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Interdiscours et intertextualité dans les médias TRANEL 44

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TRANEL (Travaux neuchâtelois de linguistique)

Comité de lecture pour ce numéro Jean-Michel Adam (Université de Lausanne), Marc Bonhomme (Université de Berne), Marcel Burger (Université de Lausanne), Petronela Lucas (Université de Berne), Gilles Lugrin (Université de Lausanne), Stéphanie Pahud (Université de Lausanne), Pia Stalder (Université de Berne).

Secrétariat de rédaction Claudia Fama Institut de linguistique, Université de Neuchâtel, Espace Louis-Agassiz 1, CH-2000 Neuchâtel

Thématique et procédure de soumission Chaque numéro des TRANEL est placé sous la responsabilité d’un-e membre de l’Institut de linguistique ou d’une personne extérieure spécialisée dans la thématique du numéro, qui sollicite des articles et rédige une introduction présentant le numéro. Avant publication, chaque article est relu par au moins un-e membre du comité de rédaction qui peut demander des modifications des articles.

L’auteur-e est informé-e, dans un délai d’un mois, de l’acceptation ou du refus de son texte, ou de la demande d’éventuelles modifications. Le même délai doit être observé après réception des remaniements demandés.

Chaque article doit comporter un résumé d’environ 10 lignes, rédigé en anglais, et doit être livré, selon les normes typographiques établies par la rédaction, sur support informatique, accompagné d’un tirage papier. Les manuscrits sont à adresser au secrétariat de rédaction.

Abonnements Toute demande d’abonnement ou de numéro séparé est à adresser à: Institut de linguistique (TRANEL), Faculté des lettres et sciences humaines, Espace Louis-Agassiz 1, CH-2000 Neuchâtel tél.: ++41(0)32 718 16 90 fax: ++41(0)32 718 17 01 email: [email protected]

Tarifs Abonnement annuel (2 numéros) Suisse: CHF 51,00 Etranger: € 34,80 Numéro séparé Suisse: CHF 27,00 Etranger: € 18,40 Numéro double Suisse: CHF 40,00 Etranger: € 27,30

Paiement Suisse: CCP 20-4130-2 – Université, fonds de tiers, 2000 Neuchâtel (mention: U.00695) Etranger: compte: 290-500080.05H auprès de UBS SA, 2000 Neuchâtel (Switzerland)

[Code Swift: UBSWCHZH20A] [IBAN: CH53 0029 0290 5000 8005 H]

© Institut de linguistique de l’Université de Neuchâtel, 2006 Tous droits réservés

ISSN 1010-1705

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Travaux neuchâtelois de linguistique N° 44, 2006 • ISSN 1010-1705

Table des matières

Marc BONHOMME & Gilles LUGRIN Avant-propos--------------------------------------------------------------------------- 1-2

Jean-Michel ADAM Intertextualité et interdiscours: filiations et contextualisation de concepts hétérogènes --------------------------------- 3-26

Patrick CHARAUDEAU La situation de communication comme lieu de conditionnement du surgissement interdiscursif ------------------------- 27-38

Sophie MOIRAND Entre discours et mémoire: le dialogisme à l’épreuve de la presse ordinaire ---------------------------------------------- 39-55

Louis de SAUSSURE Implicatures et métareprésentations en contexte de presse écrite ------------------------------------------------------------------ 57-75

Anne BEAULIEU-MASSON Cadres et points de vue dans le discours journalistique ---------------------------------------------------------------------- 77-89

Laurence ROSIER Nouvelles recherches sur le discours rapporté: vers une théorie de la circulation discursive? --------------------------- 91-105

Dominique MAINGUENEAU Les énoncés détachés dans la presse écrite. De la surassertion à l’aphorisation --------------------------------------- 107-120

Françoise REVAZ L’allusion dans les titres de presse --------------------------------------- 121-131

Gilles LUGRIN De la poétique à l’analyse du discours publicitaire: l’hypertextualité, entre intertextualité et architextualité --------------------------------------------------------------- 133-149

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IV

Stéphanie PAHUD Circulation publicitaire des discours sur les sexes ------------------- 151-163

Marc BONHOMME Parodie et publicité ----------------------------------------------------------- 165-180

François JOST Monde de la télévision et monde de la publicité ---------------------- 181-197

Marcel BURGER La gestion de la complexité des interactions médiatiques -------------------------------------------------------------------- 199-217

Adresses des auteurs -------------------------------------------------------------------- 219

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Travaux neuchâtelois de linguistique, 2006, 44, 1-2

Avant-propos

Ce numéro des Tranel contient la plupart des contributions présentées lors du séminaire de Troisième Cycle CUSO, organisé par le Groupe BENEFRI de Linguistique française (Universités de Berne, de Neuchâtel et de Fribourg), ainsi que par le Laboratoire d’Analyse linguistique des discours médiatiques de l’Université de Lausanne (année académique 2004-2005). Le but de ce numéro est de rendre compte des derniers acquis de la recherche sur les dimensions tant énonciatives que sociolinguistiques de l’interdiscours à l’œuvre dans les discours médiatiques. À travers ses visées d’information et de captation, le langage médiatique se caractérise par une "circulation circulaire" (Bourdieu) de son discours et par un mimétisme prépondérant qui ont certes déjà donné lieu à plusieurs publications, mais qui demandent à être approfondis en raison de leur grande diversification et de leurs nombreuses zones d’ombre encore peu explorées.

Les articles de cette livraison s’articulent autour de quatre axes. Les deux premiers textes proposent une mise au point heuristique sur les notions d’interdiscours et d’intertextualité. Jean-Michel ADAM s’attache à dégager la filiation complexe de ces deux concepts, à la fois très proches et cependant hétérogènes dans leurs usages. Se concentrant sur l’interdiscursivité, Patrick CHARAUDEAU montre la centralité de la situation de communication et le rôle des imaginaires socio-discursifs dans son fonctionnement.

Six contributions focalisent leurs investigations sur les manifestations de l’interdiscours et de l’intertextualité dans la presse écrite. Conjointement à des analyses empiriques, Sophie MOIRAND opère un réexamen du dialogisme bakhtinien, en le connectant à des concepts voisins, comme celui de "mémoire interdiscursive". De son côté, Louis de SAUSSURE met en évidence l’apport de la notion de "métareprésentation" à celle de polyphonie pour évaluer les effets interprétatifs qui se dégagent du discours de presse. Quant à Anne BEAULIEU-MASSON, elle fait ressortir l’emploi fondamental des adverbes de cadrage, abordés à travers leur typologie et leurs rendements sémantiques, dans l’expression des points de vue journalistiques. L’article de Laurence ROSIER revisite le fonctionnement du discours rapporté dans la presse, en formulant une théorie de la circulation discursive (axée notamment sur des chaînes de "surmarquages" et des "circulèmes"), en liaison avec les pratiques sociales. Pour sa part, l’étude de Dominique MAINGUENEAU porte sur une forme symptomatique de discours rapporté journalistique: celle des discours détachés, dépourvus de recontextualisation et sources d’"aphorisation". Enfin, à partir de nombreuses illustrations, l’article de Françoise REVAZ met à jour un processus récurrent d’intertextualité dans

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2 Avant-propos

les titres de presse: celui de l’allusion. Elle s’intéresse entre autres à ses opérations linguistiques et à ses modalités de repérage.

Le troisième axe de ce numéro concerne les pratiques interdiscursives de la publicité écrite. Les lecteurs trouveront dans le texte de Gilles LUGRIN une approche renouvelée des notions d’intertextualité, d’hypertextualité et d’architextualité, elle-même étayée par l’examen de diverses annonces, mises en rapport avec la culture ambiante. L’article de Stéphanie PAHUD est consacré aux représentations sexuelles dans la publicité, envisagées sous un angle interdiscursif, à travers les valeurs sociales qu’elles reflètent. La contribution de Marc BONHOMME met en discussion la notion traditionnelle de parodie. Celui-ci insiste en particulier sur sa normalité et sur son importance argumentative dans les stratégies publicitaires.

Les deux derniers articles de ce numéro ouvrent des pistes de réflexion stimulantes sur les pratiques interdiscursives de la télévision. Analysant le statut des spots télévisuels de publicité, François JOST explore leurs relations dialectiques avec les programmes qui les insèrent, tout en soulignant leurs effets communicatifs en fonction des trois mondes (réel, fictif, ludique) qu’ils mettent en jeu. Étudiant les strates discursives qui structurent les interviews télévisuelles, Marcel BURGER met en exergue le caractère paradoxal de leurs interactions qui oscillent entre le registre familier et la communication médiatique de masse.

Pour clore notre avant-propos, nous tenons à remercier vivement les Universités de Berne, de Fribourg et de Lausanne qui ont participé au financement de cette publication. Nous remercions également Petronela LUCAS et Pia STALDER pour l’efficacité dont elles ont fait preuve dans la mise en forme du manuscrit. Notre gratitude va enfin à l’Institut de Linguistique de l’Université de Neuchâtel qui a bien voulu mettre à notre disposition un numéro de ses Tranel pour la présentation de nos résultats.

Marc Bonhomme Gilles Lugrin

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Travaux neuchâtelois de linguistique, 2006, 44, 3-26

Intertextualité et interdiscours: filiations et contextualisation de concepts hétérogènes

Jean-Michel ADAM Pôle de recherche et d’enseignement interdisciplinaire en Sciences des textes et analyse comparée des discours de l’Université de Lausanne (Suisse) [email protected]

The heterogeneous origin of concepts like "interdiscourse" and "intertext" – the former stemming from discourse analysis and the latter from poetics and literary semiotics – blurs their understanding. The present clarification, in the shape of a note or bibliographical memo, serves to remind us that these two concepts have a history. This article examines how these concepts circulate, and it is aimed at finding bearings among very different uses of related concepts.

Ce qui manque le plus, c’est la rigueur dans l’emploi des termes et la connaissance des limites à l’intérieur desquelles ils veulent dire quelque chose: ce sont des concepts opératoires. Il ne faut pas les prendre pour des vérités éternelles. (Benveniste, 1974: 34).

1. L’interdiscours dans l’analyse du discours française1

1.1 L’interdiscours dans le système de concepts de Pêcheux Le concept d’interdiscours a son origine dans les travaux de Michel Pêcheux et dans les débats de l’analyse du discours française (ADF) des années 1960-70. Denise Maldidier, dans un de ses derniers articles, a bien montré que si ce concept est "la clé de voûte du système", il ne l’est que dans sa relation avec ceux de préconstruit et d’intradiscours. Ces trois concepts constituent, à ses yeux, "le fond – décisif – de la théorie du discours" (1993: 113). Surplombant ces trois concepts, il ne faut pas oublier celui de formations discursives, qui vient de L’Archéologie du savoir de Michel Foucault (1969). Ce dernier montre qu’une unité linguistique (phrase ou proposition) ne devient unité de discours

1 Je remercie Marie-Anne Paveau et Laurence Rosier pour la communication privée de leur

synthèse: "Eléments pour une histoire de l’analyse du discours. Théories en conflit et ciment phraséologique", consultable sur le site d’un colloque franco-allemand de 2005: http://www.johannes-angermuller.de/deutsch/ADFA/paveaurosier.pdf. Merci à Marie-Anne Paveau pour la communication de son chapitre 2 d’un livre à paraître en 2006: Les prédiscours. Sens, mémoire, cognition. Dans ce chapitre et dans l’article cité, la notion de préconstruit est si clairement explicitée que je me permets de renvoyer à ces deux textes. Je me suis plutôt soucié ici de situer et de distinguer les usages latéraux des notions de préconstruit et de présupposition (Ducrot, Eco, Grize, Kristeva, Culioli) ainsi que la question de l’intertextualité.

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(énoncé) que si on relie cet énoncé aux énoncés qui peuplent la mémoire interdiscursive d’une formation sociale:

Il ne suffit pas de dire une phrase, il ne suffit même pas de la dire dans un rapport déterminé à un champ d’objets ou dans un rapport déterminé à un sujet pour qu’il y ait énoncé – pour qu’il s’agisse d’un énoncé: il faut la mettre en rapport avec tout un champ adjacent. […] On ne peut dire une phrase, on ne peut la faire accéder à une existence d’énoncé sans que se trouve mis en œuvre un espace collatéral. Un énoncé a toujours des marges peuplées d’autres énoncés (1969: 128).

Foucault met par ailleurs l’accent sur le fait que la langue ne suffit pas à produire à elle seule des énoncés:

Ce ne sont ni la même syntaxe, ni le même vocabulaire qui sont mis en œuvre dans un texte écrit et dans une conversation, sur un journal et dans un livre, dans une lettre et sur une affiche; bien plus, il y a des suites de mots qui forment des phrases bien individualisées et parfaitement acceptables, si elles figurent dans les gros titres d’un journal, et qui pourtant, au fil d’une conversation, ne pourraient jamais valoir comme phrase ayant un sens (1969: 133).

Partant du fait que "L’énoncé est toujours donné au travers d’une épaisseur matérielle, même si elle est dissimulée, même si, à peine apparue, elle est condamnée à s’évanouir" (1969: 132), Foucault envisage le cas extrême de la même phrase qui n’est cependant jamais identique à elle-même, en tant qu’énoncé, lorsque les coordonnées de sa situation d’énonciation et son régime de matérialité changent (1969: 132).

Une formation discursive est donc un lieu d’énonciation qui fait qu’un énonciateur ne parle pas en son nom mais occupe une place en assumant un des rôles possibles dans ce lieu social d’énonciation. Comme le précise Dominique Maingueneau: "Cela ne signifie pas que pour chaque formation discursive il existerait une et une seule place d’énonciation légitime puisqu’un ensemble d’énoncés rapportés à un même positionnement peut se distribuer sur une multiplicité de genres de discours" (1991: 18). Au sein d’une formation socio-historique aux frontières mouvantes et toujours redéfinies, "on ne saurait […] dissocier l’intradiscursif et l’interdiscursif, la relation à 'autrui' est une modalité d’un rapport à soi qui ne peut jamais se fermer" (Maingueneau, 1991: 20). Le mouvement de l’énonciation, sous la double contrainte du déjà-dit et du dicible, compose à la fois avec la langue et avec l’interdiscours, et c’est précisément ce qui fait de l’individu énonçant un sujet au sens socio-historique.

Le système de concepts de Pêcheux est inséparable de la théorie générale des idéologies développée dans les années 1960 par Louis Althusser2, de sa lecture de la théorie du sujet de Jacques Lacan et de sa perception de

2 On mesurera le caractère historique de cette position à la lecture de la récente mise au point de

Teun A. van Dijk et de sa définition de travail: "Une idéologie est le fondement des représentations partagées par un groupe" (2006: 74).

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Jean-Michel Adam 5

l’importance de la linguistique dans le développement des sciences humaines de cette époque:

Le fonctionnement de l’Idéologie en général comme interpellation des individus en sujets (et spécifiquement en sujets de leur discours) se réalise à travers le complexe des formations idéologiques (et spécifiquement à travers l’interdiscours qui y est intriqué) et fournit "à chaque sujet" sa "réalité", en tant que système d’évidences et de significations perçues-acceptées-subies (Pêcheux, 1990: 227).

Cette théorie, qui vise les "déformations imaginaires" des "rapports réels" des individus (Althusser, 1976: 104), lie psychanalyse et marxisme dans une même problématique de la conscience mystifiée. Maingueneau cite fort justement (1991: 12) un passage de "Freud et Lacan", écrit en 1964, qui résume la "position" d’Althusser:

Depuis Marx, nous savons que le sujet humain, l’ego économique, politique ou philosophique n’est pas le "centre" de l’histoire – nous savons même, contre les Philosophes des Lumières et contre Hegel, que l’histoire n’a pas de "centre", mais possède une structure qui n’a de centre nécessaire que dans la méconnaissance idéologique. Freud nous découvre à son tour que le sujet réel, l’individu dans son essence singulière, n’a pas la figure d’un ego, centré sur le "moi", la "conscience" ou l’"existence", […] que le sujet humain est décentré, constitué par une structure qui elle aussi n’a de "centre" que dans la méconnaissance imaginaire du "moi", c’est-à-dire dans les formations idéologiques où il se "reconnaît" (Althusser, 1976: 33-34).

Dans cette perspective, "le propre de toute formation discursive est de dissimuler, dans la transparence du sens qui s’y forme, l’objectivité matérielle contradictoire de l’interdiscours" (Pêcheux, 1990: 227). Les concepts de préconstruit et d’interdiscours ont pour but de penser les processus de déformation et de méconnaissance idéologiques qui surgissent dans l’intradiscours. Partant du fait que l’individu est "toujours-déjà sujet", l’effet de préconstruit apparaît comme "la modalité discursive du décalage par lequel l’individu est interpellé en sujet" (Pêcheux, 1990: 221). Ce décalage fonctionne "à la contradiction" (ibid.). Seul l’intradiscours correspond au fil des énoncés et donc à du discursif-textuel. En revanche, ni l’interdiscours ni le préconstruit ne sont à proprement parler des faits de discours, du dit correspondant à des énoncés. Dans cette perspective, comme le résume Maingueneau: "l’AD est confrontée à l’inénonçable […]. Avec la primauté de l’interdiscours, cet inénonçable se formule comme ce qui fait systématiquement défaut à une formation discursive et lui permet de tracer sa frontière, de se fermer imaginairement en un tout" (1991: 20-21).

Considérons, à titre d’exemple, le début de ce texte publicitaire3: 1. Les hommes aiment les femmes qui ont les mains douces. Vous le savez. Mais vous

savez aussi que vous faites la vaisselle. Alors ne renoncez pas pour autant à votre charme, utilisez Mir Rose. Votre vaisselle sera propre et brillante. Et vos mains, grâce à

3 Analysé dans Adam (2001: 120-124).

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6 Intertextualité et Interdiscours: filiations et contextualisation de concepts hétérogènes

l’extrait de pétale de rose contenu dans Mir Rose, seront plus douces et plus belles. Elles ne pourront que vous dire merci. Votre mari aussi.

Le fait que la première phrase ait la forme d’un énoncé doxique (valeur générique des syntagmes nominaux, présent de vérité générale et effet de la relative déterminative qui vient restreindre la classe des femmes aimées des hommes) n’en fait pas pour autant, dans la théorie de l’ADF, un énoncé de l’interdiscours. En revanche, on peut dire que les préconstruits qui circulent dans l’interdiscours rendent un tel énoncé possible. Il en va de même dans l’enchaînement qui va de P3-MAIS […] à P4-ALORS ne renoncez pas pour autant à votre charme où la négation et le connecteur POUR AUTANT articulent l’enchaînement argumentatif sur l’ellipse d’une évidence présuppositionnelle impliquée par le verbe "renoncer": faire la vaisselle entraîne la perte du charme féminin. Je passe sur le "votre mari" final qui intègre la séduction dans le cadre légal du couple. Bref, c’est un fond idéologique qui attribue des rôles et des désirs aux femmes et aux hommes et interpelle ainsi les individus en sujets à travers une mise en discours conforme au genre épidictico-délibératif publicitaire présent dans l’interdiscours (Adam & Bonhomme, 1997). La forme linguistique d’une phrase qui se présente comme prémisse d’une argumentation n’est qu’une trace des préconstruits et de l’interdiscours. Dans P2 – "vous le savez" –, il y a bien plus que le simple renvoi à l’énoncé précédent et à sa relative restrictive. C’est sur le fond d’un non-dit structurant qu’un tel rédactionnel publicitaire était possible au début des années 1970. Les préconstruits signalent un assujettissement idéologique par la présence d’un "déjà-là", d’un "antérieur au discours" dont les sujets ne perçoivent plus les origines et sur lequel se fonde leur intradiscours.

Dans le prolongement des interrogations de Saussure (2002: 117) et de Benveniste (1966: 128-130 & 1974: 65) sur le statut de la phrase, la linguistique des années 1960-70 situe la syntaxe au point d’articulation de la langue et du discours: "La dimension du discours dans le langage suppose l’existence de la syntaxe" (Henry, 1977: 155). C’est ainsi que Henry (1975), Almuth Grésillon (1975) et Pêcheux, dans une conférence de 1979 sur les "Effets discursifs liés au fonctionnement des relatives en français" (1990: 273-280), portent leur attention sur les structures syntaxiques qui permettent de présenter un certain propos sans qu’un énonciateur en prenne l’assertion en charge. À la différence des relatives appositives ou explicatives, le fonctionnement déterminatif d’une relative comme "Les hommes aiment les femmes QUI ont les mains douces" leur apparaît comme la trace d’une construction antérieure qui tire de là un effet d’évidence qu’ils considèrent comme un effet de préconstruit, mais qui, comme le rappellent fort justement Rosier et Paveau, n’existe discursivement pas comme antérieur:

Cela produit l’effet subjectif d’antériorité, d’implicitement admis, etc. que nous avons désigné ailleurs sous le terme de préconstruit. Cet effet est caractéristique du fonctionnement déterminatif de la relative (Henry, 1975: 97).

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Grésillon et Pêcheux ont raison de dire que les relatives appositives ou explicatives ont, elles, un statut d’assertion complète, c’est en ce sens qu’elles sont généralement dites prédicatives. Pêcheux parle à ce propos d’"élément saturé" (1975: 99). Ayant un statut de proposition, les appositives-explicatives ont une certaine autonomie. Elles peuvent reprendre un déjà-dit, mais qui est alors asserté, pris en charge par un énonciateur. Paraphrasables par une subordonnée introduite par parce que, ces relatives peuvent, de plus, être modalisées comme dans: "Les femmes, qui [parce qu’elles] font [malheureusement/naturellement] la vaisselle, n’ont pas les mains douces". En revanche, la relative déterminative de (1.), non autonome syntaxiquement et énonciativement, peut être caractérisée par son statut non asserté ainsi que par un effet d’antériorité: "On peut appeler ce statut 'présupposé' et ajouter qu’à la différence de l’assertion il renvoie toujours à un antérieur et que celui-ci est seulement reproduit, mais non pris en charge par l’énonciateur" (Grésillon, 1975: 105). Le préconstruit n’est, au moyen des relatives déterminatives, littéralement pas asserté. "Point de saisie de l’interdiscours" (Maldidier, 1993: 113), le préconstruit signale la présence de l’interdiscours sous l’intradiscours. Maldidier résume ainsi ces enjeux de l’analyse de discours qui sont encore les nôtres: "elle représente la possibilité de lire dans le 'discursif textuel' les traces de la mémoire historique prise dans le jeu de la langue" (1990: 83).

Le système de concept de l’ADF peut être résumé par le schéma suivant qui signale, par analogie avec la figure de l’iceberg, le fait que l’intra-discours n’est que la pointe immergée, visible, (le dit) d’un non-dit idéologique, comme le dit une note manuscrite de Pêcheux, citée par Maldidier: "la présence d’un 'non-dit' traverse le 'dit' sans frontière repérable" (1993: 114):

DIT (Discursif)

Intra-discours

Inter- discours

Préconstruits

NON-DIT (non-discursif)

Formation discursive

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1.2 Préconstruits4 et présupposition 1.2.1 La présupposition linguistique d’Oswald Ducrot Le concept de préconstruit a été avancé dans le cadre de la critique de fond, par Paul Henry (1977), de la présupposition tant logique qu’illocutoire mise en avant dans la sémantique linguistique d’Oswald Ducrot (1972). La critique porte sur l’orientation logiciste de la linguistique qu’accentue son ignorance des rapports du langage à l’inconscient et aux idéologies. Le préconstruit se définit donc contre la présupposition et contre un certain état de la linguistique:

La question de la présupposition peut […] être considérée comme un symptôme propre à faire apparaître un certain nombre de problèmes théoriques fondamentaux que rencontre la linguistique aujourd’hui, problèmes qui tournent autour de deux questions clefs: la sémantique et l’énonciation (Henry, 1977: 3).

Dans sa postface du livre d’Henry, Ducrot expose la place de la présupposition dans un système de concepts aujourd’hui assez largement admis comme opératoire: présupposé, posé, sous-entendu. Il précise les objectifs de sa position intralinguistique:

Ce qui m’intéresse, c’est d’être obligé de prévoir à l’intérieur de la langue un acte comme celui de présupposer, qui se réfère au débat intersubjectif. Ainsi se trouve renforcée la conception générale de la langue qui […] me semble avoir dirigé la plupart de mes travaux, et qui la présente comme étant, avant tout, un instrument pour l’affrontement des individus (1977: 200).

Il définit par ailleurs l’apport spécifique, selon lui, du linguiste à l’analyse du discours:

[…] Expliquer, pour une énonciation donnée, l’éventail de ses sens possibles, en spécifiant, pour chacun, quelles représentations situationnelles et quels processus interprétatifs permettent de l’engendrer. […] La tâche du linguiste est seulement d’expliquer la possibilité de toutes ces lectures (possibilité qui constitue l’"objet réel" du linguiste, le point de départ de la recherche) (1977: 202-203).

1.2.2 La présupposition dans la pragmatique textuelle d’Umberto Eco

Reprenant partiellement un article écrit avec Patricia Violi (1987), Eco consacre un chapitre des Limites de l’interprétation (1992: 307-342) au problème de la présupposition. Eco trouve la notion de présupposition "trop rigide". À la différence de Ducrot, il la considère comme un artifice de la théorie qui rend compte de faits linguistiques qui ne relèvent que rarement de l’usage commun (1992: 310). Dans le cadre sémiotique de sa pragmatique textuelle et de sa théorie de la "coopération textuelle", il développe une position plus large que celle de Ducrot:

4 Je renvoie au point 211 du chapitre 2 de Paveau (2006) et au point 232 de l’article de Paveau &

Rosier cité dans la note 1.

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La notion de présupposition ne semble pas définir une série de phénomènes grammaticaux homogènes, elle est plutôt une catégorie ouverte ne pouvant être expliquée qu’à l’intérieur d’une théorie du discours (1992: 311).

Sa révision porte surtout sur la délimitation des faits et des fonctions de la présupposition. Prenant appui sur l’opposition cognitive entre fond et relief (ou figure) souvent utilisée en linguistique (Kilani-Schoch & Dressler, 2005: 34-36), il considère que, dans les énoncés porteurs de présupposition, le signifié affirmé ou posé constitue la figure ou relief et le signifié présupposé le cadre de fond. C’est en prenant en compte la dimension textuelle du phénomène qu’il se distancie nettement du cadre théorique de Ducrot:

Les présuppositions font partie de l’information donnée par un texte; elles sont sujettes à un accord réciproque de la part du locuteur et de l’auditeur, et elles forment une sorte de cadre textuel qui détermine le point de vue à partir duquel le discours sera développé. Ce cadre textuel constitue le fond du texte lui-même, et il est distinct des autres informations qui représentent le relief (1992: 313).

Le cadre textuel est constitué de ces énoncés qui, ayant le pouvoir d’imposer certaines présuppositions, sont ou doivent être assumés comme incontestables et acquis par les interactants: "Le relief représente l’information ouverte à la contestation, et le fond est l’information protégée de la contestation de l’auditeur" (1992: 324), et il ajoute aussitôt:

Nous parlons d’une tendance d’emploi, non d’une règle grammaticale. Il est moins probable, en termes pragmatiques, que le contenu présupposé d’une construction présuppositionnelle soit contesté, étant donné sa nature de fond. Mettre des informations en position de fond rend la contestation moins naturelle (1992: 324).

Dans sa "sémantique à instructions en forme d’encyclopédie", Eco donne une grande importance à la description du pouvoir présuppositionnel des unités lexicales, en spécifiant les éléments présupposés et en représentant les instructions relatives à l’insertion textuelle de ces unités. Dans la pragmatique textuelle d’Eco, tout texte est une machine inférentielle complexe, "une sorte de mécanisme idiolectal qui établit des corrélations encyclopédiques ne valant que pour ce texte spécifique" (1992: 342). Le concept de présupposition se rapproche alors du processus global d’interprétation d’un texte au point de recouvrir une gamme de phénomènes "présuppositionnels" beaucoup plus amples que ce que la présupposition linguistique prend en compte:

Pour comprendre un texte, le lecteur doit le "remplir" d’une quantité d’inférences textuelles, liées à un vaste ensemble de présuppositions définies par un contexte donné (base de connaissance, assomptions de fond, constructions de schémas, liens entre schémas et texte, système de valeurs, construction du point de vue, etc.) (1992: 342).

Les propositions d’Eco prennent place entre la présupposition linguistique et la définition des préconstruits de l’AD. Il me semble qu’une théorie plus économique que celle d’Eco a été utilement développée par l’Ecole neuchâteloise de sémiologie, dans le cadre de la logique naturelle de Jean-Blaise Grize et Marie-Jeanne Borel.

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10 Intertextualité et Interdiscours: filiations et contextualisation de concepts hétérogènes

1.2.3 Les préconstruits culturels dans la sémiologie de Jean-Blaise Grize

À la fin des années 1960, dans le cadre de l’Ecole pratique des hautes études en sciences sociales, Grize a donné, à Paris, un enseignement préparatoire à la recherche approfondie en sciences sociales placé alors sous le chapeau de la sémiologie. C’est là qu’il a beaucoup discuté avec Pêcheux. Effectivement, sa "logique naturelle", qui convenait mieux à ce dernier que la logique classique, en porte des traces significatives que je n’ai pas la place d’énumérer ici. Grize intègre les préconstruits dans son modèle de la communication et sa théorie de la schématisation. À côté des postulats de l’activité discursive, des finalités de l’interaction en cours, de la situation d’interlocution, des représentations psychosociales des interactants, d’une façon proche d’Eco par bien des côtés, il ajoute (2004: 24-25) un postulat des préconstruits culturels (PCC). Par ces PCC "un texte est à la fois un produit verbal et un produit social" (1996: 67). Aspects de la compétence encyclopédique qui englobe les connaissances des sujets sur le monde, les PCC sont définis par Grize comme des savoirs qui ont leur source dans trois lieux:

Il y a d’abord, ce que l’on peut appeler les matrices culturelles qui sont faites de la mémoire collective d’une société ou d’un groupe; de l’idéologie ensuite, c’est-à-dire de tout ce que transportent les multiples discours qui circulent, qui s’opposent et entre lesquels chacun choisit ce qui lui convient; enfin de la pratique quotidienne […]. Les préconstruits culturels servent en quelque sorte d’intermédiaires entre le monde et la façon dont nous l’appréhendons, ils nous permettent d’interpréter les réalités qui s’offrent dans des situations déterminées (Grize, 1992: 66).

La logique naturelle n’a pas à prendre en charge la théorie des PCC, mais elle peut en saisir indirectement les contenus en cours d’analyse, en particulier dans les mouvements argumentatifs, dans la mesure où ces PCC fournissent "le cadre obligatoire dans lequel le discours doit s’insérer et ceci par le double mécanisme piagétien d’assimilation et d’accommodation. […] Il ne s’agit pas que du sens des mots. Les lieux, à juste titre dits lieux communs, sont indispensables à soutenir les raisonnements, même les plus élémentaires qui permettent la compréhension" (1996: 66). Les propositions de Grize permettent de ne pas tout faire passer dans l’interdiscours et de maintenir ainsi les distinctions opératoires de l’analyse de discours. Maintenus en dehors de la schématisation proprement dite, les PCC ne sont pas énoncés-schématisés, mais ils en sont une des composantes, souterrainement structurante tant à la production qu’à l’interprétation (Adam, 1999: 101-116).

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2. Interdiscours, séquentialité intradiscursive et "discursif textuel"5

La priorité théorique et pratique accordée à l’inter- sur l’intra-discours est déjà remise en cause par les derniers travaux de Pêcheux, au début des années 1980. L’analyse linguistique de la séquentialité intradiscursive devient essentielle, sous l’influence des critiques que Jean-Marie Marandin (1979) adresse à la "délinéarisation" de l’intradiscours. Maldidier résume ainsi l’évolution de la position de Pêcheux: "On s’attachait désormais à étudier le fonctionnement combiné de marques linguistiques, syntaxiques, lexicales et énonciatives, contribuant à produire l’effet de séquentialité. […] Si naguère, l’idée d’un 'travail' de l’interdiscours à l’intérieur même de l’intradiscours était forte, elle restait abstraite, elle avait besoin de relais dans l’analyse de la matérialité discursive elle-même et il lui manquait un maillon décisif du côté des marques énonciatives" (1990: 77-78). Les travaux sur les complétives, menés avec Françoise Gadet et Jacqueline Léon (Linx 10, Paris X-Nanterre, 1984), sont, avec les relatives, un autre aspect de l’attention intra-discursive à la syntaxe des énoncés. L’apport des thèses de Jacqueline Authier-Revuz sur la double hétérogénéité (1982 & 1984) sera quant à lui décisif pour tout ce qui concerne l’énonciation et la réflexion sur le discours autre. Avec sa conception de l’hétérogénéité constitutive et de l’hétérogénéité montrée, c’est une appropriation linguistique des thèses de Bakhtine qu’elle introduit, annonçant ainsi le croisement entre les thèses du Cercle de Bakhtine et l’ADF.

2.1 Interdiscours et dialogisme: origines des concepts C’est dans les années 1970 qu’apparaissent les traductions françaises des travaux de Mikhaïl M. Bakhtine et surtout, en 1977, celle du Marxisme et la philosophie du langage dont on sait aujourd’hui qu’il s’agit d’une version de la thèse de Valentin N. Voloshinov, publiée sous la double signature de Bakhtine et de Voloshinov. La bakhtinisation de l’interdiscours, si fréquente dans les travaux actuels, apparaît de façon éclairante dans les derniers textes de Jean Peytard:

C’est l’instance du tiers-parlant qui constitue l’axe de l’analyse. Entendant par ce concept la désignation d’un ensemble indéfini d’énoncés prêtés à des énonciateurs sous les espèces de: "les gens disent que…", "on dit que…", "on prétend que…", énoncés doxiques (ceux de la doxa). Ces énoncés appartiennent à la masse interdiscursive à laquelle empruntent les agents de l’échange verbal pour "nourrir" leurs propos (1995: 121).

Peytard s’est intéressé au "change interdiscursif" (2000: 23) qui résulte de la reformulation, du transcodage ou de la réécriture. Il rapproche ces opérations

5 Expression de M. Pêcheux dans "Lire l’archive aujourd’hui", Archives et documents de la

Société d’histoire et d’épistémologie des sciences du langage, 2. Saint-Cloud, 1982: 35-45.

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12 Intertextualité et Interdiscours: filiations et contextualisation de concepts hétérogènes

de la question du discours relaté qui occupe les derniers chapitres du Marxisme et la philosophie du langage: "Toute 'mise en mots' du tiers-parlant, comme acte de discours "relaté", comporte une attitude évaluative de la parole 'relatée'. […] Les énoncés du tiers-parlant obligent le locuteur à situer ceux-ci dans son discours recteur et à se situer par rapport à eux" (1995: 121). Ce glissement de l’interdiscours vers le dialogisme de Bakhtine est manifeste dans un article dont la dernière partie est intitulée: "Bakhtine et la sémiotique (inter)discursive" (1980: 33-44). Peytard parle également d’"interdiscursivité bakhtinienne" (1995: 109) et ajoute, à propos des transformations du "Pont Mirabeau" d’Apollinaire (ponctué puis déponctué), des ratures du nom de Dazet dans les Chants de Maldoror ou de la transformation-altération des textes scientifiques dans le discours de vulgarisation:

L’altération visée n’est plus seulement intrinsèque à une phrase ou à une série de phrases, ou même à un discours constitué comme unité, mais elle oppose au moins deux discours. Nous quittons l’intraphrastique et l’intradiscursif pour atteindre l’interdiscursif (Peytard, 2000: 24).

Si Peytard glisse ainsi du champ de l’AD aux thèses du Cercle de Bakhtine, c’est que, pour lui, "tout discours est relaté" (2000: 25), de la même manière que, pour Gilles Deleuze et Félix Guattari: "tout discours est indirect" (1980: 97 & 106) ou, mieux encore, "indirect libre" (1980: 101 & 107). Suivant en cela les thèses de Bakhtine et de Voloshinov, Deleuze et Guattari considèrent que "la première détermination qui remplit le langage, […] c’est le discours indirect" (1980: 97). Comme le souligne Peytard, le discours relaté est "ce point de suture où la langue (dans sa systématicité) est suscitée pour produire/insérer l’énoncé de l’autre dans la discursivité d’un agent singulier. Nouage de la langue et du discours" (2000: 25-26). Ce qu’il reconnaît, dans cette lecture deleuzienne de Bakhtine et Voloshinov, c’est le fait que le discours indirect (DI) ne suppose pas le discours direct (DD), c’est le DD qui s’extrait, en quelque sorte, du DI et mieux encore du DIL: "Mon discours direct est encore le discours indirect libre qui me traverse de part en part" (Deleuze & Guattari, 1980: 107). Ce qu’ils explicitent en ces termes:

C’est précisément la valeur exemplaire du discours indirect, et surtout du discours indirect "libre": il n’y a pas de contours distinctifs nets, il n’y a pas d’abord insertion d’énoncés différemment individués, ni emboîtement de sujets d’énonciation divers, mais un agencement collectif qui va déterminer comme sa conséquence les procès relatifs de subjectivation, les assignations d’individualité et leurs distributions mouvantes dans le discours. Ce n’est pas la distinction des sujets qui explique le discours indirect, c’est l’agencement, tel qu’il apparaît librement dans ce discours, qui explique toutes les voix présentes dans une voix […] (Deleuze & Guattari, 1980: 101).

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Sans m’étendre plus longuement sur la conception de la langue comme "réalité variable hétérogène" (1980: 127)6, il faut bien insister sur le fait que le cadre théorique de Peytard, Deleuze ou, comme on le verra plus loin, de Kristeva est très différent de celui de l’AD de Pêcheux. Peytard et Deleuze associent le dialogisme du Cercle de Bakhtine à la (socio)linguistique variationnelle de William Labov. En revanche, comme le montre Maldidier (1990: 19), le concept d’interdiscours apparaît pour la première fois dans une note de Pêcheux sur la théorie énonciative du langage d’Antoine Culioli, dans un ouvrage collectif sur le traitement formel du langage (Culioli, Fuchs & Pêcheux, 1970). Pêcheux parle de "formations discursives" dans la note 2 de la page 14, et d’"inter-discours" dans la note 7 de la page 18. Il dérive son opposition entre "inter-discours" et "intra-discours" de la distinction culiolienne entre "préasserté" et "asserté". C’est tellement évident que, dans l’état actuel de la linguistique énonciative de l’Anglais de l’école de Culioli, le concept de "préconstruit" a définitivement remplacé celui de "présupposé", en recouvrant une partie de son sens. Jean Chuquet définit ainsi le concept de "construction préalable" qui donne son assise aux préconstruits: "Par construction préalable nous entendons soit une relation prédicative déjà posée par un énonciateur dans un énoncé antérieur, soit une relation posée de façon fictive, comme si elle précédait l’énoncé en question" (1986: 74). Lorsqu’un énoncé est dit conditionné par la construction antérieure d’un autre énoncé, il est fait allusion à un autre énoncé présent dans le co-texte gauche ou à un élément présent dans le contexte situationnel ("préconstruit situationnel") ou à un "préconstruit notionnel" impliqué (les maisons ont un toit, les voitures un moteur) ou enfin à une donnée déductible de l’énoncé lui-même (présupposition classique). La forme interrogative anglaise en wh- est ainsi analysée comme un renvoi à l’existence d’une relation préconstruite et, comme le montre Odile Blanvillain, "la forme interrogative en why semble jouer un rôle dans l’interprétation de l’énoncé comme remise en cause de ce préconstruit" (1997: 193). Dans la forme "Why should", "should" intervient en ajoutant à cette remise en cause une "non-prise en charge du préconstruit par le locuteur [qui] reporte cette prise en charge sur une autre instance subjective" (ibid). Comme le note Paveau (2006), la différence majeure entre le pré-asserté prélexical de Culioli et les notions de Pêcheux tient au fait que le premier relève d’un niveau cognitif "très profond" tandis que le second a pour but d’articuler le langagier et le social.

6 Je prends appui sur ces thèses de Deleuze dans le chapitre 2 du Style dans la langue (Adam,

1997).

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2.2 Étude de cas: la CIA et les Trois Petits Cochons Pour ne pas rester dans un parcours épistémologique un peu abstrait, je propose d’exemplifier brièvement une analyse de l’interdiscours et des préconstruits par le long récit, paru dans le magazine Le Point du 18 août 1980 (n° 413: 92), qui interrompt un entretien de Pierre Desgraupes avec le Général Vernon Walters, haut responsable de la CIA. Ce récit métalinguistique est déclenché par un arrêt sur le mot "pénitentiel". La demande d’explicitation que le journaliste adresse au général tient au fait qu’un problème de PCC rend opaque la signification, en français, de ce signe à caractère religieux, assez inattendu dans le co(n)texte d’un entretien sur la CIA. Pænitentialis, en latin religieux comme en anglais (penitential), renvoie aux sept psaumes de la pénitence et plus largement aux rituels de la pénitence. Ce signe est un révélateur de l’idéologie politico-religieuse américaine: Pierre DESGRAUPES

Quelle est la morale de la CIA?

Général Vernon WALTERS

La CIA a une mission qui lui est confiée par l’Acte de défense nationale de 1947. Et comme les Américains sont très "pénitentiels" sur ces questions, il y est simplement dit qu’elle fera ce que dira le Conseil de sécurité nationale. Nous n’avons jamais voulu codifier, et d’ailleurs il ne le faut pas.

P.D. Qu’entendez-vous par "pénitentiel"?

V.W. Je vais vous raconter une histoire. L’histoire de trois marins qui sont naufragés sur une île du Pacifique habitée par des cannibales. L’un est français; l’autre, anglais, et le troisième, américain. Arrivés sur la plage, ils sont aussitôt faits prisonniers par les cannibales et conduits devant le roi, qui leur dit: "Messieurs, j’ai pour vous une mauvaise nouvelle et une bonne nouvelle. La mauvaise nouvelle, c’est qu’on va vous avoir à déjeuner demain à midi, et ce ne sera pas comme invités! Après cette mauvaise nouvelle, vous en avez besoin d’une bonne: d’ici là, je vous accorderai tout ce que vous voulez, sauf de vous mettre en liberté". Il se tourne alors vers le Français et lui dit: "Toi, qu’est-ce que tu veux?" Le Français lui dit: "Moi, si je dois être mangé demain à midi, j’aimerais passer les heures qui me restent avec cette charmante cannibale que je vois là-bas". Alors, on libère le Français, et il part dans les bois avec la jolie cannibale. On se tourne vers le Britannique, qui dit: "Moi, je veux une plume et du papier. – Ah! pour quoi faire? – Parce que je veux écrire au secrétaire général des Nations Unies pour me plaindre de votre attitude inhumaine à notre égard". On lui donne une case, son papier, et il commence son "Cher Monsieur Waldheim…". Quand vient le tour de l’Américain, il dit: "Moi, je veux qu’on me conduise au milieu du village, qu’on me mette à genoux et que le plus grand des cannibales me "botte le derrière" en public". Le roi se retourne vers son Premier ministre et dit: "Je savais que les Américains étaient bizarres, mais aussi bizarres que cela, je ne le savais pas". On conduit l’Américain au milieu du village, on le met à genoux; le plus grand cannibale s’élance et lui donne un grand coup de pied dans le derrière qui l’envoie à cinq mètres de là. Et, en tombant, il sort de sous ses vêtements une mitraillette qu’il avait cachée, et abat tous les cannibales qui sont là. Le Français et l’Anglais, entendant les rafales de mitraillette, sortent du bois et de la case, et regardent l’Américain, la mitraillette encore fumante à la main. Ils lui demandent: "Mais tu avais donc cette arme depuis le commencement?" Il dit: "Bien sûr! – Et pourquoi ne t’en es-tu pas servi plus tôt?" L’Américain les regarde d’un air très blessé et leur dit: "Mais vous ne comprenez rien du tout! C’est seulement lorsqu’ils m’ont botté le derrière que j’ai enfin eu une justification morale pour exercer ce genre de violence". Le "pénitentialisme" voilà ce qui nous pèse, Monsieur Desgraupes!

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P.D. C’est intéressant votre histoire…

Dans les catégories de l’interdiscours, ce récit relève plus du genre de l’histoire drôle et de la blague de comptoir que du récit politique traditionnel. La caricature des stéréotypes nationaux du Français, de l’Anglais, de l’Américain et des sauvages ne fait sens que dans le cadre de PCC. Le fait de mettre en scène un Français et un Anglais sauvés par un Américain renvoie, dans la mémoire collective, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. L’image des "sauveurs du monde libre" et les stéréotypes actionnels cachent l’invraisemblance du fait que le marin américain puisse dissimuler aussi longtemps sa mitraillette à ceux qui l’ont capturé: seule la bêtise présupposée des sauvages peut rendre plausible une situation aussi absurde, qui étonne d’ailleurs les deux autres marins. D’un point de vue toujours interdiscursif, ce récit recourt à une règle narrative connue: la triplication ou triplement des héros et de leurs actions. Par là, il s’apparente aux contes qui mettent en scène trois frères ou sœurs. L’échec des deux premiers personnages est généralement expliqué par leurs faiblesses physiques, intellectuelles et/ou morales et le triomphe du troisième par la valeur personnelle qui lui donne le droit d’épouser la princesse et de diriger à son tour le royaume. Il n’est pas ici question de princesse et ce n’est ni son dévouement, ni sa gentillesse, ni son courage, ni les aides magiques reçues en récompense de services rendus tout au cours de sa quête qui permettent au héros américain de triompher. C’est seulement la mise en œuvre de sa puissance de feu, rendue possible par son humiliation publique. Nous sommes en apparence loin du genre du conte merveilleux quand Vernon Walters tire la morale de son histoire:

Vous savez, Che Guevara a dit une fois: "Il faut commencer par donner mauvaise conscience aux bourgeois". Ça a été très réussi. Surtout en Amérique. […] Pour en revenir à l’espionnage et à sa "morale", les Américains, tant qu’ils n’ont pas peur, estiment que l’espionnage est immoral, que ce n’est pas "américain", qu’on ne doit pas le faire. Mais ils changent quand ils ont peur; et, en ce moment, ils ont peur.

On peut entendre sous ce récit l’ombre portée d’une histoire importante de la culture anglo-saxonne. La présence des Trois Petits Cochons dans la culture de langue anglaise est attestée, au milieu du XIXe siècle, par les Nursery Rhymes and Nursery Tales de James Orchard Halliwell-Phillips (1843) et par les English Fairy Tales de Joseph Jacobs (1898). On connaît aujourd’hui cette histoire par Three Little Pigs, dessin animé de court-métrage de Walt Disney (1933), auquel on peut ajouter Blitz Wolf de Tex Avery (1942), même si son caractère antifasciste le distingue du très moralisateur film de Disney7. On

7 Je renvoie au chapitre que Jack Zipes (2006: 193-212) consacre à l’idéologie conservatrice de

Disney. Pour lui, Three Little Pigs "is the triumph of the master builder, the oldest pig, who puts everyone and everything in its right place. The image of the hardworking, clean-living pig is contrasted with his dancing brothers. […] The one serious stalwart pig, the entrepreneur, who knows how to safeguard his interests, is the only one who can survive in a dog-eat-dog, or a wolf-eat-pig world" (2006: 202).

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peut établir un parallèle entre les deux configurations actantielles. Les marins français et anglais ressemblent à Piper (le joueur de pipeau Nif Nif) et à Fiddler (le joueur de violon Nouf Nouf), le marin américain à Practical (le pragmatique Naf Naf) et les sauvages cannibales au Loup (Hitler dans le film de Tex Avery). Cette lecture intertextuelle nous met sur le chemin de l’autre point que cet article veut examiner. C’est moins l’intertextualité proprement dite qui me paraît ici signifiante que le substrat idéologique qui nourrit l’interdiscours et les PCC manifestés autant par l’histoire racontée par le général Vernon Walters que par la relecture de l’anonyme conte folklorique que propose Disney. Comme le dit ironiquement P. Desgraupes, le récit a répondu à la question posée au-delà de ce que l’on pouvait espérer. Cette histoire dit beaucoup du conflit entre l’usage de la force armée et la morale religieuse dans laquelle baigne la nation américaine, mais elle parle aussi de ses rapports aux nations européennes et plus lointainement "sauvages". Pour sauver les uns et exterminer les autres, selon Vernon Walters, il faut que la morale cesse d’entraver l’action militaire. Soulignons au passage la dérivation nominale de "pénitentialisme" à partir de l’adjectif. Le résultat de cette dérivation est une création de concept chargée de tout expliquer. Nous sommes très précisément là au cœur d’un mécanisme profondément idéologique de nomina(lisa)tion.

3. La construction du sens intertextuel de certains énoncés Dans L’argumentation dans le discours, Ruth Amossy déclare que "la notion d’interdiscours [est] construite sur le modèle d’intertexte" qu’elle propose "de réserver pour les études littéraires, où cette notion a d’abord été employée" (2006: 109-110). Il y a là un double problème. Non seulement il est difficilement admissible de limiter l’intertextualité au seul champ littéraire, mais l’idée que le concept d’interdiscours ait été construit sur le modèle de l’intertexte n’est historiquement pas recevable. Même s’ils émergent dans les mêmes années 1970, ces deux concepts ont des origines très différentes.

C’est en 1967, dans un article de la revue Critique intitulé: "Le mot, le dialogue, le roman" et dans la préface, en 1970, de la traduction française de La poétique de Dostoïevski, que Julia Kristeva va diluer le dialogisme bakhtinien dans l’intertextualité. C’est de façon totalement indépendante de la constitution du concept d’interdiscours que Kristeva élabore le concept d’intertextualité. Elle le tire de sa lecture et traduction des écrits de Bakhtine, dans le cadre de sa "sémanalyse" (1969) qui est une sémiotique littéraire largement inscrite dans le textualisme du groupe Tel Quel. Cette position est ainsi résumée par Roland Barthes:

Tout texte est un intertexte; d’autres textes sont présents en lui, à des niveaux variables, sous des formes plus ou moins reconnaissables: les textes de la culture antérieure et ceux de la culture environnante; tout texte est un tissu nouveau de citations révolues (1997: 816-817).

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Dans un chapitre de La révolution du langage poétique ("Le contexte présupposé", 1974: 337-358), Kristeva parle de "présupposition généralisée" et elle déplace la notion linguistique de présupposition en direction du corpus littéraire et du dialogisme bakhtinien. La "présupposition généralisée" est un des résultats ou effets de l’intertextualité qui, selon elle, commande les rapports contextuels de grandes unités du discours:

Quel que soit le contenu sémantique d’un texte, son statut en tant que pratique signifiante présuppose l’existence des autres discours, au sens fort du terme de "présupposition", celui qu’il a dans l’analyse de la locution. C’est dire que tout texte est d’emblée sous la juridiction des autres discours qui lui imposent un univers: il s’agira de le transformer. Par rapport au texte comme pratique signifiante, tout énoncé est un acte de présupposition qui agit comme une incitation à la transformation. La valeur sémantique du texte est à chercher précisément à partir de ce statut dialogique où tout énoncé autre est un acte de présupposition; faute de prendre en considération cette présupposition généralisée, on rate le fonctionnement spécifique du texte (Kristeva, 1974: 338-339).

L’opération de "présupposition généralisée" relie un ensemble d’énoncés d’un texte donné à des "ensembles d’énoncés (ou de phrases) d’autres discours qui ne sont pas présents dans le texte analysé" (1974: 339). Exemplifiant ce procès par les Poésies d’Isidore Ducasse-Lautréamont, Kristeva montre comment le texte de Lautréamont se pose en polémiquant avec les ensembles d’énoncés des "grandes têtes molles" qu’il présuppose (Pascal, Vauvenargues, etc.). Dans son rapport à l’intertextualité, cette version du dialogisme bakhtinien est moins claire que ce que dit Peytard de la transformation-altération.

L’intertextualité gagne à être reconsidérée dans le cadre plus large des opérations de transposition. Comme le dit fort justement Dominique Ducard, le passage d’un système signifiant à un autre "n’entraîne pas seulement une translation et une redistribution des signes mais modifie la position énonciative du sujet. […] Le sens se trouve ainsi repris et converti dans une énonciation qui dit plus et autre chose que ce qu’elle semble dire" (2004: 177). Il n’y a aucune raison de réserver ce fonctionnement au seul champ littéraire et l’on ne doit considérer l’intertextualité que comme un aspect de l’interdiscours et des PCC: l’existence, dans la mémoire discursive des sujets, de stocks de textes et d’énoncés sur lesquels l’énoncé qui les intègre effectue des transcriptions des signifiants et des transferts de sens. Un énoncé/texte X est ainsi mis en relation à la production et/ou à l’interprétation avec des fragments discursifs d’un intertexte Y, selon des modalités très différentes: X parodie Y au point d’en opérer une forme de destruction; X cite allusivement Y dans le but d’établir une connivence culturelle entre énonciateur et énonciataire; X utilise Y comme une composante nécessaire de sa signification, Y fait alors partie du sens de X.

Bien qu’il travaille dans le cadre limité des œuvres littéraires et de la perception de leur littérarité, dans "La trace de l’intertexte", Michael Riffaterre (1980) a eu le mérite de sortir le concept d’intertextualité du flou de son

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utilisation critique. Il localise l’intertextualité dans le texte et dans la perception par l’interprétant-lecteur d’une résistance du sens. Une unité lexicale, syntaxique ou plus largement sémantique présente, à la lecture, une résistance qui apparaît comme un problème de langue ou comme un problème de compatibilité avec le co-texte environnant: "Vide à combler, attente du sens, l’intertexte n’est alors qu’un postulat, mais le postulat suffit, à partir duquel il faut construire, déduire la signifiance" (1980: 6). À titre d’exemple, considérons les énoncés suivants, choisis volontairement dans la presse écrite, la littérature et la publicité: 2. Swissair m’a tuer... (24 Heures, 07.12.01) 3. ALLEGRE

M’A TUER (calicot brandi par des lycéens, 10-11 octobre 1998) 4. La beauté sera CONVULSIVE ou ne sera pas. (fin de Nadja, d’André Breton) 5. JE PENSE

DONC J’AI SOIF: nouveau Rivela vert. (Publicité pour une boisson au lactosérum et thé vert)

6. j’ai osé j’ai goûté j’ai aimé. SUZE l’inimitable (Publicité pour la boisson Suze)

Les énoncés (2.) et (3.) présentent une agrammaticalité que les lycéens ont pris soin d’indexer comme faute d’orthographe en soulignant le R final. Cette résistance de la langue est telle que, après avoir titré (2.) en Une du 7 décembre, la rédaction du quotidien suisse 24 Heures a été obligée de publier, le lendemain, le rectificatif suivant (8-9 décembre 2001): 7. 24 HEURES PRECISE

Non! Nos correcteurs n’avaient pas failli à leur tâche, avant-hier soir, et cet infinitif n’était pas une monstrueuse coquille. Le meurtre symbolique du père de Crossair par les nouveaux pilotes financiers de Swissair nous a suggéré un titre inspiré de l’inscription – en lettres de sang! – "Omar m’a tuer". Formule censée évoquer instantanément la malheureuse saga du jardinier Omar Raddad, écroué en France pour un meurtre qu’il n’avait pas commis.

Merci aux nombreux lecteurs qui ont pris la peine d’appeler la rédaction et de nous envoyer e-mails et fax. La prochaine fois, nous ne nous contenterons pas, comme hier, d’indiquer la référence dans la légende de la photo!

Ironiquement, la fin du communiqué traite quasiment les lecteurs suisses d’illettrés incapables de lire et de faire jouer l’intertexte qui explique la faute d’orthographe. Ce qui n’empêchera pas le magazine TV d’un autre journal suisse de titrer, dans sa livraison de la semaine du 21 au 27 février 2004: 8. TF1 m’a tuer...

Bernard Gardin (2005) a étudié un corpus complémentaire de ce qui est visiblement devenu une formule: 9. Édouard m’a tuer... (Première page du Monde, 17.02.94) 10. Le RPR m’a financer... (caricature du dessinateur Plantu, Le Monde, 14.05.96)

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Ces énoncés n’ont pas de sens hors de la présence en mémoire discursive du célèbre fait divers rendu spectaculaire par la dénonciation "Omar m’a tuer", écrite en lettres de sang sur la porte de la cave à vin, et incomplètement ("Omar m’a t") sur celle de la chaufferie de la maison de Madame Marchal, retrouvée morte, le 24 juin 1991, dans le sous-sol de sa villa des Alpes-maritimes. Cette inscription avait conduit la justice à soupçonner et à condamner Omar Raddad, le jardinier marocain de la victime. C’est ainsi que le quotidien Info-Matin titre, en transposant seulement le pronom personnel référant à la victime, le 3 février 1994, au lendemain du procès: 11. Les jurés ont tranché: "Omar l’a tuer"

À la suite d’une grâce présidentielle très politique (liée à la visite du roi du Maroc en France), le journal Libération titre, le 7 mai 1996: 12. Chirac m’a gracier

Si l’énonciation de (12.) était effectivement lue comme écrite de la main du "M' " que désigne l’énoncé, on pourrait y voir une preuve orthographique de la culpabilité du jardinier marocain! Pris entre la critique du pouvoir du roi du Maroc et la croyance en l’innocence du jardinier, il semble que la rédaction de Libération ait opté pour un titre très ambigu. Cette reformulation est beaucoup plus ambiguë que tous les autres exemples. L’immense mérite de (3.) est de jouer sur la dénonciation du ministre de l’éducation Claude Allègre exemplifiée par une dégradation des études que symbolise la faute d’orthographe. Émise par ceux qui occupent la place de l’agonisante, cette dénonciation utilise le sens de l’intertexte pour signifier, par le symptôme de la dégradation de l’orthographe, l’agonie des lycées de France. On a là un merveilleux exemple de la fonction de démultiplication du sens que permet la transposition-altération de l’intertexte. Littéralement, l’énoncé (3.) ne signifie qu’avec l’intertexte que la faute d’orthographe signale comme citationnelle. C’est bien ce que les lecteurs suisses de (2.) avaient visiblement manqué.

La dernière phrase (4.) de Nadja (1928) d’André Breton est une phrase assez énigmatique, décrochée du reste du texte en position de clausule. On se trouve en difficulté d’interprétation si l’on reste dans le seul co-texte gauche de cet énoncé. Son caractère assez mystérieux s’éclaire partiellement si l’on considère la définition médicale de la convulsion donnée par le Larousse du XXe siècle, dans son édition de 1929: "[Convulsion] Méd. Contractions musculaires, involontaires et instantanées, locales et intéressant un ou plusieurs groupes musculaires, ou généralisées à tout le corps". On constate alors, en revenant à Nadja, que le texte situé peu avant la clausule exploite le sens médical de l’épithète: 13. […] ni dynamique ni statique, la beauté je la vois comme je t’ai vue. […] Elle est comme

un train qui bondit sans cesse dans la gare de Lyon et dont je sais qu’il ne va jamais partir, qu’il n’est pas parti. Elle est faite de saccades […]. La beauté, ni dynamique ni statique. Le cœur humain, beau comme un sismographe.

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La phrase nominale "La beauté, ni dynamique ni statique" apparaît comme une annonce paraphrastique co-textuelle de l’énigmatique "beauté convulsive" de (4.). La phrase finale de (13.) "Le cœur humain, beau comme un sismographe" ouvre quant à elle sur l’intertexte des Chants de Maldoror implicite dans Nadja, mais explicitement signalé au début de L’Amour fou (1937), dans une phrase (14.) qui actualise la collocation rare du substantif beauté et de l’adjectif convulsive et confirme la présence de l’interdiscours médical: 14. Il ne peut, selon moi, y avoir beauté – beauté convulsive – qu’au prix de l’affirmation du

rapport réciproque qui lie l’objet considéré dans son mouvement et dans son repos.

Une phrase de la fin de L’Amour fou fait coexister la formule de Lautréamont et l’épithète de Breton dans une véritable déclaration surréaliste: 15. Les "beau comme" de Lautréamont constituent le manifeste même de la poésie

convulsive.

Dans ce cas, on peut parler à la fois d’un intertexte interne ou auctorial et d’un intertexte externe par renvoi aux très nombreux "beau comme" des Chants de Maldoror.

Si l’on poursuit l’exploration en langue des collocations du lexème "convulsive", on constate qu’une autre sphère d’emploi autorise une autre contextualisation de (4). Le Larousse du XXe siècle ajoute au sens médical un sens figuré: "Fig.: Les CONVULSIONS du désespoir. Les CONVULSIONS politiques". Notons d’abord la même graphie en majuscules dans le dictionnaire que dans la clausule de Nadja. Cette définition nous guide de l’interdiscours politique vers l’intertexte d’une phrase du discours politique français. Élu chef du pouvoir exécutif de la République française par l’Assemblée nationale depuis février 1871, Louis-Adolphe Thiers, dans un message à l’Assemblée du 13 novembre 1872, a résumé sa conception politique par une phrase célèbre: 16. La République sera conservatrice ou elle ne sera pas.

Si on tient compte du fait que (4.) vient après le collage d’un fait-divers tragique en provenance de l’interdiscours journalistique et si on fait de (16.) un possible intertexte de la clausule de Nadja, on peut dire qu’on est en présence d’une transposition en forme de collage-détournement à la fois littéraire et politique. Dans le champ littéraire, cette phrase est une application de la poétique de Lautréamont-Isidore Ducasse et de son jeu favori avec le plagiat-détournement. Je rappelle sa déclaration des Poésies II: "Le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique. Il serre de près la phrase d’un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la remplace par l’idée juste". Dans le champ politique de l’engagement surréaliste, le détournement de la phrase-"idée fausse" de celui qui réprima l’insurrection de la Commune devient particulièrement pertinent. Je souligne à l’appui de ce rapprochement la presque identité de structure syntaxique qui se prolonge dans les échos phoniques des signifiants des lexèmes CONSerVatrICE et CONVulSIVE:

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même syllabe d’attaque et redoublement du phonème /s/ dans le premier, /v/ dans le second et, pour finir le mot, appui sur la même voyelle /i/ suivie d’une des deux consonnes /s/ ou /v/ et d’une finale muette identique: /is–/ et /iv–/: 16. La République sera CONSerVatrICE ou elle ne sera pas. 4. La beauté sera CONVulSIVE ou ne sera pas.

Si ces adjectifs sont sémantiquement en relation d’antithèse (la convulsion s’opposant au statisme conservateur), leurs signifiants sont en relations de similitude. Un effet d’iconicité se dégage de ce parallélisme. Bien connue aujourd’hui en linguistique (Kilani-Schoch & Dressler, 2005: 39-40), cette relation de similarité ou d’homologie qui opère sur le signifiant et le signifié du signe est clairement située dans l’esprit du locuteur et/ou de l’interprétant. L’iconicité est un fait de cognition et de mémorisation qui a quelque chose à voir avec la convocation mémorielle d’un énoncé intertextuel. Au-delà du lien entre signifiants (ici les deux adjectifs), les énoncés (4.) et (16.) relèvent d’une forme d’iconicité formulaire. Entre slogan et formule, cette "petite phrase" idéale dans le champ politique a connu un indéniable succès. Sans recherche documentaire fouillée, j’ai noté sa présence, sous la plume de Zola, en 1885, dans une forme qui, par l’ellipse du pronom "elle", annonce la clausule de Breton: 17. La République sera naturaliste ou ne sera pas.

On trouve également, sur le site web de la Convention pour la 6e République, un titre qui reprend une phrase de John Palacin (15.09.03): 18. La 6e République sera laïque ou ne sera pas.

La structure formulaire de l’énoncé est également un indice d’intertextualité dans les exemples (5.) et (6.). La publicité (5.) transpose le célèbre énoncé en forme d’enthymème du Discours de la Méthode (1637) de René Descartes: "Je pense, donc je suis". Le connecteur "donc" est, en (5.), assez platement causal: la soif est présentée comme la conséquence de l’effort intellectuel. Le connecteur "donc" est redoublé dans un signe de ponctuation":" qui a la même valeur que lui: "[donc buvez le] nouveau Rivela vert". Dans cette publicité, l’intertexte joue peu de rôle dans l’interprétation de l’énoncé. L’allusion à Descartes renforce seulement le fait que le travail intellectuel puisse être une cause de soif comparable à l’activité physique qui est plus généralement utilisée pour vendre ce type de produit.

L’exemple (6.) est une transposition du célèbre récit minimal de Jules César: "Veni. Vidi. Vici". Au guerrier "Je suis venu. J’ai vu. J’ai vaincu", la publicité substitue une narration plus pacifique, transférée sur le plan sémantique de la séduction. L’image qui accompagne ce slogan est celle d’un couple buvant un verre dans un bar. La structure rythmique des trois énoncés est conservée dans le slogan: Ve-nI. Vi-dI. Vi-cI devient J’AI-o-sE. J’AI-goû-tE. J’AI-ai-mE. Un travail de transcription est opéré sur la matière phonique qui permet de garder, pour chaque énoncé, la même attaque et la même fin. La transposition

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conserve l’italianité commune au nom propre intertextuel (César) et au nom propre du produit (Suze). Tous deux sont rapprochés par une ressemblance iconique de leurs consonnes d’attaque /s/ et médianes /z/. Le lien intertextuel est établi à partir du style formulaire du slogan. Sa structure ternaire, rythmiquement soulignée par les redondances phoniques, devient l’indice d’un calque formulaire. L’énonciation publicitaire gagne dans (5.) et (6.) une plus value de connivence cultivée avec ses destinataires, complicité qui participe à l’occultation de sa perspective marchande.

4. Conclusion méthodologique Dans les derniers travaux de Pêcheux, l’interdiscours est redéfini comme un domaine de mémoire caractérisé par un certain usage de la langue, par un système de genres discursifs et par un réservoir d’énoncés. Les formations socio-discursives sont des lieux de circulation de textes (état de la mémoire discursive d’un groupe avant d’être celle d’un individu, mémoire qui comporte des intertextes à côté des préconstruits culturels dont nous avons parlé plus haut) et de circulation de catégories génériques (état des systèmes de genres des communautés socioculturelles). C’est dans une formation socio-discursive qu’un fait de textualité devient un fait de discours. Il n’est en quelque sorte de discours que par l’insertion du singulier textuel dans l’historicité des langues et des genres discursifs, par l’immersion d’un texte dans ce qui en déborde la clôture, dans ces "marges peuplées d’autres discours" dont parle Foucault. La notion floue de "formation discursive" de Foucault est ainsi redéfinie par Pêcheux:

[Les] formations discursives […] déterminent ce qui peut et doit être dit (articulé sous la forme d’une harangue, d’un sermon, d’un pamphlet, d’un exposé, d’un programme, etc.) à partir d’une position donnée dans une conjoncture donnée: le point essentiel ici est qu’il ne s’agit pas seulement de la nature des mots employés, mais aussi (et surtout) des constructions dans lesquelles ces mots se combinent, dans la mesure où elles déterminent la signification que prennent ces mots […], les mots changent de sens selon les positions tenues par ceux qui les emploient; […] les mots "changent de sens" en passant d’une formation discursive à une autre (1990: 148).

