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L’histoire commence il y a plus de dix ans par une expédition spéléolo- gique menée par deux vieux broussards installés au Gabon depuis des décen- nies. Claude Werotte et Marco Marti découvrent, en descendant au fond d’un gouffre, un crocodile vivant et dans une autre cavité, une mâchoire de crocodile en décomposition. Quelques années plus tard, Richard Oslisly, géoarchéologue spécialiste de l’Afrique centrale, entreprend d’explorer à nouveau ces grottes. Il s’entoure d’une équipe pluridisciplinaire principa- lement composée d’Olivier Testa, spéléo- logue qui sillonne l’Afrique centrale, de Matthew Shirley, « le » spécialiste des crocodiles africains, de David Sebag, géologue, spécialiste des environne- ments africains, de Thibaud Decaëns, entomologiste et écologue, spécialiste des milieux équatoriaux et bien sûr de Marco Marti, médecin et co-inventeur des grottes. Deux expéditions seront menées par l’équipe, en août 2010 et août 2011, au cours desquelles ils mettent à jour une véritable population de croco- diles du genre Osteolaemus totalement inféodée au milieu souterrain. Abanda se situe en amont de la rivière Olandé, dans une zone de forêt dense équatoriale, inondée le plus clair de l’année, et accessible seulement au plus fort de la saison sèche. Quelques affleurements calcaires crétacés pertur- bent un relief monotone et recèlent des conduits karstiques fossiles. Les grottes d’Abanda se répartissent en deux réseaux distants de 900 m. Le réseau Dinguembou qui développe 350 m et le réseau Mugumbi, qui déve- loppe 400 m de galeries horizontales, dont certaines portions sont ennoyées. Ce dernier est constitué de plusieurs conduits principaux plus ou moins paral- lèles, interconnectés par un réseau de fractures transverses. L’accès se fait soit par des avens de 7 m de profon- deur environ, ou directement au pied des fronts rocheux. On trouve des Crocodiles des cavernes ! - Spelunca 124 - 2011 41 Crocodiles des cavernes ! a) Spéléo-groupe de La Tronche – Fondation Liambissi b) Institut de recherche pour le développement c) Université de Rouen d) Université de Floride Nous remontons en pirogue la rivière Olandé jusqu'au débarcadère de Moukendou. En cette période, la surface de l'eau est couverte de pollen. Olivier TESTA a , Richard OSLISLY b , David SEBAG c , Matthew SHIRLEY d , Thibaud DECAËNS c C’est à l’entrée du Fernan Vaz, au Gabon, qu’une équipe de scientifiques étudie une population de crocodiles cavernicoles unique au monde. Ces reptiles, qui ont pris une couleur orange, sont complètement isolés de l’extérieur et vivent dans un environnement et des conditions très particulières. Suivons-les dans les grottes d’Abanda… La forêt équatoriale, un milieu aux dimensions inhumaines.

Crocodiles des cavernes! · Les analyses sur le terrain des contenus stomacaux ont montré que les crocodiles cavernicoles se nourris-sent exclusivement des organismes présents dans

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Page 1: Crocodiles des cavernes! · Les analyses sur le terrain des contenus stomacaux ont montré que les crocodiles cavernicoles se nourris-sent exclusivement des organismes présents dans

L’histoire commence il y a plus dedix ans par une expédition spéléolo-gique menée par deux vieux broussardsinstallés au Gabon depuis des décen-nies. Claude Werotte et Marco Martidécouvrent, en descendant au fondd’un gouffre, un crocodile vivant et dansune autre cavité, une mâchoire decrocodile en décomposition.

Quelques années plus tard, RichardOslisly, géoarchéologue spécialiste del’Afrique centrale, entreprend d’explorerà nouveau ces grottes. Il s’entoured’une équipe pluridisciplinaire principa-lement composée d’Olivier Testa, spéléo -logue qui sillonne l’Afrique centrale, deMatthew Shirley, « le » spécialiste des

crocodiles africains, de David Sebag,géologue, spécialiste des environne-ments africains, de Thibaud Decaëns,entomologiste et écologue, spécialistedes milieux équatoriaux et bien sûr deMarco Marti, médecin et co-inventeurdes grottes.

Deux expéditions seront menéespar l’équipe, en août 2010 et août2011, au cours desquelles ils mettentà jour une véritable population de croco-diles du genre Osteolaemus totalementinféodée au milieu souterrain.

Abanda se situe en amont de larivière Olandé, dans une zone de forêtdense équatoriale, inondée le plus clairde l’année, et accessible seulement au

plus fort de la saison sèche. Quelquesaffleurements calcaires crétacés pertur-bent un relief monotone et recèlent desconduits karstiques fossiles. Lesgrottes d’Abanda se répar tissent endeux réseaux distants de 900 m. Leréseau Dinguembou qui développe350 m et le réseau Mugumbi, qui déve-loppe 400 m de galeries horizontales,dont certaines portions sont ennoyées.Ce dernier est constitué de plusieursconduits principaux plus ou moins paral-lèles, interconnectés par un réseau defractures transverses. L’accès se faitsoit par des avens de 7 m de profon-deur environ, ou directement au pieddes fronts rocheux. On trouve des

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Crocodiles des cavernes !

a) Spéléo-groupe de La Tronche – Fondation Liambissib) Institut de recherche pour le développementc) Université de Rouen d) Université de Floride

Nous remontons en pirogue la rivière Olandé jusqu'au débarcadère de Moukendou. En cette période,la surface de l'eau est couverte de pollen.

