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Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France Cours d'histoire de la philosophie moderne : séance du 9 mars 1842] ; Quelques mots sur M. Jouffroy / par M. Damiron,...

Cours d'histoire de la philosophie moderne : séance du 9

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Page 1: Cours d'histoire de la philosophie moderne : séance du 9

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Cours d'histoire de laphilosophie moderne :

séance du 9 mars 1842] ;Quelques mots sur M.

Jouffroy / par M. Damiron,...

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Damiron, Philibert (1794-1862). Auteur du texte. Cours d'histoirede la philosophie moderne : séance du 9 mars 1842] ; Quelquesmots sur M. Jouffroy / par M. Damiron,.... 1842.

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Damiron, Jean-PhilibertCours d'histoire de la philosophie

moderne.Quelques mots sur M. Jouffroy

8° Ln 27 24360

Paris

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11 /,11~7n00

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COURS' 1

HUIS I OHIUIK LA PHILOSOPHIE HODËRNË

t ; ( SEÀNCB DU 9 MARS 18*2).

QUETES MOTS SUR M.JOUFFROY,

PAR H. DAHIBON,9

Professeur, membre DE L'INSTITUT.

Je partagerai Messieurs cette séance entre une le-çon et un souvenir.

Ce souvenir, vous le devinez, vous me le demandez,vous l'aurez tel que j'ai pu le tracer à la hâte dansquelques pages où vous trouverez plus de tristessequede soin. C'est par où je finirai.

Je commenceraipar la leçon, dont le sujet est, vousle savez [d'après celui des précédentes leçons, l'ana-lyse du troisième livre de la Recherche de la vérité eten particulier, dans ce livre, du chapitre qui a pourtitre Que nous voyons toutes choses enDieu

(Suivait dans la leçon cette analyse, terminéepar la citation des dernières lignes de ce chapitre

« Et parce que sa puissance et son amour ne sont

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que lui, croyons, avec saint Pan! qu'il n'est pas loinde chacun de nous, et que c'est en lui que nous avonsla vie le mouvement et l'être Nain lontjè est ab uno-

quoque nostnhn in ipso euim vivimws, movemur et su-mus. >>)Belles et saintes paroles, Messieurs qui

prises, non pas au sens que leur prête Spinosa et queMalebranche à son tour pourrait être poussé à leur prê-ter, mais à celui auquel conduit une plus juste intelli-gence des rapports de Dieu à l'homme me font com-me une transition, que je ne cherchais sans doutepas, mais à laquelle je ne me refuserai pas, auxquelques mots que je vous ai annoncés et que je vaismaintenant vous tire.

Je ne sais, Messieurs, si ce que je vais faire n'estpas bien téméraire de ma part, mais je voudrais vousparler sans trop d'émotion ni de confusion de l'amique je viens de perdre, et cependant je n'ai guère eule temps de me recueillir et de me calmer. Il eut peut-être ',élé plus sage d'attendre, et de réserver à sa mé-moire un hommage, sinon plus sincère, du moins pluscomplet et mieux assuré. Mais, d'un autre côté Mes-sieurs, commentremonter dans cette chaire sans avoirquelques mots à donner à celui que j'y ai remplacé, etdont le nom partout où il a paru mais ici particuliè-rement, a mérité et doit recevoir un prompt et dignehonneur.

Ce que j'ai, au reste, à vous dire ne sera rien que debien simple. Je crois fermement à deux choses sur leprésent et l'avenir de l'homme je crois à l'épreuvedans cette vie, et à la justice dans l'autre. C'est de cettedouble vérité que je veux faire l'applicationà la desti-née de mon ami c'est vous avertir que vous ne trou-verez dans ce peu de tristes paroles qu'une leçon quin'est point nouvelle pour vous, et que je n'ai pas, Dieumerci, attendu jusqu'à ce jour pour vous proposer etvous faire entendre.

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Ainsi vous n'aurez de moi, Messieurs, au moinspour le moment, ni une notice ni un éloge, vous n'au-rez qu'un enseignement.