Même si le mot n’apparaît pas, il est manifeste que Pêcheux dresse ici une liste de genres (harangue, sermon, pamphlet, exposé, programme). L’établissement d’un lien entre les genres et les formations discursives est une des avancées importantes de l’analyse de discours contemporaine. Je terminerai par une autre avancée déterminante. Dans un de ses derniers textes, Pêcheux intitule les trois pages d’un livre blanc pour la recherche en linguistique auquel il collabore: "Spécificité d’une discipline d’interprétation" (Buscila 1, Paris, 1984: 56-58). Maldidier va également dans ce sens: "Le concept de conditions de production en particulier réglait le rapport de détermination du discours par un extérieur pensé en termes d’idéologie, il était directement producteur d’homogénéité, responsable donc du 'ratage de l’hétérogène'" (1993: 118). Et elle ajoute un peu plus loin: "Evanoui le

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fantasme scientiste, l’analyse de discours est devenue une discipline interprétative" (1993: 119). C’est aussi la position de Jacques Guilhaumou, selon lequel le tournant herméneutique de l’analyse de discours n’est possible que si l’on "situ[e] les sources interprétatives des textes en leur sein" (2002: 32). C’est ce que nous aide à penser le concept d’intertextualité.

Les exemples analysés plus haut nous ont permis d’établir des régimes ou degrés différents de relations entre textes que nous pouvons considérer comme des faits d’intertextualité. Ces analyses permettent, par ailleurs, de donner un statut plus large à l’interdiscursivité. Alors que l’intertextualité est une relation d’un énoncé appartenant à un texte X avec un autre énoncé d’un texte Y, l’interdiscursivité est une relation à un genre de discours, à une famille de textes, à une pratique discursive. Nous avons ainsi vu le lexème "convulsion" entraîner la clausule (4.) d’un texte littéraire A (Nadja) en direction d’un interdiscours médical de la neuropsychiatrie que nous n’avons pas localisé dans un texte Y, mais seulement identifié, par le biais d’un dictionnaire de langue. Cette relation interdiscursive lâche et vague peut certes être étayée par le fait que l’auteur André Breton a suivi des études de médecine et surtout par l’intérêt porté par les surréalistes au vaste champ des recherches psychiatriques et psychanalytiques, mais il ne s’agit pas d’une composante discursive localisable et donc pas d’un fait d’intertextualité. En revanche, le glissement vers l’interdiscours politique, autorisé de la même manière par le biais du dictionnaire de langue, s’est ancré dans un énoncé intertextuel (16.) dont j’ai en tant qu’interprétant postulé la possible existence. La phrase formulaire de Thiers n’est pas signalée par le texte, elle est seulement postulée par ma lecture comme une possible interprétation du travail opéré par la clausule de Breton (4.) sur un énoncé (16.) d’un homme politique qui incarne l’écrasement du mouvement révolutionnaire de la Commune de Paris. La relation intertextuelle auctoriale entre l’énoncé de clôture de Nadja (4.) et le début de L’Amour fou (15.) et entre ces deux textes et les "beau comme" des Chants de Maldoror de Lautréamont possède beaucoup plus d’indices textuels et donc plus de plausibilité. On le voit, la phrase-clausule de Breton n’a pas un intertexte mais plusieurs possibles, à des degrés divers d’évidence. Le sens de la phrase-clausule de Breton est, à la fois, dans le co-texte de Nadja, dans l’intertexte auctorial du début de L’Amour fou, dans l’intertexte politique de la phrase de Thiers, dans l’intertexte littéraire du Lautréamont de Chants de Maldoror.

Il me semble que cela pose une question essentielle aux sciences du texte: celle des limites de l’unité texte et des limites de l’interprétation co(n)textuelle des énoncés. Nous avons besoin d’une redéfinition de la co-textualité des énoncés, (ce que certains linguistes appellent "contexte intra-textuel"). Lorsque l’interprétation du sens d’un énoncé A (comme les exemples construits sur la matrice de "Omar m’a tuer") exige la prise en compte de la présence d’un énoncé B inscrit dans sa lettre et son sens, lorsque le sens

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d’un énoncé A est dépendant d’un énoncé B, nous pouvons parler d’intertextualité forte. Dans le cas où le sens d’un énoncé A ne dépend pas aussi étroitement de la présence d’un énoncé B, l’intertextualité faible s’apparente soit à une allusion (mouvement reconnu de A vers B comme dans le cas des exemples publicitaires (5.) et (6.) ou de l’allusion de Breton à Lautréamont), soit à une hypothèse interprétative (mouvement de B vers A comme dans le cas de la relation postulée à la lecture entre la phrase de Thiers et la clausule de Breton). Cette gradation du phénomène intertextuel ressemble par bien des aspects, on l’a vu plus haut avec les positions de Deleuze et de Peytard, aux diverses formes de discours représenté, aux modalisations en discours second et autres îlots textuels, qui sont autant de formes de combinaison du dire avec le dire des autres, autant de translations-altérations, de "points d’hétérogénéité" plus ou moins montrée (Moirand, 2000: 103). Si l’intertextualité est un aspect de la circulation des textes d’une culture donnée dans la "mémoire interdiscursive" des sujets (Moirand, 2004), elle n’est pas pour autant assimilable à l’interdiscours et aux préconstruits culturels. Elle en est un aspect et, en ce sens, l’intertextualité, issue du champ de la sémiotique littéraire, peut être considérée comme un concept opératoire de l’analyse textuelle des discours en général. Elle pose les problèmes théoriques de la contextualisation des énoncés et de leur interprétation ainsi que de la définition de l’énonciation comme "moment où langue et discours se conjoignent" (Peytard, 2000: 26). La saisie des "traces de ce nouage de la langue et du discours" (2000: 25) est tout l’enjeu de ce que Benveniste appelle la "translinguistique des textes, des œuvres" (1974: 66).

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Travaux neuchâtelois de linguistique, 2006, 44, 27-38

La situation de communication comme lieu de conditionnement du surgissement interdiscursif

Patrick CHARAUDEAU Université de Paris 13 (France) Centre d’analyse du discours [email protected]

After we have specified why in this paper we will not make a distinction between the concepts of intertextuality and interdiscursivity, the author proposes to analyse this question in a socio-communicational discourse model within which first of all he will specify the basic parameters. Firstly, it is shown by an example that the interdiscursivity depends on an inference mechanism, and that the interpretation of a text demands multiple inferences. Secondly, this interdiscursivity mechanism is described through a triangular interconnectedness of "I – third person – You" around shared knowledge. This leads the author to the definition of "socio discursive imaginary". Finally, this interdiscursivity mechanism that rests on the socio-discursive imaginary is demonstrated on the basis of several examples taken from media discourse.

Je ne ferai pas dans cet exposé de différence entre les notions d’intertextualité et d’interdiscursivité, bien qu’il soit possible de le faire: l’interdiscursivité pourrait être considérée comme une notion générique de mise en relation de ce qui a été déjà dit, quelle que soit la forme textuelle sous laquelle apparaît ce déjà dit, alors que l’intertextualité pourrait être considérée comme sous-ensemble de l’interdiscursivité dans la mesure où il s’agit de configurations textuelles répertoriables telles qu’on peut les trouver dans les citations directes ou indirectes, ce que J. Authier Revuz nomme "l’hétérogénéité montrée". Mais il faudrait pouvoir développer ce point en l’étayant d’exemples, ce qui n’est pas ici mon propos. J’emploierai donc le terme d’interdiscursivité dans un sens générique pour en décrire le mécanisme au regard d’un modèle socio-communicationnel du discours.

1. La production du sens, résultat d’inférences multiples Voyons d’abord comment est produit le sens des énoncés en situation réelle de communication, et partons pour cela d’un exemple: celui de l’extrait d’une émission littéraire de télévision intitulée Apostrophes, dans laquelle l’animateur, Bernard Pivot, après avoir interrogé l’un de ses invités, Jean-François Revel, à propos d’une interview que celui-ci avait donnée à la revue Play boy, se tourne vers les deux autres invités et leur demande:

- Bernard Pivot: "Et vous, est-ce que vous lisez Play boy?" - Jean Cau (ton sec): "Non!" - Jean Dutourd (ton bonhomme): "Oui, ça m’arrive, parfois, chez le coiffeur".

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La réplique de Jean Dutourd peut être interprétée – pour faire vite – de la façon suivante: "Je lis cette revue quand l’occasion se présente, dans un lieu d’attente, sans que j’aie besoin d’aller l’acheter chez le marchand de journaux. De plus, me trouvant chez le coiffeur, c’est-à-dire dans un lieux de détente (il ne s’agit pas d’un cabinet de dentiste), où les sens du corps sont à la fête (parfums, musique, abandon du corps), j’en assume la légèreté, voire la frivolité qui font écho à ce que représente le magazine Play boy". Tout se passe comme si Dutourd faisait appel au discours d’un méta-énonciateur qui dirait: "Un intellectuel institutionnellement reconnu1 doit aussi être curieux de tout" et, corrélativement, laisserait entendre: "Dans la vie, il faut savoir faire preuve de tolérance".

Cette réplique répond en apparence à B. Pivot, qui, en l’occurrence, devient le destinataire auquel J. Dutourd signifie qu’il n’est pas tombé dans le piège de la question: répondre "non" serait se montrer sectaire, répondre "oui" serait se montrer frivole. Mais aussi cette réplique institue J. Cau en tiers, indirectement adressé, construisant de celui-ci une image de sectaire et, par opposition, J. Dutourd se construisant de lui-même une image de personne tolérante.

De plus, on peut considérer que cette même réplique vise également, et de façon peut-être encore plus indirecte (bien que l’on n’ait pas les moyens de mesurer le degré d’indirection d’une énonciation), J.F. Revel en suggérant quelque chose comme: "Ce n’est pas très sérieux, quand on est un homme de lettres, de donner une interview dans une telle revue que l’on lit de façon distraite, en la feuilletant, chez le coiffeur".

Enfin, et cela simultanément, cette réplique est comme un clin d’œil adressé au public téléspectateur, autre acteur potentiellement destinataire des propos tenus sur le plateau de télévision, et donc prévu dans le dispositif de l’émission. Un clin d’œil qui signifie: "Vous voyez comment on se sort d’une question piège: en faisant de l’humour". J. Dutourd appelle donc le téléspectateur à entrer en complicité avec lui. Évidemment, cet appel à complicité ne préjuge pas de ce que sera la réaction effective de ce public, par définition hétérogène, dont une partie pourra porter un jugement positif ("il est vraiment malin") et un autre négatif ("c’est un hypocrite").

On voit comment ces discours s’entremêlent, comment ils interagissent les uns sur les autres, mais on voit également qu’ils sont tirés d’inférences qui ne sont pas toutes du même ordre. Il faut donc décrire ces différents types d’inférences, et pour cela, il nous faut poser les bases de notre positionnement en analyse du discours.

1 J. Dutourd est écrivain et académicien.

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2. Un positionnement socio-communicationnel Il s’agit d’un modèle de communication sociale qui n’est pas seulement de transmission d’intention, mais de production de sens et d’interprétation dans des situations d’interaction, l’interaction étant entendue ici comme phénomène général fondateur de tout acte de langage (même en situation monolocutive) et non pas seulement comme ce qui relève d’une situation interlocutive.

Un tel modèle implique que l’on se pose les questions de savoir: "qui parle?", "au nom de quoi parle le sujet?" et "comment lui vient le droit à la parole?", questions qui conditionnent, par voie de conséquence, le processus d’interprétation. La réponse n’est pas simple car le sujet du langage qui s’institue en JE se trouve pris entre trois types d’activité: activité de relation à l’autre, activité de catégorisation du savoir, activité de sémiologisation.

L’activité de relation à l’autre détermine un espace dans lequel le JE se trouve aux prises avec l’autre de la communication dans un rapport d’altérité intersubjective, un autre qui peut être un TU et/ou un IL. Dans cet espace, il agit en fonction de ce que sont les contraintes des dispositifs de communication dans lesquels il se trouve (les conditions situationnelles de la communication), et de la marge de manœuvre dont il dispose dans sa quête pour s’individuer (les stratégies discursives). Cela exige de tout sujet parlant une "compétence communicationnelle"2.

L’activité de catégorisation du savoir consiste à construire des visions du monde en univers de discours qui résultent de la façon dont les êtres sociaux, à force d’échanges langagiers3, se représentent le monde. Ils le font en partageant des savoirs de connaissance et de croyance, savoirs qui circulent dans les groupes auxquels ils appartiennent et qui sont mobilisés plus ou moins spontanément. Il s’agit ici d’une activité de sémantisation constructrice d’"imaginaires socio-discursifs"4. Cela exige du sujet qu’il possède une "compétence sémantique".

L’activité de sémiologisation (au sens de Saussure) consiste pour le sujet à articuler ces catégories de signifiance avec des catégories de langue et de discours, de telle sorte que celles-ci, loin d’être un simple support ou habillage de celles-là, se donnent à la fois comme la mémoire, la trace et la possibilité des premières dans un jeu de combinaisons à la fois morphologique,

2 Parfois appelée situationnelle, voir Charaudeau (2000). 3 Mais pas seulement langagiers. 4 Pour ce concept, voir Charaudeau (2005).

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syntaxique et discursif, le tout lié au sens. Cela exige du sujet une "compétence sémiolinguistique"5.

C’est donc dans un jeu de va-et-vient constant entre ces trois types d’activité mobilisant chacun un type de compétence que le sujet construit du sens, ce qui inscrit ce modèle dans une problématique du sujet: un sujet à la fois agissant et agi, conscient et non conscient, surdéterminé et s’individuant. Dès lors, pour l’analyste, tout acte de langage (quelle que soit sa dimension et sa structure) se présente comme un ensemble de "possibles interprétatifs"6, lesquels doivent être traités sans hiérarchie de niveau (surface/profondeur), mais comme ce que R. Barthes a appelé des "avenues de sens"7: ni premières ni secondes, ni au-dessus ni en dessous, mais toujours à côté les unes des autres en une co-existence plurielle.

3. Les différents types d’inférences Si l’inférence est cette opération par laquelle on tire du sens implicite d’un énoncé en le mettant en relation avec autre chose que lui-même, alors on pourra distinguer trois types d’inférence.

L’inférence qui a permis de considérer que la réplique de J. Dutourd mettait en évidence le caractère "sectaire" de J. Cau, construisant le locuteur lui-même en image de personne tolérante, et l’inférence qui a permis de dire que J. Dutourd montrait à B. Pivot qu’il n'était pas tombé dans le piège alternatif de sa question n’ont été possibles qu’en mettant en relation la réplique de J. Dutourd avec les autres énoncés faisant partie du contexte conversationnel. On dira qu’il s’agit d’inférences contextuelles: mise en relation d’un énoncé avec d’autres du contexte linguistique.

L’inférence qui a permis de faire l’hypothèse que J. Dutourd, par sa réplique, faisait un clin d’œil au téléspectateur repose sur la mise en relation de cet énoncé avec le dispositif situationnel de communication, dispositif triangulaire du fait que les débatteurs sur un plateau de télévision savent qu’ils sont vus et écoutés par un acteur, le public, présent-absent8. On peut même faire l’hypothèse que l’enjeu de l’échange est davantage tourné vers celui-ci que vers les autres interlocuteurs, ou vers celui-ci via les autres interlocuteurs. Ce type d’inférence sera appelé inférence situationnelle: mise en relation de

5 Pour ces différents types de compétence, voir Charaudeau: "De la compétence

situationnelle…", op.cit. 6 Charaudeau (1983).7 Barthes (1970).8 Parfois représenté dans le studio.

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l’énoncé avec certains éléments de la situation de communication (ici, les différents partenaires du débat).

Enfin, les inférences qui ont permis d’interpréter "le coiffeur" comme: lieu d’attente faisant que celui qui lit ce genre de revue n’est pas responsable de son choix puisqu’on la lui met dans les mains, mais aussi comme lieu de plaisir, de non sérieux, de frivolité, ce qui a des incidences sur l’image de tolérance du locuteur et sur la critique lancée à l’endroit de J.F. Revel, ces inférences-là ont été faites en mobilisant du savoir partagé concernant le type de magazine dont il est question, les salons de coiffure modernes et les jugements de moralité possibles à propos des publications dites érotiques. C’est ce type d’inférence que l’on appellera inférences interdiscursives: mise en relation de divers discours porteurs de savoirs sur le monde dont on suppose qu’ils sont inscrits dans une mémoire collective. Savoirs partagés (inférences interdiscursives) Situation de communication (inférences situationnelles) En En En En Ex En En En En (Contexte) (inférences contextuelles) (Contexte) Les inférences contextuelles sont mises en œuvre par la compétence sémiolinguistique, les inférences situationnelles par la compétence communicationnelle, les inférences interdiscursives par la compétence sémantique, mais, en outre, cette dernière intervient pour l’interprétation des deux autres.

4. Les savoirs partagés dans le mécanisme de l’interdiscursivité

L’espace d’interdiscursivité est celui où circulent des discours en tant qu’ils sont porteurs de savoirs sur le monde dont les uns sont purement descriptifs et les autres des jugements. Ayant déjà traité de cette question dans deux ouvrages récents9, je me contenterai de reprendre la seule partie qui concerne la structuration des savoirs, les uns plus objectivants, de l’ordre de

9 Charaudeau (2004, 2005).

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ce que l’on appellera la connaissance, les autres plus subjectivants, de l’ordre de la croyance.

Les savoirs de connaissance tendent à établir une vérité sur les phénomènes du monde, vérité qui est censée exister en dehors de la subjectivité du sujet, le garant étant l’existence d’un quelque chose d’extérieur à l’homme, d’une instrumentation qui peut être utilisée de la même façon par plusieurs individus et donc n’appartient à aucun d’entre eux en propre. Ce savoir est objectivant car il porte sur l’existence des faits du monde, leur description et une explication qui s’énonce à travers un "il-vrai" extérieur au sujet, un il-vrai qui ne peut être énoncé que par un sujet neutre que l’on ne sait nommer que comme: "l’ordre des choses", "la science" ou "la révélation". On a affaire ici à ce que Berrendonner nomme le "fantôme de la vérité"10. Le sujet parlant se réfère à ce il-vrai comme à un savoir préexistant, indépendant de tout acte d’énonciation personnel. C’est pourquoi il faut considérer ce il-vrai comme un impersonnel, ce qui le distingue, on va le voir, d’un "on-vrai". Ce il-vrai n’est porteur d’aucun jugement de valeur de la part du sujet qui n’a qu’à exprimer qu’il le connaît ou l’ignore.

Les savoirs de croyance ne portent pas tant sur la connaissance du monde que sur les valeurs, même s’il est bien souvent difficile de faire le départ entre les deux. La connaissance se caractérise par le fait qu’elle est un mode d’explication qui est centré sur le monde, et qui est censé ne pas dépendre de l’homme, ce qui s’exprime dans l’énoncé "la terre tourne autour du soleil". La valeur, elle, procède d’un jugement, non pas sur le monde (la question n’est pas de savoir si la terre est ronde ou pas), mais sur les êtres du monde, leur pensée et leur comportement (la question est de savoir s’il est bon ou mauvais, raisonnable ou fou de traverser l’Atlantique à la rame). La valeur résulte donc d’une activité mentale polarisée sur ces objets ou comportements (d’où son aspect affectif) et d’une prise de position (d’où son aspect subjectivant). Ici, on n’a plus affaire à un "il-vrai" mais à un "on-vrai", le savoir n’est plus extérieur au sujet, mais il est dans le sujet et il n’est point vérifiable.

Du point de vue de l’analyse de discours, on peut opérer à l’intérieur de ces savoirs de croyances une distinction entre trois types de savoir qu’on appellera des savoirs d’opinion en utilisant deux critères: (i) à quel type de savoir se réfère le sujet pour défendre la valeur de vérité de son discours; (ii) quelle est la nature du groupe de référence qui en est le garant et qui détermine la portée de cette valeur: • Un savoir d’opinion commune qui est issu d’un groupe de référence

censé constituer l’ensemble de l’humanité, lequel porterait un jugement

10 Berrendonner (1981).

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de raison sur le monde, les êtres et leur comportement. Le jugement aurait donc une portée universelle et serait le plus largement partagé. Ce type d’opinion à prétention universelle pourra être déclarée "générique" (Aristote). Dans ce cas, le sujet parlant n’a pas à revendiquer une position particulière car il se trouve inclus dans le jugement de l’opinion commune. Quelle que soit sa façon de s’exprimer, il dit quelque chose comme: "Je pense comme tout le monde qui pense que…" ou "Tout le monde pense que… et moi aussi". Les énoncés à valeur générale sont porteurs de ce type d’opinion; on les trouve dans: les proverbes et dictons ("Pauvreté n’est pas vice", "Il vaut mieux être beau et riche que laid et pauvre"), dans certains slogans ("L’eau, l’air, la vie"), dans certains commentaires de journalistes ou d’hommes politiques: "La guerre est une saloperie".

• Un savoir d’opinion relative qui est issu d’un groupe de référence, lequel, contrairement au cas précédent, est limité en extension et constitué de membres qui n’ont d’autre identité que celle du jugement qui les rassemble. Le jugement est partagé, à l’intérieur du groupe, par des membres qui n’ont pas une identité de nature mais de circonstance, certains d’entre eux pouvant se trouver dans d’autres groupes à propos d’autres jugements. Il y aurait conscience que le jugement n’est partagé que par certains et que donc celui-ci est variable et relatif à chacun de ces groupes. C’est pourquoi cette opinion peut être appelée relative. L’opinion relative s’inscrit dès son émergence dans un espace de discussion, non pas à l’intérieur du groupe mais vis-à-vis des autres groupes. Elle est en son fondement critique. C’est pourquoi on peut considérer que le sujet qui émet une opinion relative dit quelque chose comme: "Je pense comme (et/ou contre) ceux (certains) qui pensent que…" ou "Certains pensent que… et moi aussi (ou moi pas)". Ici le sujet est toujours pour ou contre. D’ailleurs, les exemples qui illustrent ce cas laissent toujours entendre de façon plus ou moins implicite qu’il existe une opposition d’opinions: "Je pense (comme d’autres et contre d’autres) qu’il faut voter pour/contre la Constitution européenne".

• Un savoir d’opinion collective qui est issu d’un groupe de référence qui, comme le cas précédent, est limité en extension, mais, cette fois, est bien identifié comme un groupe ayant une identité communautaire. Ses membres se voient comme ayant une essence d’appartenance à un groupe dont ils partagent la même opinion dans quelque circonstance que ce soit. De plus, le jugement émis par ce groupe porte toujours sur les autres en tant qu’ils constituent eux-mêmes un groupe et donc ce jugement est intrinsèquement lié à cette nature essentialiste du groupe. Dire: "Les Anglais sont isolationnistes, les Espagnols sont orgueilleux, les Allemands ont la tête carrée, les Français sont frivoles", c’est porter un jugement sur les Anglais, les Allemands, les Espagnols et les Français

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en tant que groupe essentialisé extérieur à celui auquel on appartient, et c’est en même temps laisser entendre que le groupe auquel on appartient de façon tout aussi essentialisée, lui, n’est pas justiciable de ces jugements, voire possède des caractéristiques inverses: il s’agit d’une opinion communautaire (exprimée par des stéréotypes), à forte valeur identitaire, laquelle a force d’évidence et ne se discute pas.

Ces distinctions permettent de voir quel type de savoir l’interdiscursivité met en jeu. Si maintenant on voit les choses du point de vue du sujet parlant, on peut penser que celui se réfère tantôt à des savoirs de connaissance, tantôt à des savoirs d’opinion commune, relative ou collective, mais ayant plus ou moins conscience que ceux-ci ne sont pas susceptibles d’avoir le même impact sur l’interlocuteur, il se livre souvent à un jeu de glissements entre ces différents types de savoir. Par exemple, le jeu peut consister à présenter un savoir d’opinion en savoir de connaissance, stratégie que l’on trouve souvent dans le discours politique puisque celui-ci cherche la plus grande force persuasive: il s’agit d’ériger en savoir absolu de connaissance ce qui n’est que norme morale d’opinion. Ce type de discours, qu’il soit tenu par l’homme politique ou le militant, cherche à faire se confondre une vérité d’appréciation personnelle avec une vérité d’opinion universelle. Mitterrand, en répondant à un journaliste qui lui demandait si son passé dans l’administration de Vichy ne lui était pas trop lourd à porter: "Vous savez, c’est l’homme qui construit son destin, pas la fatalité", présente une opinion relative qui pourrait se discuter en opinion commune largement partagée (on est dans le "on-vrai"), mais en laissant penser qu’elle s’impose à l’homme comme un "il-vrai". Le discours sur le "droit d’ingérence humanitaire" semble suivre cette voie, mais la conversation ordinaire est également truffée de ce genre de glissement: sachant que l’opinion à laquelle on se réfère n’est que relative, on cherche à lui donner une allure d’opinion commune, comme chaque fois qu’on l’exprime sous une modalité déontique: "M’enfin (comme dirait Gaston Lagaffe)11, on ne doit pas déranger les gens quand ils dorment!".

A contrario, on peut contester des opinions qui se présentent avec une forte portée généralisante ("Dans la vie, il faut travailler, il n’y a que ça de vrai") et les transformer en opinion relative ("Ça, c’est ce que disent ceux dont le travail est gratifiant"). Car on n’oubliera pas que ce jeu d’interdiscursivité participe des stratégies discursives que le sujet met en œuvre pour tenter d’influencer son interlocuteur. Aussi doit-il être interprété en fonction de la situation de communication dans laquelle il apparaît, de l’identité des interlocuteurs et du contexte linguistique. Un énoncé comme "Les Français sont chauvins" ne peut être interprété du point de vue de sa valeur d’opinion si l’on ne sait pas qui

11 Personnage de Bande dessinée du magazine Spirou.

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parle (un Espagnol sur les Français, un Français sur les Français, un Français sur ce que disent les Espagnols) et dans quelle situation (un professeur de français en classe, une conversation amicale, un homme politique).

5. Un exemple d’interdiscursivité visuelle: le 11S Je terminerai en montrant comment, à propos de la façon dont la télévision française rendit compte des événements du 11 septembre 2001, l’interdiscursivité peut être configurée par une sémiologisation visuelle. Ici, l’interdiscursivité consiste à mettre en relation, d’une part, des modes de scénarisation déjà vus dont chacun témoigne d’une certaine vision sur le monde et de certaines valeurs, d’autre part, des images ayant une valeur de "symptôme", c’est-à-dire renvoyant à d’autres images déjà vues.

5.1 Les modes de scénarisation On voit un entrecroisement entre deux modes de scénarisation: celui, fictionnel, des films catastrophe et celui, explicatif, des reportages qui traitent de conflits, de guerres et de catastrophes naturelles.

Le mode de scénarisation des films catastrophe (type La Tour infernale) est organisé selon le schéma narratif classique du conte populaire: (i) une situation de départ dans laquelle on voit des gens se réunir (ou vivre) dans un lieu (le futur lieu de la catastrophe), se préparer à une cérémonie festive (ou vaquer à leurs occupations quotidiennes), dans un état de joie et de réel bonheur, à moins que ce ne soit de tranquille insouciance ou même de conflits psychologiques (ici, dans la scénarisation du 11S, il n’y eut pas de monstration de la situation initiale, car celle-ci est présupposée comme "ordre tranquille du monde"); (ii) surgissement de la catastrophe, à l’occasion duquel nous sont montrées en parallèle l’énormité de son effet destructeur (ici ce fut par le hasard de caméras qui filmèrent en direct l’impact des avions et l’écroulement des tours) et les réactions des gens: ceux qui ont peur et crient, ceux qui ont peur et se terrent dans un coin, ceux qui cherchent à s’en sortir de façon égoïste, ceux qui enfin font face à la situation et tentent d’organiser le salut du plus grand nombre (ici, furent essentiellement montrés les témoins et les victimes); et puis, comme ces héros de l’intérieur ne sont pas suffisants, apparaîtront les héros venus de l’extérieur (ici, les pompiers) qui au terme de dures épreuves finiront par vaincre le péril et par sauver le plus grand nombre de gens.

Le mode de scénarisation "reportage" ressemble fortement au précédent, mais ne pouvant créer de toutes pièces un récit imaginé, il se contente d’annoncer le déclenchement de la catastrophe ou du conflit, et de montrer des images d’après l’événement (car rarement la caméra peut se trouver présente au moment du drame) en s’attardant sur le résultat des dégâts matériels et en s’appesantissant sur l’état des victimes et l’action des secours

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(Croix rouge, ambulances, hôpitaux, médecins, pompiers). Ce type de scénario met toujours en scène trois acteurs: les victimes, les responsables et les sauveurs. Il insiste, selon les cas, tantôt sur les victimes pour produire un effet "compassionnel", tantôt sur l’agresseur, source du mal, pour produire un effet d’"anti-pathie", tantôt sur le sauveur réparateur pour produire un effet de "sym-pathie"12.

Dans le cas du 11S, on a vu les images habituelles de quelques blessés dont les commentaires dressaient la comptabilité, de témoins spectateurs ou survivants racontant les mêmes choses sur ce qu’ils ont vu, entendu ou vécu, et de sauveteurs, particulièrement des pompiers dont fut souligné l’héroïsme, ainsi que la présence sur le terrain de personnalités politiques, particulièrement le maire de New York, grande figure charismatique, décrété plus tard héros de la journée. Par la suite, apparut le grand sauveur, en fait "grand réparateur", tentant de réparer symboliquement l’outrage fait au peuple américain, à son intégrité, sauveur qui apparaît sous la figure du "vengeur" appelant à une croisade et promettant de faire la guerre au Terrorisme. Il s’agit ici d’un jeu de références qui porte sur des modes d’organisation du discours (dans ce cas visuels) engendrant une interdiscursivité multiple.

5.2 Des images symptômes interdiscursives Une image symptôme est une image déjà vue, une image qui renvoie à d’autres images, soit par analogie formelle (une image de tour qui s'effondre renvoie à d’autres images de tours qui s’effondrent), soit par discours verbal interposé (une image de catastrophe aérienne renvoie à tous les récits que l’on a entendus sur les catastrophes aériennes). Toute image a un pouvoir d’évocation variable qui dépend de celui qui la reçoit, puisqu’elle s’interprète en relation avec les autres images et récits que chacun mobilise. Ainsi, la valeur dite référentielle de l’image, son "valant pour" la réalité empirique, est, dès sa naissance, le résultat d’une construction dans un jeu d’intertextualité qui en fait une réalité plurielle, jamais univoque, de significations. L’image des tours qui s’effondrent le 11 septembre 2001 n’a pas une seule et même signification.

Une image symptôme est donc dotée d’une forte charge sémantique. Toutes les images ont du sens, mais toutes n’ont pas nécessairement un effet symptôme. Il faut qu’elles soient remplies de ce qui touche le plus les individus: les drames, les joies, les peines ou la simple nostalgie d’un passé perdu, renvoyant à des imaginaires profonds de la vie. Mais c’est aussi une image simple, réduite à quelques traits dominants et qui apparaît de façon

12 Ces termes recouvrent des catégories décrites par nous comme des topiques discursives de

l'émotion, dans Charaudeau (2000b).

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récurrente, tant dans l’histoire que dans le présent, pour qu’elle puisse se fixer dans les mémoires et qu’elle finisse par "s’instantanéiser". L’image mouvante, à force de répétition, donnant l’impression que ces avions n’en finissent pas de pénétrer dans les tours, que ces tours n’en finissent pas de s’écrouler, devient photographie fixe. Ainsi, chargées sémantiquement, simplifiées et fortement réitérées, les images finissent par prendre une place dans les mémoires collectives, comme symptômes d’événements dramatiques. Pensons à l’étoile jaune des juifs, les barbelés, miradors, corps décharnés et crânes rasés des camps de concentration, les colonnes de populations marchant lentement le corps courbé sous le poids de leur baluchon, fuyant misère ou persécution.

Aussi peut-on dire, sans pouvoir préciser à quelles autres images elles renvoient, que les images de l’avion entrant dans les twins sisters, celles des tours qui s’enflamment puis postérieurement s’écroulent, nous donnent une impression de déjà vu, de déjà vu, comme on l’a dit, dans des films catastrophes et dans des reportages montrant la destruction par implosion d’immeubles des cités ouvrières. Mais aussi, plus profondément, une impression de déjà ressenti: le percement et la désagrégation du coeur de quelque chose, un quelque chose qui représente la vie, ce qu’il y a de vital chez un peuple. Ce peut être le percement et l’écroulement d’une technologie (le défi, depuis les cathédrales, d’élever toujours plus haut une construction contre les lois de l’équilibre et de la pesanteur), le percement et l’écroulement d’une identité collective (fierté de pouvoir se reconnaître dans un monument symbolique; il suffit de penser ce que cela aurait représenté pour les Français, s’il s'était agi de la Tour Eiffel). Le percement et l’écroulement de tout ce qui dans nos vies peut s’écrouler ou disparaître: des ambitions, des réalisations personnelles, des êtres qui nous sont chers. Il s’agit là d’une analogie plus abstraite, mais tout aussi prégnante, qui est renforcée par le fait que ces images nous sont apparues sans son13, comme dans un film muet qui leur donne une certaine intemporalité produisant un effet de miroir.

Ici donc, la conjonction entre cet entrecroisement de scénarisations (de fiction et de reportage) et l’apparition d’images symptômes miroir d’écroulement produit une interdiscursivité construisant des variations autour d’un imaginaire de "puissance": le défi lancé à la puissance du puissant, qui court dans l’histoire des hommes depuis Caïn en passant par David face à Goliath; la mise en dérision de la puissance technologique par le triomphe de la main sur la machine14; l’ironie du sort comme juste châtiment de Dieu qui rappelle au

13 Ou un son faible, étrange, qui n’a rien à voir avec ce que l’on entend habituellement dans les

reportages télévisés, ni avec le son hautement décibelisant qui nous est envoyé dans les salles de cinéma. Effet du film d’amateur?

14 Les terroristes étaient armés de simples cutters.

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38 Surgissement interdiscursif

puissant qu’à se croire invulnérable, il finit par retourner le monde contre lui; la menace du Mal suprême, devenu d’autant plus puissant qu’il est présenté – du moins en son début – par des figures abstraites (Oussama Ben Laden que personne ne connaissait, les Talibans), ce qui laisse envisager qu’existerait un groupe de personnes occultes ayant la volonté d’agir en sous-main et fomentant un complot.

L’interdiscursivité est omniprésente dans tous les actes de communication, mais elle n’est pas toujours montrée comme dans les citations. Elle est constituée de multiples strates discursives qui sont potentiellement présentes, dont une partie est activée par chaque situation de communication en fonction des instructions discursives qu’elle comporte et une autre par le sujet interprétant en fonction de ses propres références. C’est au repérage de ces strates que doit se livrer l’analyste pour construire ces "avenues de sens" dont parle Roland Barthes.

Bibliographie

Barthes, R. (1970). S/Z. Paris: Le Seuil.

Berrendonner, A. (1981). Eléments de pragmatique linguistique. Paris: Minuit.

Charaudeau, P. (1983). Langage et discours. Eléments de sémiolinguistique. Paris: Hachette.

Charaudeau, P. (2000a). De la compétence situationnelle aux compétences de discours. In: Compétence et didactique des langues (Actes de colloque de Louvain-la-Neuve). Louvain-la-Neuve.

Charaudeau, P. (2000b). Une problématisation discursive de l’émotion. À propos des effets de pathémisation à la télévision. In: C. Plantin (éd.), Les émotions dans les interactions. Lyon: Presses universitaires de Lyon.

Charaudeau, P. (2004). La voix cachée du tiers. Des non-dits du discours. Paris: L’Harmattan.

Charaudeau, P. (2005). Discours politique. Les masques du pouvoir. Paris: Vuibert.

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Travaux neuchâtelois de linguistique, 2006, 44, 39-55

Entre discours et mémoire: le dialogisme à l’épreuve de la presse ordinaire

Sophie MOIRAND Cediscor-Syled, Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3 (France) [email protected]

This article tackles the question of media discourse circulation in the light of dialogism. Yet, analysing empirical data forces one to reformulate the enunciative dialogical frame proposed by Bakhtine and to connect it to the interdiscourse and interdiscursive memory notions, stemming from the French discourse analysis school. Some media specific discursive modes are uncovered, such as multi-voiced intertext constructions, memory-laden allusions, the interdiscursive characteristic of nomination, or the diverse functions of the various forms of dialogism at work in the text pragmatic orientation (the intratext).

Lorsqu’on analyse des discours de médiation (discours des médias, discours didactiques, discours de vulgarisation ou discours de formation), on est confronté à la circulation des discours et aux différentes formes de cette circulation de paroles empruntées, citées, représentées, reformulées, imaginées, évoquées… On peut alors aborder l’analyse de cette circulation avec les catégories du discours rapporté (discours direct, discours indirect, discours indirect libre, formes mixtes, etc.), qui sont aujourd’hui bien décrites, même si cela peut encore donner lieu à controverses1. Mais le risque qu’on prend, c’est alors de se cantonner à l’étude du discours rapporté plutôt que de contribuer à une réflexion sur l’analyse du discours des médias et à la mise en œuvre d’une méthodologie adaptée au recueil et à la description des genres médiatiques. On risque ainsi, me semble-t-il, de "rater" certains de ces harmoniques dialogiques, dont parle si joliment Bakhtine:

[…] un énoncé ne peut pas ne pas être, également, à un certain degré, une réponse à ce qui aura déjà été dit sur l’objet donné, le problème posé, quand bien même ce caractère de réponse n’apparaîtrait pas distinctement dans l’expression extérieure. La réponse transpercera dans les harmoniques du sens, de l’expression, du style, dans les nuances les plus infimes de la composition. Les harmoniques dialogiques remplissent un énoncé et il faut en tenir compte si l’on veut comprendre jusqu’au bout le style de l’énoncé. Car notre pensée elle-même – que ce soit dans les domaines de la philosophie, des sciences, des arts – naît et se forme en interaction et en lutte avec la pensée d’autrui, ce qui ne peut pas ne pas trouver son reflet dans les formes d’expression verbale de notre pensée (Bakhtine, 1984: 300).

1 On rappellera pour mémoire les travaux sur le français de Jacqueline Authier-Revuz, Laurence

Rosier (ici même), et Ulla Tuomarla, par ex., et on renverra à la bibliographie qui figure à la fin de l’ouvrage publié par le groupe ci-dit (www.ci-dit.com): Le discours rapporté dans tous ses états (Lopez Muñoz Juan Manuel, Marnette Sophie & Laurence Rosier, éds), Paris: l’Harmattan, 2004.

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40 le dialogisme à l’épreuve de la presse ordinaire

C’est pourquoi depuis quelque vingt ans, j’ai préféré aborder la question de la circulation des discours à partir du concept de dialogisme du Cercle de Bakhtine, tel que je l’ai compris et interprété à travers la diversité des traductions parues en français des textes de Bakhtine, Medvedev et Volochinov, et tel que je l’ai rapporté d’emblée aux autres problématiques énonciatives (l’énonciation indicielle et la pragmatique) et aux orientations de l’analyse du discours française (Moirand, 2005a). Mais mettre ce concept opératoire (qui permet de "penser" avec) à l’épreuve de données empiriques (des recueils d’unités discursives appartenant à un genre, un domaine ou un monde social déterminé2) contraint à rechercher les traces concrètes, inscrites dans la matérialité langagière, de ces harmoniques dialogiques. Cela m’a donc conduit à "re-travailler" le concept de dialogisme en relation avec un certain nombre de notions voisines, et en particulier celles d’intertexte et d’interdiscours. C’est ce que je développerai dans cet article.

1. Pourquoi choisir le cadre dialogique? La majorité des travaux d’analyse du discours qui relèvent du champ des sciences du langage revendiquent un ancrage dans les problématiques énonciatives, qu’on s’inscrive dans la ligne de l’ADF (analyse du discours française, pour mémoire: Maldidier 1990) ou dans la ligne de l’ADI (analyse du discours en interaction, pour mémoire: Kerbrat-Orecchioni, 2005) ou ailleurs encore. Mais comme l’a dit Todorov, 1981, en proposant de replacer l’intertexte au centre du schéma de la communication tel qu’il le dégage des propositions de Bakhtine, seul le cadre dialogique s’inscrit d’emblée dans une perspective réellement discursive, qui donne à la notion de situation une épaisseur historique et sociale et donc constitutivement construite sur les relations interdiscursives qu’elle met en jeu, et non pas sur le hic et nunc de l’instance ou l’intentionnalité des locuteurs en présence ou les relations interpersonnelles, comme le font le cadre énonciatif indiciel ou le cadre pragmatique (voir Moirand, 2005 sur ce point).

Mais il s’agit là d’une conception du discours, qui rejoint ce que dit Maldidier à propos de Pêcheux (Maldidier, 1990: 89), conception qui peut paraître "insupportable", en particulier à certains praticiens de la communication (médiatique, entre autres): "le sujet n’est pas la source du sens, le sens se forme dans l’histoire à travers le travail de la mémoire, l’incessante reprise du

2 Successivement: pour analyser les discours circulant dans une revue pédagogique durant vingt

ans (Moirand, 1988), lors de travaux collectifs sur les discours de vulgarisation de l’astronomie (Beacco, éd. 1999) ou les relations entres sciences, sociétés et médias (Cusin-Berche, éd. 2000) et enfin autour de corpus constitués de divers moments discursifs relevant d’événements scientifiques ou technologiques à caractère politique, en particulier autour de la question des OGM et récemment de la grippe aviaire (voir Moirand, 2004a, b, c, 2005a, b).

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déjà dit", et ce dans les énoncés les plus quotidiens comme dans certains énoncés brefs des médias, où l’on repère des traces de discours autre sans qu’on puisse réellement parler de "discours rapporté":

Ex. 1:

• Inutile de sauter comme un cabri… l’Europe il faut la faire (France Inter, 05.12.04).

• La Turquie, une "Chine" à nos portes Européenne ou pas, la Turquie affole les investisseurs. "Nouvelle Chine"

économique, le pays de Kemal Atatürk fait les choux gras d’Oberthur et de ses cartes à puce (Le Journal du Dimanche, 10.10.05).

• Le drame serait que les oiseaux migrateurs volent vers l’Afrique qui ne dispose d’aucun réseau sanitaire pour contenir le Tchernobyl aviaire (Paris-Match, 20-26 octobre 2005).

Le cadre dialogique est donc pour moi le seul qui place l’énonciation au cœur du discours et dans ses relations aux autres discours et aux discours antérieurs. Ce ne sont donc pas les relations interpersonnelles entre les acteurs autorisés à prendre la parole dans les médias qui m’intéressent mais les relations interdiscursives entre les discours multiples qui se croisent, s’ignorent ou s’interpénètrent. Il s’agit donc, avec le cadre dialogique, de penser l’énonciation dans son articulation avec une sémantique discursive, qui tienne compte du sens des mots et des constructions dans leurs contextes et de ce qu’ils inscrivent en eux-mêmes des discours "autres". On est donc conduit à replacer l’énoncé (le mot, la phrase, le texte, l’interaction…) non pas dans son seul contexte situationnel visible mais dans son histoire interlocutive, intertextuelle et interdiscursive: l’énoncé n’est pas seulement co-construit par les interlocuteurs (y compris la construction entre un scripteur et un lecteur qui serait "modèle") mais il est le produit de la situation sociale dans laquelle il a surgi; l’objet dont on parle a toujours été "pensé" avant par d’autres et les mots sont toujours "habités" des sens qu’ils ont déjà rencontrés.

Mais si le concept tel qu’on peut le dégager des écrits du cercle de Bakhtine est tout à fait fascinant pour construire une réflexion sur le langage et le discours (en philosophie, en littérature, en rhétorique, etc.), Bakhtine ne fournit pas au linguiste de corpus (si ce n’est les formes classiques du discours rapporté) de catégories descriptives qui lui permettent de mettre au jour ses différentes formes d’actualisation dans les données qu’on analyse. Or ce qui intéresse celui qui travaille sur des données langagières, et en particulier sur les médias, c’est de pouvoir mettre au jour les différentes textures énonciatives que l’on rencontre, les différentes relations interdiscursives, les caractéristiques des genres et leur évolution.

Cela conduit à prendre un certain nombre de décisions, que je rappellerai ici brièvement:

• La première, c’est de rechercher les traces de son actualisation à travers des catégories linguistiques, pragmatiques ou textuelles, par exemple les traces des opérations énonciatives et les formes d’interactions

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représentées dans la presse, celles des opérations de nomination (désignation, dénomination, caractérisation), en particulier au travers des procédés de thématisation ou de reprise, de reformulation, voire de re-catégorisation, de l’objet de discours, ainsi que les formes de l’explication ou de l’argumentation…

• La deuxième, c’est d’articuler le dialogisme aux notions de l’ADF, telles celles d’intradiscours, de préconstruit, de mémoire discursive, d’interdiscours, afin de les "re-vitaliser" en les revisitant à la lumière, entre autres, du dialogisme; ce qui contribue à une réflexion sur les relations entre discours et mémoire, dans leurs rapports aux savoirs et à l’histoire.

• La troisième, c’est de mettre la réflexion sur le dialogisme et ses notions connexes à l’épreuve de données empiriques, qui permettent de dégager les observables nécessaires à l’analyse des données recueillies (Moirand, 2004), par exemple des corpus constitués des genres rencontrés dans la presse ordinaire.

L’hypothèse que l’on pose est que l’on peut repérer l’inscription des différentes formes de dialogisme dans la matérialité verbale de la presse ordinaire. L’objectif que l’on poursuit, c’est de mieux comprendre, à travers les interactions interdiscursives analysées, le fonctionnement du monde médiatique à travers les genres qu’il produit.

2. Lieux d’inscription et formes d’actualisation Mettre le concept de dialogisme à l’épreuve de données empiriques (ici la presse ordinaire) conduit à inventorier les lieux et les formes de son actualisation. On pose alors qu’au fil du texte (l’intradiscours) viennent s’inscrire des discours autres dont on peut repérer les points d’inscription. Ainsi, à partir d’analyses effectuées sur le discours de vulgarisation des sciences de la terre (Moirand et alii, éds 1993) puis de l’astronomie (Beacco, éd.1999) dans différents supports médiatiques, on avait pu proposer un "modèle dialogique" de l’explication, considérée ici comme une activité cognitivo-discursive prototypique des discours de médiation. On l’a ensuite appliqué à des discours produits dans d’autres domaines et en particulier à l’analyse du traitement d’événements scientifiques ou technologiques à caractère politique (sang contaminé, vache folle, OGM, grippe du poulet devenu récemment grippe aviaire…). Ce qui nous a conduit à mettre au jour une autre forme d’explication, davantage portée à expliquer les enjeux sociaux des événements qu’à vulgariser les sciences ou les techniques, et d’autres formes de textures énonciatives correspondant à des genres médiatiques différents: les éditoriaux, les chroniques, les points de vue, les analyses.

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2.1 L’orientation dialogique de l’explication Dans le domaine des sciences de la terre, comme dans celui de l’astronomie, les textes de presse font explicitement appel aux savoirs savants du domaine, que cela passe par les paroles rapportées des spécialistes de la communauté scientifique concernée ou que cela soit reformulé par le journaliste. Du coup les segments empruntés que l’on rencontre sont extraits soit de genres discursifs normés de la communauté de référence (articles scientifiques, rapports, expertises, actes de colloques) soit d’entretiens ad-hoc, généralement "situés": l’intertexte ainsi mobilisé, s’il peut faire appel à plusieurs énonciateurs différents, parle toujours d’une seule voix, celle de la communauté de référence, qui gère elle-même ses propres controverses. Il s’agit dans ce cas d’un intertexte monologal, représentatif des textes d’information scientifique, dans lequel le journaliste s’efface derrière la voix de la communauté scientifique concernée3:

Ex. 2:

Samedi matin, la terre a de nouveau joué sa triste et lugubre partition de la tectonique des plaques. Un tremblement de terre de magnitude 7,6 sur l’échelle de Richter a principalement touché le nord-est du Pakistan (Cachemire) ainsi que le nord de l’Inde (Jammu-Cachemire), l’est de l’Afghanistan et l’ouest de la Chine. […] Plus précisément, l’épicentre, c’est-à-dire la zone de la surface terrestre située au-dessus du foyer souterrain, où ont été ressentis les plus importants ébranlements, a été "localisé à une centaine de kilomètres à l’est de Sribnagar, la capitale du Cachemire indien, à une profondeur d’environ 30 km", selon les sismomètres très précis du Réseau national de surveillance sismique (Renass) basés au sein de l’Observatoire des sciences de la terre (CNRS-INSU) à Strasbourg. Le séisme s’est produit à 3h50 GMT (8h50 heure locale).

"Sa puissance dévastatrice, c’est-à-dire son intensité, dépend essentiellement de la qualité des constructions et ne peut-être évaluée que par des spécialistes sur le terrain", précise Michel Granet, directeur du réseau. […]

La catastrophe est provoquée par la "collision" de deux continents, le sous-continent indien et la plaque eurasienne. "La plaque indienne remonte vers le nord à raison de 2 cm par an, en provoquant des séismes dramatiques. Celui de samedi n’a malheureusement rien d’étonnant car il s’agit d’un grand classique de la tectonique des plaques", explique Henri Hassler, sismologue à l’Observatoire de Strasbourg. Le mouvement vers le nord du continent indien se poursuit depuis 45 à 50 millions d’année, et est à l’origine des montagnes gigantesques de la chaîne himalayenne, toujours en formation. "La plaque indienne passe un peu en dessous de la plaque eurasienne", poursuit Henri Hassler.

En toute rigueur, il y a encore un débat à ce sujet et les sismologues ne savent pas exactement ce qui se passe. "On a bien affaire à une collision, et non pas une subduction comme lors du tsunami de Sumatra en décembre, explique Michel Granet. […"] (La Croix, 10.10.05).

3 Dans les exemples, que le lecteur est ici invité à regarder, c’est nous qui soulignons en gras les

principaux observables de l’analyse, que nous ne décrirons pas en détails dans cet article. Les italiques sont celles du texte originel.

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Si l’intertexte est manifeste, lorsqu’on a des paroles guillemetées et attribuées à un spécialiste mentionné, on rencontre également des segments, ici entrecoupés de paroles rapportées, parfois même des textes entiers, où l’on gomme l’origine de ce qui est expliqué. Les reformulations proposées sont alors construites sur une représentation des questions que les lecteurs pourraient poser: Qu’est-ce que c’est? Comment on fait? Pourquoi cela se passe-t-il ainsi? Autant de formes qui semblent relever d’une interaction représentée, et qui empruntent aux dires que l’on prête aux destinataires, et qu’on peut trouver inscrites dans les titres ou intertitres des articles:

Ex. 3:

• La France surveille la progression de la grippe aviaire L’épidémie en quatre questions 1. D’où vient la grippe aviaire? 2. Comment l’homme peut-il être contaminé? 3. Un virus capable de vaincre la barrière de l’espèce? 4. Quels symptômes et quels traitements? (Le Parisien, 17.10.05).

• La grippe aviaire progresse, l’inquiétude aussi Faut-il redouter une pandémie? "La Croix" répond aux questions qui se posent aujourd’hui Pourquoi une pandémie est-elle possible? Peut-on continuer à manger du poulet et des œufs? Faut-il stocker des médicaments antigrippaux? (La Croix, 17.10.05).

C’est ainsi que sur les doubles pages (les hyperstructures – voir Lugrin, 2001) qui ont marqué l’arrivée de la grippe aviaire en Europe, certains genres semblent fracturés de segments empruntés à d’autres textes alors que d’autres ressemblent aux textes des manuels, effaçant toute trace apparente de discours autre, en particulier dans les glossaires ou les encadrés qui entourent souvent le texte d’information principal de la page.

La prise en compte des questions que l’on prête aux lecteurs relève d’une construction discursive interactionnelle, qui illustre le caractère toujours "doublement" dialogique du discours que souligne Bakhtine, à la fois interlocutif (inscrivant les discours de celui à qui on parle) et interdiscursif (inscrivant les discours antérieurs auxquels on fait appel). C’est ce qui m’a conduit à proposer un modèle dialogique de l’explication (Moirand, 2001, à paraître en 2006), parce que le rappel semble là s’actualiser dans certains procédés comme la comparaison ou l’analogie: voir à la fin de l’ex. 2 le rappel du tsunami de Sumatra, introduit par comme.

Mais lorsque le fait scientifique prend un autre tour, un tour politique ou social, une simple observation de l’encadrement des segments rapportés montre que ce caractère monologal de l’intertexte laisse place à une autre construction dialogique.

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2.2 Une construction plurilogale de l’intertexte Dans un certain nombre d’articles à visée informative, on peut dégager une construction particulière faite d’un intertexte à plusieurs voix, de paroles empruntées à différentes communautés langagières et à des mondes sociaux différents. Cette construction inscrit dans la matérialité même du texte un fonctionnement communicatif complexe, représentatif d’événements, dont le point de départ peut être scientifique ou technologique, mais qui deviennent très rapidement des faits de société, parce qu’ils ont trait à la santé, à l’environnement ou à l’alimentation. La texture énonciative de ces articles semble rejoindre alors la représentation dans les médias des événements à caractère politique, économique ou social. Ainsi, dans la crise de la vache folle, comme à propos des OGM ou, plus récemment, de la grippe aviaire, il n’y a pas un seul discours source, qui serait l’expression d’une communauté scientifique savante, unique et soudée, mais une diversité de communautés impliquées: le monde politique, le monde économique, le monde du commerce et de l’industrie, le monde associatif, le monde professionnel ainsi que le monde des experts, à l’intersection des précédents, sans compter celui constitué désormais par les "citoyens ordinaires" à qui les médias donnent également la parole (Cusin-Berche, 2000).

Les articles d’information font donc appel à une grande diversité de locuteurs appartenant à des communautés langagières différentes, et empruntent de ce fait à des genres différents, ceux en vigueur dans ces communautés. On assiste alors à une construction plurilogale de l’intertexte, un intertexte à plusieurs voix distinctes "situées" (qu’on ne peut assimiler à de la polyphonie), que le scripteur semble raccrocher à son propre texte, et qui, se trouvant embarquées dans le fil horizontal d’un même texte, se croisent et se rencontrent, souvent à leur insu:

Ex. 4:

Un désastre annoncé Malgré les alertes, les bailleurs de fonds n’ont pas anticipé le fléau. "Cauchemar", "scénario catastrophe" ou simple "peur bleue": les responsables d’organisations chargées de combattre la grippe aviaire ne cachent pas leur inquiétude après l’arrivée du virus H5N1 en Afrique. Interrogés pas Libération, ils dénoncent la "chronique d’un désastre annoncé".

1. On ne l’attendait pas au Nigéria… On scrutait l’Afrique de l’Est. Voire le Maghreb. C’est le Nigéria qui, le premier, a déclaré en Afrique un foyer d’infection de H5N1. Ce qui ne veut pas dire que le pays est le premier touché par la grippe aviaire, mais qu’il est le premier à le détecter. "On a des fortes suspicions d’autres cas en Sierra-Leone", révèle un expert de l’agence des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Il est prématuré de dire comment la dangereuse souche asiatique a aterri au Nigéria. "C’est une surprise", avoue Samuel Jutzi, directeur de la division "santé et production animales" à la FAO. […]

2. On redoute le pire pour l’Afrique Certes, on n’est pas encore dans une pandémie. Pour cela, il faudrait, rappelle Fadela Chaïb, porte-parole de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en passer par trois stades: "[…]". Mais, ajoute Fadela Chaïb, l’Afrique connaît déjà des pandémies: sida, malaria, tuberculose. Voilà donc le continent en prise "au pire scénario imaginable", dit-

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elle. […]. "C’est une situation catastrophique", reconnaît Samule Jutzi, de la FAO. […] Déjà à l’échelle d’un continent riche comme l’Europe, la tâche est ardue, alors à l’échelle de l’Afrique…" Où se cumulent le mal-développement, le déficit d’infrastructures, le manque d’expertises vétérinaires, de veille ou de contrôle. Jean-Louis Angot, de l’OIE: "[…]" Que faire? […]

On blâme la lenteur de la mobilisation financière Ce n’est plus l’inquiétude mais la colère qui prédomine chez les acteurs de la lutte. Déjà il y a eu des divergences de stratégie entre agences onusiennes. "Quand l’OMS a exigé du cash pour des doses de Tamiflu, des masques ou […], nous on hurlait pour trouver des dollars et acheter des vaccins pour la volaille […]", se désole un vétérinaire spécialiste de la grippe aviaire. Mais, surtout, "on a trop tardé à débloquer des fonds", s’agace Samuel Jutzi, de la FAO. […] Le 19 janvier, à Pékin, la communauté internationale a enfin décidé de mettre 1,9 milliard de dollars sur la table. Trop tard, trop peu? Le plus remonté est ce haut fonctionnaire du Pnud (Programme des nations unies pour le développement): "[…]". Une facture qui pourrait se révéler astronomique. Plus le virus se répand et s’installe sur la planète, plus le risque d’une mutation – qui le rendrait contagieux entre humains – grandit. La pandémie de 1918 a tué plus de 40 millions de personnes. Sur la plan économique, dès le 5 décembre, Milan Brahmbhatt, de la Banque mondiale, le rappelait: une pandémie de grippe aviaire entraînerait une chute de 2% du PIB mondial pour six mois minimum, soit 800 milliards de dollars. Une firme de consultants, Oxford Economic Forecasting, avance de son côté le chiffre de 2000 milliards de dollars. Des hypothèses sans doute a minima… (Christian Losson) (Libération, 12.02.06).

On remarquera ici certains des observables de l’encadrement des paroles rapportées, sur lesquels s’appuie la description:

• les nominations, désignations, caractérisations des acteurs impliqués et des locuteurs auxquels on passe la parole, qui sont le plus souvent ici "situés" avec précision: les responsables d’organisations chargées de combattre la grippe aviaire, un expert de l’agence des Nations unies…, Samuel Jutzi, directeur de la division […] à la FAO, Fadela Chaïb, porte-parole de l’Organisation mondiale de la santé, les acteurs de la lutte, agences onusiennes, un vétérinaire spécialiste de la grippe aviaire, ce haut fonctionnaire du Pnud, Milan Brahmbhatt de la Banque mondiale, une firme de consultants, Oxford Economic Forecasting, etc.

• les verbes de parole (verba dicendi) introduisant les segments cités, dont certains traduisent la façon dont le scripteur rend compte de l’attitude ou de l’émotion de l’énonciateur cité: révèle, avoue, précise, ajoute, reconnaît, se désole, s’agace, etc.

• les verbes décrivant des actes de parole ou des attitudes, voire des émotions: ne cachent pas leur inquiétude, dénoncent, redouter, blâmer, le plus remonté est, etc.

• les éléments verbaux au travers desquels le scripteur glisse sa propre voix entre les voix des autres, ou même par-dessus la voix des autres, lorsqu’il semble s’agir d’une reformulation non marquée d’un dire des interviewés, qu’on pourrait retrouver s’il l’on disposait de l’entretien initial: il est prématuré de dire, peut-être, certes, on n’est pas encore dans une

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pandémie, que faire?, ce n’est plus l’inquiétude mais la colère, déjà il y a eu des divergences…, Trop tard,Trop peu?, etc.

Cela constitue autant d’observables qui actualisent la construction dialogique de ce type d’articles, dont l’élaboration paraît reposer à première vue, sur la combinaison d’un intertexte plurilogal à des formes de dialogisme interactionnel.

Or, à l’intérieur ou à l’extérieur de ces bribes de discours cités, on trouve des mots qui, à l’insu parfois des locuteurs cités et du scripteur lui-même, semblent charrier en eux-mêmes des discours autres (des mots "habités" au sens de Bakhtine): c’est là que surgit, me semble-t-il, de "l’interdiscours" au fil d’un texte ou d’un segment cité qui fait, consciemment ou pas, la part belle aux fils verticaux, c’est-à-dire aux discours transverses qui viennent se blottir dans le fil horizontal du texte, à l’insu souvent du scripteur/énonciateur de l’article (celui qui signe l’article, ici Christian Losson).

3. Dans l’acte de nommer surgit l’interdiscours… L’acte de nommer soit des objets de discours, soit des acteurs impliqués, soit les événements eux-mêmes, en particulier dans les controverses qui surgissent lors de crises sanitaires ou de débats de société, devient par lui-même un lieu d’émergence de l’interdiscours. On a pu ainsi systématiquement observer, à propos d’un événement récurrent (comme la controverse autour des OGM), ou d’un événement à un autre ou d’une famille d’événements à une autre, la fréquence de mots, de formulations, de constructions syntaxiques qui charrient avec eux les différents sens et les représentations qu’ils acquièrent au fur et à mesure de leurs voyages dans les différentes communautés langagières qu’ils traversent.

3.1 Des désignations qualifiantes Le texte de l’ex. 4, qui est publié en page 7–8 de Libération (les pages 6 et 7 formant une hyperstructure consacrée à l’arrivée du virus H5N1 en Afrique), est en partie annoncé par le titre de la une:

Grippe aviaire Un fléau de plus en Afrique

Mais "fléau" est une désignation qualifiante qui trimballe avec elle, depuis longtemps, l’image de la peste, et renforce de ce fait la représentation de l’événement "grippe aviaire" telle que le construisent les médias, d’autant que le segment de plus fait resurgir les souvenirs, qu’on a emmagasinés en mémoire, des autres fléaux qui touchent l’Afrique avant même que le texte de l’ex. 4 nous le rappelle également: le sida, la malaria, la tuberculose… Ainsi le titre de la une, qui joue à la fois sur un interdiscours antérieur (le rappel des objets, en particulier les crises sanitaires antérieures caractérisées par "fléau") et sur l’annonce du texte qui commence en page 7 (voir le sous-titre de

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l’ex. 4). Mais le début de ce texte, reprenant en italiques et entre guillemets les désignations qualifiantes attribuées aux responsables d’organisations chargées de combattre la grippe aviaire, fait également émerger cet interdiscours que trimballent avec elles des formulations comme cauchemar, scénario catastrophe, peur bleue, ainsi que la chronique d’un désastre annoncé, défigement récurrent d’un titre de roman qu’on a peut-être oublié, mais dont on a mémorisé le rythme et la structure, harmonique dialogique dans le sens de Bakhtine et forme particulière de dialogisme, à mi-chemin pour moi de l’intertexte (on peut retrouver le texte d’origine) et de l’interdiscours (les usages successifs que l’on a fait du défigement de ce titre dans tous les discours antérieurs à celui-ci, et qui sont autant de fils verticaux susceptibles de s’inscrire dans la formulation défigée que l’on rencontre dans le fil du texte qui se déroule devant nous (l’ex. 4)).

On retrouve là une des métaphores de l’analyse du discours française, à savoir que dans le fil horizontal du texte (ou de l’interaction), s’inscrivent "en douce" des discours transverses, de l’interdiscours donc, et que Jean-Jacques Courtine avait proposé d’appeler une mémoire discursive (Courtine, 1981: 52) et que j’ai moi-même re-nommé mémoire interdiscursive (Moirand, 2000). Ce qui est nouveau peut-être, c’est de repérer systématiquement les lieux d’inscription de cette mémoire comme autant de formes actualisant des harmoniques dialogiques différents, et donc en premier lieu ce que j’ai appelé la mémoire des mots, celle qui semble inscrite dans certains sons, certains sèmes, certaines formulations et, en particulier, dans les mots eux-mêmes, qu’ils soient ou non accompagnés de désignations qualifiantes.

3.2 Les mots et la mémoire Au fil des événements analysés, des "mots-événements" (Moirand, 2004c) tissent des liens mémoriels entre des événements antérieurs et l’événement présent. Un titre comme "Bruxelles n’a pas tiré les leçons de la vache folle" dans une double page consacrée à l’arrivée d’un OGM en France montre bien que vache folle, ici sans guillemets, ne désigne plus l’animal au comportement anormal mais la crise sanitaire elle-même. Mais ce titre était lui-même annoncé par celui de la une "Alerte au soja fou", rappel à la fois du sème de la folie et d’une série télévisée, condensant de ce fait deux types d’harmoniques dialogiques: dans le mot "fou", rappelant la folie des vaches, d’une part, dans le rythme et les sons rappelant "Alerte à Malibu", d’autre part.

Fonctionnent ainsi un certain nombre de mots-événements tels que le sang contaminé, l’amiante, le poulet à la dioxine, et dans un autre paradigme d’événements Bhopal ou Tchernobyl. Mais, outre que ces liens mémoriels se transmettent d’une famille d’événements à une autre (voir le Tchernobyl aviaire de l’ex. 1), ils sont souvent inscrits dans des constructions de type analogique ou comparatif qui inscrivent de la temporalité, contribuant ainsi à la construction de mémoires collectives (Halbwachs, 1994):

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Après la "vache folle" britannique et la dioxine belge, le scandale des farines françaises montre, une nouvelle fois, que pour faire face à l’horreur alimentaire, nous avons plus que jamais besoin d’un Etat fort […] (Le Monde, éditorial, 15.08.99).

Il existe ainsi plusieurs procédés qui paraissent tisser des liens entre événements, et qui semblent correspondre, chacun à leur manière, à la notion d’harmonique dialogique:

• Il y a ainsi les mots qui désignent les acteurs de ces événements, ou leurs actes, lorsque ces désignations qualifiantes surgissant au fil des textes et de dires produits par des locuteurs différents renvoient à l’histoire, récente ou ancienne, tels que, par exemple, à propos des anti-OGM4 (voir Moirand, 2004b, dans Tranel 43): "terroriste", "obscurantisme", "démarche totalitaire" [mots du directeur général du groupe Limagrain, rapportés dans Le Monde du 25.08.01] "nouveaux vandales", "actes de vandalisme" [mots d’intellectuels, écrivant dans Le Monde du 04.09.01] "c’est le retour de Vandales" (propos de Claude Allègre à la télévision et rapporté dans Le Canard enchaîné du 27.11.02).

• Il y a aussi des désignations qualifiantes récurrentes, en nombre réduit, qui viennent caractériser les mots-événements, les rangeant ainsi dans une même catégorie et un même domaine de mémoire: Une affaire comparable à celle du sang contaminé [hormone de croissance] En quoi on n’est pas loin du scandale, dans un autre domaine, du crédit Lyonnais [hormone de croissance] Cette "grippe du poulet" qui nous vient de Chine, via Hong-Kong, est exemplaire des nouveaux fléaux qui alimentent nos phantasmes (celle de Noël 1997).

