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Institut d’Etudes Politiques de Toulouse
Crowdfunding :
Les ambiguïtés d’un modèle au cœur d’une économie culturelle
en mouvement
Mémoire préparé sous la direction de :
M. Xavier Pareille & M. François-Xavier Tramond
Présenté par Jérémy Fretin
Année universitaire 2012/2013
Je souhaiterais remercier chaleureusement mes deux co-directeurs de
mémoire, M. Xavier Pareille et M. François-Xavier Tramond, en particulier ce dernier
qui m’a introduit à la finance participative et aux problématiques qu’elle soulève, sujet
ayant instantanément suscité ma curiosité.
Mes remerciements vont aussi à l’ensemble des personnes qui ont contribué à
la réalisation de ce travail, pour leurs réflexions, leurs conseils et leurs
encouragements.
3
Table des matières
Introduction………………………………………………………………….………..…..3 CHAPITRE 1 : Fragilisation des formes de financement classiques et révolution numérique, facteurs favorables à l’émergence du crowdfunding………………………………………………………………………. ……..8 1. Une économie culturelle, fondée sur l’articulation entre public et privé, en mouvement…………………………………………………………………….8 A. La tradition interventionniste française……………………………………..……………9 B. Un financement privé pyramidal…………………………………….……………………13 2. Des habitudes de consommation chamboulées par la dématérialisation des œuvres culturelles………………………………………17 A. Une nouvelle génération de consommateurs culturels ébranlant les usages médias traditionnels …………………………………………………………………….……………17 B. Les industries culturelles poussées à revoir leurs stratégies ………………….……19 C. Une concurrence en provenance des géants de l’informatique……………..………22 CHAPITRE 2 : Le crowdfunding, un modèle à l’histoire ancienne et au caractère protéiforme………………………………………….……………25 1. Origines et définition du phénomène…………………………………………25 A. Un concept décliné du crowdsourcing…………………………………………………25 B. Une pratique à l’histoire ancienne………………………………………………..…….28 2. Formes et modèle économique des plateformes de crowdfunding…31 A. Un mode de financement protéiforme…………………………………………….……32 a) Le crowdfunding philanthropique……………………………………………….…….. .32 b) Le crowdfunding à dimension spéculative…………………………………….……….35 B. Un modèle économique instable et équivoque………………………………………...41 a) Taux de commission et de transaction…………………………………………………41 b) Un modèle économique tributaire des formes de financement plus classiques…..42
4
CHAPITRE 3 : Un outil au cœur de l’économie collaborative inexorablement lié à la puissance publique…………………..………..…46 1. La finance participative au cœur de l’économie collaborative…….…46 2. Vers une porosité croissante des liens entre artistes et consommateurs, professionnels et amateurs ………………………………..50 A. Une articulation poreuse entre savoir profane et culture savante ……….…………50 B. Un test de validité pour l’artiste-créateur……………………………………………….51 C. L’immixtion du consommateur dans le processus de création…………………………………………………………………………………….….57 3. Une réappropriation du phénomène par la puissance publique…………………………………………………………………………………….59 A. La nécessité d’une refonte du droit d’auteur……………………………………………………………………………………….59 B. Vers un financement participatif territorialisé ?........................................................65
Conclusion………………………………………………….......................…………...70
5
« Les nouvelles technologies nous ont condamnés à devenir intelligents ; c’est-à-dire
que nous avons le savoir devant nous, comme nous avons l’imagination devant nous.
Nous sommes à distance du savoir, à distance de l’imagination et de la cognition en
général ; il ne nous reste exactement que l’inventivité ».
Michel Serres,
« Révolution culturelle et cognitive » (40ème anniversaire de l’INRIA, 2007)
La récente annonce de la maison de disques Universal Music de son projet de
lancement d’une plateforme de financement participatif qui viserait à récolter des
fonds pour un service de rééditions d’albums rares et épuisés en format vinyle, a reçu
un accueil des plus mitigés. Entre diatribes et quolibets, les internautes, les
professionnels de l’industrie de la musique, la presse généraliste et spécialisée ont
dénoncé la tentative de l’une des plus grandes entreprises du secteur du disque, dont
le chiffre d’affaires avoisinait 4,5 milliards de dollars en 2012 1 , de surfer
maladroitement sur la vague du financement participatif.
Depuis quelques années, il est effectivement difficile de passer à côté du
crowdfunding, modèle qui désigne le fait de recourir aux contributions d’un grand
nombre d’individus pour financer un projet. Jusqu’à récemment chasse gardée du
continent américain, cet outil s’est profondément développé et est aujourd’hui en
pleine phase d’expansion en France, comme dans le reste de l’Europe.
Son apparition puis son déploiement sont d’autant plus intéressants à
appréhender qu’ils sont à replacer dans un contexte de changements profonds dans
le monde, à l’époque d’une massification des nouvelles technologies qui nous pousse
à nous interroger sur notre rapport aux êtres humains qui nous entourent, mais aussi
aux biens matériels que nous possédons ou qui nous sont rendus accessibles.
Le crowdfunding rencontre un écho singulier dans le secteur de la culture, qui
se traduit par une prolifération des plateformes spécialisées dans les projets
artistiques. Il irrigue maintenant l’ensemble des secteurs de la création. La réduction
des subventions publiques, la difficulté pour les porteurs de projet de valoriser leurs
initiatives auprès d’entreprises privées à une période marquée par une conjoncture
économique délicate, la généralisation d’une offre culturelle gratuite sont autant 1 Morgane GIULIANI, « Le crowdfunding d’Universal moqué », Le Figaro, 2013 2 Hubert DE VAUPLANE H.. « Crowdfunding : adapter le cadre réglementaire pour faciliter son
6
d’éléments qui tendent à interroger l’avenir de la culture et son inscription dans un
environnement instable.
La contribution citoyenne, si elle n’est pas nouvelle, apparaît pour certains
comme une solution pour encourager la création et inventer un nouveau modèle qui
permettrait de trouver un équilibre entre une liberté d’accès aux œuvres culturelles et
une juste rémunération des artistes en retour. Le finalement participatif conduit
finalement aussi à replacer l’individu au cœur du processus de création et à la
rapprocher du porteur de projet, à une période de défiance accrue des citoyens
envers les institutions publiques, les industries culturelles et le secteur financier.
Si les montants engendrés sur les plateformes de crowdfunding restent encore
bien loin de ceux relatifs aux formes traditionnelles de financement de la culture, leur
croissance est révélatrice d’un phénomène en plein essor qui fait l’objet d’une
attention médiatique de plus en plus intense et suscite l’intérêt croissant des
chercheurs et théoriciens en économie de la culture.
