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atelier pédagogique Bibliothèque nationale de France AUTOUR DE L'ASSOMMOIR DMILE ZOLA Un personnage : Gervaise L'hérédité L'objectif est de mettre en relation le projet de Zola pour le personnage de Gervaise tel qu’il apparaît dans l’ébauche et dans les notes préparatoires sur les personnages avec sa réalisation dans le roman. Il est possible, à partir des feuillets manuscrits, de déterminer le profil de l’héroïne (son portrait physique, sa filiation, les objectifs qu'elle poursuit dans la vie …), de lui créer un curriculum vitae avant d’observer les procédés mis en place par l’écrivain pour parvenir à son but. C’est dans ce sens que l'anthologie des portraits de Gervaise peut être utilisée. Organisée chronologiquement, elle reprend les grandes étapes définies par Zola et présente Gervaise vue par elle-même, par les autres, et à chaque fois aux prises avec les difficultés que son créateur lui invente. Analyse du projet… À partir des feuillets 158 à 161 de l'ébauche et 120 à 122 de L'Assommoir, analyser : L'hérédité. Quelle est l'hérédité de Gervaise ? Quelle caractéristique physique, prévue et délibérée, sera l’indice de sa filiation ? Comparer le projet à sa réalisation Après avoir recherché dans les feuillets de l'ébauche et les notes sur les personnages, la conception que Zola a de l'hérédité et plus précisément de l'hérédité de Gervaise, montrer comment cette conception prend forme à travers cette série d'extraits : – Gervaise et sa mère : même origine, même destin (texte 3) – Premiers signes d’embonpoint… (texte 8) – …qui se confirment : "Avec ça, elle grossissait toujours." (texte 17) – Portrait de l’ombre : "une ombre énorme, trapue, grotesque tant elle était ronde." (texte 22) – Premiers verres d’eau-de-vie (texte 16) – Les effets sur Nana : Gervaise va pour la première fois dans la chambre de Lantier sous les yeux de Nana (texte 10)… qui le rappelle à sa mère : "Fiche-moi la paix, fallait pas me donner l’exemple !" (texte 19). Et Nana confirmera ses prédispositions en devenant courtisane. Chacune de ces pistes est téléchargeable au format RTF ou PDF : http://www.bnf.fr/pages/expos/brouillons/pedago/index.htm

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AUTOUR DE L'ASSOMMOIR D'ÉMILE ZOLA

Un personnage : GervaiseL'hérédité

L'objectif est de mettre en relation le projet de Zola pour lepersonnage de Gervaise tel qu’il apparaît dans l’ébauche et dans lesnotes préparatoires sur les personnages avec sa réalisation dans leroman.Il est possible, à partir des feuillets manuscrits, de déterminer le profilde l’héroïne (son portrait physique, sa filiation, les objectifs qu'ellepoursuit dans la vie …), de lui créer un curriculum vitae avantd’observer les procédés mis en place par l’écrivain pour parvenir àson but. C’est dans ce sens que l'anthologie des portraits deGervaise peut être utilisée. Organisée chronologiquement, ellereprend les grandes étapes définies par Zola et présente Gervaisevue par elle-même, par les autres, et à chaque fois aux prises avecles difficultés que son créateur lui invente.

Analyse du projet…À partir des feuillets 158 à 161 de l'ébauche et 120 à 122 deL'Assommoir, analyser :L'hérédité. Quelle est l'hérédité de Gervaise ? Quelle caractéristiquephysique, prévue et délibérée, sera l’indice de sa filiation ?

Comparer le projet à sa réalisationAprès avoir recherché dans les feuillets de l'ébauche et les notes surles personnages, la conception que Zola a de l'hérédité et plusprécisément de l'hérédité de Gervaise, montrer comment cetteconception prend forme à travers cette série d'extraits :– Gervaise et sa mère : même origine, même destin (texte 3)– Premiers signes d’embonpoint… (texte 8)– …qui se confirment : "Avec ça, elle grossissait toujours." (texte 17)– Portrait de l’ombre : "une ombre énorme, trapue, grotesque tant elleétait ronde." (texte 22)– Premiers verres d’eau-de-vie (texte 16)– Les effets sur Nana : Gervaise va pour la première fois dans lachambre de Lantier sous les yeux de Nana (texte 10)… qui lerappelle à sa mère : "Fiche-moi la paix, fallait pas me donnerl’exemple !" (texte 19). Et Nana confirmera ses prédispositions endevenant courtisane.