• Il y a enfin des désignations construites sur le rappel de formes, sonores ou syntaxiques (formes mémorisées que l’on déconstruit pour mieux reconstruire), comme dans l’exemple déjà cité Alerte au soja fou, et qui constituent parfois une série mémorielle à l’intérieur d’un même type d’événements (depuis "le poulet aux hormones qu’on mangeait dans les HLM" stigmatisé par une chanson de Jean Ferrat dans les années 1970 jusqu’au fameux "colza pollué aux OGM" – Moirand, 2003): Alimentation Les réponses aux cinq questions qui vous font peur Vache folle, poulet aux hormones, maïs génétiquement modifié 1. Poulet à la dioxine: est-ce inévitable? 2. Œufs aux salmonelles? 3. Faut-il refuser le bœuf aux hormones? […] (Supplément au Journal du Dimanche,

14.05.00).

On pourrait s’interroger ici sur l’image mentale qui semblerait se construire dans la tête des individus à l’écoute de ce type de formulations: quelle

4 Dont certains se nomment eux-mêmes "faucheurs volontaires", inscrivant ainsi un autre

domaine de mémoire et une revendication de "désobéissance civile" qui nous renvoient à un autre domaine de l’histoire.

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visualisation de la structure, car c’est sans doute de cela qu’il s’agit, est ici mémorisée? La question des relations entre visualisation et lexique reste encore un trou noir des recherches actuelles (Grunig, 2005), et porte à s’interroger sur ce qui relèverait du discours et ce qui relèverait des images non verbales dans cette réflexion sur la mémoire, et par suite sur ce qu’il y a "avant" le discours, donc sur les pré-discours (Paveau, 2006).

3.3 Des fonctionnements dialogiques à discuter Il reste en effet à discuter ici du statut de ces rappels mémoriels: sont-ils de nature interdiscursive? ou s’agit-il plutôt d’allusions à des faits plutôt qu’à du discours? ne renvoient-t-ils pas à des images mentales, pas forcément verbales, plutôt qu’à des dires? D’autre part, quelle est la part intentionnelle du scripteur (ou de l’auteur du titre, lorsqu’il s’agit du péritexte de l’article) et quels pans de la mémoire des lecteurs ces allusions réveillent-elles? Tout cela mérite discussion. Car, si l’on est d’accord avec Paul Siblot (2001) sur le fonctionnement dialogique de la nomination (proche de ce que j’ai appelé la mémoire des mots), et si cela explique le choix du concept de dialogisme, qui semble pouvoir intégrer d’autres formes de mémoire que celle que l’on prête aux paroles rapportées, il n’en reste pas moins que l’on s’interroge sur la discursivité des représentations véhiculées par les mots et les constructions.

Une de ces interrogations (on se contentera ici d’en esquisser quelques-unes) concerne l’objet du rappel que le mot évoque: lorsque l’on rencontre dans la presse la formulation "le 11 septembre" (après le 11 septembre, depuis le 11 septembre), c’est la destruction des tours de New York en septembre 2001 qui semble revenir en mémoire (encore que certains étudiants qui suivaient mes cours l’été dernier au Chili semblaient se remémorer en premier le coup d’Etat de septembre 1973 dans leur pays…). Or est-ce de l’interdiscours qui surgit ou est-ce l’image des tours qui tombent que l’on a vu cent fois repasser à la télévision?

Il en est de même des mots-événements comme Tchernobyl ou Bhopal, noms propres qui ne désignent plus les villes du même nom, mais bel et bien les événements qui s’y sont passés, au moins dans les contextes cités supra: qu’est-ce qui revient à la surface? des images? des représentations? des discours que l’on a emmagasinés en mémoire? Ce qui est évident, c’est que ces événements ont été connus à travers les médias, à travers quelques images mais également de nombreux discours tenus pendant et après, et dont on ne connaît plus très bien ni l’origine ni le contenu. Ils font partie des mémoires collectives, des savoirs et de l’histoire, et, parfois plus ou moins profondément enfouis en mémoire, ils sont rappelés à la conscience par un simple mot ou une construction qui surgit dans les discours auxquels on est exposé. Comme ce "11 septembre espagnol", entendu dans les médias après l’attentat à la gare de Madrid, le 11 mars 2004…

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Mais les défigements de formulations tels les titres, proverbes ou autres énoncés faisant partie des mémoires collectives posent un autre problème au concept de dialogisme. Il s’agirait à première vue plutôt d’intertexte que d’interdiscours, puisqu’on peut situer le texte d’origine et qu’il existe bel et bien dans la réalité des archives répertoriées. Ainsi un titre comme "Grippe aviaire. Le malheur est dans le pré" (Paris Match, octobre 2005) est directement calqué d’un titre de film Le bonheur est dans le pré et ne semble pas d’ailleurs faire une quelconque allusion à un domaine de mémoire qui aurait un rapport avec la grippe aviaire, sinon montrer que le pré peut être également synonyme de "malheur". Ce n’est pas le cas d’un autre titre du même numéro, cité dans l’ex. 1, qui, en parlant de Tchernobyl aviaire (ce qui ne constitue pas un défigement comme l’exemple précédent) provoque une association entre le nuage de pollution nucléaire qui dépassa largement les frontières de l’URSS et l’éventuelle propagation du virus de la grippe aviaire. Si l’on va plus loin que cette image, ce sont les discours rassurants de l’époque sur l’absence de passage de cette pollution sur la France qui reviennent en mémoire, contredisant les discours actuels sur les retombées inquiétantes de ce nuage polluant et ses conséquences, rapportés récemment par les médias. L’allusion dépasse alors le jeu de langage de certains titres de presse, et prend ainsi une fonction pragmatique autre: mettre en garde sur une non-prise en compte des risques d’extension de la grippe aviaire. Il reste qu’il est difficile de savoir ce qui se passe dans la tête des lecteurs, comme dans celle des journalistes énonciateurs ou dans celles des énonciateurs cités.

En revanche, pour l’analyste du discours, ces observables fonctionnent comme des indices de traçabilité des harmoniques dialogiques, qui permettent de contextualiser les données et de partir à la recherche des intertextes: ainsi un titre de Libération, Un vandalisme libéral, s’explique par la réponse que l’article constitue à un point de vue paru trois mois avant dans Le Monde intitulé Les OGM et les nouveaux vandales (voir Moirand, 2004b dans Tranel 43), et si l’analyste n’a pas toujours en mémoire les textes antérieurs et une mémoire interdiscursive, il peut aujourd’hui, grâce aux moyens informatiques, aux archives numériques, aux moteurs de recherche, etc. retrouver les formulations ou les énoncés sources et donc "situer" l’intertexte de ces reprises. Ainsi, l’écoute de l’énoncé cité dans l’ex. 1, dont on sent bien, même si le souvenir est flou, qu’il doit s’agir d’une citation: "Inutile de sauter comme un cabri/ l’Europe il faut la faire" (France Inter, 05.12.04), conduit à taper sur Google: "sauter comme un cabri + Europe", ce qui nous a fourni 555 liens (le 22 mai 2006), et nous met sur la voie de l’énoncé d’origine prononcé par le général de Gaulle ainsi que sur celle de toutes les reprises et reformulations de cet énoncé qui ont suivi:

Bien entendu, on peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant l’Europe! l’Europe! l’Europe! mais cela n’aboutit à rien et cela ne signifie rien (de Gaulle).

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Les archives des journaux, les moteurs de recherche nous permettent aujourd’hui de repérer les différentes strates dialogiques de la formule depuis qu’elle a surgi dans le discours de de Gaulle et jusqu’à aujourd’hui: il s’agit bien là d’un discours "situé" et donc repérable, ce qui relève pour nous de l’intertexte, et non de l’interdiscours, lequel renvoie plutôt à des positionnements énonciatifs, donc à des discours qui auraient pu être dits et qui renvoient, à l’insu du sujet, "à du discursif qui se perd dans la nuit des temps et que nous avons toujours su!" (Maldidier, 1993: 114).

4. De l’interdiscours à l’intradiscours… Certaines formulations, certaines constructions syntaxiques semblent inscrire du discours autre, sans qu’il soit possible de revenir à un texte originel situé, ni à une situation d’énonciation précise. Ce qui est alors inscrit réfère bien à des constructions discursives antérieures, à des éléments discursifs déjà-là mais dont on a oublié l’énonciateur et le moment d’énonciation, ou la communauté langagière qui est à l’origine de ces constructions et donc de ces prises de position.

Ainsi un titre comme L’OGM ou la faim? (Libération, 13.10.01) condense en deux mots le débat des OGM et interroge du même coup les arguments des pro-OGM, à savoir que les OGM permettront de résoudre la faim dans le monde. On serait donc là pour moi dans l’interdiscours, qui se marque par des formes autres que les mots, ici dans l’interrogation, ailleurs dans des formes de relatives, de thématisation, de négation, de nominalisation, etc., formes qui inscrivent donc du déjà-dit sans qu’on sache l’origine exacte de ce qui est dit. Mais le titre est ici à la fois un rappel (pour ceux qui sont au courant) et une annonce (pour ceux qui ne le sont pas) du cahier spécial qui suit.

Au fil des textes de commentaire dans la presse, et en particulier dans les éditoriaux, on se trouve ainsi face à des dires qui ne renvoient ni à des textes précis, ni à des énonciateurs "situés". On se contentera ici de donner quelques exemples de ces dires qui opposent, à propos des événements scientifiques et techniques à caractère politique, ceux qui voient dans la science un facteur de progrès et ceux qui pensent qu’il ne faut pas contrarier la nature, deux positions antagonistes qui relèvent de l’histoire à long terme des relations entre science, nature et société:

• L’arrivée sur le marché européen du premier aliment génétiquement modifié montre que la leçon de la crise de la vache folle – on ne joue pas impunément avec la nature – n’a pas encore été tirée par l’Union européenne.

• Ce qu’on appelle aujourd’hui manipulation […] en des temps plus optimistes s’appelait tout simplement progrès.

• Ce ne sont pas les OGM qui vont résoudre la faim dans le monde! • OGM: l’obscurantisme, ça suffit!

On est proche ici des traces de ces constructions antérieures mises au jour par l’analyse du discours française sous le nom de pré-construit, et qui allait

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devenir central dans les recherches sur le discours de Michel Pêcheux, Paul Henry et Jean-Jacques Courtine: "la réinscription, toujours dissimulée, dans l’intradiscours, des éléments de l’interdiscours" (Maldidier, 1993: 114).

Mais face au fonctionnement actuel de la presse ordinaire, on a élargi l’interdiscours à tout dire qui, bien que "non situé" et non "situable", reste repérable, et on s’interroge sur la fonction de ce dialogisme particulier dans l’orientation pragmatique ou argumentative du texte lorsqu’il se combine avec d’autres formes de rappel (dialogisme intertextuel, d’ordre monologal ou dialogal, mémoire des mots ou des sons, allusions à des dires, à des faits et à des savoirs, etc.).

Un éditorial fonctionne souvent à coup d’allusions. Au fil du texte, de nombreux rappels à des faits, des dires, des savoirs, etc. contribuent à "l’éclairage" que le scripteur donne au texte (Grize, 2005), et qui cherche à conduire les lecteurs à se construire une opinion, guidés en cela bien évidemment par l’univers que lui a proposé l’énonciateur. Dans cette co-construction des opinions, différentes formes de dialogisme interviennent en inscrivant, au fil du déroulement du texte, des extérieurs discursifs divers, comme le montre ce dernier exemple, sur lequel on se permettra de clore cette contribution au débat, en invitant le lecteur à s’interroger sur les fonctions de ces différentes formes d’appel à la mémoire qui viennent "éclairer" le fil du texte (l’intradiscours), et que l’on a repérées en gras:

• Marge d’incertitude Par Dominique Quinio (La Croix, 17.10.05). Mission vraiment impossible. Informer sans affoler. Avertir sans semer la panique. Expliquer qu’on ne sait pas tout, sans donner l’impression de ne rien maîtriser. En dire trop, ne pas en dire assez. L’exercice imposé par l’avancée de la grippe aviaire en Europe aux autorités sanitaires et politiques tient de l’équilibrisme. Parce que le risque existe, certes, mais que le pire n’est pas sûr et que ce "pire" peut se produire lors des prochaines migrations d’oiseaux ou dans dix ans. "C’est un phénomène naturel et il viendra", a ainsi analysé avec un flegme tout britannique le directeur général de la santé du Royaume Uni qui a chiffré le nombre des victimes potentielles à 50 000 morts! Les crises sanitaires se succèdent. Il y eut la vache folle et la fièvre aphteuse. Aujourd’hui ce sont les oiseaux migrateurs et leurs frères domestiques qui portent la menace: le virus animal qui, s’il se combinait avec un virus humain, pourrait provoquer une épidémie redoutable, comparable à la grippe espagnole au début du siècle dernier. La Roumanie, la Turquie sont touchées. L’Europe hausse le niveau de ses alertes. Les procédures se mettent en place. Et on le fait savoir… Car les responsables politiques ont bien compris, que si survenait la catastrophe, ils seraient vite soumis au feu des critiques et rappelés à leurs responsabilités. Y compris en justice, comme l’ont prouvé les scandales du sang contaminé et aujourd’hui le dossier de l’amiante. Alors le principe de précaution se met en œuvre sur toute cette partie de la planète qui peut anticiper, et tenter de prévenir, les catastrophes qui l’atteignent. Les autres regardent les épidémies bien réelles, comme celle du sida, continuer leurs ravages. Ou les blessés du tremblement de terre au Pakistan mourir de ne pas être soignés à temps… Pour l’heure, les populations gardent leur sang-froid même si, selon un sondage français, elles se sentent mal informées. Comment pourrait-il en être autrement? Personne n’est en mesure de délivrer une information irréfutable, celle qui rassurerait totalement ou alarmerait à coup sûr. L’avenir ne peut être prédit qu’au conditionnel. L’incertitude, principe de réalité.

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Travaux neuchâtelois de linguistique, 2006, 44, 57-75

Implicatures et métareprésentations en contexte de presse écrite

Louis de SAUSSURE Université de Neuchâtel (Suisse) [email protected]

The paper suggests that the notion of metarepresentation, usual in cognitive pragmatics and philosophy of language, allows for a fine-grained analysis of specific interpretive effects in represented thought and speech in the specific context of written press. It is argued, on the theoretical side, that metarepresentation can significantly improve the operability of the classical and usual concept of polyphony of the Bakhtinian tradition of discourse analysis since it’s a more technical notion. In particular, the paper aims at showing that metarepresentational analysis can be an efficient tool for tracking and explaining subtle implicatures, notably about the writer’s propositional attitude on the represented content.

1. Introduction1

Au moins depuis Saussure2, les linguistes ont souvent dénoncé le caractère chimérique des idées de leurs prédécesseurs. Saussure déclarait la tradition logique de Port-Royal naïve. Benveniste déclarait que l’usage du langage ne s’analysait que par la présence et l’implication d’entités locutrices et interlocutrices, reflétées, voire constituées, par l’usage de marques particulières. Dans le même sillage, Ducrot dénonçait ce qu’il appelait le mythe de l’unicité du sujet parlant: un énoncé, dans certaines configurations, est selon lui du ressort de plusieurs instances conjointement et "polyphoniquement". Toujours dans le même état d’esprit, divers penseurs de la nouvelle philosophie parisienne des années 60 et 70 prenaient le parti maximalement anti-réaliste: il n’y a de réalité que de conçue ou de perçue, voire que de socialement et conventionnellement construite, faisant écho à l’Evêque Berkeley, à l’Ecole de Chicago, bref développant la tradition du rejet radical de la référence. Toujours dans les années 70, les sciences du langage découvrent, notamment grâce à l’influence de Todorov, la polyphonie bakhtinenne (ou: volochinienne), qui, comme celle de Ducrot, fait intervenir

1 Je remercie Annik Dubied de ses remarques précieuses sur une première version de cet

article. 2 Pour la plupart d’entre eux, je ne donne pas les références aux œuvres des auteurs cités dans

cette introduction, œuvres à la fois trop nombreuses et trop connues, et que j’envisage dans leur ensemble.

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l’idée que l’énoncé n’est pas du ressort d’un seul sujet, mais qui le fait de manière beaucoup plus radicale: toute parole est le fruit, échoïque ou contradictoire, d’une multiplicité de discours qui se condensent en lui et où se cristallise une pensée non pas individuelle mais sociale, collective, et relativement indépendante du sujet parlant physique. C’est la naissance du dialogisme et des concepts d’interdiscours et d’intertextualité, à savoir une forme de polyphonie généralisée à tout discours et non isolée comme explication de cas particuliers.

L’approche polyphonique a été abondamment exploitée pour résoudre des questions linguistiques comme le discours ou la pensée rapportée, le discours que la tradition grammaticale, mais aussi cognitive contemporaine, nomme allocentrique. La notion d’intertexte constitue ainsi une clé d’analyse privilégiée et heuristiquement d’une grande efficacité dans l’analyse linguistique du discours médiatique, notamment sous l’influence de la conception habermasienne de la culture et de la communication. Mais l’étude du discours médiatique requiert fondamentalement également l’analyse micro-linguistique, je veux dire essentiellement sémantique et pragmatique, à des fins descriptives mais aussi explicatives, comme je voudrais ici l’illustrer.

En effet, en-deçà de tout schéma de la communication, qu’il soit inspiré de Shannon & Weaver, de Jakobson, de la praxéologie de Roulet, etc., seule l’analyse micro permet de déterminer ce qui revient d’une part au processus de compréhension, ou d’interprétation lui-même, et ce qui ne serait pas déterminé par lui mais par le niveau conventionnel de l’interaction, dont l’analyse se fait de manière plus macroscopique et psychosociale.

Bien que fondées sur des présupposés très variables, les approches macroscopiques du discours forment un paradigme héritier à la fois de l’énonciation benvenistienne, de la communication jakobsonienne, des déterminations sociales goffmaniennes et du dialogisme bakhtinien qui s’oppose radicalement aux positions formelles et naturalistes du langage naturel.

A mon avis, cette opposition est regrettable et a miné durablement la collaboration et la recherche d’interface entre la pragmatique, entendue comme théorie de la compréhension, et l’analyse macro (voir Saussure, 2004 pour un argumentaire).

Pour mesurer que cette opposition est malheureuse, il faut voir que les critiques à l’égard de ce paradigme par ces approches formelles et naturalistes sont également très efficaces. Dans ce dialogue de sourds, il y a aujourd’hui entre ces deux pôles beaucoup plus d’indifférence que de fertilisation mutuelle. Avec Chomsky bien sûr mais aussi avec le fait que la norme outre-Atlantique en linguistique théorique est donné par l’héritage de la sémantique de l’Ecole de Vienne (en particulier le védricondionnalisme de Tarski) et celui de Grice, puis aujourd’hui avec l’émergence de plus en plus

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visible de modèles formels ou proto-formels de l’argumentation, de la compréhension du langage, de modèles cognitifs venus de la philosophie de l’esprit et de la psycholinguistique, la notion de communication a trouvé de tout autres outils, venus de l’analyse micro-linguistique, et presque exclusivement fondés sur la méthodologie empirique hypothétique-déductive, et qui converge avec le développement récent de la pragmatique cognitive expérimentale3.

Dans un premier temps, je m’attarde un peu sur la conjecture polyphonique; ensuite, je me pencherai sur la situation particulière représentée par la presse, situation instaurant un biais communicationnel dans le discours rapporté, qui concerne des contenus implicites précis, ce qui me permettra de présenter le problème de certains implicites fins, les implicites attitudinaux et interprétatifs. Je ne peux toutefois dans cet article qu’esquisser ce à quoi pourrait ressembler un axe de recherche dans ce domaine pour les sciences du langage et de la communication, et je me bornerai donc presque exclusivement à la mise à plat de considérations théoriques.

2. La conjecture polyphonique Il ne vient à personne de contester ce double caractère, maïeutique et heuristique, de la notion de polyphonie. Les questions qui surgissent sont donc des questions techniques: comment faire en sorte que les intuitions qui ont suscité cette notion soient évaluées et préservées dans un cadre techniquement plus précis, moins livré à la simple démarche d’opinion? En effet, la critique classique faite à ces modèles est qu’ils sont "intuitifs". C’est également une critique largement formulée contre les modèles qui prennent comme point de départ non pas des énoncés mais des contenus déjà interprétés, comme l’analyse du discours issue de Goffman (typiquement celui de Roulet), la Critical Discourse Analysis, la théorie des structures rhétoriques de Mann & Thompson4, les théories discursives de l’argumentation, etc. Si ces modèles sont intuitifs, c’est qu’ils explicitent et détaillent des intuitions, mais ne présentent pas d’explication dans laquelle l’intuition elle-même serait sinon absente du moins réduite, condition posée par l’épistémologie classique pour qu’une explication, et non une opinion, soit produite (même si dans les

3 Le programme de la pragmatique expérimentale, extension de la psycholinguistique

expérimentale née de sa rencontre avec la philosophie de l’esprit, avec la pragmatique gricéenne dans le cadre des neurosciences, se trouve exposé de manière passionnante dans Noveck & Sperber (2004).

4 Une approche dont les auteurs ont admis par la suite le caractère non valide sur le plan de la constitution théorique.

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deux cas, il y a toutes sortes d’autres limites qui ne font pas l’objet de mon propos ici).

Je voudrais remarquer d’abord que tant Saussure que Ducrot ou Bakhtine prennent pour cible le sens commun, qui veut que les expressions du lexique représentent des objets extra-linguistiques (comme une nomenclature), et que, quand je parle, je suis bien moi, seul avec mon cerveau personnel et mes cordes vocales, et non l’involontaire teatrum mundi sur la scène duquel de multiples orateurs, réels ou fantasmés, surgissent et s’affrontent. Il me faut bien revenir cependant à Saussure pour mieux faire comprendre ce que je disais en introduction, quitte à mettre davantage de temps à venir au cœur de mon propos. Si le système linguistique chez Saussure est un système de signes, que le signe est l’atome de langue, que le signifié – de nature conceptuelle – est une partie du signe, alors on est tenté de conclure que le concept est un objet linguistique. Certes, l’idée saussurienne est plus relationnelle, mais tout porte à croire que cette subordination de la pensée par rapport à la langue a été assumée, sinon présupposée, par des successeurs de Saussure en particulier dans le courant postmoderne: il n’y a pas de hors-texte, dira Derrida, et la notion foucaldienne de discours n’a plus grand-chose à faire avec le discours linguistique du sens commun.

Sans aller si loin, c’est tout de même bien la filiation saussurienne d’inscription de la pensée de la langue qui sera défendue par Ducrot et Anscombre sous l’idée de l’argumentation dans la langue d’où est issue aujourd’hui la théorie des blocs sémantiques proposée par Ducrot et Carel; dans ce mouvement scientifique, les propriétés de la cognition, comme l’inférence, ne sont pas du ressort de la rationalité naturelle, cognitive, mais sont déterminées lexicalement. On associe ainsi à des lexèmes, comme valeur sémantique, des schémas argumentatifs en donc et en pourtant. Un exemple, si besoin était, fera comprendre en quoi l’approche ducrotienne est internaliste et non externaliste: celui du mot porte. Pour Ducrot et Carel (Ducrot sous presse), la sémantique du mot porte consiste en une "argumentation interne" du type séparation pourtant communication. Ceci, pour le dire dans des termes qui me sont plus familiers, conventionnaliserait ou lexicaliserait l’implicature qu’une porte dont on parle est ouverte plutôt que fermée à clé. Ceci est illustré par cette élégante observation: (1.) est naturel mais (2.) est bizarre: 1. Il y a une porte, mais elle est fermée. 2. ? Il y a une porte, mais elle est ouverte.

Dans Saussure (à paraître), je propose une analyse au contraire externaliste, défendant l’hypothèse que ces effets de sens implicite sont dus à de l’enrichissement pragmatique contextuel et donc ne font aucunement partie des schémas conventionnels sémantiques. Mais quoi qu’il en soit, au-delà de la finesse de l’observation de Ducrot, on peut donc faire deux hypothèses: l’une internaliste, qui veut que notre capacité à tirer des inférences soit déterminée par la sémantique lexicale, et l’autre, externaliste, qui veut qu’elle

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soit une propriété de l’esprit, qui se reflète, évidemment, mais par ailleurs, dans l’usage que nous faisons du langage.

L’approche argumentative ducrotienne explique un ensemble de phénomènes, comme l’ironie, la négation polémique et le discours rapporté, par l’idée qu’une énonciation peut faire cohabiter deux "voix" d’énonciateurs "représentés". C’est le versant polyphonique de la conception ducrotienne de la langue. C’est également le point qui a permis à cette tradition de développer l’idée que l’unicité du sujet parlant est un "mythe". Cette non-unicité du sujet parlant est une position contraire au sens commun, et en ceci, elle est séduisante, tant chez Ducrot que chez Bakhtine. Leurs idées convergent vers le caractère polyphonique de l’énonciation, mais chez Bakhtine, cette conjecture a pour conséquence le primat causal du social sur l’individuel; chez Ducrot, c’est plutôt du primat de l’illocutoire sur le descriptif qu’il s’agit, à cause de l’inscription de l’argumentatif – donc de la dispute entre énonciateurs contradictoires – dans la langue elle-même.

Même si elle est parlante, la conjecture polyphonique a son coût et sa fragilité, d’une part parce qu’elle imagine des êtres abstraits et imaginaires qui prennent la parole, et d’autre part – peut-être surtout – parce qu’elle mélange deux problématiques bien distinctes: celle de l’engagement du locuteur (ou d’une autre subjectivité) sur les contenus explicites et implicites (qui parle, qui pense, qui assume les propositions?), et la question, toute autre, des déterminations sociales de l’activité langagière. Le cas prototypique du discours polyphonique, lui-même typique de la situation "dialogique" ou "intertextuelle", est le cas du discours rapporté. C’est un cas que je voudrais donc traiter sans recours à l’idée de polyphonie mais pour observer si d’autres outils, plus théoriques, comme celui de métareprésentation, peut venir apporter une contribution positive sur ce thème. Cela se justifie particulièrement, à mon avis, dans le discours médiatique, comme je vais essayer de le suggérer.

3. Définitions et problèmes Si la notion d’intertextualité est particulièrement utilisée pour analyser le discours de la presse, c’est notamment grâce à une propriété évidente du discours médiatique: non seulement les avis exprimés dans la presse rendent compte d’opinions partagées et non pas strictement assumées par le journaliste, mais par ailleurs, le texte n’est pas conçu pour une audience clairement identifiée (c’est-à-dire comme un individu précis ou un groupe fermé). Autrement dit, le locuteur/scripteur d’un texte de presse, même s’il implique une représentation prototypique de sa cible, ne peut attribuer à son destinataire qu’un environnement cognitif minimal (il ne peut que se représenter les connaissances et croyances de son interlocuteur que de manière très schématique). Cet aspect des choses rend l’étude pragmatique

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et sémantique du discours et de la pensée représentée dans la presse très complexe.

Du point de vue de l’intertextualité, cette propriété évidente du discours médiatique implique un certain nombre de conséquences parmi lesquelles le fait que d’une part le contexte d’interprétation et de réalisation des actes de langage est un contexte idéalisé par le locuteur, et d’autre part, par voie de conséquence, le contexte établi en réception par le destinataire est lui-même une reconstruction conjecturale de ce contexte d’interprétation idéal (un point qui ne peut être nuancé que superficiellement, lors de changements apparents de cible, un point que je n’ai pas le loisir d’aborder ici). Comme ce ou ces contexte(s) idéal(s) ne peut être bâti que sur la base de conventions réputées partagées, il semble on ne peut plus naturel d’admettre que c’est l’étude sociale des conventions à l’œuvre dans la production médiatique qui en livre les clés fondamentales au sein d’une culture donnée.

Le point important concerne ici le processus interprétatif généré par le discours journalistique dans un cas où il est tentant de préciser ces questions, et de les recentrer, à l’examen des raisonnements intuitifs qui ont lieu chez les individus en jeu dans la communication. Ce cas bien précis concerne ce que je voudrais appeler la gestion des implicites attitudinaux dans les discours et la pensée représentée.

Lorsqu’un locuteur/scripteur, pour les besoins du commentaire, de l’opinion ou de l’information recourt à la représentation des avis d’autrui (dans les différentes formes d’interview mais également dans toutes sortes de cas de figure apparentés), il représente à l’intention de son destinataire (idéal) des représentations déjà construites par autrui, des représentations allocentriques. Autrement dit, il fait des métareprésentations5. Une métareprésentation se présente sous la forme suivante:

Métareprésentation = R { R (P,SC), L}, où:

• R correspond à représentation et associe des contenus à des sujets de parole ou de pensée (sujet de conscience),

• P correspond à un contenu de nature propositionnelle, • SC correspond à un sujet de conscience auquel le locuteur attribue la

parole ou la pensée, • L correspond au locuteur.

5 On peut utilement se référer à Récanati (2000) pour la notion de métareprésentation. Je l’utilise

ici dans une acception réduite, qui correspond à l’usage interprétatif de Sperber & Wilson, utilisée pour rendre compte d’abord de l’ironie (Sperber & Wilson, 1978) et dans une série d’autres cas de figure (Sperber & Wilson, 1989 et 1995).

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On peut également montrer l’enchâssement dans un exemple concret: Jules: L’expert dit que La centrale doit être fermée. Les types classiques de la métareprésentation sont représentés en (3.), (4.) et (5.): 3. Emma dit alors: "Que le bal me semble loin!". 4. Emma s’exclama que le bal lui semblait loin. 5. Elle se promena dans son jardinet, passant et revenant par les mêmes allées, s’arrêtant

devant les plates-bandes, devant l’espalier, devant le curé de plâtre, considérant avec ébahissement toutes ces choses d’autrefois qu’elle connaissait si bien. Comme le bal lui semblait loin! Qui donc écartait, à tant de distance, le matin d’avant-hier et le soir d’aujourd’hui? (Flaubert, Madame Bovary).

Dans ces cas, le locuteur/scripteur métareprésente la pensée allocentrique de son personnage, Emma Bovary, qui se représente le bal comme lointain.

Il se trouve que les métareprésentations posent en relation avec le discours médiatiques au moins quatre problèmes majeurs.

Premièrement, elles sont des interprétations de la parole ou de la pensée d’autrui: autrement dit, elles instaurent un biais sémantique, car le contenu de la représentation originale est transformé dans la métareprésentation. Ce problème se pose pour le destinataire à divers degré en fonction du type de forme syntaxique choisie (DD, DI, SIL et apparentés) et en fonction du verbe introducteur, nous dirons de la préface, qui peut être locutionnaire (verbe de parole), psychologique (verbe de pensée) ou indéterminée (pour les verbes comme considérer qui signalent une pensée mais peuvent également signaler une parole). Cette préface, en outre, est parfois explicite (DI et apparentés) et parfois implicite (SIL et apparentés). Il faut donc identifier ce biais sémantique, et je ferais l’hypothèse qu’un aspect fondamental à ce sujet réside dans des contenus implicites particuliers, qui concernent le deuxième problème posé par les métareprésentations.

Deuxièmement, en effet, ces métareprésentations non seulement communiquent la représentation enchâssée, mais elles peuvent communiquer au sujet de cette représentation enchâssée. Notamment, elles peuvent déclencher, chez le destinataire, des conjectures sur deux types de contenus implicites:

i) D’abord, elles peuvent communiquer de l’information à propos de l’interprétation que le locuteur a réalisée de la représentation source: il s’agit alors pour le destinataire d’évaluer en termes de fidélité l’interprétation que le locuteur/scripteur a faite de la parole originale, ou

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de la pensée qu’il attribue à l’instance allocentrique. L’indice central de cette information est constitué par le verbe locutionnaire ou psychologique employé par le locuteur/scripteur.

ii) Ensuite, elles peuvent servir à communiquer une attitude à propos de la représentation enchâssée: attitude d’adhésion, de doute, de rejet, etc., qui sera, le cas échéant, également spéculée sur la base de la structure introductive6. Ce sont ces informations qui constituent ce que j’appellerai ici des implicatures attitudinales. Elles posent une série de problèmes définitoires théoriques en regard de la notion d’intentionnalité, mais je les laisserai ici de côté7.

Avec plus ou moins de nécessité selon les cas, le destinataire d’une métareprésentation peut devoir évaluer la représentation originale sur le plan général de sa pertinence, d’une part, ce qui peut impliquer de devoir évaluer la qualité de l’interprétation réalisée par le journaliste lui-même, et d’autre part il peut avoir besoin d’évaluer la position que le journaliste adopte à propos de la représentation enchâssée, en particulier parce que le journaliste peut être identifié par son lecteur comme l’expert de second degré, qui a eu la possibilité lors de l’interview de convoquer les éléments contextuellement pertinents pour l’interprétation des paroles qu’il rapporte ou pour attribuer des pensées à son interlocuteur. Cela vaut tout particulièrement quand le thème représente un intérêt important pour le lecteur, par exemple s’il s’agit de communiquer sur un risque, par exemple sanitaire (on pense tout de suite à la grippe aviaire p.ex.).

Il faut préciser que, bien entendu, le fait pour le destinataire de conjecturer ces divers types d’information au sujet de la métareprésentation est automatique, spontané, non réfléchi, tout comme l’est la dérivation des implicatures simples (dans le modèle déductif-non-démonstratif).

Troisièmement, dans l’écriture journalistique, la communication implicite est particulièrement sujette à risque interprétatif. Les contenus interprétatifs et attitudinaux dont je parle constituent en effet l’un des cas typiques de l’implicite dans la presse. Or la gestion des implicites dans le contexte de la

6 Cela entre autres paramètres, bien entendu, étant donné que le simple fait de mentionner un

contenu dans un environnement textuel donné peut suffire à faire conjecturer, chez le destinataire, une attitude propositionnelle.

7 Il faudrait, pour être complet, ajouter que, une fois une telle attitude attribuée à l’égard de la proposition elle-même, le destinataire peut conjecturer relativement librement que l’attitude porte non pas uniquement sur le contenu, mais sur l’individu allocentrique en tant qu’être du monde, mais c’est une question que je n’aborderai pas ici. C’est également cette notion qui viendrait idéalement définir ce que j’appelle ici par commodité des implicatures attitudinales mais qui sont en fait, pour les familiers de ces notions, soit des implicatures faibles (Sperber & Wilson, 1995, "weak implicatures") soit, selon les cas, des conjectures libres (Saussure, 2005).

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presse est particulièrement délicate. Il ne s’agit bien entendu pas de dire, bien entendu, que le texte de presse est exempt d’implicites ou minimise systématiquement la présence d’information implicitées – ou même présupposées: la communication de presse implique des éléments comme l’arrière-plan "searlien", ou l’instanciation de procédures conventionnelles, et fait comprendre des contenus non explicites – le contraire serait impossible, étant donnée la nature des processus humains de la compréhension du langage naturel. Mais il reste vrai que la gestion des implicites en contexte de masse est complexe; cela tient à la nature même de la compréhension implicite, qui diffère de la compréhension explicite sur le plan de la complexité du contexte de déduction à construire. Cela n’a pas vraiment besoin d’une illustration, mais si l’on considère d’abord qu’un contenu implicite est une inférence, sa nature implicite tient au fait qu’une (au moins) des prémisses est à trouver dans la bonne contextualisation de l’énoncé, cette contextualisation étant construite de manière ad hoc par le destinataire et n’étant en aucun cas épuisée par l’environnement textuel (ou co-texte). Si précisément le contexte de la communication journalistique est un contexte idéalisé ou, pour m’en tenir à une terminologie que je préfère, sous-déterminé, le risque qui doit être assumé pour incorporer une prémisse contextuelle est beaucoup plus grand que dans la communication en face-à-face ou dans d’autres types de situations moins contraintes qui permettent un ajustement mutuel au cours de la communication, ou dans lesquels les contextes d’interprétation sont beaucoup mieux contrôlables grâce au partage d’un arrière-plan plus exploitable8. Ceci dit le problème de la contextualisation est complexe dans toute communication métareprésentationnelle car le locuteur/scripteur fait état d’un contenu, et non d’une situation à partir de laquelle il faut construire la contextualisation originale, celle-ci étant réputée déjà faite par le destinataire (au moins dans les cas de discours indirect).

Quatrièmement, enfin, dans l’écriture journalistique, il existe un biais stylistique, au moins en français, qui impose la non-répétition; une conséquence majeure de ce biais stylistique est l’impossibilité de reprendre un verbe de préface locutionnaire ou psychologique même s’il aurait été le plus approprié du point de vue de sa qualité informationnelle en ce qui concerne la

8 On pourrait sur ce point m’objecter avec justesse que le raisonnement que je tiens s’applique

aussi bien à d’autres genres à destinataire non spécifique, comme le roman littéraire, la publicité, la communication d’entreprise en général, etc. Pour la publicité ou, disons, la communication non narrative non fictionnelle en général, nous sommes en effet dans un cas de figure semblable en ce qui concerne les contenus implicites. En revanche, dans une structure romanesque, il ne s’agit aucunement de contexte sous-déterminé: on a affaire à un contexte fictionnel bien précis construit pas-à-pas par les énoncés qui composent le texte, si bien qu’il y a congruence entre les contenus explicites qui deviennent des contenus contextuels pour la suite de l’interprétation. C’est un point que j’évoque avec un peu plus de détail dans Saussure (2005).

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gestion de ces fameux contenus implicites interprétatifs et attitudinaux, que je vais exemplifier ci-dessous9.

Sur tous ces points "micro", les approches qui prennent comme entrée d’analyse des énoncés déjà pourvus de sens complet (déjà interprétés), pour observer des phénomènes comme la structuration de ces énoncés en discours (leur organisation macrosyntaxique ou argumentative), leur polyphonie ou les schémas d’action censés les déterminer, empêchent de prendre correctement en compte les mécanismes d’enrichissement de sens qui conduisent précisément à l’interprétation. En particulier, un certain nombre d’effets qu’il identifie au niveau macro comme des effets de structuration rhétorique sont parfois explicables par les processus sémantiques et pragmatiques d’interprétation eux-mêmes (ainsi, une connexion rhétorique peut se voir comme faisant partie du sens enrichi d’un énoncé).

Pour en revenir au sujet qui m’occupe ici, il me faut donc esquisser quelques pistes de recherche, qui restent à développer, pour entrer avec un certain détail dans la description et l’explication de ces implicatures fines, d’attitude et d’interprétation.

4. Verbes métareprésentationnels et implicatures Tout d’abord, les implicatures, par leur nature implicite, sont susceptibles d’être dérivées par le destinataire de manière erronée, c’est-à-dire sans correspondre à une intention informative du locuteur. C’est vrai dans la conversation ordinaire où de nombreux éléments de contexte sont partagés. A fortiori elles doivent faire l’objet d’un contrôle particulier de la part du journaliste, pour qu’elles soient correctement dérivées, puisque le contexte partagé est sous-déterminé, idéalisé, schématique. Cela tient aussi aux autres raisons que j’ai évoquées, en particulier aux contraintes stylistiques de l’écriture journalistique10.

9 Il y a également un cinquième problème, que je ne peux pour des raisons de place que survoler

ici (notamment dans un exemple avec être sceptique, plus bas): les métareprésentations peuvent être opaques aux implicatures originales: Si un locuteur L1 dit P pour impliciter Q dans le contexte C1, le locuteur L2 qui représente P ne peut déclencher directement l’implicature que L1 implicitait Q car le contexte C2 n’est pas conforme au contexte C1; il faut donc soit que L2 représente directement Q, soit qu’il donne le contenu de la contextualisation originale, soit que C2 et P permettent d’inférer C1, par exemple enthymématiquement (par inférence d’une prémisse implicitée).

10 Un autre aspect concerne le fait qu’elles peuvent avoir un caractère subreptice et être intégrées sans passer par la conscience critique du destinataire, comme les usages "impropres" qui exploitent une connotation sans que la dénotation soit consistante avec le contexte (voir notamment Allott, 2005 dans le contexte de la pragmatique cognitive). Ici pourtant, je laisserai ce cas en suspens, pour des raisons de place, mais aussi parce qu’il n’y a pas là de spécificité claire du texte journalistique.

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Pour aborder ceci, je voudrais d’abord prendre l’exemple du discours indirect, qui présente un verbe qui a la propriété de prendre pour arguments un sujet allocentrique de pensée ou de parole et une proposition, souvent avec subordination, parfois infinitive (p.ex. "La direction prétend devoir procéder à une restructuration"), et d’attribuer sémantiquement la responsabilité de la proposition à l’agent de la principale, censé assumer le contenu. Une conséquence classique et aujourd’hui abandonnée devant l’évidence était de penser que dans le discours direct ou indirect, rien ne remonte vériconditionnellement de la proposition enchâssée. Ce qu’on ignore largement, et ce qui crée le débat aujourd’hui, c’est de savoir comment des contenus enchâssés parviennent à remonter.

Mais surtout, il faut ranger dans cette catégorie également des verbes psychologiques ("L’expert s’étonne que la centrale soit encore en activité"; "Paul sait que P") et admettre que la frontière entre la métareprésentation en discours indirect et celles introduites par des locutions verbales psycho-logiques à argument propositionnel ("Paul ne se résigne pas à V"; "Paul est triste que P" / "Paul est triste de N"; "L’expert dénonce N") ne tient pas pragmatiquement. Ces derniers partagent en effet une structure sous-jacente identique puisqu’ils font également intervenir un verbe de parole ou de pensée et donnent lieu à une métareprésentation, même quand leur complément est un simple syntagme nominal comme dans dénoncer N où N peut se comprendre comme synthétisant une proposition complète. La catégorie du discours indirect, éventuellement justifiée sur le plan strictement formel, est donc beaucoup trop restrictive: au niveau des effets pragmatiques, elle doit s’augmenter d’un ensemble de cas de figure dans lesquels la proposition est sous la portée d’un verbe quelconque renvoyant à un état subjectif privé (psychologique) ou public (parole). Ainsi, mais bien sûr non exclusivement, des constructions comme s’étonner que P, être sceptique au sujet de P, douter que P, admettre que P, etc., très présents dans le texte journalistique, notamment à cause des contraintes de variation stylistique lexicale.

Le problème des implicatures qui concernent l’interprétation réalisée par le locuteur-scripteur de la parole ou pensée représentée est peut-être le plus central. Il concerne ce que le locuteur implicite au sujet des conditions de production du contenu métareprésenté. En effet, le locteur, en métareprésentant un contenu, peut communiquer un degré de plausibilité qui lui est assorti. En particulier, lorsqu’une communication est présentée comme ayant eu lieu de manière explicite, le fait que la représentation enchâssée soit bien du ressort de la personne à laquelle elle est attribuée est présenté par le locuteur comme sûr. En revanche, lorsque ce contenu propositionnel est présenté comme ayant été communiqué implicitement, le locuteur exhibe au destinataire l’interprétation par nature risquée d’un contenu explicite original potentiellement différent et qui n’est pas reproduit au destinataire pour

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évaluation. Le destinataire est alors invité à s’en remettre à l’interprétation réalisée primo loco par le locuteur.

Du point de vue théorique, on peut ainsi distinguer différentes classes de verbes métareprésentationnels en ce qui concerne la nature de la communication du contenu original métareprésenté, à savoir selon que ce contenu a été communiqué de manière explicite ou implicite: les verbes de communication explicite, qui implicitent que le contenu a été présenté explicitement par le locuteur original, les verbes de communication implicite, qui implicitent que le contenu a été présenté implicitement par le locuteur original, les verbes de communication non marqués, et les verbes de pensée, qui, bien entendu, ne renvoient ni à une communication explicite ni à une communication implicite, mais à des spéculations du locuteur au sujet des pensées entretenues par l’entité allocentrique concernée.

Les verbes de communication explicite sont les verbes de parole dont la description sémantique contient une donnée sur la nature normalement explicite du contenu propositionnel. La tête du paradigme de ces verbes est dire, qui implicite conventionnellement dire explicitement; on y a ajoute des verbes comme affirmer, préciser, prétendre… et des locutions qui de manière générale conditionnent la satisfaction de leurs conditions de vérité au caractère explicite de la communication originale, comme être clair sur le fait que P. Notre hypothèse est donc que dans une forme du type Dire (X, P), X est représenté comme communiquant P de manière explicite (à moins bien sûr d’une annulation par un complément quelconque inconsistant avec le caractère explicite). Ces verbes n’impliquent pas que la communication originale a été explicite. Ils l’implicitent plus ou moins fortement selon les verbes. Il est facile d’argumenter en ce sens à l’aide du test de la défaisabilité des implicatures. Surtout, le fait que de tels verbes ne communiquent que normalement une telle implicature de "communication explicite" se montre aussi par le fait que leur introduction par une modalisation rend l’énoncé étrange: 6. Paul a affirmé qu’il fallait fermer la centrale11. 7. ? A mon avis, Paul a affirmé qu’il fallait fermer la centrale12. 8. ? A mon avis, Paul a dit qu’il fallait fermer la centrale.

Sans entrer dans un détail inutile, on voit que tel n’est pas le cas pour les verbes suivants: 9. A mon avis, Paul a admis qu’il fallait fermer la centrale13.

11 Tous les exemples de cette section, sauf indication contraire, sont fabriqués aux fins d’illustrer

le dispositif théorique. 12 Pour communiquer "telle est mon interprétation de la parole de Paul". On remarque que cette

forme serait naturelle s’il s’agissait de régler un problème de mémoire, si on ne se souvient pas des paroles originales du sujet de conscience, cas que je n’évoque pas ici.

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10. A mon avis, Paul a sous-entendu qu’il fallait fermer la centrale. 11. A mon avis, Paul a menacé de fermer la centrale.

Une modalisation comme à mon avis, qui signale que le contenu enchâssé est spéculé interprétativement par le locuteur, n’est possible que s’il y a eu nécessité d’enrichir un contenu explicite en un contenu implicite. C’est un cas évident avec admettre, où le locuteur peut tirer d’un contenu explicite différent l’implicature selon laquelle le sujet de conscience admet P. Ainsi, si le sujet de conscience a proféré "d’accord", cette forme peut avoir, en contexte, implicité J’admets que P. Cela est encore plus évident pour des verbes qui excluent la possibilité d’une communication originale explicite comme sous-entendre: (10.) est ainsi parfaitement naturel dans un contexte approprié. En (11.), c’est le verbe qui permet l’attribution au sujet de conscience d’une visée perlocutoire qui fait remonter à une communication du type d’un acte de langage indirect – donc implicite.

Dans un cas comme (6.), ou (12.) ci-dessous, 12. L’expert a dit [/précisé /confié /affirmé…] que la centrale doit être fermée.

le locuteur implicite que l’expert a explicitement communiqué le contenu propositionnel P. Il va de soi que cela n’implique pas que la forme reproduite dans la métareprésentation soit fidèle à la forme originale: ainsi, l’expert peut très bien avoir dit "Keiseraugst doit être démantelée", ayant désigné la centrale par métonymie, et démanteler une centrale nucléaire impliquant lexicalement sa "fermeture". Autrement dit, ici, le contenu explicite est ici préservé: les explicitations ou explicatures sont préservées (sur la notion d’explicature, voir Sperber & Wilson, 1995).

Que la communication a été explicite est une implicature fortement communiquée. Mais elle est défaisable, bien que coûteusement comme l’illustre (13.), où les deux énoncés coordonnés par mais ne sont pas contradictoires; c’est donc bien une implicature: 13. L’expert a dit [/a affirmé…] que la centrale doit être fermée, mais à demi-mot [/

implicitement / pas très clairement…].

Le test du renforcement concorde: il n’y a pas tautologie dans dire explicitement. Avec ces verbes, le locuteur implicite donc (fortement) que la communication originale a été explicite, et que donc sa compréhension est fiable. En d’autres termes, avec les verbes de cette classe, le locuteur s’engage fortement sur sa compréhension de l’énoncé original et la présente implicitement comme peu susceptible d’erreur car portant sur un contenu original explicite. Pour ce qui concerne cette classe de verbes, nous avons donc un schéma d’interprétation pour lequel la métareprésentation concerne

13 Toujours pour communiquer "telle est mon interprétation de la pensée / parole de Paul".

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une parole, et cette parole est implicitement représentée comme étant ou ayant été explicite, une implicature supplémentaire concernant, éventuellement, et à certaines conditions linguistiques, le fait qu’il s’agit d’une pensée entretenue de manière continuelle (une croyance) par l’énonciateur de la parole originale.

Certains de ces aspects peuvent échapper au locuteur qui produit une métareprésentation tout comme au destinataire qui interprète un énoncé métareprésentationnel. Pourtant, ils conditionnent fortement l’admission d’une croyance dans l’environnement cognitif du destinataire. Et c’est tout de même sans doute le point crucial de l’analyse du texte journalistique, puisque c’est la question de l’influence, de la modification de croyances, qui est ainsi soulevée au niveau micro, sémantique et pragmatique. La mauvaise gestion de ces aspects par le locuteur/scripteur peut donc s’avérer très problématique.

Enfin, en vertu du simple fait qu’une assertion verbale engage le locuteur sur ses croyances, dire que P implicite penser que P, ce qui autorise le passage de (12.) à l’implicature supplémentaire le sujet pense P. Toutefois, je voudrais remarquer qu’il n’est pas trivial qu’il s’agisse bien d’une implicature. S’il est mutuellement manifeste pour les interlocuteurs que P est faux, une forme du type X dit que P peut servir à impliciter, selon le contexte, que X ment, au lieu de X pense P. Il ne s’agit donc pas d’une implication, mais bien d’une implicature au sens classique.

Une deuxième classe de verbes et locutions verbales métareprésentationnels, de loin la plus importante, ne favorise en elle-même aucune implicature particulière au sujet du caractère explicite ou implicite de la communication originale: ils sont de ce point de vue non marqués. Appartiennent à cette classe des verbes comme admettre, considérer, estimer, suggérer, proposer, convenir, etc. Ils disposent d’une autonomie de sens par rapport à dire (ils n’impliquent pas dire ni ne sont impliqués par dire); de plus, certains d’entre eux sont très ambigus sur le fait qu’ils métareprésentent une pensée ou une parole. Les verbes d’acte de langage qui autorisent la situation indirecte ou implicite appartiennent à cette classe.

Je propose de l’observer par l’intermédiaire d’une comparaison: si un locuteur dit (14.) (verbe de communication explicite), on peut fiablement prédire que l’énoncé métareprésentationnel ne sera pas interprété comme décrivant des conditions de vérité du type de celles de (15.), proposition qui n’a guère de sens: 14. L’expert a affirmé que la centrale doit être fermée. 15. L’expert a dit P, et P déclenche l’implicature que l’expert a affirmé que la centrale doit

être fermée.

A l’inverse, (16.), comme la littérature classique sur les actes de langage indirects le montre, peut décrire des conditions de vérité du type de (17.), qui cette fois n’a rien de problématique:

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16. L’expert a promis de venir. 17. L’expert a dit P, et P déclenche l’implicature que l’expert a promis de venir.

De la sorte, promettre appartiendra à la classe des verbes métareprésentationnels non marqués en termes de communication explicite ou implicite.

Je voudrais maintenant en venir à une observation cette fois sur les implicatures attitudinales: ces verbes et locutions verbales communiquent davantage qu’un acte de parole ou de pensée, ils apportent une nuance, soit légère (comme estimer ou considérer par rapport au paradigme de penser), soit forte (comme affirmer par rapport au paradigme de dire). Cette propriété est d’associer une information qui concerne l’attitude propositionnelle du locuteur/scripteur sur le contenu propositionnel de la métareprésentation. Ainsi, admettre que P implique lexicalement une attitude propositionnelle correspondant à quelque chose comme P est considéré vrai à regret ou contrairement à des arguments jusque-là entretenus. Pour admettre, il y a donc un élément sémantique de l’ordre de la présupposition, qui correspond à P est accepté comme vrai en provoquant l’annulation de plusieurs hypothèses auparavant entretenues. Cela rejoint l’idée bakhtinienne du "discours antérieur présupposé", mais en la précisant pragmatiquement: il y a des hypothèses accessibles au destinataire au moment où il traite un énoncé, et en particulier, le destinataire dispose d’hypothèses au sujet des hypothèses dont dispose autrui, par exemple le locuteur ou le sujet de conscience allocentrique.

De la sorte, le locuteur, en choisissant un verbe de cette classe, communique une attitude propositionnelle. S’il s’agit de (18.), le locuteur peut communiquer implicitement quelque chose comme (19.): 18. La direction a admis que la centrale doit être fermée. 19. La direction a communiqué qu’il est vrai que la centrale doit être fermée, que cette

proposition "la centrale doit être fermée" a un caractère coûteux pour elle (pour son argumentation, pour la survie économique de la compagnie, etc.), et qu’elle n’était pas prête à priori à le communiquer.

Cet effet attitudinal est dû au fait que ces verbes sont ambigus sur le fait que le sujet allocentrique a émis explicitement la proposition P ou non. Ainsi, (18.) n’implicite ni (20.) ni (21.), mais laisse cette question indéterminée: 20. La direction a admis explicitement que la centrale doit être fermée. 21. La direction a admis implicitement que la centrale doit être fermée.

Ainsi, le lecteur d’un article de journal dans lequel figure une formulation du type de (18.) est invité à comprendre que la communication originale a été indifféremment explicite ou implicite, et que le journaliste en livre une interprétation. On remarque, à cause de cela, une propension à fournir le contenu en discours direct avec une forme verbale au présent, notamment pour en justifier l’interprétation et sa permanence au moment de l’écriture (cas également possible pour dire pour des raisons liées à l’aspect non borné du

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présent et au caractère ponctuel de l’acte de parole, ce qui provoque l’enrichissement en termes de pensée): 22. La direction admet que la centrale doit être fermée: "Nous étudions les différentes

possibilités de transférer l’activité de l’usine sur un site sécurisé".

Enfin, les métareprésentations à verbe de communication implicite explicitent le caractère implicite de la communication originale, si l’on me passe la lourdeur de cette formulation. Autrement dit, par leur emploi, le locuteur présente explicitement que la métareprésentation est le fruit d’une interprétation à caractère risqué. Dans ce cas de figure, la parole originale du sujet de conscience est explicitement absente, seule est présente une interprétation de celle-ci par le locuteur; le sens commun parle d’information de seconde main. Dans cette configuration, le locuteur, même s’il ajoute un dispositif rhétorique destiné à convaincre du bien-fondé de son interprétation, ne peut la présenter comme entièrement fiable, du simple fait que toute implicature implique un degré de conjecture (car elle est calculée avec une prémisse contextuelle risquée). Dans cette classe de verbes et locutions verbales, relativement restreinte, on signale: laisser entendre que P, insinuer que P, sous-entendre que P, impliciter que P, faire allusion au fait que P, etc. Il y a un paradoxe pragmatique à vouloir se montrer catégorique sur sa propre interprétation de sous-entendus. Les mêmes remarques valent pour les verbes et locutions verbales psychologiques, comme je l’ai déjà mentionné. Ils partagent la propriété de conduire le destinataire à attribuer des états mentaux aux individus allocentriques, et déclenchent le même type de raisonnement.

Je terminerai maintenant par deux exemples concrets de gestion problématique de ces implicatures dans la presse.

Dans une page spéciale consacrée par Le Temps en janvier 2004 à l’augmentation des taxes universitaires, on remarque un exemple particulièrement intéressant à cet égard, où le sujet allocentrique est représenté comme communiquant son propre état psychologique, ce qui devrait conduire à une parfaite transparence entre le propos originalement tenu et sa représentation par le journaliste. Or c’est ici un cas typique de mauvaise gestion de ces implicites fins, attitudinaux et interprétatifs. On lit, dans le chapeau d’une interview au sujet du débat sur l’augmentation des taxes d’étudiants: 23. Le recteur lausannois Jean-Marc Rapp se dit sceptique (Le Temps, 24.01.04).

En lisant la suite du texte, on comprend que Jean-Marc Rapp dit son "hostilité" à l’augmentation des taxes. A la simple lecture du chapeau, le journaliste s’attend premièrement à ce que son lecteur reconstruise quelque chose comme Jean-Marc Rapp disant "Je suis sceptique", ce qui se produit en effet, mais également, et là se trouve son erreur, à ce que le destinataire retrouve automatiquement l’implicature, assez conventionnelle, générée par une parole comme celle-ci, et qui est renforçante: de "Je suis sceptique à propos de P",

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on entend généralement "Je suis opposé à P" ou "Je suis convaincu que P est une erreur" (effet classique d’indirection). Pourtant, l’intérêt de (23.) est que précisément le lecteur ordinaire peut très bien échouer à récupérer cette implicature et s’en tenir au fait que le recteur est en effet littéralement sceptique, et qu’il est donc sans avis tranché. Cela tient au caractère relativement opaque de la métareprésentation par rapport aux implicatures générées par la communication originale (voir la note 7. à ce sujet).

On pourrait faire une analyse fine de cet effet particulier en variant les formulations disponibles pour obtenir un résultat conforme aux souhaits du locuteur/scripteur. Quoi qu’il en soit, combinés à d’autres prédicats, ces verbes et locutions psychologiques peuvent même donner lieu à des chaînes d’inférences au sujet de propriétés qu’on peut attribuer non seulement au contenu mais, par déduction, aux individus ou aux instances en question. Prenons ne pas cacher son intention (qui d’ailleurs pose un ensemble d’autres problèmes liés à la négation): 24. [La nouvelle chaîne de télévision qatarie Al-Jazira Internationale] ne cache pas son

intention de "cibler" en particulier les jeunes issus de l’immigration (Tribune de Genève, 03.03.06)

Dans cette métareprésentation, le journaliste utilise une locution introductive qui décrit l’intentionnalité des personnalités qu’il interroge. Certes il n’est pas impossible que l’interviewé ait explicitement dit “Je ne vous cache pas notre intention de P”, mais la conclusion à laquelle parvient le destinataire de l’article peut parfaitement être très différente, attribuant des propriétés à l’interviewé comme la morgue ou la suffisance, ou alors, au contraire, la transparence. Autant d’effets qui sont directement générés par l’emballage de l’information métareprésentée, sa mise en mots, dont l’analyse sémantique et pragmatique met au jour les ressorts fondamentaux.

Il reste bien entendu à savoir si le journaliste assume pleinement ces risques interprétatifs ou s’il cherche à les minimiser. Dans de nombreux cas, comme celui de (24.), on peut envisager qu’il y a recherche non pas d’ambiguïté mais plutôt de sous-explicitation: au destinataire d’adopter la posture qu’il souhaite. C’est un point d’éthique journalistique qui ne concerne pas l’étude linguistique. Il n’en reste pas moins que dans l’autre cas, illustré en (23.), il y a vraisemblablement mauvaise gestion des contenus implicites. J’en ai rencontré une série d’autres que je souhaite davantage documenter dans des travaux ultérieurs. De tels cas, quoi qu’il en soit, sont assez largement corrigibles grâce à une sensibilisation à de tels effets.

5. Conclusion Les points que j’ai évoqués ci-dessus constituent la base d’observations qu’il reste à mener en détail et qui impliquent une série d’autres classes de verbes, notamment les verbes d’état psychologique comme craindre que P ou être

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74 Implicatures et métareprésentations en contexte de presse écrite

sceptique au sujet de P. Parallèlement, un phénomène directement lié à ces aspects concerne le transfert d’implicatures produites par le sujet dont on rapporte les paroles ou les pensées vers l’énoncé métareprésentationnel lui-même, un aspect qui met en question la tradition vériconditionnelle classique qui établit une sorte de frontière opaque entre les conditions de contenu enchâssés et enchâssant (les conditions de vérité de Pierre a dit P ne concernent pas P). Aujourd’hui, la pragmatique est en plein débat sur ce thème, notamment autour de projets de recherche importants réunissant linguistes et philosophes14.

S’il s’agit, comme je le crois depuis des années, de faire dialoguer approches macro, comme l’intertextualité bakhtinienne ou la détermination des textes par la culture, et les approches micro, développées dans le sillage de la méthodologie de l’investigation sémantique, il faut trouver les voies d’une interface entre ces deux notions de pragmatique que sont d’une part l’étude de la construction du sens (donc la théorie cognitive de la compréhension du langage) et d’autre part l’étude de la pratique sociale du langage.

La proposition que je défendrais serait de réagir aux modèles dominants en analyse du discours qui voient les textes uniquement comme des touts obéissant à une macrostructure, en proposant de mettre en application le projet de Wallace Chafe quand il dit que le discours gagne à être envisagé comme un processus cognitif se déroulant dans le temps (Chafe, 1987: 48). De la sorte, l’inscription de l’analyse – pragmatique – du discours devrait s’entendre comme déterminée par une science de la communication humaine, laquelle devrait à son tour s’inscrire, entre autres, dans un sciences des changements de croyance ou de pratique des individus sous l’action d’autrui. Un point qui se laisse étudier par le double sens qu’a pris la notion de pragmatique aujourd’hui: science des conditions et des déterminations de la production, d’une part, et science des conditions et des déterminations de l’interprétation automatique et naturelle (et non dans la perspective des théories dites "de la réception"), d’autre part, une perspective dans laquelle cet article s’inscrivait.

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14 Comme le projet de recherche transversal métareprésentations du CNRS à l’Institut Jean Nicod

(Paris).

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Travaux neuchâtelois de linguistique, 2006, 44, 77-89

Cadres et points de vue dans le discours journalistique

Anne BEAULIEU-MASSON Université de Fribourg (Suisse) [email protected]

This article deals with the expression of viewpoints by means of frame adverbs in the press. It presents the notion of viewpoint frames compared to mediative and praxeological frames, before examining in details how these frame adverbs take place in a sentence. It distinguishes 3 types of structures (in term of macrosyntactic analyses), that are connected to different semantical effects: a restrictive use, an enonciative one and an argumentative one. Finally, it presents some examples of the uses of such frame adverbs in the press, to investigate the kind of context in which they appear.

Ce travail se situe un peu en marge des travaux ici présentés, puisqu’il porte sur des marques précises de référence à un autre discours, à savoir les introducteurs de cadre qui indiquent l’adoption d’un point de vue particulier par le locuteur: les cadres de point de vue. Il s’agira de déterminer comment, dans ce cas, se déroule le mécanisme de prise en charge, au travers des trois sous-opérations qui le caractérisent: désignation d’une source, indication d’une prise en charge, explicitation d’une modalité.

Un long préambule sera nécessaire avant de se pencher sur l’emploi de ces cadres dans la presse.

1. La notion de cadre Le terme de cadre fait référence aux travaux de Charolles (1997). Les cadres y sont définis comme des rubriques dans lesquelles l’information se trouve répartie, ou plus exactement des segments textuels dans lesquels se trouvent regroupées plusieurs propositions devant être interprétées selon un critère commun (spatial, temporel, énonciatif, etc.). Les introducteurs de cadre sont définis comme des "constituants:

• phrastiques • compléments facultatifs, adjoints, modifieurs, occupant une position

extraprédicative, non argumentale • détachés en tête de phrase (en position préverbale)" (Charolles, 2002).

Ce sont des marques d’indexation, qui permettent de fixer un critère sémantique par rapport auquel la phrase qu’ils indexent doit être interprétée. On notera que ce critère peut valoir non seulement pour la phrase d’accueil de l’adverbial, mais aussi pour les suivantes, et c’est l’ensemble des phrases ainsi regroupées que Charolles appelle cadre.

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78 Cadres et points de vue dans le discours journalistique

Charolles (2002) en propose une typologie succincte, où il isole les univers de discours, dont les cadres de point de vue devraient faire partie. La notion d’univers de discours désigne les cadres qui donnent les conditions de vérité d’une proposition. Les introducteurs qui leur correspondent sont le plus souvent des expressions adverbiales figées comme en général, sauf erreur, à vrai dire, etc. Selon Charolles (1997), ces "univers de discours ont rapport aux circonstances des événements, procès et états dénotés dans le cours d’un texte" et "précisent les conditions dans lesquelles la proposition qu’ils indexent peut être dite vraie ou fausse". (Charolles, 1997: 5). Il en distingue cinq types, parmi lesquels les cadres de point de vue n’apparaissent pas: G1: A Paris, il y a beaucoup de cinémas. [spatiaux] G2: Il y a 10 ans, il y avait plus de cinémas. [temporels] G3: Dans le film de Luc, Paul joue un rôle de boxeur. [représentatifs] G4: En botanique, on considère que … [praxéologiques] G5: Pour un botaniste/Selon X, les champignons … [médiatifs]

Charolles (1997) prenait pourtant comme exemple d’univers de discours les expressions d’un point de vue purement technique, sur le plan scientifique et politiquement qui pourraient être incluses dans la classe des cadres de point de vue. Elles semblent bien répondre à la définition des univers de discours, dans la mesure où elles posent les conditions de vérité d’un contenu, et ce, même si elles spécifient "non pas à proprement parler, des circonstances mais plutôt des secteurs d’activités, des domaines de connaissance dans lesquelles certaines assertions sont vérifiées" (Charolles, 1997).

2. Les cadres de point de vue Pour définir les cadres de point de vue, je partirai des formes que l’on peut a priori regrouper dans la classe des introducteurs de cadre de point de vue: les adverbes de domaine ou point de vue (cf. Molinier & Lévrier, 2000, p.ex.). Cette classe regroupe des expressions comme historiquement, linguistiquement, leurs paraphrases en du/d’un point de vue + Adj., ainsi qu’en Adv + parlant (historiquement parlant). Il faut y intégrer personnellement, qui est paraphrasable par d’un point de vue personnel, mais qui a souvent été écarté des études en raison du fait qu’il ne semble pas initier un "domaine" (Molinier & Lévrier, 2000). Elle peut être élargie à un certain nombre d’expressions anaphoriques formées sur un nom de base évoquant un point de vue: de ce point de vue, sous cet angle, à cet égard. La classe est ouverte, ne serait-ce que parce que la construction d’un point de vue + Adj. (voire N) est créative: d’un point de vue européen, quantique, logiciel, cinéma, etc. ...

Cette catégorie des cadres de point de vue est susceptible d’être apparentée à au moins deux autres catégories recensées dans la typologie donnée par Charolles: les cadres médiatifs qui renvoient au discours d’un autre (pour un botaniste, les champignons…) et les cadres praxéologiques, dans la mesure où les points de vue semblent aussi, en un sens, délimiter des domaines de

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Anne Beaulieu-Masson 79

connaissance (en botanique, on considère que…). Il existe en effet un certain nombre de contextes dans lesquels les expressions semblent grosso modo équivalentes – même si cette équivalence n’est pas systématique. Ainsi (1.), (2.) et (3.), où les expressions manifestent une certaine parenté. 1. En biologie, les métaux représentent un paradoxe. Ils sont à la fois essentiels et très

toxiques (Internet). 2. Biologiquement, les métaux représentent un paradoxe. Ils sont à la fois essentiels et très

toxiques. 3. Pour un biologiste, les métaux représentent un paradoxe. Ils sont à la fois essentiels et

très toxiques.