Vous n'oublierez donc pas ce que je veux faire; cen'est ni un récit ni un panégyrique, c'est une médi-tation, dont le texte et la matière seront quelques cir-constances seulement de la vie de M. Joutfroy, prises àdessein entre toutes les autres pour servir de confir-mation à une doctrine qui m'est chère, et à laquellej'aime à revenir, parce qu'elle est de celles qui con-solent fortifient et soutiennent l'âme, de sorte que,si vous entrez sérieusement dans mes pensées, et quevous partagiez mes convictions, vous me saurez peut-être gré de vous avoir associés à ce retour à des idéesqui, je le crois, ne peuvent jamais être mauvaises àpersonne.

Je n'avais pas d'ailleurs d'autre moyen d'accomplirle triste devoir auquel je me suis résigné car, si, il ya quelques jours, à la suite de ces graves funéraillesque rendait si imposantes le recueillement intelli-gent, affectueux et religieux, des nombreux amis quis'y pressaient, devant cette tombe où le même recueil-lement suivit et laissa celui que nous pleurions, il m'a-vait fallu prendre la parole, je n'en doute pas, Messieurs,les mots m'auraient manqué. Aussi ai-je dû attendreque remontant dans cette chaire, j'y eusse revu, pourme raffermir, le ciel encore bien austère, mais cepen-dant un peu plus serein de la raison et de la philo-sophie.

Je veux suivre, comme je vous l'ai dit, dans sonapplication à quelques circonstances de la destinée deM. Jouffroy, la doctrine qui enseigne l'épreuve en cettevie et la justice dans t'autre.

Dans ce dessein, je pourrais peut-être chercher ettrouver dans son enfance des signes déjà sensibles quiannonceraient que cette âme d'élite de si bonneheure curieuse, rêveuse et recueillie, était des lors

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inquiétée de ces tourments de la ponsée dontplus tard, à sa gloire sans doute, mais aussi tropsouvent au prix de son repos, elle fut si profondémenttagitée et travaillée; et je les reconnaîtrais à cettepassion de la lecture qui, tout jeune, le possédait aupoint de lui faire oublier les jeux et les plaisirs deson âge; à cette vive imagination (lui, les livres fer-més, lui remettait sous les yeux les tableaux qu'il y a--vait vus les faisait revivre, les animait, et, comme il

le racontait, les répandait pleins de mouvementautourde lui sur ses montagnes; à ce besoin d'analyse qui,comme il le disait aussi, le portait à rechercher, et, a-joulail-ilen souriant, quand on y mettait quelque com-plaisance, à retrouver jusqu'aux impressions de cettevie confuse mystérieuse, passée au sein de la mèreje les reconnaîtrais également à ce sérieuxsouci du bienqui, dans la liberté d'éducation qu'il ne cessa jamaisd'avoir, le régla toujours de manière à imprimer à saconduite un caractère do mesure, (le réservechaste etdigne, dont jamais il ne se relâcha; enfin je les reconnaî-trais à tous ces sentiments élevés, fermes et doux à lafois, dont plus tard et à l'âge d'homme les principauxtraits se marquèrent par une certaine fierté d'hu-meur, heureusement mêlée à une grâce pleine de char-me par une disposition toujours prête à prendre partau bonheur d'autrui soit pour le goûter, soit pour leprocurer, et par un commerce d'amitié d'un agré-ment infini et d'une sûreté à toute épreuve.

Mais je ne veux pas m'arrêter sur des temps et desexemples toujours un peu indécis et dans lesquelsl'expérience, passez-moi l'expression,queje veux sou-mettre à votre jugement, pourrait ne pas vous paraîtreassez significative et assez claire.

Je passe donc de suite au moment où il y a aujour-d'hui 27 ans environ, je rencontrai et connus à notrechère Ecole normale le jeune homme avec lequel jeme liai dès lors pour la vie. A partir de ce moment je

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puis dire plus sciemment la part qu'eut l'épreuve danscette âme je ne dirai cependant pas tout quand je levoudrais, je ne le pourrais pas je me bornerai à cequ'il me sera le plus facile d'exprimer et de rendre.

