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Sous la codirection de Ludovic FRANÇOIS - Pascal CHAIGNEAU et Marc CHESNEY CRIMINALITÉ FINANCIÈRE Le blanchiment de l’argent sale et le financement du terrorisme passent aussi par les entreprises Préface Jean-Luc Neyaut Secrétaire général du Groupe HEC © Éditions d’Organisation, 2002 ISBN : 2-7081-2806-X

CRIMINALITÉ FINANCIÈRE

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Sous la codirection deLudovic FRANÇOIS - Pascal CHAIGNEAU

et Marc CHESNEY

CRIMINALITÉ FINANCIÈRE

Le blanchiment de l’argent saleet le financement du terrorismepassent aussi par les entreprises

Préface Jean-Luc NeyautSecrétaire général du Groupe HEC

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© Éditions d’Organisation, 2002 ISBN : 2-7081-2806-X

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Chapitre 1La nouvelle

économie criminellepar Philippe Broyer

Philippe Broyer, ancien cadre supérieur de plu-sieurs groupes bancaires, désormais enseignant etconsultant, présente ici son analyse de l’économiecriminelle contemporaine, thème dont il est l’un desprincipaux spécialistes français. Il décompose lesmodes de fonctionnement des marchés illégaux etde leurs principaux acteurs et étudie le phénomènedu blanchiment dans ses évolutions récentes, sesinquiétantes réussites quant à l’infiltration du sys-tème financier international, ses outils (sociétésécran, paradis fiscaux et réglementaires). Prenanten compte les tragiques événements du 11 septem-bre 2001, il conclut sur les problématiques actuellesde la lutte contre le blanchiment.

Signe révélateur de la puissance des organisations cri-minelles, le blanchiment de l’argent est habituellement�

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présenté comme l’étape obligée pour faire passer dansl’économie légale des fonds issus d’activités illégales.Cette approche est sans doute exacte mais trop réduc-trice.

Il convient, en fait, de s’interroger sur les comporte-ments des organisations criminelles en tant qu’agentséconomiques. La difficulté de l’analyse provient du faitque ces organisations sont présentes à la fois sur lesmarchés illégaux (leur secteur de prédilection) et sur lesmarchés légaux. Elles sont donc conduites à gérer desflux financiers provenant de ces deux pôles d’activités.

Il importe également de savoir si les organisations cri-minelles mettent en œuvre des stratégies différentes enfonction de la nature des marchés ; les méthodes utili-sées de longue date sur les marchés illégaux sont-ellestransposables sur les marchés légaux ? On est ainsiamené à réfléchir sur les caractéristiques de l’économieet de la finance criminelles pour tenter de mieuxcomprendre les mécanismes qui ont conduit à la crimi-nalisation de régions entière, voire de certains pays.

Le blanchiment apparaît alors progressivement sous unjour différent ; il s’inscrit dans le contexte d’interpéné-tration croissante entre l’économie criminelle et l’éco-nomie légale. Cette tendance est favorisée par nombred’évolutions géopolitiques dans le monde contempo-rain. C’est le cas notamment en Europe : « Nous pou-vons dire qu’avant même le traité de Maastricht s’estconstitué un marché criminel européen qui [...] unit l’Estet l’Ouest. Sur ce marché figurent les groupes criminelsitaliens historiques [...], les yakuza japonais, les triadeschinoises, les clans turcs, slaves, polonais, russes, lesgroupes pakistanais, iraniens, tamouls, nigérians, lescartels d’Amérique latine. Ces groupes ne forment pasune supermafia unifiée mais ont entre eux des rapports �

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bariolés qui vont de la collaboration au conflit et il enest de même à l’intérieur de chacun d’eux. »1 La puis-sance économique et financière de ces groupes criminelsest de plus en plus conséquente et elle leur permet deconquérir des positions significatives sur les marchéslégaux. Le blanchiment est l’un des éléments de straté-gies financières globales visant à assurer la meilleureallocation possible des ressources en fonction des objec-tifs recherchés.

� Le blanchi-ment s’inscritdans le contexted’interpénétra-tion croissanteentre l’économiecriminelle etl’économielégale.

Il est à noter que certains économistes contestent le faitque l’on parle de marchés illégaux et surtout de marchéscriminels ; ils considèrent que, dans ce domaine, l’offreet la demande ne sont pas indépendantes l’une de l’autre.Ce point de vue est intéressant mais il ne tient pas suf-fisamment compte du fait que les organisations crimi-nelles mêlent de plus en plus étroitement leurs activitésillégales et légales ; or, ces dernières s’exercent bien surdes marchés traditionnels où les biens et les servicess’échangent sans qu’il soit nécessaire de constituer ladépendance de la demande vis-à-vis de l’offre. Dans cecontexte, les organisations criminelles gèrent globale-ment les flux financiers générés par leurs différentesactivités et, en particulier, ceux provenant de leursréseaux de blanchiment. La raison d’être de ces réseauxest justement de créer une interface entre l’économieillégale et l’économie légale ; leur efficacité, c’est-à-direleur capacité à traiter des montants sans cesse plusimportants, est un facteur déterminant pour le renforce-ment de la puissance de ces groupes criminels.

1. U. Santino, « Mafia entre première et deuxième république », Peuplesméditerranéens, no 67 (avril/juin 1994), p. 104.�

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LE FONCTIONNEMENT DES MARCHÉSILLÉGAUX

Esquisse de typologieLes marchés illégaux se distinguent, d’une part, des mar-chés légaux et, d’autre part, des marchés parallèles (ouinformels). La différence entre les marchés illégaux etles marchés parallèles tient à la nature des biens qui ycirculent :

� Les premiers donnent lieu à des échanges de biensillicites dont la production et la consommation sontinterdites. « C’est alors l’incompatibilité entre les nor-mes juridiques et une demande de consommation peuélastique aux prix qui crée la rentabilité de l’interven-tion des acteurs économiques [...] et cela, en partie àla suite du risque qu’implique la participation aux acti-vités illégales et en partie grâce à la mise en place debarrières à l’entrée [...]. »2 Sur les marchés illégaux,toutes les règles sociales sont délibérément transgres-sées par les acteurs qui veulent obtenir un profit maxi-mum, quels que soient les moyens à employer pour yparvenir.

� Sur les seconds, les transactions portent sur des bienslicites échangés illégalement (la contrebande de ciga-rettes ou d’alcools est l’un des exemples les plusconnus). Les méthodes illégales qui y sont employéesvisent à éliminer des contraintes juridiques (réglemen-tations sur la composition ou la distribution des pro-duits), fiscales (paiement de taxes ou de droits), éco-nomiques (pénurie) ou même politiques (embargo).

2. J. Cartier-Bresson, « État, marchés, réseaux et organisations criminellesentrepreneuriales », Criminalité organisée et ordre dans la société, PressesUniversitaires d’Aix-Marseille, 1997, p. 67 et 68. �

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Par rapport à cette distinction, la contrefaçon pose unproblème particulier ; en effet, il s’agit de fabriquer etde commercialiser des marchandises tout à fait licitesmais qui sont des faux dès leur mise en vente. De plus,la production de ces biens donne généralement lieu àdivers délits (emploi de travailleurs clandestins, non-respect des législations fiscales et sociales, etc.). Cer-taines organisations criminelles (asiatiques, italiennes etturques) sont particulièrement actives dans le domainede la contrefaçon3. La différence entre les marchés illé-gaux et les marchés parallèles tient à la nature des biensqui y circulent.

� La différenceentre les marchésillégaux et lesmarchés parallè-les tient à lanature des biensqui y circulent.

Le besoin de protectionLe fonctionnement des marchés illégaux est en perma-nence menacé par trois facteurs déstabilisants4 :

• les accords conclus entre les acteurs sont toujours sus-ceptibles d’être remis en cause par l’une des parties,voire par un tiers, et il n’existe pas alors d’instanced’arbitrage ;

• les biens échangés sont toujours susceptibles d’êtresaisis par les autorités publiques ;

• les acteurs, quant à eux, peuvent être arrêtés (indivi-

3. Voir M.-L. Cesoni, « L’économie mafieuse en Italie : à la recherched’un paradigme », Déviance et Société, vol. 19, no 1 (mars 1995), p. 70,au sujet du développement des activités de contrefaçon à Naples et àPalerme et de leur contrôle par la Camorra et Cosa Nostra. Sur la situationdans les provinces du sud de la Chine, on se reportera à la contribution deG. Fabre dans Mondes en développement, tome 28 (2000), no 110.4. Le livre de P. Reuter, Dizorganized crime : the economics of the visiblehand, MIT Press, 1983, reste une référence sur le sujet ; sur ce point, cf.p. 114. On pourra confronter la réflexion de l’auteur avec les différentescontributions, plus récentes, réunies dans l’ouvrage collectif dirigé parG. Fiorentini & S. Peltzman, The economics of organized crime, Cam-bridge University Press, 1995.�

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dus) ou démantelés (réseaux ou groupes criminels) àtout moment.

Le maintien d’une présence sur les marchés illégaux et,a fortiori, une stratégie de développement requièrent lamise en place d’une protection contre ces risques ; unedéfense efficace suppose une capacité de mobilisationde moyens financiers, politiques et coercitifs consé-quents. Les disponibilités en capital sont indispensablespour financer la production des biens ou des services ;les besoins sont ainsi particulièrement importants pourorganiser des trafics de stupéfiants.

� Une défenseefficace supposeune capacité demobilisation demoyens finan-ciers, politiqueset coercitifsconséquents.

Les réseaux d’hommes politiques plus ou moins cor-rompus permettent, d’une part, de compléter les sourcesde financement en favorisant le détournement des fondspublics et, d’autre part, d’établir une ligne de protectionvis-à-vis de la police et de la justice. « Il s’agit d’influen-cer ou de paralyser l’orientation et la dimension despolitiques publiques de sanction [...]. Le développementde relations clientélistes avec la population du territoirereprésente un investissement dans la Communauté quipermet de gagner une certaine légitimité et qui offre uneprotection. Le rapport clientéliste entretenu par les orga-nisations mafieuses est une constante de leur stratégiede générosité intéressée. Cette stratégie rationnelle deprotection induit une fonction de régulation des relationssociales, de médiation et une fonction redistributive. »5

La menace et la violence sont utilisées de manière assezrationnelle contre les organisations concurrentes, lesprotecteurs hésitants, les alliés infidèles et bien sûr l’Étatdont le monopole de l’exercice de la violence légitimeest contesté par les organisations criminelles.

5. J. Cartier-Bresson, op. cit., p. 80. �Éd

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Le comportement des acteursAu milieu des années soixante-dix, les économistesaméricains Buchanan et Rubin ont présenté le fonction-nement des marchés illégaux comme étant de typemonopolistique ; cette qualification est attestée, dansune certaine mesure, par le fait que les organisations quicontrôlent ces marchés éliminent tous ceux qui tententde s’y implanter.