Chacune de ces pistes est téléchargeable au format RTF ou PDF :http://www.bnf.fr/pages/expos/brouillons/pedago/index.htm

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Paris, BnF, Département des manuscrits, Naf 10271 f° 158

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Paris, BnF, Département des manuscrits, Naf 10271 f° 159

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Paris, BnF, Département des manuscrits, Naf 10271 f° 160

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Paris, BnF, Département des manuscrits, Naf 10271 f° 161

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Paris, BnF, Département des manuscrits, Naf 10271 f° 120

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Paris, BnF, Département des manuscrits, Naf 10271 f° 121

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Paris, BnF, Département des manuscrits, Naf 10271 f° 122

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Transcription des folios 158 à 161

Ébauche[folio 158]Le roman doit être ceci : montrer le milieu peuple, et expliquer par cemilieu les mœurs peuple ; comme quoi, à Paris, la soûlerie, ladébandade de la famille, les coups, l’acceptation de toutes les honteset de toutes les misères vient des conditions mêmes de l’existenceouvrière, des travaux durs, des promiscuités, des laisser-aller, etc..En un mot, un tableau très exact de la vie du peuple avec sesordures, sa vie lâchée, son langage grossier ; et ce tableau ayantcomme dessous, - sans thèse cependant - le sol particulier danslequel poussent toutes ces choses. Ne pas flatter l’ouvrier, et ne pasle noircir. Une réalité absolument exacte. Au bout, la morale sedégageant elle-même. Un bon ouvrier fera l’opposition, ou plutôtnon ; ne pas tomber dans le Manuel. Un effroyable tableau quiportera sa morale en soi.

Ma Gervaise Macquart doit être l’héroïne. Je fais donc la femme dupeuple, la femme de l’ouvrier. C’est son histoire que je conte.Son histoire est celle-ci. Elle s’est sauvée de Plassans à Paris avecson amant Lantier, dont elle a deux en [folio 159] fants, Claude etEtienne. Elle se sauve en 50. Elle a alors 22 ans. Claude a 8 ans etEtienne 4 ans. Lantier, un ouvrier tanneur l’abandonne trois moisaprès son arrivée à Paris, où elle a repris son état de blanchisseuse ;il se marie de son côté, sans doute. Elle se met avec Coupeau, unouvrier zingueur qui l’épouse. Elle en a tout de suite une fille, Anna,en 51. Je la débarrasse de Claude, dès que celui-ci a 10 à 12 ans. Jene lui laisse qu’Etienne et Anna. Au moment du récit, il faut qu’Annaait au moins 14 ans, et Etienne 18 ans. Mon drame aura donc lieuvers 1865. Je raconterai auparavant la vie de Gervaise.Je pourrai prendre sans doute pour cadre la vie d’une femme dupeuple, je prends Gervaise à Paris à 22 ans (en 1850) et je laconduis jusqu’en 1869 à 41 ans. Je la fais passer par toutes lescrises et toutes les hontes imaginables. Enfin, je la tue, dans undrame.J’aurai donc d’abord les phases d’existence qui suivent :[folio 160] Arrivée à Paris en 1850. Abandonnée par Lantier. Restéeseule avec deux enfants, l’un de huit ans, l’autre de quatre ans. Lascène de l’abandon, les enfants, etc.La rencontre de Coupeau quelque part de typique (Coupeau saitqu’elle était avec Lantier).Le mariage (typique aussi). Le premier temps du ménage. Lespremières raclées.La réussite de Gervaise qui parvient à s’établir une petite boutique deblanchisseuse. A côté de son ancienne patronne. La jalousie decelle-ci, poussant à un dénouement tragique.La vie dans la petite boutique. Coupeau ne faisant plus rien. Lesouvrières.La réapparition de Lantier. Détails sur les tanneurs (quartier de laBièvre). Vie extraordinaire de l’amant dans le ménage. Coupeauabruti, buvant. Lantier s’expliquant : "Les enfants sont à moi, n’est-cepas ? je puis bien venir les embrasser". Ou mieux encore, c’estCoupeau qui l’amène. Un vieil ami. Alors, peu à peu les deuxhommes se mettent à vivre sur Gervaise. Montrer [folio 161] celle-cirésistant, puis s’abandonnant peu à peu.