Le crowdfunding attire aussi progressivement la curiosité des autorités
publiques, à l’instar du gouvernement français qui, à l’occasion des dernières Assises
de l’entreprenariat, a annoncé son souhait de « regarder (...) quels pourraient être les
verrous réglementaires à faire sauter pour faciliter ce type de financements »2.
A travers l’analyse qui sera fournie, notre questionnement général relèvera de
l’évaluation et de la portée d’un outil qui serait potentiellement susceptible d’ébranler
les conceptions traditionnelles relatives à l’économie de la culture. En filigrane de
cette étude, diverses interrogations seront soulevées, des interrogations auxquelles
des éléments de réponse tenteront d’être apportés avec nuance et en confrontant les
théories défendues par des auteurs qui appartiennent à des courants variés.
Il s’agira de voir dans quelle mesure cette étude en profondeur du
crowdfunding, phénomène disparate et protéiforme, est révélatrice des ambiguïtés
inhérentes à ce modèle de financement de la culture atypique.
Nous nous pencherons dans un premier temps sur les conditions qui ont été
favorables à l’émergence du crowdfunding, notamment à travers l’ébranlement des
modèles de financement traditionnels et l’avènement des nouvelles technologies.
2 Hubert DE VAUPLANE H.. « Crowdfunding : adapter le cadre réglementaire pour faciliter son développement », Le Cercle Les Echos, 2013
7
Nous nous attacherons ensuite à décrypter le phénomène, à travers les formes
multiples qu’il revêt et son organisation pléthorique qui soulèvent moult interrogations
quant aux liens entretenus par le crowdfunding avec la finance traditionnelle.
Enfin, nous nous appliquerons à mettre en lumière l’interdépendance existante
entre les pouvoirs publics et la finance participative, à partir du prisme de son
inscription au cœur de l’économie collaborative.
***
8
CHAPITRE 1 : Fragilisation des formes de financement classiques et révolution numérique, facteurs favorables à l’émergence du crowdfunding
1. Une économie culturelle, fondée sur l’articulation entre public et privé, en mouvement
Les économistes ont tardé à s’intéresser à l’art et à la culture en dehors de leur
appréciation personnelle de ce champ d’activité ; sans le savoir, ils ont contribué
toutefois chacun à leur façon à poser les jalons, dès leur époque, des concepts qui
allaient façonner bien plus tard l’économie culturelle à la fin du XXème siècle.
Adam Smith ou David Ricardo cantonnaient les affaires culturelles à des
activités de loisirs qui n’avaient pas vocation à produire de la richesse pour la nation,
tout en reconnaissant la spécificité du secteur, les investissements longs et coûteux
dont il a besoin et les effets externes qu’il est susceptible de produire.
Quelques décennies plus tard, Alfred Marshall est le premier à se pencher sur
la question des consommations artistiques et à aller à l’encontre de la théorie de la
décroissance de l’utilité marginale qui prévalait jusque là en économie (« plus je
consomme un bien, moins j’en retire satisfaction »: ce serait pour l’économiste
l’inverse en ce qui concerne les arts). John Maynard Keynes, quant à lui, encourage
certains grands mécènes à participer à une caisse collectant des fonds à destination
des artistes peinant à vivre de leurs œuvres.
Longévité des investissements, existence d’effets externes, utilité marginale
croissante, imbrication du secteur privé dans le financement des arts, besoin d’une
rémunération spécifique pour permettre aux acteurs du secteur de vivre de leur travail
sont autant de concepts qui contribueront à faire éclore une analyse économique
rattachée au champ culturel dont la reconnaissance institutionnelle vient parachever
la structuration en 1994 avec la publication d’un sondage à l’initiative de David
Throsby dans le Journal of Economic Litterature.
9
L’évaluation des politiques culturelles, la mesure de l’impact économique – en
termes de revenus, d’emplois – des arts et de la culture, l’élargissement des champs
couverts par l’économie politique avec l’émergence des nouvelles technologies font
partie des éléments qui ont amplement contribué à la constitution d’une économie de
la culture 3 . Au cœur de celle-ci se trouvent les tumultueuses questions du
financement des projets artistiques et du statut juridique des institutions culturelles. Il
n’existe pas de modèle unifié qui réponde à ces interrogations, mais les enjeux qui les
sous-tendent relèvent principalement de la question de la répartition du financement
de la création entre ressources propres d’une part, et ressources extérieures d’autre
part, partagées entre subventions publiques et apports d’acteurs privés4.
L’appréhension de ces problématiques, largement tributaires d’un héritage
historique prégnant, est primordiale à considérer dans la mesure où elle influence
fortement la manière dont sont approchées les évolutions que connaît actuellement le
secteur culturel, entre autres avec l’apparition de modèles de financement de projets
artistiques tels que le crowdfunding qui dépasse la simple articulation entre
subventions publiques et fonds privés, et la réponse des pouvoirs publics qui est
apportée face à ces mutations en cours. Il convient ainsi de revenir brièvement sur les
modèles traditionnels de financement qui caractérisent le secteur culturel en France.
A. La tradition interventionniste française
Les historiens attribuent à diverses époques et dates-clés les prémisses de la
politique culturelle française telle que nous la connaissons aujourd’hui ; certains
évoquent la Révolution Française de 1789, d’autres le Front Populaire à la fin des
années 1930 ou encore la création du ministère des Affaires culturelles d’André
Malraux en 1959. Déjà sous l’Ancien Régime, si le financement de la création
artistique était encore globalement l’affaire de grands mécènes (François Ier, Louis
XIV parmi d’autres), les premières institutions (académies, écoles, théâtres) voient le
jour. Peu à peu la politique en matière artistique prend forme, les grandes institutions
culturelles apparaissent, une administration vaste et hiérarchise se centralise avant 3 Françoise BENHAMOU, L’économie de la culture, La Découverte, Paris : 2011, p.13 4 Françoise BENHAMOU, « Statut et financement du secteur culturel : un état des débats », Arch. phil. droit, 1997, p.2
10
de s’implanter en parallèle en province, la législation se perfectionne en vue de
protéger le patrimoine culturel du pays.
S’il serait difficile de tirer de manière suffisamment pertinente les grandes
lignes de la politique culturelle menée en France jusqu’à aujourd’hui, du fait de la
grande diversité de régimes politiques qui se sont succédés ces derniers siècles, il
convient néanmoins de souligner le tournant qu’ont constitué « les années Malraux ».
L’approfondissement de la politique culturelle, fortement lié à l’attachement à la
notion de « service public à la française »5, s’est traduit par :
- un renforcement de l’administration dans la conduite des projets issus de la
filière artistique;
- un vaste développement de l’offre culturelle sur l’ensemble du territoire
français,
- un affinement de la législation en vigueur6,
avec des objectifs toujours en cours aujourd’hui7 et les ambitions de démocratisation
de la culture (en partie par le biais des fameuses maisons de culture, « cathédrales
du XXème siècle », chères à Malraux) dont les résultats sont, un demi-siècle plus
tard, pour le moins mitigés.
