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atelier pédagogique Bibliothèque nationale de France AUTOUR DE L'ASSOMMOIR DMILE ZOLA Coupeau : alcoolisme et delirium tremens Les feuillets 94 et 97 des notes préparatoires se réfèrent au traité De l’alcoolisme et ils décrivent les différentes étapes de la maladie conduisant au stade ultime qu’est le delirium tremens ; Zola s’inspire directement de ces notes de lectures et la déchéance de Coupeau, progressive mais inéluctable, suit pas à pas la description scientifique. Itinéraire d’un cauchemar : après avoir consulté les notes de Zola sur l'alcoolisme, analyser la mise en scène du feuillet 94 à travers cette sélection de textes. Montrer comment Zola applique ses découvertes scientifiques au cas de Coupeau. Comment travaille l'imaginaire de Zola à partir de ses notes. – l’exemple à ne pas suivre du père Coupeau tombé d’un toit par excès de boisson. (texte 26) – après l’accident à jeun, l’injustice ressentie (souvenir du père) et le dégoût du travail. (texte 27) – Coupeau commence à boire en travaillant. (texte 28) – première ivresse sérieuse, mais gaie. (texte 29) – première ivresse blanche. (texte 30) – l’alcoolisme devient chronique, Coupeau ne travaille plus. (texte 31) – Coupeau, malade, a dévasté la chambre, ce qui pousse Gervaise dans celle de Lantier. (texte 32) – "Le pichenet et le vitriol l’engraissaient, positivement." (texte 33) – la pituite. Coupeau se soigne à l’eau-de-vie. (texte 34) – à Sainte-Anne, fluxion de poitrine, délire passager. Cauchemars, hallucinations puis rémission. (texte 35) – "la boisson lui ôtait toute conscience du bien et du mal". (texte 36) – "Son corps imbibé d’alcool se ratatinait comme les fœtus qui sont dans des bocaux, chez les pharmaciens." (texte 37) Le delirium tremens : Montrer comment Zola construit à partir de ses notes "un grand tableau" en trois étapes. La description de la mort s’appuie sur les notes : il les développe, organise une agonie en trois temps pour la mise en scène littéraire. Comparer la brièveté des mots dans le feuillet 97 – sans phrases, avec deux références à la pagination – et l’amplitude qu’il leur donne Chacune de ces pistes est téléchargeable au format RTF ou PDF : http://www.bnf.fr/pages/expos/brouillons/pedago/index.htm

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AUTOUR DE L'ASSOMMOIR D'ÉMILE ZOLA

Coupeau : alcoolisme et delirium tremens

Les feuillets 94 et 97 des notes préparatoires se réfèrent au traité Del’alcoolisme et ils décrivent les différentes étapes de la maladieconduisant au stade ultime qu’est le delirium tremens ; Zola s’inspiredirectement de ces notes de lectures et la déchéance de Coupeau,progressive mais inéluctable, suit pas à pas la descriptionscientifique.

Itinéraire d’un cauchemar : après avoir consulté les notes de Zolasur l'alcoolisme, analyser la mise en scène du feuillet 94 à traverscette sélection de textes. Montrer comment Zola applique sesdécouvertes scientifiques au cas de Coupeau. Comment travaillel'imaginaire de Zola à partir de ses notes.– l’exemple à ne pas suivre du père Coupeau tombé d’un toit parexcès de boisson. (texte 26)– après l’accident à jeun, l’injustice ressentie (souvenir du père) et ledégoût du travail. (texte 27)– Coupeau commence à boire en travaillant. (texte 28)– première ivresse sérieuse, mais gaie. (texte 29)– première ivresse blanche. (texte 30)– l’alcoolisme devient chronique, Coupeau ne travaille plus. (texte 31)– Coupeau, malade, a dévasté la chambre, ce qui pousse Gervaisedans celle de Lantier.(texte 32)– "Le pichenet et le vitriol l’engraissaient, positivement." (texte 33)– la pituite. Coupeau se soigne à l’eau-de-vie. (texte 34)– à Sainte-Anne, fluxion de poitrine, délire passager. Cauchemars,hallucinations puis rémission. (texte 35)– "la boisson lui ôtait toute conscience du bien et du mal". (texte 36)– "Son corps imbibé d’alcool se ratatinait comme les fœtus qui sontdans des bocaux, chez les pharmaciens." (texte 37)

Le delirium tremens :Montrer comment Zola construit à partir de ses notes "un grandtableau" en trois étapes. La description de la mort s’appuie sur lesnotes : il les développe, organise une agonie en trois temps pour lamise en scène littéraire.Comparer la brièveté des mots dans le feuillet 97 – sans phrases,avec deux références à la pagination – et l’amplitude qu’il leur donne

Chacune de ces pistes est téléchargeable au format RTF ou PDF :http://www.bnf.fr/pages/expos/brouillons/pedago/index.htm

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dans son roman : c’est un combat que Coupeau mène contre lesravages de l’eau-de-mort de l’Assommoir : analyser les étapes de labataille, les armes du combattant, les offensives et les indices quicréent le spectacle (public, notations visuelles, auditives, tactiles…).

– La fièvre : Coupeau déchire ses vêtements, cri animal, grimaces,fièvre, yeux injectés de sang, danse désordonnée, angoisse,épouvante, il ne reconnaît pas Gervaise. (texte 38)

– Les hallucinations : la fièvre augmente, questions du médecin surl’hérédité, mise en garde, tremblements, plaintes, troubles du goût,hallucinations. (texte 39)

– La mort : délire, grande agitation, hallucinations, tremblementsgénéralisés. "Quand elle appuyait un peu, elle entendait les cris desouffrance de la moelle". Puis la fin : "La mort seule avait arrêté lespieds." (texte 40)

L'accident de Coupeau."Il roula sans pouvoir se rattraper."L'Assommoir. Œuvres complètesillustrées d'Émile Zola, Paris, 1906

EXTRAITS DE L'ASSOMMOIR D'ÉMILE ZOLA

Texte 26 : l’exemple à ne pas suivreCoupeau, lui aussi, ne comprenait pas qu'on pût avaler de pleinsverres d'eau-de-vie. Une prune par-ci, par-là, ça n'était pas mauvais.Quant au vitriol, à l'absinthe et aux autres cochonneries, bonsoir ! iln'en fallait pas. Les camarades avaient beau le blaguer, il restait à laporte, lorsque ces cheulards-là entraient à la mine à poivre. Le papaCoupeau, qui était zingueur comme lui, s'était écrabouillé la tête surle pavé de la rue Coquenard, en tombant, un jour de ribote, de lagouttière du n° 25 ; et ce souvenir, dans la famille, les rendait toussages. Lui, lorsqu'il passait rue Coquenard et qu'il voyait la place, ilaurait plutôt bu l'eau du ruisseau que d'avaler un canon gratis chez lemarchand de vin. Il conclut par cette phrase :"Dans notre métier, il faut des jambes solides."

Texte 27 : après l’accidentÇa n'était pas juste, son accident ; ça n'aurait pas dû lui arriver, à luiun bon ouvrier, pas fainéant, pas soûlard. À d'autres peut-être, ilaurait compris. "Le papa Coupeau, disait-il, s'est cassé le cou, unjour de ribote. Je ne puis pas dire que c'était mérité, mais enfin lachose s'expliquait... Moi, à jeun, tranquille comme Baptiste, sans unegoutte de liquide dans le corps, et voilà que je dégringole en voulantme tourner pour faire une risette à Nana !... Vous ne trouvez pas çatrop fort ? S'il il y a un Bon Dieu, il arrange drôlement les choses.Jamais je n'avalerai ça."Et, quand les jambes lui revinrent, il garda une sourde rancunecontre le travail. C'était un métier de malheur, de passer ses journéescomme les chats, le long des gouttières. Eux pas bêtes, lesbourgeois ! ils vous envoyaient à la mort, bien trop poltrons pour serisquer sur une échelle, s'installant solidement au coin de leur feu etse fichant du pauvre monde. Et il en arrivait à dire que chacun auraitdû poser son zinc sur sa maison. Dame ! en bonne justice, on devaiten venir là : si tu ne veux pas être mouillé, mets-toi à couvert. Puis, ilregrettait de ne pas avoir appris un autre métier, plus joli et moins

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dangereux, celui d'ébéniste, par exemple. Ça, c'était encore la fautedu père Coupeau ; les pères avaient cette bête d'habitude de fourrerquand même les enfants dans leur partie.