Le recours à la violence est alors déterminant puisqu’ilpermet de contrecarrer les agissements des concurrentspotentiels ; il conditionne la survie des organisations enleur permettant de conserver les positions monopolisti-ques qu’elles occupent. Il s’avère d’ailleurs que l’utili-sation de la violence est beaucoup mieux « gérée »quand une organisation est capable de maintenir sa situa-tion de monopole ; en effet, l’affrontement entre plu-sieurs entités pour le contrôle d’un marché provoqueune augmentation des dépenses liées à la sécurité (mesu-res défensives et offensives). « En subissant l’ensembledes coûts issus de l’utilisation de la violence, un mono-pole fait un emploi plus efficient de cet instrument. Lacentralisation des informations sur les effets de l’utili-sation de la violence par un seul entrepreneur autoriseun calcul coûts/avantages plus efficace. »6

� Le recours à laviolence estdéterminant ; ilconditionne lasurvie des orga-nisations en leurpermettant deconserver lespositions mono-polistiquesqu’elles occu-pent.

Plusieurs auteurs américains et italiens ne partagent pasce point de vue, qui laisse penser que le comportementdes acteurs présents sur les marchés illégaux est trèsordonné, chaque marché étant entièrement contrôlé parune organisation qui exclut toutes les autres. Peter Reu-ter considère ainsi que l’usage systématique de la vio-lence et de la corruption (la « main visible », selon sa

6. Idem, p. 82.�Éd

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célèbre formule) ne garantit pas à une organisation cri-minelle qu’elle conservera durablement sa position demonopole sur un marché ; elle peut très bien être écartéepar une ou plusieurs organisations concurrentes pluspuissantes et/ou plus agressives7.

Une organisation criminelle est exposée en permanenceà la concurrence (latente ou aiguë). Si elle est en situa-tion de monopole, elle peut être confrontée à toutmoment aux offensives des organisations qui entendentravir sa position ; sinon, elle est elle-même engagée dansune stratégie de conquête des marchés sur lesquels elleveut s’implanter. Ce phénomène est généralement consi-déré comme étant à l’origine de la taille relativementréduite des organisations criminelles, y compris cellesdont les ressources financières et les profits sont les plusimportants.

� Une organisa-tion criminelle estexposée en per-manence à laconcurrence.

Les transactions reposent sur des contrats informels dontl’exécution nécessite de nombreux échanges d’informa-tions entre des responsables liés par des réseaux de rela-tions plus ou moins complexes. La violence est alorsutilisée, si nécessaire, par les acteurs pour atteindre leursobjectifs respectifs ; elle peut s’exercer à l’intérieur dechaque organisation, vis-à-vis des membres qui seraienttentés de privilégier leurs propres intérêts ou même deconclure des accords occultes avec un (des) concur-rent(s) ; elle peut aussi être dirigée contre l’extérieur, sil’action de tiers (entreprises légales, associations, partispolitiques ou syndicats, autorités publiques) menace labonne exécution des contrats.

7. R. Catanzaro propose, à partir de l’exemple sicilien, une interprétationqui tient compte de la complexité du sujet et du caractère très évolutif dessituations qui ne sont jamais définitivement acquises ; cf. son article « Cos-che/Cosa Nostra : les structures organisationnelles de la mafia en Sicile »,Cultures et Conflits, no 3 (automne 1991), p. 18 et 19. �

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Les relations en réseauxSelon Jean Cartier-Bresson, un réseau criminel a plu-sieurs fonctions : « Le réseau criminel permet le contactentre un acteur illégal et un autre acteur légal (politiciens,fonctionnaires, entrepreneurs) ou illégal (autres famil-les). Le réseau se caractérise alors par l’enchevêtrementde ses activités et par la multiplicité des métiers exercésofficiellement par ses membres [...]. Le réseau est uneinstance qui intègre de façon inséparable l’économiqueet le social puisque, pour accumuler du pouvoir financieret politique, il se développe à partir des principesd’entraide et de solidarité en instituant des systèmes dedroits et d’obligations qui s’imposent à l’individu [...]. »8

Cette description du réseau criminel présente l’avantagede correspondre à la réalité de toutes les grandes orga-nisations mafieuses contemporaines. On constate, eneffet, une grande analogie des objectifs poursuivis etdes méthodes employées ; ces organisations ont pourfinalité la conquête de positions dominantes sur les mar-chés illégaux et légaux ; dans ce contexte, le recours àla corruption et à des procédés coercitifs (menace, vio-lence) occupe une place centrale dans les stratégiesmises en œuvre. La préoccupation permanente de cesorganisations est de conserver une parfaite maîtrise desressources disponibles (sur un marché et/ou un terri-toire) afin de pouvoir en tirer un profit maximum et engérer la redistribution.

� Ces organisa-tions ont pourfinalité laconquête depositions domi-nantes sur lesmarchés illégauxet légaux ; dansce contexte, lerecours à la cor-ruption et à desprocédés coerci-tifs occupe uneplace centraledans les straté-gies mises enœuvre. La préoc-cupation perma-nente de cesorganisations estde conserver uneparfaite maîtrisedes ressourcesdisponibles.

Il en résulte donc une exigence permanente de centra-lisation ; celle-ci s’avère, en effet, indispensable « pourcréer une pénurie relative de la richesse et asseoir lepouvoir central (redistribution inégale et relativement

8. J. Cartier-Bresson, op. cit., p. 87.�Éd

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arbitraire) »9. La violence apparaît comme l’autre élé-ment indispensable pour assurer la cohérence du dispo-sitif : « [...] les mafieux doivent faire en sorte que laviolence soit toujours présente sur le territoire, de façonà ce que la demande de protection ne diminue jamais. »10

La violence n’est donc ni une survivance, ni un facteurirrationnel ; elle est, au même titre que la conquête depositions sur les marchés illégaux et légaux, au centredes stratégies de puissance et d’influence des organisa-tions criminelles. « Les conditions de reproduction dupouvoir de la mafia sont la présence endémique de laviolence et de la centralisation de la rente avec sesconséquences organisationnelles. »11

� La violencen’est ni une survi-vance, ni un fac-teur irrationnel ;elle est, au mêmetitre que laconquête depositions sur lesmarchés illégauxet légaux, au cen-tre des stratégiesde puissance etd’influence desorganisations cri-minelles.

Le concept de réseau apparaît ainsi de plus en plus dansles schémas explicatifs proposés, depuis quelquesannées, par les auteurs américains et européens consi-dérés comme les meilleurs spécialistes de l’étude desstructures et du fonctionnement des organisations cri-minelles de type mafieux12.

9. Idem, p. 89.10. Ibidem, p. 89.11. Ibidem, p. 89.12. À titre d’exemples, on pourra se référer à Ph. Williams, « Organizingtransnational crime : networks, markets and hierarchies », TransnationalOrganized Crime, vol. 4, no 3 & 4 (automne/hiver 1998), p. 57 à 87 etL. Paoli, « Criminal fraternities or criminal enterprises ? », idem, p. 88 à108. Letizia Paoli insiste sur la structure clanique des organisations crimi-nelles qui ont su concilier, dans la durée, les traditions liées à leur ancien-neté et les innovations nécessaires au développement de leurs nouvellesactivités, à savoir les mafias italiennes et les triades chinoises. Ses travauxsur les organisations italiennes font autorité ; on consultera notamment sathèse, The pledge to secrecy : culture, structure and action of mafia asso-ciations, Institut Universitaire Européen, Florence, 1997 et l’ouvrage Fra-telli di mafia. Cosa Nostra e Ndrangheta, Il Mulino, Bologne, 2000. �

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LES MANIFESTATIONSDE LA CRIMINALITÉ ORGANISÉE

La convention instituant EUROPOL (signée le 26 juillet1995 et entrée en vigueur le 1er juillet 1999) énumère,dans son article 2 et dans son annexe, les principalesactivités des organisations criminelles internationales13.On peut les regrouper en trois grandes catégories :

• les atteintes à l’intégrité de la personne humaine :– les homicides, coups et blessures graves volontai-

res,– la mise en place de filières d’immigration clandes-

tine,– la traite des êtres humains,– le trafic d’organes et de tissus humains,– les enlèvements, séquestrations et prises d’otages ;

• les divers trafics :– le trafic de drogues et d’autres substances illicites,– le trafic de matières nucléaires et radioactives,– le trafic d’armes, de munitions et d’explosifs,– le trafic de véhicules volés,– le trafic de biens culturels, d’antiquités et d’œuvres

d’art,– le trafic d’espèces et d’essences végétales mena-

cées,

13. Sur la politique de l’Union européenne en matière de prévention et derépression de la criminalité organisée, on se reportera au document préparépar la Commission et adopté par le conseil des ministres en mars 2000,Prévention et contrôle de la criminalité organisée : une stratégie del’Union européenne pour le prochain millénaire, Journal officiel desCommunautés européennes, no C 124 du 3 mai 2000, p. 1 à 33 ; on pourraégalement consulter le premier rapport établi conjointement par laCommission et EUROPOL, publié en mars 2001, Vers une stratégie euro-péenne de prévention de la criminalité organisée.�

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– le trafic de substances hormonales et d’autres fac-teurs de croissance ;

• les autres infractions graves :– les vols organisés,– les escroqueries et les fraudes,– le racket et l’extorsion de fonds,– la contrefaçon et le piratage de produits,– la falsification de documents administratifs et le

trafic de faux,– le faux monnayage et la falsification de moyens

de paiement,– la criminalité informatique,– les atteintes à l’environnement,– le blanchiment d’argent,– la corruption.

Une fois dissimulée l’origine des capitaux issus d’acti-vités criminelles, il est possible d’envisager leur inves-tissement dans l’économie légale ; il s’agit là, en quel-que sorte, du stade ultime du cycle de blanchiment. Tousles secteurs économiques sont concernés (agriculture,industrie, services) ; le contrôle de certaines activités esttraditionnellement recherché dans la mesure où les fluxfinanciers importants qu’elles génèrent permettent dedissimuler de nouvelles opérations de blanchiment ; leprocessus peut ainsi être auto-entretenu.

� Une fois dissi-mulée l’originedes capitaux issusd’activités crimi-nelles, il est pos-sible d’envisagerleur investisse-ment dans l’éco-nomie légale.Tous les secteurséconomiquessont concernés.

Les activités les plus prisées varient selon les pays ; onpeut citer :

• la restauration, l’hôtellerie et toutes les activités tou-ristiques ;

• le bâtiment, les travaux publics et toutes les profes-sions liées à l’immobilier ;

• les commerces de biens de valeur élevée (automobi-les, bateaux, bijoux, objets anciens et de collection,etc.) ; �

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• le traitement des déchets de toutes origines (orduresménagères, déchets industriels, résidus toxiques, ycompris les matières les plus dangereuses) ;

• le négoce de matières premières et énergétiques(minerais, charbon, pétrole) ;

• les industries de transformation.