Les cadres de point de vue se distinguent néanmoins des cadres praxéologiques dans la mesure où ces derniers font référence à un domaine d’activité (Vigier, 2003): selon Vigier, les adverbes de point de vue en –ment et les éventuelles locutions prépositionnelles du type en N qui leur correspondraient ne sont pas dans un strict rapport de paraphrase, puisqu’en (4.), il faut comprendre que en politique renvoie à une activité – le sujet fait de la politique -, interprétation possible, mais nullement nécessaire en (5.). 4. En politique, il se situe au centre droit (Molinier < Vigier). 5. Politiquement, il se situe au centre droit (Molinier < Vigier).

En outre, les cadres de point de vue se distinguent des cadres médiatifs: ces derniers posent clairement le discours comme étant celui d’un autre locuteur, dont on rapporte le point de vue. En ce qui concerne les cadres de point de vue, les choses sont moins claires: historiquement n’est pas équivalent à selon les historiens, le second semblant induire une prise de distance plus grande que le premier – cf. (6.) et (7.). 6. Saviez-vous que le nom d’Acadie, selon les historiens, remonte à 1534 alors que

Giovanni da Verrazano, d’origine italienne, encouragé par le roi de France, est venu explorer les côtes septentrionales de l’Amérique à la recherche de nouvelles routes maritimes (Internet)?

7. Saviez-vous que le nom d’Acadie, historiquement, remonte à 1534 alors que Giovanni da Verrazano, d’origine italienne, encouragé par le roi de France, est venu explorer les côtes septentrionales de l’Amérique à la recherche de nouvelles routes maritimes?

Avec les cadres de point de vue, le locuteur semble certes faire appel à l’autorité d’une autre instance, mais sans cet effet de distanciation – alors que les cadres médiatifs marquent explicitement que la source du savoir est différente du locuteur. Même si éventuellement il s’associe au point de vue évoqué, avec les cadres de point de vue, le locuteur laisse toutes les possibilités ouvertes concernant la source du savoir. Il semble même que le locuteur fasse en quelque sorte sien le discours évoqué.

Mais avant de me pencher sur ce point, je souhaiterais d’abord raffiner la délimitation du groupe de marqueurs sur lesquels je travaille. Car partir des formes listées supra n’est pas suffisant. Le problème est de repérer, ou de discriminer, les constituants adverbiaux véritablement cadratifs. Il est évident que tous les SP en selon X ou en en N ne sont pas cadratifs. Certains, intraprédicatifs, sont peu mobiles, rarement détachés, etc. – cf. (8.).

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80 Cadres et points de vue dans le discours journalistique

8. J’ai agi selon vos instructions (Charolles, 1987).

Mais ces indices ne suffisent pas toujours à les distinguer des emplois dans lesquels ils sont cadratifs – cf. Charolles (1987). De même, au sein des cadres de point de vue, on peut remarquer assez rapidement des phénomènes d’ambiguïté: toutes ces expressions ne sont pas systématiquement à interpréter comme cadres de point de vue, si l’on accepte comme principe de base que ces cadres doivent marquer l’adoption d’un point de vue.

3. Première approche Il existe, grosso modo, deux grands types d’emplois de ces expressions: ces marqueurs peuvent fonctionner comme introducteurs de cadre de point de vue, ou comme des restricteurs de prédication. Il y a en effet un premier emploi des cadres de point de vue que l’on pourrait cataloguer adverbe de phrase, et un autre emploi dans lequel la portée de l’adverbe semble plus difficile à établir.

La première possibilité d’emploi est illustrée par: 9. J’ai pensé qu’il était plus intéressant de couvrir cette guerre depuis les Etats-Unis. Ce qui

se passe dans ce pays, historiquement, est plus important et plus profond que ce qui se passe en Irak (Libération, 02.09.04).

10. M. Koizumi a-t-il la carrure pour réformer simultanément le système socio-économique et la vie politique de son pays? Ou bien a-t-il simplement réussi à donner le change? Homme politique moderne, il sait à quel point l’image compte. Et, de ce point de vue, il devait réagir après la fusion, début octobre, des deux principaux partis d’opposition, le Parti démocrate et le Parti Libéral, sous la bannière du premier, dont le leader Naoto Kan, 57 ans, est populaire (Le Soir, 08.11.03).

En (9.), historiquement signifie quelque chose comme si l’on adopte le point de vue de l’histoire. De même, en (10.), de ce point de vue sert à montrer que l’on adopte une hypothèse (si l’on considère le fait que c’est un homme politique moderne qui sait à quel point l’image compte). Dans cet exemple, l’expression "point de vue" est donc prise dans son sens habituel de "manière d’envisager une question, de traiter un sujet; opinion personnelle résultant de la manière d’envisager les choses" (TLF). En ce qui concerne les adverbes en –ment, on retrouve un peu le même fonctionnement sémantique, le nom de base ou plutôt l’adjectif auquel ils peuvent être associés constituant alors une manière d’envisager les choses: il y a une manière historique de voir les choses, qui est différente de la manière politique, ou militaire, etc.

Dans ce premier emploi, les expressions fonctionnent donc comme marques d’une source différente, voire d’une instance de prise de charge différente – ce qui pourrait être le cas de (9.).

Mais il existe aussi un deuxième emploi dans lequel les locutions adverbiales semblent plus intégrées, et donc l’interprétation sémantique différente:

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11. Mathématiquement, les lois des grands nombres se traitent par les statistiques qui indiquent les tendances des faits (Internet).

12. Mais certains, comme le Dr Atl, alias Gerardo Murillo, vont initier une rupture face à un enseignement trop rigoriste. Son pseudonyme Atl, "eau" en nahuatl, préfigure le rapprochement et l’appropriation par les peintres mexicains d’une culture préhispanique bien vivante. De ce point de vue, le tableau la Jeune fille au perroquet, peint en 1917 par le Guatémaltèque Carlos Mérida, est exemplaire (L’Humanité, 21.09.04).

Ces emplois sont à rapprocher de toute une série d’autres occurrences possibles des mêmes expressions employées de façon intraprédicative, post-verbale: 13. Je suis un fan des Patlabor, la 3e partie n’y fait pas vraiment référence, dommage, mais

l’histoire, la qualité des animations et colorisations rattrape cette négligence, en ce qui me concerne. Bref, j’ai aimé et vous? Vous connaissez des séries qui leur ressemblent? (Historiquement ou graphiquement) (Internet).

14. Mais l’actualité de Vilar est aussi dans sa proposition de penser historiquement les faits, les choses et les processus du monde présent (L’Humanité, 06.10.04).

15. - Vous allez conserver le même maillot? - Dans l’immédiat, oui. On verra ensuite si on revient à des couleurs plus proches de

celles rappelant historiquement la Franche-Comté (L’Est Républicain, 14.09.04).

En (13.), historiquement ne signifie plus si l’on adopte le point de vue de l’histoire mais constitue plutôt une modalité de la ressemblance – ressembler sur le plan de l’histoire, par opposition à ressembler graphiquement. On est donc en face d’un adverbe intraprédicatif, et il n’y a alors plus de marquage de la source par les adverbes. Dans certains cas, comme (14.), ils ont évidemment leur sens étymologique de manière. Dans d’autres cas, ils semblent s’éloigner de leur sens "manière" pour restreindre le champ d’application de la prédication, comme en (15.), où historiquement semble constituer une modalité du rappel, par opposition à d’autres modalités possibles.

Dans ce cas, les adverbes prennent une fonction "restrictive". Cette même valeur se retrouve dans les emplois de ce point de vue. 16. Je ne dirais pas que nous avons assisté à une résignation générale, mais il n’y a pas eu

de velléité ni de vraie tentative de panache. Pourtant nous avions pensé que le terrain proposé par la direction du Tour cette année aurait permis, justement, ce genre d’audace. C’est une relative déception de ce point de vue (Jean-Marie Leblanc, L’Humanité, 24.07.04).

En (16.), l’expression sert à mettre l’accent sur un côté particulier du sujet sur lequel on prédique, un peu comme si l’on "zoomait" sur une de ses facettes. Ici le terme "point de vue" désigne alors un aspect (Grize, 1984) de l’objet-de-discours examiné, et non plus une "instance énonciative" comme c’était le cas en (10.). Dans ce type d’emploi, de ce point de vue est généralement paraphrasable par à ce niveau, en la matière ou sur ce point. Ainsi, dans (16.), il signifierait quelque chose comme en ce qui concerne le panache.

Cette interprétation est largement majoritaire dans les emplois post-verbaux non détachés prosodiquement des expressions étudiées. Elle est néanmoins possible dans les emplois détachés à l’initiale des adverbes. Ainsi en (17.),

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mathématiquement est régi par traiter, et on peut supposer qu’en (11.), la situation est similaire. 17. Les lois des grands nombres se traitent mathématiquement par les statistiques qui

indiquent les tendances des faits (Internet).

Ainsi, vu que l’on peut déplacer les adverbes restrictifs à l’initiale, l’emploi en tête d’énoncé peut paraître ambigu entre l’interprétation "point de vue" (6.)-(9.) et l’interprétation restrictive (12.)-(11.).

En effet, il existe un certain nombre de cas litigieux, comme (18.), où l’on ne sait pas clairement si l’on doit interpréter l’adverbe à l’initiale de l’énoncé comme un cadre de point de vue ou comme un restrictif disloqué: dans la première interprétation, historiquement constituerait le cadre dans lequel on énonce "les faits sont avérés", tandis que dans la seconde, l’adverbe modifierait le prédicat "être avéré" (de façon historique). 18. Tout est vrai, disons inspiré de la réalité: historiquement les faits sont avérés, enfin, il y a

des points litigieux et qu´on ne peut garantir à 100% (Internet). # Si l’on prend le point de vue de l’histoire, les faits sont avérés… # Les faits sont historiquement avérés…

Cependant, ces intuitions sont difficiles à étayer au moyen des tests classiques. En effet, cette différence entre adverbe restrictif et adverbe de phrase ne se manifeste guère dans leurs réactions face aux tests pour distinguer les adverbes de phrase, en particulier celui de l’extraction dans une clivée (cf. Guimier, 1997): 19. Légalement, Marie est mariée.

C’est légalement que Marie est mariée (Guimier). 20. Chimiquement, l’oxygène est un corps simple.

C’est chimiquement que l’oxygène est un corps simple (Guimier).

Si (20.) semble un peu moins naturel que (19.), ne serait-ce que parce qu’il est difficile de trouver un contexte dans lequel le contraste chimiquement vs. un autre point de vue se justifie, on peut pas dire qu’il soit totalement exclu.

Inversement, l’adverbe restrictif semble pouvoir apparaître en tête de phrase négative, au même titre que l’adverbe de phrase (ce qui devrait être impossible ou du moins difficile pour un véritable adverbe de manière): 21. Légalement, Marie n’est pas mariée (Guimier). 22. Chimiquement, l’oxygène est un corps simple (Guimier).

Le problème est que la position de l’adverbe influence son interprétation, et qu’il n’y a donc pas de frontière nette entre les deux interprétations possibles: "c’est chimiquement que l’oxygène est un corps simple" est possible moyennant une interprétation différente du rôle de l’adverbe – par exemple, l’oxygène est un corps chimiquement simple, c’est-à-dire au niveau théorique, car en réalité l’oxygène que l’on trouve dans les bouteilles d’oxygène, par exemple, est loin d’être un corps pur donc simple. Inversement, le fait qu’une paraphrase en Adv + parlant soit possible lorsque l’adverbe de manière se

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trouve antéposé est un indice pour y voir la marque de l’adoption d’un point de vue, et non une simple restriction de la prédication.

Enfin, un autre problème est lié au fait que, référentiellement, la différence entre les deux interprétations n’est pas toujours flagrante – cf. (23.) et (24.). 23. Légalement, il a le droit de faire appel. 24. Il a légalement le droit de faire appel.

Logiquement, il n’y a en effet guère de différence entre (légalement (avoir le droit de faire appel)) et (avoir légalement le droit de faire appel).

Mais ces problèmes de différenciation sont en grande partie dus à l’approche syntaxique traditionnelle: en déplaçant l’adverbial, on passe en fait d’une interprétation à une autre, sans que la syntaxe traditionnelle soit à même de pointer clairement cette transition. D’où l’analyse qui suit, effectuée d’un point de vue macro-syntaxique, selon le modèle fribourgeois, et qui présente une analyse plus complexe de ces adverbiaux, afin de mieux en déterminer le rendement sémantique.

4. Approche macro-syntaxique On sait que la macro-syntaxe offre de ne plus se fonder sur la phrase pour l’analyse syntaxique. L’hypothèse soutenue est que le discours présente en fait deux ordres de combinatoire superposés et irréductibles l’un à l’autre, d’où deux notions concurrentes dont la phrase pourrait être une approximation: la clause et la période (cf. Berrendonner & Béguelin, 1997).

Si on regarde les SP et les adverbes étudiés à la lumière de ces outils, les bizarreries notées plus haut deviennent explicables: ce qui détermine la réaction des expressions étudiées aux tests, c’est selon que le SP/l’adverbe est intégré non pas à la phrase, mais à la clause qu’il introduit. Comme les rapports de rection ne sont pas toujours transparents, plusieurs interprétations peuvent être en concurrence pour une même forme de surface. On peut finalement distinguer trois à quatre emplois, c’est-à-dire autant de structures syntaxiques qui vont de pair avec autant d’interprétations sémantiques.

[ADV / SP P]Clause

Emploi microsyntaxique: la locution adverbiale/adverbe est sélectionnée par le verbe. Ce sont les emplois du type (25.), où l’adverbe prend une fonction restrictive. Normalement, l’adverbe figure en position post verbale: il y aurait une certaine difficulté à déplacer historiquement en (25.). 25. Il revenait au duc de Polignac d’évoquer historiquement l’art abstrait et la démarche qui

conduit à l’abstraction (Le Progrès de Lyon, 08.07.04).

L’emploi à l’initiale de l’énoncé est cependant éventuellement possible dans certains cas, comme on l’a vu en (18.). Mais ceci est simplement dû à une manipulation de la structure informationnelle. Ce phénomène est comparable à ce qui se passe dans certains cas de topicalisation, lorsqu’un argument se

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84 Cadres et points de vue dans le discours journalistique

trouve déplacé en position préverbale: on extrait par focalisation un élément sur un paradigme. 26. Le journal, j’ai acheté (le reste, non).

Les adverbes présentent d’ailleurs alors les caractéristiques usuelles du thème: ils échappent à la portée de la négation, de l’interrogation, des opérateurs restrictifs. 27. Physiquement, mesurer une couleur n’est pas une opération facile. 28. Physiquement, qu’est-ce que mesurer une couleur?

Encore cet emploi ne semble-t-il pas très fréquent – comme c’est le cas des arguments déplacés en initiale. De fait, cela n’est guère justifié que dans un contexte contrastif, de mise en balance de deux cadres possibles. Dans ce cas, l’emploi des adverbiaux s’apparente plus aux cadres thématiques qu’aux univers de discours à proprement parler.

[ø ADV / SP ]Clause # [P]Clause

Emploi macrosyntaxique: déplacée à l’initiale, la locution adverbiale forme une clause elliptique. Elle est régie par un verbe zéro, et forme à elle seule une clause autonome; il n’y a alors aucun rapport de rection entre la locution adverbiale et la clause qu’elle introduit. La position à l’initiale ou l’incise semblent alors obligatoires. Ces emplois peuvent être rapprochés des cas de clauses dans lesquelles le verbe recteur apparaît. Lorsque ces verbes sont exprimés, ils appartiennent généralement au paradigme de l’expression de la vision-compréhension: voir, examiner, analyser, étudier, considérer, envisager, etc., mais aussi des expressions adopter, se placer, en partant (d’un point de vue + Adj.) et surtout pour parler ou Adv. + parlant. 29. Comment peut-on qualifier ce film de documentaire, dès lors que les sources ne sont pas

clairement exposées aux spectateurs? En partant de ce point de vue, la crédibilité des propos avancés par Michael Moore est réduite (Internet).

Le rendement est alors de type méta-énonciatif, avec une clause à fonction préparatoire. 30. Historiquement, c’est la Révolution qui a fait des juifs de France des citoyens (Le Monde,

23.07.04).

L’adverbial paraît alors revêtir une fonction de commentaire. C’est lui qui rend l’assertion introduite valable: c’est dans ce cas qu’il semble véritablement approprié de parler de "cadre", non pas en tant que borne ou compartiment dans lequel on répartit l’information, mais dans la mesure où l’adverbe fonde l’information, en lui fournissant son cadre d’interprétation. Du coup, ces cas ne sont pas essentiellement contrastifs, même si l’emploi de tels cadres peut induire, pragmatiquement, un effet de contraste.

Quant à de ce point de vue, il semble revêtir dans ces emplois une valeur particulière: 31. Emmenés par quatre anciens présidents successifs du Mouvement des jeunes

socialistes (Benoît Hamon, Hugues Nancy, Régis Juanico et Gwenengan Bui), ils sont

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vent debout contre "la droite du parti". Et font leur la phrase de Blum: "Etre de gauche, c’est être en colère". De ce point de vue, ils le sont (Libération, 09.12.02).

Probablement du fait qu’il est anaphorique, il n’endosse plus le seul rôle de cadre de point de vue, mais tend à assumer une valeur proche de celle d’un connecteur: il code la façon dont le locuteur apprécie le rapport entre les énoncés qu’il lie, à la façon de donc ou de ce fait, tandis que dans le premier emploi, il restreignait le domaine de prédication. L’énoncé qui précède, et qu’anaphorise, de ce point de vue en (31.) introduit une définition d’"être de gauche", à laquelle le SP renvoie: ce que dit en fin de compte le dernier énoncé de (31.), c’est qu’il est pertinent de dire qu’ils sont de gauche dans la mesure où ils sont en colère, et le reste importe finalement peu. C’est donc la définition, reprise par de ce point de vue, qui ouvre les conditions nécessaires à la validité de l’affirmation selon laquelle "ils sont de gauche"; l’adverbial ne pose pas seulement "les conditions dans lesquelles la proposition qu’[il indexe] peut être dite vraie ou fausse" (Charolles, 1997: 5), ce qui serait le rôle d’un introducteur d’univers de discours, mais il établit la possibilité même d’énoncer la proposition.

[ADV / SP # P]Clause

Enfin, il convient de distinguer un troisième emploi, l’emploi périphérique, qui est microsyntaxique: il n’y a pas de rapport de rection clair, mais la locution ou l’adverbe ne forme pas pour autant une clause autonome. On pourrait considérer cet emploi comme une "fossilisation" de l’emploi macro. En effet, lorsqu’on a deux clauses adjacentes dont l’une contient un régime zéro et l’autre a fonction de commentaire, il arrive, diachroniquement, que ces clauses se voient réinterprétées comme une seule et unique clause (Béguelin & Corminboeuf, 2005), ce qui semble être le cas ici, le point de vue devenant régime de l’autre clause. Cet emploi est majoritaire pour les adverbes en -ment. Il paraît tenir à la fois du premier cas micro- et de l’emploi macro-. 32. Réalisé en janvier 2003, ce document est, historiquement, exceptionnel et d’une rareté à

signaler puisqu’en cinquante ans le dirigeant cubain n’a accordé que cinq interviews de ce type (Le Figaro, 14.06.04).

Cependant, là encore, les cadres de point de vue ne sont pas à proprement parler véridictifs. En effet, ils constituent alors une façon de contourner le problème de la vérité, pour réduire le jugement introduit à une croyance relative à un domaine. Il s’agit donc plus d’un cadre argumentatif que d’un cadre véridictif. S’ils ne sont pas non plus intrinsèquement contrastifs, le contraste reste néanmoins valable au niveau de l’argumentation. En effet, ces procédés font penser à ce que Perelman nomme "dissociation": en relativisant la vérité de ce qu’il affirme à un cadre donné, le locuteur met en œuvre un procédé de restructuration des idées, consistant à distinguer des éléments au départ confondus – en l’occurrence, la division d’une argumentation en différents champs de validité: ce qui est vrai historiquement ou mathématiquement ne l’est pas nécessairement de façon générale.

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86 Cadres et points de vue dans le discours journalistique

Les cadres de point de vue se distinguent donc une fois encore des cadres médiatifs, qui sont reliables pragmatiquement à une expression-cible "douée de la parole" (cf. Charolles, 1987), qui pourrait être conçue comme une instance d’énonciation, une "voix" différente de celle du locuteur, à laquelle il se réfère comme argument d’autorité (Ducrot, 1984).

Cet emploi est presque systématique pour un adverbe comme théoriquement – qui ne se présente d’ailleurs plus tellement comme la marque de l’adoption d’un point de vue: dans la majorité de ces emplois, il s’oppose à pratiquement, ce qui fait que certains auteurs comme Molinier et Lévrier (2000) ne le considèrent pas comme adverbe de point de vue. Il est pourtant paraphrasable par d’un point de vue théorique – par opposition au point de vue pratique. 33. Théoriquement, c’était une conversation confidentielle. (…) Mais voilà, une petite fuite a

rendu public l’avis du ministre (Libération, 08.11.01).

Quant à l’emploi de de ce point de vue dans de telles structures, il semble avoir les mêmes effets sémantiques que les adverbes en –ment, et ressortir d’une stratégie argumentative. 34. De nombreux exemples montrent que, même de nos jours, il faut parfois de nombreuses

luttes et de fortes pressions pour imposer au patronat le respect de la législation en vigueur en matière de droit syndical. De ce point de vue, les deux décennies qui précédèrent mai 1968 ne manquent pas d’intérêt (L’Humanité, 30.09.04).

[… ADV / SP …]Clause

P

Enfin, il existe une variante de l’emploi précédent, dans laquelle les adverbes peuvent se trouver réintégrés au sein de l’énoncé qu’ils introduisent. 35. Les élections européennes se traduisent par une vague de protestation dans les vingt-

cinq pays de l’Union. La participation est historiquement faible (Le Monde, 16.06.04). 36. L’Occident reste hanté par une rationalisation hégémonique. Je ne pense pas que

l’Orient soit démuni de toute démarche rationnelle. Les chrétiens d’orient participent de ce point de vue de deux cultures (Le Figaro, 07.08.04).

Ainsi en (35.), "la participation est historiquement faible" peut apparaître comme une transformation fossilisée de quelque chose comme "historiquement/d’un point de vue historique, la participation est faible".

Le rendement sémantique est du même ordre que celui de l’emploi précédent, à la nuance près que l’adverbial est re-focalisé.

Ainsi, lorsqu’on est face à un adverbial du type "point de vue", trois cas sont possibles, qui correspondent à divers effets sémantiques:

1. emploi micro: restrictif 2. emploi macro: cadre énonciatif, clause à fonction préparatoire 3. emploi périphérique: cadre argumentatif

Seul le deuxième cas ferait donc véritablement référence au discours d’un autre locuteur, tandis que le troisième cas serait un moyen d’indiquer une

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prise en charge partielle de l’énoncé, qui laisse au locuteur la possibilité de se rétracter en convoquant un autre champ d’argumentation. Il est cependant parfois difficile de déterminer avec certitude à quel cas on a affaire: nombreuses sont les situations de métanalyses. 37. Seule manque, déjà perceptible dans les esprits de beaucoup, l’eau. Eh oui, de ce point

de vue, Beach Beauvais ressemble plus au Sahara qu’à Bora-Bora (Le Parisien, 25.07.04).

38. La leçon à tirer est simple: nul parti, nul pays n’est en mesure d’imposer sa volonté à lui seul. Il sera crucial de construire des coalitions. De ce point de vue, l’attitude des socialistes français est plutôt un mauvais départ (Ouest France, 21.07.04).

Ces exemples sont en effet analysables selon plusieurs schémas, selon que l’on interprète de ce point de vue comme régi ou pas par le reste de l’énoncé. Eu égard à la fonction sémantique de la locution adverbiale (prise en charge partielle), c’est une structure de type 3 qui semble le plus probable.

5. Corpus Cette analyse nous a permis de distinguer les différents rendements sémantiques des cadres de point de vue; je souhaiterai maintenant présenter un bref parcours des exemples du corpus, afin d’illustrer les emplois qui en sont faits dans la presse.

Dans les journaux, les cadres de point de vue sont en fait assez rares: sur une recherche systématique de quatre items (historiquement, d’un point de vue historique, du point de vue historique, de ce point de vue) sur dix quotidiens pendant trois mois, on n’obtient qu’une moyenne de trois occurrences au total par jour.

De fait, les cadres que l’on rencontre peuvent être classés en quelques grandes catégories, selon le rendement de ces cadres:

• expressions figées ou jeu sur celles-ci. L’emploi est toujours microsyntaxique, restrictif (cas 1): L’intelligence et l’expérience de Wenders permettent quelques belles scènes, mais l’ensemble, totalement dépourvu de pertinence, n’est qu’un exutoire politiquement correct (L’Express). Le parcours de Fillon est très chiraquement incorrect (Le Monde, 08.11.03). La sexualité médicalement assistée, la vie amoureuse en rose et bleu! (Le Monde, 09.06.98).

• atténuations, qui correspondent à un souci d’exactitude ou à un blocage d’inférences. On a alors affaire à un emploi microsyntaxique des adverbes, qui peut marquer soit la restriction, soit la prise en charge partielle de l’énoncé (cas 1 et 3): Officiellement, le discours multiculturel en vogue dans les années 80, qui insiste sur le droit de chaque minorité, reste de mise mais le thème de la "mixité" ethnique est aujourd’hui valorisé dans le discours du gouvernement travailliste (Le Monde, 06.11.98). Il faudra, a dit M. Chirac, évoquer le problème de l’embargo pétrolier, problème politiquement délicat (Le Monde, 22.12.98).

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88 Cadres et points de vue dans le discours journalistique

Les chiffres avancés par M. Allègre ont, sans surprise, provoqué une vive réaction du Syndicat national des enseignements du second degré (SNES), qui les taxe de "mensonges" et du Syndicat national des lycées et collèges (Snacl), qui propose au ministre d’annoncer un calendrier de réduction à 30 élèves par classe, puis 28, au lycée. M. Allègre pourrait sans doute rétorquer que c’est déjà chose faite. En quoi il aurait statistiquement raison et politiquement tort. Car les lycéens, en classe et dans la rue, ont au moins appris à se compter (Le Monde, 21.10.98). Avec sa tête en poire, qui fait le délice des caricaturistes, et sa démarche d’éléphant un animal dont il collectionne les statuettes, Helmut Kohl est politiquement un "tueur" (Le Monde, 05.04.97).

• effets de "scientificité". L’adverbe se situe alors en général à l’initiale de la proposition et marque le référence à un autre discours, le discours scientifique (cas 2 ou métanalyse). Cet emploi est peu fréquent: Mathématiquement, le "oui" ne peut pas perdre, puisqu’il est prôné par les deux partis qui dominent largement la vie politique locale (Le Monde, 02.11.98). Mathématiquement le "bloc" nationaliste pourrait former sa propre majorité (Le Monde).

• exposés de théories (vulgarisation). Tous les cas sont possibles: Cependant, du point de vue de la physique, et bien qu’il ait fallu recourir au téléphone d’où l’absence d’instantanéité de l’opération chère aux fans de Star Trek, cette expérience permet bien la téléportation d’une particule, ou, comme le disent les physiciens, d’un état quantique (Le Monde, 18.12.97). La [stratégie moléculaire] plus courante est celle du "clonage positionnel", qui permet de localiser physiquement sur son chromosome un gène recherché pour son intérêt médical ou industriel (Le Monde, 10.06.97).

et dans les rubriques où il est conventionnellement possible d’argumenter, et où l’on retrouve les quatre types d’effets sus-mentionnés:

• argumentaires (éditoriaux, tribunes, critiques): La France a économiquement besoin d’immigrés (Le Monde, 07.11.03). Le conseil national du Culte musulman, mis en place par Nicolas Sarkozy, a également rempli sa mission, en tenant devant l’opinion arabe un discours apaisant sur le voile islamique à l’école. De ce point de vue, il faut admettre que l’ancien ministre de l’Intérieur a eu raison de penser que l’intégrisme de l’UOIF, majoritaire au sein du conseil national, se modérerait au contact direct des responsabilités. Les apparences lui donnent actuellement raison (Le Figaro, 10.06.04). Mathématiquement, les pourcentages évoqués précédemment sont appelés à évoluer. Je dis mathématiquement parce que socialement, ni M. Perben ni aucun membre du gouvernement ne manifeste la moindre envie de s’attaquer à la racine du problème, pas plus que les pourvoyeurs du capital ne prévoient d’organiser l’égalité économique (Le monde libertaire, 7.10.04).

• interviews et citations: En 1928, le poète Oswaldo de Andrade, publiait un Manifeste de l’anthropophagie dans lequel il proclamait: "Il n’y a que l’anthropophagie qui nous unit. Socialement. Economiquement. Philosophiquement" (Le Monde, 04.12.98). Le premier des droits de l’homme est de manger, d’être soigné, d’avoir et de recevoir une éducation et un habitat. De ce point de vue, la Tunisie est très en avance sur beaucoup de pays. Naturellement, nous avons chacun nos critères d’appréciation, et je souhaite évidemment que le caractère libéral, respectueux des libertés, soit de plus en plus affirmé en Tunisie, ce dont je ne doute pas (Chirac, 05.12.03). Elle [Leïla Shahid] a ajouté: "C’est tout à fait possible qu’ils l’aient empoisonné puisqu’ils en ont empoisonné d’autres. Je ne peux pas vous dire que, médicalement, nous en ayons les preuves". (…) Et d’ajouter: "Il n’y a toujours pas de diagnostic. Les médecins

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Anne Beaulieu-Masson 89

n’ont confirmé que ce qu’on voyait, les symptômes. Les examens médicaux ne peuvent pas tout révéler" (L’Humanité, 15.11.04).

Les occurrences de tels adverbes apparaissent donc peu fréquentes et cantonnées à un petit nombre de contextes. Cela peut s’expliquer par la vision que l’on a du discours journalistique. On sait qu’on fait généralement peser des contraintes sur celui-ci: il se doit de présenter une information sûre et de la façon la plus objective possible. C’est peut-être pourquoi les emplois des cadres de point de vue sont rares: l’un de leurs emplois majoritaires, on l’a vu, est associable à un procédé argumentatif; il semblerait normal qu’un journaliste doive l’éviter, hors de certains terrains où il lui est justement permis d’argumenter.

Bibliographie

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Travaux neuchâtelois de linguistique, 2006, 44, 91-105

Nouvelles recherches sur le discours rapporté: vers une théorie de la circulation discursive?

Laurence ROSIER Université libre de Bruxelles (Belgique) [email protected]

On the basis of the traditional forms of the reported speech, we try to work out a theory of discursive circulation who articulates social praxis, transmission resources and material circulation of the speeches. We successively review linguistic markers of surmarquage of the chain of enunciators, discursive configurations which aim erasing this chain and at even describing the statement by its circulation and, finally, a practical case, the circulation of a gossip, going from media confidence to sociological testimony.

Il a toujours été permis, il le sera toujours, de mettre en circulation un vocable marqué au coin du moment (Horace, Epîtres, cité par Marie-Anne Paveau, 2000: 19).

Si les discours se répètent, c’est qu’ils sont répétés (Courtine et Marandin, 1981: 29).

1. Introduction Depuis notre livre de 1999 (Rosier, 1999), nous avons progressivement élargi notre champ d’études du discours rapporté, d’une approche philologique et linguistique vers une approche discursive attentive aux rapports entre genres de discours et formes de discours rapporté. Cette piste n’avait véritablement été défrichée que dans les années 90, bénéficiant des acquis de la linguistique textuelle et d’une analyse du discours aux confins de la sociologie, la littérature et la linguistique. Dans cette perspective, c’est sans doute le champ du discours médiatique qui a été le plus labouré. Nous avons montré ailleurs (Rosier, 2002a, 2002b) que pratiquer la citation dans la presse ou dans le discours scientifique n’était pas du même ordre qu’intégrer du discours direct dans la fiction. L’appareil formel limité dont nous disposons pour mettre à distance et attribuer à autrui son dire montre d’importantes variations en fonction des genres de discours1. Ainsi, dans notre étude parue en 2002 sur le discours de la presse, nous avons mis en avant des formes de DR caractérisant des rubriques particulières. Ainsi le métadiscours sur la fidélité citationnelle trouve particulièrement à s’exprimer dans des rubriques comme le courrier des lecteurs. Ainsi, les discours rapportés surmarqués (soit discours indirect mimétique, soit discours direct avec que) servent

1 Nous n’entrerons pas dans ce vaste sujet, nous contentant de l’utiliser au sens où

Maingueneau le définit pour parler des dispositifs de communication socio-historiquement définis.

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préférentiellement à introduire des séquences où la littéralité est mise en avant: citations de l’écrit, citations officielles (produites par des instances d’énonciation officielles) et citations marquées stylistiquement ou véritables DD (personnes énonciatives). Enfin, dans la scénographie particulière des journaux dits de référence, type Le Monde, l’exhibition des retouches énonciatives – ces crochets et parenthèses2 qui marquent les coupes et les transpositions personnelles ou temporelles – atteste de la déontologie, construit l’image de praticiens soucieux du rendu exact de l’énonciation d’autrui autant que de la leur propre. En retour, cette exhibition participe à l’effet d’objectivité implicite de ce qui n’est pas signalé comme retouché.

Un examen attentif des formes classiques du DR et de ses avatars affine à la fois le projet discursif auquel participent les formes de DR, les contraintes de littéralité auxquelles elles sont soumises, et les marques spécifiques du rapport au discours d’autrui des genres de discours. La question de l’origine énonciative et des transformations subies par la circulation du discours initial est clairement posée.

2. Du discours rapporté à la circulation discursive Se profile alors, en plus de l’affinage de la typologie des formes du discours rapporté, l’idée d’une théorisation plus globale de la notion de circulation, dans un but heuristique, pour tenter de mettre sur pied une grammaire des "marqueurs" de circulation des discours rapportés.

En relisant les articles et ouvrages des premiers analystes du discours "à la française", on repère cependant une certaine méfiance à l’égard de la circulation. Ainsi, on peut lire sous la plume de Pêcheux (1981):

"Ça circule", comme on a pris l’habitude de dire, en faisant de cette circulation l’image positive de notre modernité discursive libérée, ou au contraire la fausse monnaie de langues de vent (…) N’est-il pas temps de destituer cette image doublement complaisante de la circulation, en prenant acte du fait que les circulations discursives ne sont jamais aléatoires, parce que le "n’importe quoi" n’y est jamais "n’importe quoi"? (p. 18).

Dans son acception banale, la circulation implique l’idée d’une répétition inchangée de l’énoncé, ce qui est contraire aux principes de base de l’analyse du discours, pour laquelle tout énoncé répété, même à l’identique, est foncièrement déplacé et sémantiquement autre. On peut d’ailleurs avancer que les analystes de discours se sont plutôt occupés de transmission en privilégiant les corpus d’histoire, en questionnant le rôle des institutions dans

2 Vides, ou comportant des points de suspension où les termes supprimés ou modifiés, ces

"sous-marins énonciatifs", comme nous les avons appelés, sont les symétriques inverses des îlots textuels.

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la pérennisation des discours et en conceptualisant la mémoire (inter)discursive. Pourtant, la notion de circulation nous apparaît consubstantielle à l’analyse du discours (et on peut relire la citation de Pêcheux ci-dessus comme une invite à creuser la notion): les conditions de production, de propagation et de circulation lexicale dans les discours politiques, médiatiques, y compris télévisuels, ont du reste mobilisé l’attention des chercheurs dans des études remarquables (Tournier, Fiala, Bonnafous, Krieg, Moirand en bibliographie).

Entre communiquer et transmettre, que signifie circuler? Les formes que nous retenons indiquent des conditions de circulation de discours rapporté et non des phénomènes de circulation lexicale3 stricto sensu.

Au-delà du lexique et des formes classiques du DR, qu’entendons-nous alors étudier?

Nous nous concentrons sur les manifestations discursives du discours citant, par surmarquage ou effacement, au-delà des "sources de savoir" et des prises en charge énonciative largement étudiées (voir notamment pour une synthèse Adam, 2005), plutôt que sur le discours cité: c’est la raison pour laquelle ce sont la médiation, la pratique et l’objet-support du discours qui retiennent notre attention.

La récolte de ces nouveaux observables invite à travailler de concert des corpus différents: discours médiatique et ordinaire, discours de l’internet, pratiques conversationnelles, … afin de tenter de mettre au jour des chaînes de circulation/transmission, ainsi que les représentations socio-culturelles attachées à ces transmissions, et les pratiques et techniques qui les fondent.

Ainsi la délation (donner les noms, rapporter un fait) est considérée socialement comme un acte lâche et abject, "même s’il existe et est parfois encouragé par l’Etat" (Nérard, 2004). Si nous prenons la figure du corbeau, elle se caractérise historiquement par une pratique épistolaire spécifique, la lettre rédigée à l’aide de lettres découpées et collées, dont la forme a évolué grâce à la technique: ainsi aujourd’hui, les fax et les emails, à l’aide d’un call center, permettent de dénoncer en toute confidentialité.

Dans ces exemples, c’est la fonction messagère du discours qui prime.

Nous cherchons donc à articuler des formes de discours à des pratiques sociales et historicisées. C’est ce qui nous a amenée du discours rapporté à des formes de discours plus "vagues" comme le potin ou la dénonciation, moins ou pas du tout grammaticalisées (ce qui ne veut pas dire qu’il n’en

3 Bien entendu ces deux approches peuvent se rencontrer puisque la circulation d’items lexicaux

passe aussi par des formes de discours rapporté.

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existe pas de marques formelles), plus socialisées en tout cas et qui ont davantage préoccupé les domaines de la sociologie, de l’anthropologie, de l’ethnologie, de l’ethnographie de la communication, de la psychologie sociale et de l’histoire culturelle.

C’est cette double dimension, discursive et sociale, qui nous pousse à les poser en nouveaux "observables", que nous classerons parmi les "circulèmes". Le terme circulème, créé sur le patron du sème lui-même dérivé du phonème, est un calque lexical des culturèmes du sociologue des médias Abraham Moles (1967), utilisés pour désigner les idées nouvelles qui tournent dans un circuit médiatique. Il s’inscrit dans un paradigme où l’on retrouvera les idéologèmes (sociocritique), les relationèmes (Kerbrat-Orecchioni), les pathèmes (Amossy), les propagèmes (Carine Karitini Doganis)… qui ont en commun de tenter de donner corps à des dynamiques, à des vecteurs de représentations plus ou moins actualisés sous des formes de discours, de la notion à la maxime, en passant par d’autres micro-systèmes sémiotiques.

Petite parenthèse épistémologique: dans la conceptualisation d’ensembles discursifs déjà là, la question fondamentale est toujours de tenter de pointer des manifestations visibles, discursives, sans pour autant réduire à néant la pré-discursivité des concepts comme l’interdiscours, l’intertextualité, le préconstruit. Ainsi en analyse du discours, si la proposition relative était une manifestation syntaxique du préconstruit, celui-ci ne se laissait pas ramener à une paraphrase ou proposition logique formalisable. A cet égard, les différents dérivés en –èmes que nous avons énumérés sont des points d’accroche, des révélateurs discursifs de phénomènes extralinguistiques comme l’Idéologie, les relations sociales, les effets du discours, phénomènes qui conservent une part de non-saturation discursive (on ne peut établir une équivalence totale entre une manifestation discursive et une manifestation sociale, culturelle, idéologique). C’est cette part non discursive qui avait amené les premiers analystes du discours à distinguer, en les articulant, les trois notions de préconstruit, d’interdiscours et d’intra-discours (Paveau, 2004, Rosier et Paveau, 2005).

Dans cette lignée, le circulème, comme manifestation linguistique de la fonction messagère du discours, relèverait à la fois d’un ancrage énonciatif et de locutions indiquant les conditions de production et de mise en parcours des discours. Pour l’instant, nous distinguerons:

1. Le circulème énonciatif désigne les énonciateurs susceptibles de faire circuler des discours. Les énonciateurs se définissent par leur positionnement légitimé et idéologique, leur place dans l’interaction et leurs postures énonciatives dans le discours. Ces énonciateurs peuvent être emblématiques et incarner un statut socio-culturel: ainsi le voisin, la concierge, l’indiscret, la commère du village sont des "passeurs" de discours (on pourrait aussi les désigner sous le terme d’"agents de

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rumeur" cf. Corinne Coulet, 1996 ou, de façon plus neutre, d’"agents de circulation" Rosier, 2003): ainsi la délation est incarnée par la figure du corbeau ou du traître4 (celui qui répète ce qu’on lui a demandé de taire). Le circulème énonciatif pourra adopter la figure du "déclencheur" (C’est pas moi qui l’ai dit, c’est X), du passeur (Je vous tiens au courant de: , je me suis laissé dire que), du propagateur (J’avais promis de ne pas le dire) ou du stoppeur (Arrêtons de faire circuler ce discours, garde ça pour toi, je serai muet comme une tombe).

2. Le circulème morpho-syntaxique est un terme ou une expression qui indique les conditions de circulation des discours rapportés et donne des indications sur la nature de la relation nouée (amicale, amoureuse, indifférente, professionnelle, conflictuelle, haineuse): il peut s’agir de noms (actes de paroles potin, ragot, commérage, calomnie…), il peut s’agir de verbes (répéter, redire, asséner, médire, dénoncer), d’adverbes ou de locutions adverbiales ou de périphrases (officieusement, officiellement, entre nous, je vais te faire une confidence…). Ils peuvent indiquer des conditions de circulation restreintes (en toute confidentialité, de vous à moi, entre nous, que cela reste entre nous) ou des conditions matérielles de propagation: bouche à oreille, circulation sous le manteau, confidences sur l’oreiller, c’est le téléphone arabe…

A ce stade, nous en restons à des manifestations de circulation essentiellement scripturales, qui linéarisent des processus de circulation complexes, ou à des phénomènes paratextuels qui identifient, par la dénomination, un discours selon ses modes de circulation (par exemple les rubriques potins des magazines).

En pointant des figures comme circulème énonciatif, nous évoluons vers des pratiques socialisées et incarnées par des "types sociaux" censés représenter des valeurs parfois contradictoires (ainsi certains délateurs considèrent qu’ils informent ou révèlent un dysfonctionnement au pouvoir et ne se voient donc pas comme des traîtres).

Nous voulons par la suite creuser le sillon d’une recherche sur la circulation matérielle des discours5 parce que les discours se déplacent spatialement et

4 Roger Martin, dans son article "De l’indic au doulos" (revue Autrement en bibliographie) signale

que "le mot informer comme le mot délateur est de ceux qui comptent le plus de parasynonymes. Dans les dictionnaires d’argot il n’y a guère que l’alcool, les attributs génitaux et les armes pour leur damer le pion". Et de citer: "indicateur, mouchard, mouton, espion, agent, donneur, vendu, balance".

5 Ce que Paveau (2005) nomme la technologie discursive qui recouvre "des outils linguistiques (grammaires, dictionnaires, mémentos, listes, guides de conversation, essais puristes, etc.), d’écrits et inscriptions de toutes sortes (des étiquettes de bureau aux inscriptions des monuments aux morts, en passant par les emballages alimentaires, les cartons d’invitation et

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temporellement grâce à des supports matériels, corps, objets ou artefacts, eux-mêmes produits dans des contextes socio-historiques particuliers: ainsi les contraintes de circulation clandestine de certains discours et les objets-outils-pratiques comme l’encre sympathique ou la lettre-collage anonyme.

Dans la suite de cet article, nous allons examiner d’une part des marqueurs morpho-syntaxiques de récursivité du discours citant (c’est-à-dire des marques micro-linguistiques); d’autre part une configuration discursive, le potin, caractérisée par une absence de discours citant. Nous terminerons par l’examen d’un cas exemplaire de circulation médiatique, où surgit un conflit de dénomination de l’événement mis en circulation discursive.

3. Une circulation remarquée Une articulation contrainte/formes de DR amène à raffiner notre description suivant la démultiplication des origines énonciatives. En effet la mise en abîme du discours citant n’est pas une forme banalisée mais correspond à des emplois précis liés à des genres de discours et donc à leurs contraintes spécifiques. Ainsi la citation, mise en exergue dans cet article que nous remettons pour mémoire: "Il a toujours été permis, il le sera toujours, de mettre en circulation un vocable marqué au coin du moment" (Horace, Epîtres, cité par Marie-Anne Paveau, 2000: 19) illustre une pratique de seconde main, puisqu’on reprend une citation qui a déjà servi. Cette pratique, certes condamnée par la philologie puriste – pour laquelle il faut toujours aller soi-même à la source – est néanmoins devenue monnaie courante en raison notamment de la prolifération des sources et des facilités d’accès (digest, internet…). Le parenthésage, la double attribution (de l’origine, à gauche, aux différents maillons successifs, à droite), la date sont les caractéristiques formelles de cette récursivité du discours d’autrui. Cette mise en abîme de la citation existe-t-elle dans d’autres corpus et donne-t-elle lieu à des formes particulières? Le double enchâssement attributif (type: X dit que Y a dit) est généralement inversé dans d’autres corpus où la parole s’appuie sur les dits antérieurs (minutes de procès, forums de discussion), l’origine énonciative se situant le plus à droite (il a dit que) et le dernier maillon énonciatif à gauche (qu’on lui avait dit) comme dans les exemples ci-dessous, où l’on notera un discours potinant en 3:

Ensuite, il m’a dit qu’on lui avait dit que la guerre allait atteindre la Bosnie et qu’il assisterait aux mêmes événements. Il a eu peur. http://www.un.org/icty/transf21/980713fe.htm

les graffitis) et de nombreux artefacts comme les blocs-notes, les listes, les carnets d’adresse, les agendas, etc." (p. 119).

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et il m’a dit qu’on lui avait dit que le film qu’il est en fait allé voir était super... http://www.aufeminin.com/__f104605_Couple1_Est_ce_un_mensonge_grave_ou_pas_.htmlLe hic, c’est que j’ai pas su répondre, je me suis trouvée con surtout quand il m’a dit qu’on lui avait dit que cela n’allait pas avec mon mari. Les gens ont dû interpréter notre problème à avoir le 2ième enfant comme étant un problème de couple. http://www.aufeminin.com/__f48183_Matern4__recap_des_cadettes_du_24_nov_.html

Dans le domaine littéraire, les auteurs de la modernité ne se sont guère emparés de l’enchâssement, pourtant matériau idéal d’une mise en procès du langage, lui préférant le "floutage énonciatif" (d’Aragon dans Front rouge en 1932 à Sollers dans H en 1962).

Le néo-romancier des éditions de Minuit François Bon fait figure d’exception. Son Calvaire des chiens est construit, dès les premières phrases, sur l’ambiguïté énonciative, un narrateur apparaissant en tant qu’interlocuteur dans l’intervalle des propos attribués au personnage nommé Barbin, d’abord en discours direct puis en discours direct libre:

Ce mur était indestructible, dit Barbin. Il portait un vêtement rouge décoré de l’ours emblème de B., avait posé son gros cartable et rejeté ses cheveux en arrière: un livre comme un film, c’est ça qui me tenterait; si seulement j’avais un peu de temps, il ajouta quand même. On avait eu un quart d’heure pour la visite, reprit Barbin. Travailler avec un acteur pareil, tu te rends compte. Mais l’acteur venait d’être opéré (…) (Fr. Bon, Calvaire des chiens, 1990, incipit).

Quand l’enchâssement survient (p. 34, puis p. 48: "Et puis non, madame, Mort a tout pris", finit Andreas, dit Barbin.), il ne produit de désambiguisation qu’en apparence puisqu’il manifeste que le propos d’Andreas, pourtant entre guillemets, est filtré par Barbin, et en relativise ainsi l’authenticité formelle.

Notre second exemple littéraire est en revanche des plus fréquents. L’enchâssement y marque l’ironie:

... et ça n’est pas une blague... un potin... une parole en l’air: non, Joseph en est sûr... Joseph le tient du sacristain, qui le tient du curé, qui le tient de l’évêque, qui le tient du pape... qui le tient de Drumont... ah! (Mirbeau, Journal d’une femme de chambre, 1900: 120).

Ici, la dénégation (ce n’est pas une blague…) semble d’abord faire croire que le discours relayé serait fiable, gagnant en légitimité au fil de la hiérarchie; mais l’ironie, décelable déjà dans l’accumulation des cinq énonciateurs successifs, et dans la répétition du même patron grammatical (qui le tient), culmine lorsque l’autorité énonciative passe du souverain pontife, non pas au seul "sur-énonciateur" possible, Dieu, mais à l’idéologue antisémite Édouard Drumont (auteur de La France juive en 1886). A nouveau, on se trouve face à un discours certes de dénégation mais qui indique, de façon paradoxale, une opposition entre un dire rapporté selon le mode du potin, par la mise en abîme du discours citant, mais auquel on dénie cette composante.

Ainsi, nous passons du discours rapporté à des formes qui regardent plus généralement des phénomènes de circulation, au-delà de deux espaces énonciatifs vers des relais énonciatifs et des parcours plus complexes. Cette

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récursivité du discours citant est une forme marquée: en effet très souvent, il y a bien une chaîne et des relais de messages multiples mais le discours tend à les effacer, sans doute en raison des effets (ironiques notamment) produits par cette sorte de surenchère énonciative.

Qu’en est-il alors du potin, dont on peut poser qu’il n’existe que répété et rapporté encore et encore?

4. Une circulation effacée En 1979, dans un numéro de Communication consacré à la conversation Roland Barthes et Frédéric Berthet écrivaient, "une science n’oserait retenir dans son filet quelque chose comme le 'potin'"… alors, poursuivaient-ils, qu’il est un élément relationnel indispensable.

En 1981, dans la revue Pratiques consacrée au pouvoir des discours, Van den Heuvel remarquait: "le genre du potin est encore indéfini, son corpus encore problématique" (49). Et de rapprocher le "discours potinant" de l’allusion, l’insinuation, du sous-entendu, du commérage, de la médisance, de la calomnie et de l’outrage.

Un an plus tard, dans Ce que parler veut dire, Pierre Bourdieu insistait sur la nécessité de prendre pour objet les opérations sociales de nomination et les rites d’institution à travers lesquels elles s’accomplissent (99). Traitant des nominations institutionnelles, le sociologue mentionnait la "petite monnaie quotidienne des actes solennels et collectifs de nominations" (idem) grâce aux pratiques suivantes: ragots, calomnies, médisances, insultes, éloges, accusations, critiques, polémiques, louanges. Ces actes illustrent ce que Bourdieu appelle la magie performative. Mais au-delà de l’effet illocutoire de la nomination, ce qui retient notre attention est la mention de l’importance de l’étude de la circulation des discours: "La science des discours comme pragmatique sociologique (…) s’attache en effet à découvrir dans les propriétés les plus typiquement formelles des discours les effets des conditions sociales de leur production et de leur circulation" (165).

Dans le champ de l’analyse du discours, la même année, Boutet, Ebel et Fiala critiquaient une AD française centrée exclusivement sur les écrits institutionnels, et proposaient de s’intéresser à la diversité de productions plus spontanées qui participent à la "rumeur" politique, et à leur circulation, en étudiant notamment le courrier des lecteurs des journaux.

Suite à la liste de Bourdieu, nous avons commencé à travailler une série de "sous-genres" allant de la confidence à la médisance et à la dénonciation.

Pourquoi un tel programme et quel lien avec le discours rapporté? D’une part, les formes de discours que nous avons isolées se matérialisent souvent dans des marqueurs de discours rapportés c’est-à-dire qu’elles empruntent des voies de circulation, fussent-elles minimales (d’un locuteur-énonciateur à un

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autre): c’est le versant "micro-linguistique" de notre approche, qui vise à créer un répertoire des marqueurs qui nous renseignent sur la manière dont on se représente les régulations des circulations des discours.

En voici trois exemples issus de la littérature, de la presse et de sites internets, avec la forme DR correspondante (respectivement attribution rétrospective du dire dans le potin, locution introductrice pour le ragot, discours indirect de la calomnie; c’est nous qui soulignons dans les exemples). Le rôle cataphorique des dénominations (ou du verbe dans l’ex. 3) prévoit le mode de circulation et de réception des discours rapportés:

Parmi les potins de New York, j’ai été littéralement sidérée par la désintégration de la famille B. Blanche a l’air folle, et ce qui est extraordinaire c’est qu’il le dit dès qu’elle a le dos tourné (Sollers, Le cœur absolu: 225)

Je vous rapporte un ragot qui vaut ce qu’il vaut: un pote à moi, programmateur de cinéma, a eu l’occasion il y a quelques années d’assister à la projection du film “Le coeur fantôme” de Philippe Garrel, à côté de Serge Kaganski. Ce dernier a dormi pendant tout le film! Le lendemain, il expliquait à la radio que ce film était “la merveille de la semaine”! http://www.liberation.com/page_forum.php?Template=FOR_MSG&Message=26394

tinky a écrit: salam, bonjour, Citation: tinky m’a calomnié Je m’en souviens j’avais dit que tu étais un bo gosse... je m’excuse hicham d’avoir menti à tout nos bladinautes Tawmat non pas celle là msiou tinky! une autre fois où tu m’avais désigné comme le bourreau de coeur d’un bladinette hystérique! je te collerais le lien dés que j’aurais mis la main dessus http://www.bladi.net/modules/newbb/sujet-24660-6-la-calomnie

Si le discours potinant illustre des itinéraires et des formes classiques de discours rapporté, il ne s’y restreint pas. En effet, nous pouvons rencontrer des potins, ragots, dénonciations et calomnies qui n’empruntent pas ces chemins formels et où l’interprétation se fait de façon pragmatique. En effet, le potin est généralement décrit comme illustrant une rhétorique de l’insinuation, comme un discours mal intentionné à l’égard d’un tiers absent (Van den Heuvel, op. cit. 49).

Au-delà de l’acception commune du potin, qui recoupe très massivement celles du ragot, du commérage et de la médisance en général, on se doit d’affiner la description si l’on articule la pratique du potinage à des lieux médiologiques (milieux de la diplomatie, des médias, etc.). Il s’agit de dispositifs de communication relativement contrainte qui se caractérisent par le statut des énonciateurs, les circonstances, le mode de médium et sa scénographie particulière (les photos par exemple6 dans la presse people ou

6 La photo et sa rhétorique particulière utilisée dans le potin (dans les magazines à sensation, le

"floutage" caractéristique des photos volées, les photos de stars cachant leur visage ou, au contraire, faisant un doigt d’honneur aux photographes, le légendage, …) doivent être intégrées à l’étude du potin médiatique.

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à sensation), la thématique (petites informations ordinaires sur les habitudes intimes des personnages médiatisés (Yannick Noah déteste porter des chaussures), petits récits montrant une facette peu reluisante, vaguement transgressive, des mêmes personnages, récits de liaisons amoureuses cachées ou nouvelles dans les conversations…), les formes (phrases comportant des noms propres, verbes au présent ou au conditionnel, …).

L’intention malveillante n’y est donc pas toujours présente ou, en tout cas, première. Comme nous avons mentionné l’ambivalence du rôle social de la délation, nous devons tenir compte que le potin est aussi une parole qui entretient le lien social, à tel point que les manuels de savoir-vivre l’intègrent comme un véritable savoir-faire mondain (tout en perpétuant l’idée qu’il s’agit quand même toujours de dire du mal de ses connaissances):

On peut encore parler des amis communs et qui ne sont pas encore là ou qui n’ont pas été invités. Vous commencez par en dire du bien et vous attendez qu’on vous en dise du mal. Sur ce sujet, vous pouvez broder indéfiniment (Hervé de Peslouan, Le vrai savoir vivre, sd: 277).

Le potin, généralement annoncé comme tel, est donc alors un circulème car tout propos dénommé potin indique voire impose son mode de circulation, dans un réseau, souvent présenté comme naturel. Nous pensons aux métaphores du vent, de la neige (effet dit boule de neige) utilisées par les écrivains pour caractériser leur circulation inéluctable, occultant l’origine énonciative, échappant aux énonciateurs multiples, s’imposant par sa circulation même: "Un souffle de commérages s’enflait depuis quatre jours, éclatait en une malédiction universelle" (Zola, Germinal: 1518).

Dans le discours médiatique, le discours potinant sera organisé et hiérarchisé selon les rubriques et sous-rubriques où il apparaît: potins à plus ou moins de pourcentage de probabilité dans l’hebdomadaire Voici, potins d’importance ou négligeables sous les rubriques: on est content pour eux et on s’en fout dans le même Voici, rubriques différentes pour news, indiscret, canal potins sur canal stars.com, présentation d’interviews de stars sous la mention "potin" (ainsi le magazine Elle présente sous la dénomination Potins les impressions de Valérie Lemercier comme présidente de la cérémonie des Césars 2006).

Comme le potin est, au mieux, considéré comme une pratique futile, au pire comme une pratique malveillante et condamnable, les organes de presse non dévolus spécifiquement aux potins et ragots (comme Voici, France Soir, Public) vont utiliser diverses stratégies pour produire une sorte de discours d’escorte légitimant le potin, sur le mode ludique, humoristique:

Oh, les beaux potins (…) Dr Aga, voici mon problème; je suis une mauvaise communicante. Quand je tiens un bon potin sur quelqu’un, j’ai du mal à le vendre. Même si c’est un super ragot sexuel, formulé par moi, il tombe à plat. (…) réponse du docteur AGA: (…) Vous souffrez d’un déficit de talent narrativo-potinier. (…) Dans votre lettre vous dites avoir livré votre ragot "à la cantonade". Erreur monumentale! Un potin se chuchote à l’oreille, règle numéro 1 (ELLE, 15.05.05: 97).

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Pratique sociale, le potin a donc ses règles selon les modes de circulation (ainsi à l’oral il est conseillé de le chuchoter comme dans l’exemple ci-dessus), ses thématiques récurrentes (généralement tournées autour des histoires d’amour et des habitudes intimes des proches ou des "stars" présentées comme des "gens normaux"), et ses formes d’annonce qui orientent son intention et sa réception (pour rire, à croire, à ne pas croire…).

5. Parcours d’un discours Selon les genres de discours, on peut avoir l’impression que certaines circulations sont balisées, vouées à la circularité et à une progressive disparition par épuisement discursif en quelque sorte. Ce serait le cas du potin qui, une fois "éventé", ayant circulé dans la totalité des sphères où il peut susciter un intérêt, retombe dans l’oubli ou bien change de statut et devient un énoncé stabilisé.

Or il est des cas, où la "machine médiatique" montre des circulations plus complexes, où un "potin", en l’occurrence, est sorti de sa trajectoire obligée parce que les protagonistes ont cherché à modifier le cours du discours, que les frontières entre les médias spécialisés dans ce genre de rapport de discours (type Voici, Public, et dans un registre proche mais non assimilé, Paris-Match) et les autres (médias légitimes comme Le Monde, Le Figaro, Libération), sont devenues étanches.

C’est le cas de ce que nous avons nommé "l’affaire Adjani-Jarre" qui a occupé les médias durant l’été 2004. Rappelons en quelques mots l’histoire qui s’est déclinée dans les médias dès la rencontre et le début de la relation amoureuse des protagonistes: apprenant que Jarre entretient une relation avec une autre actrice, ce qui a été dévoilé par la presse dite "à scandale", Adjani décide d’annoncer leur rupture par voie de presse en utilisant des circuits de la presse "légitime", notamment par une interview à L’Express.

Cette "affaire Adjani-Jarre" semble conjoindre les différents points mis en avant jusqu’ici: point d’émission médiologique aisément repérable puisque le circuit médiatique a été tout à fait balisé; volonté de maîtrise de l’événement par l’un des protagonistes; questions des valeurs, des déplacements de circuits des discours; ambivalence des frontières entre confidences médiatisées, potins, ragots, médisances, témoignages…; valse hésitation entre discours autocentré (celui de la confidence/confession par voie d’interview) et hétérocentré (celui du potin), pour sauvegarder l’ethos de la principale intéressée, entre amoureuse trompée et star secrète et discrète.

Si les médias type Voici fonctionnent entièrement et naturellement sur et par le discours potinant, les médias classiques se sont vus contraints, pour le relayer, de produire un discours sur l’événement/potin médiatique et sur cette circulation débridée. Premier changement de cap d’un discours, qui oblige à

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revoir l’idée communément admise que le potin est sans intérêt notionnel: les "histoires de coucherie" du discours potinant peuvent "s’élever" au rang d’objet sociologique (tabou de l’infidélité masculine, adultère comme inconduite universelle).

"Elle" et lui ont fait la une de Paris-Match pour dire qu’ils s’aimaient. Photos noir et blanc d’un couple qui avait visiblement l’adresse d’une bonne thalasso à jouvence. Deux ans plus tard, "elle", toujours en une, annonce qu’elle le quitte parce qu’il la trompe. Les rotatives s’emballent. Avis de recherche sur la maîtresse. Vient l’Express, "elle" veut briser le tabou de l’infidélité masculine. Rarement potin mondain, banale histoire de coucheries chez les quinquas qui ont l’air d’en avoir 20, aura à ce point circulé aux vitrines du grand jour (Libération, juillet 2004).

Pour ceux qui ne lisent pas la presse "pipaul", un bref rappel des faits s’impose. L’actrice Isabelle Adjani, qui avait jusqu’ici choisi de garder jalousement pour elle sa vie privée, a étalé sur la place publique sa rupture avec le musicien électronique et artificier Jean-Michel Jarre. Elle est même allée beaucoup plus loin en érigeant ce qu’elle appelle "l’adultère" de son ancien compagnon en exemple quasi universel d’inconduite (Le Monde, télévision, 14.09.04).

Une autre stratégie mise en place fut la dérision, ce qui permettait de bénéficier de l’intérêt des lecteurs pour l’affaire tout en gardant ses distances, comme l’illustrent ces titres aux jeux intertextuels très ironiques:

Adjani et Jarre, c’est fini sauf dans les kiosques (Libération, 24.07.04). De l’art de rompre médiatiquement (Le Monde, 05.08.04). Le grand cri d’Adjani a duré tout l’été (Le Monde, 14.09.04). Acheter le nouvel album de Jean-Michel Jarre en signe de solidarité après un été meurtrier (Le Figaro Magazine: "rentrée snob", 28.08.04).

Dans le cas de cette histoire, on est passé d’une "confidence" médiatisée à un détournement de ce qui aurait pu rester dans la rubrique potin pour l’élever à un autre rang de discours circulant.

C’est devenu une pratique relativement convenue de mettre sciemment à jour son intimité afin qu’elle n’apparaisse pas de toute façon de façon volée dans les rubriques à potin (l’un n’empêche pas l’autre bien évidemment). Adjani le sait et va d’ailleurs en user puisque l’annonce officielle de la relation fera la une de l’hebdomadaire français Paris-Match, via une mise en scène habile: le rôle du confident relatant l’histoire est assumé par une personnalité de choix, ni traître, ni indiscret, commentateur bienveillant et ayant le blanc seing des protagonistes:

Récit de Frédéric Mitterrand dans Match: "Isabelle l’a rejoint dans la belle maison du fleuve et ils n’en sont pratiquement pas sortis, sauf pour une escapade où des paparazzi toujours en planque ont réussi à les apercevoir et où des jeunes rappeurs ont nettoyé le pare-brise de la voiture à un feu rouge en lançant à Jean-Michel Jarre qu’ils avaient reconnu: "Pour toi, c’est gratuit et pour ta meuf aussi, c’est dingue ce qu’elle est belle". (site: http://www.telepoche.fr/canalstars/canalstars.nsf/).

Dans l’un des ELLE du mois de mai 2004, Adjani choisit cette fois de confier son bonheur, ses projets d’avenir, son amour avant, quelques semaines plus tard, de témoigner et de provoquer un débat de société sur l’infidélité et ses tabous (En juillet 2004, L’Express ouvre un forum avec ses lecteurs sur cette

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question). Le discours dès lors tend à occulter la dimension privée (ainsi l’actrice ne cite jamais nommément le nouveau couple formé par Jarre et Anne Parillaud, elle use d’une rhétorique générale sur le comportement pervers des hommes: "Et puis libérer la parole, c’est attirer l’attention sur un phénomène non pas pour incriminer une personne en particulier, mais un comportement: celui du pervers (…)", idem), alors qu’"en face" (on assiste en effet à une dichotomie des positions des grands groupes de presse à propos de cette affaire, chacun choisissant de soutenir médiatiquement l’un ou l’autre), Jarre replace sans cesse l’affaire dans le cadre intime, en usant d’ailleurs de la rhétorique visuelle correspondante (photos avec sa nouvelle compagne sur le mode "photos volées", de dos, léger flou dans Paris-Match):

"J’ai eu l’impression d’être pris dans un show de télé-réalité. J’ai évidemment une autre version des faits, je ne la donnerai pas par respect des gens, y compris pour elle (…) Prendre un cas d’espèce pour lever un tabou français, c’est n’importe quoi" (Libération, 13.09.04).

Confidence, potin, témoignage, récit, show de télé-réalité: la valse des circulèmes et des sous-genres savamment distillés (on ne qualifie pas de potin le dire de Frédéric Mitterand p.ex.), utilisés dans le paratexte ou dans les commentaires métadiscursifs des médias ou encore dans les interventions des protagonistes directs, témoigne du parcours insolite d’un potin devenu autre par sa mise en circulation centrifuge. Suivre un discours à la trace et décrire les méandres de sa circulation révèle les représentations liées aux différents circuits empruntés par le discours. Si le discours potinant a pu sortir de son circuit balisé, c’est aussi parce que, au-delà des protagonistes eux-mêmes (le trio amoureux), il y a bien un discours objet du potin (l’adultère, l’infidélité).

Actuellement, notamment à cause du médium internet, se propagent de façon concomitante d’une part des potins, hoax et rumeurs en nombre croissant et des sites de veille visant à les repérer, voire à les désamorcer et d’autre part, un discours notamment sociologique très critique sur les effets néfastes de ces pratiques, toujours assimilées à des pratiques négatives centrées sur l’axe de la vérité/fausseté: désinformation, médisance, calomnie, déstabilisation. A l’oral, le potin serait juste un bruit social, à l’écrit il serait néfaste. Dans le cas que nous avons choisi, il ne s’est pas agi de s’interroger sur la vérité ou la fausseté de l’information mais de déplacer le propos "trivial" du potin (Van den Heuvel, op. cit.) vers une signification sociale. C’est précisément les changements de circuit de circulation, via la dénomination, qui ont permis ce déplacement.

