empiriste : relative à un courant de pensée qui ne s’appuie que sur desexpériences concrètes.

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Elle met en effet en évidence l’effort que nécessite l’appréhensiondu corps : sa définition ne serait pas instinctive mais réclameraitl’exercice de l’intellect. Cette architecture d’atomes, cet agglomératde molécules et de cellules vivantes est perçu avant tout commeune réalité concrète, palpable. Si Platon rejette avec dédain un corpsqui empêcherait l’âme d’atteindre la perfection, Rabelais (p. 17), lui,ne s’y trompe pas lorsqu’il écrit à tour de plume des pages regor-geant d’expressions scatologiques, sexuelles et alimentaires. Le cri-tique russe Mikhaïl Bakhtine (1895-1975) appelle cela sobrement le« bas-corporel », mais il faut bien y voir une expression immédiatedu corps, une célébration de sa réalité la plus physiologique. Toute-puissance joyeuse du corps, oui, mais il ne faudrait toutefois pasoublier qu’il est directement corrélé à notre esprit (Freud et Breuer,p. 19) : l’état de l’âme a des incidences directes sur celui du corps.Parfois, le lien peut être rompu et l’individu se considère alorscomme étranger à lui-même, extériorise son corps pour mieux l’ana-lyser ou le rejeter, selon les cas : c’est l’expérience que décrit DanielPennac (p. 20). En définitive, tout semble dépendre du rapport quel’on décide d’établir avec notre propre corps, avec notre propreimage aussi.

■ Platon, Phédon (Ve siècle av. J.-C.)

Le philosophe grec Platon (v. 428-v. 348 av. J.-C.) est un élève deSocrate, illustre penseur qui a marqué Athènes au Ve siècle av. J.-C.C’est grâce à Platon que nous est parvenue la pensée socratiquedispensée à l’oral, même si les leçons du maître sont déformées parle disciple lorsqu’il les transpose à l’écrit. Le dialogue philosophiquedu Phédon met en évidence la dualité corps/esprit. Platon y expliqueen effet que l’on ne peut approcher du beau en soi, du vrai en soi,du bon en soi – des idées pures, en somme – qu’en évitant toutcommerce avec le corps. De fait, celui-ci est présenté comme la

I. Qu’est-ce que le corps ? | 13

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source de tous nos maux. Ce « tombeau de l’âme » souille tout cequ’il touche et entraîne la corruption des hommes. Cette conceptionbinaire de l’individu cloue au pilori le corps, rejeté massivement :Platon offre ainsi un socle théorique solide au dualisme chrétien 1.Le texte a pour cadre la prison d’Athènes, juste avant la mort deSocrate, condamné à boire la ciguë. Le dialogue porte sur la mortet sur ses avantages.

[Le corps : un obstacle à la pensée et à la vertu]

« Et maintenant, Simmias, que dirons-nous de ceci ? Admet-tons-nous qu’il y a quelque chose de juste en soi, ou qu’il n’ya rien ?

– Oui, par Zeus, nous l’admettons.– Et aussi quelque chose de beau et de bon ?5

– Sans doute.– Or as-tu déjà vu aucune chose de ce genre avec tes yeux ?– Pas du tout, dit-il.– Alors, les as-tu saisies par quelque autre sens de ton corps ?

Et je parle ici de toutes les choses de ce genre, comme la gran-10

deur, la santé, la force, en un mot de l’essence de toutes les autreschoses, c’est-à-dire de ce qu’elles sont en elles-mêmes. Est-ce aumoyen du corps que l’on observe ce qu’il y a de plus vrai enelles ? ou plutôt n’est-il pas vrai que celui d’entre nous qui sesera le mieux et le plus minutieusement préparé à penser la chose15

qu’il étudie en elle-même, c’est celui-là qui s’approchera le plusde la connaissance des êtres ?

– Certainement.– Et le moyen le plus pur de le faire, ne serait-ce pas d’abor-

der chaque chose, autant que possible, avec la pensée seule, sans20

1. Le dualisme chrétien correspond à l’idée selon laquelle corps et espritsont deux éléments de nature distincte. Le corps est lié au péché de la chair,aux tentations, au Mal. L’esprit, en revanche, est tourné vers la recherche deDieu et du Bien.

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admettre dans sa réflexion ni la vue ni quelque autre sens, sansen traîner aucun avec le raisonnement, d’user au contraire de lapensée toute seule et toute pure pour se mettre en chasse dechaque chose en elle-même et en sa pureté, après s’être autantque possible débarrassé de ses yeux et de ses oreilles et, si je puis25

dire, de son corps tout entier, parce qu’il trouble l’âme et ne luipermet pas d’arriver à la vérité et à l’intelligence, quand ellel’associe à ses opérations ? S’il est quelqu’un qui puisse atteindrel’être, n’est-ce pas, Simmias, celui qui en usera de la sorte ?