Olivier TESTA a, Richard OSLISLY b, David SEBAG c, Matthew SHIRLEY d,

Thibaud DECAËNS c

C’est à l’entrée du Fernan Vaz,au Gabon, qu’une équipe descientifiques étudie unepopulation de crocodilescavernicoles unique au monde.Ces reptiles, qui ont pris unecouleur orange, sontcomplètement isolés del’extérieur et vivent dans unenvironnement et desconditions très particulières.Suivons-les dans les grottesd’Abanda…

La forêt équatoriale, un milieu aux dimensions inhumaines.

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crocodiles dans l’ensemble des grotteset gouffres.

Tous les conduits sont occupés pard’impor tantes colonies de chauves-souris, tant insectivores que frugivores(Rousettus aegyptiacus, Hipposiderosaff. ruber et Hipposideros aff. Gigas),dont le nombre est évalué au total àplus de cent mille. L’exploration descavités en est éprouvante, tant par lescris incessants qui agressent l’oreille,par l’odeur répugnante provenant dela fermentation du guano, ou par lecontact avec ce guano collant danslequel vit une faune abondante, lors-qu’on est obligé de ramper.

En deux expéditions, une vingtainede crocodiles cavernicoles ont pu êtreattrapés, les plus grand mesurant prèsde 1,7 m, mais on retrouve aussi desjeunes. Les plus grands ont une peaude couleur orange vif qui contraste avec

Richard Oslisly explore les conduits fossiles, alors que Matthew Shirley s'affaire dans un cloaque immonde pour attraper les crocodiles (Réseau Mugumbi, section C).

Front rocheux oùse trouve l'entrée

de la grotteMugumbi.

La grandegalerie dela grotteDinguembou.

Réseau Mugumbi

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leurs congénères vivant à l’extérieur.Les analyses génétiques effectuées parMatthew Shirley à partir des prélève-ments sanguins de 2010 ont mis enlumière une divergence génétique signi-ficative par rapport aux crocodiles nainséchantillonnés sur le territoire gabo-nais, confirmant l’isolement de la popu-lation cavernicole. D’autres donnéesviendront.

Les analyses sur le terrain descontenus stomacaux ont montré queles crocodiles cavernicoles se nourris-sent exclusivement des organismesprésents dans les grottes (criquets,chauves-souris), confirmant ainsi leurinféodation complète au milieu souter-rain. Après avoir été marqués, les spéci-mens étudiés ont été relâchés sur leurpoint de capture.

De nombreuses questions restentencore à élucider concernant ces croco-diles, tant sur les raisons initiales deleur isolement que sur leur mode desurvie actuel. Cela donnera lieu à denouvelles expéditions dans cet endroitmagnifique.

« J’entre dans la grotte de Dingembou.Une odeur écœurante prend immédiatement aunez. Alors que ma lumière perce l’obscurité pourprendre la dimension des lieux, quelqueschauves-souris se réveillent. L’écho d’une agita-tion tumultueuse au lointain grandit, alors que lespremières chauves-souris sortent.

Je pénètre plus avant dans la galerie, de cinqmètres de haut et rigoureusement rectiligne. Aufur et à mesure, l’odeur étouffante, pestilentielle,dégagée par les excréments me donne des haut-le-cœur incontrôlables. Le flot continu de chauves-souris s’accroît et maintenant, elles sonttellement nombreuses que les chocs sont inévi-tables. Je suis violemment percuté à la tête, auxbras, aux jambes. Les bestioles, coupées dansleur vol, tombent alors au sol et rampent alorsmaladroitement pour regagner une paroi. Traver-ser la colonie de chauves-souris est une épreuve.Pour avancer, il faut se protéger le visage et lesyeux car les milliers de battements d’ailes produi-sent un puissant courant d’air qui emporte lesdéjections et nous couvre de déjections, urinecomme fèces odorantes. »

Olivier TESTA

Deux jeunes qui couinent et se lamententcomme de vrais bébés. Cliché Richard Oslisly.

Comparaison entre un crocodile cavernicole (à gauche) et un spécimenvivant à l’extérieur.

Ligotageméthodiquedu crocodilepour prévenirune réactionbrutale.Une bête decette taillepeut arracherune jambe.

« Alors que je poursuis mon chemin seuldans la grotte, la galerie se divise en un réseaude passages étroits. À quinze mètres de moi,au niveau du sol, j’aperçois soudain deux grosyeux qui reflètent le faisceau de ma torche. Jem’approche. Un vieux crocodile : 1,80 m àpremière vue. De grosses dents sortent de samâchoire. Une peau sombre. On s’observe. Quefaire ? »

Sur le net : www.abanda-expedition.org

Contact : [email protected]

Les photographies sont d’Olivier Testa

Les expéditions ont étémenées par l’Institutde recherche pour

le développement etla Fondation Liambissi

avec l'appui duCENAREST et

de l’Agence nationaledes parcs nationaux.

Nous ont aidé pour cesexpéditions : Dr Marti,SCAC de l'Ambassadede France au Gabon,

M. Nkombe, M. Suchet,OIS Group, Daron-

Shipchandler, Newrest,NOT Expéditions.

Olivier TESTA