6. Conclusion générale Entre surmarquage et effacement, entre récursivité du discours citant et parcours balisé par des circulèmes, analyser la fonction messagère des

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104 Le discours rapporté: vers une théorie de la circulation discursive?

discours ouvre la porte à l’étude des manifestations spontanées ou construites de la représentation, par les locuteurs, de la régulation des discours. Nous en sommes restés pour le moment à des parcours relativement banalisés dans des corpus médiatiques mais l’intégration des supports médiologiques et matériels de ces discours comme pratiques sociales devrait par la suite ouvrir de nouveaux horizons théoriques via de nouveaux corpus. À suivre donc…

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Travaux neuchâtelois de linguistique, 2006, 44, 107-120

Les énoncés détachés dans la presse écrite. De la surassertion à l’aphorisation

Dominique MAINGUENEAU Université Paris XII (France) [email protected]

This article differs from most of the research on reported discourse in the newspapers. It focuses on utterances that were detached from a text, but were not inserted into a new set of sentences. The press can be considered as a medium that systematically detaches utterances deprived of context and puts them into circulation. In the first section, I reflect on the very fact of detaching utterances and introduce the concept of "overassertion" ("surassertion"), i.e. the operation that emphasizes in a text what fragments can be detached. In the second section a distinction is made between "overassertion" and "aphorisation", whose pragmatic status is quite specific. This allows us to distinguish between two types of utterances: "textual enunciations" ("énonciations textualisantes") and "aphorizing enunciations" ("énonciations aphorisantes").

De nombreuses recherches ont été menées sur le discours rapporté dans la presse écrite1. A la différence de la plupart de ces travaux, je vais m’intéresser ici à des énoncés détachés devenus autonomes, c’est-à-dire qui ne sont donc pas réinsérés dans la continuité d’un nouveau texte. Une telle problématique dépasse de beaucoup le cadre de la presse, mais cette dernière y fait massivement appel. Cela se comprend: comme tout média, la presse peut être considérée comme une machine à découper et à mettre en circulation des énoncés. Je commencerai par réfléchir sur le phénomène du détachement, de façon à introduire la notion de "surassertion" (Maingueneau, 2004), qui va elle-même nous amener à un régime d’énonciation particulier, celui de l’"aphorisation".

1. Le détachement Il circule dans les mémoires collectives un grand nombre d’énoncés brefs, en général constitués d’une seule phrase, qui contribuent à renforcer l’identité du groupe et dont le signifiant et le signifié sont pris dans une organisation plus ou moins prégnante (par la prosodie, des rimes internes, des métaphores, des antithèses…). J’ai parlé de "mémoires collectives" au pluriel parce qu’il peut s’agir d’énoncés attachés à un groupe restreint (une secte, une discipline

1 Pour le français, voir par exemple Darde (1988), Laroche-Bouvy (1988), Maingueneau (1998),

Komur (2004), Flottum (2000), Rosier (2002), Bastian et Hammer (2004), Marnette (2004), Tuomarla (2000).

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108 De la surassertion à l’aphorisation

académique…) ou à l’ensemble d’une communauté culturelle: dans l’espace francophone p.ex. "Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement" (Boileau), "Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là" (Victor Hugo), etc. Ces énoncés peuvent être des séquences autonomes par nature (ainsi les proverbes, les devises…), ou des énoncés qui ont été détachés d’un texte. Les énoncés qui vont nous retenir ici sont eux aussi des énoncés brefs et autonomes, mais il s’agit d’énoncés que la presse a détachés d’un texte et qui, du moins au moment où ils sont publiés, ne sont pas mémorisés par une collectivité.

Il ne suffit pas de constater que certains énoncés qui ont été autonomisés ont été détachés d’un texte. En fait, ce travail de détachement ne s’exerce pas sur n’importe quel matériau verbal; de nombreux énoncés détachés sont des énoncés qui dans le texte source se présentaient comme détachables. Cela n’est en rien spécifique de la presse. On peut évoquer par exemple le cas de ces "maximes" qui émaillaient le théâtre classique français du XVIIe siècle, surtout la tragédie. Les auteurs cherchaient constamment à produire des formules détachables, des "sentences" bien frappées. Ainsi dans cet extrait du Cid de Corneille:

Don Rodrigue. Parle sans t'émouvoir. Je suis jeune, il est vrai; mais aux âmes bien nées la valeur n'attend point le nombre des années. Le comte. Te mesurer à moi! Qui t'a rendu si vain, toi qu'on n'a jamais vu les armes à la main? Don Rodrigue. Mes pareils à deux fois ne se font point connoître, et pour leurs coups d' essai veulent des coups de maître. Le comte. Sais-tu bien qui je suis? Don Rodrigue. Oui; tout autre que moi au seul bruit de ton nom pourroit trembler d'effroi. Les palmes dont je vois ta tête si couverte semblent porter écrit le destin de ma perte. J’attaque en téméraire un bras toujours vainqueur; mais j' aurai trop de force, ayant assez de cœur. à qui venge son père il n'est rien impossible. Ton bras est invaincu, mais non pas invincible. (Le Cid, Acte II, scène II).

Il est facile d’identifier dans ce passage un certain nombre de séquences qui apparaissent détachables et que nous avons mises en gras: ce sont des énoncés généralisants qui énoncent un sens complet; ils sont brefs et fortement structurés. Voués à la mémorisation et au réemploi, ils doivent être prononcés avec l’ethos emphatique qui convient.

Ces "maximes" reposent sur la combinaison apparemment paradoxale de deux propriétés:

1. elles doivent être perçues comme inédites; 2. elles doivent être perçues comme immémoriales.

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Dominique Maingueneau 109

C’est précisément là le nœud de l'effet recherché: le personnage produit du mémorable, c’est-à-dire un énoncé digne d'être consacré, ancien en droit, nouveau en fait. C'est parce que cet énoncé est digne d'être ancien, qu'il peut prétendre à un statut "monumental". Il inaugure en aval une série illimitée de reprises en se présentant comme l'écho d'une série illimitée de reprises en amont. Il vise donc à produire dans la réalité ce qui n'est au fond qu'une prétention énonciative: se présentant comme une sentence appartenant déjà à un savoir partagé, il prescrit par là-même sa reprise.

On peut mettre ces maximes théâtrales en contraste avec des énoncés détachés de textes philosophiques. On écarte ici le cas particulier des philosophies, en particulier dans l’Antiquité, qui produisent des énoncés originellement détachés, sortes de slogans qui étaient destinés à servir de règle de vie ou de support à la méditation. Nous évoquons seulement les textes où telle ou telle séquence est marquée comme détachable. Cette détachabilité peut être indiquée de diverses façons:

• Parce qu’elle est reprise dans le paratexte, en particulier sous forme de titre ("L’existentialisme est un humanisme" (livre de Sartre)) ou d’intertitre;

• Dans le fil du texte proprement dit: en lui affectant une position saillante, surtout l’incipit ou la clausule;

• Par l’embrayage énonciatif: en lui conférant une valeur généralisante ou générique;

• Par une structuration prégnante de son signifiant (symétrie, syllepse…) et/ou de son signifié (métaphore, chiasme…);

• Par le métadiscours: en faisant ressortir tel ou tel énoncé: par exemple une reprise catégorisante, anaphorique ou cataphorique: "cette vérité essentielle…".

Voici un exemple de séquence philosophique détachable; elle conclut le chapitre I des Deux sources de la morale et de la religion de Bergson:

[…] Tout s’éclaire au contraire, si l’on va chercher, par-delà ces manifestations, la vie elle-même. Donnons donc au mot biologie le sens très compréhensif qu’il devrait avoir, qu’il prendra peut-être un jour, et disons pour conclure que toute morale, pression ou aspiration, est d’essence biologique. (1951: 103).

Ici la détachabilité de la séquence en italique est manifeste: elle cumule une saillance textuelle (position de clausule d’un chapitre d’une œuvre qui n’en contient que 4), autonomisation déictique (énoncé généralisant), opération métadiscursive ("disons pour conclure") qui fait ressortir l’énoncé; elle est également brève et paradoxale (par rapport à la doxa et par rapport à la représentation commune de la doctrine bergsonnienne, qui passe pour spiritualiste). Cet énoncé est donc un candidat idéal au statut de formule philosophique.

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110 De la surassertion à l’aphorisation

Pour de tels marquages, qui formatent un fragment comme détachable, candidat à une reprise, on ne peut pas parler de "citation": il s’agit seulement d’une mise en relief qui est opérée par rapport au reste des énoncés. A la différence de la maxime cornélienne, ce type de détachement semble étroitement lié à la position finale d’une unité textuelle (section, chapitre, livre). On parlera ici de surassertion, et l’on dira qu’une séquence surassertée dans un texte

• est relativement brève, de structure prégnante sur le plan du signifié et/ou du signifiant;

• se trouve en position saillante, le plus souvent en début ou en fin de texte, de manière à lui donner le statut d’un condensé sémantique, le produit d’une sorte de sédimentation de la dynamique du discours;

• est en relation thématique avec l’un des enjeux essentiels du passage concerné: il s’agit d’une prise de position sur un point sujet à débat;

• suppose une "amplification" de la figure de l’énonciateur.

2. Surassertion et détachement dans la presse Muni de cette notion de "surassertion", nous allons maintenant en venir à la presse écrite contemporaine. Considérons pour commencer ce dernier paragraphe d’un article du Figaro économie:

France Telecom devient une entreprise privée

[…] Et comme deux autres formes symboles, Renault et Air France, deux groupes publics sauvés grâce aux deniers publics privatisés pour leur permettre de devenir de vrais champions mondiaux, France Télécom illustre à son tour la difficile métamorphose de "France Entreprise". Car en ce début du XXIe siècle, il est impossible de faire de la bonne industrie si on n’est pas capable d’être aussi un bon actionnaire (article signé "Y. Le G. ", Le Figaro économie, 02.09.2004: II). C’est nous qui soulignons.

Le lecteur perçoit aisément que la dernière phrase est surassertée, par ses propriétés énonciatives aussi bien que par son lien avec la thématique centrale de l’article, donnée dans le titre. Néanmoins, cette surassertion n’est pas reprise dans le paratexte de l’article, comme c’est souvent le cas dans les journaux. Cela s’explique sans doute par l’absence d’autorité de l’auteur, qui ne signe d’ailleurs qu’avec ses initiales. L’identité de la source joue en effet un rôle essentiel dans cette affaire.

Dans les médias contemporains, les énoncés détachés prolifèrent. Les journalistes et leurs collaborateurs passent leur temps à découper des fragments de textes pour les convertir en citations (pour les titres et les intertitres, les compte rendus, les résumés, les interviews, etc.). C’est le cas p.ex. dans ces deux titres d’articles pris au hasard:

• Au Quai d’Orsay: "Les déclarations prêtées au ministre ne sont pas crédibles" (Le Monde, 24.01.04: 8).

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• Jean-Louis Borloo, ministre de la ville, sur les zones urbaines sensibles: "Les cités doivent devenir des quartiers ordinaires" (Libération, 10.11.03: 14).

Dans le même ordre d’idées, on peut aussi évoquer le phénomène qu’en France les médias audiovisuels dénomment "petites phrases", ces brèves citations qui sont découpées pour être reprises dans les émissions d’information, car jugées significatives dans un état déterminé de l’opinion. En fait, il est impossible de déterminer si ces "petites phrases" sont telles parce que les locuteurs des textes sources les ont voulues telles, c’est-à-dire détachables, vouées à la reprise, ou si ce sont les journalistes qui les disent telles pour légitimer leur découpage. De toute façon, par le jeu classique d’anticipation des modalités de la réception, les auteurs des textes sources, qui sont en général des professionnels de la vie publique, ont tendance à anticiper les réemplois qui vont être faits de leurs propos, et donc à essayer de contrôler les détachements. C’est ainsi devenu une routine pour les locuteurs familiers des médias que de placer des énoncés dans des positions textuelles distinguées – le plus souvent en fin d’unité textuelle – de façon à les rendre détachables et à favoriser leur circulation ultérieure. Comme s’ils indiquaient en pointillés quels fragments ils espèrent voir repris. Regardons par exemple cette interview de l’acteur Samuel Le Bihan parue dans un hebdomadaire de télévision:

Vous dites qu’incarner un nouveau rôle, c’est partir à la découverte de soi. Qu’avez-vous exploré cette fois? La relation avec mon frère. Quand il a eu 16 ans, nos parents se sont séparés. Il a quitté l’école – il était très turbulent comme son grand frère – et il est venu vivre avec moi. J’avais 23 ans et je me suis occupé de lui avec toute la maladresse de mon jeune âge: j’ai voulu lui donner le meilleur, pour qu’il réussisse là où j’avais échoué. Bref, je voulais jouer au père et je n’en avais pas la carrure.

Avec les femmes, Rapha a une façon très enfantine de séduire… Oui et en cela il me ressemble: en dépit de mes efforts pour avoir l’air adulte, il y a en moi une part d’enfance qui ne demande qu’à exister. Quand on grandit, on joue toujours à l’homme. Adolescent, j’ai eu l’impression qu’on me demandait de mettre en avant ma virilité. Mon côté foufou, il a bien fallu le planquer. Finalement, "c’est quand je joue ou quand je séduis que je redeviens un môme" (Télé Star, 12-18.04.03: 17).

Les deux énoncés placés en fin d’intervention sont détachables: par leur position en fin d’unité textuelle, par la présence d’un connecteur reformulatif ("bref", "finalement"), par leur structure sémantique et prosodique prégnante.

Dans ce genre d’article, la détachabilité a partie liée avec le titrage, l’intertitrage, les légendes des photos. Ainsi dans cette interview trouve-t-on en position paratextuelle deux énoncés détachés entre guillemets, l’un près de la photo de l’acteur ("Il y a en moi une part d’enfance qui ne demande qu’à exister"), l’autre en titre ("Avec les femmes je joue la légèreté"). Il est normal que dans une interview, ce soient de manière préférentielle les affirmations de l’interviewé sur soi qui soient marquées comme détachables; en revanche, dans un exposé philosophique la détachabilité concerne plutôt des thèses, des énoncés génériques à teneur doctrinale forte.

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112 De la surassertion à l’aphorisation

Considérons à présent cet autre entretien, accordé au quotidien gratuit 20 minutes par le mathématicien Gilles Dowek, professeur à l’Ecole Polytechnique. Son titre est "L’âge d’or des mathématiques, c’est aujourd’hui". Son détachement s’est fait à partir d’une surassertion, marquée à la fois par la position en fin d’intervention, un connecteur de reformulation ("autrement dit") et une structure sémantique prégnante, qui joue de l’opposition topique "âge d’or" / "aujourd’hui":

[…] on pense trop souvent qu’elles (= les mathématiques) appartiennent au passé, alors que la moitié des mathématiciens qui ont sévi au cours de l’Histoire sont… vivants et en exercice. Autrement dit, l’âge d’or des mathématiques, c’est aujourd’hui (18.10.04: 39).

Les énoncés détachés ne figurent pas seulement dans le paratexte d’articles. Ils sont bien souvent autonomes. On doit en effet opérer une distinction entre détachement fort (énoncés dissociés du texte source) et détachement faible (énoncés se trouvant dans le paratexte du texte source). A vrai dire, quand il y a détachement "fort", pour le lecteur le texte source n’existe pas. P.ex., à moins de faire une enquête qui n’est pas à la portée de tout le monde, il ne va pas remonter à cet entretien dans lequel Giscard d’Estaing aurait dit du mal de Raffarin:

La phrase qui tue: Valéry Giscard d’Estaing: "Raffarin, cela a été trois mois d’illusions, trois mois d’incertitudes et, depuis, c’est la certitude qu’il n’est pas à la hauteur" (20 minutes, 18.12.03: 23).

A côté de cette rubrique "La phrase qui tue", on en trouve d’autres, comme "La citation du jour":

La citation du jour: "Il y a une panne européenne, il y a une crise, mais ce n’est pas l’explosion". Le commissaire européen Michel Barnier, hier (Métro, 15.01.03: 4).

ou encore "C’est dit!": C’est dit! "Tous ceux qui vivent en France doivent se soumettre aux règles et coutumes de la société française". Le Conseil représentatif des institutions juives de France a salué, hier, le discours du chef de l’Etat (20 minutes, 18.12.03).

Il existe aussi des groupements d’énoncés détachés. Ainsi, Métro sous la rubrique "Ils ont dit" propose des listes de citations. Par exemple l’une d’elles, qui porte sur le Moyen Orient, juxtapose une série d’énoncés de G. Bush, Tony Blair, Ariel Sharon, Dominique de Villepin, Kofi Annan.

Mais l’unité thématique n’est pas nécessaire pour qu’il y ait groupement, comme le montre une rubrique courante dans les hebdomadaires du style "news magazines": les doubles pages qui forment un patchwork de citations. Dans l’hebdomadaire brésilien Veja, la rubrique "Veja essa" aligne par exemple, à la date du 3 septembre 2003 (p. 34-35), dix-huit citations où se mélangent politique et monde du spectacle.

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En voici deux: "O Brasil deve ter cuidado para o espectaculo do crescimento nao ser um vô de galinha". (Julio Sérgio Gomes de Almeida, economista do Instituto de Estudos para o Desenvolvimento Industrial, em entrevista a Paulo Henrique Amorim, no site Uol News)2.

"Eu me acho linda". (Preta Gil, cantora, a filha robusta do ministro da Cultura, Gilberto Gil, que posou nua para o encarte do seu CD)3.

Ce n’est en rien un phénomène réservé à la presse populaire, mais il prend des formes variables, en fonction du type de journal concerné. C’est ainsi que Le Monde, qui se veut un journal de référence pour les élites, y recourt en marquant sa différence, du moins en surface. Un long article du 29 février 2004 (p. 22), intitulé "Les vingt jours qui ont ébranlé la rédaction de France 2", est ainsi parsemé de cinq énoncés détachés guillemetés et en italique grasse, associés à une petite photo en noir et blanc du visage de leurs locuteurs. Ce qui est original ici, par rapport aux exemples que nous avons déjà évoqués, est qu’il s’agit d’un processus de second degré, où le détachement opère sur une citation, et non sur une énonciation première. En effet, il s’agit d’extraits de citations qui figurent dans le corps de l’article. Voici ces cinq énoncés détachés:

"Alain Juppé a tranché (…), il a décidé de prendre du champ […]. Un retrait qui sera progressif". DAVID PUJADAS "Nous ne sommes pas assez proches des hommes politiques, et voilà ce qui nous arrive". OLIVIER MAZEROLLE "Il faut que toute disposition soit prise pour que ce genre de faute ne se reproduise plus". JEAN-JACQUES AILLAGON "L’erreur commise […] doit nous conduire à revoir nos procédures dans nos journaux et nos reportages". MARC TESSIER "Il ne s’agit pas de tourner la page, mais de tirer les enseignements de ce qui s’est passé". ARLETTE CHABOT

Pour deux sur cinq de ces citations l’autonomie de l’énoncé détaché est affaiblie par la présence ostensible de coupes marquées par des points de suspension entre parenthèses. On peut y voir le résultat d’un compromis entre la logique du détachement et la nécessité de préserver l’ethos de sérieux que revendique un journal comme Le Monde, qui ne se donne pas le droit de modifier les paroles citées.

L’indépendance relative de l’énoncé détaché à l’égard du texte source se fait plus visible quand un détachement "faible" permet de percevoir des altérations de l’énoncé originel. En voici deux exemples particulièrement nets, puisque ce sont de simples suppressions: celle d’une phrase incise à fonction

2 "Le Brésil doit faire attention à ce que le spectacle de la croissance ne soit pas un mirage".

(Julio Sergio Gomes de Almeida, économiste de l’Institut d’Etudes pour le Développement Industriel, dans un entretien avec Paul Jenrique Amorim, sur le site Uol News).

3 "Je me trouve belle". (Preta Gil, chanteuse et robuste fille du ministre de la Culture, Gilberto Gil, qui a posé nue pour la couverture de son CD).

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d’autocorrection (H. Chalayan) et celle d’un circonstant (Valéria Bruni-Tedeschi):

(Titre) Hussein Chalayan: "Je suis très sexuel" […] "Les gens pensent que, parce que vous intellectualisez votre travail, vous ne pouvez pas être quelqu’un de très physique. Les deux ne sont pas antagonistes! Je suis, et j’ai toujours été, quelqu’un de très sexuel" (Jalouse, n° 58, mars 2003: 159) C’est nous qui soulignons.

(Chapeau) “J’ai découvert que ce n’était pas triste de devenir adulte”.

Alors elle s’écoute grandir, se regarde évoluer: "J’ai découvert en réalisant un film que ce n’était pas triste de devenir adulte! Comme actrice, je restais à une place un peu enfantine, où on se laisse diriger et on s’efforce de plaire […]" (Le Figaro, 02.10.04: 28) C’est nous qui soulignons.

On constate le même phénomène dans ce texte qui couvre toute une page du Nouvel Observateur (23-29.10.03: 27), sous la signature de trois personnalités du parti socialiste (Jean-Luc Mélenchon, Vincent Peillon, Manuel Valls). Il est doublement titré par deux énoncés détachés entre guillemets, de tailles différentes, placés dans le paratexte de leur texte source (détachement faible donc):

"On ne trie pas les citoyens en fonction de leur origine ou de leur religion"

"Monsieur Ramadan ne peut pas être des nôtres"

Le titre en gras renvoie à la dernière phrase du texte, qui est fortement surassertée: "Et pour cela M. Ramadan ne peut pas être des nôtres". Il y a ici convergence entre les intentions des locuteurs et les contraintes journalistiques; peu importe que cette convergence soit une anticipation des trois signataires ou, comme c’est probable, le résultat d’une collaboration entre eux et la rédaction du magazine. Quant à l’autre titre, son détachement s’accompagne à la fois de l’extraction d’une complétive et de l’abaissement de la négation: "Républicains, nous ne pouvons admettre que l’on trie les citoyens français en fonction de leur race, de leur origine, de leur religion".

On peut aller plus loin dans la transformation du texte source, comme le montre cet entretien avec l’actrice, Alexandra Kazan, qui a pour titre:

Alexandra Kazan: "Pour durer dans ce métier, il faut être costaud"

Or, le texte placé en dessous donne une version sensiblement différente: Les gens ne se rendent pas compte, ils ont l’impression que lorsqu’on est connu, on est arrivé. Mais c’est difficile de durer. Il faut être très costaud psychologiquement. Parfois, je le suis, parfois non (Télé Star, 19.10.03: 91).

On le voit, un mouvement argumentatif réparti sur quatre phrases, avec diverses modulations du locuteur, se trouve ici transformé en une phrase unique généralisante, une sorte de sentence.

Regardons maintenant cet entretien de quatre pages qui a été accordé par les premiers vainqueurs de l’émission de téléréalité "Le Bachelor", Olivier et

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Alexandra. Un grand titre s’étale sur les deux premières pages, titre repris en haut de la page suivante:

Olivier et Alexandra "Si ça ne marche pas entre nous, on vous le dira"

Pourtant, dans le texte source cet énoncé n’a pas Olivier et Alexandra pour locuteurs, mais le seul Olivier; en outre, l’énoncé originel est très différent:

"O.: Si, un jour, ça va moins bien entre nous, on ne le cachera pas non plus" (p.18).

Je ne vais pas commenter ici les raisons de cette transformation, mais on voit qu’elle élimine des modulations, de manière à renforcer l’autonomie et le caractère lapidaire de l’énoncé, de façon à projeter sur lui une surassertion rétrospective.

Ces transformations de l’énoncé originel touchent même Le Monde, même si c’est dans une proportion moindre. Une analyse plus attentive de l’article évoqué plus haut révèle que deux seulement sur les cinq énoncés détachés reprennent exactement les citations de l’article. Par exemple celle de Marc Tessier est différente de sa source; nous mettons en gras ce qui a été modifié:

• Enoncé détaché: "L’erreur commise (…) doit nous conduire à revoir nos procédures dans nos journaux et nos reportages". MARC TESSIER

• Texte source: Dans un communiqué, il lui rend hommage en soulignant que "l’erreur commise (…) doit nous conduire, dans un souci d’exigence et de rigueur, à revoir nos procédures dans nos journaux comme dans nos reportages".

Comme on peut s’y attendre, les modifications apportées tendent à accentuer le caractère formulaire, à formater les énoncés détachés en surassertions rétrospectives.

Jusqu’ici nous avons centré notre attention sur des détachements qui relèvent d’une logique de discours direct. Nous allons signaler en passant un phénomène relevant du discours indirect qui constitue une forme apparentée.

Dans l’entretien de l’acteur Samuel Le Bihan; l’une des questions du journaliste était la suivante:

Vous dites qu’incarner un nouveau rôle, c’est partir à la découverte de soi. Qu’avez-vous exploré cette fois? (C’est nous qui soulignons).

La formule citée au discours indirect pourrait constituer un énoncé détaché ("Incarner un nouveau rôle, c’est partir à la découverte de soi"). Ici il n’y a pas à proprement parler de détachement, mais le préfixe "vous dites que…", par la reprise qu’il implique, a pour effet de marquer rétrospectivement comme surasserté l’énoncé qui suit. On notera l’emploi du présent de l’indicatif pour "dites"; c’est moins un présent d’énonciation qu’un présent qui suppose un sujet invariant par rapport à la diversité des situations de communication dans le temps et l’espace. Ce "vous dites que…" suppose une opération de

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détachement faible, à partir d’une intervention antérieure du même entretien, ou de détachement fort si la phrase est censée avoir été énoncée dans une autre situation. Dans ce dernier cas il y a décontextualisation.

On en voit des illustrations avec ces deux énoncés, extraits d’un corpus de débat politique étudié par Diane Vincent (à paraître):

• "A chaque fois vous dites que ça va bien alors que c’est évident que ça va très mal dans le système de santé".

• "Rappelez-vous un jour vous disiez que vous alliez couper 25% des fonctionnaires. Vous le dites plus aujourd’hui là". (C’est nous qui soulignons).

On pourrait également verser à ce dossier ces formules autrefois rituelles dans le Parti communiste français: "Nous les communistes/au Parti communiste, nous disons que…", qui permettaient de présenter l’énoncé ainsi introduit comme la reprise d’une position, d’une thèse déjà validée. Le caractère collectif de l’énonciateur responsable et la dislocation syntaxique contribuaient à marquer chaque occurrence comme une parmi un nombre illimité d’autres, en amont et en aval.

3. L’aphorisation Nous avons jusqu’ici parlé de "surassertion" pour des énoncés qui sont modulés par le locuteur de manière à être présentés comme détachables; dans cette perspective la surassertion est apparue comme une sorte d’amplification de certaines séquences du texte.

Le fonctionnement des médias a beau favoriser les séquences déjà formatées pour devenir des "petites phrases", on a vu que rien n’empêche un journaliste, par une manipulation appropriée, de convertir souverainement en "petite phrase" une séquence qui n’a pas été surassertée, voire de fabriquer des "petites phrases" à partir de plusieurs phrases. La non-coïncidence peut même toucher l’identité du locuteur cité; dans l’exemple du "Bachelor" cité plus haut, Olivier est le locuteur des énoncés détachés alors que dans le texte source, c’est Olivier et Alexandra qui sont donnés comme les locuteurs de ce "même" extrait détaché en titre. Les locuteurs sources se retrouvent ainsi bien souvent "surasserteurs" rétrospectifs d’énoncés qu’ils n’ont pas posés comme tels. Il se produit dès lors un décalage essentiel entre le locuteur effectif et ce même locuteur en tant qu’il est la source d’un énoncé détaché par la machine médiatique. Le surasserteur est alors le résultat du travail même de la citation. C’est encore plus évident pour les textes qui sont un produit collectif où interviennent le locuteur cité, son agent, le journaliste, le maquettiste, le responsable de rubrique…

Arrivé en ce point, on ne peut donc plus maintenir une continuité entre la surassertion et l’énoncé qui résulte du détachement. Une solution pour résoudre le problème serait de dire que l’énoncé surasserté implique un certain locuteur, et que l’énoncé détaché en implique un autre, que ces deux

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instances soient ou non indexées par le même nom propre. Mais cette solution est sans doute trop drastique: c’est bien parce que c’est le même auteur qui a produit le texte source et l’énoncé détaché qu’il y a surassertion. Peut-on dire que le Giscard qui a dit "la phrase qui tue" sur Raffarin n’a rien à voir avec le Giscard qui a produit le texte dont est extraite cette phrase surassertée? Les problèmes soulevés par cette double auctorialité prennent vite un tour très philosophique. Nous allons donc laisser cette question ouverte car elle nous entraînerait trop loin, et allons plutôt mettre seulement l’accent sur la divergence entre la logique de la surassertion, qui fait ressortir une séquence sur un fond textuel, et une logique d’aphorisation4 (pour être exact de détachement aphorisant) d’un énoncé devenu autonome, en général constitué d’une seule phrase, qui implique une autre figure de l’énonciateur et du co-énonciateur et où un statut pragmatique spécifique est attribué à l’énoncé.

L’aphorisation implique en effet une figure d’énonciateur qui non seulement dit mais qui montre qu’il dit ce qu’il dit. Il présente, rend présente la force d’une énonciation qui engage une prise de position exemplaire, une responsabilité à la face du monde. L’énoncé aphorisé est censé offrir un "plus" qui se reporte sur le Sujet qui en est responsable. La décontextualisation constitutive de l’aphorisation tend à rendre énigmatique l’énoncé: en faisant entrevoir une réserve de sens dans l’exhibition même, il appelle la glose, active le travail interprétatif du destinataire.

On est alors conduit à s’interroger sur les implications "anthropolinguistiques" de cette aphorisation. Pourquoi cette profusion de maximes, de devises, de sentences, de "petites phrases", de "phrases qui tuent", de "citations du jour", de "il l’a dit", d’énoncés détachés, titres, intertitres, accroches…?

A un premier niveau, on peut répondre à cette question en invoquant les contraintes spécifiques des différents genres ou types de discours. De même que la formule philosophique est liée au caractère doctrinal du discours philosophique, aux nécessités de l’enseignement, la "petite phrase" des médias est indissociable du fonctionnement de la machine télévisuelle ou radiophonique contemporaine. Cela ne fait pas le moindre doute, mais la question de l’aphorisation touche aussi à la nature même de l’énonciation, à quelque chose qui trouve à s’inscrire dans des fonctionnements linguistiques, variables selon les langues.

4 Le choix de ce terme n’est pas totalement satisfaisant; en grec aphorizo signifie avant tout une

opération de détermination, et aphorisma une définition. Nous préférons nous appuyer sur l’usage français contemporain qui voit dans l’aphorisme, de manière plus large, "une phrase d’allure sentencieuse, qui résume en quelques mots une vérité fondamentale" (Grand Larousse de la langue française).

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On peut évoquer par exemple la question des phrases nominales en indo-européen, telles que les étudie Benveniste (1966: 151-167), ces phrases à prédicat nominal sans verbe. On le sait, Benveniste s’attache à montrer que la phrase nominale et sa contrepartie à copule (p.ex. en latin "Homo homini lupus" et "Homo homini lupus est") constituent deux énonciations de types distincts. Avec la phrase dite nominale "une assertion nominale, complète en soi, pose l’énoncé hors de toute localisation temporelle ou modale et hors de la subjectivité du locuteur". (1966: 159-160). En grec ancien, par exemple,

"La phrase nominale a valeur d’argument, de preuve, de référence. On l’introduit dans le discours pour agir et convaincre, non pour informer. C’est hors du temps, des personnes et de la circonstance, une vérité proférée comme telle. C’est pourquoi la phrase nominale convient si bien à ces énonciations où elle tend d’ailleurs à se confiner, sentences ou proverbes, après avoir connu plus de souplesse" (1966: 165).

Sur le cas de la phrase nominale on saisit nettement l’intrication entre dimensions référentielle, modale et textuelle: c’est à la fois un énoncé non embrayé, un énoncé qui fait autorité, dont la responsabilité est attribuée à une instance qui ne coïncide pas avec le producteur empirique de l’énoncé, et un énoncé qui n’appartient pas à un texte (proverbes, adages…).

Dans une société où domine l’oralité l’aphorisation entretient sans aucun doute des relations privilégiées avec la mémoire, la généralisation, les formes poétiques, les genres sentencieux, l’autorité des anciens ou des sages. Dans une société dominée par les médias audiovisuels ce sont les opérations de découpage et de mise en scène des énoncés détachés qui passent au premier plan. Mais le type d’énonciation engagé est fondamentalement le même. Avec l’aphorisation, on touche en effet à l’archaïque. A travers elle, c’est le dire vrai d’un Sujet plein qui se rassemble dans l’unité imaginaire d’une assertion autonome.

L’aphorisation ramène en deçà de la diversité générique et de la spatialité textuelle. Le point de vue des spécialistes du discours, pour qui, dans la lignée de Bakhtine, il n’est de parole qu’enfermée dans l’horizon d’un genre, s’oppose donc ici à l’idéologie spontanée des locuteurs, profondément inscrite dans l’usage de la langue. Tout se passe comme si entre une aphorisation et un texte, il n’y avait pas tant une différence de taille qu’un changement d’ordre: une aphorisation échappe au régime usuel de l’opposition entre phrase et texte. La différence d’ordre entre l’énoncé aphorisé et une unité textuelle renvoie à une coupure profonde entre ce qui relève d’un genre de discours et ce qui excède tout genre, entre la pluralité irréductible des modes de subjectivation énonciatives et des jeux de langage et le geste par lequel un Sujet de plein droit se pose face à une collectivité où il y a perpétuellement mise en jeu des valeurs. L’aphoriseur prend de la hauteur, il libère l’ethos d’un homme autorisé, au contact d’une Source transcendante, au-delà des interactions et des argumentations. Avec l’aphorisation l’effacement du cotexte va de pair avec un renforcement de l’engagement illocutoire. Quand Marx dit "La religion est l’opium du peuple", ou Olivier et Alexandra "Si ça ne

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marche plus entre nous, on vous le dira", ils sont censés énoncer une vérité réfléchie, soustraite à la négociation, l’expression d’une totalité: une doctrine philosophique, une conception de l’existence. La présence fréquente de photos des locuteurs à côté des aphorisations (même dans Le Monde) n’apparaît pas comme un accident, mais comme la manifestation de cet archaïque: la photo, en général du visage, authentifie l’aphorisation du locuteur comme étant sa parole, celle qui en fait un Sujet. L’ordre de l’aphorisation est donc mobilisé de manière privilégiée par ceux qui portent devant des tribunaux tel ou tel énoncé, préalablement détaché, pour le faire condamner: pas question de rapporter à un genre, à une situation, ce qui relève d’un Sujet responsable qui est dans l’erreur.

On pourrait donc compliquer un peu la typologie des régimes énonciatifs. On sait que Benveniste avait distingué deux grands plans d’énonciation ("histoire" et "discours"), bipartition retravaillée par différents chercheurs, en particulier Simonin-Grumbach (1975) et Bronckart et alii (1985), récemment par Rabatel (2005). Mais ce retravail des propositions de Benveniste s’exerce à l’intérieur des énonciations qui se présentent comme des textes, que ceux-ci soient monologiques ou dialogiques, écrits ou oraux. Pour prendre en compte l’ordre de l’aphorisation, il faudrait commencer par opérer une distinction principielle entre les énonciations d’ordre aphorisant (ou énonciations aphorisantes) et les énonciations d’ordre textualisant (ou énonciations textualisantes). Ces énonciations d’ordre aphorisant peuvent être originelles (proverbes, adages, devises, slogans…) ou dérivées, quand elles résultent d’un détachement. On a vu ce qu’il en était dans la presse.

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Travaux neuchâtelois de linguistique, 2006, 44, 121-131

L’allusion dans les titres de presse

Françoise REVAZ Université de Fribourg (Suisse) franç[email protected]

This article is aimed at observing press titles containing allusions to supposedly familiar utterances (proverbs, movie titles, excerpts from songs, fixed formulas, advertising slogans, etc). It begins by situating the allusion within the general context of intertextuality, and then proceeds to show how the allusion can be spotted and what linguistic operations it manifests itself through. Our corpus of roughly fifty recent press titles offers numerous examples as well as detailed analyses of the most common operation, namely substitution.

1. Introduction "Incroyable mais grec" titrait en une le quotidien L’Équipe au lendemain de la victoire des footballeurs grecs à la finale de l’Euro 2004, faisant ainsi allusion à la formule bien connue "Incroyable mais vrai". Ce type d’allusion ne semble plus réservé aujourd’hui au seul Canard Enchaîné. De plus en plus, les titres de la presse quotidienne jouent avec les mots et renvoient allusivement à d’autres textes ou d’autres discours1. L’objectif de cet article est d’analyser la dimension allusive dans un corpus d’une cinquantaine de titres récents de la presse écrite. Il s’agira tout d’abord de situer le phénomène allusif dans le cadre général de l’intertextualité puis, dans un deuxième temps, d’en repérer les différentes opérations linguistiques pour enfin analyser de façon détaillée l’opération la plus courante: la substitution.

2. Intertextualité et allusion L’intertextualité recouvre des phénomènes discursifs variés et fait l’objet d’une littérature critique abondante2. Mon propos n’est donc pas de proposer une nouvelle définition mais de montrer quels critères permettent de sélectionner la forme qui nous intéressera dans le cadre de cet article, à savoir l’allusion. Le terme "intertextualité" a été introduit par J. Kristeva en 1969. Il recouvre dans les grandes lignes la notion de "dialogisme" de Bakhtine:

1 Dans le cadre de cet article, nous ne distinguerons pas allusion interdiscursive et allusion

intertextuelle, le terme "intertextualité" étant pris dans son acception la plus large. 2 Pour une présentation détaillée, voir Samoyault (2001) et le chapitre 6 de Lugrin (2006).

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122 L’allusion dans les titres de presse

Le texte est une permutation de textes, une intertextualité: dans l’espace d’un texte plusieurs énoncés, pris à d’autres textes, se croisent et se neutralisent (p. 113). Tout texte se construit comme mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d’un autre texte (Kristeva, 1969: 146).

Il s’agit d’une définition très large en vertu de laquelle, en somme, l’intertextualité est constitutive de tout texte. Dans un article de synthèse, R. Barthes (1973) installe définitivement la notion:

Le texte redistribue la langue (il est le champ de cette redistribution). L’une des voies de cette déconstruction-reconstruction est de permuter des textes, des lambeaux de textes qui ont existé ou existent autour du texte considéré, et finalement en lui: tout texte est un intertexte; d’autres textes sont présents en lui, à des niveaux variables, sous des formes plus ou moins reconnaissables: les textes de la culture antérieure et ceux de la culture environnante; tout texte est un tissu nouveau de citations révolues. Passent dans le texte, redistribués en lui, des morceaux de codes, des formules, des modèles rythmiques, des fragments de langages sociaux. L’intertextualité, condition de tout texte, quel qu’il soit, ne se réduit évidemment pas à un problème de sources ou d’influences; l’intertexte est un champ général de formules anonymes, dont l’origine est rarement repérable, de citations inconscientes ou automatiques, données sans guillemets. (Barthes, 1973: 816-817).

On constate qu’une définition aussi large pose le problème de l’identification du phénomène intertextuel. A partir de quel moment parlera-t-on de la présence d’un texte dans un autre? Dans les titres de presse que j’ai collectés, j’ai relevé trois types d’énoncés candidats à une intertextualité "montrée": le discours rapporté, la formule figée et l’allusion.

2.1 Le discours rapporté Certains auteurs (Compagnon, 1979 et Authier-Revuz, 1984, p.ex.) considèrent que la répétition d’un énoncé est l’une des formes possibles de l’intertextualité. Prenons quelques exemples dans les titres de presse: 1. Le Conseil d’État a été la "victime consentante" des dirigeants de la Banque Cantonale

Vaudoise (Le Temps, 03.06.04). 2. David Hiler à la fonction publique: "Il faut se secouer un peu!" (Le Temps, 15.03.06). 3. "J’ai été surpris de constater que la question du racisme est aiguë ici" (Le Temps,

15.03.06).

Ces discours rapportés, identifiables grâce aux guillemets, sont des citations de propos tenus, attribuables à un énonciateur. Qu’ils aient la dimension d’un syntagme nominal, comme en (1.) ou qu’ils constituent une énonciation complète comme en (2.) et en (3.), la caractéristique essentielle de ces énoncés est la reprise explicite de l’énoncé original. Cette caractéristique, on va le voir plus loin, permet de distinguer très clairement cette forme d’intertextualité de la forme allusive qui, pour sa part, est une reprise transformée et non explicite de l’énoncé source.

2.2 Les formules figées Sont également considérées comme relevant de l’intertextualité les formules figées: 4. Raffarin maintient le cap (La Presse Nord Vaudois, 03.06.04).

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5. Suppression du service militaire obligatoire: Samuel Schmid jette un pavé dans la mare (Le Temps, 04.08.04).

6. Renault casse les prix mais pas la baraque (Le Temps, 03.06.04). 7. Équipe de Suisse: esprit, es-tu là? (Le Temps, 10.10.03). 8. Mieux vaut prévenir que guérir (La Presse Nord Vaudois, 03.06.04).

Les formules figées mises en évidence ne relèvent pas toutes de l’intertextualité, me semble-t-il. Dans les titres (4.), (5.) et (6.), il s’agit d’expressions idiomatiques qui ont définitivement passé dans la langue. Elles sont consignées dans le dictionnaire comme locutions verbales figées et on les identifie en tant que telles. Je ne les considérerai donc pas comme intertextuelles. En revanche, en (7.) et en (8.), il y a bien une relation intertextuelle dans la mesure où il y a emprunt d’une expression bien connue. Ce qui semble caractéristique dans ces deux exemples c’est la reprise littérale, ce qui va également distinguer ces cas de figure de l’allusion.

3. L’allusion Pour Genette (1982) l’allusion est l’une des formes possibles de l’intertextualité à côté de la citation et du plagiat. Si la citation consiste en une reprise littérale et explicite et le plagiat en un emprunt littéral mais non déclaré, l’allusion est un emprunt non littéral et non explicite qui suppose cependant la perception d’un rapport avec l’énoncé original. On notera à ce propos que l’énoncé original peut ne pas être identifié, l’allusion nécessitant un travail interprétatif qui dépend largement des connaissances encyclopédiques du lecteur. Selon le lecteur "modèle" visé l’allusion peut être plus ou moins difficile à repérer. Par exemple, si l’allusion à "Incroyable mais vrai" a toutes les chances d’être correctement décodée, à l’inverse, le titre de presse suivant risque fort de poser un problème d’identification de l’énoncé source: 9. L’orange je rebaise (Le Temps, 15.01.05).

Même pour un public lettré l’énoncé original semble difficilement repérable3. Il s’agit d’un vers de Ronsard, extrait d’un sonnet d’amour dont je ne cite que la partie qui nous intéresse ici:

Cent et cent fois le jour l’Orange je rebaise

Mis à part l’exemple ci-dessus, dans les titres de presse que j’ai collectés, l’allusion semble facilement identifiable. Mais comment fait-on pour repérer une allusion?

3 Le journaliste prend d’ailleurs la précaution de commencer son article en citant de mémoire et

de façon approximative (mais entre guillemets!) un extrait plus long et en le commentant comme suit: "Ainsi causait Ronsard, qui n’avait pas sa langue dans sa poche et savait parler aux femmes".

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4. Repérage de l’allusion Genette (1982) affirme que la forme la plus voyante et la plus efficace de l’allusion est la "déformation parodique". Il ajoute que "cette forme convient spécialement à la production journalistique contemporaine, toujours à court de titres et en quête de formules frappantes" (p. 54). Pour qu’une allusion soit repérable il faut que l’énoncé parodié ait "sédimenté", qu’il se soit déposé sur le fond culturel. En effet, pour qu’un rapport entre les deux énoncés (l’énoncé parodié et l’allusion) soit perçu, il faut des données culturelles latentes dans la mémoire des lecteurs. Il faut, en somme, reconnaître l’emprunt à divers champs discursifs (art, littérature, cinéma, sagesse populaire, etc.) dans lesquels l’énoncé parodié fait sens. En outre, il faut constater une anomalie dans l’énoncé allusif. Riffaterre (1981) parle d’une "aberration":

[La] trace de l’intertexte prend toujours la forme d’une aberration à un ou plusieurs niveaux de communication: elle peut être lexicale, syntaxique, sémantique, mais toujours elle est sentie comme la déformation d’une norme ou une incompatibilité par rapport au contexte. […] L’aberration constatée dans un texte est une présomption de grammaticalité ailleurs. Ailleurs, c’est-à-dire dans un intertexte. Ce type d’intertextualité fonctionne même si le lecteur ne parvient pas à retrouver l’intertexte: dans ce cas, sa lecture cerne un inconnu, elle en subit l’influence sans pouvoir l’éluder, puisqu’il est aussi présent comme question qu’il le serait comme réponse. Vide à combler, attente du sens, l’intertexte n’est alors qu’un postulat, mais le postulat suffit, à partir duquel il faut construire, déduire la signifiance (Riffaterre, 1981: 5-6).

Genette fait le même constat. Il précise ainsi que l’allusion est "un énoncé dont la pleine intelligence suppose la perception d’un rapport entre lui et un autre auquel renvoie nécessairement telle ou telle de ses inflexions, autrement non recevable" (Genette, 1982: 8). Anomalie, "non recevabilité" ou "aberration", prenons quelques exemples: 10. Incroyable mais grec (L’Equipe, 05.07.04).

Dans notre univers de référence, un événement "incroyable" tend à passer pour "non vrai" (conclusion non-Q). Le connecteur MAIS devrait amener la conclusion inverse: "vrai" (conclusion Q). Or la structure argumentative P MAIS Q met ici en relation deux conclusions qui sémantiquement n’ont rien à voir entre elles, la propriété d’être "grec" ne pouvant en aucune façon être opposée à celle d’être "non-vrai". 11. L’homme qui murmurait à l’oreille des hockeyeurs (Le Temps, 04.10.04). 9. L’orange je rebaise (Le Temps, 15.01.05).

Dans ces deux titres, c’est le prédicat qui pose un problème sémantique, "murmurer à l’oreille de hockeyeurs" ou "rebaiser une orange" paraissant pour le moins étrange. De plus, l’imparfait en (11.) et l’inversion du sujet en (9.) attirent également l’attention. 12. Je crois moi non plus (L’Hebdo, 14.10.04). 13. Il ne vendra plus de pommes, de poires et de scoubidou-bidou-ah: Sacha Distel s’en est

allé (Le Temps, 23.07.04).

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Ici, c’est la syntaxe qui est malmenée. Dans le titre (12.) la proposition affirmative ne devrait pas être suivie du syntagme "moi non plus"4. A l’inverse, dans le titre (13.) la forme négative du verbe devrait amener à insérer des "ni" dans l’énumération ("Il ne vendra plus de pommes, ni de poires, ni de scoubidous"). En outre, la répétition des deux dernières syllabes de "scoubidou", ainsi que la présence de "ah", ajoutent à l’étrangeté de l’énoncé. 14. Rouen ne va plus, les jeux sont faits (Cahiers du football, 16.12.03). 15. Mieux vaut deux fois Keene (Libération, 18.10.04).

Dans ces deux exemples, c’est d’abord la présence inattendue des noms propres qui surprend. Mais de toute façon, les énoncés apparaissent en l’état comme agrammaticaux et difficilement interprétables hors du contexte de l’article. 16. Shimon Peres, parce que je le vaux bien (Le Temps, 20.12.04).

Dans cet exemple, il y a aberration énonciative dans la mesure où l’on ne comprend pas la raison du surgissement inopiné d’une subjectivité. 17. Rien ne sert de courir? Au contraire… (Le Temps, 23.11.04).

Enfin, dans ce dernier exemple, c’est certainement l’archaïsme de la formule "rien ne sert de" qui constitue l’aberration.

5. Les opérations linguistiques de l’allusion Un examen attentif des cinquante titres de presse du corpus montre trois types d’allusions: l’allusion par adjonction, l’allusion par suppression et l’allusion par substitution.

Je n’ai trouvé que deux exemples d’adjonction: 18. Le silence est d’or noir (Le Temps, 25.10.04; à propos du manque d’information sur

l’augmentation du baril de pétrole). 19. Rien ne sert de découvrir une nouvelle exoplanète, encore faut-il en parler à point (Le

Temps, 28.09.04; à propos de la première image directe d’une planète tournant autour d’un autre soleil).

En (18.), il y a adjonction de l’adjectif "noir", élément étranger à l’énoncé parodié, "Le silence est d’or". Mais on peut aussi verser cet exemple dans la catégorie des suppressions, l’adage populaire complet étant: "La parole est d’argent, le silence est d’or".

En (19.), les adjonctions sont nombreuses et seules les tournures vieillies comme "rien ne sert de" et "à point" laissent à penser qu’il y a allusion.

4 Notons que l’anomalie syntaxique était déjà présente dans l’énoncé source: "Je t’aime moi non

plus".

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Quant à la suppression, je n’en ai trouvé qu’un seul cas: 9. L’orange je rebaise (Le Temps, 15.01.05; à propos d’une recette à base d’oranges).

Le titre de presse a supprimé ces éléments constitutifs de la formule figée: "Cent et cent fois le jour"5.

Outre les trois exemples ci-dessus, le reste du corpus n’est constitué que d’allusions par substitution. J’en cite quelques-uns avec la mention de l’énoncé source (ci-après ES): 20. Orange méthodique (Le Temps, 20.10.04; à propos de recettes à base d’oranges). ES: Orange mécanique (film de Kubrik). 21. Loeb qui tombe à pic (Libération, 18.10.04; à propos de la victoire de Sébastien Loeb,

coureur automobile). ES: L’homme qui tombe à pic (série télévisée). 22. On n’est jamais si bien censuré que par soi-même (Le Temps, 17.12.04; à propos de la

relecture d’un entretien où l’artiste Hirschhorn a censuré ses propres paroles). ES: On n’est jamais si bien servi que par soi-même (dicton). 23. Souriez, on filme vos ordures (Le Temps, 18.01.05; à propos de caméras installées dans

les centres de ramassage des ordures en Suisse allemande pour éviter les dépôts non autorisés).

ES: Souriez, vous êtes filmé (formule affichée dans tous les lieux où il y a une surveillance vidéo).

Dans ces exemples, on voit clairement en quoi consiste l’opération de substitution. Un élément d’une formule figée est remplacé par un autre élément:

L’homme qui tombe à pic Loeb qui tombe à pic

Parfois, il s’agit de phonèmes, comme dans (20.): / metdik / / mekanik /

Ailleurs, c’est la substitution de mots entiers: un nom propre pour le nom commun en (21.) et le participe passé du verbe "censurer" pour le participe passé du verbe "servir" en (22.). Dans le titre (23.), la substitution porte sur un empan plus large. De la formule originale subsistent seulement l’injonction "Souriez" et le verbe "filmer", mais à une autre forme (la voix active) et avec d’autres arguments ("on" et "vos ordures"). Dans cet exemple, malgré plusieurs substitutions, la formule originale semble pouvoir être retrouvée sans problème. On fera l’hypothèse que la formule est tellement familière aux locuteurs qu’il suffit de l’amorcer avec "Souriez" pour que la suite soit immédiatement activée en mémoire.

5 On est peut-être ici à la limite entre le plagiat et l’allusion: allusion si l’on considère que l’énoncé

n’est pas littéral puisque privé de son début; plagiat si l’on considère que la suppression du début du vers ne constitue pas une altération du caractère littéral de l’énoncé.

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6. L’opération de substitution Usant presque exclusivement de l’opération de substitution les allusions du corpus renvoient à diverses catégories d’expressions. Je citerai dans l’ordre d’importance: les proverbes, les titres de films, les titres ou extraits de chansons populaires, les titres ou extraits d’œuvres littéraires ou de bandes dessinées, les formules figées et les slogans publicitaires. Toutes ces expressions sont censées être retrouvées par les lecteurs des titres de presse. Pour y parvenir il ne suffit pas que l’expression ait "sédimenté", il faut encore qu’elle soit populaire et qu’elle ait été mémorisée. Il y a donc plus de chance qu’un titre de film ou de chanson soit retenu plutôt qu’une citation d’auteurs, mis à part quelques extraits d’œuvres bien connus comme, p.ex., "Rodrigue as-tu du cœur?". Si certaines formules sédimentent dans la mémoire collective des lecteurs et constituent un fonds culturel disponible pour le jeu intertextuel, il ne faut pas oublier qu’il s’agit de compétences socio-culturelles, donc de compétences ancrées dans un temps et dans un lieu et différentes selon les groupes sociaux. Ainsi tel titre clairement allusif pour une génération peut ne plus l’être pour une autre. Par exemple, le titre "Il ne vendra plus de pommes, de poires et de scoubidoud-bidou-ah…" a paru étrange à l’un de mes jeunes collègues à cause du "scoubidou-bidou-ah" mais sans qu’il y ait eu reconnaissance de l’allusion au refrain d’une chanson de Sacha Distel connue de tous dans les années soixante. Parfois aussi il y a des modes et une formule devient pendant quelque temps une structure modèle pour inventer des titres. Ce fut le cas de "Dur dur d’être un bébé", titre d’une chanson qui a eu son succès il y a une vingtaine d’années et qui a été parodié jusqu’à saturation. Dans ce cas, on parlera d’un "patron" syntaxique pour désigner une structure fixe dans laquelle on peut insérer une multitude de syntagmes différents. Ainsi "Dur dur d’être un bébé" a fourni le moule "Dur dur d’être un-e X".

6.1 Rythme et sonorité Le rapport le plus fréquent entre l’énoncé d’origine et le titre de presse est un rapport de ressemblance phonique et/ou rythmique. Parfois il s’agit d’une identité phonique complète: 24. Quand les bons contes font les bons amis (Le Temps, 24.12.04; à propos d’un essai

consacré aux contes et à la littérature enfantine). 25. Europe: aide-toi, le ciel t’aidera (Le Temps, 18.01.05; à propos du lancement de l’Airbus

380 par les Européens).

Dans ces deux cas il y a homophonie entre le titre et l’énoncé source et seule l’orthographe permet de constater qu’il y a bien allusion et non pas seulement citation. En (24.) c’est la substitution comptes/contes et en (25.) c’est la différence entre le Ciel avec une majuscule qui renvoie à la puissance divine et le ciel avec une minuscule qui renvoie à l’espace aérien. La substitution n’a ici qu’une nature graphique et sémantique.

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Le plus souvent, le rythme est identique, avec une modification mineure de la phonie: 19. Orange méthodique (Le Temps, 20.10.04; à propos de recettes à base d’oranges).

/ me t dik / / me ka nik / ES: Orange mécanique

26. Incroyable mais grec (L’Équipe, 05.07.04; à propos de la victoire de l’équipe grecque en finale de l’Euro 2004).

/ kwa jabl m k / / kwa jabl m v / ES: Incroyable mais vrai

27. Le bonheur est dans l’été (Trajectoire, 05.04; à propos de magasins de mode) / l b nœ d le te /

/ l b nœ d l pe / ES: Le bonheur est dans le pré 28. Y’a bon BCE (Le Temps, 21.02.05; à propos de la Banque Centrale Européenne et de sa

politique monétaire) / ja b be se e /

/ ja b ba na nja / ES: Y’a bon Banania 29. Automne: les signatures se ramassent à la pelle (Sit info, 11.04; à propos des trop

nombreux référendums et initiatives proposés aux électeurs au mois de novembre 04). / le si a ty s a mas ta la pl / / le fœ j mt s a mas ta la pl /

ES: Les feuilles mortes se ramassent à la pelle

Dans ces cinq exemples, il y a identité du nombre de syllabes et même répartition dans les mots, ce qui a pour effet de conserver le rythme de l’énoncé source. Cet aspect est important car il est de nature à faciliter la récupération mémorielle de l’énoncé original. De plus, dans les trois premiers cas, le "patron" phonique des éléments modifiés reste très proche (metdik/mekanik,k/v,lete/lpe).

Il peut arriver cependant que l’allusion présente moins d’analogies avec la formule d’origine: 30. Rokia Traoré qui Mali danse (24 Heures, 25.02.05; à propos du spectacle d’une artiste

malienne). ES: Honni soit qui mal y pense

31. Chirac: ah, ce qu’on est bien quand on est avec Villepin (Libération, 09.11.04; à propos d’une visite officielle où Chirac affiche sa complicité avec son ministre).

ES: Ah ce qu’on est bien quand on est dans son bain

Dans le titre (30.), l’allusion est perceptible dans la deuxième partie de l’énoncé, "qui Mali danse" faisant immédiatement écho à "qui mal y pense":

/kimalid s/ /kimalip s/

C’est une ressemblance strictement phonique avec une identité presque parfaite, la seule différence étant la substitution "d/p". Au niveau de la répartition des mots, on passe des quatre mots de la formule d’origine à trois mots dans le titre, avec un jeu de mots sur la substitution "Mali/mal y". Mais ce n’est qu’une distinction graphique. Si l’on observe le titre entier, on constate qu’il n’a pas du tout la même structure syllabique. Là où l’énoncé source compte trois syllabes, il en compte cinq.

A l’inverse, dans le titre (31.), c’est le début du titre ("ah, ce qu’on est bien quand on est") qui déclenche le rappel du refrain d’une chanson de variété

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bien connue dans les années 70. Mais alors qu’on attend une fin d’énoncé du même rythme que "dans son bain" on lit un énoncé de quatre syllabes au lieu des trois attendues. La seule similitude ici est la rime en [ ].

6.2 Structure syntaxique Une structure syntaxique donnée peut devenir une sorte de patron pour produire des énoncés allusifs. C’est le cas de la formule suivante:

L’HOMME QUI + prédicat actionnel

Prenons deux exemples pour commencer: 32. L’homme qui veille sur les gorilles (Le Temps, 25.03.06; à propos d’un Suisse qui tente

de préserver la nature et les grands primates au Congo). 21. Loeb qui tombe à pic (Libération, 18.10.04).

A quoi le titre (32.) fait-il allusion? A une formulation culturelle déjà datée pour un locuteur du 21e siècle, à savoir le titre de la fable de La Fontaine "L’homme qui court après la Fortune et l’homme qui l’attend dans son lit" (1678, livre VII) ou à d’autres titres célèbres plus ou moins connus: "L’homme qui rit" de Victor Hugo (1869) ou "L’homme qui marche", titre d’une sculpture de Rodin (1900), d’une sculpture de Giacometti (1960) et d’une chanson de Francis Cabrel (1985). On constate que le procédé allusif est circulaire et qu’il est difficile de trouver à coup sûr un énoncé source. En outre, dans ce cas on peut légitimement se demander si l’on n’est pas à la limite du procédé allusif. D’ailleurs il n’y a pas vraiment d’anomalie dans cette formule et il ne s’agit peut-être que d’un cas de formule figée de la langue. Le cas du titre (21.) est plus clair dans la mesure où l’on peut repérer une allusion au titre d’une série télévisée bien connue: "L’homme qui tombe à pic". La parenté phonique et rythmique entre les deux énoncés est grande et cet exemple pourrait fort bien illustrer les cas cités plus haut (cf. § 6.1).

Les titres calqués sur la formule "L’HOMME QUI + prédicat actionnel" ont très souvent leur verbe à l’imparfait, ce qui semble en plus connoter la littérarité: 33. L’homme qui portait la Palestine sur sa tête (Le Temps, 05.11.04; à propos du décès de

Yasser Arafat). 34. Arafat, l’homme qui trompait la mort (Libération, 28.10.04). 11. L’homme qui murmurait à l’oreille des hockeyeurs (Le Temps, 04.10.04; à propos de

l’entraîneur du Lausanne HC, timide et peu bavard).

Ici aussi, les allusions ne renvoient pas toutes au même énoncé. Dans les titres (33.) et (34.), faut-il voir une allusion à la nouvelle de Giono (1953): "L’homme qui plantait des arbres" ou au film de Truffaut (1977): "L’homme qui aimait les femmes"? Il y a tant de titres qui ont repris cette formulation que l’on peut à nouveau se demander s’il ne s’agit pas d’un cas limite avec une formule figée de la langue pour désigner une personne plutôt qu’une formule allusive. En revanche, dans le titre (11.), il y a bien allusion au film de Robert Redford (1998) "L’homme qui murmurait à l’oreille des chevaux". A ce propos on notera que l’énoncé source mentionné par les locuteurs est le titre du film

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et pas le titre homonyme du roman de Nicholas Evans qui a été adapté par Redford.

D’autres formules semblent être la source de titres allusifs. J’en cite deux, repérés dans le corpus:

CIEL MON/MA/MES + nom commun Groupe nominal + CREE LA BONNE HUMEUR DUR DUR D’ETRE UN/UNE + nom commun

La première formule renvoie au célèbre "Ciel mes bijoux” de la Castafiore, la seconde au slogan publicitaire bien connu "La fondue crée la bonne humeur" et la troisième au refrain d’une chanson des années 80 "Dur dur d’être un bébé". Ces formules sont reprises dans les titres de presse suivants: 35. Ciel mes réserves! Shell sème le doute sur l’avenir pétrolier (Le Temps, 24.12.04). 36. Le poisson crée la bonne humeur (L’Express, 09.10.03; à propos des acides gras du

poisson censés agir sur certains centres cérébraux). 37. Dur dur d’être un bon berger (Le Temps, 26.04.04; à propos des informations confuses

données par Alan Greenspan (considéré comme un berger) sur sa politique financière). 38. Dur, dur, d’être un papa (Le Matin, 01.12.04; à propos de Paul Mc Cartney père à 62

ans).

6.3 Antonymie Outre les niveaux phonique et syntaxique, la substitution peut affecter le niveau sémantique en remplaçant un élément par son antonyme ou en inversant la forme positive de l’énoncé source en sa forme négative, et vice versa. Ce type de substitution présente une particularité par rapport aux cas analysés plus haut. Le fait de toucher au sémantisme de l’énoncé original en inversant son contenu peut apparaître plus problématique au lecteur dans la mesure où ce qui est perçu c’est moins, semble-t-il, une similitude phonique ou structurale qu’un message "contraire". L’effet est qu’on ne peut guère s’en tenir à la lecture du titre et qu’il faut aller chercher une explication de la formule antonymique au sein de l’article: 39. Françoise Sagan, adieu tristesse (Le Temps, 25.09.04; à propos du décès de Françoise

Sagan). 40. Au malheur des dames (Le Temps, 22.11.04; à propos d’une étude sur la vie des

employés dans les grands magasins au 19e siècle et des disparités salariales entre les hommes et les femmes).

41. L’homme qui n’en savait pas assez (Le Temps, 04.06.04; à propos de la démission du chef de la CIA).

42. L’argent fait le bonheur (Le Temps, 22.03.06; à propos des performances des fonds de placements).

Le titre (39.) fait allusion au titre du premier roman de Françoise Sagan "Bonjour tristesse", la substitution du mot "adieu" permettant de renvoyer au dernier adieu fait à la romancière dans l’article nécrologique. Le titre (40.) fait allusion à un autre titre célèbre, le fameux "Au bonheur des dames" de Zola. Si dans le roman cette formule correspond à l’enseigne d’un grand magasin, la substitution fait référence d’une part aux grands magasins du 19e siècle dont il est question dans l’article et d’autre part au "malheur" que constituent

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Françoise Revaz 131

les bas salaires des femmes à cette époque. Le titre (41.) en niant le titre du film d’Hitchcock "L’homme qui en savait trop" fait allusion ironiquement au patron de la CIA critiqué pour n’avoir pas su éviter les attentats du 11 septembre et pour avoir diffusé des informations erronées sur les armes de destruction massive en Irak. On remarquera à propos de ce titre qu’on retrouve la formule "L’HOMME QUI + prédicat actionnel" déjà évoquée plus haut. Enfin, le titre (42.) en inversant le message de l’adage "L’argent ne fait pas le bonheur" est celui qui apparaît le plus choquant. Le poids moral du dicton est si fort que l’inversion du message interpelle. Là encore, seule la lecture de l’article prônant la qualité des fonds de placement permet de comprendre le titre.

7. Conclusion: pourquoi l’allusion? A l’issue du repérage des opérations linguistiques de l’allusion, la dernière question est peut être de savoir à quelle fin on détourne des formules, des titres, des proverbes, etc. On l’a vu, l’allusion est un emprunt non littéral et non explicite à des énoncés supposés familiers. En ce sens, son repérage repose sur les compétences culturelles du lecteur à qui il est demandé de reconnaître l’énoncé source. Il semble donc que l’allusion a pour but de créer une connivence culturelle entre le journaliste et le lecteur qui parvient à identifier la relation dissimulée. Du côté du journaliste, il y a l’attente d’un lecteur modèle capable de décrypter le jeu de mots et du côté du lecteur le plaisir de détecter une anomalie dans un titre et de retrouver la formule originale. La réussite du lecteur équivaut alors à accomplir une performance culturelle gratifiante. En outre, on peut postuler que le côté ludique de l’opération concourt à doter le titre allusif d’une fonction d’accroche importante.

Bibliographie

Authier-Revuz, J. (1984). Hétérogénéité(s) énonciative(s). In: Langages 73. Paris: Larousse, 98-111.

Barthes, R. (1973). Théorie du texte. In: Encyclopædia Universalis.

Compagnon, A. (1979). La seconde main ou le travail de la citation. Paris: Le Seuil.

Genette, G. (1982). Palimpsestes. La littérature au second degré. Paris: Le Seuil.

Kristeva, J. (1969). Semeiotike: recherches pour une sémanalyse. Paris: Le Seuil.

Lugrin, G. (2006). Généricité et intertextualité dans le discours publicitaire de presse écrite. Berne: Peter Lang.

Samoyault, T. (2001). L’intertextualité. Mémoire de la littérature. Paris: Nathan, (coll. 128).

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Travaux neuchâtelois de linguistique, 2006, 44, 133-149

De la poétique à l’analyse du discours publicitaire: l’hypertextualité, entre intertextualité et architextualité*

Gilles LUGRIN Université de Lausanne, Laldim (Suisse) [email protected]

This contribution firstly redefines the three notions of intertextuality, hypertextuality, and architextuality. Secondly, it illustrates the pertinence of these three types of relations basing itself on a corpus of advertisements found in the written press. The various examples used demonstrate the advantage of viewing these three types of relations as complementary, as capable of shifting from one to another. Finally, if the transfer of these categories from the field of poetics to that of advertising discourse is interesting, it is because, as we have abundantly demonstrated elsewhere (Lugrin, 2006), advertising discourse is a machine that recycles–and therefore relays–the surrounding culture.