Les organisations criminelles les plus puissantes sontainsi en mesure de contrôler, plus ou moins directement,des pans entiers de l’économie dans leur pays d’origineou dans ceux où elles choisissent de s’implanter dura-blement.

� Les organisa-tions criminellesles plus puissan-tes sont enmesure decontrôler, plusou moins directe-ment, des pansentiers de l’éco-nomie dans leurpays d’origine oudans ceux oùelles choisissentde s’implanterdurablement.

Ces organisations présentent quelques grandes caracté-ristiques communes :

• l’expérience des « pactes de connivence » conclusavec des représentants des pouvoirs politiques et éco-nomiques, à l’échelon local, régional ou national ; cespactes informels sont à la base des systèmescomplexes de relations entre corrupteurs et corrom-pus ;

• l’exercice de la fonction de protection qui permetde gérer le fonctionnement des réseaux clienté-listes ;

• la capacité d’adaptation à des contextes culturels etpolitiques variés (sous des régimes démocratiques ouautoritaires, dans de petits ou de grands pays du Nordou du Sud) ;

• la capacité d’adaptation à des contextes économiqueset sociaux très différents (en Italie, au Japon ou enChine, dans l’ex-URSS jusqu’en 1991 puis en Rus-sie) ;

• la maîtrise de flux transnationaux de marchandises,d’êtres humains et de capitaux.

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Ces caractéristiques constituent autant de facteurs expli-catifs de l’existence des partenariats qui se nouent,de manière plus ou moins durable, entre des groupescriminels d’origine et apparemment de nature fortdifférentes. Ces partenariats sont en développementconstant, d’une part, pour l’acheminement et la dis-tribution des stupéfiants de toutes provenances (Amé-rique latine, Asie du Sud-Ouest et du Sud-Est) et,d’autre part, dans le cadre des divers trafics d’êtreshumains14.

L’UNION EUROPÉENNE FACE AUX RÉSEAUXCRIMINELS POLYVALENTS

L’infiltration des marchés agricoleset agroalimentairesLes organisations criminelles italiennes ont su profiterde toutes les opportunités résultant de l’existence duMarché commun agricole puis de l’abolition progres-sive des frontières au sein de l’Union européenne. Lesressources provenant des activités illégales (le trafic dedrogues notamment) leur ont permis de financer la prisede contrôle, totale ou partielle, de nouveaux secteurs.

14. Pour plus de détails sur cette approche, cf. les travaux de J. Riveloiset d’abord son livre Drogue et pouvoirs : du Mexique aux paradis, L’Har-mattan, 1999. En ce qui concerne l’évolution des pratiques et des enjeuxen matière de trafics de stupéfiants, on lira les récents articles deA. Labrousse, « L’essor des narco-nuisances », Politique Internationale,no 91 (printemps 2001), p. 363 à 380 et « Les ambiguïtés de la guerre àla drogue », La Revue Internationale et Stratégique, no 42 (automne 2001),p. 27 à 39. Sur les trafics d’êtres humains, le dossier spécial « Ille-gal immigration and commercial sex : the new slave trade » de la revueTransnatinal Organized Crime, vol. 3, no 4 (hiver 1997) est une réfé-rence. �

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Pour ce faire, elles ont mis en place des réseaux locaux,nationaux et transnationaux comportant de nombreusesramifications.

Ces réseaux sont utilisés pour effectuer les opérationsles plus variées, sur les marchés illégaux, les marchésparallèles ou les marchés légaux ; la corruption y tientune place centrale pour garantir la collaboration (plusou moins contrainte) des décideurs politiques, des fonc-tionnaires ou de certains acteurs privés. « Ce sont sou-vent les mêmes intermédiaires véreux, les mêmes pro-fessionnels douteux de l’import/export, les mêmestransporteurs sulfureux, les mêmes établissements finan-ciers frelatés qui apparaissent car dans la criminalitéorganisée on trouve de moins en moins de spécialisationet de plus en plus de polyvalence. Dès lors qu’une logis-tique administrative, commerciale ou financière est enplace, elles est opérationnelle quel que soit le trafic oupresque. »15

� Les organisa-tions criminellesitaliennes ont suprofiter de toutesles opportunitésrésultant del’existence duMarché communagricole puis del’abolition pro-gressive des fron-tières au sein del’Union euro-péenne. Enmatière agricole,elles ont ainsi pus’approprier desmontants consi-dérables d’aideseuropéennes.

En matière agricole, les organisations italiennes ont ainsipu s’approprier des montants considérables d’aideseuropéennes ; il reste, bien évidemment, très difficiled’en faire une évaluation précise : « [...] on y trouve, eneffet, des fraudes classiques à la politique agricolecommune mais aussi plus subtilement les subsides agri-coles obtenus sans tricher par des sociétés contrôlées deprès ou de loin par la Cosa Nostra, la Camorra, laNdrangheta ou la Sacra Corona Unita. »16

Les organisations criminelles italiennes s’intéressentdepuis longtemps aux secteurs agricoles qui bénéficientdes subventions du FEOGA (Fonds européen d’orien-tation et de garantie agricole) : l’huile d’olive, le vin, le

15. F. d’Aubert, Main basse sur l’Europe, Plon, 1994, p. 318.16. Idem, p. 342.�

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blé dur, les fruits et légumes, le tabac, la viande bovine,ainsi qu’à la pêche. En dehors de l’élevage bovin, cesproductions sont toutes concentrées dans le Mezzo-giorno, où se situent les zones d’implantation histo-riques des différentes organisations. Rappelons quel’Italie est le premier producteur européen de fruits grâceà la Sicile (oranges, citrons, mandarines) et à la Cam-panie (pêches, tomates).

L’enjeu financier est considérable : les aides du FEOGAversées aux producteurs italiens s’élèvent à plusieursmilliards d’euros par an. Dans ces conditions, les orga-nisations criminelles mettent tout en œuvre pour s’enapproprier la part la plus importante possible. Aprèsl’avoir longtemps sous-estimé, la Commission euro-péenne reconnaît, depuis quelques années, l’ampleur etla gravité du problème. « La criminalité financière orga-nisée dépasse généralement le cadre national [...]. Sonactivité est fort bien masquée, elle utilise les structurescommerciales traditionnelles en s’intégrant dans les cir-cuits économiques habituels, faisant intervenir toute unechaîne d’intermédiaires plus ou moins fictifs. Elle s’atta-que aux secteurs les plus sensibles, c’est-à-dire ceux oùles contrôles sont difficiles à effectuer, où les gainspotentiels sont très élevés et les risques encourus encoremineurs. »17 Ces tentatives d’appropriation des subsideseuropéens s’accompagnent de différentes opérationsconnexes : blanchiment d’argent provenant des acti-vités criminelles et prise de contrôle d’entrepriseslégales.

Le secteur de l’huile d’olive donne ainsi lieu, depuislongtemps, à de multiples fraudes et trafics ; les orga-

17. Commission européenne, Rapport annuel 1996 sur la protectiondes intérêts financiers des Communautés et la lutte contre la fraude,p. 21. �

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nisations criminelles ont progressivement imposé leurprésence sur ce marché où la distinction entre les pra-tiques licites et illicites a toujours été difficile à établir.Les risques potentiels sont donc très élevés et ce,d’autant plus qu’environ le tiers des aides communau-taires est concentré sur la Calabre, les Pouilles et laSicile.

Les atteintes aux intérêts financierscommunautairesLes fraudes communautaires ont deux sources princi-pales :

• en matière de dépenses, la perception indue de sub-ventions agricoles ou d’autres aides (structurelles, àla coopération, etc.) ;

• en matière de recettes, le non règlement de la TVA,de droits de douane ou de tout autre prélèvement.

« Cette forme de criminalité se trouve être d’autantplus redoutable que, sous couvert d’activités appa-remment anodines liées notamment au trafic de mar-chandises sensibles, tels le sucre ou les cigarettes, ellepermet d’engendrer de formidables profits financiers aubénéfice d’une délinquance de plus en plus spécia-lisée. »18

La Commission européenne, dans ses rapports consa-crés à la protection des intérêts financiers des Commu-

18. A. Missir di Lusignano, « La protection des intérêts financiers de laCommunauté européenne et la lutte contre la criminalité financière », Rap-port moral sur l’argent dans le monde 1996, Montchrestien, 1996, p. 49.Pour une analyse plus approfondie des enjeux, on se reportera à N. Passas,D. Nelken, « The thin line between legitimate and criminal entreprises :subsidy frauds in the European Community », Crime, Law and SocialChange, vol. 19, no 3 (avril 1993), p. 223 à 243.�

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nautés, analyse une situation qui apparaît de plus en pluspréoccupante d’année en année ; et les sommes en jeus’élèvent à plusieurs centaines de millions d’euros paran. « Chaque fois que les experts touchent à des dossierscomplexes, le plus souvent transnationaux, mettant encause des montants importants, apparaissent des réseauxcriminels aux méthodes sophistiquées. À la fois corrup-teurs et faussaires, les fraudeurs sont experts dans ledétournement ou la substitution de marchandises, la ges-tion de flux complexes de fausses factures, le transfertde capitaux vers des sociétés écran, l’usage de fauxdocuments administratifs. »19 Une véritable ingénieriefinancière criminelle est donc mise en œuvre au détri-ment des finances communautaires ; les enjeux sonttels que les organisations impliquées recherchent sanscesse les procédés les plus performants. Pour ces grou-pes criminels, la fraude est une activité parmi d’autres ;cela étant, il s’agit sans doute de l’une des plus exi-geantes : elle les oblige à mobiliser des savoir-faire dehaut niveau et à démontrer sans cesse leur capacitéd’innovation20.

� Une véritableingénierie finan-cière criminelleest mise enœuvre au détri-ment des finan-ces commu-nautaires.

Le recyclage des revenus illicites correspondants est unsouci permanent ; il nécessite un maximum de précau-tions afin, d’une part, de dissimuler l’origine et la des-tination des fonds et, d’autre part, de déjouer lestentatives d’identification des responsables des groupescriminels concernés.