Il est une situation d'esprit que connaissentbien ceuxquisesont livrés à de fortes études philosophiques,quej'ai essayé ailleurs de décrire, et que je vous demandela permission de vous rappeler ici parce qu'elle mesemble parfaitement convenirà M. JoulFroy. Il y a pourle penseur, dans la voie qu'il parcourt, les obscuresquestions qui, à mesure qu'il avance et touche de plusprès dans ses recherches aux limites et au fond des cho-ses, l'arrêtent et le troublent à chaque pas davantage.Qu'en présencede ces problèmes il hésite et recule ous'élance et se précipite, qu'il s'abstienne ou qu'il ose,il ne peut garder l'esprit serein, et il est à peu près iné-vitable qu'il ne tombe pas dans de grands décourage-ments ou de terribles appréhensions car devant cesténèbres, timide ou téméraire, il se sent également fai-ble le doute lui est un grand mal mais le dogmatismehasardeux ne lui est pas une moindre peine. Epreuvequand il n'affirme pas faute de voir assez clair, épreuvequand il affirmesans savoir et s'assurer, telle est sa con-dition. Est-elle facile et douce? est-elle exempte de cesfatales, disons mieux, de ces divines et salutaires né-cessités par lesquelles la Providence provoque et excitedans l'homme l'exercice de la raison ? Eh bien Mes-sieurs, c'est dans une telle situation qu'en intelligencede premier ordre, et en disciple d'un maître qui nelaissait guère de repos à ceux qu'il voyait capables deses fortes et vives impulsions, M. Jouffroy se trouva debonne heure placé, et que, laborieusement exercé auxgrandesdifficultés de la science, il sut, de luttes en lut-tes et de travaux en travaux, déployer et. cesqualités éminentes cette sobriété de jugement, enne-mi de toute hypothèse, cette parfaite indépendance, cebesoin impérieux de s'entendre avec soi-même et de

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voir clair en toutes choses, qu'a si bien loués M. Cou-sin. « Qualités éminentes, a-t-itdit, qu'il n'emprunta àpersonne, et qui développées par une culture régulièreet assidue, et transportées successivement sur de di-gnes théâtres lui ont composé une renommée solide etlui donnent un rang à part et très élevé dans l'ensei-gnernent public et parmi les écrivains philosophiquesde notre temps. Il était chez nous le véritable héritierde La Ilomiguières. Parmi les étrangers il le faut met-tre entre Reid et D. Stewart, semblable à l'un parle-sens et la gravité, à l'autre par la finesse et par la grâ-ce. Nul ne posséda ni surtout ne pratiqua mieux lavraie méthode philosophique, la méthode d'observationappliquéeà l'âme humaine. Il interrogeait la conscienceavec tant de bonne foi et tant de sagacité, il en expri-mait ta voix avec tant de fidélité, qu'en l'écoutant ou enle lisant on croyait entendre la conscience elle-mêmeracontant les merveilles du monde intérieur de l'âmedans un langage exquis, pur, lucide, harmonieux. Sonstyle, comme ses paroles, éclaircissait, ordonnait, gra-vait toutes ses pensées. Il était, sans contredit, le plushabile interprète que la science pût avoir non seule-ment dans l'école, mais auprès du monde, solide etprofond parmi les doctes, et en même temps accessi-ble. » – Ainsi s'est exprimé M. Cousin en rendant lesderniers devoirs au disciple et à l'ami qu'il venait deperdre si prématurément.

Mais M. Jouffroy n'eut pas seulement à penser pourson propre compte, il eut aussi à penser pour les au-tres, c'est-à-dire à professer. Or c'était là aussi pourlui être éprouvé. Permettez-moi encore ici de vous re-dire à peu près ce que je vous disais dans une autreoccasion. Nos fonctions ne sont pas un repos et je nepas de ce qui parait, de ce dont vous êtes aisémen tjuges, de ce zèle extérieur que commande le vôtre, dece soin de la parole que vous avez droit d'exiger, decelte assiduité exemplaire qui n'est pas moins dans nos