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Alors la ruine lente de la petite boutique. Gervaise est obligée de seremettre chez les autres, après avoir perdu ses pratiques une à une.Coupeau va mettre le linge des autres au mont-de-piété, etc. QuandGervaise travaille chez les autres, la misère sordide, les jours sanspain.Là un drame pour finir. Je fais mourir Gervaise tragiquement, ouplutôt je la montre mourant à 41 ans, épuisée de travail et de misère.

Gervaise doit être une figure sympathique. Autrefois, à Plassans, samère la faisait boire de l’anisette, et elle a été grosse de Lantier à 14ans. Expliquer ces commencements. Elle est de tempérament tendreet passionné, voilà pour la faute. Quant à l’ivrognerie, elle a bu, parceque sa mère buvait. Mais au fond, c’est une bête de somme dévouéecomme sa mère. Elle est la reproduction exacte de Fine au momentde la conception (même plus tard je la fais grossir comme sa mère.)Elle est bancale,

Transcription des folios 120 à 122

[folio 120]Gervaise, née en 1828, 22 ans en 1850, bancale de naissance, lacuisse droite déviée et amaigrie, reproduction héréditaire desbrutalités que sa mère avait eues à endurer dans une heure de lutteet de soûlerie furieuse, grande fille fluette, avec une jolie petite faceronde ; son infirmité est presque une grâce ; - a un enfant à quatorzeans, Claude, de Lantier, ouvrier tanneur à peine âgé de dix-huit ans ;quatre ans plus tard en a un autre enfant Etienne ; - se sauve à Parisdans les premiers jours de février avec son amant, en 1850 ; Claudea huit ans et Etienne quatre ans ; - est abandonnée par Lantier troismois après son arrivée, dans les premiers jours de mai. A ce propos,voici l’histoire : ils sont descendus à la Villette, sur le boulevardextérieur, dans un hôtel, les deux amants et les deux enfants.Lantier, très gâté par sa mère, une maîtresse et digne femme, estvenu à Paris, avec le petit héritage qu’elle lui a laissé, très peu dechose, dix-sept cents francs par exemple. Avec cela, il devait établirGervaise, lui-même devait travailler, non pas de son état de tanneur,dont il a un peu honte, mais travailler à placer des produits du midi.Pourtant, ils sont restés à l’hôtel et ils ont tout mangé sans savoir àquoi ; après trois [folio 121] mois, le voyage, l’hôtel, les plaisirs ontmangé les dix-sept cents francs. Gervaise s’est tout de suite miscourageusement à la besogne. Elle fait tout ce qu’elle peut. Ellecherche de l’ouvrage. En attendant elle lave le linge de la famille.J’ouvre donc la scène un jour où elle est allée laver le linge, le jourmême de l’abandon ; les enfants peuvent venir dire que "Papa" aemporté la malle, après avoir mis tout dedans. Lantier s’en va avecune ouvrière de madame Fauconnier, la grande Augustine, une bellefille, qui peut venir la narguer. "Est-ce que je sais où il est, votrehomme" ou bien au contraire la tranquille impudeur, Oui, je l’ai prisaprès ? La bataille à coups de battoirs. Gervaise s’en va, pleurant,avec ses deux enfants, un dans chaque main. Ensuite, elle entrerachez madame Fauconnier. - Je fais donc de Gervaise une grandejeune femme de 22 ans, non pas si jolie, mais intéressante de figure.Je l'excuse d’avoir bu de l’anisette avec sa mère et de s’être livrée àLantier à quatorze ans. Une bonne nature en somme, la reproductionde Fine. Elle aime ses enfants, et elle voit sérieuse

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[folio 122]ment la vie. Son idéal, ne pas être battue et manger. Unenature moyenne, qui pourrait faire une excellente femme, selon lemilieu. L’étude du milieu sur une femme ni bonne ni mauvaise, qui adéjà eu de tristes exemples sous les yeux, mais prête par sa nature àréagir et à travailler ; un peu la bête qui songe à la niche et à lapâtée. Des faiblesses naturelles. Un être lancé au hasard et quitombera pile ou face. - Comme hérédité, la fille de sa mère, une muledévouée, dure au travail ; elle finira par grossir comme Fine. Ensomme très sympathique.