19. Commission européenne, Rapport annuel 1997 sur la protectiondes intérêts financiers des Communautés et la lutte contre la fraude,p. 17.20. On pourra consulter le témoignage de Maurice Ruel (directeur du ren-seignement au sein de la direction nationale du renseignement et des enquê-tes douanières) cité dans P. Lacoste dir., Le renseignement à la française,Economica, 1998. �

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La Commission considère que plus de cinquante orga-nisations se livrent à des pratiques frauduleuses degrande ampleur au détriment des Communautés euro-péennes21. Elle insiste notamment sur la puissance desgroupes qui interviennent dans les trafics de cigarettes :« Ils font preuve d’une forte capacité d’adaptation auxdispositions répressives mises en place pour contrecar-rer leurs activités et d’une grande flexibilité aussi biengéographique qu’opérationnelle pour utiliser différentsmoyens de transport et différents réseaux de distributionet de blanchiment. »22

Les schémas organisationnels découverts à l’occasiondes enquêtes de l’UCLAF/OLAF23 sur ces groupes mon-trent que les fraudes sont conçues et réalisées selon desprocessus de type industriel ; il en va ainsi pour chacunedes phases, depuis le transfert physique des denrées (enl’occurrence les cigarettes) jusqu’au blanchiment desrevenus obtenus. Toutes les potentialités du fonctionne-

21. Commission européenne, Rapport 1997, op. cit.22. Idem, p. 18.23. L’UCLAF (Unité de coordination de la lutte anti-fraude), créée en1988, était chargée de la coordination des enquêtes concernant toutes lesaffaires où il apparaissait que les intérêts financiers des communautésavaient été lésés ; sur le plan administratif, elle était intégrée au secrétariatgénéral de la Commission dont elle constituait l’une des directions ; soneffectif se composait d’environ 130 fonctionnaires détachés par les Étatsmembres (policiers, douaniers, agents des services fiscaux, magistrats). LaCommission présidée par Jacques Santer a décidé avant sa démission, enmars 1999, de remplacer l’UCLAF par un organisme autonome, l’OLAF(Office de lutte anti-fraude), disposant de pouvoirs étendus et de moyensimportants ; l’OLAF, créé en juin 1999, a des missions plus larges quel’ancienne UCLAF : il doit assurer la protection des intérêts financierscommunautaires et lutter contre la fraude mais également combattre lacorruption au sein même des divers services et instances européens. Il està noter que la transition avec l’UCLAF et la mise en place effective del’OLAF ont été pour le moins laborieuses ; sur le sujet, cf. les deux pre-miers rapports d’activités de l’OLAF (1999/2000 et 2000/2001) consulta-bles sur le site europa.eu.int.�

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ment en réseaux sont utilisées afin de traiter des quan-tités toujours plus importantes tout en réduisant au maxi-mum les risques encourus. « Ces réseaux criminelsdisposent d’une impressionnante faculté d’organisation,avec une capacité de mobilisation en termes de ressour-ces et de moyens logistiques considérables, ainsi qu’unestructure répartie sur une pluralité de territoires natio-naux, à l’intérieur et en dehors de la Communauté.Parmi les caractéristiques de ces organisations, dont lesstructures internes sont très difficilement identifiables,il convient de citer l’utilisation, pour perpétuer leursactions frauduleuses (et notamment pour le blanchimentdes capitaux qui en résultent), de nombreuses sociétésdont le siège se trouve notamment en Suisse, au Liech-tenstein, à Chypre, aux Caraïbes ou dans certains ter-ritoires européens à statut particulier. Les organisationsimpliquées dans ces fraudes se trouvent en généralformellement établies en dehors de la Communauté maiselles disposent à l’intérieur de l’Union d’une mêmechaîne de sociétés partenaires et de sociétés écran,qui utilisent un réseau d’entrepôts douaniers et fis-caux. »24

� Toutes lespotentialités dufonctionnementen réseaux sontutilisées afin detraiter des quan-tités toujoursplus importantestout en réduisantau maximum lesrisques encourus.

Les mêmes conclusions s’imposent en ce qui concerneles fraudes agricoles portant sur les alcools, l’huiled’olive, le beurre et la viande bovine. « Dans les échan-ges extra-communautaires de produits agricoles, notam-ment, la criminalité organisée est présente à travers desréseaux complexes de producteurs, de négociants, detransporteurs, de facturiers, de contrebandiers, de faus-saires, etc. »25 Les enquêtes conduites par l’UCLAF/OLAF et les services compétents des États membresrévèlent progressivement à la fois l’ampleur et la grande

24. Commission européenne, Rapport 1996, p. 24.25. Commission européenne, Rapport 1997, p. 21. �

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variété des fraudes qui touchent de nombreux secteurséconomiques au sein de l’Union européenne26.

LE TEMPS DES RESSEMBLANCES

� La règleconstante enmatière de blan-chiment consisteà imiter le pluspossible les opé-rations juridiqueset financières del’économielégale.

La règle constante en matière de blanchiment consisteà imiter le plus possible les opérations juridiques etfinancières de l’économie légale. Le rapport de l’ONUconsacré aux paradis financiers, publié en 1998, souli-gne : « Les blanchisseurs font passer pour des cessionsinternes entre filiales de sociétés transnationales ce quin’est en fait qu’un jeu de fausse facturation d’opérationsimmobilières, pour des prêts adossés des prêts à soi-même donc de pures escroqueries, pour des opérationsde couverture ou de garantie sur actions ou options desouscription d’actions ce qui n’est qu’un jeu d’opéra-tions jumelées ou croisées et pour des opérations decompensation ce qui n’est que transactions bancairesclandestines. »27.

26. Les fraudes peuvent être réparties en cinq catégories : 1) les grandesfraudes transnationales qui portent sur les produits laitiers, les céréales, leriz, l’huile d’olive, la viande bovine (avec les fameux « carrousels » quiconsistent à importer du bétail de l’Europe de l’Est dans un pays del’Union, en vue d’exporter ensuite de la viande et de percevoir indûmentdes restitutions à l’exportation), le tabac, le sucre, les produits viti-vinico-les, les cigarettes ; 2) les grandes fraudes dans le domaine de l’origine etdes tarifs préférentiels concernant les produits industriels, les produits tex-tiles et les produits de la pêche ; 3) les autres fraudes agricoles ; 4) lesfraudes dans le domaine des politiques structurelles relatives à la percep-tion indue de subventions du Fonds social européen (FSE) et du Fondseuropéen de développement régional (FEDER) ; 5) les fraudes dans ledomaine des dépenses directes (secteurs de l’énergie, de l’environnementet de la recherche).27. Paradis financiers, secret bancaire et blanchiment d’argent, Officedes Nations Unies pour le contrôle des drogues et la prévention du crime,no 34/35, 1999.�

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On peut constater actuellement la réussite des stratégiesd’infiltration dont les réseaux du blanchiment ont étéles instruments. De nombreux acteurs mettent en œuvredes techniques variées en cherchant à tirer parti des faci-lités offertes par le système financier international. Enoutre, le blanchiment bénéficie d’un contexte généralqui est de plus en plus favorable à son développement.Les principales caractéristiques de la situation présentepeuvent être résumées ainsi :

� Une opération de blanchiment est d’autant plus diffi-cile à repérer qu’elle se rapproche d’un montage éco-nomique ou financier légal.

� L’interpénétration entre les activités légales et illé-gales favorise la réalisation d’opérations de recy-clage.

� Les fonds de toutes origines peuvent être mélangéset la confusion apparente qui en résulte constitueune protection efficace pour les bénéficiaires effec-tifs.

� Les capitaux d’origine criminelle se dissimulent aisé-ment au sein de flux financiers importants provenantd’activités légales. Il est intéressant pour les organi-sations criminelles de prendre le contrôle d’entreprises« traditionnelles » afin de s’en servir pour réaliser dis-crètement des opérations de blanchiment.

� Le secteur des services, en forte expansion dans denombreux pays, offre des conditions favorables aurecyclage.

� Lorsque la production et la distribution de biens etde services non financiers sont réparties entre denombreux intervenants (petites entreprises, travail-leurs indépendants), il n’est pas facile de distinguer �

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entre les activités légales et celles qui sont illé-gales.

� Les cartes de paiement et tous les systèmes de trans-fert électronique de fonds favorisant la circulation descapitaux (entre les comptes, les établissements finan-ciers, les paradis réglementaires) facilitent grandementles opérations de blanchiment tout en rendant leurdétection plus compliquée.

� La déréglementation des marchés financiers a créé unvaste système fondé sur la libre circulation des capi-taux, quelles que soient l’origine et la destinationfinale de ceux-ci.

� De plus en plus d’entreprises, financières et non finan-cières, proposent des services financiers de plus enplus diversifiés grâce à des procédés commerciauxsans cesse plus innovants et inventifs. Un tel contextecontribue à banaliser le blanchiment dans la mesureoù certains opérateurs sont susceptibles, parmid’autres prestations, de répondre aux besoins declients désireux de recycler discrètement des fondsd’origine plus ou moins douteuse.

� Une activité économique et financière de plus en plusmondialisée permet de contourner les contraintes léga-les et réglementaires qui sont actuellement à la basedes dispositifs nationaux de lutte contre le blanchi-ment.

� Le blanchi-ment bénéficied’un contextegénéral qui estde plus en plusfavorable à sondéveloppement.Il semble désor-mais entré dansune nouvellepériode caractéri-sée par sa géné-ralisation et sabanalisation.

Le blanchiment semble désormais entré dans une nou-velle période caractérisée par sa généralisation et sabanalisation, lesquelles témoignent de son intégrationpar le système économique et financier global. Cettemutation résulte de trois phénomènes indépendants, àl’origine, des uns des autres :�

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• la réussite des stratégies d’infiltration mises en œuvrepar les grandes organisations criminelles ;

• la mondialisation économique et financière ;• le rapide développement des nouvelles technologies

de l’information et de la communication.

La conjonction de ces phénomènes a modifié la naturemême du blanchiment et son rapport au système global :d’élément hostile relevant de l’environnement extérieur,il est devenu un élément constituant du système. Dansla situation précédente, il était concevable que le sys-tème organisât sa défense en réponse aux agressions queconstituaient les tentatives d’infiltration de ses circuitsfinanciers (même si cette réaction n’a pas été très effi-cace dans les faits). À partir du moment où le blanchi-ment est intégré par le système, il est assez difficiled’imaginer une attitude de rejet. Les flux d’argent àblanchir ou blanchi circulent dans des conditions qui nerecèlent, au moins en apparence, aucune menace pourl’intégrité du système.

L’importance du changement est attestée par le fait queles critères actuels d’efficacité du système sont égale-ment ceux des blanchisseurs :

• la quasi-instantanéité et la dématérialisation deséchanges financiers ;

• l’anonymat des transactions ;• l’intensité de la concurrence entre les prestataires de

services ;• la déréglementation liée au recul de l’influence des

États.

� La complexitéest maintenantl’obstacle majeurpour le succès detoutes les initiati-ves visant àcombattre leblanchiment.

La complexité est maintenant l’obstacle majeur pour lesuccès de toutes les initiatives visant à combattre le blan-chiment.

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Cette évolution a conduit à l’apparition d’un systèmecaractérisé par son haut niveau de complexité ; les pos-sibilités de régulation et, a fortiori, de lutte contre leblanchiment apparaissent au fil du temps de plus en pluslimitées malgré les proclamations de nombreux respon-sables occidentaux. La complexité est maintenant, àdivers titres, l’obstacle majeur pour le succès de toutesles initiatives visant à combattre le blanchiment :

• les techniques utilisées par les blanchisseurs sont deplus en plus sophistiquées mais, en même temps, ellesse différencient de moins en moins de cellesemployées par les autres intervenants ;

• le système financier mondial devient sans cesse pluscomplexe28 ; les institutions internationales chargéesd’en surveiller le fonctionnement reconnaissent elles-mêmes qu’elles ont perdu toute capacité de contrôle ;

• dans un tel contexte, le blanchiment apparaît commeun sous-système complexe intégré au sein d’un sys-tème d’un niveau supérieur de complexité.