Texte 28 : Coupeau commence à boire en travaillantC’était surtout pour Coupeau que Gervaise se montrait gentille.Jamais une mauvaise parole, jamais une plainte derrière le dos deson mari. Le zingueur avait fini par se remettre au travail ; et, commeson chantier était alors à l'autre bout de Paris, elle lui donnait tous lesmatins quarante sous pour son déjeuner, sa goutte et son tabac.Seulement, deux jours sur six, Coupeau s'arrêtait en route ; buvait lesquarante sous avec un ami, et revenait déjeuner en racontant unehistoire. Une fois même, il n'était pas allé loin, il s'était payé avecMes-Bottes et trois autres un gueuleton soigné, des escargots, du rôtiet du vin cacheté, au Capucin, barrière de la Chapelle ; puis, commeses quarante sous ne suffisaient pas, il avait envoyé la note à safemme par un garçon, en lui faisant dire qu'il était au clou. Celle-ciriait, haussait les épaules. Où était le mal, si son homme s'amusaitun peu ? Il fallait laisser aux hommes la corde longue, quand onvoulait vivre en paix dans son ménage. D'un mot à un autre, on enarrivait vite aux coups. Mon Dieu ! on devait tout comprendre.Coupeau souffrait encore de sa jambe, puis il se trouvait entraîné, ilétait bien forcé de faire comme les autres, sous peine de passer pourun mufe. D'ailleurs, ça ne tirait pas à conséquence ; s'il rentraitéméché, il se couchait, et deux heures après il n'y paraissait plus.

Texte 29 : première ivresseLe zingueur se retint à l'établi pour ne pas tomber. C'était la premièrefois qu'il prenait une pareille cuite. Jusque-là, il était rentré pompette,rien de plus. Mais, cette fois, il avait un gnon sur l'œil, une claqueamicale égarée dans une bousculade. Ses cheveux frisés, où des filsblancs se montraient déjà, devaient avoir épousseté une encoignurede quelque salle louche de marchand de vin, car une toile d'araignéependait à une mèche, sur la nuque. Il restait rigolo d'ailleurs, les traitsun peu tirés et vieillis, la mâchoire inférieure saillant davantage, maistoujours bon enfant, disait-il, et la peau encore assez tendre pourfaire envie à une duchesse."Je vais t'expliquer, reprit-il en s'adressant à Gervaise. C'est Pied-de-Céleri, tu le connais bien, celui qui a une quille de bois... Alors, il partpour son pays, il a voulu nous régaler... Oh ! nous étions d'aplomb,sans ce gueux de soleil... Dans la rue, le monde est malade. Vrai ! lemonde festonne..."Et comme la grande Clémence s'égayait de ce qu'il avait vu la ruesoûle, il fut pris lui-même d'une joie énorme dont il faillit étrangler. Ilcriait :"Hein ! les sacrés pochards ! Ils sont d'un farce !... Mais ce n'est pasleur faute, c'est le soleil..."Toute la boutique riait, même Mme Putois, qui n'aimait pas lesivrognes. Ce louchon d'Augustine avait un chant de poule, la boucheouverte, suffoquant. Cependant, Gervaise soupçonnait Coupeau den'être pas rentré tout droit, d'avoir passé une heure chez lesLorilleux, où il recevait de mauvais conseils. Quand il lui eut juré quenon, elle rit à son tour, pleine d'indulgence, ne lui reprochant mêmepas d’avoir encore perdu une journée de travail.

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CoupeauL'Assommoir.Œuvres complètes illustréesd'Émile Zola, Paris, 1906

Texte 30 : première ivresse blancheCoupeau traversait justement la rue. Il faillit enfoncer un carreau d'uncoup d'épaule, en manquant la porte. Il avait une ivresse blanche, lesdents serrées, le nez pincé. Et Gervaise reconnut tout de suite levitriol de l'Assommoir, dans le sang empoisonné qui lui blêmissait lapeau. Elle voulut rire, le coucher comme elle faisait les jours où ilavait le vin bon enfant. Mais il la bouscula, sans desserrer les lèvres,et, en passant, en gagnant de lui-même son lit, il leva le poing surelle. Il ressemblait à l'autre, au soûlard qui ronflait là-haut, las d'avoirtapé. Alors, elle resta toute froide ; elle pensait aux hommes, à sonmari, à Goujet, à Lantier, le cœur coupé, désespérant d'être jamaisheureuse.

Texte 31 : l’alcoolisme devient chroniqueAussi, depuis l'entrée du chapelier dans le ménage, le zingueur, quifainéantait déjà pas mal, en était arrivé à ne plus toucher un outil.Quand il se laissait encore embaucher, las de traîner ses savates, lecamarade le relançait au chantier, le blaguait à mort en le trouvantpendu au bout de sa corde à nœuds comme un jambon fumé, et il luicriait de descendre prendre un canon. C'était réglé, le zingueurlâchait l'ouvrage, commençait une bordée qui durait des journées etdes semaines. Oh ! par exemple, des bordées fameuses, une revuegénérale de tous les mastroquets du quartier, la soûlerie du matincuvée à midi et repincée le soir, les tournées de casse-poitrine sesuccédant, se perdant dans la nuit, pareilles aux lampions d'une fête,jusqu'à ce que la dernière chandelle s'éteignit avec le dernier verre !Cet animal de chapelier n'allait jamais jusqu'au bout. Il laissait l'autres'allumer, le lâchait, rentrait en souriant de son air aimable. Lui, sepiquait le nez proprement, sans qu'on s'en aperçût. Quand on leconnaissait bien, ça se voyait seulement à ses yeux plus minces et àses manières plus entreprenantes auprès des femmes. Le zingueur,au contraire, devenait dégoûtant, ne pouvait plus boire sans semettre dans un état ignoble.

Texte 32 : Coupeau, malade, a dévasté la chambreLa porte s'ouvrit, mais le porche était noir, et quand elle frappa à lavitre de la loge pour demander sa clef, la concierge ensommeillée luicria une histoire à laquelle elle n'entendit rien d'abord. Enfin, ellecomprit que le sergent de ville Poisson avait ramené Coupeau dansun drôle d'état, et que la clef devait être sur la serrure."Fichtre! murmura Lantier, quand ils furent entrés, qu'est-ce qu'il adonc fait ici ? C'est une vraie infection." En effet, ça puait ferme.Gervaise, qui cherchait des allumettes, marchait dans du mouillé.Lorsqu'elle fut parvenue à allumer une bougie, ils eurent devant euxun joli spectacle. Coupeau avait rendu tripes et boyaux ; il y en avaitplein la chambre ; le lit en était emplâtré, le tapis également, etjusqu'à la commode qui se trouvait éclaboussée. Avec ça, Coupeau,tombé du lit ou Poisson devait l'avoir jeté, ronflait là-dedans, aumilieu de son ordure. Il s'y étalait, vautré comme un porc, une jouebarbouillée, soufflant son haleine empestée par sa bouche ouverte,balayant de ses cheveux déjà gris la mare élargie autour de sa tête."Oh! le cochon ! le cochon ! répétait Gervaise indignée, exaspérée. Ila tout sali... Non, un chien n'aurait pas fait ça, un chien crevé est pluspropre."