Cette structuration progressive est à rapprocher du concept d’exception
culturelle, qui prend un sens singulier en France8 et qui a guidé l’action du Ministère
depuis ses fondements dans le soutien au secteur de la culture et de la création
5 « (...) Le musée est d’abord et avant tout un foyer de la connaissance, dans son double mouvement de mémoire et d’invention, et un instrument d’éducation. Connaissance, mémoire, invention, éducation : ce sont des notions délicates et désintéressées que seule la puissance publique est en mesure d’assumer parce qu’elles sont d’intérêt public dans une société civilisée, héritière des Lumières » (Marc Furamoli dans Les musées au service du public. Les origines - Edouard BONNEFOUS, Eric PEUCHOT et Laurent RICHER, Paris; Droit au musée. Droit des musées. 1994, p. 11) 6 Pierre MOULINIER, Politiques publiques de la culture en France, Paris : Puf, 5ème édition, 2010, p.5 7 Le décret fondateur du 24 juillet 1959 évoque les principales missions du Ministère qui sont de « rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre possible de français, d’assurer la plus vaste audience à notre patrimoine culturel, et de favoriser la création des œuvres de l’art et de l’esprit qui l’enrichissent ». 8 L’exception culturelle est définie dans la synthèse de la « Mission « Acte II de l’exception culturelle » : Contribution aux politiques culturelles à l’ère numérique » menée par Pierre Lescure pour le Ministère de la Culture et de la Communication en 2013 comme un concept qui « repose sur l’idée que la culture ne saurait, en raison des enjeux qui s’attachent à la création et à la diffusion des œuvres, être intégralement soumise aux règles du droit commun et de l’économie de marché. Sans nier la dimension économique de la culture, l’exception culturelle vise à reconnaître et protéger sa dimension éthique, politique et sociale, qui en fait l’un des fondements de la dignité humaine”.
11
artistique, et d’autant plus à partir du premier septennat de François Mitterrand avec
l’arrivée de Jack Lang à la tête du Ministère.
En France, le Ministère de la Culture se distingue par sa taille (près de seize
mille agents en prenant en compte les établissements publics) et le poids budgétaire
qu’il représente (4,1 milliards d’euros en 2012), soit près de 1% du budget total de
l’Etat que revendiquait déjà dans les années 1960 le créateur du Festival d’Avignon
Jean Vilar. Cet investissement de la puissance publique dans le domaine culturel en
France est sans commune mesure en comparaison avec ses voisins, comme les pays
anglo-saxons. S’ajoutent aussi les contributions des collectivités locales (556 millions
d’euros pour les régions, 1,3 milliards pour les départements, 4,4 milliards pour les
communes en 2006) et des autres Ministères (tels que les Ministères de l’Education
Nationale, des Affaires Etrangères ou encore de l’Enseignement Supérieur et de la
Recherche, pour un total de 4,5 milliards d’euros en 20099), destinées principalement
à l’éducation artistique, la conservation des bibliothèques et du patrimoine, le
développement de la culture française à l’étranger et la communication.
L’Etat contrôle l’utilisation qui est faite de son budget grâce à plusieurs
instruments, tels qu’une forte politique de réglementation qui encadre le système des
prix et ou encore les marchés publics qui régulent le jeu de la concurrence. Il apporte
son soutien aux institutions culturelles non marchandes par le biais de subventions
qui alimentent des fonds de garantie de prêts et de taxes parafiscales qui permettent
un mécanisme de redistribution intra-professionnel.
Ainsi le cas de la France est atypique du fait de son attachement particulier à
ce que les affaires culturelles soient du ressort de la puissance publique. Les critiques
à l’égard des politiques culturelles sont pourtant assez virulentes et se déclinent sur
de nombreux tableaux.
Certaines, influencées par le libéralisme anglo-saxon, déplorent des
réglementations inefficaces et trop strictes qui minent le jeu du marché ; pallier les
défaillances du marché et l’incapacité de certains produits culturels de dégager des
gains de productivité ne constituant pas une justification légitime pour une intervention
des pouvoirs publics dans le secteur culturel. Bien au contraire, pour les économistes
proches de l’école du Public Choice, l’effet provoqué par un encadrement trop strict et
9 Françoise BENHAMOU, L’économie de la culture, op.cit., 2011, p.13
12
une bureaucratisation exacerbée pourrait aller à l’encontre de la créativité et la liberté
artistique10.
L’écrivain et haut fonctionnaire Michel Schneider avance quant à lui l’idée que
les contraintes auxquelles sont soumises les institutions publiques (chaînes de
télévision, radios par exemple), par exemple en termes d’audimat et de conquête des
publics, le conduisent à opérer des choix arbitraires en faveur de projets artistiques
dépourvus d’originalité et d’audace et d’aller dans le sens d’une marchandisation
croissante de la création11.
Les diatribes à l’encontre des pouvoirs publics au sujet de leur immixtion dans
les affaires culturelles ne sont pas récentes et relèvent en partie d’oppositions
idéologiques construites dans le temps et l’espace. Toutefois, l’intervention publique
est d’autant plus mise à mal de nos jours qu’elle doit compter avec une conjoncture
économique qui l’oblige à effectuer des coupes budgétaires conséquentes.
En France, le changement de majorité en 2012 s’est accompagné de
l’annonce d’une diminution du budget du Ministère de la Culture et de la
Communication (-4,3% en 2013 selon le Département des études, de la prospective
et des statistiques (DEPS)) et l’abandon ou le report de plusieurs projets culturels de
grande envergure amorcés sous la présidence de Nicolas Sarkozy comme la Maison
de l’Histoire de France12. Cette décision a été l’occasion pour les professionnels du
milieu de dénoncer la gabegie dans la distribution des subventions. Le manque
d’organisation, les choix arbitraires et la dilution des responsabilités qu’occasionne la
superposition de strates de compétences (Etat, régions, départements, communes)
en seraient les principaux responsables 13 . Ce mille-feuille et la lourdeur des
démarches à entreprendre découragerait les initiatives des artistes souvent hostiles à
la rigueur et au manque de souplesse qui caractérisent dans une certaine mesure
l’administration publique14. La baisse continuelle des crédits alloués à la culture
10 « Notre thèse est que les effets externes positifs que produisent les arts ne suffisent pas à justifier l’aide de l’État en leur faveur. L’intervention massive des pouvoirs publics dans le domaine culturel est, en effet, à l’origine d’un certain nombre de difficultés qui peuvent limiter la spontanéité et la liberté de l’expression artistique » (Bruno FREY, Werner POMMEREHNE, « La culture a t’elle a un prix ? Essai sur l’économie de l’art», Plon, 1993) 11 Michel SCHNEIDER, La comédie de la culture, Seuil, 1993. 12 Claire BOMMELAER, « Aurélie Filippetti fait table rase des projets Mitterrand », Le Figaro, 2012 13 Claire BOMMELAER, « Culture : le grand gaspillage des subventions », Le Figaro, 2012 14 « Les subventions publiques sont de moins en moins grasses et toujours aussi difficiles à obtenir. Un parcours du combattant pour Manuel Pons, auteur et comédien. «Pour avoir des subventions il faut déjà avoir des dates prévues, ou un book, or c’est pour faire cela que nous
13
prévue selon le budget triennal 2013-201515 confirme la tendance actuelle et interroge
ainsi sur la position que l’Etat français sera amené à occuper à l’avenir dans la
conduite des affaires culturelles.