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devoirs, toutes choses qui ne sont pas sans d'amers de-goûts, et quelquefois d'invincibles, cl. j'oserai mémo direde légitimes répugnances; mais je parle de ce qui e.itsecret, de ce que vous devez ignorer à moins que vousn'ayez vous-mêmes passé par cette épreuve. Eh bienil y a là des peines, des soucis et des tourments, qui,pour être cachés et comme ensevelis dans la conscience,n'en sont pas moins sensibles, et le sont même d'autantplus qu'ils peuvent moins se confier et s'adoucir par lepartage. La raison y trouve donc un sévère exercice,qui en dernière fin lui est utile, mais qui provisoire-ment lui est un dur et un austère apprentissage. En ef-fet, Messieurs,qu'est-ce qu'enseigner, dans la haute ac-ception qu'emporte avec lui ce mot? qu'est-ce qu'ensei-gner? C'est, avec la sainte obligation d'être plus prés dela vérité que ceux auxquels on s'adresse et qu'il faut yconduire, avoir mieux que la volonté, avoir le talent deles y mener; c'est avoir la vertu, permettez-moi l'ex-pression, de la faire connaître et aimer c'est la possé-der pour la donner, c'est savoir comment la donner;c'est chercher, c'est trouver c'est s'assimiler des âmesdignes de la recevoir et de la comprendre; et si Dieun'est en effet que la vérité elle-même, la vérité des vé-rités, c'est aller tour à tour de Dieu à l'homme et del'homme à Dieu, pour rendre l'un intelligible à l'autre,et celui-ci intelligent de celui-là le dirai-je, c'est exer-cer une espèce de sacerdoce, dont paraît investi celuiqui prend ainsi sur lui d'intervenir doctement entre leCréateur et la créature pour les mieux rapprocher dansune communion toute spirituelle. Or, s'il en est ainsi,si je n'estime pas trop haut la charge qui nous est im-posée, jugez, Messieurs, en supposant que nous n'ensoyons pas tout à fait indignes, quels scrupules etquelle sollicitude doivent se mêler nos études quellesinquiétudes à nos recherches,quelle gravité à nos mé-ditations; jugez de ce qu'il en est quand après tout cetravail, il nous arrive de douter, soit des c doses, suit

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de nous-mêmes, soit aussi de ceux qui viennent nousécouler; et lors même que nous parvenonsà avoir inté-rieurement quelque confiance en nos idées le momentvenu de paraître, et de parler au public, quellesdernières et plus tristes craintes ne nous assiègent pasl'esprit, quelle fièvre impatiente ne l'excite et ne l'agitepas, heureux encore quand elle ne va pasjusqu'autrou-ble età la confusion Voilà, Messieurs, notre métier; di-tes s'il n'est pas une épreuve; dites sisurtout il n'en futpas une pour l'esprit généreux que nous avons perdu, etqui l'accepta et le pratiqua autant que lui permirentses forces, avec un dévoûraent et une application qu'ilne déploya pas moins dans l'obscurité d'une classe decollége que dans les conférences de l'Ecole normale, etdans le secret de l'intimité que dans l'éclat de cettechaire. Je respecte trop Messieurs, sa mémoire et sanohle vie, je respecte trop aussi votre équité et vos lu-mières, je ne dis pas pour justifier, mais même pourexpliquer ces interruptions de ses cours auxquelles ilétait condamné la raison en est aujourd'hui malheu-reusement trop manifeste. Mais cependant il faut biendire combien ces longs silences, commandéspar la pru-dence, l'affligeaient et le décourageaient; et combienaussi, quand il lui arrivait,se faisant il est vrai illusion,de croire à de meilleurs jours et à un retour heureuxà sa chaire, il se ranimait à cette pensée. Je me sou-viens que, l'an dernier, quelques jours avant le fatal

voyage dont il devait revenir plus languissant, nousrêvions ensemble, en conversant, la reprise de ses le-çons, moi l'exhortant et me félicitant, lui se confiantetespérant. Avec quel zèle simple et sérieux je le voyaisse proposer cette nouvelle occasion de répandre desidées utiles et de servir efficacement la cause de la phi-losophie Mais Dieu avait disposé que l'épreuve souscette forme avait assez tiré de lui; il ne devait plus en-seigner.