EXTRAITS DE L'ASSOMMOIR D'ÉMILE ZOLA

Texte 3 : Gervaise par elle-mêmeSon visage, pourtant, gardait une douceur enfantine ; elle avançaitses mains potelées, en répétant qu'elle n'écraserait pas unemouche ; elle ne connaissait les coups que pour en avoir déjàjoliment reçu dans sa vie. Alors, elle en vint à causer de sa jeunesse,à Plassans. Elle n'était point coureuse du tout ; les hommesl'ennuyaient ; quand Lantier l'avait prise, à quatorze ans, elle trouvaitça gentil parce qu'il se disait son mari et qu'elle croyait jouer auménage. Son seul défaut, assurait-elle, était d'être très sensible,d'aimer tout le monde, de se passionner pour des gens qui luifaisaient ensuite mille misères. Ainsi, quand elle aimait un homme,elle ne songeait pas aux bêtises, elle rêvait uniquement de vivretoujours ensemble, très heureux. Et, comme Coupeau ricanait et luiparlait de ses deux enfants, qu'elle n'avait certainement pas miscouver sous le traversin, elle lui allongea des tapes sur les doigts,elle ajouta que, bien sûr, elle était bâtie sur le patron des autresfemmes ; seulement, on avait tort de croire les femmes toujoursacharnées après ça ; les femmes songeaient à leur ménage, secoupaient en quatre dans la maison, se couchaient trop lasses, lesoir, pour ne pas dormir tout de suite. Elle, d'ailleurs, ressemblait à samère, une grosse travailleuse, morte à la peine, qui avait servi debête de somme au père Macquart pendant plus de vingt ans. Elleétait encore toute mince, tandis que sa mère avait des épaules àdémolir les portes en passant ; mais ça n'empêchait pas, elle luiressemblait par sa rage de s'attacher aux gens. Même, si elle boitaitun peu, elle tenait ça de la pauvre femme, que le père Macquartrouait de coups. Cent fois, celle-ci lui avait raconté les nuits où lepère, rentrant soûl, se montrait d'une galanterie si brutale, qu'il luicassait les membres ; et sûrement, elle avait poussé une de cesnuits-là, avec sa jambe en retard."Oh ! ce n'est presque rien, ça ne se voit pas", dit Coupeau pour fairesa cour.Elle hocha le menton ; elle savait bien que ça se voyait ; à quaranteans, elle se casserait en deux. Puis, doucement, avec un léger rire :"Vous avez un drôle de goût d'aimer une boiteuse."

Texte 8 : Gervaise vue par ses voisins"Le quartier trouvait Gervaise bien gentille. Sans doute, on clabaudaitsur son compte, mais il n'y avait qu'une voix pour lui reconnaître degrands yeux, une bouche pas plus longue que ça, avec des dentstrès blanches. Enfin, c'était une jolie blonde, et elle aurait pu semettre parmi les plus belles, sans le malheur de sa jambe. Elle était

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dans ses vingt-huit ans, elle avait engraissé. Ses traits finss'empâtaient, ses gestes prenaient une lenteur heureuse.Maintenant, elle s'oubliait parfois sur le bord d'une chaise, le tempsd'attendre son fer, avec un sourire vague, la face noyée d'une joiegourmande. Elle devenait gourmande ; ça, tout le monde le disait ;mais ce n'était pas un vilain défaut, au contraire. Quand on gagne dequoi se payer de fins morceaux, n'est-ce pas ? on serait bien bête demanger des pelures de pommes de terre. D'autant plus qu'elletravaillait toujours dur, se mettant en quatre pour ses pratiques,passant elle-même les nuits, les volets fermés, lorsque la besogneétait pressée. Comme on disait dans le quartier, elle avait la veine ;tout lui prospérait. Elle blanchissait la maison, M. Madinier, MlleRemanjou, les Boche ; elle enlevait même à son ancienne patronne,Mme Fauconnier, des dames de Paris logées rue du Faubourg-Poissonnière. Dès la seconde quinzaine, elle avait dû prendre deuxouvrières, Mme Putois et la grande Clémence, cette fille qui habitaitautrefois au sixième ; ça lui faisait trois personnes chez elle, avecson apprentie, ce petit louchon d'Augustine, laide comme un derrièrede pauvre homme. D'autres auraient pour sûr perdu la tête dans cecoup de fortune. Elle était bien pardonnable de fricoter un peu lelundi, après avoir trimé la semaine entière. D'ailleurs, il lui fallait ça ;elle serait restée gnangnan, à regarder les chemises se repassertoutes seules, si elle ne s'était pas collé un velours sur la poitrine,quelque chose de bon dont l'envie lui chatouillait le Jabot."