Cette contribution se propose dans un premier temps de redéfinir les trois notions d’intertextualité, d’hypertextualité et d’architextualité dans le cadre plus étendu des relations interdiscursives (point 1). Dans un deuxième temps, en les faisant fonctionner sur un corpus de publicités de presse écrite, nous illustrerons la pertinence de ces trois types de relations (point 2-3).

1. Intertextualité, hypertextualité et architextualité Dès 1930, M. M. Bakhtine juge inacceptable l’analyse de la langue comme un système abstrait. Le rejet de la conscience individuelle de l’énonciation et l’adoption du concept de "dialogisme" le conduisent à faire de l’interaction verbale l’élément central de toute théorie portant sur le langage:

Le locuteur n’est pas un Adam, et de ce fait l’objet de son discours devient, immanquablement, le point où se rencontrent les opinions d’interlocuteurs immédiats (dans une conversation ou une discussion portant sur n’importe quel événement de la vie courante) ou bien les visions du monde, les tendances, les théories, etc. (dans la sphère de l’échange culturel) (Bakhtine, 1984: 302).

De là ressort que toute production monologale, quelle qu’elle soit, est par essence dialogique dans la mesure où elle est déterminée par un ensemble de productions antérieures et où elle se présente nécessairement comme une

* La présente contribution s’inscrit dans une recherche financée par le Fonds National Suisse de

la recherche scientifique (FNS, requête n° 1214-063943.00) intitulée "Genres et transtextualité: l’exemple du discours publicitaire" et menée par l’auteur.

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parole adressée, répondant à des attentes, impliquant des efforts d’adaptation et d’anticipation et pouvant s’intégrer dans le circuit du dire et du commentaire:

Toute énonciation, même sous sa forme écrite figée, est une réponse à quelque chose et est construite comme telle. […] Toute inscription prolonge celles qui l’ont précédée, engage une polémique avec elles, s’attend à des réactions actives de compréhension, anticipe sur celles-ci (Bakhtine & Volochinov, 1977: 106).

Le terme de dialogisme s’est par la suite chargé d’une pluralité de sens qui, bien que "parfois embarrassante" (Todorov, 1981: 95), parfois "auberge espagnole" (Authier-Revuz, 1982: 102), parfois encore "enjeu d’affrontements significatifs" (Angenot, 1983: 103), permet de pointer un certain nombre de faits discursifs intéressants. On peut en son sein distinguer les relations dialogiques interlocutives des relations dialogiques interdiscursives (Moirand, in Dictionnaire d’analyse du discours 2002: 176-178).

1.1 Dialogisme interlocutif et dialogisme interdiscursif Le dialogisme interlocutif désigne les énoncés qui intègrent, prévoient, anticipent les réponses, objections, remarques qui pourraient être formulées par un co-énonciateur réel ou virtuel. Cette forme de dialogisme peut être subdivisée selon qu’elle reste latente (constitutive) ou qu’elle se manifeste ouvertement (montrée). Le dialogisme interlocutif constitutif permet de prendre en compte la nature construite du discours publicitaire en fonction d’une cible pré-déterminée à laquelle il s’adresse. Le dialogisme interlocutif montré permet quant à lui de saisir les interpellations au lecteur par des artifices divers.

Le dialogisme interdiscursif regroupe pour sa part les énoncés antérieurs ou contemporains avec lesquels le texte entre en résonance. Cette catégorie peut aussi être complétée par la subdivision entre hétérogénéité montrée et hétérogénéité constitutive (Authier-Revuz, 1982, 1985; Moirand, 1988), selon que les énoncés sont désignés d’une manière ou d’une autre, ou qu’ils se présentent comme des formes d’allusions lâches, non motivées (non délibérées, non intentionnelles, non conscientes).

Le dialogisme interdiscursif désigne donc l’interdiscours, entendu dans son acception large (ensemble des unités discursives avec lesquelles un discours entre en relation). Mais, par commodité, nous entendrons par la suite par "interdiscours" les relations dialogiques interdiscursives constitutives, qui se distinguent des discours représentés1, c’est-à-dire des relations dialogiques interdiscursives montrées: "L’usage a tendance à employer intertexte quand il

1 Le dialogisme interdiscursif montré regroupe l’ensemble des discours représentés (Todorov,

1981: 110; Fairclough, 1988; Roulet, 1999): intertextualité et discours rapportés.

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s’agit de relations à des textes sources précis (citation, parodie…) et interdiscours pour des ensembles plus diffus" (Maingueneau, in: Dictionnaire d’analyse du discours 2002: 329). Nous réservons donc l’intertextualité aux échos libres mais montrés d’un (ou de plusieurs) texte(s) dans un autre texte.

interdiscursif

interlocutif

montré(discours représentés)

constitutif montré

constitutif (Interdiscours)

Dialogisme

Fig. 1 Distinction entre dialogisme interdiscursif constitutif et dialogisme interdiscursif montré

La frontière entre les deux formes de dialogisme interdiscursif n’est pas aussi tranchée que ce schéma peut le laisser entendre au prime abord. Il serait en effet abusif de tracer une ligne de démarcation franche entre dialogisme interdiscursif constitutif et dialogisme interdiscursif montré, "d’où la production de caractérisations métaphoriques: dialogisme voilé, masqué, caché ou exhibé, etc." (Moirand, in: Dictionnaire d’analyse du discours 2002: 178). On gagne à les penser sur un continuum, représenté dans le schéma ci-dessus par la flèche bi-directionnelle (Lugrin, 2006: 73-80; 197-249).

1.2 L’intertextualité et l’hypertextualité chez G. Genette Lors de son introduction par J. Kristeva dans les années soixante (et sa diffusion par le groupe Tel Quel), la notion d’intertextualité s’est d’emblée chargée d’une pluralité de sens. Depuis, elle a connu des théorisations aussi variées que divergentes, parmi lesquelles celles de R. Barthes, de M. Riffaterre ou d’A. Compagnon, plaçant toute tentative d’élaboration d’une définition exhaustive et définitive face à de sérieuses difficultés2.

Après une dizaine d’années de travaux multiples et parfois divergents sur l’intertextualité, l’entreprise générale de clarification théorique nous semble être venue non de la critique littéraire mais de la poétique, qui cherche précisément à transcender la singularité des textes. On doit à G. Genette l’une des tentatives les plus abouties de l’approche transtextuelle des textes: sa

2 Confrontée à une multitude de définitions instables, l’intertextualité flotte entre un très grand

degré de généralisation et des définitions limitatives et partiales du phénomène, ce qui conduit dans certains cas à une dilution, à notre sens contre-productive, de la notion d’"intertextualité": si elle relève du dialogisme, elle n’est à confondre ni avec lui, ni avec l’interdiscursivité, ni encore avec la polyphonie. Il n’est toutefois pas question, dans le cadre limité de cette contribution, de rouvrir un débat qui a déjà donné lieu à une abondante littérature.

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poétique transtextuelle couvre les différents rapports qu’un texte entretient avec une série d’autres textes. Il ne considère plus l’intertextualité comme l’élément central du texte "mosaïque", mais comme une relation parmi d’autres, organisées par l’auteur de manière assez systématique:

C’est cette transcendance textuelle du texte que je baptisai alors "transtextualité": l’hypertextualité explicite et massive est une de ces façons, la citation ponctuelle et l’allusion, généralement implicite, qualifiées à cette époque d’"intertextualité", en font une autre, le commentaire, […] rebaptisé métatexte, en est une troisième, les relations "architextuelles" entre les textes et les genres auxquels on les assigne plus ou moins légitimement en sont une quatrième, et je venais d’en rencontrer une cinquième […]. Les œuvres hypertextuelles ne manquent presque jamais de se proclamer telles par le moyen d’un auto-commentaire plus ou moins développé, dont le titre est la forme la plus brève et souvent la plus efficace, sans préjudice de ce que peuvent encore indiquer une préface, une dédicace, une épigraphe, une note, un prière d’insérer, une lettre, une déclaration à la presse, etc. […] ensemble de pratiques dites paratextuelles […] (Genette, 1999: 21-22).

Ainsi, avec Palimpsestes (1982), on passe d’une définition très extensive de l’intertextualité (Kristeva, Barthes) à sa forme théorique restreinte, définie à côté d’autres phénomènes transtextuels.

Dans ce cadre général, la distinction entre intertextualité et hypertextualité, souvent délaissée par la critique, mérite à notre sens une attention particulière. G. Genette distingue quatre formes d’intertextualité. La citation se repère de manière immédiate grâce à l’usage de marques typographiques spécifiques: guillemets (Compagnon, 1979: 101-105), italiques, décrochement du texte, etc. Si la citation est la figure emblématique de l’intertextualité, l’absence totale de marques la déplace en principe vers le plagiat. Ce dernier est en effet une citation non déclarée comme telle, où toute trace d’hétérogénéité a été effacée. La référence renvoie le texte à une source signalée par un nom d’auteur, un titre, un personnage, etc. L’allusion fait enfin référence de manière plus ou moins lâche à un texte antérieur, sans en expliciter la source. Relevant d’une certaine subjectivité, elle peut ne pas être perçue, ou l’être là où elle ne se trouve pas. Au final, il semble qu’il y ait une gradualité entre une forme clairement repérable, la citation, et trois formes identifiables à des degrés divers:

identification déclaré

citation référence allusion plagiat

non ambiguité

Fig. 2. Les différents degrés d’identification des formes d’intertextualité

Si l’on suit les propositions de G. Genette, c’est la nature de la relation qui oppose l’intertextualité à l’hypertextualité. La première, simple relation, désigne la co-présence de deux textes (A est présent avec B dans le texte B). La seconde, transformation, est la dérivation d’un texte (B dérive de A mais A n’est pas effectivement présent dans B): "J’appelle […] hypertexte tout texte

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dérivé d’un texte antérieur par transformation simple (nous dirons désormais transformation tout court) ou par transformation indirecte: nous dirons imitation" (Genette, 1982: 16). La distinction entre les notions d’intertextualité et d’hypertextualité est donc une question de nature: alors que la première s’inscrirait dans une relation de co-présence, la seconde passerait par une relation de dérivation. Pour l’auteur, l’hypertextualité rend compte de l’évocation soit d’un texte antérieur sans le citer directement (parodie), soit d’un style imité sans qu’un texte ne soit jamais cité (pastiche)3.

1.3 L’intertextualité et l’hypertextualité repensées Si nous partageons avec G. Genette la thèse selon laquelle un texte peut engager deux types de relations "libres" avec d’autres textes, les relations intertextuelles et les relations hypertextuelles, celles-ci gagnent à être repensées.

Il paraît d’abord profitable d’abandonner la catégorie de la référence. Les quatre catégories se définissent comme suit: la référence comme "emprunt non littéral explicite", la citation comme "emprunt littéral explicite", le plagiat comme "emprunt littéral non explicite" et l’allusion comme "emprunt non littéral non explicite" (Bouillaguet, 2000: 31). Or, si on peut admettre que le caractère littéral ou non d’une relation est somme toute relativement aisé à établir, le caractère explicite ou implicite ne paraît pas pertinent. Nous préférons donc parler d’un axe graduel allant des formes les plus conformes (citation) aux formes les plus lâches, variablement explicitées (allusion). L’allusion est une transformation identifiée à partir d’indices variés, parmi lesquels les données référentielles (nom de l’auteur, titre de l’œuvre…).

Il paraît ensuite utile de redéfinir le plagiat comme une relation intertextuelle dissimulée intentionnellement, visant à tirer bénéfice d’une telle dissimulation. C’est dans la nature crapuleuse de l’emprunt, qui diffère considérablement selon les pratiques discursives, en fonction de la perception variable de la protection intellectuelle ou symbolique, et non dans sa conformité (citation, allusion), qu’il convient de rechercher le critère discriminant du plagiat (Lugrin, 2006: 326-337).

Il paraît enfin possible de considérer la parodie comme une forme particulière d’allusion intertextuelle. En effet, si la co-présence caractérise la citation, si l’imitation est propre au pastiche, la transformation détermine tant la parodie

3 G. Genette enrichit ces deux catégories centrales. Il propose d’abord de distinguer la parodie et

le pastiche du travestissement burlesque, qui désigne la réécriture, dans un style bas, d’une œuvre dont le sujet est conservé (Genette, 1982: 80-81). Il élargit ensuite ces catégories sur la base d’autres régimes, en partant d’une logique structurelle à deux entrées (transformation, imitation) et d’une logique fonctionnelle à trois entrées (ludique, satirique, sérieux) (Genette, 1982: 44).

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que l’allusion. Or, pour que l’opération à l’origine de la relation (co-présence, transformation, imitation) soit un critère discriminant permettant de distinguer l’intertextualité de l’hypertextualité, il faut résoudre l’apparent chevauchement de l’allusion et de la parodie. Lorsque l’on soustrait à la parodie son régime ludique (pour reprendre les catégories de G. Genette), elle ne conserve plus que sa nature transformationnelle. De ce point de vue, elle s’apparente à une forme hypertrophiée d’allusion. La parenté entre allusion et parodie est vérifiée dans la mesure où les deux relations portent sur des relations de texte à texte. La parodie, redéfinie comme une allusion ludique, peut donc, de notre point de vue, être abandonnée en tant que catégorie hypertextuelle (Lugrin, 2006: 242-244).

Au final, la distinction entre co-présence et transformation d’une part et imitation d’autre part se fonde sur la nature de l’hypotexte, singulier dans le premier cas (ou discours comptables), pluriel dans le second cas (ou disons illimité). La première relève d’une relation de texte à texte(s), relation caractérisée par le préfixe "inter". La seconde relève d’une relation de texte à "famille de textes", relation caractérisée cette fois par le préfixe "hyper". L’intertextualité se subdivise donc en co-présence (citation) et en transformation (allusion) et l’hypertextualité désigne les imitations, dont il faut encore visiter les manifestations possibles.

Si l’intertextualité décrit donc les relations à des hypotextes sédimentés, si l’interdiscursivité prend en compte les relations avec des ensembles plus diffus, l’hypertextualité décrit des relations avec des ensembles certes diffus, mais plus ouvertement contractuels. La distinction entre intertextualité (citation, allusion) et l’hypertextualité (imitation) se fonde sur une "médiation", l’acquisition d’une "compétence générique" que seule la seconde nécessite:

L’imitation est sans doute elle aussi une transformation, mais d’un procédé plus complexe, car – pour le dire ici d’une manière encore très sommaire – il exige la constitution préalable d’un modèle de compétence générique […], et capable d’engendrer un nombre indéfini de performances mimétiques. Ce modèle constitue donc, entre le texte imité et le texte imitatif, une étape et une médiation indispensable, que l’on ne retrouve pas dans la transformation simple ou directe (Genette, 1982: 14-15).

G. Genette propose de distinguer l’hypertextualité de l’interdiscursivité en convoquant le critère de la "relation privilégiée". Dans la relation hypertextuelle, l’auteur envisage "la relation entre le texte et son lecteur d’une manière plus socialisée, plus ouvertement contractuelle, comme relevant d’une pragmatique consciente et organisée" (souligné par nous, Genette, 1982: 19). Dès lors, si tout texte est par essence interdiscursif (dialogique), il y a relation hypertextuelle lorsque le texte fait intentionnellement appel – si l’on se place du côté de la réception, lorsque le lecteur prête une intention à l’auteur –, implicitement ou explicitement, à une famille de textes.

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1.4 De l’imitation stylistique à l’imitation générique L’hypertextualité et l’architextualité sont liées, la première étant une source de formation et d’évolution de la seconde: "[…] L’architextualité générique se constitue presque toujours, historiquement, par voie d’imitation […], et donc d’hypertextualité" (Genette, 1982: 17; 287). Mais la notion de style ne doit pas être confondue avec celle de genre. Le style, dans son acception contemporaine, prend en compte les faits de texture micro-sémiotiques:

On opposera […] la texture à la structure, unité macrolinguistique par excellence. Je définirai le style et le fait de style comme des faits de texture, c’est-à-dire des phénomènes linguistiques identifiables à un niveau micro-structurel (Adam, 1994: 18-20).

L’imitation peut donc être de nature stylistique ou plus largement générique. Dans le premier cas de figure, l’"espace de régularité" fait intervenir des aspects purement micro-sémiotiques. Dans le deuxième cas de figure, en revanche, l’"espace de régularité" fait intervenir d’autres dimensions.

R. Vion propose de distinguer au sein d’un discours le genre dominant des genres dominés. Il envisage l’éventualité de "l’intersection de plusieurs genres", où "la coexistence ne s’oppose pas au fait que l’un des genres domine tout en servant de ‹prétexte› à des activités qui dépendent d’un autre genre" (Vion, 1999: 104):

Cette "double énonciation" confère une dimension parodique et/ou ludique à ces développements discursifs. Ainsi en est-il des petites annonces et des fausses recettes de cuisine de Pierre Dac (Vion, 1999: 104).

Les genres subordonnés, connaissant une "dimension parodique et/ou ludique", doivent avoir quelques liens avec les faits d’hypertextualité. Mais bien qu’il puisse y avoir des croisements de genres, un discours reste toujours fidèle à un genre dominant:

[…] Tout discours, aussi complexe qu’il puisse paraître, relève d’abord d’un genre dominant […]. Dans le cadre de [la] relation tissée au niveau du genre dominant, le locuteur pourra, localement, faire apparaître tout un ensemble de genres subordonnés qui procéderont par emboîtement et / ou successivité (Vion, 1999: 111).

Si divers genres peuvent donc s’immiscer dans un texte, ils restent cependant subordonnés au genre dominant. La notion de matrice discursive paraît particulièrement bien adaptée pour décrire discursivement l’introduction d’un genre subordonné dans un texte. Elle se fonde sur "la constatation empirique que chaque texte singulier peut toujours être appréhendé et décrit comme unique, comme irréductible à d’autres, mais que certains textes présentent des affinités, de nature diverse, entre eux" (Beacco, in: Dictionnaire d’analyse du discours, 2002: 366). Cette notion a l’avantage de permettre d’envisager l’introduction d’un genre dans un texte:

Ce terme de matrice, comme celui de série, constitue un autre éclairage conceptuel de celui de genre discursif. Il présente la caractéristique d’être neutre par rapport à une théorie générale de l’analyse du discours et sert à représenter les textes comme conditionnés par des modèles communicatifs socialement établis mais dont la nature exacte n’est pas interrogée. Cette suspension provisoire de la problématique des

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relations texte-contexte conduit à envisager les discours, dans une phase descriptive de l’analyse linguistique, comme des produits et non comme des productions (Beacco, in: Dictionnaire d’analyse du discours, 2002: 367).

L’étape de médiation dont parle G. Genette s’apparente à l’identification des similitudes constitutives de la matrice, fondée sur les divers critères de typologisation des genres (Lugrin, 2006: 144)4.

En résumé, l’hypertextualité désigne pour sa part les relations de texte à "famille de textes", soit à un genre (matrice fondée sur un panachage de critères de typologisation des genres), soit à un style (matrice fondée sur des similitudes de nature micro-sémiotique). Lorsqu’il y a superposition d’une relation intertextuelle et d’une hypertextuelle (c’est-à-dire lorsque la relation hypertextuelle est une conséquence directe de la relation intertextuelle), on considérera l’ensemble comme une relation intertextuelle. Un texte connaît enfin des relations architextuelles et interdiscursives: le dialogisme interdiscursif constitutif se subdivise en interdiscursivité lorsque la relation est libre de toute contingence et en architextualité lorsqu’elle passe par l’importation d’un cadre scénique5. L’ensemble de ces propositions peut être représenté comme suit:

co-présence (citation) transformation (allusion)

Intertextualité Hypertextualité

fragment de texte cadrescénique

"famille de textes"

Architextualité

imitation matricielle(genre subordonné et/ou style)

Interdiscursivité

encyclopédie langue

Fig. 3. Les différentes formes de relations dialogiques interdiscursives

2. De l’intertextualité à l’architextualité en publicité Bien que la distinction entre relations intertextuelles et relations hypertextuelles soit opératoire, deux iconotextes6, respectivement pour les

4 Lorsque les similitudes constitutives d’une matrice seront de nature micro-sémiotique, on

parlera d’imitation stylistique. 5 "[La scène englobante et la scène générique] définissent conjointement ce qu’on pourrait

appeler le cadre scénique du texte. C’est lui qui définit l’espace stable à l’intérieur duquel l’énoncé prend sens, celui du type et du genre de discours" (Maingueneau, 1998: 70).

6 Introduite par M. Nerlich (1990), la notion d’"iconotexte" désigne un message mixte, un ensemble formant une unité signifiante à part entière, dans laquelle le linguistique et l’iconique se donnent comme une totalité insécable, mais dans laquelle ils conservent chacun leur spécificité propre "L’iconotexte publicitaire de presse écrite est formé d’un ensemble d’éléments linguistiques, plastiques et iconiques graphiquement regroupés et complémentaires, bornés à la limite matérielle de l’aire scripturale vi-lisible de la double page" (Lugrin, 2006: 66).

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pastilles Poncelet et pour les machines à écrire Olivetti, démontrent que ces relations gagnent parfois à être pensées de manière complémentaire (point 2.1). De même, les relations hypertextuelles peuvent glisser exceptionnellement vers des faits d’architextualité, renégociant dès lors le genre dominant de l’iconotexte (point 2.2 & 3).

2.1 De l’intertextualité à l’hypertextualité: le "J’accuse" d’E. Zola En 1898 (Intransigeant, 25 janvier 1898), un iconotexte pour les pastilles Poncelet citait le titre sous lequel avait été publiée, dans l’édition du 13 janvier 1898 du journal L’Aurore, la célèbre lettre ouverte d’Emile Zola au Président Félix Faure (président de la république de l’époque) dans le cadre de l’Affaire Dreyfus.

Fig. 4. Iconotexte pour les pastilles Poncelet citant le titre sous lequel a été publiée la lettre ouverte d’E. Zola

La lettre d’Emile Zola faisait partie, du moins à l’époque de la publication de cet iconotexte, du savoir encyclopédique partagé par tous les lecteurs français. La popularité de ce titre était telle que le publicitaire de 1898 n’a pas estimé nécessaire d’en mentionner la source, ou du moins la polyphonie. Bien que l’intertextualité apparaisse libre de toute détermination générique, elle peut néanmoins convoquer l’"espace de régularité" du texte convoqué: la citation localisée dans le titre est le point de départ d’une relation hypertextuelle qui opère sur l’ensemble de l’"espace de régularité" de l’iconotexte.

La matrice générique de la lettre sert de moule au rédactionnel, sans que le genre dominant publicitaire n’en soit altéré:

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J’ACCUSE de criminel celui qui ne connaît pas la Pastille Poncelet; c’est une ignorance qui d’un moment à l’autre peut lui coûter la vie. Tout le monde doit employer la Pastille Poncelet qui soulage en une heure et qui guérit en une nuit. Cette Pastille, sous le moindre volume, renferme un trésor de vertus curatives. Chaque année un million de guéris. "Massin (Ardennes), 19 mars 1898. "Monsieur Emile Poncelet, pharmacien-chimiste. "Permettez à un pauvre garde-chasse, ex- "posé nuit et jour à toutes les intempéries, "de vous féliciter sur les merveilles opérées "par vos Pastilles Poncelet; si je ne les "avais pas connues, depuis longtemps je "serais hors de service. Chez moi elles "opèrent instantanément, chez ma femme "un peu plus lentement, mais sûrement. "Toute ma reconnaissance à mon sauveur. "DAVREUX, garde-chasse". Si vous doutez, essayez, vous n’userez plus rien d’autre. Partout 1 fr. 50 la boîte nickel rectangulaire avec signature Em. Poncelet, gravée et imprimée.

Toutefois, s’il y a à la fois citation dans le titre et imitation matricielle générique dans le rédactionnel, il n’y a cependant pas de contamination (ou prolongement) du fait d’intertextualité de l’intitulé dans le rédactionnel, à l’exception du liage des premiers mots ("de criminel celui qui"), sans autonomie syntaxique.

Un iconotexte pour les machines à écrire Olivetti (Defrance, 1984: 166) manifeste une textualité beaucoup moins composite. Le titre de la lettre reprend l’intitulé sous lequel avait été publiée la lettre d’E. Zola, mais le publicitaire des années quatre-vingts7 semble avoir estimé les guillemets nécessaires pour signaler la citation.

Fig. 5. Iconotexte Olivetti imitant la lettre d’E. Zola

7 La date n’est pas précisée par A. Defrance, mais on peut admettre, en croisant la date de la

publication de l’article et le produit vanté, que l’iconotexte a été diffusé dans les années quatre-vingts.

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Le rédactionnel, beaucoup plus fidèle dans sa structure à la lettre d’E. Zola, blâme la machine électrique pour louer la machine électronique:

"J’accuse" "J’accuse les machines à écrire électriques de faire un bruit de mitraillette. De casser les ongles des secrétaires sympas. De ne pas avoir de mémoire et d’obliger à taper tous les jours les mêmes formules de politesse. J’accuse les machines électriques de ne pas centrer parfaitement un titre, justifier automatiquement à droite, mettre en colonne les chiffres, sans aucun calcul. J’accuse les machines électriques de chauffer aux heures de pointe, ce qui vous laisse brisée, chiffonnée, broyée, pantelante et quelques soirs hurlante. J’accuse les machines électriques de ne pas permettre de choisir au clavier différents modes d’écriture. De ne pas avoir l’élégance de corriger avant l’impression les fautes de doigts. J’accuse les machines électriques de ne pas posséder d’écran de contrôle. De n’avoir aucune vitesse de frappe, et de ne même pas faire le geste d’offrir une marguerite aux gentilles secrétaires. J’accuse enfin les machines électriques d’être depuis les années 60 aussi immuables que des monuments et de n’avoir en conséquence aucun avenir dans le traitement de texte. En foi de quoi, je lance à l’horizon de tous les bureaux de France: Vive la machine à écrire électronique."

Le pronom de la première personne du singulier est conservé tout au long du rédactionnel, contrairement au rédactionnel Poncelet, privilégiant la forme impersonnelle (sauf dans le discours rapporté). Suite à une cascade de "J’accuse", conforme à celle caractérisant la fin de la lettre d’E. Zola (raison probable pour laquelle la rédaction de L’Aurore a pris la décision de titrer cette lettre de la sorte), le dernier paragraphe ponctue le texte en ces termes: "En foi de quoi, je lance à l’horizon de tous les bureaux de France: Vive la machine à écrire électronique". Dans ce dernier paragraphe, la proximité des lexèmes "France" et "Vive la" renvoie à la locution figée "Vive la France", renforçant le caractère allusif du texte.

Beaucoup plus homogène, cet iconotexte combine la citation du titre, l’allusion du texte et l’imitation matricielle générique de la lettre. La cohérence d’ensemble est ainsi renforcée par la contamination (ou le prolongement) du fait d’intertextualité de l’intitulé dans le rédactionnel.

En somme, le type (co-présence, transformation, imitation) d’une relation et son degré d’explicitation ne sont pas déterminants dans l’ampleur que peut prendre le phénomène. Les implications d’une relation intertextuelle sur le texte peuvent se borner à la partie évoquée ou déteindre sur son ensemble.

2.2 De l’imitation matricielle à l’architextualité: la juxtaposition de matrices génériques

Les iconotextes Poncelet et Olivetti incorporent la matrice générique de la lettre, sans altérer toutefois le statut générique publicitaire. En revanche, dans un iconotexte pour le chocolat dessert Nestlé, l’imitation matricielle de la recette de cuisine (voir Adam, 1999: 69) en renégocie le statut générique.

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144 L’hypertextualité, entre intertextualité et architextualité

D’un point de vue pragmatico-énonciatif, au cadre scénique publicitaire vient se juxtaposer le cadre scénique de la recette: il y a "égalité" générique, l’iconotexte étant à la fois recette et publicité.

Le bananier

Dessert pour 10 portions

Préparation: 15 minutes Cuisson: 30 minutes

Ingrédients: 2 bananes, 200g de Nestlé Dessert, 4 œufs, 100g de sucre, 50g de farine (+ 1 cuillère à soupe pour le moule),

150g de beurre (+ 1 noix de beurre pour le moule).

Matériel: un moule carré, rectangulaire ou à manqué.

1. Préchauffez le four Th. 4 (160°C) • 2. Dans une casserole, sur feu doux, faites fondre le chocolat avec le beurre. Mélangez. • 3. Ajoutez un à un les œufs,

le sucre et la farine en mélangeant à chaque fois • 4. Beurrez et farinez votre moule et versez la moitié de la préparation • 5. Pelez les bananes, coupez-les en

rondelles et disposez-les dans le moule • 6. Versez le reste de la préparation et faites cuire votre gâteau environ 30 minutes • 7. Laissez refroidir avant de déguster.

Fig. 6. Iconotexte publicitaire en forme de recette pour le chocolat dessert Nestlé

Cette "égalité" est à nuancer dans la mesure où le contexte publicitaire hiérarchise les deux dimensions pragmatiques que sont la recommandation d’achat et les consignes de la recette. La recette est certes utilisable, mais elle reste subordonnée à la recommandation d’achat (et notamment à l’ingrédient: "200g de Nestlé Dessert"). Pour saisir cette nuance (juxtaposition mais subordination), il faut préciser la distinction, à l’intérieur du cadre scénique, entre scène englobante et scène générique (Maingueneau, 1998: 69-76): la scène englobante donne son statut pragmatique au discours selon le type de discours (publicitaire, administratif, philosophique); la scène générique est en revanche liée au contrat attaché à un genre ou un sous-genre (l’éditorial, le sermon, le guide touristique, la visite médicale). La nature publicitaire (scène englobante) n’est ici pas altérée. La juxtaposition s’opère sur la scène générique, à la fois publicité de produit et recette de cuisine. En cela, nous allons le voir, le fonctionnement de l’iconotexte Nestlé se distingue de celui de la publicité rédactionnelle.

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3. Confusion générique et superposition de cadres scéniques La publicité rédactionnelle va au-delà de l’imitation matricielle. L’envisager à l’aune de l’hypertextualité et de l’architextualité permet de compléter nos analyses des lettres (intertextualité -> hypertextualité) et de la recette (hypertextualité -> architextualité), en présentant un cas où le genre de l’hypotexte ne se contente pas de se juxtaposer à celui de l’hypertexte, mais s’y superpose. On peut opposer un iconotexte Accor à un iconotexte McDonald’s et montrer ainsi la différence entre une imitation matricielle (Accord) et une relation architextuelle (publicité rédactionnelle).

3.1 L’imitation matricielle de l’article de presse Il convient dans un premier temps de se départir de l’idée qu’il y aurait publicité rédactionnelle dès lors qu’une publicité récupère certaines caractéristiques de l’article de presse. Ainsi, un iconotexte pour les hôtels Accor imite la matrice du fait divers sportif, sans en altérer le statut scénique publicitaire.

Fig. 7. Iconotexte pour les hôtels Accor imitant la matrice du fait divers

Le fait divers est "une rupture dans le déroulement quotidien, un surgissement qui interpelle d’une manière ou d’une autre" (Dubied & Lits, 1999: 53). Distinguant les "petits faits divers" des "grands" (Dubied & Lits, 1999: 56), les auteurs disent des premiers qu’ils sont brefs et qu’ils répondent aux questions qui, où, quand, pourquoi, comment et quoi. Dans le rédactionnel de l’iconotexte Accor, tous ces éléments du fait divers sont réunis:

SUPERCHERIE DEJOUEE EN SNOWBOARD Imposture manquée hier après-midi dans la compétition de snowboard où la femme du vainqueur de l’an passé, Bob Bullock, a pris le départ à sa place. Arrivée 3e mais démasquée lorsqu’elle s’est remaquillée avant la photo du podium, Jennifer Bullock a expliqué son geste par l’amour immodéré de son mari pour le petit-déjeuner de l’hôtel Accor Vacances. "Depuis ce matin il est devant le buffet, il veut absolument tout essayer" a-t-elle déclaré à la presse. Après enquête, nous révélons ci-contre les coordonnées de ces mystérieux hôtels d’altitude Accor Vacances au petit-déjeuner visiblement irrésistible.

La tricherie est d’abord thématisée par deux lexèmes: "supercherie", "imposture". Le caractère "extraordinaire" du fait divers est explicité indirectement par une qualification du produit vanté ("ces mystérieux hôtels"),

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doublée par "l’amour immodéré" pour "le petit-déjeuner de l’hôtel". Quant aux questions qui, où, quand, pourquoi, comment et quoi, elles trouvent leur réponse dans le rédactionnel. Plus encore, le quand est livré par un déictique marquant l’antériorité ("hier après-midi"), conforme à l’actualité de l’article de presse.

La nature journalistique est cependant assez rapidement trahie. En premier lieu, l’humour, doublé d’une allitération, émerge du texte, d’abord par la manière dont la supercherie a été déjouée ("démasquée lorsqu’elle s’est démaquillée"), ensuite par l’hyperbole liée au produit ("l’amour immodéré de son mari pour le petit-déjeuner"; "petit-déjeuner visiblement irrésistible"). En second lieu, la nature publicitaire transparaît dans l’importance accordée au "petit-déjeuner" et à "l’hôtel Accor Vacances", notamment par "l’enquête" dont ils profitent. En troisième lieu, enfin, le statut publicitaire se dévoile sans ambiguïté par la présence des principales adresses des hôtels Accor. Si la matrice du fait divers est donc manifeste, il y a aussi une volonté déclarée d’inscrire l’ensemble dans le discours publicitaire.

3.2 Publicité rédactionnelle et confusion de genre Le principe essentiel de la publicité rédactionnelle est le déguisement de la finalité publicitaire sous les traits de l’information (Lagneau, 1971: 92). G. Péninou, qui considère le discours publicitaire comme une forme de discours identifiée comme tel dès le premier contact, signale ainsi le cas particulier de la publicité rédactionnelle, qui masque sa nature publicitaire. Dans ce cas, le péritexte viendrait contrarier la stratégie de masquage de la publicité rédactionnelle (Péninou, in: Sfez, 1993: 1107). Reste que ce qui prédomine dans les premiers instants de contact avec la publicité rédactionnelle, c’est une confusion générique reposant sur l’appropriation publicitaire du péritexte journalistique.

Un iconotexte McDonald’s8 est de ce point de vue exemplaire: la mise en forme des divers constituants (photographie, tableaux, encadré, texte) correspond aux pages rédactionnelles du magazine. Seule l’inscription péritextuelle "publi-communiqué" informe du véritable statut de cet iconotexte en pleine page.

8 Faute de place, nous n’avons pas retranscrit ici l’ensemble du texte. Une version est

consultable en ligne, à l’adresse: http://www.comanalysis.ch/PublicationsCA/THESE/Marque.htm

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Fig. 8. Publicité rédactionnelle McDonald’s

Tout semble en revanche soutenir une distribution des rôles énonciateur / co-énonciateur différente de celle attendue dans la publicité: le déplacement de l’énonciateur (McDonald’s) en position de référent ("McDo"), la construction textuelle d’une fausse identité de l’énonciateur et la complicité qu’instaure le texte entre cet énonciateur fictif et les lecteurs.

L’absence de signature permet au texte de construire l’identité d’un énonciateur non désigné explicitement. Le réel énonciateur, McDonald’s, apparaît à maintes reprises sous une forme abrégée "McDo". L’emploi de ce terme – McDonald’s ne s’auto-désignerait jamais officiellement par ce diminutif – le déplace en position de référent, au même titre que son "Happy Meal".

A la lecture du lead-chapeau, la place laissée libre par McDonald’s semble être investie par un journaliste très proche de son lectorat: "Le week-end ou le mercredi, si on demande leur avis à nos chers petits, on se retrouve invariablement chez McDo. Que l’on proteste ou que l’on se fasse une raison, il y a deux ou trois choses à savoir sur leur menu de prédilection". Envisager même l’idée qu’on puisse protester reflète une ouverture d’esprit qu’il est rare de rencontrer en publicité. On notera de plus que, dans cette introduction, rien ne nous dit encore si ces "deux ou trois choses à savoir" sont de l’ordre du positif ou du négatif. L’accent est mis sur de l’information objective, au détriment d’une quelconque promotion laudative.

L’utilisation complémentaire des pronoms "on" et "nos", récurrents tout au long du texte, crée une connivence entre la figure construite du journaliste et les parents-lecteurs. Ces derniers sont par ailleurs les seuls à conserver leur place d’origine dans la distribution des rôles élaborée par le texte. En effet, tout au long de l’article, une seule phrase dissocie l’énonciateur fictif de son lectorat: "Vous ne pensiez tout de même pas faire de McDo leur cantine quotidienne!" Argument qui simule là aussi une information non partisane à la cause McDonald’s… Le déplacement de l’énonciateur réel (McDonald’s) en position de référent ("McDo"), la construction textuelle d’une fausse identité de l’énonciateur (journaliste factice) et la complicité qu’instaure le texte entre ce journaliste et ses lecteurs, conduisent à la (con-)fusion des instances.

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Ce brouillage subtil de l’énonciateur permet à McDonald’s de lever les suspicions qui pourraient peser sur un argumentaire qui lui aurait été directement attribué. Ce procédé est conforme à la principale fonction de la publicité rédactionnelle, qui tente de profiter de la confiance allouée par le lecteur au contenu rédactionnel (impartial) de son magazine pour vanter un produit de manière partiale et partisane.

Dans cet iconotexte, ce n’est donc plus la scène générique qui est complétée (comme dans le cas de la recette), mais la scène englobante qui est compromise: le cadre scénique publicitaire se voit dans ce cas partiellement mais volontairement éclipsé par et au profit du cadre scénique journalistique. La matrice publicitaire est d’ailleurs abandonnée au profit de celle de l’article journalistique. Il y a donc finalement une perturbation du statut pragmatico-énonciatif de l’iconotexte.

4. Epilogue Ces exemples démontrent en somme l’intérêt heuristique des catégories qui ont été présentées et discutées ici, puisqu’ils permettent d’observer de manière fine et systématique des glissements de l’une à l’autre dans un iconotexte. Plus pragmatiquement, ces catégories permettent de saisir le degré de cohérence (Olivetti) ou de confusion d’un iconotexte (McDonald’s).

Mais si le transfert de ces catégories, de la poétique au champ de l’analyse du discours publicitaire, paraît intéressant, c’est que, comme nous l’avons abondamment montré ailleurs (Lugrin, 2006), le discours publicitaire est une véritable machine à recycler – et donc à relayer – la culture environnante. La publicité vampirisant tout ce qui l’entoure (Jost, 1985), elle "n’est plus un dialecte marginal, mais un supra-langage qui emprunte aux arts graphiques et à la littérature, à la poésie et à la technologie" (Cathelat, 1987: 238). Le discours publicitaire, zone d’inconsistance dans l’univers des discours, participe de plus, par bribes, à l’édification de la culture ambiante. Au-delà de sa fonction éminemment marchande, elle construit des objets de sens qui parfois s’autonomisent, en constituant un corpus de références communes au corps social, que l’on partage, que l’on s’échange et que l’on critique.

Au final, à travers les relations intertextuelles, hypertextuelles et architextuelles, la publicité participe donc à médiatiser la culture du plus grand nombre et à enrichir, ponctuellement, le paysage culturel qui l’entoure.

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Travaux neuchâtelois de linguistique, 2006, 44, 151-163

Circulation publicitaire des discours sur les sexes

Stéphanie PAHUD Université de Lausanne (Suisse) [email protected]

This article is inspired from a Thesis-in-progress which aims at complementing, through linguistic analysis, the traditional approaches of sexual representations in advertisement. Postulating that advertising discourse is a privileged locus for spreading the discourses of others, we view advertising representations of the sexes as a privileged place for observing interdiscourse, and we propose to record the identifiable traces of interdiscourse in advertising discourse. Through an analysis of iconotexts from contemporary magazines selected because they reflect opinions on men and women, we shall attempt to apprehend the diversity of forms of manifestation of social discourses on the sexes in advertising discourse, and we shall venture hypotheses on the relation between advertising discourse and the "societal values" which it reflects and relays.

1. Liminaires Depuis près de quarante ans, de nombreux travaux d’ancrages théoriques, méthodologiques et épistémologiques divers, se sont appliqués à inventorier et détailler les représentations publicitaires des sexes. Adoptant pour la plupart des perspectives sociologiques et/ou critiques, ces études se sont souvent bornées à souligner les travers des représentations des femmes en particulier, à en dénoncer les effets supposés préjudiciables sur la perception et la construction identitaire.

Le présent article trouve sa raison d’être dans la croyance en l’intérêt de compléter ce type d’approches par une analyse linguistique. Il fonde sa légitimité sur le postulat selon lequel le discours publicitaire, formation sociodiscursive productrice de doxa, est un lieu privilégié de circulation des discours autres, et prend ainsi le parti d’envisager les représentations publicitaires des sexes comme une ressource particulièrement féconde pour l’observation des phénomènes d’hétérogénéité discursive. Comme le souligne Soulages (2004), par la mise en scène d’une "pluralité d’énonciateurs et de destinataires", le discours publicitaire se présente comme un espace de débat où coexistent de nombreuses "strates représentationnelles":

[…] loin d’afficher la cohérence d’un discours doté de sa propre rationalité, le discours publicitaire constitue, comme la plupart des discours sociaux, un espace de prises de position et de significations tout à fait disparate mais hautement significatif. D’autant plus que le phénomène de segmentation des audiences et de multiplication des supports qui a caractérisé son développement est marqué aujourd’hui par une hétérogénéité discursive exacerbée, révélant des pratiques et des formes d’expression sociales tout à

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152 Circulation publicitaire des discours sur les sexes

fait diverses. La publicité, au même titre que d’autres productions de la culture de masse, représente l’une des faces du miroir social alimenté par la circulation incessante d’attitudes et de croyances campant un terrain de confrontation et de conflit sans fin, entre le nouveau et l’ancien, affichant même s’il s’agit bien souvent pour cette dernière d’un positionnement ludique, une série d’énoncés critiques ou cyniques par rapport à certaines valeurs sociétales (Soulages, 2004: 52).

Dans le dessein de proposer un outil de circonscription de la "circulation incessante d’attitudes et de croyances" évoquée par Soulages, nous esquisserons, après avoir brièvement défini le concept d’hétérogénéité discursive, un inventaire des traces d’hétérogénéité repérables dans le discours publicitaire.

L’analyse d’une série d’iconotextes1 issus de la presse magazine contemporaine, sélectionnés pour avoir la particularité de faire entendre des voix sur les femmes et les hommes2, nous permettra d’appréhender la diversité des formes de monstration de la présence des discours sociaux sur les sexes dans le discours publicitaire ainsi que d’émettre des hypothèses quant au rapport de ce dernier aux diverses "valeurs sociétales" dont il se fait l’écho.

2. Formes d’hétérogénéité discursive Le concept d’hétérogénéité discursive rend compte globalement de ce que sont présents dans chaque discours une multitude de discours autres:

Tout discours concret (énoncé) découvre toujours l’objet de son orientation comme déjà spécifié, contesté, évalué, emmitouflé, si l’on peut dire d’une brume légère qui l’assombrit ou, au contraire, éclairé par des paroles étrangères à son propos. Il est entortillé, pénétré, par les idées générales, les vues, les appréciations, les définitions d’autrui. Orienté sur son objet il pénètre dans ce milieu de mots étrangers agité de dialogues et tendu de mots, se faufile dans leurs interactions compliquées, fusionne avec les uns, se détache des autres, se croise avec les troisièmes (Bakhtine, 1978: 100).

Afin d’affiner notre description des représentations publicitaires des sexes, nous prendrons appui sur la distinction amenée par Authier-Revuz entre hétérogénéité montrée et hétérogénéité constitutive.

L’hétérogénéité montrée correspond à la présence localisable d’un discours autre dans le fil du texte. Authier-Revuz la définit comme:

1 Puisqu’une publicité de presse écrite combine généralement à la fois du texte et de l’image, il

nous est difficile de nous contenter de parler de "texte" publicitaire. Nous retenons donc la notion d’"iconotexte", laquelle nous paraît la plus appropriée pour exprimer l’interrelation texte/image.

2 Les exemples que nous analysons dans cet article ne proviennent pas d’un corpus clos, mais d’un vaste corpus ouvert dans lequel nous archivons depuis plusieurs années tous les iconotextes répondant au critère thématique "concerne les hommes et/ou les femmes ainsi que les rapports sociaux de sexe".

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Stéphanie Pahud 153

[…] la représentation qu’un discours donne en lui-même de son rapport à l’autre, de la place qu’il lui fait, explicitement, en désignant dans la chaîne, au moyen d’un ensemble de marques linguistiques, des points d’hétérogénéité (Authier-Revuz, 1985: 118).

Cette forme montrée d’hétérogénéité se manifeste tantôt sous forme marquée, explicite (discours direct ou indirect, guillemets, gloses qui indiquent une non-coïncidence de l’énonciateur avec ce qu’il dit, etc.), tantôt sous forme non marquée (discours indirect libre, allusions, etc.).

L’hétérogénéité constitutive désigne quant à elle les moments où le discours est dominé par "l’espace discursif global dans lequel s’articulent les opinions dominantes et les représentations collectives" (Amossy, 2000: 89-90), à savoir l’interdiscours, que l’on appréhendera dans nos analyses, comme le suggère Amossy, en termes d’"éléments doxiques":

Nous utiliserons le terme d’interdiscours pour renvoyer à la dissémination et à la circulation des éléments doxiques dans des discours de tous types. Dans la mesure où il s’agit de déceler l’inscription ponctuelle dans le discours oral ou écrit des évidences partagées ou des plausibilités d’une collectivité datée, on parlera d’éléments doxiques plutôt que de doxa. Les notions d’éléments doxiques et d’interdiscours permettent ainsi de marquer à quel point l’échange argumentatif est tributaire d’un savoir partagé et d’un espace discursif, tout en évitant de conférer à ces matériaux préexistants une trop grande systématicité (Amossy, 2000: 99).

Une série d’iconotextes sélectionnés pour les voix qu’ils font entendre sur les femmes, les hommes et les rapports sociaux de sexe va nous permettre à présent de décrire les types d’indices perceptibles dans le discours publicitaire, dans un premier temps d’hétérogénéité constitutive, dans un second temps d’hétérogénéité montrée.

3. Formes constitutives de discours sur les sexes A en croire certaines affirmations d’Authier-Revuz, l’hétérogénéité constitutive "échappe[rait] largement et inévitablement à l’énonciateur", "ne se manifeste[rait] pas dans le fil du discours par des marques linguistiques" (Authier-Revuz, 1985: 117) et ne serait interprétable qu’"à partir d’indices repérables dans le discours en fonction de son extérieur" (Authier-Revuz, 1982: 96-97).

Nous pensons quant à nous que l’hétérogénéité constitutive peut être appréhendée au travers des structures discursives qui sont à même d’abriter les voix de la doxa. Nous exemplifierons parmi ces structures l’énonciation gnomique, le recours au champ sémantique du naturel, la modalisation véridictoire, la modalisation déontique, ainsi que le recours à l’ironie. Nous nous arrêterons également sur un procédé de réactivation implicite de croyances doxiques, la remotivation de stéréotypes de pensées.

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3.1 Enonciation gnomique Le discours publicitaire recourt fréquemment aux énoncés gnomiques, de types proverbiaux, dont Jeandillou décrit le fonctionnement ainsi que les composantes principales:

L’utilisation courante des proverbes, dictons ou maximes provoque en somme un décrochage (ou un débrayage) énonciatif sans entraîner de conflit entre les instances du locuteur de l’énonciateur universel. Le présent gnomique (ou omnitemporel), la portée généralisante des termes (articles, noms ou pronoms), enfin la structure autonome et figée de ces énoncés leur confèrent une valeur d’apparente universalité que chaque individu prend lui-même en charge; au lieu de la récuser, il s’appuie sur la tradition discursive qui, avant lui, l’a déjà assumée. Pragmatiquement comparable à la citation d’autorité (comme le dit X), l’énonciation proverbiale s’en distingue par le fait que l’énoncé, littéralement reproduit, relève d’un patrimoine que se partagent tous les locuteurs de même culture (comme on dit). Pour fonctionner efficacement, le proverbe doit en effet être identifié comme tel par l’allocutaire. Le locuteur présuppose une connaissance préalable de ce corpus stéréotypé chez ceux à qui il s’adresse; il présuppose de plus qu’ils en admettent la pertinence (Jeandillou, 1997: 78).

Les marques grammaticales ou syntaxiques provoquant un effet de généralisation sont nombreuses et variées dans le discours publicitaire.

Le présent dit générique ou gnomique (à valeur panchronique) est sans doute la plus évidente de ces marques: 1. Les filles appartiennent à ceux qui se lèvent tôt (Axe).3

2. Il n’y a rien de plus beau pour une maman que de découvrir que son enfant est un artiste qui s’éveille (Nesquik).

3. Les filles préfèrent les durs (Garnier Fructis).

Ces trois énoncés font état de croyances stéréotypées sur les hommes et les femmes, mais les présentent comme des vérités générales, valides en tout temps et en toutes circonstances.

Le premier énoncé a pour intertexte le dicton populaire selon lequel "avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt". Le maintien dans la version parodique du verbe "appartenir", à prendre au sens premier du terme "être la propriété de", atteste de la familiarité de la représentation publicitaire de la femme-objet (de l’homme). Le second énoncé conforte pour sa part l’idée que l’occupation la plus gratifiante pour une femme est son rôle de mère. Quant au dernier énoncé, il évoque l’attention portée par les femmes à la robustesse de leur partenaire. Il a pour intertexte le titre d’un film français des années quatre-vingts "Les hommes préfèrent les grosses", titre renvoyant lui-même à une comédie américaine des années cinquante, "Les hommes préfèrent les blondes", tous deux faisant allusion déjà à des stéréotypes de genre.

3 Pour des raisons pratiques, nous renonçons à respecter la typographie et la topographie des

divers énoncés publicitaires que nous citons, lesquels sont pour la plupart des slogans, pour quelques autres tout ou partie de pavés rédactionnels (en italique). Les soulignements sont par ailleurs de notre fait.

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Si le présent gnomique contribue à l’énonciation générique, ce n’est pas isolément qu’il permet l’expression de vérités générales sur les hommes et les femmes. Il est entre autres fréquemment relayé par des syntagmes nominaux génériques référant non pas à certains hommes ou certaines femmes en particulier, mais aux "classes" d’individus féminins ou masculins dans leur ensemble. Ce sont comme nous allons le montrer les déterminants utilisés dans ces syntagmes qui en définissent la portée générique.

Le déterminant défini "tout" est l’expression explicite d’une totalité globalisante: 4. Fort de sa connaissance du corps, Adidas devient le coach de toutes les femmes, en

nous offrant des déodorants qui conjuguent efficacité optimale et très grande douceur (Adidas).

5. Toutes les jeunes femmes d’aujourd’hui font mener une vie difficile à leur peau (Clarins).

Le déterminant "chaque" opère la même quantification, mais sur le mode distributif, et produit un effet d’insistance: 6. Un outil exceptionnel pour établir un diagnostic précis et apporter à chaque femme une

prescription anti-âge personnalisée. (Lierac)

L’article défini singulier peut également désigner, dans certains usages, une notion prise dans sa généralité: 7. Comment l’Homme va-t-il s’occuper maintenant qu’il n’a plus de problème pour revendre

son ancienne voiture? (Fiat). 8. Si l’homme est ce qu’il mange, heureusement que c’est sa femme qui fait les courses

(Valtero).

On remarquera dans l’énoncé (7.) l’emploi de la majuscule qui contribue non pas à faire du lexème "homme" un désignateur de l’"être humain" - le visuel nous montre un homme "désœuvré" pratiquant le houla hoop sous les yeux de sa compagne -, mais dans le cas présent, non seulement à attirer davantage l’attention, mais surtout à renforcer la valeur générique du défini singulier.

L’article défini pluriel connaît lui aussi une valeur générique: 9. Sans vos poils, les filles vous préfèrent à leur ours en peluche (Veet). 10. Pourquoi les femmes préfèrent-elles Rivella bleu? Les femmes savent parfaitement ce

qui est bon pour elles. Surtout en matière de goût. Et là, grâce à son goût unique, Rivella bleu est leur premier choix (Rivella).

11. Les hommes sont de retour. Les hommes et les femmes n’ont pas les mêmes désirs. Et c’est précisément cette petite différence qui donne du piment à la vie. Le nouveau Coupé 407, symbiose parfaite d’élégance et de puissance, possède ainsi ce petit je ne sais quoi qui fait craquer les hommes. Sous sa carrosserie distinguée se cache une technologie Peugeot ultramoderne, […]. Laissez-vous tenter par un essai pour découvrir les charmes du Coupé 407 (Peugeot).

Quant à l’article indéfini, il peut également avoir une valeur générique dans la mesure où il permet de désigner chacun des individus d’une espèce: 12. Quand même… des fois j’aimerais bien être un mec (Beerlander).

Comme le soulignent Kleiber et Lazzaro (1987: 96), il n’est possible de percevoir le sens d’énoncés à portée générique qu’à condition d’avoir

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emmagasiné dans ses connaissances encyclopédiques suffisamment de propriétés communes assez pertinentes pour cerner le détachement d’une catégorie par rapport aux existences concrètes de ses éléments. Cela présuppose que pour interpréter les énoncés (1.) à (12.), les lecteurs sont conviés à puiser dans leur système de croyances sur les hommes et sur les femmes.

Par le biais de l’énonciation gnomique, le discours publicitaire se fait ainsi le porte-parole de la doxa, ce qui lui permet de demeurer en retrait derrière des propositions consensuelles et surtout de s’adresser indistinctement au plus grand nombre:

La doxa parle à tout le monde et à personne en particulier, elle émet des oracles dont on ne sait d’où ils sortent, de quelle voix, de quelle bouche d’ombre (Cauquelin, 1999: 139).

3.2 Recours au champ sémantique du naturel Le recours au champ sémantique du naturel est une autre forme d’écho de la doxa puisqu’il renvoie à des croyances fondamentales, "essentielles", sur les hommes et les femmes: 13. En cuisine également, les différences entre hommes et femmes sont bien réelles.

Contrairement à la femme, l’homme qui se met à cuisiner refuse toutes figures imposées en passant directement aux figures libres. Quoique par nature il n’ait besoin d’aucune aide, il recourt pourtant volontiers à une assistance toute particulière, les recettes Thomy (Thomy).

14. Le soin, par nature c’est elle… la précision, c’est Tefal (Tefal).

L’expression "par nature" présuppose l’innéité de caractéristiques jugées typiquement féminines (le dévouement) ou masculines (l’indépendance).

3.3 Modalisation véridictoire L’adjectif "vrai", manifestation de la modalité véridictoire, se rencontre couramment dans les iconotextes publicitaires: 15. Pour que les petits garçons vivent une vraie vie de petits garçons (Aventis). 16. Raffermir la peau d’un supermannequin n’est pas vraiment un exploit. Le corps d’une

vraie femme est tout en rondeurs. Pour les célébrer, Dove a invité plusieurs femmes à tester ses nouveaux soins raffermissants. Jugement: une peau sensiblement plus ferme. Nouveau. Soins raffermissants Dove. Testés sur de vraies femmes (Dove).

17. Matiz Make Up Pour les femmes, les vraies. Le plein d’attraits et d’atouts, la Matiz Make Up. Cinq portes, sellerie cuir intégral et alcantara assortie à la couleur de sa carrosserie, pupitre compteur aspect aluminium, volant cuir et tapis velours, double airbag, direction assistée, fermeture centralisée, vitres teintées électriques avant, à partir de 57 900F: la Matiz Make Up, c’est la séduction illimitée (Daewoo.)

Les énoncés qui précèdent prennent appui sur l’existence entérinée par la doxa de standards en matière de féminité et de masculinité. L’exemple (15.) décrit une activité "culturelle" typique des petits garçons: son visuel montre un garçon, dont la masculinité est soulignée par le port d’un casque et de genouillères signalant sa sportivité, apprenant à faire du vélo avec son père. L’exemple (16.) a pour intérêt de poser un renversement des normes publicitaires en matière de plastique féminine: il rend en la matière les courbes

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canoniques, créant par là un nouveau standard. Quant à l’exemple (17.), il fait passer pour attribut nécessaire de la féminité le soin porté aux atouts de séduction.

3.4 Modalisation déontique C’est encore en s’appuyant sur des normes doxiques que le discours publicitaire, au travers de la modalisation déontique, s’impose à ses destinataires féminines comme hiérarchiquement supérieur et en droit de leur intimer indirectement un ordre visant à les faire correspondre au standard féminin, en l’occurrence celui de s’épiler afin d’avoir la peau douce: 18. Faites durer la sensation de douceur absolue… Bien sûr, il y a des moments où vous

vous sentez aussi douce qu’une femme devrait l’être. Le problème, c’est que si vous vous rasez régulièrement, se battre contre la repousse du poil devient un combat quotidien. Alors qu’en est-il de l’épilation, qui permet le retrait du poil à la racine? Braun a toujours été précurseur en matière d’épilation, et le lancement du nouveau SoftPerfection offre aux femmes de nouveaux horizons. Vous avez le choix… soit vos jambes restent impeccablement lisses jusqu’à 4 semaines, soit vous optez pour d’innombrables séances de rasage… (Braun).

3.5 Recours à l’ironie L’ironie permet d’affirmer le contraire de ce que l’on souhaite en réalité faire entendre. Elle est à compter au nombre des formes d’hétérogénéité discursive puisqu’elle mêle deux voix dans un énoncé unique:

Dans le cas du (ou sans doute "des") discours indirect(s) libre(s), de l’ironie, de l’antiphrase, de l’imitation, de l’allusion, de la réminiscence, du stéréotype…, formes discursives qui […] semblent pouvoir être rattachées à la structure énonciative de la connotation autonymique, la présence de l’autre […] n’est pas explicitée par des marques univoques dans la phrase: la "mention" qui double l’"usage" qui est fait des mots est seulement donnée à reconnaître, à interpréter, à partir d’indices repérables dans le discours en fonction de son extérieur. Ce mode de "jeu avec l’autre" dans le discours opère dans l’espace du non-explicite, du "semi-voilé", "suggéré", plutôt que du montré et du dit […] (Authier-Revuz,1982: 96-97).

L’ironie transparaît notamment dans le discours publicitaire dans des formes d’argumentation inadéquates: 20. L’égalité des sexes a des limites! Au volant, les femmes sont plus prudentes que les

hommes. Partant de cette observation, votre conseiller est à même d’élaborer sur son ordinateur portable plusieurs variantes d’assurances individuelles intégrant au centime près cette prudence toute féminine dans les calculs des primes. Grâce à Relax, vous éprouvez un sentiment de sécurité inédit en sachant qu’à la "Zurich" nous vous éviterons toute complication. Vous bénéficiez en outre d’un ensemble de prestations comme (Zurich).

21. Les femmes fument nos Cohibas. Elles pilotent nos Harleys. Elles boivent notre Lagavulin. Qu’elles nous laissent au moins notre IWC! Les dimensions de la Portugaise Chrono-Rattrapante ne conviennent qu’aux larges poignets: […]. IWC Depuis 1868. Et tant qu’il y aura des hommes (IWC).

22. La bière comme au bon vieux temps quand les femmes savaient encore cuisiner (Feldschlösschen).

23. Vraiment pas fait pour les mains de femme. Sauf pour le paquet-cadeau. En fait, il n’a même pas besoin de papier cadeau. Car le tout nouvel appareil numérique de Panasonic a déjà un emballage de rêve: […]. Si vous êtes un homme et voulez savoir tout ce que le

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DMC-LC5 avec grand écran a vraiment dans le ventre, rendez-vous sur www.panasoni.fr (Panasonic).

Les énoncés qui précèdent portent des avis en nette contradiction avec le discours doxique. Si on les entend au premier degré, les énoncés (20.) et (21.) prônent des restrictions à l’égalité des sexes, le (22.) regrette le temps où il revenait aux femmes de s’occuper de la cuisine, quant au (23.), il ne concède pas même aux femmes la manipulation de l’emballage cadeau de l’appareil photo dont il vante les mérites.

Si à l’oral, il est possible de se fier à l’intonation d’un énoncé pour comprendre que son énonciateur ne fait que mine d’assumer ce qu’en fait il dénonce, dans le cas des iconotextes que nous venons de présenter, ce sont les connaissances encyclopédiques des lecteurs qui sont sensées leur permettre d’éviter un contresens interprétatif et de ne pas s’offusquer de la teneur des messages véhiculés.

3.6 Remotivation de stéréotypes de pensée De nombreux iconotextes garantissent leur argumentation par des stéréotypes de genre, lesquels constituent une variante de manifestation d’hétérogénéité constitutive.

Les exemples (24.) à (27.) illustrent le stéréotype de la blonde idiote, l’un des stéréotypes de genre les plus fréquemment revitalisés dans le discours publicitaire: 24. Idée reçue n° 21: Les blondes n’ont rien dans la tête. Idée reçue n° 1: Ce n’est pas en

dépensant de l’argent qu’on en gagne (Egg). 25. Tant qu’il y aura des blondes. Rédactrice en chef d’un magazine de coiffure et de beauté,

des cheveux j’en vois de toutes les couleurs. Du toupet bleu qui se croit encore d’actualité à la crête rouge qui ne désarme pas, le pompon en matière de coloration reste le blond. Appliqué sur des cheveux filasses, jaunes, mal entretenus, délavés… Normal dans ces conditions qu’il nous fasse la réputation que nous connaissons. Nous? J’ai dit "nous"? Et bien oui, vous l’aurez compris, je suis blonde! Et croyez-le si vous voulez, malgré ma place privilégiée, je n’avais encore jamais rencontré le blond de ma vie jusqu’à ce jour où, décidée à mener l’enquête, j’ai découvert le salon Saberny! […] Après un diagnostic complet réalisé à trois (et oui, pour une fois, je ne suis pas une potiche entre les mains de deux professionnels bien trop forts pour être compris par ma petite cervelle de blonde!), nous nous décidons pour un carré légèrement effilé, rehaussé du "Blond Marushka". […] Finies les blagues de mauvais goût sur les fausses blondes. Désormais, je rétorquerai: "blonde, et alors?" […] Je vais enfin pouvoir parler des blonds dans mon magazine avec la certitude, expérience à l’appui, que le juste ton existe. Que demander de plus à une rédactrice en chef blonde et enfin fière de l’être Corinne Alouch (Saberny).

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26. Plus besoin d’être brune pour construire son site (Multimania)

Droits réservés

27. 99% des blondes qui jouent à la PS2 ont un QI anormalement élevé (Playstation 2). Droits réservés

Les énoncés (24.) et (25.) font de l’idiotie des blondes une idée reçue à balayer mais ne l’en relaient pas moins. Les iconotextes (26.) et (27.) ne font quant à eux que présupposer, dans leur slogan, le stéréotype de la blonde idiote, en annonçant pour l’un qu’il n’est plus nécessaire d’être brune pour construire un site internet, pour l’autre que les blondes qui utilisent la console de jeu vantée ont un quotient intellectuel anormalement élevé. Ils offrent par contre une schématisation visuelle du stéréotype qui va permettre aux lecteurs de le réactiver:

Cette réactualisation se fait à deux degrés: par des anamnèses (tel schème iconique rappelle tel concept) ou par des indexations (tel schème iconique marque tel concept). Dans ces cas, au lieu de parler de "décodage" […], on doit insister sur le fait qu’il s’agit seulement d’une reconnaissance de stéréotypes. Renforçant la réussite de la communication publicitaire, ces réactualisations sont favorisées par les balises inférentielles disséminées dans l’image: redondances, parcours de lecture dirigés ou convergents, marqueurs saillants… (Adam et Bonhomme, 1997: 198).

Adam et Bonhomme insistent à raison sur ce que "l’interprétant ne réactualise en général qu’une partie des topoï transférés sur l’image par le concepteur" et que "du fait de la richesse de celle-ci", il "calcule fréquemment des topoï non prévus, saturant l’image par des investissements personnels" (1997: 198). Les deux visuels Multimania et Playstation 2 offrent cependant des sèmes dont la connotation permet de lever toute ambiguïté quant à leur interprétation: les deux femmes représentées sont vêtues de rose et affichent des moues

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relâchées; leurs attributs illustrent par ailleurs leur pratique inadéquate d’activités convenues puisque l’héroïne de Multimania est coiffée d’un casque de chantier, et que celle de Playstation a entre les mains un jeu réservé aux enfants en bas âge.

L’énoncé (28.) exploite un autre stéréotype de genre récurrent, l’incapacité des hommes à écouter les femmes: 28. Juste avant cette page, votre femme vous annonçait que. Nouvelle Audi A3. Troublante. /

Avec ses motorisations de dernière génération 2.0 TFSI, 3.2 V6 250 ch et 2.0 TDI, sa boîte de vitesse séquentielle DSG et son pack sport S line, la nouvelle Audi A3 dispose de tous les arguments pour marquer les esprits. A son bord, vous apprécierez une qualité de finition exceptionnelle et un caractère dynamique qui vous procureront un agrément de conduite inégalé (Audi).

L’ellipse de la complétive attendue après le verbe "annoncer" traduit le trouble éprouvé par le lecteur à la vue de la voiture exhibée sur l’iconotexte: soit il en a oublié ce que lui avait annoncé sa femme, soit il a cessé de l’écouter.

Bien d’autres stéréotypes de genre, comme la volubilité ou la gourmandise féminines, sont régulièrement remotivés par le discours publicitaire. Les iconotextes qui recourent à ce procédé ont un point commun essentiel: leur interprétation nécessite que les lecteurs puisent dans leur réservoir de préconstruits socioculturels, recourent aux "représentations et connaissances d’arrière-plan, de nature culturelle et sociale […] qui préexistent au discours et contribuent à en assurer la cohérence et l’intelligibilité" (Apothéloz, 1997: 186).

Nous conclurons notre présentation des manifestations publicitaires d’hétérogénéité constitutive en mettant en évidence l’effet général du "jeu avec l’autre" qu’elles opèrent:

[…] c’est de ce jeu que tirent leur efficacité rhétorique bien des discours ironiques, des anti-phrases, des discours indirects libres, mettant la présence de l’autre d’autant plus vivement en évidence que c’est sans le secours du "dit" qu’elle se manifeste; c’est de ce jeu "aux limites" que viennent le plaisir – et les échecs – du décodage de ces formes (Authier-Revuz, 1982: 96-97).

4. Formes montrées de discours sur les sexes Les formes d’hétérogénéité constitutive que nous avons jusqu’alors décrites relevaient du dialogisme interdiscursif, témoignaient des relations entretenues par le discours publicitaire avec les énoncés antérieurement produits sur les hommes, les femmes et les rapports sociaux de sexe.