Pourquoi ne vous rappellerais-jepas aussi comment,

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en 1822, quand, frappé par la mesure qui, en détrui-sant l'École normale, lui fermait, au moins momenta-nément, la carrière de l'instruction publique, il sevengea, en homme de science, de la disgrâce qui l'at-teignait ? Que fit-il, en elîet, Messieurs? Il rétablit enson nom et à huis-clos, pour une réunion d'esprits d'é-lite, ces leçons pleines d'intérêtqu'on avait fait la fautede lui interdire dans les écoles de l'état. Le professeurpersévérant honorait ainsi noblement le professeur in-justement et vainement persécuté. C'est que, commel'a bien dit notre commun maître, « l'âme des travauxde M. Jouffroy était un vif sentiment de l'excellence etde la dignité de la philosophie; trop sage pour recher-cher le bruit qu'on fait parmi la foule, il aimait pro-fondément la science à laquelle il avait voué sa vie; ill'aimait de cet amour fidèle qui résiste au malheur etpeut braver la prospérité. »

Sa santé, jusqu'à l'âge de vingt-quatreou vingt-cinqans, avait été assez ferme; une première maladie, engrande partie causée par le travail et l'étude, et aussipar ces tristesses de l'enfant de montagne exilé loin dessiens, dont il n'était pas toujours le maître, commençaà l'ébranler; la profonde atteinte dont il fut frappé àla mort de son père la troubla gravement, et, idepuis,jamais elle ne fut bien rétablie que par intervalles et enapparence; elle ne lui fut plus de bon service. Or,Messieurs, soyez-en sûrs, ce fut là aussi pour lui unebien longue et bien dure épreuve; et je ne parle pasmême du mal physique, qu'il avait cependant à souf-frir avec toutes ses autres peines mais je parle du malmoral, de ce mal qui lui venait du corps, mais qui leblessait dans son esprit, dans ce qu'il avait en lui deplus intime et de plus vif, dans ses plus légitimes dé-sirs et ses plus justes espérances. H voulait et ne pou-vait pas, il ne pouvait pas quand il voulait; il sentait laforce lui manquer et ses organes l'assujettir aux capri-ces et aux variations de leur élat chancelant; il voyait

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le temps lui échapper moins rempli de ses œuvres, etcependant il avait de quoi le bien remplir, il avaitversé dans ses leçons des trésors d'idées qu'il n'avaitqu'à recueillir; il en gardait en lui qu'il n'avait qu'àrépandre, il n'avait qu'à écrire; et, je puis vous leconfier, quand le moment en était venu, quand il étaitprêt, et sans trouble du côté de la nature, il écrivaitavec une facilité et une rapidité merveilleuses, et enmême temps avec une sûreté, une précision et unachèvement qui pourraient sembler de la patience, etqui tenaient, au contraire, de l'improvisation. Quandune fois la source a jailli me disait-il un jour, ouquand la digue est rompue, je ne m'arrête pas et je dé-borde à flots dans mon sujet; tant en lui l'abondanceétait féconde et forte, tant la pensée lui venait commetoute faite et toute développée et c'était ce talent qu'en.chaînaient ou ne laissaient libre et puissant que par mo-ments rares et irréguliers, soit le sentiment du mal,soit quelquefois même seulement la mélancoliquerêve-rie qui lui restait de ce sentiment. Or, n'était-ce pointlà pour lui un supplice bien douloureux! -Un sup-plice ? Non, Messieurs, si nous voulons parler rigou-reusement car qu'avait-il fait à Dieu pour avoir étéainsi affligé par lui, soit peut-être dès sa naissance, soitau moins dans des circonstances qui n'appelaient pointun châtiment? Ce n'était donc pas un supplice, maisc'était une rude épreuve. Il s'y résignait toutefois, et illa supportait au moyen d'un de ces motifs dont mieuxqu'un autre il pouvait se soutenir, je veux dire aumoyen de la foi en la Providenceet en cette éternité vi-vifiante qu'elle devait lui ménager pour réparer les re-tardset lever les empêchementsapportés présentementà sa vive pensée. De sorte qu'après tout, Messieurs, sinous en jugeons d'après cette croyance, la perte n'apas été pour lui, qui a maintenant les siècles sans finet de divines facilités pour se développer et se perfe-ctionner elle a été pour nous, qu'il a laissés privés de

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sou grand esprit et des beaux témoignages qu'il enpouvait encore donner.