Le système économique et financier global s’est, enquelque sorte, laissé contaminé par le blanchiment. Euégard à cette situation, les dispositifs nationaux ou régio-naux (par exemple celui de l’Union européenne) de luttecontre le blanchiment se révèlent de plus en plus déca-

28. La croissance exponentielle des marchés financiers internationauxdepuis une vingtaine d’années a provoqué de profondes ruptures. Sur lesujet, on pourra lire H. Ploix, « Éthique et marchés financiers », Rapportmoral sur l’argent dans le monde 1996, op. cit., p. 341 et 342 : « Lestechnologies nouvelles qui permettent le développement des techniquesfinancières telles que les produits dérivés ont radicalement transformé lasphère financière au moins dans trois aspects : elles ont écrasé l’espace etle temps ; elles permettent des effets de levier et des déplacements demonnaie sans rapport avec la réalité des échanges ; elles donnent à desmachines le pouvoir d’agir et de contrôler les actions des hommes [...].Tous ces éléments concourent à créer un fossé entre la réalité, le concretet l’homme de finance. »�

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lés ; en effet, ces dispositifs cherchent à combattre unphénomène qui a été, d’une certaine manière, légitimédu fait de son intégration par le système.

� Le systèmeéconomique etfinancier globals’est laissé conta-miné par le blan-chiment. Lesopérations liéesau recyclage defonds d’originedouteuse sont deplus en plus sou-vent confiées àdes blanchisseursprofessionnels.

Les opérations liées au recyclage de fonds d’originedouteuse sont de plus en plus souvent confiées à desblanchisseurs professionnels. En effet, il existe mainte-nant « [...] un système financier mondial intégré et clan-destin qui entretient avec les criminels faisant appel àses services des relations strictement assimilables auxtransactions réalisées dans les conditions normales ducommerce »29. Ces blanchisseurs interviennent commedes prestataires de services susceptibles de répondre auxattentes de plusieurs catégories de clients. Entrepreneursindépendants, ils sont « [...] aussi à l’aise dans la gestionde l’argent de la drogue que dans le blanchiment defonds reçus en paiement d’une livraison d’armes effec-tuée en violation d’un embargo et aussi habiles à faci-liter les délits d’initiés qu’à faire circuler les commis-sions occultes des entreprises »30.

Afin de satisfaire leurs clients, ces professionnelsexploitent toutes les facilités offertes par le systèmefinancier actuel. Ils mobilisent les ressources variées del’ingénierie du blanchiment dont ils ont progressive-ment jeté les bases ; ils choisissent les paradis réglemen-taires les plus accueillants pour y domicilier les trustset les sociétés écran qui servent à dissimuler les patri-moines dont ils assurent la gestion. Ils sont parmi lesprincipaux intervenants dans cet univers financier offshore qui est « [...] non seulement un segment légitimedu système financier mondial mais aussi un système ensoi doté de composantes complémentaires dont plusieurs

29. Paradis financiers, secret bancaire et blanchiment d’argent, op. cit.,p. 13.30. Idem, p. 13. �

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se prêtent volontiers à des manipulations criminelles »31.Le nombre de ces paradis du blanchiment est enconstante augmentation dans un contexte marqué par laglobalisation et l’immédiateté des échanges. Il faut sou-ligner que les activités financières off shore ne sont pasune exclusivité des petits pays ou territoires insulaires ;il est assez étonnant de constater qu’elles sont de prati-que courante dans plusieurs États américains ainsi quesur les places de Londres et de Dublin ; la crédibilitédes déclarations émanant des autorités des pays concer-nés pour dénoncer le rôle des paradis réglementairess’en trouve quelque peu atténuée et ce, en dépit desmesures consécutives aux événements de septem-bre 2001.

Les blanchisseurs et leurs commanditaires n’ont pas àse plaindre de la situation présente. « Tous les pays etterritoires, bien entendu, n’offrent pas le même niveaude services se prêtant à une exploitation criminelle.Pourtant, les criminels et leurs conseillers spécialisés[...] trouvent dans les paradis financiers off shore unensemble de caractéristiques qui, à maints égards, sem-blent conçues tout exprès pour répondre à leursbesoins. »32

Le blanchiment peut ainsi se développer dans des condi-tions qui favorisent son intégration ; un double pro-cessus de banalisation et de professionnalisation assure,en quelque sorte, la légitimation du phénomène. Le blan-chiment est considéré comme un métier parmi d’autrespar un nombre croissant de prestataires de servicesfinanciers, notamment ceux installés dans les paradisréglementaires ; ces intervenants ont pour objectif de

31. Ibidem, p. 26.32. Ibidem, p. 26.�

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répondre à toutes les demandes de leurs clients et ce,quelle que soit l’origine des revenus de ces derniers.

L’essor des nouvelles technologies accélère cette évo-lution ; leur usage généralisé pourrait conduire, à terme,à une privatisation d’une part significative des échangesfinanciers.

� Un doubleprocessus debanalisation etde professionna-lisation assure,en quelque sorte,la légitimation duphénomène.L’essor des nou-velles technolo-gies accélèrecette évolution.

Une désintermédiation totale conjuguée avec une dispa-rition progressive des contrôles étatiques ne peuvent quecréer un contexte des plus propices à la réalisation desopérations de blanchiment. « Le système financier mon-dial s’imprègne de plus en plus profondément des carac-téristiques qui favorisent le blanchiment d’argent enmême temps que toutes les autres formes de mouve-ments de fonds. Facilité d’accès et capacité de déplacerl’argent dans le système rapidement et avec un mini-mum de formalités et de contrôles, voilà qui est parfaitpour blanchir de l’argent. De nombreux pays et territoi-res permettent de faire transiter rapidement l’argent, del’y abriter temporairement ou de l’y accueillir durable-ment. Ces pays et territoires sont le complément néces-saire au blanchiment électronique de l’argent, qui faitsouvent appel à la complicité d’une banque étrangèrequi sert de destination provisoire ou finale aux fondsillicites. »33

L’INGÉNIERIE DU BLANCHIMENT

Quelles que soient les voies utilisées (banques, institu-tions financières non bancaires, entreprises ou activitésnon financières), le succès des grandes opérations de

33. Ibidem, p. 23. �Éd

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blanchiment suppose que soient réunies des conditionsparfois contradictoires :

• la parfaite maîtrise des procédés mis en œuvre et larapidité d’exécution ;

• le brassage permanent et discret de capitaux impor-tants pour disposer de revenus réguliers ;

• une sécurité constante pour les personnes et les entitésconcernées.

La réalisation de ces conditions nécessite le recours àdes montages élaborés qui relèvent d’une véritable ingé-nierie juridique et financière du blanchiment. Pour lesconcepteurs de ces montages, il ne s’agit pas tant d’agirdans l’illégalité mais plutôt de rester dans une légalitéapparente dont les limites varient selon les pays. Ilimporte, pour eux, de se montrer à la fois créatifs etefficaces en sachant tirer parti des meilleures opportu-nités34.

Une préoccupation constante : lapréservation de l’anonymat desprincipaux responsables

� La volonté dedissimuler la véri-table identité desindividus quisont à la fois lescommanditaireset les bénéficiai-res des grandesopérations deblanchiment est àl’origine de lacréation de nom-breuses sociétésécran.

La volonté de dissimuler la véritable identité des indi-vidus qui sont à la fois les commanditaires et les béné-ficiaires des grandes opérations de blanchiment est àl’origine de la création de nombreuses sociétés écran,lesquelles sont souvent domiciliées dans des paradisréglementaires. On peut distinguer quatre grandes caté-

34. Voir sur ce sujet l’approche de J. de Maillard, Le marché fait sa loi,éditions Mille et Une Nuits, 2001 ; l’auteur considère que la déréglemen-tation de l’économie et de la finance mondiales a créé une situation deconcurrence et donc de compétition entre les pays qui s’efforcent tous dese doter de législations suffisamment attractives pour les capitaux de toutesprovenances, y compris ceux d’origine criminelle.�

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gories de sociétés écran : les sociétés de façade, lessociétés fantômes, les sociétés de domicile et les socié-tés prêtes à l’emploi35.

� Les sociétés de façade. Elles ont une activité indus-trielle, commerciale ou financière et leurs clientsrèglent fréquemment en espèces. Les fonds dont ellesdisposent peuvent être ainsi facilement mélangés avecceux provenant d’activités criminelles. Ces sociétéssont des instruments particulièrement utiles dans tousles circuits de recyclage d’argent liquide36.

� Les sociétés fantômes. Ces entités n’ont pas d’exis-tence réelle. Ce sont des sociétés fictives dont le nomet les coordonnées (fausses) figurent sur les docu-ments fabriqués pour les besoins d’opérations de blan-chiment. Elles constituent autant de maillons supplé-mentaires dans des dispositifs qui tendent vers unecomplexité maximum ; leurs concepteurs sont tou-jours à la recherche de montages permettant de dissi-muler, au mieux, l’origine et la destination finale desfonds recyclés. Les sociétés fantômes présententd’indéniables avantages pour tous les responsablesd’organisations criminelles soucieux de préserver leuranonymat. En raison même de leur inexistence, toutesles recherches de renseignements les concernant sontpour le moins hasardeuses. Ces investigations ont, de

35. L’ouvrage de référence en la matière est la thèse de C. Cutajar-Rivière,La société écran, LGDJ, 1998.36. Le célèbre réseau de la Pizza Connection (des milliers de pizzeriassituées aux États-Unis furent utilisées, jusqu’au milieu des années quatre-vingt, par la mafia sicilienne pour recycler des fonds provenant de la vented’héroïne sur le marché nord-américain) reposait sur l’existence d’une mul-titude de sociétés de façade. Pour un récit détaillé, on se reportera à R. Blu-menthal, Last days of the Sicilians (The FBI assault on the PizzaConnection), Times Book, 1988, et T. Shawcross, The war against themafia, Paperbacks, 1994. �

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ce fait, un caractère quelque peu irréel puisqu’ellesconcernent des personnes morales « apparentes ». Onpeut d’ailleurs imaginer des schémas dont l’un despremiers objectifs soit d’égarer d’éventuels enquêteurspublics (policiers et magistrats) ou privés. Pour cefaire, il suffit de créer une ou plusieurs sociétés fan-tômes présentant la plus forte ressemblance possibleavec de véritables sociétés. Le but recherché est alorsd’orienter les futures enquêtes sur de fausses pistes ensuscitant des recherches longues et compliquées ; cel-les-ci n’aboutissent, de toute façon, qu’à des résultatsaussi insignifiants que décevants, en raison même del’inexistence des sociétés fantômes.