S’il serait excessif de parler de véritable retrait de la puissance publique, qui
reste en France un acteur au rôle prédominant pour le traitement et la survie du
secteur de la culture, cette situation explique en partie les raisons pour lesquelles les
conditions à l’émergence d’autres modèles de financement du secteur sont à l’heure
actuelle particulièrement bien réunies.
B. Un financement privé pyramidal
Si le poids du mécénat dans le financement de la culture en France est bien
moins important que dans les pays anglo-saxons, du fait de traditions historiques
différentes et d’une certaine méfiance à l’encontre du secteur privé qui perdure dans
notre pays16, les dispositifs d’incitation par voie fiscale mis en place depuis une
trentaine d’années vont dans le sens d’un appel de pied aux entreprises et aux
particuliers afin d’encourager la création artistique.
La loi définit le mécénat comme « un soutien matériel apporté sans
contrepartie directe de la part du bénéficiaire à une œuvre ou à une personne pour
l’exercice d’activités présentant le caractère d’intérêt général, s’étendant aux champs
de la culture, de la solidarité et de l’environnement »17. Le mécénat peut se décliner
sous forme de dons en numéraire, dons en nature, apports en savoir-faire,
détachement de personnel, simple bénévolat. Il se distingue du parrainage pour
lequel la retombée doit être quantifiable et proportionnelle à l’investissement initial et
avons besoin d’argent. Quand on a déjà tout ça, et qu’on est éligible, l’État met trois mois pour nous répondre et tout autant pour nous verser l’argent.» » (Sarra BEN CHERIFA, « Débat : Tous Mécènes ? », Libération, 2013) 15 Dépêche AFP « France : Le budget de la Culture en baisse de 4,3%, plusieurs projets abandonnés», 2012 16 « L'Etat détient le monopole de l'intérêt général et que toute initiative extérieure à lui qui prétendrait concourir au bien commun est nécessairement suspecte, se situant quelque part entre une congrégation religieuse vue par les anticléricaux du temps du père Combes, et une association de malfaiteurs » (Jacques RIGAUD, L’exception culturelle: Cultures et pouvoirs sous la Vième République, Paris : Grasset, 1995). 17 Journal Officiel des 31 janvier 1989 et 22 septembre 2001
14
qui s’inscrit ainsi dans une dimension commerciale et promotionnelle clairement
affirmée.
Les lois du 13 mars 1985 et du 13 juillet 1987 organisent le mécénat
privé, celle du 4 juillet 1990 donne la possibilité aux entreprises de créer des
fondations qu’elles pourront soutenir financièrement par la suite. La loi du 1er août
2003, dite loi Aillagon, relative au mécénat, aux associations et aux fondations, est
venue considérablement élargir le dispositif.
Elle prévoit qu’un versement effectué par une entreprise lui ouvre le droit à une
réduction d’impôts égale à 60% du montant du don (plafonné à hauteur de 0,5% du
chiffre d’affaires hors taxes) ; en ce qui concerne les dons de particuliers, la réduction
d’impôt est égale à 66% de la somme versée, le plafond étant fixé à 20% du revenu
imposable. S’il y a contrepartie, celle-ci ne doit pas excéder 25% du montant apporté.
Pour ouvrir droit à la réduction fiscale, l’organisme doit être d’intérêt général (c’est-à-
dire que l’activité ne doit pas être lucrative, la gestion doit être désintéressée et le
cercle de personnes visées ne doit pas être restreint).
Le financement privé par les entreprises en France s’organise de manière
pyramidale. En haut de la pyramide se trouve le cercle des grandes fondations
d’entreprise loi 1990 créées par de grands groupes français tels que France
Télévisions, EDF, L’Oréal, EADS. Au milieu, les entreprises de taille intermédiaire ont
la possibilité soit d’imiter les grands groupes et de créer leurs propres fondations
d’entreprise de plus petite taille et d’être placées sous la tutelle de la Fondation de
France soit de se calquer sur le modèle des très petites entreprises (TPE) et des
petites et moyennes entreprises (PME), au dernier étage de la pyramide, qui
concluent le plus souvent des conventions de mécénat avec les chambres de
commerce et d’industrie et le Ministère de la Culture. Il est moins facile pour ces
entreprises de plus petite taille de conduire une stratégie de mécénat solide du fait
des plafonnements encadrés par la loi (0,5% du chiffre d’affaires d’une TPE étant
susceptible de représenter un montant dérisoire).
A noter qu’actuellement, 32% des entreprises de moins de 100 salariés et 27%
des moyennes et grandes entreprises sont mécènes. Les PME représentent à ce jour
93% des mécènes.
A ces fondations d’entreprises s’ajoutent les fondations reconnues d’utilité
publique ; les fondations abritées ; les fondations partenariales, les fondations
15
universitaires ; les fondations de coopération scientifiques (ces trois dernières étant
très peu nombreuses) et surtout les fonds de dotation, en plein essor, dont le
développement a été fortement encouragé par la loi de modernisation de l’économie
du 4 août 200818. Fin 2012, on compte 1.222 fonds de dotation et 1.998 fondations en
France19.
Parmi tous les champs d’activités visés par les actions du mécénat
d’entreprise, la culture a un poids des plus importants puisqu’elle totalise pour l’année
2011 plus d’un quart du budget total du mécénat, soit l’équivalent de près de 500
millions d’euros (derrière les actions sociales – 43% du budget total20). Le total des
montants collectés pour la culture a augmenté de 30% par rapport à l’année 2010, le
signe d’un intérêt significatif du secteur pour les entreprises.