Les formes d’hétérogénéité montrée que nous allons à présent aborder, formes au travers desquelles le discours publicitaire représente explicitement la manière dont il se situe par rapport à d’autres discours et la place qu’il leur accorde, vont nous amener à analyser deux occurrences de dialogisme interdiscursif, mais aussi une occurrence de dialogisme interlocutif. 30. Réflexions sur la vieillesse. Aujourd’hui: Thévoz Jacqueline. L’homme, c’est comme le

melon, a dit je ne sais plus qui: plus il est mûr, plus il est bon. Il fait tout plus lentement, plus posément, donc mieux. Il réfléchit avant d’agir, il rumine ses idées comme on

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travaille une sauce. Bref, il apporte avec lui la sécurité. Pour les femmes, c’est pareil. Ne me parlez pas de décrépitude. Rien de plus normal que les rides. On en a dans les mains dès la naissance. Il n’y a que le saucisson et le boudin qui ne sont pas plissés (Pro Senectute).

31. Pourquoi les femmes font-elles toujours deux choses en même temps? Tout comme Always Ultra. Parce qu’elles en sont capables! C’est un fait, les femmes savent très bien faire deux choses en même temps. Avouez que c’est rassurant de savoir que votre serviette est elle aussi à la hauteur. Avec Always Ultra, vous êtes doublement protégée. Et mieux vaut deux fois qu’une, non?! (Always)

32. Et encore un joli popotin qui en jette. Désolé, mais c’est ainsi que la Leon Cupra préfère être vue. Dans sa dernière exécution, elle est pourtant plus aguichante que jamais d’où que vous la regardiez (Seat).

Les trois énoncés qui précèdent présentent des points explicites de non-coïncidence du discours à lui-même sous la forme de gloses qui signalent la présence d’énoncés ou d’idées appartenant à d’autres discours, d’autres univers de croyance.

Les énoncés (30.) et (31.) présentent pour le premier un fragment de discours rapporté, pour le second une glose métadiscursive visant à rendre incontestable le fait avancé, deux formes d’hétérogénéité montrée attestées par Authier-Revuz.

L’exemple (32.) comprend pour sa part une marque explicite de dialogisme interlocutif, l’interjection "désolé". L’énoncé introduit par cette interjection constitue une forme de réponse aux lecteurs qui auraient émis des plaintes, ou pourraient en émettre, relatives au fait que le "popotin" de la voiture – comme d’autres "popotins" d’ailleurs, puisque l’organisateur "et" ainsi que l’adverbe "encore", placés en attaque, présupposent que d’autres sont exposés ainsi –, soit montré de derrière: ce type d’exposition correspondrait au désir même de la voiture, pour la peine anthropomorphisée.

Se faisant l’écho de doléances (réellement subies ou seulement conjecturées), cet iconotexte feint de dialoguer avec ses lecteurs et de les soustraire au statut réducteur "de pub-lecteur[s] idé[aux] en symbiose avec le message qu’on [leur] délivre et réduit[s] à participer au spectacle du monde euphorique présenté" (Adam & Bonhomme, 1997: 46). Cette forme d’hétérogénéité montrée atteste de ce que le discours publicitaire ne peut exister indépendamment de sa cible, pour reprendre les termes d’Authier-Revuz, que "la visée du destinataire est incorporée et détermine le processus de production du discours" (1985: 117).

5. Conclusion Les représentations publicitaires des sexes se sont bien avérées être une ressource féconde pour l’observation des phénomènes d’hétérogénéité discursive. Elles nous ont en effet permis de montrer que l’hétérogénéité discursive trouve son expression dans le discours publicitaire dans des marques discursives variées, tant de par les niveaux discursifs qu’elles

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affectent que par les outils linguistiques et sémiotiques qu’elles mettent en œuvre, ces variantes permettant au discours publicitaire de moduler la manière dont il fait entendre la voix des discours autres, allant de l’explicite, dans le cas de l’hétérogénéité montrée, à l’implicite, dans certaines formes d’hétérogénéité constitutive.

Nous espérons avoir prouvé en retour la pertinence d’une approche des représentations des hommes et des femmes dans le discours publicitaire en termes d’hétérogénéité discursive. Les contraintes tant économiques que communicationnelles qui régissent le discours publicitaire font du positionnement interdiscursif de ce dernier, quant à la représentation des hommes, des femmes et des rapports sociaux de sexe, un phénomène fondamental: comment s’adresser précisément à des femmes et des hommes et leur proposer des produits et des services sensés répondre à leurs besoins sans tenir compte des univers de croyances des unes et des autres?

Comme nous avons pu le constater au travers des divers exemples dont nous avons rendu compte, le discours publicitaire prend à cet égard le parti de s’aligner le plus souvent sur le discours de la doxa, discours le plus largement partagé, mais aussi le plus politiquement correct:

[…] il existe un discours dominant, "politiquement et (surtout) moralement correct", véhiculant dans les médias des positions différentes, voire opposées, sans transgresser pour autant un certain nombre de valeurs sociales, qui y apparaissent comme "intouchables", tout au moins pour une génération et pour un groupe social donnés (Galatanu, 1999: 41).

Pour paraphraser les propos de Soulages (2004: 52) que nous avons cités dans l’introduction de cet article, si le discours publicitaire fait bien circuler de manière incessante attitudes et croyances, ce n’est en revanche que pour proposer un certain type de produits, plutôt adressés aux jeunes générations, qu’il prend le risque de se positionner de manière ludique et d’oser des énoncés critiques ou cyniques qui remettraient en cause certaines valeurs sociétales.

Nous espérons enfin avoir pu montrer l’intérêt d’enrichir les approches sociologiques et/ou critiques des représentations des sexes dans le discours publicitaire au moyen d’une analyse linguistique permettant d’aborder la question des stéréotypes de genre par une description méthodique et des analyses de détails. Nous souhaitons ici rejoindre Jost et Bonnafous, lesquels prônent la complémentarité entre analyse de discours, sémiologie et sciences de l’information et de la communication:

Quel est en définitive, l’apport de ces deux disciplines [analyse du discours et sémiologie] aux sciences de l’information et de la communication? On le situera à plusieurs niveaux. Leur mérite est d’abord de poser de façon centrale les questions de sens, d’imaginaires, de représentations, de stéréotypes, de schèmes culturels… qui sont l’essence de la communication sociale. D’où la fonction souvent critique de ces recherches, qui s’exerce non pas de façon globalisante ni prophétique, mais par des analyses techniques et méthodiques, menées sur des corpus constitués rationnellement pour l’étude (Bonnafous et Jost, 2000: 536).

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Bibliographie

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Amossy, R. (2000). L’argumentation dans le discours. Discours politique, littérature d’idées, fiction. Paris: Nathan.

Apothéloz, D. (1997). Les dislocations à gauche et à droite dans la construction des schématisations. In: D. Miéville & A. Berrendonner (éds), Logique, discours et pensée. Mélanges offerts à Jean-Blaise Grize. Bern: Peter Lang.

Authier-Revuz, J. (1982). Hétérogénéité montrée et hétérogénéité constitutive: éléments pour une approche de l’autre dans le discours. In: DRLAV 26, 91-151.

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Travaux neuchâtelois de linguistique, 2006, 44, 165-180

Parodie et publicité

Marc BONHOMME Université de Berne (Suisse) [email protected]

This article has a double aim. On the one side, it proposes a critical re-examination of parody in the frame of represented discourse and interdiscursivity practices. On the other side, it wants to study the function of parody in advertising communication. The following points will be emphasized: the importance of comparison between parody and pastiche in advertising, the procedures of advertising parody, the role of parody in ads transmission. Finally, the parody appears as a media phenomenon that transpires as being ordinary and central at the same time.

1. Introduction Considérée avec le pastiche comme le procédé-phare de l’intertextualité, la parodie souffre de deux limitations, en dépit de l’intérêt actuel qu’elle suscite. En premier lieu, on voit habituellement en elle une déviance ou un écart par rapport à ce qui serait une pratique "normale" de la textualité, une telle optique imprégnant même ses approches les plus ouvertes, comme Palimpsestes de Genette (1982). En second lieu, la parodie est trop exclusivement cantonnée dans le domaine littéraire par les nombreuses études qui lui sont consacrées1. Cette littérarisation de la parodie s’explique par sa longue histoire, d’Aristote (1964) qui la définit comme une représentation narrative dégradée, en passant par Chklovski (1973) pour lequel elle constitue un facteur subversif de l’évolution des œuvres.

Relativement à cet état de fait, notre étude vise un double objectif. D’une part, nous voudrions normaliser la parodie – et son frère jumeau le pastiche – dans la sphère de l’interdiscursivité, en montrant qu’il s’agit de phénomènes langagiers ordinaires. D’autre part, en analysant la parodie dans le domaine publicitaire, nous nous proposons de mettre en évidence qu’elle outrepasse la littérature pour caractériser toutes sortes de pratiques et singulièrement celles des médias.

1 Notamment celles de Sangsue (1994), de Bouillaguet (1996), de Piégay-Gros (1996) ou de

Samoyault (2001).

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2. La parodie comme processus interdiscursif Tout d’abord, il nous paraît utile de revisiter le champ théorique de la parodie, avant de faire quelques propositions pour une meilleure saisie de son fonctionnement.

2.1 Examen critique du champ de la parodie La parodie est une notion en partie relationnelle qui trouve son identité en confrontation avec des concepts voisins. Elle peut être connectée dans deux couplages généraux.

2.1.1 Parodie et intertextualité Ce premier couplage est le fait de critiques comme Rose (1979) ou Hutcheon (1981), pour lesquelles la parodie s’avère un cas particulier des relations de texte à texte. Cependant, si la parodie affecte le plus souvent la textualité, elle ne lui est pas intrinsèque, comme le révèle la publicité:

• Au niveau infra, il est possible de parodier des configurations codées en langue, en deçà de toute mise en texte: locutions, idiotismes, lexies complexes... Par exemple, à partir de la locution figée "à cor et à cri", une annonce Subaru développe la transformation parodique: (1.) "A cor et à cuir" (Le Nouveau Quotidien, 25.10.96).

• Au niveau supra, il arrive que la parodie déborde les réalisations textuelles pour mettre en jeu des éléments iconiques. Entre autres, dans un slogan pour la Classe M de Mercedes (Paris Match, 02.01.03), le troisième verbe de la citation de Jules César: "Veni, vidi, vici" est remplacé par l’image d’une Mercedes qui constitue l’objet de l’annonce.

Cette transversalité des transformations parodiques vis-à-vis de l’intertextualité nous conduit à abandonner ce premier couplage pour inclure la parodie dans les manifestations interdiscursives qui recouvrent des ensembles énonciatifs plus vastes et plus variés.

2.1.2 Parodie et allusion Ce deuxième couplage se rencontre principalement chez Lugrin (2006) qui, critiquant la classification intertextuelle de Genette, propose de renoncer au concept de parodie pour le fondre dans la catégorie de l’allusion. Il est sûr que, par son évocation d’un discours-source non référencié comme tel, la parodie participe de la nébuleuse des pratiques allusives. Pourtant, l’assimiler totalement à l’allusion nous semble réducteur. En effet, comme le souligne Hebel (1991), l’allusion stricto sensu est surtout une affaire de signifié qui ne rompt pas la continuité formelle des énoncés. Or les transformations parodiques touchent autant l’agencement des signifiants que les signifiés, créant des discordances sur la substance même du discours. Par conséquent, la notion de parodie conserve sa pertinence opératoire. Ou pour le moins, il

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importe d’établir une nette graduation entre les allusions courantes peu marquées et les allusions fortement marquées que sont les parodies.

La parodie est en outre intégrée dans trois couplages plus spécifiques par Genette (1982).

2.1.3 Parodie et hypertextualité L’un des mérites de Genette est d’avoir distingué l’intertextualité, limitée aux relations de coprésence entre deux textes (citation, plagiat...), de l’hypertextualité définie par ses relations de dérivation entre un hypotexte A et un hypertexte B. Toutefois, dans le cas de la parodie, les termes d’hypotexte et d’hypertexte posent les mêmes difficultés que celui d’intertexte, car:

1. La parodie dépasse les relations de texte à texte, comme on l’a vu.

2. La notion même d’hypotexte sur lequel s’exerce un hypertexte est trop restrictive, en ce que la parodie ne travaille pas seulement sur un hypotexte circonscrit, mais également sur diverses sources langagières stockées en mémoire, dont on n’est pas forcément certain de l’origine. Ainsi en est-il pour ce slogan publicitaire de la firme automobile Mitsubishi: (2.) "Pajero pour Homme" (Le Figaro, 16.11.02). Loin de transformer un énoncé précis associé à tel parfum, ce slogan parodie une formule récurrente attachée aux discours sur les parfums. C’est pourquoi, à la place d’hypo/hypertexte, il vaut mieux parler d’un ou plusieurs hypodiscours sur le(s)quel(s) agit l’hyperdiscours parodique.

2.1.4 Parodie et transformation Dans le cadre de l’hypertextualité, Genette établit par ailleurs une différenciation entre deux opérations: la transformation qui sous-tend la parodie et l’imitation qui fonde le pastiche. Satisfaisante au premier abord, cette distinction demande à être nuancée, au moins pour la parodie. En effet, comme le révèle ce slogan publicitaire pour Yves Saint Laurent Beauté: (3.) "Le Blanc et le Noir" (Marie Claire, novembre 1981), la parodie repose certes sur la transformation d’un hypodiscours, le titre de Stendhal "Le Rouge et le Noir" dans notre exemple. Mais cette opération technique centrale se réalise à partir d’une visée illocutoire d’arrière-plan: celle de se nourrir d’une occurrence positivée prise comme modèle, c’est-à-dire de l’imiter. En cela, la dérivation parodique se développe sur la base d’une innutrition/imitation préalable. De fait, comme nous le verrons, la distinction entre parodie et pastiche peut être reformulée selon des principes plus simples.

2.1.5 Parodie et régime ludique Enfin, à l’intérieur de l’opération de transformation, Genette effectue une sous-catégorisation entre la parodie et le travestissement, en s’appuyant sur deux critères:

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1. La parodie garde le style soutenu de l’hypotexte, tout en vulgarisant sa thématique, tandis que le travestissement conserve la thématique relevée de l’hypotexte, en dépréciant son style.

2. La parodie se déploie suivant un régime ludique, lequel s’oppose au régime satirique du travestissement2.

Une telle opposition entre parodie et travestissement soulève de sérieuses difficultés. D’un côté, il est problématique de séparer la thématique du style: dans la parodie, si on dégrade le contenu d’un discours-source, on affecte nécessairement son expression. D’un autre côté, il est illusoire de fixer le régime de ces opérations hors de leur contexte. Si l’on prend la parodie proverbiale de cet énoncé publicitaire pour le riz Perliz: (4.) "Tout ce qui est rare n’est pas forcément cher" (Cuisiner Magazine, avril 1996), le régime ludique y est clairement estompé au profit des régimes satirique (critique de la doxa qui allie la cherté à la rareté) et argumentatif (valorisation du produit qui combine les avantages d’être rare et bon marché).

2.2 Pour une définition intégrée de la parodie En abordant la parodie par ses contours, on a pu observer qu’il n’est pas aisé d’en donner une définition satisfaisante. Celle-ci est néanmoins envisageable, pour peu qu’elle s’articule sur des paramètres suffisamment souples, qui intègrent la parodie dans le fonctionnement usuel du langage, tout en la spécifiant par rapport à sa pratique-sœur qu’est le pastiche. Sur ce plan, l’approche parodique de Bakhtine, exposée dans Todorov (1981), nous paraît offrir un acquis heuristique solide. L’intérêt de Bakhtine est d’analyser la parodie comme une forme de "discours représenté" (vu qu’elle renvoie à un discours antérieur), ce qui la normalise linguistiquement. Selon Bakhtine, la parodie constitue du discours représenté:

• dyphonique, en ce qu’elle amalgame deux instances d’énonciation hétérogènes: celle du discours-source et celle du discours parodique,

• passif, du fait que le discours parodique réexploite et se coule dans le discours-source,

• divergent, dans la mesure où le discours parodique effectue une transformation décalée du discours-source.

Si la qualification de "réactif" est préférable à celle de "passif" trop neutre, cette définition saisit bien l’essence énonciative de la parodie, encore qu’elle

2 Dans ses commentaires, Genette atténue la rigueur de ses taxinomies, en reconnaissant

finalement que les frontières sont poreuses entre la parodie et le travestissement, de même qu’entre la parodie et le pastiche. Mais ces réserves introduisent une certaine confusion dans ses analyses.

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soit trop puissante, puisqu’elle peut aussi s’appliquer au pastiche que Bakhtine ne prend pas explicitement en compte. En aménageant cette définition de Bakhtine avec l’adaptation de certaines conclusions de Genette, il est possible de distinguer une parodie telle que (5.):

Informer tue

Reporters sans Frontières (Le Temps, 22.11.03)

d’un pastiche comme (6.):

Curiosity, n. 1. curiosité f; out of c., from c., par curiosité; I was dying of c., je mourais de curiosité. 2. (a) (object) curiosité, rareté f. Curious, a. curieux; to be curious to see sth., être curieux de voir qch.

Buick Regal. La nouvelle Américaine de General Motors. (Le Temps, 20.12.04).

Dans la catégorie du discours représenté dyphonique réactif divergent, la parodie et le pastiche se différencient à deux niveaux:

1. À celui du discours-source transformé. La parodie transforme un discours-source occurrentiel exemplarisé: tel slogan sanitaire ("Fumer tue" en (5.)), telle citation, etc. Même si, à cause de leur célébrité, les productions discursives particulières peuvent donner lieu à des parodies à la chaîne, de sorte qu’on est dans l’incapacité de savoir si ces dernières parodient l’original ou l’une de ses parodies, on reste dans le cadre de réalisations singulières3. En cela, la parodie met grandement à contribution les compétences linguistiques et encyclopédiques, autrement dit le savoir citationnel de leurs producteurs. Par contre, le pastiche transforme un moule de discours, soit générique (le genre "article de dictionnaire" dans la publicité Buick (6.) sus-mentionnée), soit stylistique (le registre "ancien français" dans l’annonce Volkswagen (7.) reproduite en 3.1). Pour cette raison, le pastiche mobilise prioritairement la compétence matricielle de son producteur.

2. De plus, la parodie et le pastiche ne mettent pas en œuvre la même visée transformatrice. Avec la parodie, celle-ci est avant tout prospective, en ce que le détournement ou la déformation du discours-source occurrentiel l’emportent sur sa réappropriation. Ainsi, dans la publicité (5.) pour Reporters sans Frontières, la citation des avertissements anti-

3 Ce problème concerne par exemple les nombreuses parodies du titre de Magritte: "Ceci n’est

pas une pipe". Cf. plus loin les exemples (18.) et (19.).

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tabac est d’abord empruntée pour être transgressée, ce que Genette formule par le terme de "transformation". En revanche, le pastiche a une orientation rétrospective, du fait que la réappropriation du discours matriciel prédomine sur son détournement. Dans la publicité Buick (6.) relevée précédemment, la recomposition décalée du genre "dictionnaire" (que Genette qualifie d’"imitation") est plus importante que sa distorsion, même si celle-ci n’est pas négligeable.

On peut à présent proposer une définition de la parodie par rapport au pastiche:

Parodie: Discours représenté opérant une transformation dyphonique et réactive d’une occurrence-source exemplarisée, plus divergente que convergente.

Pastiche: Discours représenté opérant une transformation dyphonique et réactive d’une matrice-source, plus convergente que divergente.

De surcroît, comme on le constatera en 3.1 et ce qui est passablement négligé par les analystes, la parodie n’existe pleinement qu’à travers l’identification de son occurrence-source, même diluée, par ses énonciataires. Cette identification se fait à partir d’un certain nombre d’indices, qu’ils soient métadiscursifs (commentaires de l’énonciateur...), discursifs (syntaxiques, sémantiques...) ou autres. Plus ou moins manifestes, de tels indices sont susceptibles de déclencher diverses inférences (micro- ou macrolinguistiques, logico-rhétoriques, etc.) chez les énonciataires. Ces inférences activent leur mémoire interdiscursive – ou leur savoir partagé, en fonction de leurs dispositions d’esprit, de leur culture et de leurs centres d’intérêt. Ainsi, la publicité (5.) pour Reporters sans Frontières peut être reçue au premier degré par un lecteur botswanais ou népalais. Mais il est probable qu’un lecteur français y perçoive des indices marquants, de nature graphique (épaisseur des traits noirs), lexicale (verbe "tuer"), syntaxique (construction Infinitif sujet + Verbe) ou phonétique (canevas prosodique e/y). Indices qui évoquent en lui l’avertissement apposé sur les paquets de cigarettes français: "Fumer tue". Se confirme à ce stade que la parodie fonctionne à la limite, au niveau de son interprétation, comme une allusion dissonante fortement gravée dans le signifiant.

3. Formes et fonctions de la parodie publicitaire La publicité présente une interdiscursivité prédominante dans la mesure où, plutôt que de créer des formes qui lui soient propres, elle préfère recycler des productions discursives déjà disponibles dans la culture ambiante. Ce phénomène a été décrit sous diverses dénominations: "publicité vampire" (Jost, 1985), "publicité travelo" (Reymond, 1994)... La publicité apparaît de la sorte comme une pratique communicative instable et protéiforme, ce qui pose le problème de sa spécificité typologique. Parmi les configurations

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interdiscursives sollicitées par la publicité, la parodie est sans doute l’une des plus symptomatiques. À partir d’annonces parues dans la presse écrite, nous analyserons les modalités de ses manifestations, à travers trois angles. Après avoir examiné les rapports entre parodie et pastiche publicitaires, nous nous pencherons sur quelques-unes des procédures de celle-ci, puis nous verrons ses principales fonctions.

3.1 Parodie et pastiche publicitaires Un premier constat s’impose à l’observateur assidu des publicités de la presse écrite: les pastiches y sont plus fréquents que les parodies. En effet, quand on regarde un certain nombre de publicités, on est frappé de la facilité avec laquelle elles imitent des matrices discursives sous-jacentes, scripturales ou génériques. Cela donne des pastiches de style, à l’instar d’une annonce Volkswagen parue dans Le Figaro, 16.10.93, et entièrement écrite en ancien français factice: 7. Voici comment les Martin comptent se passer de la Vento.

Il estoy aujourd’huy moyen de protection beaucoup plus efficace que l’armure esquypant nos preux. Son nom: Vento de Volkswagen. Venant de la lointaine Germanie, elle protège auffi bien le gentil que sa gentille ainsi que damoiseaux. Hilderic le teigneux nous dit grand bien des armatures de protection équipant ses flancs, de mesme que son habytacle renforcé aussi dur que l’estoy le haume d’Arthur. [...].

Mais on remarque surtout de multiples pastiches de genre, dont la fertilité semble inépuisable. C’est ainsi qu’on relève dans une liste non exhaustive à la Prévert: des publicités-bandes dessinées (annonce Reynolds, TV Magazine, 28.08.95), des publicités-romans photos (annonce Mir, Femme actuelle, 21.06.99), des publicités-modes d’emploi (annonce Miele, Le Nouveau Quotidien, 08.07.95), des publicités-calendriers (annonce Okapi, Femme actuelle, 24.11.97), des publicités-passeports (annonce Peugeot 405, Le Nouveau Quotidien, 11.07.94), des publicités-mots croisés (annonce Camel, L’Hebdo, 14.10.00), des publicités-journaux de voyage (annonce Office National Marocain du Tourisme, VSD, 21.09.95), des publicités-curriculum vitae (annonce Twingo, Paris Match, 02.09.99), des publicités-avis de recherche (annonce Dunhill, Le Figaro Magazine, 05.06.92), des publicités-articles de presse à scandale (annonce Nissan Micra, Le Point, 20.07.96), etc...4

Par contre, les parodies publicitaires par transformation d’un discours-source particulier sont davantage limitées. La publicité parodie en effet principalement trois sortes d’hypodiscours:

4 Pour d’autres exemples de pastiches publicitaires de genre, on peut se reporter à Adam et

Bonhomme (1997).

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a) Des proverbes, comme dans ces deux exemples: 8. Qui veut voyager loin ménage ses coupures.

(Yoo Travel, Le Temps, 21.09.01).

9. Argent qui paresse n’amasse pas d’intérêts. (Société de Banque Suisse, Le Nouveau Quotidien, 07.11.95).

b) Des locutions lexicalisées en langue: 10. Il vous fait plus vite de plus belles jambes.

(Rasoir Philips, Femina, 18.06.95).

Selon les contextes, une même locution, comme "donner sa langue au chat", peut susciter des détournements variés, homonymiques: 11. Donnez votre langue au "chat"5.

(Sunrise, Le Temps, 17.02.00).

ou allotopiques: 12. Vous donnerez votre langue au diable!

(Desserts Perle de Feu, Femme actuelle, 07.05.90).

c) Des citations plus ou moins illustres sont enfin à la base de diverses annonces. Ces citations sont endogènes quand elles sont prises dans le domaine publicitaire. C’est le cas avec une parodie du slogan Marlboro qu’on trouve dans une campagne pour la Loterie Romande:

13. Come to Tribolo Country. (L’Hebdo, 15.03.96).

et des avertissements réglementaires contre les dangers de l’alcool: 14. L’abus de Nescoré est excellent pour le plaisir.

(Nestlé Nescoré, Femme actuelle, 17.12.01).

Les citations parodiées sont exogènes lorsqu’elles sont empruntées à des domaines étrangers à la publicité. Tantôt – ce qui est assez rare – celle-ci transforme des textes, comme la lettre ouverte de Zola à propos de l’affaire Dreyfus: 15. J’ACCUSE

de criminel celui qui ne connaît pas la Pastille Poncelet; c’est une ignorance qui d’un moment à l’autre peut lui coûter la vie. Tout le monde doit employer la Pastille Poncelet qui soulage en une heure et qui guérit en une nuit. Cette Pastille, sous le moindre volume, renferme un trésor de vertus curatives. Chaque année un million de guéris. (Le Petit Parisien, 19.03.1898).

5 Il s’agit ici d’une annonce pour une société de communication par Internet.

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Tantôt la publicité vampirise et soumet à sa réécriture des énoncés isolés: titres de romans: 16. Liaisons savoureuses.

(Amora, L’Express, 14.07.99).

citations scientifiques: 17. Tout corps plongé dans l’eau trop longtemps a tendance à tout oublier6.

(Education.Com, Le Point, 14.08.99).

titres de tableaux, comme ces variations publicitaires sur la célèbre œuvre de Magritte Ceci n’est pas une pipe: 18. Ceci n’est pas un savon.

(Dove, Femme actuelle, 08.06.92). 19. Ceci n’est pas une place libre.

(Association des Paralysés de France, VSD, 07.10.99).

Par-delà la variété toute relative des exemples précédents, on peut s’interroger sur la dissymétrie statistique entre le pastiche et la parodie publicitaires. Une telle dissymétrie au profit du pastiche s’explique par trois raisons:

• Elle tient d’abord à des raisons structurales au niveau de la production de ces formations interdiscursives. Quand le pastiche repose sur une recréation très souple à partir d’un moule stylistique ou générique, les déstructurations/restructurations de la parodie sont contraintes par le particularisme du discours-source, ce qui limite la liberté de leurs producteurs et ce qui les rend plus délicates à adapter à l’hyperdiscours publicitaire.

• La prédominance du pastiche est ensuite due à des raisons de vi/lisibilité et d’efficacité réceptive. Quand celui-ci, qu’il soit de style ou de genre, met habituellement en œuvre des configurations macrodiscursives à haut potentiel de mémorisation, lesquelles recouvrent une grande partie ou la totalité des annonces, la parodie est ordinairement plus discrète et plus microdiscursive, se fixant en priorité sur des énoncés circonscrits (proverbiaux, locutionnaires ou citationnels). Cela en restreint la portée et la rend moins intéressante à pratiquer dans l’optique du rendement médiatique des annonces.

• La prépondérance publicitaire du pastiche s’explique enfin par des raisons d’identification au niveau du public. Le pastiche est très facile à percevoir, faisant appel à un large savoir et à des compétences stylistiques ou génériques que chacun est susceptible d’avoir peu ou prou. Inversement, l’identification de la parodie nécessite un savoir précis

6 Le lecteur pourvu d’un minimum de culture aura évidemment restitué les hypodiscours des

parodies (16.) et (17.): Les Liaisons dangereuses de Laclos et la fameuse phrase d’Archimède.

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de la part de ses lecteurs, ce qui affecte sa reconnaissance et ce qui va quelque peu à l’encontre du discours de masse pratiqué par les publicitaires. Certes, comme on le vérifie avec les occurrences précédentes, ceux-ci s’arrangent pour parodier des discours-sources connus. Par ailleurs, ils s’efforcent au maximum d’aiguiller la réception de leurs parodies par différents indices. Ces derniers sont typographiques, comme dans l’exemple (11.) où les guillemets incitent le public à ne pas interpréter "chat" dans son acception animale usuelle et à effectuer une lecture parodique seconde. Ces indices sont péritextuels lorsqu’un titre oriente la bonne identification, pour des lecteurs moins cultivés, de l’hypodiscours d’un développement parodique consécutif:

20. Scène du Cid de Corneille (revu et corrigé):

Don Diègue: Ô rage, ô désespoir, ô vieillesse ennemie! N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie? Avoir, devant mes yeux, une baignoire décatie. Faut-il vraiment, Rodrigue, qu’ainsi on me châtie?

Rodrigue: Je reconnais, mon père, que ce grand récipient Ne peut, dans cet état, rester bien plus longtemps. C’est pourquoi il nous faut agir sans plus tarder. Je sais même vers quel lieu je dois me diriger. [...]

LE BAIN SUPERSTAR Les spécialistes du sanitaire vous invitent à partager leurs mille idées neuves d’installations et d’agencements qui font les bains de rêve. (L’Hebdo, 05.10.99).

L’image jointe au texte fonctionne à l’occasion comme indice intersémiologique, dans la mesure où elle éclaire la nature de l’hypodiscours parodié. Ainsi, le court dialogue figurant sur une annonce Apple (L’Hebdo, 16.11.95): 21. - Dis, Apple, pourquoi as-tu une si grande puissance de calcul?

- C’est pour mieux dévorer les tableurs, mon enfant.

est simultanément illustré par la représentation du Petit Chaperon Rouge faisant face au loup déguisé en grand-mère. On relève encore des indices configurationnels, pour peu que la disposition de la parodie suggère celle de l’hypodiscours, ce qui se produit avec le montage de l’annonce Poncelet (15.), censé rappeler celui de la lettre ouverte de Zola. Toutes ces précautions indicielles – qu’on observe peu avec le pastiche – nous montrent bien la prudence des annonceurs dès qu’ils s’exercent à la parodie. Mais il n’en reste pas moins que, du fait de leur caractère conjoncturel et événementiel, un certain nombre de parodies posent des problèmes de réception. Par exemple, si l’on ignore le contexte français du procès de 1998 suite au scandale du sang contaminé, on risque fort de ne pas reconnaître la déclaration de Georgina Dufoix ("Responsable, mais pas coupable"), en charge de la Santé à l’époque, derrière ce slogan pour les édulcorants Nutrasweet (L’Événement du Jeudi, 14.11.98):

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22. Gourmande... Mais pas coupable.

3.2 Les procédures de la parodie publicitaire Globalement, la parodie publicitaire consiste à hybrider les univers-cibles idiolectaux des annonces par des univers-sources typiques et actualisés selon diverses formes. Cette hybridation suppose une conservation minimale des univers-sources, laquelle en détermine le repérage, et leur transformation par le biais d’opérations rhétoriques.

Les univers-sources sont partiellement conservés dans les parodies publicitaires, formant leur cadre d’arrière-plan. Ainsi, la charpente syntaxique de ces univers-sources demeure plus ou moins, notamment pour les proverbes ou les citations détournées: 23. T’as de belles dents, tu sais...

(Dentifrice Sanogyl, L’Événement du Jeudi, 07.03.91).

De même, il arrive que le canevas prosodique de base transparaisse en filigrane, comme l’indique la parodie du Cid (cf. (20.)) qui s’appuie encore sur des alexandrins. En outre, des éléments de la structuration textuelle des univers-sources restent, ce qu’on aperçoit aussi avec le maintien de l’alternance des tours de parole et du nom des personnages dans cette parodie du Cid. Bref, les parodies publicitaires balisent au mieux leurs univers-sources, cela bien sûr pour en faciliter l’interprétation. On trouve néanmoins des occurrences dans lesquelles l’univers-source se fait résiduel. Ainsi l’exemple (15.) ne retient guère que l’incipit ("J’accuse") de la lettre ouverte de Zola.

Les transformations effectuées sur les univers-sources sont beaucoup plus décisives, en ce qu’elles permettent l’expropriation de leur instance énonciative initiale et leur appropriation par le locuteur publicitaire. Récurrentes à travers les annonces, ces transformations consistent pour l’essentiel en quatre types d’opérations rhétoriques. En premier lieu, on constate des opérations de substitution lexémique. Celles-ci sont fréquemment motivées par la communication publicitaire elle-même, avec une greffe sur l’hypodiscours du nom du produit promu: 24. Pour vos vacances, ayez de la Suisse [/suite] dans les idées.

(Office National Suisse du Tourisme, L’Express, 10.07.00).

Ces substitutions sont encore motivées phonétiquement, avec des jeux homophoniques entre l’hypodiscours et l’hyperdiscours: 25. Qui viendra [/vivra] verra.

(Digital Equipment, Le Nouveau Quotidien, 06.12.93).

En deuxième lieu, on note des opérations sémantiques de réactivation contextuelle du sens propre à l’origine du sens figuré de l’hypodiscours. Ce cas est avant tout attesté avec les parodies de locutions. Entre autres, dans l’occurrence suivante, la locution métaphorique "se mettre au vert" reprend

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son acception littérale, suite à sa réorientation sémantique par la couleur du produit présenté: 26. Le pastis se met au vert.

(Duval Pastis Menthe, Paris Match, 24.07.97).

En troisième lieu, on découvre des opérations de transposition énonciative qui se combinent en principe avec les processus précédents. Celles-ci concernent les modalités phrastiques, comme la transformation interrogative du titre assertif du film Le Dernier tango à Paris de Bertolucci: 27. T’as dansé le dernier Dim?7

(Bas Dim, Jours de France, 05.12.81).

Ou l’introduction de déictiques démonstratifs dans les citations littéraires, cette opération contribuant à une meilleure actualisation de la manœuvre parodique: 28. Heureux qui comme ce pied peut faire un long voyage8.

(Pansements Tricosteril, Femme actuelle, 20.07.98).

Dans certains cas, le cumul de ces transpositions énonciatives brouille passablement la perception de l’hypodiscours. Cela se produit dans ce slogan pour les pneus Dunlop qui modifie profondément le proverbe "Chien qui aboie ne mord pas" par des transformations de nature interrogative, positive et personnelle: 29. Pourquoi aboyer quand vous pouvez mordre?

(L’Hebdo, 02.08.98).

Enfin, les parodies publicitaires laissent entrevoir des opérations axiologiques de transvalorisation qui convertissent un hypodiscours soutenu en un hyperdiscours beaucoup plus trivial et familier. De telles transvalorisations aboutissent en particulier à la banalisation commerciale de l’hypodiscours religieux représenté par le chant de Noël Il est né le divin enfant: 30. Il est né l’appel moins cher vers les portables.

(FirstTelecom, Télé Obs, 26.12.98).

Les procédures qui viennent d’être décrites engendrent un mélange tensionnel de consonances et de dissonances entre l’univers-source de l’hypodiscours, en retrait des annonces, et l’univers-cible de l’hyperdiscours, projeté au premier plan. La consonance se remarque quand le discours parodique reste dans la même isotopie que le discours parodié. Ainsi en est-il

7 Cet énoncé parodique altère encore son hypodiscours par des opérations de substitution

[Dim/Tango à Paris] et d’addition [T’as dansé]. 8 Cette parodie de l’incipit du sonnet 31 des Regrets de Du Bellay ("Heureux qui, comme Ulysse,

a fait un beau voyage") met aussi en œuvre une transformation aspectuelle. L’orientation rétrospective de l’énoncé de Du Bellay devient prospective dans l’annonce Tricosteril.

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dans ce slogan construit sur la base d’un transfert contiguël (poisson —> bateau) au sein du domaine maritime: 31. Heureux comme un bateau sur l’eau!

(Fédération des Industries Nautiques, VSD, 27.07.95).

La parodie fonctionne alors selon un régime de naturalisation. Mais dans l’ensemble, c’est la dissonance qui l’emporte, l’univers-source et l’univers-cible bifurquant plus ou moins violemment sur le plan logico-sémantique, à l’image de l’ex. (15.) déjà vu: "J’accuse de criminel celui qui ne connaît pas la Pastille Poncelet". Mettant en jeu une liaison dépourvue de cohérence entre la futilité de l’univers-cible alimentaire énoncé comme cause et la gravité de l’univers-source judiciaire posé comme conséquence, une telle parodie s’inscrit dans un registre burlesque.

3.3 Les fonctions de la parodie publicitaire Les opérations parodiques répondent à plusieurs fonctions dans le cadre des interactions publicitaires. D’un côté, elles apportent des solutions efficaces à certains problèmes qui se posent pour la communication médiatique des annonces. L’un de ces problèmes est le contact aléatoire de ces dernières avec le public, dans la mesure où elles s’adressent à des destinataires qui ne les attendent pas vraiment. En se concentrant de préférence dans les slogans et en éveillant la curiosité des lecteurs, les parodies publicitaires stimulent précisément ce contact, ce en quoi elles revêtent une fonction phatique dans l’acception de Jakobson (1963). Cette fonction phatique est d’autant plus importante que les parodies nécessitent une participation active des récepteurs dans la coconstruction du sens interdiscursif. En effet, celui-ci dépend en dernier ressort de leurs compétences encyclopédiques qui peuvent être historiques (pour l’évaluation de l’occurrence (15.)), picturales (pour l’éclairage des occurrences (18.) et (19.)) ou cinématographiques (pour la résolution de l’exemple (23.)). Comme l’ont noté Böhn et Vogel (1999), au niveau de la relation personnelle, les parodies publicitaires valorisent de surcroît le lecteur, en flattant son savoir, tout relatif qu’il soit. Le temps de leur interprétation, elles le mettent en position taxémique élevée, à la hauteur des hypodiscours qu’il entrevoit, cependant qu’elles établissent une complicité culturelle entre lui et l’annonceur. Toujours sur le plan communicatif, les parodies résolvent en partie le problème de l’agressivité constitutive de l’interaction publicitaire. On sait que celle-ci est facilement perçue comme une menace territoriale, sollicitant ou agaçant un public qui n’est pas forcément disposé à recevoir les annonces. Or en jouant sur le montré/caché des relations interdiscursives et en transformant l’exercice publicitaire en une sorte de devinette – même facile, les parodies endossent une fonction ludique, faisant du lecteur un partenaire de jeu, ce qui masque le statut commercial des annonces derrière une pratique apparemment plus gratuite.

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178 Parodie et publicité

D’un autre côté, les parodies publicitaires ont une fonction argumentative prédominante, car elles résolvent des difficultés inhérentes au rendement effectif des annonces. D’abord, productions conjoncturelles et éphémères, celles-ci doivent régler le problème de leur base argumentative, c’est-à-dire de leur légitimité à proposer des normes de conduite collectives. Les hypodiscours des parodies publicitaires fournissent justement des formulations doxiques parfaitement aptes à ancrer les annonces sur du préconstruit info-persuasif9 assimilé par le plus grand nombre. Soit en effet ces hypodiscours reposent sur de véritables topoï, au sens de Ducrot (1988) et d’Anscombre (1995)10. Ainsi, la parodie Apple (21.) du Petit Chaperon Rouge trouve sa caution doxique dans le topos + PUISSANT, + EFFICACE11. Soit les hypodiscours de ces parodies constituent des arguments d’autorité reconnus socioculturellement. C’est le cas pour la plupart des citations parodiées provenant du monde réputé prestigieux des arts, des sciences ou de la littérature, à l’instar de ce slogan qui emprunte son modèle à Hamlet de Shakespeare: 32. Être ou ne rien être.

(Montres Baume et Mercier, L’Hebdo, 14.07.90).

Soit les hypodiscours à la source de l’exercice parodique se présentent comme des expressions partagées par le public. Cette caractéristique est évidente pour les locutions lexicalisées à l’origine des parodies (24.) ou (31.). Mais en tout état de cause, grâce à leurs manipulations hyperdiscursives qui suscitent une assimilation de ces formulations doxiques, les parodies publicitaires permettent d’étayer la singularité des annonces concernées par l’impact peu contestable et par la valorisation générale attribués à de tels hypodiscours.

De plus, au niveau de leur mécanisme argumentatif proprement dit, les publicités doivent si possible persuader immédiatement leurs récepteurs, à la lecture des annonces, sous peine d’avoir une efficacité incertaine. Du fait de leur hypodiscours doxique, les parodies sont en mesure d’assurer cette persuasion très rapide, selon deux procédures opposées. Tantôt en suivant une démarche conformiste très fréquente, l’hyperdiscours parodique se contente d’intégrer l’argumentation publicitaire dans la perspective doxique de l’hypodiscours, surtout lorsque celle-ci est orientée positivement. Le JE-DIS de l’annonceur fait dès lors écho au ÇA-DIT ou au ON-DIT de la doxa, à

9 Ce préconstruit pouvant lui-même varier selon les cultures. 10 D’après ces deux linguistes, les topoï sont des matrices binaires et scalaires, formalisables en

+/- X ,+/- Y, qui servent de garant au bon enchaînement de la plupart de nos argumentations. Pour le rôle des topoï dans la publicité, voir Bonhomme (2000).

11 Ce topos se répartit sur les deux répliques du microdialogue inséré dans l’annonce.

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Marc Bonhomme 179

travers une polyphonie convergente12. Ce qui se passe avec les exemples (8.), (23.), (31.) ou celui-ci: 33. Qui veut voyager loin aménage sa voiture.

(Migros Brico-Loisirs, Le Matin, 18.06.95).

Dans ce genre d’occurrence, il suffit que le lecteur accepte les valeurs assumées collectivement de l’hypodiscours doxique (+ LOIN, + PRÉVOYANCE) pour qu’il adhère sans trop de difficultés à la valorisation du produit par cet hypodiscours. Tantôt moins souvent, selon une démarche cette fois singulative, l’hyperdiscours parodique va à l’encontre de la perspective doxique de l’hypodiscours, le JE-DIS de l’annonceur contestant le ÇA-DIT ou le ON-DIT de la doxa par le biais d’une polyphonie divergente. Ce qu’on observe à propos de l’hypodiscours du slogan (14.): + ABUS, + DANGER. La réorientation positive de cet hypodiscours négatif par le slogan (—> + ABUS, + PLAISIR) possède en elle-même une force de persuasion suffisante pour que l’annonceur n’ait pas à l’étayer par des justifications supplémentaires. De la sorte, dans les parodies publicitaires, que l’hyperdiscours se conforme à un hypodiscours doxique positif ou qu’il récuse un hypodiscours doxique négatif, cet hyperdiscours permet de passer directement du DIRE de l’annonceur au CROIRE du lecteur, en raison de son orientation invariablement relevante. Mais dans les deux cas, on a davantage affaire à une infra-argumentation, fondée sur l’adhésion empathique à un discours idéalisant, qu’à une véritable argumentation rationnelle, progressive et circonstanciée.

4. Conclusion Au terme de ces quelques remarques, on voit que, même si elle est quelquefois délicate à manipuler, la parodie apparaît comme une variation discursive totalement normalisée dans la communication publicitaire et adaptée à elle. Tout en favorisant une meilleure accommodation des annonces à la diversité des produits à promouvoir et en mettant en évidence la maîtrise de la parole de l’annonceur, la parodie offre les pleines garanties d’une efficacité info-médiatique optimale. Elle concilie en effet l’importance du savoir (l’inventio), le plaisir de la réécriture (l’elocutio) et la portée perlocutoire (la persuasio) liée à son pouvoir de séduction. Sans doute, ses transformations interdiscursives restent assez modestes, si on les compare à la forte créativité de la parodie littéraire. De plus, malgré leur caractère conventionnel, ces transformations courent le risque de ne pas être toujours perçues par une partie de leurs destinataires. Ou inversement, du fait de leur tendance à la facilité et de leur contenu doxal, elles peuvent être rejetées par

12 La polyphonie convergente définit les cas où un énoncé met en jeu des voix énonciatives

hétérogènes, mais qui suivent une même direction.

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certains lecteurs. Mais de tels échecs sont finalement rares, car la grande majorité du public joue le jeu de la rhétorique parodique.

Bibliographie

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Anscombre, J.-C. (Ed.) (1995). Théorie des topoï. Paris: Kimé.

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Travaux neuchâtelois de linguistique, 2006, 44, 181-197

Monde de la télévision et monde de la publicité

François JOST Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3 (France) [email protected]

This paper is based on the idea that TV genres are built and interpreted according to three worlds which are interpretants in a peircian sense: the real world, the fictitious world and the ludic world. In accordance with a pragmatic approach, we claim that the statute of the commercials varies according to strategies of the emitter and the believing of the viewer in advertisement: it may be linked to the three worlds. It is what it is shown from the analysis of the first and the second season of Loft Story, of Nice People and of the commercials that are inserted in these programmes. The relationship between the programmes and the commercials helps to define what reality and game mean for television. If the programme authenticates commercials in certain occurrences, inversely, commercials give meaning to the programmes, suggesting to viewers reading grids or some interpretations of programmes. An analysis of the commercials convinces that commercials aim less to build the under fifties women as housewives than to tease their femininity and to play with their desire or with their fantasy.

Autant le dire d’entrée de jeu: je ne suis pas un spécialiste de la publicité, même si le milieu publicitaire fut le premier dans lequel j’exerçai une activité professionnelle régulière, celle de sémiologue. Depuis cette période située entre la fin des années 70 et le début des années 80 où j’étais chargé d’étudier d’énormes corpus d’annonces ou de films pour préparer des prétests, pour interpréter des post-tests et où, parallèlement je faisais un cours sur la publicité, mes recherches ne m’ont ramené que fort occasionnellement vers ce domaine.

Même si je n’ai pas eu l’occasion de me pencher ces derniers temps sur la publicité, mes recherches sur la télévision, et notamment sur le phénomène Loft story, m’ont convaincu qu’il fallait que j’approfondisse la compréhension de l’articulation entre la publicité et les programmes. D’ailleurs, dans mes recherches de ces dernières années, la place comme le rôle de la publicité sont comme tracés en creux: j’y fais allusion dans ma construction conceptuelle des mondes de la télévision et j’ai été jusqu’à affirmer que la vraie raison des reality shows, d’abord, et de la télé-réalité ensuite était la nécessité d’inventer des émissions qui conviennent au monde publicitaire (Jost, 2002). Non qu’il s’agisse pour moi de donner quelque prolongement à la célèbre phrase du patron de TF1 sur la relation entre le Coca-Cola et le cerveau des téléspectateurs, qui postule, dans le droit fil de l’école de Francfort, que la relation entre les programmes et la publicité se pense sur le mode de la disponibilité du récepteur, trop abruti pour zapper.

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Si ce modèle mécaniste fonctionnait, tout serait simple pour les dirigeants de chaînes. En réalité, les enquêtes sur le zapping montrent que, au contraire, les écrans publicitaires sont le lieu d’une intense activité de la part du téléspectateur, qui saute de canal en canal. En va-t-il autrement dans la presse écrite? Le lecteur prête-t-il plus d’attention aux annonces? Ce n’est pas sûr. Je connais des gens dont le premier souci, avant de lire un magazine, est d’arracher les pages glacées des annonces. Mais le modèle théorique de la lecture admet la plupart du temps que celle-ci est linéaire, continue, et ne s’inquiète guère de formaliser le "feuilletage", si l’on peut dire (exception pour Barthes, qui revendique le droit de ne lire que partiellement un livre)1. Il y a une raison à cela: aucun organisme ne mesure systématiquement les conséquences de l’acte de feuilleter sur la lecture d’un magazine et l’exposition aux publicités, alors que, quotidiennement, Médiamétrie est chargé de mesurer, minute par minute, la connexion avec les chaînes hertziennes.

Cette différence de mesure, plus que de comportement, a des conséquences épistémologiques: si l’analyse des annonces-presse demande d’expliciter l’argumentation sur le produit, la télévision impose une autre priorité, celle de comprendre comment, pour éviter le zapping, elle tente de convaincre le téléspectateur que la publicité en tant que telle est regardable et qu’il est inutile d’aller voir ailleurs. Du point de vue théorique, l’observation de ce phénomène demande de préciser deux points, qui seront au centre de cet article: la place de la publicité dans ce que j’ai appelé les mondes de la télévision et la relation que les programmes entretiennent avec les écrans publicitaires.

1. A quel monde appartient la publicité? Dans la mesure où la publicité appartient à la grille des chaînes et les conditionne en partie (dès l’année 72), commençons par définir le statut de la publicité en tant que programme de télévision. Quel est-il? Avant de répondre à cette question, il me faut résumer brièvement le modèle de la communication télévisuelle que j’ai été amené à construire ces dernières années. Il est fondé sur les principes suivants:

1. L’ensemble des programmes de télévision peut être catégorisé en fonction de trois mondes, qui jouent en quelque sorte le rôle d’archigenre.

2. Loin d’être fixée une fois pour toutes, la place des genres est variable selon le point de vue dont on les considère, et c’est ce qui fait de la

1 Fragments de voix, Entretiens avec J.-M. Benoist et B.-H. Lévy (1977), coll. Les Grandes

heures, INA/Radio France.

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communication télévisuelle autre chose qu’une chambre d’enregistrement dans laquelle le récepteur entérinerait la sémantisation des genres par l’émetteur.

3. Le premier acte de la communication télévisuelle est la promesse de sens que fait l’émetteur – le producteur, le diffuseur – aux téléspectateurs. En bout de course, ceux-ci sont en droit d’exiger que ces promesses soient respectées, puisque, comme l’a bien montré Francis Jacques, la promesse est corrélative du droit d’exiger.

4. Tous les genres sont catégorisés en fonction de trois mondes: le monde réel, le monde fictif et le monde ludique. Le premier renvoie à notre monde, au monde physique, quel que soit le contenu que l’on met sous l’étiquette réel, le second à un monde mental et le troisième se définit par un retour du signe sur lui-même ou, tout au moins, une opacité du signe. C’est le territoire à la fois de ce que les linguistes appellent la sui-réflexivité de l’énonciation et du jeu.

Ce cadre étant fixé, l’approche pragmatique des programmes de télévision passe par trois étapes, qui, toutes, situent l’émission par rapport aux trois mondes: identification des promesses par l’analyse des supports de communication et des discours présidant au lancement d’une émission; analyse sémiotique de l’émission: analyse de la réception (acceptation plus ou moins grande de la promesse). Selon ce paradigme, on peut montrer, par exemple, comment l’étiquette "télé-réalité", en remplaçant celle de real-life docusoap a considérablement modifié le positionnement de l’adaptation de Big Brother en France sous le nom de Loft Story (Jost, 2005). Ou réfléchir sur les glissements plus récents du "docu-fiction" au "docu-réalité" et à la place quasi-obligée que prend la réalité dans l’ensemble des promesses sémantiques quant aux programmes (Jost, 1999).

Mais revenons à la publicité. Dans l’Introduction à l’analyse de la télévision, je la situais dans le monde ludique, puisque, d’un côté "ses propriétés s’appuient sur des propriétés du monde dans lequel nous vivons (où nous salissons, nous mangeons, nous conduisons), en espérant bien prescrire certains de nos comportements"; "d'un autre côté, elle se prête au jeu de l’exagération, de l’emphase, de l’impossible, jeu dont le téléspectateur n’est évidemment pas dupe" (Jost, 1999: 30). Adam et Bonhomme vont d’ailleurs dans le même sens quand ils affirment que le monde représenté dans le genre publicitaire est "un univers magique et euphorique dans lequel les tensions interactives de la vie s’annihilent" (1997: 43) et qu’ils ajoutent, quelques pages plus loin, que la publicité "abandonne la modalité du réel pour celle du simulacre (ou du JOUER)" (47). Toutefois, bien qu’ils reconnaissent la nécessité d’un univers sémantique pour interpréter tout discours, il ne vont pas jusqu’à faire du monde ludique un monde autonome: bien qu’elle s’appuie sur le "jouer", et qu’"aucun lecteur-consommateur ne croit vraiment au paradis-langage

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proposé par la publicité moderne", ils considèrent plutôt que le régime de vérité ainsi instauré est proche de celui de la fiction. Cohabitent en effet, à la fois, une certitude que le monde représenté n’est pas et la croyance qu’il est quand même vrai. (1997: 54).

Bien que je sois parfaitement d’accord sur le fond avec cette description du régime de croyance de la publicité, il me semble nécessaire d’ajouter un monde aux mondes réels et fictifs pour le caractériser. Pourquoi? D’abord, parce que le jeu inclut des genres et des types de discours qui ne sont pas forcément fictionnels: jouer au loto, répondre à des devinettes ou sauter à l’élastique. Ensuite, parce que la fiction se définit pour moi essentiellement par la création d’un monde fondé sur la cohérence (ce que ne supposent pas des feintises ludiques comme le gage ou l’imitation). Enfin, parce que le ludique repose plus sur la gratuité que sur l’invention. Empruntant au réel nombre de ses références et obéissant à un système de règles comme la fiction, le monde ludique est donc un entre-deux, qui relève d’un troisième genre de croyance. Les enfants l’ont bien compris, qui distinguent entre "le pour de vrai", le "pour de faux" de la fiction et le "pour de rire", que les Québécois nomment aussi avec justesse "pour le fun". Encore une remarque: le monde ludique, d’un point de vue pragmatique, ne se réduit pas aux formes utilisées, il tient plutôt à la façon dont les arguments sont inventés, posés et énoncés.

Si, comme je l’ai dit, la communication télévisuelle est un modèle dynamique où émetteur et téléspectateur ne s’accordent pas toujours sur le sens à donner à un programme, si ces mondes jouent comme des interprétants, au sens peircien, il faut imaginer les genres, non comme des points sur une carte, mais plutôt comme des plaques terrestres susceptibles de déplacements. En sorte que, sur chaque sommet du triangle, peut être placé un nouveau triangle qui reproduit la configuration de l’ensemble de la carte (à l’image des fractals).

Pour le monde des jeux, c’est assez évident.

Si l’on s’appuie sur les quatre types de jeux que distingue Roger Caillois (1967), certains jeux peuvent être définis comme essentiellement ludiques, ceux qui comportent le plus de gratuité, et qui relèvent donc du pur amour du jeu: l’ilinx et l’aléa. D’autres se rapprochent des mondes réel ou fictif.

Rappelons que sous le terme ilinx (="tourbillon d’eau" en grec), l’anthropologue regroupe tous les jeux qui produisent des sensations fortes – vertige, voltige, etc. – et dans lesquels on range facilement aujourd’hui tous les sports de l’extrême comme le saut à l’élastique, le canyoning ou la varappe. Ce qui les caractérise, c’est d’abord leur propre finalité et ensuite le fait que le joueur joue avec lui-même: il n’a d’autre but que de se faire peur ou d’éprouver des sensations fortes. Comme le bébé, selon le philosophe Alain, crie de crier, celui qui cherche de telles émotions joue de jouer. Tous les jeux qui appartiennent à l’ilinx ressortissent pleinement au monde ludique. Depuis

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quelques années, la télévision a déployé beaucoup d’imagination pour coller à cette "tendance"; on citera ainsi: Fort Boyard qui, depuis 1998, met les candidats dans des épreuves très physiques (du plongeon en apnée au saut à l’élastique ou à la catapulte), La Course au trésor ou La Piste de Zapatan, qui imposent un parcours sportif, en temps limité, à leurs candidats et, plus récemment, Fear Factor, dans lequel une jeune femme doit supporter de rester quatre minutes dans un aquarium rempli de serpent et de cafards ou un jeune homme faire un parcours sur une poutrelle à vingt mètres de haut les yeux bandés.

Les jeux d’aléa, seconde catégorie de Caillois, appartiennent aussi à ce "jeu pour le jeu" constitutif du monde ludique: y sont inclus "tous les jeux fondés […] sur une décision qui ne dépend pas du joueur, sur laquelle il ne saurait avoir la moindre prise" (p. 56). Parmi ceux-ci: le tirage du loto, le Millionnaire.

Beaucoup de jeux télévisés se distinguent des catégories précédentes en ce qu’ils opposent des individus ou des équipes et non l’individu à lui-même. Ils reposent sur l’âgon, du grec agonia, qui désigne le combat, la compétition, qu’elle soit collective ou individuelle, physique ou cérébrale. La dimension de combat n’est pourtant pas suffisante pour définir une unique catégorie: si certaines compétitions ne requièrent qu’une activité mentale (Les Chiffres et les lettres, Question pour un champion), ou qu’une activité physique (Intervilles), voire les deux (La Tête et les jambes), d’autres demandent aux candidats de se glisser dans la peau d’un autre ou de jouer un personnage. Comme telles, elles relèvent d’une quatrième catégorie de jeu, distincte pour Caillois, qu’il appelle la mimicry (mimétisme en anglais) et qui recouvre toutes les activités qui simulent ou feignent un personnage sans volonté de tromper le spectateur. Dès qu’on regarde un peu précisément la nature des imitations demandées aux joueurs par les émissions de télévision, il apparaît clairement qu’elles se définissent en relation avec les mondes fictif et réel. Quand le jeu consiste à se travestir pour imiter des acteurs, des chanteurs, comme l’a souvent fait Patrick Sébastien (Le Masque et les plumes, Carnaval), il se rapproche du monde fictif, puisqu’il s’agit de se glisser dans la peau d’un personnage. Ce peut être aussi le cas de programmes où l’animateur donne un gage à un des participants, qui doivent improviser l’imitation de telle personne célèbre ou jouer une situation (cf. Les Grands enfants, Les Grosses têtes). Quand le jeu réside à former un couple (Loft story), à "survivre" sur une île déserte (Les Aventuriers de Koh-Lanta), à éprouver la fidélité de son compagnon (L’île de la tentation) ou à jouer l’écolier d’un pensionnat avec de "vrais" professeurs et de "vrais" surveillants (Le Pensionnat de Chavagnes), il ressemble fort à ces jeux de rôles, qui se déroulent dans la réalité tout en empruntant la construction des personnages à la fiction.

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186 Monde de la télévision et monde de la publicité

La topique des jeux télévisés peut donc être schématisée ainsi:

Monde ludique

Alea

MimicryTravestissement Imitations, gages

Mimicry, Jeux de rôles (télé-réalité)

Agon

Ilinx (Fort Boyard, Fear factor)

Monde réel Monde fictif

Reste à savoir si ce triangle des jeux s’inscrit dans le triangle des mondes, comme ceci:

Monde ludique Monde réel Monde fictif

Schéma 1

… ou s’il est extérieur et rattaché par un seul de ses points, comme ceci:

Ludique Réel Fictif

Monde ludique

Monde réel Monde fictif

Schéma 2

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Dans le premier cas (triangle inscrit), l’enjeu de la catégorisation est de savoir si le programme réfère à la réalité ou au monde ludique, tandis que dans le second cas, il n’y a pas d’ambiguïté sur le statut ludique du programme, mais simplement sur le degré de ludicité qu’il contient. Or, si l’analyste est fondé à penser la publicité selon le schéma 2, c’est-à-dire à ne pas douter de son statut ludique, il n’en va de la même façon pour tous les acteurs sociaux concernés.

1. Du côté de la promesse de l’émetteur, plusieurs stratégies sont usitées qui prétendent, à l’intérieur de cet espace ludique défini par l’écran publicitaire, renvoyer à des mondes différents:

• le publi-reportage ou le testimonial renvoie au monde réel et ne devient ludique qu’à partir du moment où l’appartenance publicitaire est identifiée (schéma 1), ce qui prête à discussion parfois: voir l’affaire de la publicité clandestine dans les années 70 à la télévision française;

• les insertions publicitaires dans les "novelas" brésiliennes, sans qu’aucun signe n’indique leur nature, sont fictionnalisées: ainsi, tel personnage compare la blancheur de sa blouse avec tel autre à l’intérieur de la diégèse;

• les publicités qui vont à l’encontre de notre réalité par leur excès ou par la remise en cause de ses principes physiques sont ouvertement ludiques, de même que toutes les "méta-pubs" qui jouent sur les codes publicitaires.

2. Du côté du récepteur se rencontrent des glissements herméneutiques similaires:

• les publiphobes qui accusent la publicité en général d’être mensongère lui refusent tout caractère ludique et la renvoient au monde réel, seul monde où le mensonge prend son sens;

• d’autres publiphobes, ceux qui lacèrent les affiches dans les métros parisiens lui reprochent d’exhiber un monde de rêve totalement inventé sans rapport avec le nôtre et, partant, proche de la fiction;

• les publiphiles, de leur côté, apprécient le fonctionnement de la publicité en tant que telle, en apprécient les règles et jouent avec elle, mettant globalement la publicité du côté du ludique, comme l’analyste (schéma 2).

2. Relations sémantiques entre les mondes de la télévision et de la pub

Ces prémisses sur les mondes de la télévision étant posées, il est à présent possible de revenir aux relations, annoncées par mon titre, entre les programmes télévisuels et les encarts publicitaires qui les précèdent, les

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interrompent ou les suivent. Pour les étudier, j’ai formé un mini-corpus composé de la sixième soirée de prime time de la première saison de Loft story en France (2001), de la première émission de la seconde saison du même programme (2002) et de la soirée de lancement de Nice People (2003). Le choix de ces émissions en nombre limité est justifié par les raisons suivantes: ayant montré dans L’Empire du loft que l’invention de la "télé-réalité" était principalement motivée par le besoin de diffuser en prime time des programmes qui s’accordent au monde publicitaire, le retour sur l’émission par laquelle tout a commencé s’imposait. Néanmoins, dans la mesure où les annonceurs ont attendu de voir comment était l’émission avant d’investir massivement, j’ai préféré centrer mon analyse sur un épisode correspondant à un moment où les discours sur Loft story et son audience commençaient à se stabiliser. J’ai choisi arbitrairement la sixième soirée de prime time. Le choix d’un épisode de la seconde saison et du "me too" Nice people sur une chaîne concurrente est destiné à examiner deux facteurs: d’une part, le rôle de l’expérience de la première saison dans la reprogrammation de l’émission par la chaîne (Loft Story sur M6) et, d’autre part, les contraintes que fait peser l’identité de la chaîne sur ses choix stratégiques: en l’occurrence, comment agit sur TF1 sa place de "leader". La télé-réalité a encore un dernier intérêt heuristique pour tester le cadre épistémologique que j’ai élaboré, dans la mesure où, comme je l’ai montré, lors du lancement de Loft Story, son positionnement a migré d’un monde à l’autre selon les nécessités de l’argumentation: d’abord présentée comme plus réelle que tout autre genre avant elle, elle a glissé très vite vers le monde ludique quand les critiques à l’endroit du dispositif se faisaient trop sévères, pour aller vers le monde fictif, quand le téléspectateur se vit chargé d’écrire le "scénario" vécu par les "lofteurs" par l’entremise de ses appels téléphoniques (cf. Jost, 2004 et 2005). Face à cette grande mobilité de l’émission à l’intérieur des mondes de la télévision, on peut formuler deux hypothèses:

• la première est que la publicité est un symptôme du positionnement de l’émission;

• la seconde, corollaire, que le choix des spots sur le mapping des mondes de la publicité va correspondre aux glissements de l’émission sur le mapping des mondes de la télévision.

3. Ce que réalité veut dire pour la publicité On a beaucoup discuté dans les premiers jours de la diffusion du Loft de la représentativité de ces jeunes par rapport aux Français. Ma position à l’époque était que ces jeunes étaient d’abord représentatifs de la publicité. Je le pense encore, mais je vais essayer de le dire un peu plus théoriquement.

La première fonction de l’émission est de faciliter l’ancrage de la publicité dans le monde réel, tout en définissant, dans le même geste, ce que réalité

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veut dire. Au premier chef, c’est une évidence, mais il faut partir de là, la réalité est définie globalement comme ce qui relève de l’espace domestique, des "régions postérieures", comme dirait Goffman (1973), le propre de la télévision étant de les mettre au premier plan. Le champ de souveraineté du loft s’étend donc à tout produit utilisable à la maison, ce qui fait évidemment beaucoup! Si l’écran publicitaire, annoncé par un générique, dévoile le statut de la publicité en tant que telle dans la législation française, contrairement à ce qui se passe dans beaucoup de pays du monde où il n’y a pas de solution de continuité entre le monde des programmes et le commercial, le Loft a pour fonction de naturaliser l’usage du produit et le présenter en quelque sorte "en existence". Ainsi, lors de notre sixième épisode, vers 22h10, Laure se fait une tartine de Nutella, et quelques dizaines de minutes après, lors du quatrième écran publicitaire, est diffusé un spot Nutella. Un peu plus tard, on la voit récurer l’évier, ce qui rend nécessaires, bien sûr, des poudres à récurer qui n’ont plus qu’à payer pour entrer dans le jeu. Dans certains cas, l’émission glisse d’ailleurs vers le magazine de l’objet: quand les lofteurs montent en épingle le four à pain qu’ils utilisent, dont les ventes ont augmenté en conséquence, ou que le téléspectateur contemple cet univers Ikea comme un catalogue dont il feuillette les pages, ou, enfin, quand la psychologue sur le plateau lance "Laure a un bonnet intéressant: j’aimerais savoir où elle l’a acheté" (21h53). Certains produits, au packaging reconnaissable, figurent d’ailleurs sur les tables ou les éviers, recouverts d’un pudique emballage blanc, auquel la publicité sera chargée de donner un nom.

Plus généralement, on peut dire que tout geste accompli dans le loft – se laver, se maquiller, se doucher, faire la cuisine, manger, etc. – légitime l’existence de la publicité télévisuelle en tant que telle et la magnifie. Cette relation entre les besoins des jeunes, leurs activités, et ceux que met en scène la publicité, est la limite supérieure du mariage entre la publicité et le monde de la télévision: la naturalisation des produits précède d’un cran la diégétisation qu’accomplit l’incorporation telle quelle des "commerciaux" à l’intérieur des telenovelas. Du même coup, la réalité est définie par deux dimensions: la quotidienneté et l’intimité.