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Tous deux n'osaient bouger, ne savaient où poser le pied. Jamais lezingueur n'était revenu avec une telle culotte et n'avait mis lachambre dans une ignominie pareille. Aussi, cette vue-là portait unrude coup au sentiment que sa femme pouvait encore éprouver pourlui. Autrefois, quand il rentrait éméché ou poivré, elle se montraitcomplaisante et pas dégoûtée. Mais, à cette heure, c'était trop, soncœur se soulevait. Elle ne l'aurait pas pris avec des pincettes. L'idéeseule que la peau de ce goujat chercherait sa peau, lui causait unerépugnance, comme si on lui avait demandé de s'allonger à côté d'unmort, abîmé par une vilaine maladie."Il faut pourtant que je me couche, murmura-t-elle. Je ne puis pasretourner coucher dans la rue... Oh ! je lui passerai plutôt sur lecorps."Elle tâcha d'enjamber l'ivrogne et dut se retenir à un coin de lacommode, pour ne pas glisser dans la saleté. Coupeau barraitcomplètement le lit. Alors, Lantier, qui avait un petit rire en voyantbien qu'elle ne ferait pas dodo sur son oreiller cette nuit-là, lui prit unemain, en disant d'une voix basse et ardente :"Gervaise... écoute, Gervaise..."Mais elle avait compris, elle se dégagea, éperdue, le tutoyant à sontour comme jadis."Non, laisse-moi... Je t'en supplie, Auguste, rentre dans ta chambre...Je vais m'arranger, je monterai dans le lit par les pieds...– Gervaise, voyons, ne fais pas la bête, répétait-il. Ça sent tropmauvais, tu ne peux pas rester... Viens. Qu'est-ce que tu crains ? Ilne nous entend pas, va !"Elle luttait, elle disait non de la tête, énergiquement. Dans sontrouble, comme pour montrer qu'elle resterait là, elle se déshabillait,jetait sa robe de soie sur une chaise, se mettait violemment enchemise et en jupon, toute blanche, le cou et les bras nus. Son litétait à elle, n'est-ce pas ? elle voulait coucher dans son lit. À deuxreprises, elle tenta encore de trouver un coin propre et de passer.Mais Lantier ne se lassait pas, la prenait à la taille, en disant deschoses pour lui mettre le feu dans le sang. Ah ! elle était bien plantéeavec un loupiat de mari par-devant, qui l'empêchait de se fourrerhonnêtement sous sa couverture, avec un sacré salaud d'hommepar-derrière, qui songeait uniquement à profiter de son malheur pourla ravoir ! Comme le chapelier haussait la voix, elle le supplia de setaire. Et elle écouta, l'oreille tendue vers le cabinet ou couchaientNana et maman Coupeau. La petite et la vieille devaient dormir, onentendait une respiration forte.

Texte 33 : le pichenet et le vitriolAu milieu de ce démolissement général, Coupeau prospérait. Cesacré soiffard se portait comme un charme. Le pichenet et le vitrioll'engraissaient, positivement. Il mangeait beaucoup, se fichait de cetefflanqué de Lorilleux qui accusait la boisson de tuer les gens, luirépondait en se tapant sur le ventre, la peau tendue par la graisse,pareille à la peau d'un tambour. Il lui exécutait là-dessus unemusique, les vêpres de la gueule, des roulements et des battementsde grosse caisse à faire la fortune d'un arracheur de dents. MaisLorilleux, vexé de ne pas avoir de ventre, disait que c'était de lagraisse jaune, de la mauvaise graisse. N'importe, Coupeau se soûlaitdavantage, pour sa santé. Ses cheveux poivre et sel, en coup devent, flambaient comme un brûlot. Sa face d'ivrogne, avec sa

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mâchoire de singe, se culottait, prenait des tons de vin bleu. Et ilrestait un enfant de la gaieté ; il bousculait sa femme, quand elles'avisait de lui conter ses embarras. Est-ce que les hommes sontfaits pour descendre dans ces embêtements ? La cambuse pouvaitmanquer de pain, ça ne le regardait pas. Il lui fallait sa pâtée matin etsoir, et il ne s'inquiétait jamais d'où elle lui tombait. Lorsqu'il passaitdes semaines sans travailler, il devenait plus exigeant encore.D'ailleurs, il allongeait toujours des claques amicales sur les épaulesde Lantier. Bien sûr, il ignorait l'inconduite de sa femme ; du moinsdes personnes, les Boche, les Poisson, juraient leurs grands dieuxqu'il ne se doutait de rien, et que ce serait un grand malheur, s'ilapprenait jamais la chose. Mais Mme Lerat, sa propre sœur, hochaitla tête, racontait qu'elle connaissait des maris auxquels ça nedéplaisait pas. Une nuit, Gervaise elle-même, qui revenait de lachambre du chapelier, était restée toute froide en recevant, dansl'obscurité, une tape sur le derrière ; puis, elle avait fini par serassurer, elle croyait s'être cognée contre le bateau du lit. Vrai, lasituation était trop terrible ; son mari ne pouvait pas s’amuser à luifaire des blagues.

Texte 34 : la pituiteC'est que, dans le ménage des Coupeau, le vitriol de l'Assommoircommençait à faire aussi son ravage. La blanchisseuse voyait arriverl'heure où son homme prendrait un fouet comme Bijard, pour menerla danse. Et le malheur qui la menaçait, la rendait naturellement plussensible encore au malheur de la petite. Oui, Coupeau filait unmauvais coton. L'heure était passée où le cric lui donnait descouleurs. Il ne pouvait plus se taper sur le torse, et crâner, en disantque le sacré chien l'engraissait ; car sa vilaine graisse jaune despremières années avait fondu, et il tournait au sécot, il se plombait,avec des tons verts de macchabée pourrissant dans une mare.L'appétit, lui aussi, était rasé. Peu à peu, il n'avait plus eu de goûtpour le pain, il en était même arrivé à cracher sur le fricot. On auraitpu lui servir la ratatouille la mieux accommodée, son estomac sebarrait, ses dents molles refusaient de mâcher. Pour se soutenir, il luifallait sa chopine d'eau-de-vie par jour ; c'était sa ration, son mangeret son boire, la seule nourriture qu'il digérât. Le matin, dès qu'ilsautait du lit, il restait un gros quart d'heure plié en deux, toussant etclaquant des os, se tenant la tête et lâchant de la pituite, quelquechose d’amer comme chicotin qui lui ramonait la gorge. Ça nemanquait jamais, on pouvait apprêter Thomas à l'avance. Il neretombait d'aplomb sur ses pattes qu'après son premier verre deconsolation, un vrai remède dont le feu lui cautérisait les boyaux.Mais, dans la journée, les forces reprenaient. D'abord, il avait sentides chatouilles, des picotements sur la peau, aux pieds et auxmains ; et il rigolait, il racontait qu'on lui faisait des minettes, que sabourgeoise devait mettre du poil à gratter entre les draps. Puis, sesjambes étaient devenues lourdes, les chatouilles avaient fini par sechanger en crampes abominables qui lui pinçaient la viande commedans un étau. Ça, par exemple, lui semblait moins drôle. Il ne riaitplus, s'arrêtait court sur le trottoir, étourdi, les oreilles bourdonnantes,les yeux aveuglés d'étincelles. Tout lui paraissait jaune, les maisonsdansaient, il festonnait trois secondes, avec la peur de s'étaler.D'autres fois, l'échine au grand soleil, il avait un frisson, comme uneeau glacée qui lui aurait coulé des épaules au derrière. Ce qui

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Gervaise et Coupeau,ouvrier zingueur, mangeaientensemble une prune à l'AssommoirL'Assommoir.Œuvres complètes illustréesd'Émile Zola, Paris, 1906

l'enquiquinait le plus, c'était un tremblement de ses deux mains ; lamain droite surtout devait avoir commis un mauvais coup, tant elleavait des cauchemars. Nom de Dieu ! il n'était donc plus un homme,il tournait à la vieille femme ! Il tendait furieusement ses muscles, ilempoignait son verre, pariait de le tenir immobile, comme au boutd'une main de marbre ; mais, le verre, malgré son effort, dansait lechahut, sautait à droite, sautait à gauche, avec un petit tremblementpressé et régulier. Alors, il se le vidait dans le coco, furieux, gueulantqu'il lui en faudrait des douzaines et qu'ensuite il se chargeait deporter un tonneau sans remuer un doigt. Gervaise lui disait aucontraire de ne plus boire, s'il voulait cesser de trembler. Et il sefichait d'elle, il buvait des litres à recommencer l'expérience,s’enrageant, accusant les omnibus qui passaient de lui bousculer sonliquide.