La signature, en décembre 2011, d’un accord entre le Ministère de la Culture
et de la Communication et le Mouvement des entreprises de France (MEDEF) afin de
renforcer le dialogue traditionnellement houleux entre les acteurs culturels et le
monde économique est révélatrice de l’interpénétration croissante entre le secteur
culturel et celui les entreprises, d’autant plus en période de restriction budgétaire pour
la puissance publique.
Pour autant, le mécénat culturel reste encore faible en comparaison aux
montants des subventions publiques et ne saurait être appréhendé en marge de la
politique culturelle menée qui reste très liée à son évolution21.
L’étude réalisée en 2010 par l’institut OpinionWay 22 et commandée par
\EXCEL, agence spécialisée en fundraising et engagement sociétal, montre par
18 "Le fonds de dotation est une personne morale de droit privé à but non lucratif qui reçoit et gère, en les capitalisant, des biens et droits de toute nature qui lui sont apportés à titre gratuit et irrévocable et utilise les revenus de la capitalisation en vue de la réalisation d'une œuvre ou d'une mission d'intérêt général ou les redistribue pour assister une personne morale à but non lucratif dans l'accomplissement de ses œuvres et de ses missions d'intérêt général." (Extrait de l'article 140 de la loi no 2008-776 du 4 août 2008) 19 Statistiques en date du 31 décembre 2012 produites par l'Observatoire de la Fondation de France en partenariat avec Centre Français des Fonds et Fondations 20 Ces chiffres sont issus de l’enquête ADMICAL 2012 sur le mécénat d’entreprise en France. 21 « Le mécénat est très clairement lié à l'affirmation d'une politique culturelle forte” (Martine Tridde-Mazloum, directrice de la Fondation BNP Paribas – Marie-Aude ROUX, “Le mécénat d’entreprise desert la culture”, Le Monde, 2011).. 22 Étude réalisée les 17 et 18 novembre 2010 auprès d’un échantillon de 1015 personnes, représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus.
16
ailleurs que les français sont relativement peu enclins à faire des dons pour un
établissement culturel (21% seulement se déclaraient prêts à le faire).
Susciter l’engouement philanthropique relève donc d’un défi pour les
entreprises culturelles dans un pays comme la France qui est historiquement assez
peu familier de la pratique du don et de l’adhésion individuelle à un projet, d’autant
plus dans le secteur culturel. Ce dernier est souvent perçu comme chasse gardée de
l’Etat-Providence et l’objet d’opérations de communication de grande envergure à
l’initiative de puissantes entreprises privées.
Un autre point important à souligner est que près des deux tiers des
entreprises du secteur culturel sont des TPE, dont une grande partie n’a pas de
stratégie de financement à un an (20% n’en auraient même pas du tout !23), ce qui
rend dès lors bien plus compliquée toute démarche en direction de potentiels
contributeurs privés.
Si les grandes institutions culturelles françaises se sont dotées depuis
plusieurs années d’un service interne spécialisé dans la recherche de fonds privés, il
n’en va pas de même pour une majorité des entreprises culturelles de plus petite taille
et aux moyens forcément plus limités. La tendance des investisseurs privés à se
tourner vers des projets artistiques de grande ampleur, qui présentent l’avantage
d’une visibilité accrue auprès du grand public, ne jouent pas en la faveur de ces
entreprises culturelles.
Si les modèles de financement classiques en France sont donc en pleine
mouvance, avec une puissance publique en léger retrait et un mécénat certes
croissant mais instable dans le temps, les réponses apportées du côté du secteur
public comme de celui des entreprises pour permettre un soutien tangible à la
création artistique restent encore fragiles. Elles le sont d’autant plus dans un contexte
de mutations profondes des consommations culturelles à l’aune de la massification
des technologies de l’information et de la communication qui nécessite une
articulation entre monde réel et espaces numériques.
23 Étude de la Commission européenne confiée à l’École des Arts d’Utrecht (Utrecht School of the Arts), 2010.
17
2. Des habitudes de consommation chamboulées par la dématérialisation des œuvres culturelles
A. Une nouvelle génération de consommateurs culturels ébranlant les usages médias
traditionnels
L’avènement des technologies numériques a bouleversé les habitudes de
consommation des produits culturels et contribué à une restructuration des pratiques
qui y sont liées. Ces évolutions ont donné naissance aux « digital natives »24, qui
représentent une partie de la population née entre la fin des années 1970 et le milieu
des années 1990 (soit les 15-35 ans d’aujourd’hui). Cette génération a toujours vécu
avec les outils médias et en a connu les plus fulgurantes avancées depuis plus d’une
vingtaine d’années. La proportion d’individus concernés correspond à plus d’un quart
de la population métropolitaine en France et près d’un tiers de sa population active25.
Les digital natives sont les premiers consommateurs des technologies de
l’information et de la communication consacrées par Internet qui en constitue le
principal relais. Les attentes des consommateurs se modifient au profit d’une forme
inédite d’exigence marquée par le « besoin » d’immédiateté, l’effacement des
contraintes habituellement liées aux frontières spatiales, l’accès à un stock
d’informations quasi-illimité (principe du « Anytime, Anywhere, Any Device »).
Le paysage médiatique est profondément touché par ces nouvelles pratiques
qui appellent à une recomposition totale des schémas de consommation des
contenus créatifs qui prévalaient jusqu’alors. Internet, média privilégié des digital
natives, oblige dès lors les médias traditionnels (presse, radio, télévision) à diversifier
leur offre, à adapter les supports qu’ils déploient et plus généralement à réinventer
leurs manières d’innover face à une concurrence mondialisée que l’avancée des
technologies ne cesse de stimuler.
C’est la raison pour laquelle la plupart des médias développe depuis plusieurs
années leurs contenus sur le Web, par exemple par le biais de plateformes
interactives. A cet égard, les exemples d’Arte Creative et de Culturebox, lancées
24 Ce terme est apparu pour la première fois dans un article de Marc Prensky intitulé « Digital Natives, Digital Immigrants » (MCB University Press, 2001). 25 Etude Polyconseil, « Les Digital Natives et nouveaux usages médias : comment s’y adapter ? », 2012
18
respectivement par les chaînes de télévision Arte en 201126 et France Télévisions
dans sa version amplifiée en 201327 sont emblématiques des stratégies d’adaptation
qu’entreprennent désormais les médias classiques en utilisant des technologies
numériques foisonnantes. La radio développe son offre de podcasts en ligne et les
plateformes de téléchargement permettent aux auditeurs de se procurer les émissions
qu’ils n’ont pu suivre en direct et de les écouter grâce à leur matériel informatique. La
presse est l’un des médias qui peine encore le plus à trouver une alternative rentable
au déclin de ses ventes au format papier du fait de la prolifération de supports
(gratuits) d’information sur Internet qui proposent autant de sites spécialisés aux
lignes éditoriales précises que de réseaux de référencement d’informations factuelles
succinctes et générales (à l’image de Twitter). Les sites des grands journaux en ligne
génèrent une partie de plus en plus importante de leur chiffre d’affaires par les
revenus de la publicité et cherchent à fidéliser leur lectorat par le biais d’offres
proposant des abonnements de formes variées.