Mais, Messieurs, M. JouflYoy, comme au reste aveclui bien d'autres dans tous les rangs et dans tous tespartis, fut encore éprouvé d'une plus cruelle façon.Eut-il l'ambition politique? Je pourrais l'avouer, carelle eût été chez lui légitime et bien placée. Mais s'ill'eut, ce fut malheureusement sans certaines des con-ditions qu'elle impose et entraine; ce fut sans cette ca-pacité ou ce soin des ménagements sans cette conduiteet ces pratiques, sans tous ces moyens divers de dé-fense ou d'attaque qui en font à la fois le succès et lasûreté. Il l'eut comme une idée, et non comme uneaction; il l'eut inoffensive, solitaire et désarmée, et,qu'on me permette le mot, dans l'innocente sécurritéde la pure spéculation. Et voilà pourquoi, te jour oùimprudemment peut-être, mais du moins loyalement,il se laissa aller à une démarche qui le jeta dans l'a-rène, quoiqu'il ne fît, au fond, que ce que bien d'autresauraient fait, à la manière dont il le lit, il trouva,à son grand étonnement, peu d'auxiliaires pour lesoutenir, beaucoupd'adversaires pour l'attaquer. Pour-quoi ? parce qu'il n'avait pas ce qu'il fallait pour ral-lier ou raffermir les uns, contenir ou braver les au-tres parce qu'il n'avait pas cette habileté, il faut ledire, un peu mondaine, qui ne vient pas toujours dela meilleure et de la plus noble estime des hommes,mais qui est souvent nécessaire pour les conduire etles gouverner; parce qu'il avait des vues, et point demenées, et qu'en croyant sincèrement s'adresser desintelligences, il oubliait un peu trop qu'il s'adressaitaussi à des passions. Voilà donc quelle fut sa situationelle fut triste et difficile; et, s'il ne t'avait pas bienprévue, il ne tarda pas à la sentir; il la sentit doulou-reusement, il en souffrit profondément c'est ce quia pu faire dire il M. le ministre de l'instruction publi-que, dans le discours plein de sens, de délicatesse et de

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regrets, qu'il a prononcé sur sa tombe, ces mots sim-ples et justes: « Dans cette épreuve de la vie publique,il obtint plus déconsidération que de bonheur. » Je neveux point trop m'avancer dans ces tristes réflexionsje ne veux pas trop pénétrer là où je ne pourrais trou-ver que mystère et obscurité; mais je ne puis toutefoism'etnpêcher de me demander si les émotions dont futalors agitée cette âme lière peu manifestées et sévère-ment contenues au dehors, ne firent pas au dedans in-vasion et ravage, et ne portèrent pas dès ce moment,aux sièges essentiels de la vie, ces troubles et ces attein-tes qui restèrent sans remède. Dieu seul le sait. Mais,quoi qu'il en soit, une dernière et longue épreuve at-tendait M. Jouffroy.

Il y a six mois à peu près au retour du court voya-ge qu'il lit dans ses chères montagnes, il parut lan-guissant, affaibli, fréquemment pris de lièvre et demalaise; trois mois après, il gardait le lit, et encoretrois mois, il n'était plus. Et cependant il voyait sonmal il le jugeait, je dirais même qu'il le discutait;comme en une question de philosophie, il embarras-sait de sa nette et vive logique ceux qui ne pensaientpas ou feignaient de ne pas penser comme lui il ne serendait pas aux plus douces et aux plus pressantescon-solations, parce que ce n'étaient pas des raisons; ily souriait tristement, mais il n'y croyait pas, et, soitdans son langage muet, d'un coup d'oeil, d'un ge-ste, soit quelquefoismême en paroles explicites et di-rectes, il concluait toujours rigoureusementà quelquechose de funèbre. Je me souviensqu'un de ses derniersjours, comme je pensais lui avoir enfin produit quel-que illusion il me dit « Mon ami, soyez sûr que jesuis mal, très mal cela tient à différentes causes. » IIse sentait donc mourir, et mourirà son âge, en pleinevigueur d'esprit, dans toute la force et toute la maturitéde la vie philosophique il se sentait retiré d'un mon-de où il avait encorequelque chose à faire, où il avait

