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Écrivainer 22 23 Samuel Daiber ou la lettre comme biographème au linguiste René Jongen 21 , Michel Thévoz se dit également persuadé « que la perte de communication, ou la renonciation à communiquer, peut être hautement propice à une invention de langage » 22 . Dans quelles proportions ces contraintes ont-elles pesé sur la langue de Samuel Daiber ? Le seul éclairage contextuel et synchronique semble très utile, mais réducteur. Dans le cas de l’épistolier neuchâtelois, il est clair que des éléments bio- graphiques conduisent aussi aux curiosités de son discours, confirmant l’idée défendue par le linguiste Charles Bally 23 , notamment, selon laquelle le langage et la vie sont intimement liés. Le langage est une condition anthropologique fondamen- tale de l’existence. Pas de subjectivité sans langage. La rela- tion souligne donc plus qu’une simple proximité. Ils ont ceci en commun de présenter une grande vulnérabilité. Daiber a recours au discours épistolaire. Ce genre discursif est très répandu dans les écrits asilaires 24 . Le choix de la cor- respondance n’est pas neutre. Il implique un type d’interlocu- tion spécifique. En recourant au canal écrit, Daiber entame un mouvement de réduction des langages : les gestes, les regards et les intonations de voix sont exclus de l’échange discursif. L’épis- tolaire empêche ces formes non verbales et paraverbales, car 21 Alors professeur à l’Institut de linguistique au Collège Erasme de Louvain- la-Neuve en Belgique, René Jongen s’est intéressé aux lettres de Samuel Daiber. Dans un premier courrier adressé à Michel Thévoz, datant du 18 février 1988, le linguiste insiste sur « la logique langagière intacte » de ces écrits asilaires. 22 Cf. p. 21 23 Charles Bally, Le Langage et la Vie, Genève, Droz, 1965. 24 La Collection de l’Art Brut à Lausanne possède de très nombreuses lettres rédigées au sein d’hôpitaux psychiatriques, par exemple celles d’Aloïse (cf. p. 73), de Jules Doudin (cf. p. 52), de Jeanne Tripier (cf. p. 35) ou d’August Walla (cf. p. 23). La plupart de ces écrits épistolaires font dialoguer le texte et l’image – ce qui n’est spécifiquement pas le cas des missives de Daiber qui ne recourt qu’au langage verbal. August Walla, Zauberer Braver, 1988. Peinture acrylique et collage sur toile, 200 x 160 cm. Collection de l’Art Brut, Lausanne.

Écrivainer Samuel Daiber ou la lettre comme biographème

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Samuel Daiber ou la lettre comme biographème

au linguiste René Jongen21, Michel Thévoz se dit également persuadé « que la perte de communication, ou la renonciation à communiquer, peut être hautement propice à une invention de langage »22.

Dans quelles proportions ces contraintes ont-elles pesé sur la langue de Samuel Daiber ? Le seul éclairage contextuel et synchronique semble très utile, mais réducteur. Dans le cas de l’épistolier neuchâtelois, il est clair que des éléments bio-graphiques conduisent aussi aux curiosités de son discours, confirmant l’idée défendue par le linguiste Charles Bally23, notamment, selon laquelle le langage et la vie sont intimement liés. Le langage est une condition anthropologique fondamen-tale de l’existence. Pas de subjectivité sans langage. La rela-tion souligne donc plus qu’une simple proximité. Ils ont ceci en commun de présenter une grande vulnérabilité.

Daiber a recours au discours épistolaire. Ce genre discursif est très répandu dans les écrits asilaires24. Le choix de la cor-respondance n’est pas neutre. Il implique un type d’interlocu-tion spécifique. En recourant au canal écrit, Daiber entame un mouvement de réduction des langages : les gestes, les regards et les intonations de voix sont exclus de l’échange discursif. L’épis-tolaire empêche ces formes non verbales et paraverbales, car