Ces mutations liées à la digitalisation de l’offre culturelle ont pour corollaire une
porosité accrue des frontières entre les différents acteurs du secteur en prise (médias,
professionnels de la culture, les opérateurs télécoms, les fournisseurs d’accès
Internet entre autres) qui renverse, de fait, les rapports de force existants entre eux.
Le numérique a aussi la capacité singulière de brouiller les repères entre les différents
supports qui dès lors s’entremêlent, se complètent ; il devient possible d’accéder à
autant d’images, de fichiers de musique, de vidéos, de textes que possible via un
terminal commun.
Ainsi, à la dématérialisation des œuvres culturelles se succède une re-
matérialisation des pratiques à travers la création de nouveaux outils (type lecteurs
Mp3, tablettes numériques) destinés à l’usage des contenus numériques et qui
participent aussi à la modification des modes de consommation et d’accès à la culture
depuis plus d’une dizaine d’années. Ces outils dits « high-tech » sont évalués par les
consommateurs à l’aune de leurs qualités d’usage, qui peuvent relever du design, de
l’ergonomie, du poids de l’objet et qui expliquent les raisons pour lesquelles la
compétition est, pour ce marché aussi, très rude.
26 Marie LECHNER, « Arte Creative pêche les perles de la contre-culture », Ecrans.fr, 2011 27 Alain BEUVE-MERY, « France Télévisions relance sa plateforme numérique consacrée à la culture », Le Monde, 2013
19
Ces vagues d’innovations, « produits de la convergence entre les industries de
l’informatique, des télécommunications et de l’électronique grand public, nous incitent
à renouveler l’ensemble de nos équipements personnels d’accès à l’information pour
des objets plus multifonctionnels, interactifs, personnalisés et communicants »28. Ces
mêmes équipements high-tech sont aussi de plus en plus conçus pour être utilisés de
concert.
B. Les industries culturelles poussées à revoir leurs stratégies
L’hyperoffre culturelle à disponibilité du consommateur présente l’avantage de
dépasser les contraintes de matérialité auxquels sont soumis les marchés physiques.
De fait, ces derniers sont nécessairement poussés à mettre en avant une gamme de
contenus culturels limités. Les productions les plus disposées à séduire le public sont
ainsi valorisées en priorité, dans une optique de réalisation d’économies d’échelle.
Les oeuvres les plus alternatives, échappant sensiblement aux stratégies de
marketing développées par les grands distributeurs qui opèrent sur les marchés
physiques, ont ainsi moins de chance d’être exposées. Ces politiques de
concentration laissent donc peu de place à l’innovation et sont mises en œuvre dans
un objectif de conquête du marché par des firmes au poids considérable (à l’instar
des majors dans l’industrie du disque comme Universal).
La numérisation des œuvres, au contraire, grâce à la réduction des coûts de
mise à disposition des contenus créatifs pour le public, offre la possibilité à des
producteurs de moindre notoriété de diffuser leurs productions avec plus de facilité,
sans coûts de distribution ni de stockage29. En ce qui concerne les plateformes
numériques de diffusion culturelle, leur attractivité relève dès lors plus de l’étendue de
leurs catalogues et de la richesse de services proposés que de la mise en avant
d’ « artistes phares »30.
28 Dossier Forum d’Avignon & Atelier BNP Paribas, « Impacts des technologies numériques sur le monde de la culture », Novembre 2010, p.32 29 “Le caractère international de l’Internet permet la constitution d’un marché à l’échelle mondiale où l’agrégation de préférences individuelles spécifiques en communautés d’échanges permet de constituer autant de micromarchés : qu’il s’agisse de la commercialisation de partitions pour chorales ou du marché des livres épuisés” (Pierre-Jean BENGHOZI, « Le deuxième choc de l’économie de la culture », Esprit, 2011, p.115-116). 30 Pierre-Jean BENGHOZI, Ibid., p.115
20
L’économie de l’abondance, au sein de laquelle l’offre et la demande sont en
perpétuelle augmentation, se caractériserait, d’après la théorie de longue traîne
développée par Chris Anderson dans les années 200031, par le passage d’un marché
de masses à un marché de niches : les top-sellers à la visibilité plus importante
seraient concurrencés par les autres produits ; dès lors, le futur des marchés culturels
résiderait dans le kaléidoscope de produits culturels disséminés au sein de
l’écosystème numérique.
Cette analyse optimiste doit être contrebalancée par le fait que les industrielles
culturelles, qui ont été saisies de plein fouet par la révolution numérique, n’ont pour
l’instant pas su proposer de dispositifs légaux suffisamment efficaces et attrayants
pour les consommateurs qui ont, avec Internet, la possibilité d’accéder à une offre
culturelle gratuite presque infinie. En appréhendant pendant longtemps le numérique
comme un ennemi à combattre, elles ont freiné l’émergence d’une offre en ligne
compétitive, en conformité avec les attentes des consommateurs habitués à l’usage
des nouvelles technologies32.
Cette méfiance s’est effritée avec le temps et l’offre légale en ligne de biens
culturels dématérialisés est aujourd’hui consistante, diversifiée et accessible. Les
industries culturelles ont compris qu’elles devaient abandonner une logique de produit
qui se calquerait sur celle des marchés physiques pour proposer une logique de
services qui répondrait aux attentes des consommateurs à la recherche d’un accès
globalisé à des contenus culturels33.
Il existerait à l’heure actuelle en France près d’une cinquantaine de services de
musique en ligne dont certains tels qu’iTunes, Amazon, 7digital, Deezer ou encore
Spotify proposent des catalogues de plus de 15 millions de titres et concentrent en
conséquence une grande partie du marché. Dans le secteur audiovisuel, 75
plateformes de vidéos à la demande étaient proposées en 2012. L’offre commerciale
de livres numériques est certainement celle qui en est encore le plus à ses
balbutiements, du fait de la défiance persistante des éditeurs, notamment français, à
épouser les changements que connaît le secteur : on estime qu’elle représente entre
31 Chris ANDERSON, « La Longue Traîne », Wired Magazine, 2004 32 Philippe CHANTEPIE et Alain LE DIBERBER, Révolution numérique et industries culturelles, Paris: La Découverte, 2005, 33 Pierre-Jean BENGHOZI, op.cit., p.117
21
80.000 et 100.000 titres, soit entre 13 et 16% du volume de livres imprimés
disponibles seulement.