Texte 35 : à Sainte-AnneQuand il fut dans son lit, elle lui donna les deux oranges, ce qui luicausa un attendrissement. Il redevenait gentil, depuis qu'il buvait dela tisane et qu'il ne pouvait plus laisser son cœur sur les comptoirsdes mastroquets. Elle finit par oser lui parler de son coup demarteau, surprise de l'entendre raisonner comme au bon temps."Ah ! oui, dit-il en se blaguant lui-même, j'ai joliment rabâché !...Imagine-toi, je voyais des rats, je courais à quatre pattes pour leurmettre un grain de sel sous la queue. Et toi, tu m'appelais, deshommes voulaient t'y faire passer. Enfin, toutes sortes de bêtises,des revenants en plein jour... Oh ! je me souviens très bien, lacaboche est encore solide... À présent, c'est fini, je rêvasse enm'endormant, j'ai des cauchemars, mais tout le monde a descauchemars."Gervaise resta près de lui jusqu'au soir. Quand l'interne vint, à lavisite de six heures, il lui fit étendre les mains ; elles ne tremblaientpresque plus, à peine un frisson qui agitait le bout des doigts.Cependant, comme la nuit tombait, Coupeau fut peu à peu pris d'uneinquiétude. Il se leva deux fois sur son séant, regardant par terre,dans les coins d'ombre de la pièce. Brusquement, il allongea le braset parut écraser une bête contre le mur. "Qu'est-ce donc ? demandaGervaise, effrayée. Les rats, les rats", murmura-t-il. Puis, après unsilence, glissant au sommeil, il se débattit, en lâchant des motsentrecoupés. "Nom de Dieu ! ils me trouent la pelure !... Oh ! lessales bêtes !... Tiens bon ! serre tes jupes ! méfie-toi du salopiaud,derrière-toi !... Sacré tonnerre, la voilà culbutée, et ces mufes quirigolent !... Tas de mufes ! tas de fripouilles ! tas de brigands !" Illançait des claques dans le vide, tirait sa couverture, la roulait entapon contre sa poitrine, comme pour la protéger contre les violencesdes hommes barbus qu'il voyait. Alors, un gardien étant accouru,Gervaise se retira, toute glacée par cette scène. Mais lorsqu'ellerevint, quelques jours plus tard, elle trouva Coupeau complètementguéri. Les cauchemars eux-mêmes s'en étaient allés ; il avait unsommeil d'enfant, il dormait ses dix heures sans bouger un membre.Aussi permit-on à sa femme de l'emmener. Seulement, l'interne lui dità la sortie les bonnes paroles d'usage, en lui conseillant de lesméditer. S'il recommençait à boire, il retomberait et finirait par ylaisser sa peau. Oui, ça dépendait uniquement de lui. Il avait vucomme on redevenait gaillard et gentil, quand on ne se soûlait pas.Eh bien, il devait continuer à la maison sa vie sage de Sainte-Anne,s'imaginer qu'il était sous clef et que les marchands de vinn'existaient plus.

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"Il a raison, ce monsieur, dit Gervaise dans l'omnibus qui lesramenait rue de la Goutte-d'Or.– Sans doute qu'il a raison", répondit Coupeau.Puis, après avoir songé une minute, il reprit :"Oh ! tu sais, un petit verre par-ci, par-là, ça ne peut pourtant pas tuerun homme, ça fait digérer."

Texte 36 : multiples séjours à Sainte-AnneCoupeau grognait, n'ayant même plus l'idée d'allonger des claques. Ilperdait la boule, complètement. Et, vraiment, il n'y avait pas à letraiter de père sans moralité, car la boisson lui ôtait toute consciencedu bien et du mal.Maintenant, c'était réglé. Il ne dessoulait pas de six mois, puis iltombait et entrait à Sainte-Anne ; une partie de campagne pour lui.Les Lorilleux disaient que M. le duc de Tord-Boyaux se rendait dansses propriétés. Au bout de quelques semaines, il sortait de l'asile,réparé, recloué, et recommençait à se démolir, jusqu'au jour où, denouveau sur le flanc, il avait encore besoin d'un raccommodage. Entrois ans, il entra ainsi sept fois à Sainte-Anne. Le quartier racontaitqu'on lui gardait sa cellule. Mais le vilain de l'histoire était que cetentêté soûlard se cassait davantage chaque fois, si bien que, derechute en rechute, on pouvait prévoir la cabriole finale, le derniercraquement de ce tonneau malade dont les cercles pétaient les unsaprès les autres.

Texte 37 : Coupeau s'enfonce dans l'alcoolismeAvec ça, il oubliait d'embellir ; un revenant à regarder ! Le poison letravaillait rudement. Son corps imbibé d'alcool se ratatinait commeles fœtus qui sont dans des bocaux, chez les pharmaciens. Quand ilse mettait devant une fenêtre, on apercevait le jour au travers de sescôtes, tant il était maigre. Les joues creuses, les yeux dégouttants,pleurant assez de cire pour fournir une cathédrale, il ne gardait quesa truffe de fleurie, belle et rouge, pareille à un œillet au milieu de satrogne dévastée. Ceux qui savaient son âge, quarante ans sonnés,avaient un petit frisson, lorsqu'il passait, courbé, vacillant, vieuxcomme les rues. Et le tremblement de ses mains redoublait, sa maindroite surtout battait tellement la breloque que, certains jours, il devaitprendre son verre dans ses deux poings, pour le porter à ses lèvres.Oh ! ce nom de Dieu de tremblement ! c'était la seule chose qui letaquinât encore, au milieu de sa vacherie générale ! On l'entendaitgrogner des injures féroces contre ses mains. D'autres fois, on levoyait pendant des heures en contemplation devant ses mains quidansaient, les regardant sauter comme des grenouilles, sans riendire, ne se fâchant plus, ayant l'air de chercher quelle mécaniqueintérieure pouvait leur faire faire joujou de la sorte ; et un soir,Gervaise l'avait trouvé ainsi, avec deux grosses larmes qui coulaientsur ses joues cuites de pochard.Le dernier été, pendant lequel Nana traîna chez ses parents lesrestes de ses nuits, fut surtout mauvais pour Coupeau. Sa voixchangea complètement, comme si le fil-en-quatre avait mis unemusique nouvelle dans gorge. Il devint sourd d'une oreille. Puis, enquelques jours, sa vue baissa ; il lui fallait tenir la rampe de l’escalier,s'il ne voulait pas dégringoler. Quant à sa santé, elle se reposait,comme on dit. Il avait des maux de tête abominables, desétourdissements qui lui faisaient voir trente-six chandelles. Tout d'un