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à prendre soin de plus d'unedestinée, et de celles donttla famille l'avait fait la Providence, et de celles dont lascience l'avait institué un des guides. Il pouvait doncbien dans ces pensées garder encore, comme toujours,l'esprit lucide et calme, mais qu'il devait avoir le cœuraffligé et troublé Et cette épreuve s'est prolongée du-rant de longs jours et de sinistres nuits; eiie a duréjusqu'à sa dernière heure croissante, pressante, luilaissant toute conscience, et lui enlevant toute espé-rance, toute espérance terrestre du moins car del'autre côté il espérait, comme il aimait, comme ilcroyait. Cette épreuve a donc été plus décisive qu'au-cune autre, elle a cu tout le caractère d'une de cesvoies de la Providence que Dieu suit pour susciterdans ses meilleures créatures des vertus d'un ordreà part, les vertus de la bonne mort. Il faut bienl'entendre ainsi car autrement qu'eût-ce été demourir ainsi plein de jours pour le bien et avec tanttde raisons de garder et d'appliquer sa vie à tous lesplus nobles buts que puisse se proposer l'humanité? Lamort pour la mort n'est point une explication; mais lamort pour la vie c'est-à-dire l'épreuve sous sa derniè-re et funèbre forme, en est une, au contraire, qui sa-tisfait à la fois le cœur et !a raison dans ce qu'ils ontde meilleur.

M. Jouffroy a donc subi la loi commune de l'huma-nité, c'est-à-dire qu'il est mort comme il a vécu dansl'épreuve. Mais également selon cette loi, qui, si elleassujettit l'homme à la douleur, ne l'y assujettit pasexclusivement, et lui fait aussi pour le soutenir, et enraison de ses mérites, comme une sorte d'avance surle bonheur infini que l'éternité lui réserve, il eut bienses douces joies. 11 eut celles de la pensée alors que,dans l'enthousiasme et l'élan de la jeunesse ou dans lapuissance de l'âge mûr, il s'élevait d'inspiration, oupar l'analyse et le raisonnement,à l'intelligence ou ladécouverte de quelque grande vérité il eut celles de la

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parolo, quand, dans quelques unes des belles leçonsdont il ravissait son auditoire, il entraînait les espritspar la lumière et le mouvement, l'éclat et l'élévationde son noble discours; il eut les saintes joies de la fa-mille, de l'amitié et de la religion, cl, parmi toutes cesfélicités, il fut toujours exempt de ces tristesses fâ-cheuses qui naissent des mauvaises passions, de lahaine, de l'envie de ce côté il fut heureux, heureuxcomme il est donné de l'être aux généreuseset grandesnatures.

Mais après tout, cependant, sa vie fut une épreuve.Que fera donc Dieu de cette destinée qui lui vient

ainsi toute préparée pour la justice et la récompense?La terminera-t-il à la tombe? La brisera-t-il là où ilsemble si juste qu'elle doive se continuer et se renou-veler ? Mettra-t-il au néantce qui a touf droit de durer?̀?

Quand de quelque chose de bien il peut faire quel-que chose de mieux, procédant à contre-sens de soncaractère de créateur du bien fera-t-il le moins bienou plutôt du bien ne fera-t-il rien? Ne recueillera-t-ilpas pieusement ces grandes facultés dont il s'est plu àdouer une de ses créatures d'élite, qu'il a suscitées enelle par la grâce et développées par l'épreuve? Ne lesrecueillera-t-il pas pour l'éternité?Neles prendra-t-il paspour les conserver dans cette vive unité qui les a pro-duites et portées, avec ce qui en fait véritablementl'essence et la vertu je veux dire la conscience la li-berté et la personnalité? De toutes les forces de ma rai-son et du profond sentiment que j'ai du bien duvrai de l'ordre et de la Providence, je repousse untel doute. Pâle fleur qu'il vient d'abattre, il ne t'apas brisée sans retour, et, de la môme main qu'il t'aun moment flétrie et dépouillée, il te relèvera plusbrillante et ornée de plus de dons qu'il ne t'en avaitconféré; il ne t'a pas perdue, il ne t'a que transplan-tée tu nous resteras dans l'éternité. C'est là ma fermeespérance. C'était aussi celle qui respirait dans des pa-