Cette offre dématérialisée, qui augmente dans des proportions considérables
chaque année, n’a pourtant pas produit les effets désirés auprès des consommateurs.
Ces derniers expriment encore leur insatisfaction qu’ils motivent par les coûts
prohibitifs de produits culturels proposés en ligne, le manque d’ergonomie des
plateformes spécialisées et le manque d’exhaustivité des contenus de celles-ci. L’acte
d’achat apparaît ainsi bien plus compliqué à déclencher face à la consommation
exclusivement gratuite offerte par Internet34.
L’offre légale florissante, bien qu’inégalement répartie en fonction du secteur
culturel considéré, n’est globalement toujours pas parvenue à contrecarrer le piratage,
les acteurs du numérique au business model fructueux comme Apple n’étant pour
l’instant que de rares exceptions. Néanmoins, certains sites de streaming tels que
Deezer ou Spotify (comptant respectivement 4 et 6 millions d’abonnés en 201235)
proposent des offres payantes dites « premium », essentiellement financées par la
publicité, qui sont de plus en plus attractives pour le consommateur. Elles sont le
résultat d’un affinement certain de leur modèle économique face aux enjeux auxquels
elles font face et d’une prise de conscience de la maturation en cours du secteur du
streaming. Les progrès sont manifestes malgré la très faible rentabilité de ces
plateformes pour l’instant.
Les dispositifs mis en place visant à limiter et réprimander le piratage, à l’instar
de l’action de l’Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits
sur Internet (Hadopi) en France, sont encore difficilement évaluables mais les
grandes vagues de contestation qu’ils suscitent – à l’initiative tant des internautes que
des professionnels du secteur qui en dénoncent la logique répressive bien que
graduelle36 - semblent laisser à penser qu’ils ne constituent que des réponses
partiellement inadéquates au problème.
34 Les remarques qui précédent et les chiffres associés sont essentiellement extraits de la synthèse de la « Mission « Acte II de l’exception culturelle » : Contribution aux politiques culturelles à l’ère numérique » menée par Pierre Lescure pour le Ministère de la Culture et de la Communication et qui fut publiée au printemps 2013. 35 Ludovic BERNARD, « Le streaming va t’il sauver l’industrie musicale ? », Huffington Post, 2013. 36 L’association de défense des droits et libertés des citoyens sur Internet Quadrature du Net s’est posée en chef de fille des contestataires du dispositif (http://www.laquadrature.net).
22
Il ne fait nul doute que l’offre légale numérique, vivier en pleine expansion, est
amené à affiner sa structuration, malgré des modèles économiques en recomposition
permanente que l’on peut attribuer principalement à son éclosion encore récente ; en
atteste par exemple l’importance de plus en plus marquée des ventes numériques
dans l’industrie musicale (elles représentent plus d’un quart des ventes totales l’an
passé et ont augmenté de 13% par rapport à 2011), alors que les ventes de disque
sur supports physiques ne cessent de chuter depuis plus d’une dizaine d’années (-
11,9% en 2012 en France)37.
C. Une concurrence en provenance des géants de l’informatique
Cette observation est aussi à appréhender au regard de l’appropriation
graduelle qui est faite de l’économie numérique par les majors du Web. Voyant en
celle-ci un modèle clairement porteur, les géants américains lancent chacun à leur
tour leurs propres offres de streaming en vue de satisfaire les demandes des
consommateurs avides de contenus créatifs : Google avec Google Play Music Access
l’année dernière, Twitter avec Twitter Music, plus récemment Apple avec iTunes
Radio. Chacune des sociétés profite de sa large gamme de services pour sensibiliser
au mieux ses utilisateurs à cette offre inédite, faisant ainsi de la concurrence aux
plateformes de streaming existantes au potentiel plus modeste.
La prépondérance des majors du Web dans l’écosystème numérique pose la
question de la répartition des revenus issus de cette économie naissante qui s’est
faite jusqu’à présent au détriment de la création artistique. Des voix s’élèvent de plus
en plus et dénoncent les rapports de force persistant entre professionnels de la
culture et leaders du Web, par ailleurs essentiellement en provenance du continent
américain. A cet égard, la décision remontant à janvier 2013 de Youtube (racheté par
Google en 2006 pour 1,65 milliard de dollars) de retirer les publicités accompagnant
les vidéos musicales, qui constituaient une source de revenus reversés ensuite en
partie aux artistes par le biais de la principale société de gestion collective des droits
d’auteurs en France, la SACEM, a provoqué un tollé au sein de l’industrie musicale38.
37 « Dixième année de crise pour le marché du disque en France en 2012 », Dépêche Agence-France Presse, 2013 38 Matt GUITARE, « Oui à l’exception culturelle, non à l’exception économique ! », Slate.fr, 2013
23
Il s’agit finalement de trouver des solutions éthiques et adéquates autour de
pratiques se développant dans un espace qui échappait jusque là à tout cadre de
droit commun. La concurrence acerbe menée sur le marché de la culture en ligne est
accentuée par les nombreuses distorsions qui perturbent les relations entre les
acteurs du Web. Ces disparités s’illustrent par exemple au travers de la fiscalité bien
plus avantageuse pour les entreprises dont le siège social est implanté hors de la
France (Amazon au Luxembourg, Google en Irlande pour ne citer qu’eux) ; ou encore
du fait de la diversité des statuts juridiques et des conditions commerciales inégales
auxquels sont soumis les opérateurs d’offre culturelle en ligne.
Ces asymétries révèlent les failles d’un manque d’harmonisation sur de
nombreux plans au sein de l’Union européenne qui fausse la concurrence entre les
acteurs du secteur. Si les discussions ont été lancées, par exemple en France à
l’issue des premières conclusions de la Mission Culture – Acte II confiée à Pierre
Lescure, peu des solutions avancées ont pour l’instant fait consensus. Elles
témoignent toutefois de la volonté de mettre en place une régulation autour de la
sphère numérique, malgré la complexité d’une telle manœuvre et l’indispensable
dépassement des velléités juridiques nationales.
En ce qui concerne la création artistique, il s’agirait en particulier de veiller à ce
que les plateformes de diffusion, à l’instar des majors du Web, ne soient pas les
uniques bénéficiaires des nouvelles technologies et, in fine, les seules captatrices de
la valeur créée par la distribution numérique des contenus culturels. Eviter cet écueil
pourtant bien amorcé passerait entre autres par mieux garantir la rémunération des
créateurs au titre de l’exploitation numérique de leurs œuvres, renforcer la
contribution des acteurs numériques au financement de la création et soutenir les
nouvelles formes créatives et les nouveaux modes de financement comme le
crowdfunding, qui répond « au désir mutuel de rapprochement exprimé entre les
créateurs et le public, doublé d’une crise de confiance envers les industries culturelles
et tous les intermédiaires »39.