Texte 17 : La déchéance physiqueGervaise, maintenant, traînait ses savates, en se fichant du monde.On l'aurait appelée voleuse, dans la rue, qu'elle ne se serait pasretournée. Depuis un mois, elle ne travaillait plus chez MmeFauconnier, qui avait dû la flanquer à la porte, pour éviter desdisputes. En quelques semaines, elle était entrée chez huitblanchisseuses ; elle faisait deux ou trois jours dans chaque atelier,puis elle recevait son paquet, tellement elle cochonnait l'ouvrage,sans soin, malpropre, perdant la tête jusqu'à oublier son métier.Enfin, se sentant gâcheuse, elle venait de quitter le repassage, ellelavait à la journée, au lavoir de la rue Neuve ; patauger, se battreavec la crasse, redescendre dans ce que le métier a de rude et defacile, ça marchait encore, ça l'abaissait d'un cran sur la pente de sadégringolade. Par exemple, le lavoir ne l'embellissait guère. Un vraichien crotté, quand elle sortait de là-dedans, trempée, montrant sachair bleuie. Avec ça, elle grossissait toujours, malgré ses dansesdevant le buffet vide, et sa jambe se tortillait si fort, qu'elle ne pouvaitplus marcher près de quelqu'un, sans manquer de le jeter par terre,tant elle boitait.Naturellement, lorsqu'on se décatit à ce point, tout l'orgueil de lafemme s'en va. Gervaise avait mis sous elle ses anciennes fiertés,ses coquetteries, ses besoins de sentiments, de convenances etd'égards. On pouvait lui allonger des coups de soulier partout, devantet derrière, elle ne les sentait pas, elle devenait trop flasque et tropmolle. Ainsi, Lantier l'avait complètement lâchée ; Il ne la pinçaitmême plus pour la forme ; et elle semblait ne s'être pas aperçue decette fin d'une longue liaison, lentement traînée et dénouée dans unelassitude mutuelle. C'était, pour elle, une corvée de moins. Même lesrapports de Lantier et de Virginie la laissaient parfaitement calme,tant elle avait une grosse indifférence pour toutes ces bêtises dontelle rageait si fort autrefois. Elle leur aurait tenu la chandelle, s'ilsavaient voulu.

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Texte 22 : Portrait de l’ombre"Monsieur, écoutez donc…"Et brusquement, elle aperçut son ombre par terre. Quand elleapprochait d’un bec de gaz, l’ombre vague se ramassait et seprécisait, une ombre énorme, trapue, grotesque tant elle était ronde.Cela s’étalait, le ventre, la gorge, les hanches, coulant et flottantensemble. Elle louchait si fort de la jambe, que, sur le sol, l'ombrefaisait la culbute à chaque pas ; un vrai guignol ! Puis, lorsqu'elles'éloignait, le guignol grandissait, devenait géant, emplissait leboulevard, avec des révérences qui lui cassaient le nez contre lesarbres et contre les maisons. Mon Dieu ! qu'elle était drôle eteffrayante ! Jamais elle n'avait si bien compris son avachissement.Alors, elle ne put s'empêcher de regarder ça, attendant les becs degaz, suivant des yeux le chahut de son ombre. Ah ! elle avait là unebelle gaupe qui marchait à côté d'elle ! Quelle touche ! Ça devaitattirer les hommes tout de suite. Et elle baissait la voix, elle n'osaitplus que bégayer dans le dos des passants."Monsieur, écoutez donc…"