� Les sociétés de domicile. Les sociétés de cette caté-gorie sont également utilisées dans les montages visantà dissimuler l’identité des bénéficiaires effectifs d’uneopération de recyclage. Elles n’ont aucune activitédans le pays où est localisé leur siège social ; cettesituation est celle, en premier lieu, de toutes les struc-tures off shore. Sur le plan technique, il existed’innombrables possibilités pour créer et faire fonc-tionner des circuits de blanchiment en recourant à dessociétés de domicile. Il suffit d’exploiter au mieux lesavantages offerts par les dizaines de paradis réglemen-taires qui rivalisent en vue d’attirer les investisseursinternationaux de toutes provenances.

� Les sociétés prêtes à l’emploi (ou sociétés en rayon).Ces sociétés ont une caractéristique qui intéresse par-ticulièrement les blanchisseurs lorsqu’ils en fontl’acquisition ; elles existent depuis déjà un certaintemps et il est donc facile de leur fabriquer une « his-toire » pour toute la période antérieure à la dated’acquisition par leurs nouveaux propriétaires. Leschéma idéal consiste à acheter une société constituéequelques années auparavant. Dans de nombreux para-�

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dis réglementaires, les avocats et autres intermédiaireslocaux créent régulièrement des sociétés qu’ils ven-dent, quelques années plus tard, à des clients dont lesvéritables préoccupations ne sont pas toujours avoua-bles. Le transfert de propriété a souvent lieu par lasimple cession d’actions au porteur. Les acquéreursdisposent alors d’une structure dont les activités peu-vent démarrer immédiatement. Toutes les obligationsrésultant de la réglementation locale (formalités, paie-ment de taxes, etc.) sont scrupuleusement respectéesau cours des premières années d’existence. La sociétéest donc irréprochable du point de vue des autoritésdu pays où elle est implantée. Un passé, plus ou moinslong et fourni, est attribué à chaque société de ce type.Il permet de donner une apparence de justification àdes flux financiers dont la circulation s’explique, enfait, par les nécessités du blanchiment. Il importe doncque ce passé fictif soit le plus crédible possible ; lesfaits invoqués doivent être corroborés par des docu-ments décrivant avec force précisions les activités sup-posées de la société concernée ; en réalité, les docu-ments sont aussi faux que les événements qu’ilsrelatent. On mesure bien le caractère pernicieux desmontages qui font intervenir de telles sociétés. Ilscherchent à attirer l’attention sur une fiction en vuede dissimuler au mieux la réalité des opérations derecyclage qui sont à l’origine de leur mise au point.

Un support à usages multiplesLe recours à des sociétés écran intervient dans descontextes qui peuvent être assez différents les uns desautres. Ces instruments s’avèrent, à l’usage, à la foissouples et efficaces. Les organisations criminelles utili-sent des sociétés écran dans l’exercice même de leurs �

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différentes activités, légales et illégales, indépendam-ment du processus de blanchiment proprement dit.Sociétés de façade, sociétés fantômes et sociétés dedomicile peuvent être insérées dans des réseaux d’entre-prises de configuration plus ou moins complexe. À cesujet, ont peut rappeler que l’empire commercial etfinancier constitué par Michele Sindona (le principalpartenaire en affaires et blanchisseur de la Cosa Nostrasicilienne dans les années soixante-dix) regroupait plu-sieurs centaines de sociétés implantées et/ou domiciliéesdans de nombreux pays. Quels que soient les procédésde recyclage mis en œuvre, les sociétés écran sont tou-jours présentes. Elles sont, en quelque sorte, devenuesindispensables parce qu’elles remplissent plusieursfonctions, qui constituent autant de facteurs de succèsde toute opération de blanchiment. Ces fonctions sontles suivantes :

� Les organisa-tions criminellesutilisent dessociétés écrandans l’exercicemême de leursdifférentes activi-tés, légales etillégales, indé-pendamment duprocessus deblanchiment pro-prement dit.

• la crédibilité des premiers intervenants qui sont char-gés, au début du processus, d’injecter dans l’économielégale des fonds provenant directement d’activités cri-minelles ;

• l’opacité de l’ensemble du dispositif juridique etfinancier dont les concepteurs ont deux objectifs prin-cipaux : d’une part, masquer l’origine et la destinationfinale desdits fonds et, d’autre part, préserver l’ano-nymat de ceux qui sont à la fois les commanditaireset les principaux bénéficiaires de l’opération ;

• la respectabilité de tous les agents économiques (per-sonnes physiques ou morales) qui, au terme du pro-cessus, utilisent ostensiblement les fonds recyclés etce, sous quelque forme que ce soit (consommation,investissements, placements financiers).

La fonction de crédibilité. Pour procéder à l’écoule-ment d’espèces auprès d’établissements bancaires, laprésence d’une ou de plusieurs sociétés écran confère�

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une certaine crédibilité dont le degré est variable enfonction des techniques utilisées. Les comptes destinésà recevoir les dépôts d’argent liquide peuvent êtreouverts, pour une période assez courte, au nom de ladite(desdites) société(s) écran ; dans ce cas, les blanchis-seurs utilisent généralement des sociétés fantômes ou dedomicile, sur lesquelles il serait impossible d’obtenir desinformations précises lors d’une éventuelle enquête ; cesentités sont simplement en mesure de respecter les obli-gations minimums relatives à l’identification des clients,pour peu que les banques concernées ne se livrent pasà des investigations trop poussées. S’il est prévu que ledispositif mis en place ait une certaine pérennité, lesstructures intervenantes sont plutôt des sociétés defaçade ; elles sont en mesure de se prévaloir d’une acti-vité légale pour justifier des remises de fonds réguliè-res ; il n’est pas nécessaire alors de recourir aufractionnement des dépôts qui est assez systématiquedans l’hypothèse précédente. Les sociétés de façadeoffrent la possibilité de dissimuler des opérations deblanchiment au cœur même de l’activité d’entreprisesbénéficiant d’une réputation au-dessus de tout soupçon ;elles peuvent servir ainsi à recycler rapidement d’impor-tantes quantités d’argent liquide.

La fonction d’opacité. Les responsables d’une opéra-tion de blanchiment mettant en œuvre des sociétés écranont toujours plusieurs préoccupations :

• faire circuler le plus rapidement possible les fondsentre de nombreux sites éloignés les uns des autres ;les virements électroniques permettent aujourd’hui àtoute somme d’argent d’emprunter les innombrablesvoies du réseau invisible tissé entre toutes les placesfinancières de la planète ;

• procéder à des conversions successives en recourantà des devises différentes (ce qui multiplie les transac- �

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tions de change) et en modifiant sans cesse la naturedes actifs (espèces, dépôts à vue, bons de capitalisa-tion, actions, obligations, métaux précieux, objets devaleur, etc.) ;

• dresser des « cloisons étanches » afin d’empêcherqu’il soit possible, à partir d’un quelconque pointd’entrée, de remonter à la source du dispositif.

La présence de sociétés écran se révèle particulièrementprécieuse face à ces préoccupations. Le nombre d’inter-venants dans le processus de recyclage peut être multi-plié quasiment à l’infini ; des montages en « grappes »ou en « guirlandes » peuvent comporter chacun plu-sieurs dizaines de sociétés écran. À ce stade, le résultatobtenu tend, du point de vue des blanchisseurs, vers laperfection. En effet, les données les plus sensibles (iden-tité des bénéficiaires, origine et destination des fonds)sont protégées par de véritables firewalls juridiques etfinanciers37. Seuls les concepteurs de tels mécanismesen connaissent les principes et en comprennent lesmodalités de fonctionnement.

� Le nombred’intervenantsdans le processusde recyclage peutêtre multipliéquasiment àl’infini.

La fonction de respectabilité. Les avantages apportéspar les sociétés écran sont, à ce stade, assez évidents.Les personnes dont les revenus proviennent, en totalitéou partiellement, d’activités criminelles doivent pouvoirafficher une respectabilité apparente. Là encore, lessociétés écran qui appartiennent au « monde de l’appa-rence » se révèlent parfaitement adaptées. Une sociétéde façade permet, par exemple, de consacrer des fondsblanchis à des investissements pour développer une acti-vité industrielle ou commerciale tout à fait légale. Il està noter que ces fonds ont peut-être déjà transité par la

37. Par analogie avec les firewalls qui servent à protéger les systèmesinformatiques contre les agressions extérieures (virus, attaques de hackersou d’organisations criminelles, etc.).�

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comptabilité de la même société au début de leur pro-cessus de recyclage. Une société fantôme est très utilepour intervenir dans l’immobilier (achats/ventesd’appartements ou d’immeubles, participation à uneopération de promotion, investissements locatifs, etc.).Dans beaucoup de pays, les transactions immobilièressont rapides et discrètes ; la plupart du temps, la pré-sence d’une société écran ne suscite pas une curiositéexcessive de la part des différentes parties concernées.

Les attraits des paradisréglementaires et financiersPlusieurs universitaires américains et anglais ont insisté,depuis une quinzaine d’années, sur le caractère crimi-nogène (ce qui peut contribuer au développement de lacriminalité) des paradis réglementaires et autres centresfinanciers off shore ; pour eux, ces lieux sont avant toutcaractérisés par leur capacité d’accueil et de dissimula-tion des capitaux d’origine criminelle (the evil money).

� Certains uni-versitairesdénoncent lecaractère crimi-nogène des para-dis réglemen-taires et autrescentres financiersoff shore. Mark P. Hampton38 développe une thèse différente qui,

pour autant, n’amène pas à considérer que la gravité duproblème soit moindre. Il replace l’essor des paradisréglementaires dans le cadre de l’évolution du systèmefinancier international depuis le début des annéessoixante-dix, marquée par la globalisation des marchés,la dérégulation des activités bancaires et le développe-ment de plus en plus rapide des nouvelles technologiesde l’information. La conjonction de ces trois tendancesa conduit à l’accélération progressive des transferts decapitaux, lesquels sont aujourd’hui quasi-instantanés.

38. Ses travaux sur le sujet font autorité ; on citera, entre autres, The offs-hore interface, Macmillan, 1996 et Offshore finance centers and taxhavens, Macmillan, 1999. �

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Dans un tel contexte, les opérations de blanchiment peu-vent se dérouler dans un environnement en quelque sorte« aseptisé » ; les fonds de toutes origines empruntant lesmêmes circuits et transitant par les mêmes lieux, au pre-mier rang desquels figurent les centres off shore. Lacorruption qui mine de nombreux pays et la criminali-sation de certaines économies accroissent encore laconfusion. Ces phénomènes suscitent des transferts defonds massifs depuis les pays concernés en direction del’étranger ; les organisations criminelles disposent, dece fait, de multiples possibilités pour dissimuler lesfonds qu’elles cherchent à blanchir.