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coup, des douleurs aiguës le prenaient dans les bras et dans lesjambes ; il pâlissait, il était obligé de s'asseoir, et restait sur unechaise hébété pendant des heures ; même, après une de ces crises,il avait gardé son bras paralysé tout un jour. Plusieurs fois, il s'alita ; ilse pelotonnait, se cachait sous le drap, avec le souffle fort et continud'un animal qui souffre. Alors, les extravagances de Sainte-Annerecommençaient. Méfiant, inquiet, tourmenté d'une fièvre ardente, ilse roulait dans des rages folles, déchirait ses blouses mordait lesmeubles, de sa mâchoire convulsée ; ou bien il tombait à un grandattendrissement, lâchant des plaintes de fille, sanglotant et selamentant de n'être aimé par personne. Un soir, Gervaise et Nana,qui rentraient ensemble, ne le trouvèrent plus dans son lit. À saplace, il avait couché le traversin. Et, quand elles le découvrirent,caché entre le lit et le mur, il claquait des dents, il racontait que deshommes allaient venir l'assassiner. Les deux femmes durent lerecoucher et le rassurer comme un enfant.Coupeau ne connaissait qu'un remède, se coller sa chopine de cric,un coup de bâton dans l'estomac, qui le mettait debout. Tous lesmatins, il guérissait ainsi sa pituite. La mémoire avait filé depuislongtemps, son crâne était vide ; et il ne se trouvait pas plus tôt surles pieds, qu'il blaguait la maladie. Il n'avait jamais été malade. Oui, ilen était à ce point où l'on crève en disant qu'on se porte bien.D'ailleurs, il déménageait aussi pour le reste. Quand Nana rentrait,après des six semaines de promenade, il semblait croire qu'ellerevenait d'une commission dans le quartier. Souvent, accrochée aubras d'un monsieur, elle le rencontrait et rigolait, sans qu'il lareconnût. Enfin, il ne comptait plus, elle se serait assise sur lui, si ellen'avait pas trouvé de chaise.

Texte 38 : la fièvreCependant, un gardien conduisit Gervaise. Elle montait un escalier,lorsqu'elle entendit desgueulements qui lui donnèrent froid aux os."Hein ? il en fait une musique ! dit le gardien.– Qui donc ? demanda-t-elle.– Mais votre homme ! Il gueule comme ça depuis avant-hier. Et ildanse, vous allez voir."Ah ! mon Dieu ! quelle vue ! Elle resta saisie. La cellule étaitmatelassée du haut en bas ; par terre, il y avait deux paillassons, l'unsur l'autre ; et, dans un coin, s'allongeaient un matelas et untraversin, pas davantage. Là-dedans, Coupeau dansait et gueulait.Un vrai chienlit de la Courtille, avec sa blouse en lambeaux et sesmembres qui battaient l'air ; mais un chienlit pas drôle, oh ! non, unchienlit dont le chahut effrayant vous faisait dresser tout le poil ducorps. Il était déguisé en un-qui-va-mourir. Cré nom ! quel cavalierseul ! Il butait contre la fenêtre, s'en retournait à reculons, les brasmarquant la mesure, secouant les mains, comme s'il avait voulu seles casser et les envoyer à la figure du monde. On rencontre desfarceurs dans les bastringues, qui imitent ça ; seulement, ils l'imitentmal, il faut voir sauter ce rigodon des soûlards, si l'on veut juger quelchic ça prend, quand c'est exécuté pour de bon. La chanson a soncachet aussi, une engueulade continue de carnaval, une bouchegrande ouverte lâchant pendant des heures les mêmes notes detrombone enroué. Coupeau, lui, avait le cri d'une bête dont on aécrasé la patte. Et, en avant l'orchestre, balancez vos dames !"Seigneur ! qu'est-ce qu'il a donc ?... qu'est-ce qu'il a donc ? ..."répétait Gervaise, prise de taf.

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Un interne, un gros garçon blond et rose, en tablier blanc,tranquillement assis, prenait des notes. Le cas était curieux, l'internene quittait pas le malade. "Restez un instant, si vous voulez, dit-il à lablanchisseuse ; mais tenez-vous tranquille... Essayez de lui parler, ilne vous reconnaîtra pas." Coupeau, en effet, ne parut même pasapercevoir sa femme. Elle l'avait mal vu en entrant, tant il sedisloquait. Quand elle le regarda sous le nez, les bras lui tombèrent.Etait-ce Dieu possible qu'il eût une figure pareille, avec du sang dansles yeux et des croûtes plein les lèvres ? Elle ne l'aurait bien sûr pasreconnu. D'abord, il faisait trop de grimaces, sans dire pourquoi, lamargoulette tout d'un coup à l'envers, le nez froncé, les joues tirées,un vrai museau d'animal. Il avait la peau si chaude, que l'air fumaitautour de lui ; et son cuir était comme verni, ruisselant d'une sueurlourde qui dégoulinait. Dans sa danse de chicard enragé, oncomprenait tout de même qu'il n'était pas à son aise, la tête lourde,avec des douleurs dans les membres.Gervaise s'était approchée de l'interne, qui battait un air du bout desdoigts sur le dossier de sa chaise."Dites donc, monsieur, c'est sérieux alors, cette fois ?" L'internehocha la tête sans répondre."Dites donc, est-ce qu'il ne jacasse pas tout bas ?... Hein ? vousentendez, qu'est-ce que c'est ?– Des choses qu'il voit, murmura le jeune homme. Taisez-vous,laissez-moi écouter."Coupeau parlait d'une voix saccadée. Pourtant, une flamme derigolade lui éclairait les yeux. Il regardait par terre, à droite, à gauche,et tournait, comme s'il avait flâné au bois de Vincennes, en causanttout seul.

"Ah ! ça, c'est gentil, c'est pommé... Il y a des chalets, une vraie foire.Et de la musique un peu chouette ! Quel balthazar ! ils cassent lespots, là-dedans... Très chic ! V'là que ça s'illumine ; des ballonsrouges en l'air, et ça saute, et ça file !... Oh ! oh ! que de lanternesdans les arbres !... Il fait joliment bon ! Ça pisse de partout, desfontaines, des cascades, de l'eau qui chante, oh ! d'une voix d'enfantde chœur... Epatant ! les cascades !"Et il se redressait, comme pour mieux entendre la chanson délicieusede l'eau ; il aspirait l'air fortement, croyant boire la pluie fraîcheenvolée des fontaines. Mais, peu à peu, sa face reprit une expressiond'angoisse. Alors, il se courba, il fila plus vite le long des murs de lacellule, avec de sourdes menaces."Encore des fourbis, tout ça !... Je me méfiais... Silence, tas degouapes ! Oui, vous vous fichez de moi. C'est pour me turlupiner quevous buvez et que vous braillez là-dedans avec vos traînées. Je vasvous démolir, moi, dans votre chalet !... Nom de Dieu ! voulez-vousme foutre la paix !"Il serrait les poings ; puis, il poussa un cri rauque, il s'aplatit encourant. Et il bégayait, les dents claquant d'épouvante :"C'est pour que je me tue. Non, je ne me jetterai pas !... Toute cetteeau, ça signifie que je n'ai pas de cœur. Non, je ne me jetterai pas !"Les cascades, qui fuyaient à son approche, s'avançaient quand ilreculait. Et, tout d'un coup, il regarda stupidement autour de lui, ilbalbutia, d'une voix à peine distincte :"Ce n'est pas possible, on a embauché des physiciens contre moi !– Je m'en vais, monsieur, bonsoir ! dit Gervaise à l'interne. Ça meretourne trop, je reviendrai."