L’autre grande fonction de Loft Story par rapport au monde de la publicité est de servir de preuve a contrario de la nécessité de certains produits. Parfois, cette nécessité découle implicitement de certaines scènes, comme, par exemple, quand, Laure lave son linge à la main, nous ramenant à un état, pour ainsi dire pré-industriel, où les machines ne nous libéraient pas des tâches ménagères. À d’autres moments, cet argument est utilisé tel quel, notamment dans la seconde saison, quand la publicité Miele présentait les lave-vaisselle comme une solution aux conflits et aux disputes des lofteurs quant au fait de savoir qui était de corvée… Le monde du loft appelle donc de ses vœux l’univers de la consommation et de la pub, que ce soit pour glorifier

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son rôle au quotidien ou pour tracer en creux, en négatif, ce que serait un monde sans le secours de l’industrie.

Si, comme je l’ai dit ailleurs, la particularité de la réalité selon la télévision est de ressortir toujours au visible, et non à l’intelligible, on peut dire que la vie dans cet appartement-studio a pour fonction principale d’exemplifier ce que désigne le terme "réalité" dans l’expression "télé-réalité" ou, plus exactement, de donner des images, des illustrations, de ce qu’il recouvre. Dans une certaine mesure, les lofteurs jouent le rôle des exempla dans la rhétorique médiévale. Comme on sait, l’exemplum est "un récit bref donné comme véridique et destiné à être inséré dans un discours (en général un sermon) pour convaincre un auditoire par une leçon salutaire" (1982: 38). Selon Schmitt, Le Goff et Bremond, cette forme narrative était au service de la démonstration d’une vérité ou d’une leçon de morale à répéter, qu’il contribuait à étayer comme un argument à part entière. On justifiait son usage rhétorique par ses qualités communicationnelles: il fait plus vite saisir, plus facilement comprendre, plus fortement tenir en mémoire et plus efficacement mettre en œuvre (Schmitt et al., 1982: 30). Au Moyen Age, la crédibilité de l’exemplum s’appuyait soit sur "l’autorité de la chose lue", soit sur la fiabilité de la parole de gens dignes de foi (clercs, vieillards, voisins, grands personnages, etc.). Quant à son efficacité, elle se fonde sur une "métonymie généralisatrice" ("ab uno disce omnes"): ce qui est valable pour l’un est valable pour tous ceux qui partagent sa situation. À l’ère de la télévision, la crédibilité des personnes et des informations relève de la "chose vue" et de la parole de ces gens dignes de foi que sont devenus les témoins ou les vedettes. On comprend dans ces conditions que le processus de starification proposé par M6 pour faire accéder l’anonyme à la notoriété est une condition nécessaire de la crédibilité de la publicité. Il faut que la vie de Steevy, Loana, Laure acquière valeur d’exemple pour que le processus de prescription des comportements fonctionne. Aussi, la production, comme dans toutes les émissions du même genre, a traité dès les premières minutes ces jeunes comme des stars (arrivée en limousine, haie d’honneur, "body guards", etc.) pour indiquer clairement au public leur valeur d’exemplum. Au sixième épisode, que j’ai pris comme point de départ, le processus était déjà bien enclenché et les lofteurs étaient déjà en route pour la gloire, fût-elle éphémère. Dès lors, le renvoi de la publicité à la réalité opère selon un processus au second degré: la vie du loft est le référent du monde publicitaire; la publicité imite Loft Story, qui imite le monde réel en le réduisant à quelques-unes de ses dimensions.

Quels sont les éléments qui sont au cœur de cette "métonymie généralisatrice" dont sont porteurs les lofteurs? Primo, ce que j’appellerai, faute de mieux, des "gestèmes". La vie du loft fournit des images pour des topoï, comme, par exemple, le fait de se limer les ongles pour signifier que l’on ne s’en fait pas: l’image d’une jeune femme se livrant à cette activité est

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chargée de montrer qu’avec Seat le financement n’est pas un souci (dans le premier écran publicitaire). Secundo, les habitants du loft authentifient des comportements moins stéréotypés, moins courants, tels que partager son intimité dans une salle de bains. La psychologue en plateau justifie la fonction particulière de cette pièce par un argument réaliste: c’est, dit-elle, le lieu des confidences dans toutes les familles. Heureuses les familles qui disposent dans nos villes européennes d’une telle surface! Cette explication fantaisiste masque sa véritable fonction qui est de fournir un studio idéal à la monstration de tous les soins du corps, au narcissisme et à la séduction. Ainsi, dans le deuxième écran publicitaire, deux jeunes filles se font des confidences dans une salle de bains, l’une mange goulûment un dessert, l’autre se savonne langoureusement avec Perle de lait… Quelques minutes plus tard, ce sera le tour de Loana dans ce qu’il est convenu d’appeler la "réalité". Un pas supplémentaire est franchi par ce spot pour Crisp dans lequel on voit quatre jeunes gens se réveiller la nuit pour manger des céréales dans un appartement dont le désordre est à l’image de celui du loft. L’argument, sans doute hyperbolique, selon lequel on se relève la nuit pour grignoter des Crisp est amplement justifié par des comportements tout aussi régressifs des lofteurs. Aussi, ce qui pourrait apparaître comme trop ludique, comme trop entaché par la logique publicitaire, se trouve vraisemblabilisé. Troisième élément modèle de la publicité: le sociolecte du soi-disant "parler jeune". Le spot Yop montre deux jeunes qui se gargarisent avec du yaourt liquide et se conclut par ces mots: "c’est là qui faut que ça sente bon si tu veux que les meufs y mettent la langue"…

Si le programme authentifie la publicité en certaines circonstances, inversement, la publicité sémantise le programme en suggérant aux téléspectateurs des grilles de lecture ou des interprétations du programme. D’abord en formulant des enthymèmes incomplets, que le programme est chargé de compléter. Dès le premier écran publicitaire, un spot annonce comment les lofteurs doivent envisager leur emprisonnement volontaire: "faire partie de l’élite exige des sacrifices". Le film The Skulls, dont on vante la sortie DVD, décrit implicitement l’esprit qui devra animer les candidats: "le système des fraternités est l’un des piliers du système éducatif américain. Associations d’étudiants doués, elles offrent plein d’avantages à leurs membres: logement, vêtements, argent... Elles ont leurs us, leurs cérémonies, leurs secrets". Cette présentation du film par l’un de ses fans ne résume-t-elle pas parfaitement le système que vont vanter à moult reprises les habitants du loft? Pour se hisser au niveau de l’élite médiatique que représente le monde people, il faudra accepter la surveillance 24 heures sur 24, les épreuves imposées par la production, la cohabitation, la vaisselle, etc. Le quotidien de l’émission remplit ce topos que la publicité énonce sans le démontrer. Deux écrans publicitaires plus tard, un spot pour le CD "Tubes Jet set" donnera un contenu nouveau à "l’élite", non plus à l’image du film américain, mais à celle de l’émission de

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télévision. Quant à l’idée de solidarité interne aux groupes de jeunes, elle réapparaîtra, dès le premier écran, avec le nouvel album de Lyshees: "Nouvelle tribu".

4. La publicité, un jeu d’enfant L’ancrage de Loft Story dans la réalité a très vite entraîné des objections majeures et même des réactions passionnées, certaines allant jusqu’à considérer que l’émission se rattachait à l’univers nazi (Cespedes, 2001). Face à ce déferlement de critiques, la stratégie de M6 fut de tirer l’émission vers le monde ludique en affirmant qu’il ne s’agissait que d’un jeu. Si l’argument fut explicitement employé, les écrans publicitaires le renforcèrent implicitement. Lors du sixième épisode, le psychiatre va d’ailleurs présenter Loft Story comme un jeu, dont le but est la séduction. Cette entreprise manifeste de dédramatisation trouve écho dans les spots diffusés ce jour. On se souvient en effet que la scène de séduction éclair de Loana par Jean-Edouard et sa conclusion dans l’eau limpide de la piscine avaient choqué une partie du public au point de devenir la scène emblématique de ceux qui s’en prenaient à la "télévision poubelle". Quelques semaines plus tard, la publicité Kelloggs rappelle que la séduction est un jeu et qu’il ne faut pas le prendre si au sérieux: une fille nue sort d’une piscine, tandis qu’une voix over conclut: "c’est un plaisir de révéler son corps avec Kelloggs". Juste à sa suite, un spot Bounty va dans le même sens: une jeune fille regarde la page d’un livre dans une bibliothèque, dans laquelle l’image d’un indigène sur un atoll se trouble avant de s’animer. Le petit personnage sort du livre et l’aide à entrer en contact avec un garçon dans la salle. On touche là un trait définitoire du monde ludique: le jeu avec l’énonciation. En l’occurrence, ce passage du livre à la réalité s’apparente à la métalepse. Plus la soirée avance, plus la publicité verse dans l’humour, l’absurde ou le pastiche: ainsi, dans le troisième écran se succèdent un spot Stimrol mettant en scène une femme qui accouche pendant que le mari regarde ailleurs avec détachement, en mâchant un chewing-gum, un spot Décathlon, où l’on voit une jeune femme à vélo longeant un champ de maïs et parlant avec un partenaire invisible jusqu’au moment où celui-ci sort de ce champ à vélo. Dans la quatrième coupure, un spot Viva Fruit montre une bouteille qui se penche vers nous, rit, et se cogne contre la vitre du téléviseur.

Pour étayer l’hypothèse du glissement de Loft Story vers le monde ludique via la publicité, il serait utile de comparer ce sixième épisode avec le premier. Je ne l’ai pas fait. Mais une seconde expérimentation lui donne quelque crédit, celle qui consiste à confronter la première saison à la seconde. L’exercice est instructif. Le jeu a manifestement étendu son empire dans l’ensemble des spots diffusés dès la première soirée et leur étude nous permet d’ailleurs de préciser les critères d’identification du monde ludique.

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1. La mise en scène du jeu constitue le degré zéro de l’appartenance au monde ludique. On le rencontre dans le spot Sylphide où une jeune femme choisit le fromage qu’elle va manger grâce à la contine "Am stram gram". Cette mise en scène de l’aléa est un degré zéro car elle s’ancre évidemment dans un monde identifié au réel: seule la scène représentée tire la publicité vers le monde ludique.

2. L’anthropomorphisme enfantin, constitutif du merveilleux, qui consiste à doter les animaux de facultés humaines: pub Candia pour lait de ferme sélectionné avec des vaches qui chantent; Kiri, qui met en scène le rêve d’un enfant rencontrant des vaches et la réplique de l’enfant: "je ne parle pas avec des vaches que je ne connais pas". Il va de soi que ce procédé est plus proche de l’univers des dessins animés de la tranche horaire matinale que de Loft Story. Dans les écrans publicitaires étudiés, les jeux appartenant au monde de l’enfance sont privilégiés: dans le premier, un père qui fait du patin à roulettes; dans le deuxième, un enfant joue avec ses BN ou à la play station.

3. L’incongruité sémantique: le fait que, dans notre monde, un objet a des propriétés impossibles. Ex.: le ballon qui saute à travers la ville, passant par-dessus les maisons, la poursuite d’un buveur par une bouteille (Orangina, écran 2), le pilote de chasse qui poursuit une jeune femme qui roule en Citroen C3 (écran 2) ou, encore, la statue jalouse d’une femme mince (Boursin, écran 2).

4. L’hyperbole: tout spot qui met en scène des situations exagérées, comme le spot Citroen 3 ou Café Grand-mère, qui montre un jeune homme qui s’assoit sur sa machine à laver pendant l’essorage en vue de se réveiller.

5. La mise en avant de l’énonciation audiovisuelle, qu’il s’agisse d’exhiber la transformation de l’image (passage du dessin d’un couple nu qui devient une voiture, opacité de l’écran [bouteille qui s’y cogne]) ou de tous les phénomènes assimilables à la métalepse (animation d’images fixes ou "libération" de personnages de leur univers fictionnel): le Prince, de la marque du même nom, qui rend visite à un enfant s’endormant à l’école et qui le voit en rêve; l’affiche qui libère une de ses figures: dans le deuxième écran, un taureau s’échappe de la publicité pour la corrida, devant la Plaza de toros.

Cette liste n’est sans doute pas exhaustive mais elle est attestée par les écrans publicitaires de la seconde saison. Dans le premier d’entre eux, 7 spots sur 18 relèvent de ces critères, ce qui contraste très nettement avec le premier écran de la première saison, où seul s’en rapprochait le spot Petit écolier, dans lequel le comique Derek mettait un masque de Barthez pour voler des biscuits à des enfants, tandis que les autres mobilisaient la rhétorique du réel explicitée supra. Bien que je n’aie pas fait des pourcentages

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précis (qui n’auraient pas beaucoup de sens ici étant donnée la taille du corpus), ce renversement de tendance indique très clairement que l’émission a migré sur le mapping des genres et que, à la seconde saison, nous sommes déjà bien loin de la télé-réalité.

5. Stratégie télévisuelle et stratégie publicitaire Si cette migration dans les mondes télévisuels accompagne un glissement de la stratégie de communication, reste à se demander si elle correspond, plus profondément, à un changement de stratégie publicitaire. Pour aller plus loin dans cette direction, il faut à présent se pencher sur ce que les professionnels appellent la cible-média, c’est-à-dire la cible représentée par les spots.

Lors du sixième épisode de la première saison, qui, je l’ai dit, situe plutôt les spots dans le monde réel, le premier écran met surtout en scène des jeunes femmes (7 sur 18) et presque aucun enfant. Plus la soirée avance, plus les écrans publicitaires font place aux soins du corps, au narcissisme, l’accent étant mis sur les produits qui permettent de rester mince. Lors de la troisième coupure, les publicités s’érotisent: un spot pour le Crédit agricole montre un homme et une femme qui semblent regarder des images érotiques sur leur ordinateur et qui sont surpris par leur fils; Doriance, une jeune fille nue qui se fait bronzer. Si la nudité du corps féminin est somme toute assez banale dans l’univers publicitaire, deux spots sont bien plus remarquables, qui exhibent deux hommes dans le plus simple appareil: le premier se contente de montrer un corps sans vêtement (pour les Tubes Jet set Voltage), tandis que le second raconte les effets que fait sur un homme une femme rendue séduisante par la lessive Coral Black Velvet, dont on pourrait dire qu’elle lave plus noir… les vêtements noirs: à la vue d’une femme dans sa robe noire, celui-ci se déshabille en quelques secondes et se retrouve face à elle sans le moindre vêtement. Le quatrième écran regroupera une scène de séduction, trois scènes de jeunes femmes prenant soin de leur corps et un pur fantasme féminin (la scène déjà évoquée de l’animation du dessin de l’atoll et la scène de séduction qu’elle facilite). Deux spots montrent par ailleurs la famille et la femme enceinte comme si enfanter était la finalité du couple que devaient former les candidats de Loft Story… La juxtaposition de ces spots incite à tirer une morale ou, tout au moins une maxime d’action: à prendre soin de soi, Mademoiselle, vous exciterez le désir des hommes et les hommes eux-mêmes seront un objet de désir. La cible marketing n’est pas l’ensemble des jeunes, mais essentiellement les jeunes femmes.

La seconde saison connaît des transformations profondes. Dès la première émission, la répartition entre spots "jeune femme" et spots "enfants" ou "famille" s’inverse. Le premier écran montre encore cinq spots avec des jeunes femmes qui prennent soin de leur peau ou de leur ligne (Sylphide, Vichy Oligo, Nivea Beauté, Crème Elle et Vire), mais huit spots sur dix-huit

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mettent en scène des enfants, soit seuls (3 spots), soit en famille (5 spots), soit seuls avec leur mère (2). Ces spots "famille" et "enfants" seront encore représentés plus tard dans la soirée, entrant progressivement en concurrence avec les scènes de séduction, mais, là encore, le corps de l’homme se trouvera brutalement exposé au regard féminin, comme dans le spot Axe où un homme sous sa douche, à la suite d’une rupture du rideau, se retrouve nu devant un groupe de filles qui dansent. Ce recours beaucoup plus net à une cible media centrée sur les enfants s’accompagne des glissements vers le monde ludique que j’ai décrits plus haut. Bien que la famille serve de décor, la cible "marketing" s’est rajeunie: il s’agit principalement de s’adresser aux enfants ou aux jeunes adultes et de réunir cette tranche d’âge apparemment hétérogène que constituent les 11-24 ans2.

Comparaison du nombre de spots par thèmes dans Loft Story (saisons 1 et 2) et dans Nice People

Loft Story Nice People 1e saison (2001) 2e saison (2002) 27/4/03

JF: 7/18 JF: 5/18

Enfant: 1 Enfants: 8/18 (+ours cajoline) dont 5 en famille, 3 seuls, 2 avec mère

7/18 spots montrant la famille

Femme enceinte: 1

1e écran

Couple sensualité: 2

Pas d’enfant

Enfants: 3/18 Enfant/famille: 3 dont 1 mère/fils: accent sur les produits santé

2e écran

Éros narcisse: 1 Scènes de drague ou d’amour physique: 3/18

Dragues: 4 Narcissisme: 4

3e écran

Garçons nus: 2 (tubes jet set, coral black) Enfant:1 Familles: 2 Allusion érotique Accouchement (stimrol): 1 Parodies/pastiches: 4

Famille: 3/18 Narcissisme femme: 4

Couple séduction, dont un métaphorique (éponge): 3 Narcissisme femme: 3 Famille/enfants (Vitalité/santé): 3

4e écran

Narcissisme: 3 Séduction: 1 Fantasme de femme pour h: 1 Humour

Enfants dont 1 avec mère: 4/14 Narcissisme: 3 Couple communiquant par téléphone: 2 ("plus de plaisir à échanger")

2 Découpage Médiamétrie: 4/10 ans, 11/14 ans, 15/24 ans, 15/34 ans, 15/49 ans, et 35/59 ans.

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À titre de vérification de ces analyses, on peut se livrer au même exercice pour la première soirée de prime time de Nice People, lancé en 2003, pour imiter le succès de Loft Story. On constate que, cette fois, le premier écran est centré sur la famille (7 spots sur 18) plus que sur l’enfant, et que l’accent est mis sur les relations de celui-ci avec sa mère, qui peuvent être sensuelles (cf. spot Skip Aloès). Dans la plupart des spots, les mères veillent sur la santé de leur enfant. L’émission a d’ailleurs clairement changé la formule de Loft Story en y ajoutant des séquences sollicitant des enfants: un micro-trottoir interroge des préadolescents sur ce qu’ils pensent de l’Europe, ce qui occasionne des réponses fantaisistes. L’animateur fait explicitement appel à cette partie du public: "les enfants, qui, je l’espère, sont avec nous. Il n’y a pas école demain". Néanmoins ce centrage sur la famille passe d’abord par la relation mère-fils et il n’empêche nullement les scènes de narcissisme ou de séduction dans lesquelles la mère redevient une femme. Revoici la femme en robe noire du café nommé Désir et une femme, yeux bandés, qui déguste la poire Belle Hélène que lui fait ingérer un homme... Dès le second écran, les scènes de narcissisme se multiplient, ainsi que celles de séduction: Lerdamer rapproche un homme et une femme liés par des menottes, mais nous sommes encore plutôt du côté du fantasme féminin, comme le suggère ce spot pour Vania, où des femmes rêvent d’un homme qui les séduise, ou cet autre, où un homme séduit une femme grâce à un geste ménager, ce qui fait dire à sa partenaire: "c’est la première fois qu’on me fait le coup de lingettes". Cette inflexion de la publicité précède la séquence de présentation des garçons de Nice people. Dans le troisième écran, on retrouve la scène emblématique de Loft Story: celle de l’homme qui se déshabille en dansant avec une femme (Garnier), qui s’ancre une fois de plus dans le fantasme des Chippendale. On le retrouvera dans la partie suivante de Nice People, par deux fois, avec l’image d’hommes nus dans un sauna parmi lesquels figure le candidat finlandais.

Comme on le voit, même si la recherche de TF1, en prime time, est de fédérer le public, la publicité s’adresse d’abord à ceux de la famille qui sont prescripteurs, l’enfant et la mère. Néanmoins, il s’agit moins de séduire la ménagère de moins de cinquante ans, uniquement préoccupée du ménage, que de titiller sa féminité et de jouer avec son désir ou ses fantasmes. S’il fallait une preuve supplémentaire de ce processus, on la trouverait dans la dernière diffusion du spot Hollywood: alors que dans le premier écran, il montrait une mère avec son fils souriant au père, lors du quatrième écran, le père a été supprimé et seuls restent ensemble la mère et le fils.

Beaucoup de monographies sur la télévision continuent aujourd’hui à étudier les émissions comme des films: le chercheur se concentre sur une collection, en étudie un nombre important d’exemplaires et analyse les constantes et les variables, la structure et le dispositif. Cette méthode, qui a été utilisée dans un premier temps pour donner quelque rigueur à des études qui en manquaient, néglige très généralement la publicité, considérée en l’occurrence comme une

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tâche aléatoire n’affectant pas le sens du programme. Cet article montre au contraire qu’on ne peut comprendre celui-ci sans étudier en profondeur les relations sémantiques entre monde de la publicité et mondes de la télévision. Dis-moi quels spots tu choisis et je te dirai le sens de ton programme: tel devrait être, au contraire, le mot d’ordre du chercheur. D’abord, parce que la publicité, comme on l’a vu, a un statut variable, et que c’est, en dernière instance, la relation qu’elle entretient avec le programme qui l’ancre dans le réel, le ludique ou au fictif (dans les telenovelas); ensuite, parce que l’éventail thématique des publicités révèle la vraie fonction du programme (qui ne se limite pas à vendre du coca-cola!); enfin, parce qu’elle permet de tracer le portrait-robot de son spectateur.

Bibliographie

Adam, J.-M. & Bonhomme, M. (1997). L’Argumentation publicitaire. Paris: Nathan.

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Travaux neuchâtelois de linguistique, 2006, 44, 199-217

La gestion de la complexité des interactions médiatiques

Marcel BURGER LALDiM (Laboratoire d’analyse linguistique des discours médiatiques) Université de Lausanne (Suisse) [email protected]

This paper deals with the complexity of the organization of celebrities interviews on television. Within the framework of social interactionism in the field of discourse analysis, I first define the normative expectations of interviews as a genre. Then, I analyze the discursive dimension of six recent excerpts of interviews to identify typical strategies by the participants. As a matter of fact, broadcast interviews represent a rather paradoxical form of communication. Indeed, the guest and the interviewer are supposed to engage in familiar discourse, but they also have at the same time to remain aware of the television viewers, that is the ultimate collective and anonymous addressee of the interview. Focusing on the discursive dimension of interviews helps to define the presumably shared expectations. It also allows to observe how the complexity of interviews is managed in confronting "good" and "bad" discursive performances.

1. Introduction Cet article porte sur les mécanismes de co-construction d’un type d’interaction médiatique courant: l’entretien télévisé de personnalités. Nous nous intéressons plus précisément à détailler l’hypothèse, somme toute classique, que la gestion des interactions suppose le recours à des normes sociales, interactionnelles et langagières largement implicites, mais qui sont rendues sensibles, et parfois même discutées par les participants eux-mêmes, dès que l’interaction prend un tour jugé inhabituel. Accéder aux normes d’interactions permet alors de considérer la communication sous l’angle des critères sociaux, historiquement typifiés, qui en garantissent la "lisibilité" mais aussi la légitimité et permettent de concevoir ses enjeux.

La problématique de l’interdiscours et de l’intertextualité des médias qui fonde ce recueil est ainsi abordée à un niveau macroscopique: celui des pratiques de communication (ou des types d’activités1) qui favorisent l’actualisation de certains genres de discours. Pour dire les choses autrement, dans le cas qui nous occupe, on suppose l’existence dans nos sociétés d’une pratique "information médiatique" qui se réalise par le truchement de différents genres, notamment le genre "entretien". Dans la lignée de la réflexion de Bakhtine et

1 Au sens de Levinson (1992). Voir aussi Clayman (1991) et Heritage & Greatbatch (1992).

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de Foucault, les genres de discours ne se limitent pas à des propriétés langagières, mais intègrent aussi des propriétés sociales et interactionnelles qui alimentent et structurent l’interdiscours (ici celui des médias)2. Ainsi, nous faisons l’hypothèse que porter l’attention sur les genres, via la gestion des interactions par lesquelles ceux-ci se réalisent, permet d’accéder et de mieux comprendre, au moins en partie, les mécanismes de constitution de l’interdiscours.

2. Corpus Pour des raisons de place, nous limitons le propos au genre "entretien médiatique" réalisé par le média télévisé. La télévision présente l’avantage de manifester clairement les étapes de gestion de l’interaction, alors que celles-ci sont pour une large part non manifestes dans les entretiens de presse écrite, et plus difficiles à appréhender à la radio. Le corpus de l’analyse est constitué d’extraits d’entretiens relativement récents, puisqu’ils datent du début 1999. Nous avons réparti les extraits en deux classes selon qu’ils manifestent, d’après nous, une gestion plutôt malhabile de l’interaction ou au contraire une gestion plutôt heureuse.

À ce titre, ont été retenus, d’une part, des faux entretiens télévisés menés non pas par un journaliste, mais par un humoriste français (Raphaël Mezrahi) qui piège ses invités en sabotant sciemment l’interaction diffusée par la chaîne privée française Canal +. D’autre part, le corpus de l’analyse comporte des extraits de vrais entretiens télévisés menés par des journalistes chevronnés de la télévision suisse romande. Dans les deux cas, le détail discursif de la gestion problématique de l’interaction souligne, par contraste, les normes implicites qui sous-tendent un entretien dont la gestion pourrait dès lors être qualifiée d’idéale.

3. Cadre théorique Le propos de cet article se situe dans la perspective interactionniste en analyse des discours. Pour faire bref, une telle perspective souligne trois dimensions de la communication et des discours.

La première dimension a trait à l’historicité des pratiques de communication. On fait l’hypothèse que les interactions communicatives, à force de répétition, manifestent des régularités qui en expliquent l’organisation et qui guident l’interprétation des comportements, y compris des discours. Ainsi, se construisent des savoirs faire intériorisés par les sujets communicants qu’on

2 Voir Adam (2005) et Burger (2002a) pour une discussion. Pour la notion de genre au sens de

Bakhtine, voir Todorov (1987).

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doit concevoir comme un ensemble d’attentes sur la conduite de la communication. En d’autres termes, ces savoirs faire prennent la forme de représentations mentales qui portent sur la gestion de la communication, notamment sur la finalité de l’interaction, sur les identités des participants et sur les ressources mobilisées, y compris les ressources discursives. Les notions de "activity type" (Levinson, 1992), de "context model" (Van Dijk,1990), ou de "contrat de communication" (Ghiglione & Trognon, 1993; Charaudeau, 1997) renvoient toutes à cette même réalité de typification inter-individuelle des interactions par laquelle on souligne l’importance de l’ancrage cognitif de la communication.

La deuxième dimension a trait au caractère co-construit et co-géré des pratiques de communication et d’interaction. On fait l’hypothèse que le sens des interactions communicatives et des discours n’est pas seulement prédéfini au plan sémantique, mais aussi largement négocié au plan pragmatique entre les interactants. Ainsi, tout événement de communication manifeste les traces de négociation des points de vue et des stratégies mises en oeuvre pour atteindre certaines finalités interactionnelles. Dans un cadre interactionniste, la réalité du monde n’existe pas en soi, objectivement, mais constitue une réalité sociale qui émerge de la communication et de l’interaction. On pose ainsi l’importance d’un ancrage interactionnel de la communication (pour une discussion de cette thèse voir Cicourel, 1979; Goffman, 1983; Kerbrat-Orecchioni, 1998; Scollon, 1998).

Enfin, troisièmement, une perspective interactionniste affirme l’importance du discours comme ressource essentielle permettant de métacommuniquer à propos de l’interaction et de la fixation du sens des discours. À ce titre, l’interactionnisme constitue une alternative aux conceptions mécanistes et déterministes de la communication et des discours par le social. Le discours contribue à la construction des réalités sociales et les rapports de force et de pouvoir qui fondent le social sont dès lors aussi des rapports langagiers négociés entre les acteurs sociaux. On pose ainsi l’importance d’un ancrage langagier de la communication (voir Habermas, 1993; Harré & Gillett, 1992; Shotter, 1994; Fillietaz, 2002).

4. Les entretiens médiatiques télévisés de personnalités Dans la perspective interactionniste en analyse des discours, les entretiens médiatiques constituent des interactions communicatives complexes (ou "multiple activity": Jacobs, 1999: 22). On peut en effet identifier deux cadres d’interaction distincts qui s’articulent l’un à l’autre. Chaque cadre d’interaction engage des participants, des modes de communication et des finalités propres; ce qu’on peut représenter par un schéma, comme suit:

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pour

employé du média

personnalité

citoyens consommateurs

avec

ENTRETIEN

intervieweur invité

TV-spectateurs employé du média journaliste

INFORMATION MEDIATIQUE

Fig. 1: La complexité des entretiens médiatiques

On observe, d’une part, un cadre d’entretien à proprement parler qui est activé entre un intervieweur et son invité sur le mode d’une réciprocité de communication. D’autre part, on observe en parallèle un cadre médiatique3 qui est activé entre un journaliste et l’audience de téléspectateurs sur un mode de communication non réciproque, puisque l’audience ne peut réagir directement au discours journalistique. Ainsi, on peut poser à la suite de Jucker (1995) et de Isotalus (1998), que l’intervieweur produit du discours "avec" son invité (voir le trait doublement fléché sur le schéma), alors que, en termes de communication et d’interaction, le journaliste produit du discours "pour" l’audience (voir le trait simplement fléché sur le schéma).

Cela dit, les deux cadres d’interaction activés simultanément par un entretien médiatique ne se situent pas au même niveau. La spécificité des entretiens télévisés de personnalités est de faire croire à la mise en évidence, voire à l’autonomie du cadre d’entretien à proprement parler, au détriment de la construction du cadre médiatique, qui serait minimisée:

3 Plus précisément d’information médiatique au sens de Charaudeau (1997: 39-62).

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INFORMER ETRE INFORME

pour

PARLER LIBREMENTSUSCITER DU DISCOURS

ENTRETIEN

avec

employé du média journaliste

employé du média intervieweur

personnalité invité

citoyens consommateurs TV-spectateurs

INFORMATION

Fig. 2: L’articulation des cadres d’interaction

De fait, la relation entre les deux cadres d’interaction est celle d’une hiérarchisation complexe, comme sur le schéma ci-dessus. D’un côté, on observe que le cadre d’entretien est intégré au cadre médiatique superordonnant comme une modalité particulière d’informer l’audience. Comme toute forme de communication médiatique, l’entretien est en effet construit en vue d’intéresser les téléspectateurs (voir Jacobs, 1999; Burger, 2005, 2006).

D’un autre côté, cette spécificité des interactions médiatiques en général prend un tour particulier avec les entretiens télévisés de personnalités. En effet, l’entretien engage une personnalité de l’espace public supposée se confier librement. Aussi peut-on envisager qu’un entretien implique idéalement un contexte favorable à une ambiance de connivence et même d’intimité communicationnelle (Blanchet, 2003; Burger, à paraître). Dans ce sens, la mise en scène télévisuelle cherche le plus souvent à minimiser les contraintes du cadre médiatique si bien que l’entretien (c’est-à-dire l’interaction entre un intervieweur et son invité) semble dominer en termes de visibilité (ce que nous indiquons imparfaitement par les caractères gras sur le schéma).

On peut préciser brièvement les enjeux propres à chacun des cadres d’interaction. Le cadre de l’entretien à proprement parler se caractérise par des finalités "complémentaires" (Watzlawick, Beavin and Jackson, 1972: 62-72), manifestes par le fait que les comportements de l’un des participants s’adaptent à ceux de l’autre. Ainsi, l’intervieweur suscite le discours de son invité qui est supposé s’exprimer librement. Au plan de l’identité, "faire" l’invité dans un entretien suppose d’être une personnalité reconnue dans l’espace

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public. Corrélativement, "faire" l’intervieweur n’impose pas plus que d’être un employé d’un média particulier4. Quant au cadre d’interaction médiatique, il suppose un informateur dont la crédibilité est assurée par le fait qu’il est un journaliste. L’informateur s’adresse ainsi à une audience considérée sous un double aspect que nous ne pouvons pas détailler ici: c’est une audience de citoyens intéressée à l’actualité de l’espace public, mais c’est aussi une audience de consommateurs d’information intéressée par le divertissement médiatique5.

Autrement dit, on doit supposer qu’un entretien télévisé de personnalités vise autant à divertir les téléspectateurs qu’à les informer d’opinions d’intérêt public. Ainsi, l’emboîtement des cadres d’interaction tout comme la double qualité de l’audience contraint l’organisation de la communication et des discours qui s’y tiennent, et laisse par conséquent des traces observables:

INFORMATION MEDIATIQUE

intervieweur invité journaliste

téléspectateurs ENTRETIEN

discours

Fig. 3: Discours d'entretien et discours médiatique

Plus précisément, on peut faire l’hypothèse que le discours est déterminé tantôt par le cadre médiatique et tantôt par le cadre d’entretien (voir Greatbatch, 1991; Clayman, 1991; Heritage & Greatbatch, 1992). Dans une interaction idéale, le discours médiatique équivaut en proportion au discours d’entretien. Au contraire, dans une interaction mal gérée, le déséquilibre est manifeste (Burger, 2006). Or, la gestion des entretiens télévisés de personnalités est particulièrement délicate du fait que le journaliste du cadre médiatique est très souvent aussi l’intervieweur du cadre d’entretien. Autrement dit, une seule instance doit gérer des contraintes quasi contradictoires, puisqu’il s’agit non seulement de faire parler librement son invité dans l’entretien, mais aussi de veiller dans le même temps à ce que le discours de l’invité satisfasse l’audience du cadre médiatique en étant attractif et d’intérêt public.

4 Ces traits fondent ce que Goffman (1983) appelle une précondition sociale à la communication. 5 Sur ce point, voir en particulier Livingstone & Lunt (1994); Bourdieu (1996); Charaudeau &

Ghiglione (1997); Shattuc (1997).

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5. Les prises de rôles de l’intervieweur-journaliste et de son invité

En fait, l’intervieweur et son invité interagissent non pas en tant que tels, mais par la médiation de prises de rôles attendues définissant a priori leurs identités. Un rôle se conçoit comme un "comportement récurrent et attendu dans la situation de communication" (Goffman, 1973: 23). Dans un entretien médiatique, on peut observer trois couples de rôles élémentaires et complémentaires dans la mesure où ils sont le produit d’un ajustement mutuel:

intervieweur

employé du média

relancer

développer

questionner

répondre

écouter

parler

personnalité invité

Fig. 4: Les rôles interactionnels de l’entretien

"Faire" l’intervieweur implique au minimum d’écouter l’invité qui parle, et plus généralement de questionner, puis le cas échéant de relancer l’invité, lequel répond et développe le propos. D’une manière générale, on observe que l’invité occupe le devant de la scène de parole, même si c’est l’intervieweur qui initie chaque échange par des sollicitations.

L’interaction se co-construit et se gère sur la base de ces prises de rôle. Dans ce sens, les malentendus et plus généralement les problèmes de communication sont dus à des prises de rôles malhabiles, des rôles usurpés ou encore des rôles inversés. Nous proposons de considérer dans cette optique quatre brefs extraits d’entretien: les deux premiers portent sur les rôles "écouter" et "parler" alors que les deux suivants portent sur le couple de rôles "questionner-répondre" et "relancer-développer". Il s’agit à chaque fois d’un extrait d’un faux entretien, suivi d’un extrait d’un vrai entretien.

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5.1 Rôle "écouter" Le premier extrait est tiré du début d’un entretien entre le faux journaliste H. Delatte et l’acteur français André Dussolier qui est connu pour son caractère affable et coopératif.

Entretien d’André Dussolier (acteur) par Hughes Delatte (journaliste), Canal+, 12.986. 1. Delatte vous qui travaillez pour éviter la déprime comme chacun le sait {oui} vous

vous attaquez à une pièce de Bergman avec Nicole Garcia {oui} vous êtes maso

4. Dussolier non (...) pas du tout [profonde inspiration] c’est au contraire la possibilité Delatte merci [geste de la main pour signifier "stop"]

6. Dussolier [rires] non mais (..) non attendez je vous donne quelques explications (...)

À l’évidence, en remerciant son invité (ligne 5.) l’intervieweur estime pouvoir clore l’échange une fois que l’invité a énoncé des informations minimales. Au contraire, pour l’invité, répondre par "non" à la question posée ne constitue bien sûr qu’un préliminaire au développement d’un discours explicatif. Dans cet ordre d’idées, refuser d’écouter son invité, c’est nier la prétention de ce dernier à endosser le rôle élémentaire de "parler".

En fait, on observe que l’identité d’invité est d’emblée mise à mal par un sous-entendu, puis par la question même de l’intervieweur. Les enchaînements manifestent en effet que les deux contenus "travailler à éviter la déprime" d’une part, et "s’attaquer à une pièce de Bergman avec Nicole Garcia" d’autre part, sont interprétés comme contradictoires. Dès lors la question indirecte: "vous êtes maso" (ligne 3.) communique une image globalement négative de l’invité qui pourtant l’accepte.

Cet extrait oppose ainsi un intervieweur particulièrement malveillant à un invité particulièrement bienveillant. En fait, les deux activités sont mal gérées. Se montrer sans égard pour son invité constitue un défaut d’entretien. Mais énoncer des assertions au contenu sensible pour la face de l’invité, c’est l’exposer exagérément aux téléspectateurs. On peut faire l’hypothèse que les assertions préliminaires aux questions de l’intervieweur activent le cadre médiatique où elles sont à la charge du journaliste. Très souvent ces assertions portent sur la biographie de l’invité et ciblent les téléspectateurs parce qu’elles sont redondantes pour l’invité. En vertu de ce qui précède, le cadre d’entretien est "dévalué" sans qu’on en récupère quelque bénéfice dans le cadre médiatique.

6 Les conventions de transcription sont les suivantes: (.), (..) ou (...) indiquent les pauses courtes;

les soulignements indiquent des chevauchements de paroles; les annotations entre crochets droits informent des réalités non verbales. Les noms dans la marge de gauche réfèrent au locuteur en cours et les numéros indiquent les lignes du texte retranscrit en rapport avec le commentaire que nous en faisons.

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5.2 Rôle "parler" Le second extrait manifeste le cas de figure contraire. En effet, l’invité ne parle pas (ou peu), mais un cadre médiatique relativement performant se trouve cependant activé. L’extrait est tiré du début d’un entretien entre un journaliste suisse romand connu: Pierre Stücki et Daniel Vasella, le grand patron de la multinationale Novartis.

Daniel Vasella (CEO Novartis) par Pierre Stücki (journaliste), TSR2, décembre 1998. 1. Stücki il y a deux ans (.) quand vous avez été pressenti (.) pour prendre la direction

du paquebot Novartis (.) très sincèrement (.) est-ce qu’il y a eu un moment 3. d’hésitation de recul Vasella non [silence 3,5 sec. et sourire de Daniel Vasella ] 5. Stücki vous n’avez pas été effrayé par l’ampleur de la tâche (..) de ce qu’impliquait

une fusion aussi titanesque 7. Vasella non [silence 2,5 sec. et sourire de Daniel Vasella ]

Manifestement, l’invité ne ressent pas le besoin de parler même après une relance de l’intervieweur. On peut donc faire l’hypothèse que sa réponse minimale (c’est-à-dire le double "non" des lignes 4. et 7.) constitue une réplique adéquate (pour lui) dans ce contexte particulier. En d’autres termes, le cadre d’entretien est défait au profit du cadre médiatique. Plus précisément, la fragilité du cadre d’entretien aurait pour corollaire un renforcement du cadre médiatique parce que l’effacement de la dimension verbale (qui est propre à l’entretien) se fait au profit de l’affirmation de la dimension visuelle, c’est-à-dire de la spécificité médiatique de l’interaction (la télévision). En quelque sorte, Vasella, l’invité d’entretien se montre littéralement et directement aux téléspectateurs sans la médiation usuelle de l’intervieweur journaliste. D’ailleurs, le montage filmique (gros plan systématique sur l’invité) témoigne du fait qu’on minimise l’échange de parole entre l’intervieweur et l’invité pour maximaliser l’échange visuel entre les téléspectateurs et la personnalité publique.

En fait, l’intervieweur accepte cette inversion des rôles. On peut même faire l’hypothèse qu’il recherche cette situation. En effet, on observe d’abord que la question et sa relance admettent une réponse en "oui-non", c’est-à-dire une réponse minimale, peu attendue dans un entretien prototypique. On observe ensuite que la question et la relance construisent un invité exceptionnel par le biais de traits identitaires connotés positivement. Ainsi, Vasella est-il celui "qui a pris la direction du paquebot Novartis" (ligne 1.) et qui gère raisonnablement "une fusion aussi titanesque" (ligne 6.).

En évoquant ainsi l’imaginaire de la démesure, l’intervieweur du cadre d’entretien active le journaliste du cadre médiatique. Il cherche en somme à "captiver" les téléspectateurs. Cette stratégie repose d’une part sur la référence plus ou moins indirecte à un prérequis identitaire (à savoir que Vasella est un homme important), et d’autre part, sur le pari que l’invité saura produire une réaction spectaculaire à la hauteur du portrait de "battant" qui

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vient d’être fait de lui. Vasella confirme un tel portrait parce qu’une réponse lapidaire en dit plus, dans ce cas, qu’un long discours explicatif.

On observe globalement que l’accent mis sur la relation entre un journaliste et les téléspectateurs (basée sur la mise en scène visuelle et langagière) empêche ici la construction de la relation entre un intervieweur et son invité (basée essentiellement sur l’échange conséquent de paroles). Ainsi, au plan du discours, on peut prétendre que le discours journalistique, c’est-à-dire les assertions à contenu spectaculaire et les questions fermées, domine le discours d’entretien. Quant au plan de l’interaction, on observe que l’intervieweur s’exclut lui-même du cadre d’entretien en pré-formant, en quelque sorte, un invité "attractif" au plan médiatique et décevant au plan de l’entretien.

5.3 Rôles "questionner" et "répondre" L’extrait suivant porte sur deux prises de rôles élémentaires: questionner et répondre. Il est tiré du début de l’entretien entre le faux journaliste Hughes Delatte et l’ancien footballeur vedette français Jean-Pierre Papin.

J.-P. Papin (footballeur) par H. Delatte (journaliste), Canal+, décembre 1998. 1. Delatte alors Jean-Pierre Papin bonjour Papin bonjour 3. Delatte heu heu heu vous êtes jeune (.) sportif (.) riche (.) célèbre (.) père de famille

(..) que manque-t-il à votre palmarès 5. Papin pas grand chose Delatte Venise peut-être 7. Papin ah j’suis déjà allé [sourire] Delatte vous êtes déjà allé (.) ouais (...) [silence]

En dépit d’une complétude au niveau structurel, l’échange est dysfonctionnel au niveau de la gestion des deux cadres d’interaction. La perplexité mutuelle des participants atteste d’un raté, et la faute en revient sans doute à l’apprenti journaliste qui ne sait pas endosser un rôle de questionneur pertinent, c’est-à-dire permettant un rôle corrélatif de l’invité.

Déjà les assertions préalables à la question: "vous êtes jeune, sportif, riche, célèbre, père de famille" (ligne 3.) paraissent malhabiles. En effet, elles activent un cadre médiatique instable parce que les contenus sont peu informatifs (trop généraux) et peu attractifs (ne caractérisant pas un invité intéressant). Plus précisément, on ne saisit pas la cohérence d’un ensemble où se mêlent des traits positifs pour le sens commun (comme "être riche et célèbre") et d’autres traits identitaires: "être sportif et père de famille" plus difficiles à situer sur une même échelle.

Quant à la question proprement dite: "que manque-t-il à votre palmarès" (ligne 4.), elle est également malhabile du fait de reposer sur un présupposé a priori anodin ("il vous manque quelque chose"), mais potentiellement négatif compte tenu de la difficulté à interpréter ce qui précède. En tout cas, la réponse

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hésitante de l’invité: "pas grand-chose" (ligne 5.), semble accréditer cette hypothèse. La relance de l’intervieweur est du même acabit.

En somme, un cadre d’entretien est co-construit par des prises de rôles attendues. Mais l’entretien proprement dit ne démarre pas parce que le propos active en parallèle un cadre médiatique où il ne trouve aucune pertinence.

5.4 Rôles "relancer" et "développer" Le dernier extrait pour illustrer la notion de gestion des rôles est tiré du début d’un entretien entre le journaliste et éditeur suisse romand Bertil Galland et une personnalité du monde des Lettres, François Daulte.

F. Daulte (homme de lettres) par B. Galland (journaliste), TSR2, décembre 1998. 1. Galland qu’en est-il de la France Daulte je n’ai pas voulu choisir (.) entre la Suisse (.) pays de mon père et la France 3. pays de ma mère Galland donc vous n’avez jamais acquis la la nationalité française 5. Daulte je n’ai jamais acquis la nationalité française (..) que j’aurais pu faire

évidemment très facilement7. Galland membre de l’institut heu (..) associé heu (.) ayant (.) votre maison d’édition à

la fois à Lausanne et à Paris (.) vous êtes toujours resté avec le passeport suisse

10. Daulte je suis toujours resté avec le passeport suisse Galland mais quel attachement à la France (.) 12. Daulte mais quel attachement à la France et (...) finalement (.) heu (.) ma vocation

(..) et je mesure mes termes (..) est née certainement à Montpellier (.) où très souvent je passais les vacances de Pâques ou les vacances d’été chez ma grand-mère avant la dernière guerre [développement narratif]

On observe une attention et un respect mutuel exagérés de part et d’autre. La relation d’entretien se construit ainsi au détriment de la relation médiatique. Plus précisément, le cadre d’entretien domine le cadre médiatique au sens où le degré d’informativité et d’attractivité du discours pour les téléspectateurs paraît moins décisif que les égards à l’encontre de l’invité par l’intervieweur. Ce dernier relance trois fois l’invité qui débute ses tours de parole en reprenant littéralement les termes et même le contour prosodique du dernier énoncé de l’intervieweur7.

Faire l’intervieweur (plutôt que le journaliste) consiste à solliciter l’invité sur un mode peu contraignant en favorisant la finalité "parler librement". On observe ici que les demandes d’intervieweur sont soit peu dirigées ("qu’en est-il de la France", ligne 1.) ou implicites ("vous êtes toujours resté avec le passeport suisse... ", ligne 8.). En somme, grâce à l’intervieweur, il s’établit une relation basée sur une sorte d’altruisme interactionnel: dans le cadre d’entretien,

7 Dans ce sens, l’invité paraît affecté de ce que j’ai appelé ailleurs le syndrome du perroquet

(Burger, 2002b).

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l’invité bénéficie d’une grande latitude thématique, et de tout son temps (lequel est compté dans le cadre médiatique).

Les réactions de l’invité renforcent cet état de choses, c’est-à-dire qu’elles affermissent le cadre d’entretien et qu’elles fragilisent le cadre médiatique activé en parallèle. L’invité paraît en effet excessivement réservé, au point que l’intervieweur conclut même le discours à sa place (voir les lignes 7.-9.). Quant à l’effet d’écho donné par le "syndrome du perroquet", il a pour conséquence une faible progression de l’information qui rend le discours peu attractif pour les téléspectateurs.

Lorsque les interactants focalisent sur une relation d’entretien, ils empêchent nécessairement la co-construction d’une instance journalistique dans le cadre médiatique. Dans l’extrait précédent on avait pu observer comment Daniel Vasella, l’invité, se projetait en quelque sorte d’un bond dans le cadre médiatique à la place du journaliste. Ici, le journaliste paraît absent. "Faire" le journaliste dans un entretien consiste notamment à produire un discours directif en sélectionnant les thèmes, en reformulant certains contenus, et en synthétisant le propos en fin d’échange à l’adresse des téléspectateurs. Cette dimension journalistique du discours peut être intrusive et bloquer l’entretien lorsqu’elle est trop manifeste. Mais dans l’extrait ci-dessus, c’est curieusement son absence trop remarquable qui paraît empêcher l’intimité discursive propre à l’entretien.

6. Éléments d’une gestion habile de l’interaction Jusqu’à présent nous n’avons considéré que des cas de gestion de l’interaction interprétés comme malhabiles. Or, cette étude peut être complétée par la prise en compte de deux extraits un peu plus longs qui témoignent d’une gestion plutôt réussie de l’interaction en dépit de, ou peut-être grâce à, quelques problèmes impliquant une négociation interactive.

6.1 La construction d’un intervieweur "pertinent" par l’invité Le premier extrait a trait à la construction par l’invité lui-même d’un journaliste-intervieweur "pertinent". De fait, l’invité conteste, puis rectifie la construction du cadre médiatique opérée par le journaliste. Il s’agit du début d’un entretien de Régis Debray, intellectuel et homme politique français bien connu, par Jean-Philippe Schaller, journaliste à la télévision suisse romande (TSR).

Régis Debray (intellectuel) par Jean-Philippe Schaller (journaliste), TSR2, d98. 1. Schaller merci de nous recevoir ici chez vous à Miremont dans ce magnifique jardin

(.) vous avez publié en début d’année heu pour par un amour de l’art le troisième volume de votre autobiographie qui avait commencé par une éducation sentimentale (..)[mmh] on verra tout ce que vous devez à Flaubert

5. donc [mmh] Les Masques qui continue par l’éducation politique Loués soient nos seigneurs (..) et qui se clôt donc par ce cette éducation intellectuelle [l’invité fait continuellement glisser ses mains sur les accoudoirs de son

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fauteuil de jardin] comme vous la sous-titrez. [mmh] alors pour ceux qui vous

10. lisent heu depuis vos premiers livres (.) dans les années soixante ce qui frappe c’est l’étonnante cohérence dans la diversité (.) une cohérence je crois qui doit beaucoup à votre style un style qui comme vous le dites n’est pas l’homme mais la revanche de ce qu’il veut sur ce qu’il est. [l’invité fait continuellement glisser ses mains sur les accoudoirs de son fauteuil de

15. jardin] alors on va essayer de tenter d’éclaircir pendant cette heure d’entretien ce point de voir justement ce qui chez vous est affaire de volonté quelle vie quelle oeuvre quel type de société vous avez voulu et tout ce que (.) quels hommes [il regarde sa fiche] heu disons heu à quels hommes vous devez d’être ce que vous êtes devenu

20. Debray vous me permettez de faire une petite remarque Schaller bien sûr [ton très affirmatif] Debray vous avez dit autobiographie les trois livres auxquels vous faites allusion ne

sont pas une autobiographie le mot me fait peur j’essaie de remettre quelqu’un en situation toujours (..) je dirais plutôt une hétéro-biographie (..)

25. c’est-à-dire j’essaie le portrait d’autres d’autres que moi et moi apparaissant en creux si vous voulez au fond j’ai essayé de faire un voyage une promenade (..) je dis cela peut-être par un reste de pudeur (.) comment dirais-je (.) marxisante ou heu matérialiste mais heu j’ai essayé de faire autre chose que de me raconter j’ai essayé vraiment de raconter la façon dont j’ai

30. vécu disons quarante ans de de quarante ans de 20ème siècle Schaller c’est ça (..) vous êtes au centre d’une histoire (..) Debray au centre (.) je suis à la périphérie de beaucoup d’histoires

Il s’agit de la "préface" médiatique à l’entretien, c’est-à-dire un moment caractérisé par l’activation du cadre médiatique par le journaliste à l’adresse des téléspectateurs en dépit de la co-présence de l’invité d’entretien. La construction de la préface médiatique est particulièrement délicate, puisque très souvent l’invité est pris à partie sur le mode de l’interlocution (voir le pronom d’adresse "vous"), tout en endossant un rôle qui se limite à prendre acte du discours journalistique, comme en témoignent les nombreux marqueurs d’approbation de type "mmh" "mmh", ou les hochements de tête.

Dans l’extrait ci-dessus, on remarque des signes d’impatience voire d’énervement de l’invité (à plusieurs reprises, il fait glisser nerveusement ses mains sur les accoudoirs de son fauteuil de jardin, et semble soupirer). Ainsi, l’invité estime peut-être le discours journalistique peu pertinent ou incomplet; du moins, désire-t-il intervenir avec l’assentiment du journaliste (dès la ligne 20.). On observe alors que l’invité construit discursivement une instance journalistique plus conforme à ses attentes. On peut considérer les étapes de cette stratégie de reformulation en centrant son attention d’abord sur les "maladresses" du journaliste.

6.1.1 Les maladresses du journaliste On observe d’abord de nombreux enchaînements de phrases qui témoignent d’un souci pédagogique excessif. Plus précisément, dans le discours du journaliste, les liens entre les énoncés se font en reprenant assez systématiquement au début d’un énoncé l’information nouvelle de l’énoncé

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précédent (voir ligne 11.: "ce qui frappe c’est l’étonnante cohérence dans la diversité (.) une cohérence je crois qui doit beaucoup à votre style un style qui comme vous le dites"). Dans le même ordre d’idées, le journaliste répète les mêmes structures syntaxiques, à savoir l’insertion de relatives déterminatives, et, au plan prosodique, sur-accentue les syllabes initiales8. On obtient ainsi un discours témoignant trop ostensiblement d’un haut degré de planification. La clarté du propos se paie par une progression informationnelle laborieuse, parce que marquée étape par étape à l’adresse des téléspectateurs.

Cependant, on observe que la maladresse du journaliste s’incarne aussi dans un discours qui littéralement s’essouffle, bégaie, et même s’arrête en butte à la complexité des phrases (lignes 16.-19.). Quant à la configuration interactionnelle propre au début d’un entretien télévisé de personnalités, elle ajoute à la difficulté. En effet, on peut considérer comme un facteur inhibant le fait de s’adresser prioritairement aux téléspectateurs tout en gérant la présence silencieuse d’un invité prestigieux. Ainsi, le journaliste est-il maladroit lorsqu’il modalise excessivement le propos ("alors on va essayer de tenter d’éclaircir": ligne 15.); et lorsque, empêtré dans une longue phrase, il regarde d’urgence sa fiche à plusieurs reprises. Le journaliste, enfin, semble peu sûr de lui comme en témoignent les nombreuses reformulations paraphrastiques et les hésitations ("quel type de société vous avez voulu et tout ce que (...) quels hommes heu disons à quels hommes vous devez d’être ce que vous êtes devenu heu": lignes 17. à 19.).

Ces maladresses sont sans doute le symptôme d’un souci journalistique de marquer de la déférence à l’égard de l’invité. On touche ici à la dimension des rapports de place bien décrite dans la littérature interactionniste (voir Kerbrat-Orecchioni, 1990; Burger, 1995) qui souligne l’importance du prestige et des pré-requis identitaires des interactants dans la gestion de la communication (Goffman, 1983): ici, il paraît clair que la stature de Régis Debray (que tout le monde connaît) impressionne le journaliste (que personne ne connaît).

6.1.2. L’intervention de l’invité En fait, dans notre extrait, le déséquilibre du rapport de place initial entraîne un malaise qui s’installe et grandit jusqu’au moment de flottement journalistique que l’invité exploite en choisissant d’intervenir. Il formule poliment une demande ("vous me permettez de faire une petite remarque?": ligne 20.) qui se refuse d’autant moins qu’elle permet au journaliste de ne pas perdre la face (celui-ci approuve d’un air soulagé, marqué d’une forte expiration). Cependant, il s’agit bel et bien d’une ingérence de l’invité dans la

8 Ce qui constitue une propriété caractéristique de l’information médiatique parlée (voir Burger &

Auchlin, à paraître).

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préface médiatique. Ainsi, l’invité se "fait" journaliste à la place du journaliste du fait qu’il reprend, corrige et reformule le discours journalistique (lignes 22. à 30.). Il agit ainsi sans doute parce qu’il se soucie d’infléchir l’entretien à venir, ou du moins par la volonté d’imprimer une autre direction interactionnelle.

En fait, Debray refuse la caractérisation globale de son oeuvre littéraire comme étant autobiographique et il l’explique assez clairement: "j’ai essayé de faire autre chose que de me raconter" (lignes 28.-29.). Nonobstant, et en dépit d’une mimique approbative, le journaliste reformule le propos de l’invité, mais pour réaffirmer curieusement la notion précisément en jeu dans la contestation de l’invité ("c’est ça vous êtes au centre d’une histoire": ligne 31.), ce que corrige immédiatement Debray très poliment ("je suis à la périphérie de beaucoup d’histoires": ligne 32.). Ces répliques montrent l’entêtement malheureux du journaliste à “faire” le journaliste; et l’entêtement poli de l’invité à rectifier un discours qui l’expose dans le cadre médiatique sur un mode qu’il refuse, à savoir celui d’une trajectoire de vie qu’on annonce extra-ordinaire.

Or si, au plan de la communication et de l’interaction, l’extrait paraît globalement heureux, c’est que les instances sont plus ou moins tacitement d’accord de redéfinir leurs rôles. Plus précisément, la négociation discursive autour de la notion d’autobiographie (qui annonce de la part du journaliste un discours centré sur l’ego de l’invité) construit à l’initiative de l’invité un espace interactionnel temporaire qui ne relève pas encore assez de l’entretien (puisque s’y tient un discours journalistique à l’adresse des téléspectateurs), mais ne relève pas non plus fondamentalement du médiatique (puisque c’est l’invité de l’entretien-à-venir qui parle). Le discours est donc ici clairement hybride, relevant des deux cadres d’interaction co-construits par les interactants.

6.2 La construction d’un invité "attractif" par le journaliste Le dernier extrait relève d’un cas de figure semblable, sauf que l’initiative de la co-construction des cadres d’interaction est le fait du journaliste. Il s’agit d’un entretien de l’écrivain Georges Simenon, le père du Commissaire Maigret, par Bernard Pivot, ex-journaliste vedette de la télévision française. Simenon vient de publier son autobiographie, et plusieurs épisodes douloureux de sa vie privée constituent des thèmes abordés par Pivot: en premier lieu, le suicide de la fille de l’écrivain (qui représente la raison d’être du livre); en second lieu, le rapport très controversé de Simenon avec les femmes, rapport entaché également par des actes suicidaires.

Georges Simenon (écrivain) par Bernard Pivot (journaliste), Antenne 2, 1981. 1. Pivot bon vous êtes romantique vous êtes naïf vous êtes timide vous êtes bon

tout ça (..) mais n’empêche Simenon je ne suis pas bon je suis ( ...) j’ai mes défauts comme tout le monde Pivot oui mais enfin vous êtes (..) excusez-moi l’expression heu (..) vous êtes un

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214 La gestion de la complexité des interactions médiatiques

5. vous êtes un un drôle de lascar avec les les femmes (.) parce que vraiment vous êtes l’infidèle total heu e et il y a tout de même votre votre première femme vous le racontez là aussi (..) moi je (..) j’aimerais bien

Simenon ma première femme m’avait dit qu’elle se suiciderait Pivot voilà 10. Simenon si je la trompais (..) or comme j’avais un besoin (.) elle était très peu attirée

par l’amour physique très très peu et je devais prendre des précautions (.) j’ai pas besoin de vous dire (.) d’indiquer lesquelles (.) qui rendaient la chose assez pénible par conséquent aucune femme n’a jamais autant été été autant trompée de sa vie (.) seulement ça m’humiliait (.). il n’y a

15. rien qui humilie un homme comme de devoir mentir (..) en tout cas moi (..) comme de devoir tricher eh bien j’ai triché pendant près de vingt ans

Pivot mais un jour vous racontez cette scène Simenon un jour elle nous a trouvés en flagrant délit avec Boule et elle m’a dit c’est

cette femme-là ou moi (..) tu vas la foutre à la porte immé (..) c’est cette 20. fille-là ou moi (.) fille-là déjà ça m’a complètement gêné faut dire qu’elle

sortait d’une famille bourgeoise elle n’était pas du peuple comme moi (..) alors c’était du (.) cette fille-là eh bien j’ai dit ce sera cette fille-là alors c’est tout

Pivot mais à ce moment-là 25. Simenon et depuis lors nous n’avons plus jamais eu de rapports mais nous avons

continué à vivre ensemble Pivot oui d’accord mais vous avez été très cruel à ce moment-là (..) vous lui avez

dit je te trompe pratiquement chaque jour depuis vingt ans et parfois plusieurs fois par jour

30. Simenon eh oui mais je lui ai dit ça justement pour que elle comprenne qu’elle ne devait pas porter toute sa haine sur Boule vous comprenez (...) je ne voulais pas que ce soit Boule qui prenne tous les péchés d’Israël sur le dos.

On peut qualifier d’exemplaire cet extrait d’entretien dans la mesure où aucun malaise communicationnel ne se manifeste en dépit de mots très durs, et de contenus langagiers qui donnent de Simenon une image très négative. On peut même sentir chez les deux interactants une sorte de jubilation liée au fait de réussir à "dire", respectivement réussir à "faire dire" des choses difficiles. Ainsi, une dimension quasi thérapeutique se juxtaposerait ici à l’atteinte de la finalité de l’entretien médiatique.

De fait, la réussite de l’entretien paraît redevable à Pivot qui gère habilement ses deux identités de journaliste (au service de l’audience) et d’intervieweur (au service de son invité). Manifestement, Pivot cherche dès le début à aborder le thème de la cruauté de son invité. En soulignant un trait identitaire a priori exceptionnel et virtuellement susceptible d’interpeller les téléspectateurs ("être l’infidèle total"), le discours apparaît dans sa dimension journalistique, supporté par un cadre d’interaction médiatique (lignes 1. à 8.). À considérer l’extrait entier, on conçoit que la première demande de Pivot pourrait tenir en une seule formule du type: "votre femme disait se suicider si vous la trompiez et malgré cela vous la trompiez outrageusement". Cependant, dans les faits cette formule lapidaire n’arrive jamais. Elle est évoquée indirectement à six reprises, ce qui montre bien l’entêtement du journaliste à thématiser cet aspect et, respectivement, le refus de l’invité d’y donner suite (ligne 2.; puis 7.; 9.; 17.; puis 24.; et enfin aux lignes 28.-29.).

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Pour ces raisons, on peut faire l’hypothèse que le discours journalistique s’accompagne dès le début de l’extrait d’un discours d’intervieweur, en quelque sorte à part égale. Autrement dit, l’invité du cadre d’entretien est contraint par le journaliste du cadre médiatique, mais selon des modalités qui laissent intactes une grande marge de manoeuvre interactionnelle et affermissent ainsi son identité d’invité. Les traces de cette stratégie habile sont données au début et à la fin de chaque intervention de Pivot par l’expression d’une concession qui permet de mieux relancer son invité: "bon", "mais n’empêche", "voilà", "mais un jour", "mais à ce moment-là", "oui d’accord mais".

À ce titre, il est intéressant d’observer que l’invité dispose d’un espace interactionnel permettant l’expression d’une parole authentique, presque confidente. C’est parce que celle-ci se construit pas à pas dans l’échange d’entretien, qu’elle se donne à voir dans toute sa charge symbolique aux téléspectateurs et acquiert dès lors une valeur forte dans le cadre d’interaction médiatique. En effet, ne s’agit-il pas presque d’un aveu – médiatique – de la part de Simenon que l’intervieweur finit par lui extorquer? Pour dire les choses autrement, la dynamique interactionnelle de la peine, voire la souffrance à dire et admettre la cruauté9 constitue en elle-même le spectacle que le cadre médiatique exploite grâce à l’entretien: ainsi, le rôle principal est tenu ici par la parole dite, c’est-à-dire le discours même (et non pas l’image).

7. Conclusion Dans cet article, nous avons proposé une conception de l’entretien médiatique télévisé de personnalités comme une forme d’interaction communicative complexe. En effet, l’entretien médiatique suppose la gestion de deux activités menées en parallèle: une activité médiatique et une activité d’entretien à proprement parler, et engage ainsi des savoir-faire spécifiques. À ce titre, les comportements des participants sont révélateurs d’attentes et de routines qui déterminent l’interaction et l’organisation des discours. Ces attentes opèrent par le truchement des rôles endossés, ratifiés ou contestés par les interactants.

Ainsi, les rôles témoignent du caractère institutionnalisé des entretiens médiatiques et rendent sensibles une dimension quasi paradoxale que l’intervieweur doit apprendre à gérer: susciter un discours de confidence de l'invité tout en pariant sur l’intérêt des téléspectateurs. De fait, l’entretien idéal implique globalement de favoriser, par la co-construction interactive, une intimité relationnelle entre l’invité et l’intervieweur tout en imaginant les

9 Simenon, manifestement, est nerveux comme en témoigne sa chemise trempée de sueur.

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216 La gestion de la complexité des interactions médiatiques

attentes des destinataires du cadre médiatique par définition anonyme et au degré d’interactivité quasi nul.

Les extraits analysés témoignent bien de la complexité de la gestion des entretiens médiatiques. On y a circonscrit des négociations – ouvertes suite à des épisodes que nous avons qualifié de défauts interactionnels – qui montrent les attentes sous-jacentes aux entretiens. De telles attentes organisent l’interdiscours de la pratique sociale des médias à un niveau très général. Elles sont cependant à l’oeuvre dans l’interaction communicative elle-même, et plus précisément manifestes dans les détails micro-linguistiques des échanges entre l’intervieweur et son invité.

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Travaux neuchâtelois de linguistique, 2006, 44, 219

Adresses des auteurs

ADAM Jean-Michel, Université de Lausanne, Section de Français, Anthropole, CH-1015 Lausanne

BEAULIEU-MASSON Anne, Université de Fribourg, Département de Français, Av. de Beauregard 13, CH-1700 Fribourg

BONHOMME Marc, Université de Berne, Institut de Français, Länggass-Str. 49, CH-3000 Berne 9

BURGER Marcel, Université de Lausanne, Section de Français, Anthropole, CH-1015 Lausanne

CHARAUDEAU Patrick, Université Paris 13, Centre d’Analyse du Discours, 99, av. Jean-Baptiste Clément, F-93430 Villetaneuse

JOST François, Université de la Sorbonne Nouvelle – Paris 3, CEISME, 17, rue de la Sorbonne, F-75005 Paris

LUGRIN Gilles, Université de Lausanne, Section de Français, Anthropole, CH-1015 Lausanne

MAINGUENEAU Dominique, Université Paris 12 Val-de-Marne, Céditec, 61, av. du Général de Gaulle, F-94010 Créteil

MOIRAND Sophie, Université de la Sorbonne Nouvelle – Paris 3, Cediscor-Syled, 17, rue de la Sorbonne, F-75005 Paris

PAHUD Stéphanie, Université de Lausanne, Section de Français, Anthropole, CH-1015 Lausanne

REVAZ Françoise, Université de Fribourg, Département de Français, Av. de Beauregard 13, CH-1700 Fribourg

ROSIER Laurence, Université Libre de Bruxelles, Faculté de Philosophie et Lettres, 50, av. F. Roosevelt, B-1050 Bruxelles

SAUSSURE (DE) Louis, Université de Neuchâtel, Institut de linguistique, Espace Louis-Agassiz 1, CH-2000 Neuchâtel