Il apparaît que les éléments d’environnement communsà la plupart des paradis réglementaires sont les suivants :

• le refus de communiquer des informations juridiqueset financières à d’autres pays ;

• le haut niveau de protection du secret des affaires etun secret bancaire quasi absolu ;

• des équipements performants dans le domaine desnouvelles technologies de l’information et de lacommunication ;

• une importante activité touristique générant des fluxd’argent liquide et l’utilisation du dollar comme mon-naie locale ;

• un gouvernement insensible aux pressions extérieu-res ; cette position peut résulter du pouvoir de faitdétenu par une organisation criminelle en lieu et placedes autorités officielles39 ;

39. On pense notamment à la situation qui prévalait, encore récemment,pour l’île d’Aruba ; cette dépendance hollandaise, située dans la mer desCaraïbes, fut soumise à l’influence politique économique et financière dedeux familles de la mafia sicilienne de la fin des années soixante jusqu’aumilieu des années quatre-vingt-dix. Pour un récit détaillé, cf. l’article très�

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• la prépondérance des services financiers dans l’éco-nomie locale ;

• des liaisons aériennes régulières avec les pays voisinsplus riches ;

• la présence de casinos et d’une (de) zone(s) fran-che(s).

Sur le plan technique, un certain nombre de facteurscomplémentaires sont susceptibles de retenir l’attentiondes blanchisseurs :

• la présence de filiales de grandes banques internatio-nales ;

• le nombre de banques locales en activité et la possi-bilité d’en créer facilement de nouvelles ;

• les facilités offertes pour la création des sociétéscommerciales et financières de tous types (internatio-nal business companies, exempt companies, succur-sales off shore, sociétés d’assurance ou de gestion,etc.) ;

• la possibilité d’acheter des sociétés prêtes à l’emploi(shell companies) ;

• la reconnaissance des trusts et des fonds fiduciairesainsi que les modalités de leur constitution sur place ;

• les conditions d’exercice des activités parabancaires(courtage, gestion de titres, change, etc.) qui réserventde multiples possibilités de blanchiment ; la situationest particulièrement favorable lorsque les entités inter-venant dans ce secteur sont autorisées à utiliserl’appellation de « banque » ;

• la pratique des « fonds baladeurs » qui sont transfé-rables successivement dans plusieurs établissementsbancaires, dès l’instant où des renseignements sur les

documenté de T. Blickman, « The Rothschilds of the mafia on Aruba »,Transnational Organized Crime, vol. 3, no 2 (été 1997), p. 50 à 89. �

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possesseurs desdits fonds sont recherchés par destiers ;

• l’existence de nombreux intermédiaires locaux(consultants, conseillers juridiques et financiers, ges-tionnaires de patrimoine, etc.) ; ils constituent eux-mêmes un (des) échelon(s) supplémentaire(s) dans lesdispositifs visant à préserver l’anonymat des princi-paux bénéficiaires des opérations de recyclageconçues et réalisées par leurs soins ; ils imaginent sanscesse de nouveaux montages afin que la gestion desintérêts de leurs clients bénéficie d’un maximum desécurité et certains d’entre eux sont des experts recon-nus en matière de blanchiment d’argent d’origine cri-minelle ;

• la qualité des informations diffusées sur les servicesfinanciers (et leurs accessoires) disponibles locale-ment, par le biais des différents supports de commu-nication (brochures touristiques, presse spécialisée et,de plus en plus, internet) ;

• la facilité d’obtention de faux documents administra-tifs et commerciaux.

Compte tenu de ce contexte, le rapport de l’Office desNations Unies pour le contrôle des drogues et la pré-vention du crime, consacré aux paradis financiers etpublié en 1998, a dressé un constat sans ambiguïté :« La caractéristique majeure de tous ces services estqu’ils sont conçus de manière à contourner ou à neutra-liser l’obligation de diligence. Bien qu’ils soient parfoisprésentés ou justifiés comme n’étant rien d’autre quedes moyens légitimes d’échapper au fisc, ils s’adressentbien sûr aussi explicitement à ceux qui fraudent active-ment ou qui prennent une part active à des formes lucra-tives d’activités criminelles, qu’il s’agisse de fraudefinancière, de trafic de drogues ou d’autres formes decrime organisé. »�

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ET MAINTENANT ?

� Les événe-ments du 11 sep-tembre 2001 ontprovoqué unemobilisationgénérale desgouvernementsoccidentauxcontre toutes lesformes de sou-tien au terrorismeinternational.Cette démarcherepose sur l’idéeque le finance-ment du terro-risme fait appel àdes procédésidentiques outrès proches deceux utilisés pourle recyclage descapitaux d’ori-gine criminelle.

Les événements du 11 septembre 2001 ont provoquéune mobilisation générale des gouvernements occiden-taux contre toutes les formes de soutien au terrorismeinternational. Les dirigeants des États-Unis ont ainsiannoncé le début d’une « guerre financière » en vue detarir toutes les sources de financement des individus etdes groupes terroristes ; dans cette perspective, ils ontproclamé leur volonté de mettre rapidement un terme àun certain nombre de pratiques habituellement considé-rées comme favorables au développement des circuitsfinanciers clandestins. Les plus hauts responsables del’Union européenne et ceux des grandes organisationsinternationales ont également multiplié les déclarationssur le même thème. Ces différents intervenants ontnotamment insisté sur l’absolue nécessité de résoudreles problèmes suivants : l’utilisation d’entités juridiquesopaques (les sociétés écran, les trusts, les fondations,etc.), les facilités offertes par les paradis réglementairesou encore la circulation des capitaux entre les banquesoff shore et le système financier on shore.

Il faut souligner que cette démarche repose sur l’idéeque le financement du terrorisme fait appel à des pro-cédés identiques ou très proches de ceux utilisés pourle recyclage des capitaux d’origine criminelle40. Cette

40. La décision prise par les pays membres du G7, en octobre 2001, enest une illustration particulièrement symbolique. Le GAFI (groupe deréflexion et de proposition en matière de lutte contre le blanchiment crééen 1989) est chargé, en plus de ses attributions traditionnelles, d’une mis-sion d’expertise sur les mécanismes de financement du terrorisme et l’éla-boration des contre-mesures. Il a présenté, dès le 30 octobre 2001, huitrecommandations suggérant aux États d’adopter les dispositions suivantes :1) prendre des mesures immédiates pour ratifier et mettre en œuvre lesinstruments appropriés des Nations Unies ; 2) ériger en infraction pénale �

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� Les groupesterroristes dispo-sent de certainesressources d’ori-gine légale. Cen’est pas alorsl’origine desfonds qui est sus-pecte mais leurdestination.

approche, qui prévalait juste après les événements, estsans doute un peu simpliste. Les groupes terroristes dis-posent, dans des proportions qui varient fortement del’un à l’autre, de certaines ressources d’origine légale(dons d’individus, d’associations caritatives, d’États).Ce n’est pas alors l’origine des fonds qui est suspectemais leur destination, le soutien et l’exécution d’actesterroristes, au terme d’un processus de « noircissement »ou reverse money laundering. La lutte contre le finan-cement du terrorisme suppose donc de bien en connaîtreles mécanismes pour éviter d’en rester aux effetsd’annonce ou, ce qui serait pire, de sombrer dans laconfusion faute d’avoir identifié les véritables cibles.Or, les pratiques relevant du reverse money launderingen vue de financer des activités terroristes demeurentlargement méconnues ; elles diffèrent certainementselon la nationalité, la nature ou le positionnement (poli-tique, idéologique, religieux, sectaire) des entités consi-dérées. Il convient de réunir un maximum d’informa-tions les concernant en vue d’organiser la lutte sur desbases solides et de préparer des contre-mesures adaptéesà la réalité de la menace41.

le délit de financement du terrorisme, des actes terroristes et des organi-sations terroristes ; 3) geler et confisquer les avoirs des terroristes ; 4)déclarer les transactions suspectes liées au terrorisme ; 5) assister les autrespays dans les enquêtes sur le financement du terrorisme ; 6) imposer desobligations de lutte contre le blanchiment de capitaux aux systèmes alter-natifs de paiement ; 7) renforcer les mesures d’identification dans les trans-ferts électroniques de fonds internationaux et domestiques ; 8) s’assurerque les personnes morales, notamment les organisations caritatives, ne sontpas utilisées pour financer le terrorisme. Ces recommandations, publiéesquelques semaines après les attentats du 11 septembre, constituent finale-ment une énumération de mesures générales ; il ne s’en dégage pas unedistinction claire entre celles directement nécessitées par le combat contrele terrorisme et celles s’inscrivant dans le cadre plus général de la luttecontre le blanchiment.

41. En ce qui concerne les attentats de septembre 2001, l’étude réalisée�Éd

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Cette relative méconnaissance des données n’a pasempêché (elle a même peut-être été un facteur favora-ble) les gouvernements occidentaux de prendre, dans lecadre de la mobilisation contre le terrorisme, des déci-sions importantes ; certaines pourraient avoir des consé-quences directes par rapport à diverses situations,décrites précédemment, qui sont particulièrement favo-rables pour les blanchisseurs d’argent d’origine crimi-nelle ; il faut toutefois souligner qu’il est encore beau-coup trop tôt pour se prononcer de manière définitivesur l’impact réel desdites décisions. Le Patriot Act, entréen vigueur le 26 octobre 2001 après sa signature par leprésident Bush, a sans doute été le texte le plus remar-qué en la matière ; il comporte de nombreuses disposi-tions financières visant à renforcer très nettement laprévention et la répression du blanchiment d’argent etdes autres pratiques liées à la circulation de capitauxd’origine suspecte. Ces mesures concernent non seule-ment la communauté financière mais aussi d’autres sec-teurs d’activités ; leur mise en œuvre a entraîné lamodification de diverses lois et réglementations profes-sionnelles telles que le Bank Secrecy Act. Certaines dis-positions du Patriot Act sont assez spectaculaires dansla mesure où la perspective de leur adoption était ini-maginable quelques mois auparavant. Il en est ainsi destrès fortes restrictions (une quasi-interdiction) quis’appliquent aux relations entre les banques installées

par Jean-Charles Brisard sur « l’environnement financier d’Oussama BenLaden » est un exemple de contribution intéressante mais elle est loind’épuiser son propre sujet ; on trouvera ce document en annexe deJ.-C. Brisard, G. Dasquié, La vérité interdite, Denoël, 2001. Sur les modesde financement des mouvements de guérilla (mais tous ne peuvent pas êtreassimilés à des organisations terroristes, ce qui complique sérieusementl’approche du problème), cf. R.T. Naylor, « The insurgent economy : blackmarket operations of guerilla organizations », Crime, Law and SocialChange, vol. 20, no 1 (juillet 1993), p. 13 à 51. �

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aux États-Unis et leurs homologues, de réputation plusou moins douteuse, domiciliées dans les paradis finan-ciers ; ces mesures s’inspirent très largement des conclu-sions d’un rapport sénatorial qui a suscité de nombreuxcommentaires, des plus favorables aux plus hostiles, lorsde sa publication en février 200142.