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Texte 39 : les hallucinationsOh ! elle n'eut pas besoin de demander des nouvelles. Dès le bas del'escalier, elle entendit la chanson de Coupeau. Juste le même air,juste la même danse. Elle pouvait croire qu'elle venait de descendreà la minute, et qu'elle remontait. Le gardien de la veille, qui portaitdes pots de tisane dans le corridor, cligna de l’œil en la rencontrant,pour se montrer aimable."Alors, toujours ? dit-elle.– Oh ! toujours", répondit-il sans s'arrêter. Elle entra, mais elle se tintdans le coin de la porte, parce qu'il y avait du monde avec Coupeau.L'interne blond et rose était debout, ayant cédé sa chaise à un vieuxmonsieur décoré, chauve et la figure en museau de fouine. C'étaitbien sûr le médecin en chef, car il avait des regards minces etperçants comme des vrilles. Tous les marchands de mort subite vousont de ces regards-là.Gervaise, d'ailleurs, n'était pas venue pour ce monsieur, et elle sehaussait derrière son crâne, mangeant Coupeau des yeux. Cetenragé dansait et gueulait plus fort que la veille. Elle avait bien vu,autrefois, à des bals de la mi-carême, des garçons de lavoir solidess'en donner pendant toute une nuit ; mais jamais, au grand jamais,elle ne se serait imaginé qu'un homme pût prendre du plaisir silongtemps ; quand elle disait prendre du plaisir, c'était une façon deparler, car il n'y a pas de plaisir à faire malgré soi des sauts de carpe,comme si on avait avalé une poudrière. Coupeau, trempé de sueur,fumait davantage, voilà tout. Sa bouche semblait plus grande, à forcede crier. Oh ! les dames enceintes faisaient bien de rester dehors. Ilavait tant marché du matelas à la fenêtre, qu'on voyait son petitchemin à terre ; le paillasson était mangé par ses savates.Non, vrai, ça n'offrait rien de beau, et Gervaise, tremblante, sedemandait pourquoi elle était revenue. Dire que, la veille au soir,chez les Boches, on l'accusait d'exagérer le tableau ! Ah bien ! ellen'en avait pas fait la moitié assez ! Maintenant, elle voyait mieuxcomment Coupeau s'y prenait, elle ne l'oublierait jamais plus, lesyeux grands ouverts sur le vide. Pourtant elle saisissait des phrasesentre l'interne et le médecin. Le premier ordonnait des détails sur lanuit, avec des mots qu'elle ne comprenait pas. Toute la nuit, sonhomme avait causé et pirouetté, voilà ce que ça signifiait au fond.Puis, le vieux monsieur chauve, pas très poli d’ailleurs, parut enfins'apercevoir de sa présence ; et, quand l’interne lui eut dit qu'elleétait la femme du malade, il se mit à l'interroger, d'un air méchant decommissaire de police. "Est-ce que le père de cet homme buvait ?– Oui, monsieur, un petit peu, comme tout le monde... Il s'est tué endégringolant d'un toit, un jour de ribote.– Est-ce que sa mère buvait ?– Dame ! monsieur, comme tout le monde, vous savez, une gouttepar-ci, une goutte par-là... Oh ! la famille est très bien !... Il y a eu unfrère, mort très jeune dans des convulsions."Le médecin la regardait de son œil perçant. Il reprit, de sa voixbrutale :"Vous buvez aussi, vous ?" Gervaise bégaya, se défendit, posa lamain sur son cœur pour donner sa parole sacrée."Vous buvez ! Prenez garde, voyez où mène la boisson... Un jour oul'autre, vous mourrez ainsi."Alors, elle resta collée contre le mur. Le médecin avait tourné le dos.Il s'accroupit, sans s'inquiéter s'il ne ramassait pas la poussière dupaillasson avec sa redingote ; il étudia longtemps le tremblement de

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Coupeau, l'attendant au passage, le suivant du regard. Ce jour-là, lesjambes sautaient à leur tour, le tremblement était descendu desmains dans les pieds ; un vrai polichinelle, dont on aurait tiré les fils,rigolant des membres, le tronc raide comme du bois. Le mal gagnaitpetit à petit. On aurait dit une musique sous la peau ; ça partait toutesles trois ou quatre secondes, roulait un instant ; puis ça s'arrêtait etça reprenait, juste le petit frisson qui secoue les chiens perdus,quand ils ont froid l'hiver, sous une porte. Déjà le ventre et lesépaules avaient un frémissement d'eau sur le point de bouillir.Une drôle de démolition tout de même, s'en aller en se tordant,comme une fille à laquelle les chatouilles font de l'effet !Coupeau, cependant, se plaignait d'une voix sourde. Il semblaitsouffrir beaucoup plus que la veille. Ses plaintes entrecoupéeslaissaient deviner toutes sortes de maux. Des milliers d'épingles lepiquaient. Il avait partout sur la peau quelque chose de pesant ; unebête froide et mouillée se traînait sur ses cuisses et lui enfonçait descrocs dans la chair. Puis, c'étaient d'autres bêtes qui se collaient àses épaules, en lui arrachant le dos à coups de griffes."J'ai soif, oh ! j'ai soif !" grogna-t-il continuellement. L'interne prit unpot de limonade sur une planchette et le lui donna. Il saisit le pot ildeux mains, aspira goulûment une gorgée, en répandant la moitié duliquide sur lui ; mais il cracha tout de suite la gorgée, avec un dégoûtfurieux, en criant :"Nom de Dieu ! c'est de l'eau-de-vie !" Alors, l'interne, sur un signe dumédecin, voulut lui faire boire de l'eau, sans lâcher la carafe. Cettefois, il avala la gorgée, en hurlant, comme s'il avait avalé du feu."C'est de l'eau-de-vie, nom de Dieu ! c'est de l'eau-de-vie !"Depuis la veille, tout ce qu'il buvait était de l'eau-de-vie. Ça redoublaitsa soif, et il ne pouvait plus boire, parce que tout le brûlait. On luiavait apporté un potage, mais on cherchait à l'empoisonner bien sûr,car ce potage sentait le vitriol. Le pain était aigre et gâté. Il n'y avaitque du poison autour de lui. La cellule puait le soufre. Même ilaccusait des gens de frotter des allumettes sous son nez pourl'empester.Le médecin venait de se relever et écoutait Coupeau, qui maintenantvoyait de nouveau des fantômes en plein midi. Est-ce qu'il ne croyaitpas apercevoir sur les murs des toiles d'araignées grandes commedes voiles de bateau ! Puis ces toiles devenaient des filets avec desmailles qui se rétrécissaient et s’allongeaient, un drôle de joujou !Des boules noires voyageaient dans les mailles, de vraies boulesd'escamoteur, d'abord grosses comme des billes, puis grossescomme des boulets ; et elles enflaient, et elles maigrissaient, histoiresimplement de l'embêter. Tout d'un coup, il cria :"Oh ! les rats, v'là les rats, à cette heure." C'étaient les boules quidevenaient des rats. Ces sales animaux grossissaient, passaient àtravers le filet, sautaient sur le matelas, où ils s'évaporaient. Il y avaitaussi un singe, qui sortait du mur, qui rentrait dans le mur, ens'approchant chaque fois si près de lui, qu'il reculait, de peur d'avoirle nez croqué. Brusquement, ça changea encore ; les murs devaientcabrioler, car il répétait, étranglé de terreur et de rage :"C'est ça, aïe donc ! secouez-moi, je m'en fiche !... Aïe donc lacambuse ! aïe donc ! par terre !... Oui, sonnez les cloches, tas decorbeaux ! jouez de l'orgue pour m'empêcher d'appeler la garde !...Et ils ont mis une machine derrière le mur, ces racailles ! Je l'entendsbien, elle ronfle, ils vont nous faire sauter... Au feu ! nom de Dieu !

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au feu. On crie au feu ! voilà que ça flambe. Oh ! ça s'éclaire, ças'éclaire ! tout le ciel brûle, des feux rouges, des feux verts, des feuxjaunes... À moi ! au secours ! au feu !"Ses cris se perdaient dans un râle. Il ne marmottait plus que desmots sans suite, une écume à la bouche, le menton mouillé de salive.Le médecin se frottait le nez avec le doigt, un tic qui lui était sansdoute habituel, en face des cas graves. Il se tourna vers l'interne, luidemanda à demi-voix :"Et la température, toujours quarante degrés, n'est-ce pas ?– Oui, monsieur."Le médecin fit une moue. Il demeura encore là, deux minutes, lesyeux fixés sur Coupeau. Puis, il haussa les épaules, en ajoutant :"Le même traitement, bouillon, lait, limonade citrique, extrait mou dequinquina en potion... Ne le quittez pas, et faites-moi appeler."Il sortît, Gervaise le suivit, pour lui demander s'il n'y avait plusd'espoir. Mais il marchait si raide dans le corridor, qu'elle n'osa pasl'aborder. Elle resta plantée là un instant, hésitant à rentrer voir sonhomme. La séance lui semblait déjà joliment rude. Comme ellel'entendait crier encore que la limonade sentait l'eau-de-vie, ma foi !elle fila, ayant assez d'une représentation. Dans les rues, le galopdes chevaux et le bruit des voitures lui firent croire que tout Sainte-Anne était à ses trousses. Et ce médecin qui l'avait menacée ! Vrai,elle croyait déjà avoir la maladie.