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rôles que je regrette de ne pouvoir vous citer <jue parlambeaux, car elles valent surtout par l'ensemble dudiscours dont je les tire. « Cette vie, disait l'orateur eus'adressant en un jour de fête aux jeunes gens qu'ilcouronnait, cette vie, je l'ai en grande partie par-courue j'en connais les promesses, les réalités, lesdéceptions; vous pouvez nie rappeler comment onl'imagine, je veux vous dire comment on la trouve.On la croit longue, elle est très courte car la jeunessen'en est que la lente préparation et la vieillesse n'enest que la plus lente destruction. Dans sept à huit ansvous aurez entrevu toutes les idées fécondes dont vousêtes capables et il ne vous restera qu'une vingtained'années de force pour les réaliser. Vingt ans! c'est-à-dire une éternité pour vous, et en réalité un moment.Votre âge se trompe encore d'une autre façon sur lavie il y rêve le bonheur, et celui qu'il y rêve n'y estpas Ces nobles instincts qui parlent en vous et quivont à des buts si hauts, ces puissants désirs qui vousagitent, comment ne pas croire que Dieu les a mis envous pour les contenter, et que cette promesse, la viela tiendra? Oui, c'est une promesse; c'est là la pro-messe d'une grande et heureuse destinée, et toute l'at-tente qu'elle éveille en votre âme sera remplie; maissi vous comptez qu'elle le sera en ce monde, vous vousméprenez

e Pardonnez-moi, dans un jour si plein de joie pourvous, d'avoir arrêté votre pensée sur des idées aussiaustères. C'est notre rôle à nous, à qui l'expérience arévélé la vérité sur les choses de ce monde, de vous ladire. Le sommet de la vie en dérobe le déclin de sesdeux pentes, vous n'en connaissez qu'une, celle quevous montez elle est riante, elle est belle, elle est par-semée connue le printemps. Il ne vous est pas donnécomme à nous de contempler t'autre, avec ses aspectsmélancoliques, le pâle soleil qui l'éclairé, et le rivageglacé qui la termine. Si nous avons le front triste, c'est

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que nous ta voyons. vivez, jeunes gens, dans la penséeque vous la descendrez comme nous. Faites en sortequ'alors vous soyez contents de vous-mêmes; faites ensorte surtout de ne point laisser s'éteindre dans votreâme cette espérance que nous y avons nourrie, cetteespérance que la foi et la philosophieallument, et querend visible par delà les ombres du dernier rivagel'aurore d'une vie immortelle.

»Ces paroles, Messieurs, sont de lui; vous les eussiez

reconnues quand je ne vous l'eusse pas indiqué. Rap-prochées de l'événement dont elles expriment commele confus et funèbre pressentiment, elles lui appar-tiennent trop intimement pour que vous ne les lui eus-siez pas rapportées; il les aimait, je me le rappelle, etil me disait que depuis long-temps il n'en avait pas trou-vé qui convinssent mieux à son âme. Raison de plusMessieurs, pour y croire fermement c'est, à dix-huitmois de date, comme le testamentspirituel d'un hommequi savait à la fois ne point se faire illusion et cepen-dant espérer. Acceptons-le comme l'expression d'unehaute et droite intelligence, qui dans la question la ptusgrave que puisse se poser l'humanité ne jugeait plusde la vérité comme d'une chose de pure spéculationmais comme du principe, de la règle et du soutien desa vie, qui jugeait par conséquent en toute sincéritéet en toute conscience et par conséquent aussi avectoute sagesse. Acceptons-le, et, autant que possible,tournons-le à consolation. La perte est grande pournous mais songeons que devant Dieu elle est répara-ble, qu'elle est réparée. Adieu donc, ô mon ami adieudans toute la simpIicilé/Cttoute ta profondeur du mot,je n'ai rien de mieux à dire en te quittant.