En ce qui concerne l’Union européenne, il faut soulignerque la Commission, le Conseil des ministres et le Par-lement se sont mis rapidement d’accord, en novem-bre 2001, sur l’actualisation du texte de la directive surla lutte contre le blanchiment, alors que ce projet sus-citait débats et polémiques depuis sa présentation en juil-let 1999. Cette nouvelle directive n’a pas encore ététransposée dans les législations des États membres maisla Commission envisage déjà de proposer l’adoption demesures visant à restreindre les possibilités de recoursaux entités juridiques opaques ; la Commission fonde sa

42. Le rapport a été publié à la suite des initiatives de Carl Levin, sénateurdu Michigan et leader de la minorité démocrate au sein du PermanentSubcommittee on Investigations du Committee on Governemental Affairs(Carl Levin préside maintenant la commission de la Défense, à la suite duchangement de majorité intervenu au Sénat en mars 2001). Ce document,intitulé Correspondent banking : a gateway for money laundering, a misl’accent sur les multiples possibilités d’utilisation à des fins de blanchimentdes comptes ouverts par des structures financières offshore dans les livresdes banques installées sur le territoire des États-Unis. Le rapport a provo-qué un réel émoi au sein de la communauté financière dans la mesure oùil a souligné, arguments à l’appui, les lourdes responsabilités (actives etpassives) des plus grandes banques des États-Unis ; le sénateur en a résuméainsi le contenu : « The US banks, in screening the foreign banks they takein as clients, have allowed rogue foreign banks and their criminals clientsto carry on money laundering and other crimina lactivity in the UnitedStates and to benefit from the services, safety and soundness of the USbanking industry ». Les investigations des sénateurs ont mis en évidenceque les établissements incriminés ne se souciaient guère des activités deleur clientèle de banques offshore (souvent de simples shell banks) etencore moins de celles des propres clients desdites banques. Dans cecontexte de laxisme généralisé, le sacro-saint principe know your customern’avait plus qu’un caractère tout à fait virtuel. Le rapport est consultableen intégralité sur le site levin.senate.gov.�

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démarche sur les recommandations émanant de plu-sieurs rapports officiels publiés au cours de ces derniersmois43.

La question de l’attitude à adopter vis-à-vis des paradisfinanciers va sans doute continuer à nourrir des débatsaussi vifs que nombreux. Les différentes instances sepréoccupant de combattre le recyclage des capitauxd’origine criminelle ont engagé une réflexion sur le sujetdepuis plusieurs années ; cette mobilisation intellec-tuelle s’est traduite par la publication de divers rapportspuis de quelques listes de pays et de territoires qualifiésde non coopératifs en matière de lutte contre le blanchi-

43. Deux rapports, rendus publics à l’automne 2001, constituent des réfé-rences sur le sujet. Le premier rapport, intitulé Behind the corporate veil(Using corporate entities for illicit purposes) a été établi par l’OCDE ; ilfaut noter qu’il a été présenté aux ministres représentant les États membresen mai 2001, lors d’une réunion où le secrétaire au Trésor américain avaitsignifié que les États-Unis n’approuvaient pas les initiatives de l’OCDEvisant à mettre fin à certaines pratiques juridiques et fiscales considéréescomme dommageables. Ce document fait état d’une position très nette ensoulignant que les entités juridiques opaques sont souvent utilisées pourle blanchiment d’argent, la corruption, la dissimulation d’actifs au détri-ment de créanciers, la fraude fiscale, les opérations irrégulières pourcompte propre, les infractions boursières et beaucoup d’autres activitésillicites. L’OCDE recommande aux gouvernements les différentes mesuresà prendre pour : 1) imposer la déclaration préalable des bénéficiaires effec-tifs aux autorités lors de la création des entités juridiques ; 2) obliger lesintermédiaires qui participent à la formation et à la gestion des entitésjuridiques (mandataires, agents et sociétés fiduciaires, avocats et autresconseils) à recueillir ces informations ; 3) mettre en place les infrastruc-tures juridiques qui permettront aux autorités publiques d’enquêter sur lesbénéficiaires effectifs et de les contrôler en cas de suspicion d’activitéillicite. Le second rapport a été préparé, à la demande de la Commissioneuropéenne, par les équipes de l’université italienne de Trente (centre derecherches Transcrime) ; son intitulé, Transparency and money launde-ring. Study of the regulation and its implementation, in the EU MemberStates, that obstruct anti-money laundering cooperation (banking/finan-cial and corporate/company regulative fields), fait référence à la demandeformulée à l’occasion de la première réunion conjointe des ministresdes Finances, de l’Intérieur et de la Justice, en octobre 2000 à Luxem-bourg. �

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ment44. D’autres paradis financiers sont considéréscomme suffisamment coopératifs et certains d’entre euxfont même preuve d’un zèle dont ils n’étaient guère cou-tumiers dans un passé récent45.

EN CONCLUSION

On redira que le combat contre les réseaux criminelstransnationaux et leurs circuits financiers clandestinsn’est pas réductible à la « guerre financière » contre leterrorisme en soulignant, d’ailleurs, que la propositioninverse est également vraie. Cela étant, le choc des évé-nements du 11 septembre 2001 a provoqué d’indénia-bles changements de discours et de comportements, dontcertains n’étaient guère prévisibles, de la part des dif-férents acteurs (organisations internationales, gouverne-ments, représentants des professions du secteur privé etmême médias) concernés par la lutte contre le blanchi-ment. Toutefois, il faudra encore attendre pour être sûrque l’expression de la volonté politique ne se résumerapas à la présentation de « catalogues » successifs de bon-nes intentions.

44. La liste du GAFI, actualisée fin 2001, comprenait dix-neuf entitésterritoriales : Iles Cook, Dominique, Égypte, Grenade, Guatemala, Hon-grie, Indonésie, Israël, Liban, Iles Marshall, Myanmar, Nauru, Nigeria,Niue, Philippines, Russie, Saint-Kitts et Nevis, Saint-Vincent, Ukraine.45. Les autorités financières de Jersey ont ainsi bloqué, en décembre 2001,cent millions de dollars d’actifs d’un trust, sous prétexte que l’origine etla destination des fonds transitant par ledit trust leur paraissait douteuse.Le bénéficiaire de ce trust étant l’un des membres de la famille régnantedu Qatar, cette initiative provoqua une crise diplomatique sévère entre leQatar et la Grande-Bretagne ; celle-ci assure les relations extérieures deJersey mais l’île dispose d’une très large autonomie que lui garantit, depuisle XIIIe siècle, son statut de bailliage de la couronne anglaise (cf. Le Mondedu 15 décembre 2001).�

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On retiendra...

� La différence entre marchés illégaux et marchés paral-lèles : les premiers sont les lieux d’échange de biensillicites, les seconds de biens licites mais échangés defaçon illégale.

� Le mode de fonctionnement de ces marchés illégaux :ils nécessitent protection (notamment par la corruptiond’hommes politiques) et recours à la violence dans ununivers fortement concurrentiel, et leurs acteurs sontorganisés en réseaux.

� L’exposition de l’Union européenne à ces réseaux, enmatière agricole et fiscale.

� La réussite des stratégies d’infiltration de l’économielégale par l’économie criminelle, à travers des réseauxde blanchiment de plus en plus performants et dontl’action est facilitée par les évolutions récentes de lafinance internationale.

� Les modalités de ce que l’on appelle « l’ingénierie dublanchiment », à savoir notamment la préservation del’anonymat par le recours à des sociétés écran et auxservices de paradis réglementaires et financiers.

� L’importance du mouvement de mobilisation anti-blan-chiment qui a fait suite aux attentats du 11 septembre2001, notamment autour de deux points majeurs : l’uti-lisation des entités juridiques « opaques » et le rôle jouépar les paradis réglementaires et centres off shore.

� Les deux textes majeurs ayant fait évoluer la réglemen-tation en la matière depuis ces événements : le PatriotAct (26 octobre 2001) et l’accord sur l’actualisation dela directive européenne en novembre 2001.

� La question centrale de l’attitude à adopter face auxparadis financiers et la nécessité d’une véritable volontépolitique.

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Cas pratique

Cas no 1 : un opérateur indépendant, Law Kin-Man

Law Kin-Man, citoyen de Hong-Kong et membre de la triade SunYee On, est actuellement emprisonné aux États-Unis ; il a orga-nisé, pendant plusieurs années, des trafics de stupéfiants et desopérations de blanchiment tout aussi importants les uns que lesautres.

Law devint, à partir de la fin de 1982, un client fidèle des diffé-rentes agences bancaires de la BCCI à Hong-Kong ; entre 1983et 1986, ses dépôts d’argent liquide dépassaient, parfois, centmille dollars US par jour. La banque avait aménagé les procé-dures en vigueur pour faciliter l’activité de Law, qui pouvait dis-poser de 306 comptes ouverts au nom de plus de 70 personnes(des proches et des titulaires fictifs dont l’existence était attestéepar de faux documents d’identité). À partir de 1987, les verse-ments ont été de plus en plus effectués par l’intermédiaire devirements télégraphiques, de mandats et de chèques.

Les sommes ainsi blanchies par Law, jusqu’à son arrestation (fin1989), ont été estimées à 77 millions de dollars EU ; elles pro-venaient en totalité du trafic de drogues puisque Law n’avaitaucune activité légale. Après l’arrestation de Law, 20 millions dedollars EU ont été retirés des comptes ouverts à la BCCI ; ils ontété transférés à Taiwan par des circuits bancaires parallèlescontrôlés par la Sun Yee On.

L’enquête révéla le niveau atteint par les activités de Law et leursramifications. Il apparut ainsi que ses ventes de drogue auxÉtats-Unis représentaient une valeur au détail sur le marchéaméricain supérieure à 600 millions de dollars EU. Les saisiesopérées à Hong-Kong portèrent sur 22,5 millions de dollars EUd’espèces et 1 million de dollars EU de biens immobiliers ;d’autres avoirs d’un montant total de 85 millions de dollars EUfurent également découverts à Hong-Kong, en Australie et auxÉtats-Unis.

Law possédait également une entreprise domiciliée au Liberia,qu’il avait rachetée à Bankers Trust ; cela lui permettait d’utiliserdes comptes ouverts au nom de cette société dans les livres de�

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Bankers Trust et de la BCCI. Law recourait enfin à deux autrestechniques de blanchiment : d’une part, il achetait (en payantavec des espèces) puis revendait (contre remise d’un chèque)des jetons au casino d’Atlantic City ; d’autre part, il importait clan-destinement à Hong-Kong de l’or et des pierres précieuses envue de les écouler sur le marché local à des bijouteries appar-tenant à la Sun Yee On.

Extradé aux États-Unis en 1992, Law y a été jugé et condamnéen 1994 ; il a aussi fait l’objet, en octobre 1995 à Hong-Kong,d’une condamnation (par contumace) pour blanchiment defonds, qui fut la première du genre prononcée dans le territoire.

Philippe Broyer

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