Texte 40 : la mortLe lendemain, les Boche la virent partir à midi, comme les deuxautres jours. Ils lui souhaitaient bien de l'agrément. Ce jour-là, àSainte-Anne, le corridor tremblait des gueulements et des coups detalon de Coupeau. Elle tenait encore la rampe de l'escalier, qu'ellel'entendit hurler :"En v'là des punaises !... Rappliquez un peu par ici, que je vousdésosse !... Ah ! ils veulent m'escoffier, ah ! les punaises !... Je suisplus rupin que vous tous ! Décarrez, nom de Dieu !"Un instant, elle souffla devant la porte. II se battait donc avec unearmée ! Quand elle entra, ça croissait et ça embellissait. Coupeauétait fou furieux, un échappé de Charenton ! Il se démenait au milieude la cellule, envoyant les mains partout, sur lui, sur les murs, parterre, culbutant, tapant dans le vide ; et il voulait ouvrir la fenêtre, et ilse cachait, se défendait, appelait, répondait, tout seul pour faire cesabbat, de l'air exaspéré d'un homme cauchemardé par une flopéede monde. Puis, Gervaise comprit qu'il s'imaginait être sur un toit, entrain de poser des plaques de zinc. Il faisait le soumet avec sabouche, il remuait des fers dans le réchaud, se mettait à genoux,pour passer le pouce sur les bords du paillasson, en croyant qu'il lesoudait. Oui, son métier lui revenait, au moment de crever ; et s'ilgueulait si fort, s'il se crochait sur son toit, c'était que des mufesl'empêchaient d'exécuter proprement son travail. Sur tous les toitsvoisins, il y avait de la fripouille qui le mécanisait. Avec ça, cesblagueurs lui lâchaient des bandes de rats dans les jambes. Ah ! lessales bêtes, il les voyait toujours ! Il avait beau les écraser, en frottantson pied sur le sol de toutes ses forces, il en passait de nouvellesribambelles, le toit en était noir. Est-ce qu'il n'y avait pas desaraignées aussi ! Il serrait rudement son pantalon pour tuer contre sacuisse de grosses araignées, qui s'étaient fourrées là. Sacrétonnerre ! il ne finirait jamais sa journée, on voulait le perdre, son

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patron allait l'envoyer à Mazas. Alors, en se dépêchant, il crut qu'ilavait une machine à vapeur dans le ventre ; la bouche grandeouverte, il soufflait de la fumée, une fumée épaisse qui emplissait lacellule et qui sortait par la fenêtre ; et, penché, soufflant toujours, ilregardait dehors le ruban de fumée se dérouler, monter dans le ciel,où il cachait le soleil."Tiens ! cria-t-il, c'est la bande de la chaussée Clignancourt,déguisée en ours, avec des fla-fla..."Il restait accroupi devant la fenêtre, comme s'il avait suivi un cortègedans une rue, du haut d'une toiture."V'là la calvacade, des lions et des panthères qui font des grimaces...Il y a des mômes habillés en chiens et en chats... Il y a la grandeClémence, avec sa tignasse pleine de plumes. Ah ! sacredié ! elle faitla culbute, elle montre tout ce qu'elle a !... Dis donc, ma biche, fautnous carapater... Eh ! bougres de roussins, voulez-vous bien ne pasla prendre !... Ne tirez pas, tonnerre ! ne tirez pas..."Sa voix montait, rauque, épouvantée, et il se baissait vivement,répétant que la rousse et les pantalons rouges étaient en bas, deshommes qui le visaient avec des fusils. Dans le mur, il voyait lecanon d'un pistolet braqué sur sa poitrine. On venait lui reprendre lafille."Ne tirez pas, nom de Dieu ! Ne tirez pas..."Puis, les maisons s'effondraient, il imitait le craquement d'un quartierqui croule ; et tout disparaissait, tout s'envolait. Mais il n'avait pas letemps de souffler, d'autres tableaux passaient, avec une mobilitéextraordinaire. Un besoin furieux de parler lui remplissait la bouchede mots, qu'il lâchait sans suite, avec un barbotement de la gorge. Ilhaussait toujours la voix."Tiens, c'est toi, bonjour !... Pas de blague ! ne me fais pas mangertes cheveux.Et il passait la main devant son visage, il soufflait pour écarter despoils. L’interne l’interrogea :"Qui voyez-vous donc ?– Ma femme, pardi !"Il regardait le mur, tournant le dos à Gervaise.Celle-ci eut un joli trac, et elle examina aussi le mur, pour voir si ellene s’apercevait pas. Lui, continuait de causer."Tu sais, ne m’embobine pas... Je ne veux pas qu’on m’attache...Fichtre ! te voilà belle, t’as une toilette chic. Où as-tu gagné ça,vache ! Tu viens de la retape, chameau ! Attends un peu que jet’arrange !... Hein ? tu caches ton monsieur derrière tes jupes.Qu’est-ce que c’est que celui-là ? Fais donc la révérence, pour voir...Nom de Dieu ! c’est encore lui !"D’un saut terrible, il alla se heurter la tête contre la muraille ; mais latenture rembourrée amortit le coup. On entendit seulement lerebondissement de son corps sur le paillasson, où la secousse l’avaitjeté."Qui voyez-vous donc ? répéta l’interne.– Le chapelier ! le chapelier !" hurlait Coupeau.Et, l’interne ayant interrogé Gervaise, celle-ci bégaya sans pouvoirrépondre, car cette scène remuait en elle tous les embêtements desa vie. Le zingueur allongeait les poings."À nous deux, mon cadet ! Faut que je te nettoie à la fin ! Ah ! tuviens tout de go, avec cette drogue au bras, pour te ficher de moi enpublic. Eh bien, je vas t’estrangouiller, oui, oui, moi ! et sans mettre