Texte 16 : L’eau-de-vie de l’AssommoirNon, elle en avait assez. Elle hésitait pourtant. L'anisette luibarbouillait le cœur. Elle aurait plutôt pris quelque chose de raidepour se guérir l’estomac. Et elle jetait des regards obliques sur lamachine à soûler, derrière elle. Cette sacrée marmite, ronde commeun ventre de chaudronnière grasse, avec son nez qui s'allongeait etse tortillait, lui soufflait un frisson dans les épaules, une peur mêléed'un désir. Oui, on aurait dit la fressure de métal d'une grandegueuse, de quelque sorcière qui lâchait goutte à goutte le feu de sesentrailles. Une jolie source de poison, une opération qu'on aurait dûenterrer dans une cave, tant elle était effrontée et abominable ! Maisça n'empêchait pas, elle aurait voulu mettre son nez là-dedans,renifler l'odeur, goûter à la cochonnerie, quand même sa languebrûlée aurait dû en peler du coup comme une orange."Qu'est-ce que vous buvez donc là ? demanda-t-elle sournoisementaux hommes, l'œil allumé par la belle couleur d'or de leurs verres.– Ça, ma vieille, répondit Coupeau, c'est le camphre du papaColombe... Fais pas la bête, n'est-ce pas ? On va t'y faire goûter."Et lorsqu'on lui eut apporté un verre de vitriol et que sa mâchoire secontracta, à la première gorgée, le zingueur reprit, en se tapant surles cuisses :"Hein ! ça te rabote le sifflet !... Avale d'une lampée. Chaque tournéeretire un écu de six francs de la poche du médecin." Au deuxièmeverre, Gervaise ne sentit plus la faim qui la tourmentait. Maintenant,elle était raccommodée avec Coupeau, elle ne lui en voulait plus deson manque de parole. Ils iraient au Cirque une autre fois ; ce n'étaitpas si drôle, des faiseurs de tours qui galopaient sur des chevaux. Ilne pleuvait pas chez le père Colombe, et si la paie fondait dans le fil-en-quatre, on se la mettait sur le torse au moins, on la buvait limpideet luisante comme du bel or liquide. Ah ! elle envoyait joliment flûterle monde ! La vie ne lui offrait pas tant de plaisirs ; d'ailleurs, ça luisemblait une consolation d'être de moitié dans le nettoyage de lamonnaie. Puisqu'elle était bien, pourquoi donc ne serait-elle pasrestée ? On pouvait tirer le canon, elle n'aimait plus bouger, quandelle avait fait son tas. Elle mijotait dans une bonne chaleur, soncorsage collé à son dos, envahie d'un bien-être qui lui engourdissaitles membres. Elle rigolait toute seule, les coudes sur la table, les

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yeux perdus, très amusée par deux clients, un gros mastoc et unnabot, à une table voisine, en train de s'embrasser comme du pain,tant ils étaient gris. Oui, elle riait à l'Assommoir, à la pleine lune dupère Colombe, une vraie vessie de saindoux, aux consommateursfumant leur brûle-gueule, criant et crachant, aux grandes flammes dugaz qui allumaient les glaces et les bouteilles de liqueur. L'odeur nela gênait plus ; au contraire, elle avait des chatouilles dans le nez,elle trouvait que ça sentait bon ; ses paupières se fermaient un peu,tandis qu'elle respirait très court, sans étouffement, goûtant lajouissance du lent sommeil dont elle était prise. Puis, après sontroisième petit verre, elle laissa tomber son menton sur ses mains,elle ne vit plus que Coupeau et les camarades ; et elle demeura nezà nez avec eux, tout près, les joues chauffées par leur haleine,regardant leurs barbes sales, comme si elle en avait compte lespoils. Ils étaient très soûls, à cette heure. Mes-Bottes bavait, la pipeaux dents, de l'air muet et grave d'un bœuf assoupi. Bibi-la-Grilladeracontait une histoire, la façon dont il vidait un litre d'un trait, en luifichant un tel baiser à la régalade, qu'on lui voyait le derrière.Cependant, Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, était allé chercher letourniquet sur le comptoir et jouait des consommations avecCoupeau."Deux cents !... T'es rupin, tu amènes les gros numéros à touscoups."La plume du tourniquet grinçait, l'image de la Fortune, une grandefemme rouge, placée sous un verre, tournait et ne mettait plus aumilieu qu'une tache ronde, pareille à une tache de vin."Trois cent cinquante !... T'as donc marché dedans, bougre delascar ! Ah ! zut ! je ne joue plus !"Et Gervaise s'intéressait au tourniquet. Elle soiffait à tire-larigot, etappelait Mes-Bottes "mon fiston". Derrière elle, la machine à soûlerfonctionnait toujours, avec son murmure de ruisseau souterrain ; etelle désespérait de l'arrêter, de l'épuiser, prise contre elle d'unecolère sombre, ayant des envies de sauter sur le grand alambiccomme sur une bête, pour le taper à coups de talon et lui crever leventre. Tout se brouillait, elle voyait la machine remuer, elle sesentait prise par ses pattes de cuivre, pendant que le ruisseau coulaitmaintenant au travers de son corps.