– C’est merveilleusement exact, Socrate, ce que tu dis là,30

répondit Simmias.– Il suit de toutes ces considérations, poursuivit-il, que les

vrais philosophes doivent penser et se dire entre eux des chosescomme celles-ci : Il semble que la mort est un raccourci qui nousmène au but, puisque, tant que nous aurons le corps associé à35

la raison dans notre recherche et que notre âme sera contaminéepar un tel mal, nous n’atteindrons jamais complètement ce quenous désirons et nous disons que l’objet de nos désirs, c’est lavérité. Car le corps nous cause mille difficultés par la nécessitéoù nous sommes de le nourrir ; qu’avec cela des maladies sur-40

viennent, nous voilà entravés dans notre chasse au réel. Il nousremplit d’amours, de désirs, de craintes, de chimères de toutesorte, d’innombrables sottises, si bien que, comme on dit, il nousôte vraiment et réellement toute possibilité de penser. Guerres,dissensions, batailles, c’est le corps seul et ses appétits qui en45

sont cause ; car on ne fait la guerre que pour amasser desrichesses et nous sommes forcés d’en amasser à cause du corps,dont le service nous tient en esclavage. La conséquence de toutcela, c’est que nous n’avons pas de loisir à consacrer à la philoso-phie. Mais le pire de tout, c’est que, même s’il nous laisse50

quelque loisir et que nous nous mettions à examiner quelquechose, il intervient sans cesse dans nos recherches, y jette letrouble et la confusion et nous paralyse au point qu’il nous rend

I. Qu’est-ce que le corps ? | 15

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■ Le Pugiliste des Thermes, sculpture en bronze d’Apolliniusd’Athènes (Ier siècle apr. J.-C.), Rome (Italie), Musée nationalde Rome.

Le traitement réaliste de cette statue est frappant, quand on observe les plaiestuméfiées et les cartilages éclatés des oreilles du pugiliste. La fragilité de cecorps est alliée à sa puissance, créant un effet surprenant.

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incapables de discerner la vérité. Il nous est donc effectivementdémontré que, si nous voulons jamais avoir une pure connais-55

sance de quelque chose, il nous faut nous séparer de lui et regar-der avec l’âme seule les choses en elles-mêmes.

Platon, Apologie de Socrate. Criton. Phédon, trad. Émile Chambry,© GF-Flammarion, 1965, p. 114-115.

Compréhension et analyse

1. Comment Socrate présente-t-il le corps dans ce texte ?Pourquoi ?2. À quoi Socrate oppose-t-il le corps ? Qu’en pensez-vous ? Argu-mentez votre réponse.

■ François Rabelais, Gargantua (1534)

Dans toute son œuvre, François Rabelais s’est employé à célébrerconjointement la vie et le corps. La sexualité, la scatologie 1 et lanourriture occupent une place prépondérante dans ses textes. C’estcet ensemble, souvent resté tabou en littérature, que le critiqueMikhaïl Bakhtine appelle le « bas-corporel ». Réaction à une censurequi frappe encore fréquemment le corps, considéré comme le siègedes péchés et de la bestialité par les religions judéo-chrétiennes,l’approche de Rabelais s’inscrit aussi dans la pensée humaniste dela Renaissance, qui replace l’homme au centre des représentations,le valorisant tant pour son esprit que pour son corps. Au début deGargantua, la naissance du personnage principal éponyme estl’occasion d’un récit farfelu et le prétexte d’une description crue desphénomènes corporels. Gargamelle, la mère de Gargantua, est surle point d’accoucher.

1. Scatologie : propos oral ou écrit qui porte sur les excréments.

I. Qu’est-ce que le corps ? | 17

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Fiche méthode

[Introduction]✓ J’introduis le sujet.✓ Je présente la question en la reformulant si nécessaire. S’ils’agit d’une citation, je la recopie entre guillemets et présentela question qu’elle soulève.✓ J’annonce mon plan.

[Développement]✓ Je propose un plan cohérent en articulant les parties (aumoins deux) et les sous-parties (au moins deux) autour de monpoint de vue personnel sur le sujet.✓ J’annonce la logique de ma partie dans une phrase claire-ment détachée.✓ Je compose chaque paragraphe avec rigueur : marqué par unalinéa, un paragraphe comprend une idée directrice, au moinsdeux exemples de culture générale exploités pour défendrecette idée et une phrase de transition.✓ Je vérifie la pertinence de mes arguments et de mes réfé-rences ainsi que leur variété.

[Conclusion]✓ Je propose un bilan de ma synthèse en donnant une réponsepersonnelle ( j’utilise le « je »).✓ J’élargis le thème en le reliant à une question de société.

[Pour l’ensemble]✓ Je vérifie que tout mon travail est bien rédigé (pas de puces,tirets…) et bien présenté.✓ Je me relis en portant mon attention sur la syntaxe, la conci-sion du propos, la ponctuation, l’orthographe et la grammaire,l’insertion des citations et le vocabulaire choisi.

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Étude de l’image

Observez sur le verso de la couverture le tableau de Gustav Klimt LesTrois Âges de la femme (1905) et répondez aux questions suivantes :

1. Décrivez précisément les trois femmes représentées.

2. Qu’incarnent-elles ? Justifiez-vous.

3. Focalisez-vous sur la mère et l’enfant. Que suggèrent-ils ?

4. Ces corps correspondent-ils aux canons du Beau classique ? Enquoi le style de l’auteur est-il moderne ?

5. À quoi vous font penser les motifs géométriques et les couleurs ?

6. Quelles réflexions sur le corps ce tableau illustre-t-il ?

7. Que traduit ce tableau sur la place du corps de la femme et sonrapport au monde ?

8. Faites des recherches sur Klimt et sur le mouvement auquel ilappartient.

9. Quelle place est faite au corps dans son œuvre et dans le mouve-ment artistique auquel il appartient ?

10. En quoi la représentation du corps en peinture peut-elle révé-ler l’âme ?