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des gants encore !... Ne fais pas le fendant... Empoche ça. Et atout !atout ! atout !"Il lançait ses poings dans le vide. Alors, une fureur s’empara de lui.Ayant rencontré le mur en reculant, il crut qu’on l’attaquait parderrière. Il se retourna, s’acharna sur la tenture. Il bondissait, sautaitd’un coin à un autre, tapait du ventre, des fesses, d’une épaule,roulait, se relevait. Ses os mollissaient, ses chairs avaient un bruitd’étoupes mouillées. Et il accompagnait ce joli jeu de menacesatroces, de cris gutturaux et sauvages. Cependant, la bataille devaitmal tourner pour lui, car sa respiration devenait courte, ses yeuxsortaient de leurs orbites ; et il semblait peu à peu pris d'une lâchetéd'enfant."À l'assassin ! à l'assassin !... Foutez le camp, tous les deux. Oh ! lessalauds, ils rigolent. La voilà les quatre fers en l'air, cette garce !... Ilfaut qu'elle y passe, c'est décidé... Ah ! le brigand, il la massacre ! Illui coupe une quille avec son couteau. L'autre quille est par terre, leventre est en deux, c'est plein de sang... Oh ! mon Dieu, oh ! monDieu, oh ! mon Dieu..."Et, baigné de sueur, les cheveux dressés sur le front, effrayant, il s'enalla à reculons, en agitant violemment les bras, comme pourrepousser l'abominable scène. Il jeta deux plaintes déchirantes, ils'étala à la renverse sur le matelas, dans lequel ses talons s'étaientempêtrés."Monsieur, monsieur, il est mort !" dit Gervaise les mains jointes.L'interne s'était avancé, tirant Coupeau au milieu du matelas. Non, iln'était pas mort. On l'avait déchaussé ; ses pieds nus passaient, aubout ; et ils dansaient tout seuls, l'un à côté de l'autre, en mesure,d'une petite danse pressée et régulière. Justement, le médecin entra. Il amenait deux collègues, un maigre etun gras, décorés comme lui. Tous les trois se penchèrent, sans riendire, regardant l'homme partout ; puis, rapidement, à demi-voix, ilscausèrent. Ils avaient découvert l'homme des cuisses aux épaules,Gervaise voyait, en se haussant, ce torse nu étalé. En bien, c'étaitcomplet, le tremblement était descendu des bras et monté desjambes, le tronc lui-même entrait en gaieté à cette heure !Positivement, le polichinelle rigolait aussi du ventre. C’étaient desrisettes le long des côtes, un essoufflement de la berdouille, quisemblait crever de rire. Et tout marchait, il n'y avait pas à dire ! lesmuscles se faisaient vis-à-vis, la peau vibrait comme un tambour, lespoils valsaient en se saluant. Enfin, ça devait être le grand branle-bas, comme qui dirait le galop de la fin, quand le jour paraît et quetous les danseurs se tiennent par la patte en tapant du talon."Il dort", murmura le médecin en chef. Et il fit remarquer la figure del'homme aux deux autres. Coupeau, les paupières closes, avait depetites secousses nerveuses qui lui tiraient toute la face. Il était plusaffreux encore, ainsi écrasé, la mâchoire saillante, avec le masquedéformé d'un mort qui aurait eu des cauchemars. Mais les médecins,ayant aperçu les pieds, vinrent mettre leurs nez dessus d'un air deprofond intérêt. Les pieds dansaient toujours. Coupeau avait beaudormir, les pieds dansaient ! Oh ! leur patron pouvait ronfler, ça neles regardait pas, ils continuaient leur train-train, sans se presser nise ralentir. De vrais pieds mécaniques, des pieds qui prenaient leurplaisir où ils le trouvaient.Pourtant, Gervaise, ayant vu les médecins poser leurs mains sur letorse de son homme, voulut le tâter elle aussi. Elle s'approcha

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doucement, lui appliqua sa main sur une épaule. Et elle la laissa uneminute. Mon Dieu ! qu'est-ce qui se passait donc là-dedans ? Çadansait jusqu'au fond de la viande ; les os eux-mêmes devaientsauter. Des frémissements, des ondulations arrivaient de loin,coulaient pareils à une rivière, sous la peau. Quand elle appuyait unpeu, elle sentait les cris de souffrance de la moelle. À l’œil nu, onvoyait seulement les petites ondes creusant des fossettes, comme àla surface d'un tourbillon ; mais, dans l'intérieur, il devait y avoir unjoli ravage. Quel sacré travail ! un travail de taupe ! C'était le vitriol del'Assommoir qui donnait là-bas des coups de pioche. Le corps entieren était saucé, et dame ! il fallait que ce travail s'achevât, émiettant,emportant Coupeau, dans le tremblement général et continu de toutela carcasse.Les médecins s'en étaient allés. Au bout d'une heure, Gervaise,restée avec l'interne, répéta à voix basse :"Monsieur, monsieur, il est mort..." Mais l'interne, qui regardait lespieds, dit non de la tête. Les pieds nus, hors du lit, dansaienttoujours, ils n'étaient guère propres et ils avaient les ongles longs.Des heures encore passèrent. Tout d'un coup, ils se raidirent,immobiles. Alors, l'interne se tourna vers Gervaise, en disant :"Ça y est."La mort seule avait arrêté les pieds.

L'Assommoir du Père Colombe."Alors, c'est la tournée de monsieur ?..."L'Assommoir. Œuvres complètes illustrées d'Émile Zola, Paris, 1906

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Paris, BnF, Département des manuscrits, Naf 10271 f° 94

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Paris, BnF, Département des manuscrits, Naf 10271 f° 97

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Transcription des folios 94 et 97

[folio 94] [notes d’un traité sur l’alcoolisme]Premiers détails chez lui. Ivresse d’abord gaie. Le bon appétit. Lagraisse, cauchemars, faiblesse. Pituite, ne mange plus, ne sort plus,tremblements léger des mains, chatouillement, etc. Picotement à lapeau, pied et main, froid et chaud anormaux, crampe, faiblesse desjambes et tremblement des mains, éblouissement. Bourdonnements.Étourdissement. Vert. Crampes.Première maladie. Une fluxion, on l’envoie à Saint Anne. Délirealcoolique passager. Rapide.Il rit de ses cauchemars. La peur le reprend le soir. On le guérit. Lesommeil le répare, la continence le guérit. Délire alcoolique faible.Ses mains tremblent seulement.

Chez lui, dans l’autre chapitre. Alcoolisé chronique, travaille lent dupoison. Il conserve l’écho des hallucinations. Amaigrissement, yeuxchassieux, etc. soif vive, vomissement. Le mannequin. L’immoralitéaccepte. Il pâlit, s’affaisse, reste comateux, puis paralysé d’un brasun jour. Affaiblissement intellectuel. Cinq ou dix fois à l’asile. Lecorps imbibé d’alcool. La vue baisse. Sensiblerie. Déchire sesvêtements. Le tremblement des membres rythmique. Vieillesseprécoce. L’allure et la parole changés, saccadés. La mémoireperdue. Hébété après les accès. Irritable, inquiet. L’hérédité leprédisposant. Symptômes à voir (168). Il s’alite parfois, boit pour seguérir. Maux de tête, étourdissement. Les aliments vinaigrés etépicés. Douleurs dans les bras et les jambes, il s’assoit la nuit.Enfin la grande maladie, le grand morceaux qui précède la mort.Tout le delirium tremens. Après des excès de boisson, l’accès. Fou,s’agitant. Puis stupide. Le tremblement qui gagne tout le corps. Lespieds qui passent et qui s’agite dans le sommeil. Un portrait deCoupeau mort, regardé par Gervaise. Elle est là, à l’agonie. Son étatde couvreur dans les hallucinations. Lantier. Gueulant, suant,sautant. La tisane sent le vin. La camisole. Quatre jours de cris et detremblements. Portrait à prendre (141).Voir les notes pour le grand tableau.

[folio 97]Delirium tremens.Malade prédisposé par l’hérédité. Coupeau.Injection des yeux, sueur, altération des traits. Fièvre à 40 degrésgrave. Le désordre du mouvement très grave. Tremblement de laface, du corps entier, accompagné de secousses, de frémissementset d’ondulations musculaires, même pendant le sommeil, très grave.Les cris de souffrance de la moelle, quand on applique la main.Travail continu et généralisé (113). Les ondes sur la peau. - Enfin,affaiblissement musculaire, commencement de paralysie.Le corps entier imprégné d’alcool.Coupeau s’alite parfois, pour guérir il reprend de la boisson, pituite.Maux de tête, étourdissements, douleurs dans les bras et lesjambes ; les jambes cassées le forcent à s’asseoir. Recherchealiments vinaigrés et épicés.La parole devient brève, saccadée. Il ne peut plus rester debout,s’assoit sur le lit. Pendant le sommeil, les pieds qui dépassent lematelas, ont un tremblement rythmique un peu avant la mort.Roideur du cou, avec grimace dans la face. Déviation conjuguée desyeux à droite. Un peu d’écume aux lèvres (120). Il n’a plus remuédans l’agonie seulement.

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CoupeauL'AssommoirŒuvres complètes illustrées d'Émile Zola, Paris, 1906

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L'accident de Coupeau."Il roula sans pouvoir se rattraper."L'Assommoir.Œuvres complètes illustrées d'Émile Zola, Paris, 1906

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L'Assommoir du Père Colombe."Alors, c'est la tournée de monsieur ?..."L'Assommoir.Œuvres complètes illustrées d'Émile Zola, Paris, 1906