Texte 10 : Première nuit chez LantierII ne parlait plus, il restait souriant ; et, lentement, il la baisa surl'oreille, ainsi qu'il la baisait autrefois pour la taquiner, et l'étourdir.Alors, elle fut sans force, elle sentit un grand bourdonnement, ungrand frisson descendre dans sa chair. Pourtant, elle fit de nouveauun pas. Et elle dut reculer. Ce n'était pas possible, la dégoûtationétait si grande, l'odeur devenait telle, qu'elle se serait elle-même malconduite dans ses draps. Coupeau, comme sur de la plume,assommé par l'ivresse, cuvait sa bordée, les membres morts, lagueule de travers. Toute la rue aurait bien pu entrer embrasser safemme, sans qu'un poil de son corps en remuât."Tant pis, bégayait-elle, c'est sa faute, je ne puis pas... Ah ! monDieu ! ah ! mon Dieu ! il me renvoie de mon lit, je n'ai plus de lit...Non, je ne puis pas, c'est sa faute."Elle tremblait, elle perdait la tête. Et, pendant que Lantier la poussaitdans la chambre, le visage de Nana apparut à la porte vitrée ducabinet, derrière un carreau. La petite venait de se réveiller et deselever doucement, en chemise, pâle de sommeil. Elle regarda son

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père roulé dans son vomissement ; puis, la figure collée contre lavitre, elle resta là, à attendre que le jupon de sa mère eût disparuchez l'autre homme, en face. Elle était toute grave. Elle avait degrands yeux d'enfant vicieuse, allumés d'une curiosité sensuelle.

Texte 19 : La leçon de NanaUn jour, Gervaise qui lui reprochait sa vie crûment et lui demandait sielle donnait dans les pantalons rouges, pour rentrer cassée à cepoint, exécuta enfin sa menace en lui secouant sa main mouillée surle corps. La petite, furieuse, se roula dans le drap, en criant :"En voilà assez, n'est-ce pas ? maman ! Ne causons pas deshommes, ça vaudra mieux. Tu as fait ce que tu as voulu, je fais ceque je veux.– Comment ? comment ? bégaya la mère.– Oui, je ne t'en ai jamais parlé, parce que ça ne me regardait pas ;mais tu ne te gênais guère, je t'ai vue assez souvent te promener enchemise, en bas, quand papa ronflait... Ça ne te plaît plusmaintenant, mais ça plaît aux autres. Fiche-moi la paix, fallait pas medonner l'exemple !"Gervaise resta toute pâle, les mains tremblantes, tournant sanssavoir ce qu’elle faisait, pendant que Nana, aplatie sur sa gorge,serrant son oreiller entre ses bras, retombait dans l'engourdissementde son sommeil de plomb.

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Gervaise et Coupeau, ouvrier zingueur, mangeaient ensembleune prune à l'AssommoirL'Assommoir.Œuvres complètes illustrées d'Émile Zola, Paris, 1906

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Gervaise comptant le linge."Nous disions quatorze chemises de femme, n'est-ce pas, madame Bijard ?…"L'Assommoir.Œuvres complètes illustrées d'Émile Zola, Paris, 1906

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