21 Alors professeur à l’Institut de linguistique au Collège Erasme de Louvain-la-Neuve en Belgique, René Jongen s’est intéressé aux lettres de Samuel Daiber. Dans un premier courrier adressé à Michel Thévoz, datant du 18 février 1988, le linguiste insiste sur « la logique langagière intacte » de ces écrits asilaires. 22 Cf. p. 21 23 Charles Bally, Le Langage et la Vie, Genève, Droz, 1965.24 La Collection de l’Art Brut à Lausanne possède de très nombreuses lettres rédigées au sein d’hôpitaux psychiatriques, par exemple celles d’Aloïse (cf. p. 73), de Jules Doudin (cf. p. 52), de Jeanne Tripier (cf. p. 35) ou d’August Walla (cf. p. 23). La plupart de ces écrits épistolaires font dialoguer le texte et l’image – ce qui n’est spécifiquement pas le cas des missives de Daiber qui ne recourt qu’au langage verbal.

August Walla, Zauberer Braver, 1988. Peinture acrylique et collage sur toile, 200 x 160 cm. Collection de l’Art Brut, Lausanne.

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La lettre à Ralph Winteler

Lettre de Samuel Daiber adressée au Dr. Ralph Winteler le 28 novembre 1963. Archives de la Collection de l’Art Brut, Lausanne.

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Maupassant ou Novalis –, l’articulation entre maladie mentale (psychose en l’occurrence) et pratique langagière se réalise ici dans l’espace spécifique d’une lecture intermédiaire. En l’oc-currence, le recours à certains travaux psychanalytiques sur la part langagière des psychoses permettra d’élargir utilement l’abord de la subjectivité : le sujet dialogal (ou intersubjectif) de l’énonciation étant relayé par le sujet, clivé lui aussi, de la psychanalyse37.

Dans une telle perspective décloisonnée, les travaux de Silla Consoli (1979), de Julia Kristeva (1979) et d’Alain Manier (1995) ajoutent à notre grille descriptive initiale, plus stricte-ment linguistique, une clé de lecture complémentaire à propos du sujet dans le langage. Ces prolongements ne la remplacent pas. Au contraire, la cohabitation des sociolectes* est auto-risée en fonction des transferts réalisables entre description textuelle et interprétation psychanalytique.

37 Après les postulats du linguiste Emile Benveniste, qui prennent notamment leur source dans la philosophie personnaliste juive de Martin Buber, on peut dire que le sujet de l’énonciation est, autant que celui de la psychanalyse, divisé, ou relationnel, dans la mesure où, langagièrement, tout « je » postule un « tu »et se trouve constitué par lui. Ces deux régimes de la subjectivité ont donc ceci en commun qu’ils dépendent d’autrui : de « tu », ou de « l’Autre ».

(Dé)former les mots, reformer la langue

je penserai, voixerai toute Langue, Languel. Etc. toute Instruction. toute Ecole. toute Université.

Sans avoir appris. sans être appris.Samuel Daiber

« Sieur », Monsieur, Mon SeigneurLorsqu’on lit les lettres de Samuel Daiber, on est immédiate-ment frappé par leur inventivité lexicale. L’épistolier forme ses propres mots. Prenons pour commencer l’exemple du terme « Sieur », placé au début de sa lettre dans les termes d’adresses (l. 3). Ce titre de « Sieur » permet la prise de contact avec l’interlocuteur (l. 4) ou le congé avec celui-ci dans les salutations (l. 9 et 43). Dans tous ces cas, il participe à des séquences phatiques* et s’inscrit dans le « paradigme des expressions appellatives »38. En tant que formule de poli-tesse, il a pour fonction dans l’échange épistolaire de dimi-nuer la distance physique séparant les deux interlocuteurs en ajoutant de la cordialité. Dans d’autres lettres de Daiber, nous retrouvons ce même morphème lexical décliné en « Sir[e] », dont il est le cas régime. Dès le XIIIe siècle, « Sieur » a correspondu au titre porté par les seigneurs, donné ensuite aux empereurs et aux rois lorsque l’on s’adressait à eux, à l’oral ou à l’écrit. Une telle formulation, inusitée en français contemporain, détonne a priori avec le contexte d’une inter-

38 Catherine Kerbrat-Orecchioni 1998 op. cit., p. 20.