*
39 Pierre LESCURE, op.cit., p.29
24
Comme le soulignait Marshall McLuhan dans les années 196040, chaque
révolution technologique s’accompagne d’un bouleversement des schèmes de
pensée et des règles régissant les relations au cœur des sphères économiques et
sociétales. La massification de l’utilisation d’Internet et la généralisation des
technologies numériques au cours des dernières décennies ont eu, comme nous
venons de le voir, un impact retentissant sur les pratiques des consommateurs et sur
les industries culturelles ainsi que dans les rapports qu’elles entretiennent avec les
géants du Web.
La nécessaire réorganisation du marché face aux opportunités qu’offrent les
ressources technologiques conduit les artistes et producteurs à repenser les manières
de concevoir et de promouvoir leurs œuvres auprès du public. Sans plus avoir à
passer obligatoirement par des circuits de commercialisation fastidieux et coûteux,
Internet ouvre la voie à des niches spécialisées qui n’auraient pu être mises en avant
sur un marché physique. Le court-circuitage des intermédiaires traditionnels qui
permettaient à eux seuls autrefois la diffusion des œuvres culturelles sur un marché
physique passe aujourd’hui par la mise en place de nouvelles stratégies et ouvre la
réflexion à des alternatives aux modes de financement classiques. Ces éléments
expliquent en grande partie l’émergence croissante et le phénomène de
développement du crowdfunding.
*
40Marshall MCLUHAN, Pour comprendre les médias, Paris : Seuil, 1964
25
CHAPITRE 2 : Le crowdfunding, un modèle à l’histoire ancienne et au caractère protéiforme
1. Origines et définition du phénomène
A. Un concept décliné du crowdsourcing
Il n’existe pas de définition exhaustive du crowdfunding, signifiant littéralement
« financement par la foule ». Si la littérature scientifique tend à ne pas s’accorder
réellement non plus sur une analyse commune du phénomène, il convient de
souligner qu’elle attribue sans équivoque son émergence et son déploiement à un
autre concept plus vaste et général, celui du crowdsourcing.
Ce terme fut utilisé par la première fois par Jeff Howe et Mark Robinson dans
le Wired Magazine de juin 2006. Ils le définissent de la manière suivante : « Simply
defined, crowdsourcing represents the act of a company or institution taking a function
once performed by employees and outsourcing it to an undefined (and generally
large) network of people in the form of an open call. This can take the form of peer-
production (when the job is performed collaboratively), but is also often undertaken by
sole individuals. The crucial prerequisite is the use of the open call format and the
large network of potential laborers ». Ainsi, le crowdsourcing fait référence à la
mobilisation des individus de la société civile afin de recueillir auprès d’eux des
retours d’opinion, de générer des idées dans l’optique, par exemple pour une
entreprise, de développer de nouvelles activités corporate41.
Le concept est appréhendé comme une manière de faire appel à la créativité
d’acteurs anonymes sinon gratuitement, du moins à des coûts symboliques, en 41 Paul BELLEFLAMME, Thomas LAMBERT, Armin SCHWIENBACHER, « Crowdfunding : tapping the right crowd », Journal in Business Venturing, 2013, p.1
26
théorie toujours plus faibles que ceux qui auraient du être employés pour rémunérer
un salarié au sein de l’entreprise considérée42. Au lieu d’externaliser de manière
traditionnelle la réalisation d’une activité, en confiant cette dernière à un prestataire de
services, l’entreprise confie cette mission à une masse d’individus dont
l’hétérogénéité peut se caractériser tant par la langue, que par la situation
géographique ou l’origine sociale 43 . Un exemple évocateur serait celui de
l’encyclopédie en ligne Wikipédia qui permet à la communauté des internautes de
participer à l’enrichissement perpétuel de ses contenus.
A cette forme de bénévolat peut éventuellement se substituer un différent
modèle de crowdsourcing, susceptible quant à lui de conduire à une valorisation
monétaire, caractérisée par des montants dérisoires, de la contribution. A ce titre,
l’entreprise de commerce électronique américaine Amazon a lancé en 2006 un
programme, The Mechanical Turk, qui donne la possibilité à des internautes
d’effectuer des micro-tâches contre rémunération.
A l’origine simplement destinée à corriger les doublons dans la base de
données des références d’Amazon, la plateforme s’est ensuite élargie aux entreprises
souhaitant déléguer certaines de leurs tâches, en théorie simples à exécuter mais
difficiles à faire automatiser sur le plan informatique44. Peu de temps aura suffi pour
que le recours à ces « Human Intelligence Tasks », qui font appel au sens critique
des individus (à travers des commentaires laissés sur certains produits, ou des notes
attribuées à d’autres, par exemple), soit fortement vilipendé, dans la mesure où il
passe outre toute législation régissant le code du travail, notamment en ce qui
concerne le seuil de rémunération légale qui diffère considérablement en fonction des
pays et dont s’affranchit The Mechanical Turk.
Certains verraient au contraire dans le crowdsourcing une opportunité pour
des pays plus pauvres de bénéficier d’un complément de revenu en contrepartie d’un
investissement personnel supposé modeste, à l’instar du chercheur américain Nathan
Eagle. Son projet de crowdsourcing, Txteagle, destiné aux utilisateurs de téléphones
mobiles et plus particulièrement dans les économies émergentes où ce marché est en
croissance exponentielle depuis plusieurs années, connut un retentissement certain. 42 Sara BANNERMAN, « Crowdfunding Culture », WI, Journal of Mobile Media, 2013, p.2 43 Thierry BURGER-HELMCHEN, Julien PENIN, « Crowdsourcing : Définition, enjeux, typologie », Management & Avenir n°41, 2011, p.255 44 Anne-Claire NOROT, « Mechanical Turk : un nouveau système d’exploitation », Les Inrocks, février 2009.
27
En offrant une rémunération contre des tâches simples à réaliser pour les clients de la
start-up, celle-ci, née au Kenya dans les années 2000, s’est très rapidement
répandue pour être aujourd’hui implantée dans plus de 80 pays45.
La portée de ces outils est donc difficilement généralisable, et il serait vain de
faire l’économie d’une analyse critique nuancée de ceux-ci, la monétisation de la
production de valeur ne pouvant être soumise à un jugement uniforme et objectif en
fonction des projets considérés.
Toujours est-il que le crowdsourcing répond à une logique intrinsèquement
entrepreneuriale, basée elle-même sur un modèle d’affaires et une stratégie bien
définis au préalable dans une visée de production et création de richesse, ce qui le
distingue du pur échange d’informations entre pairs à l’origine de contenus dits
d’ « open source »46.
L’appel ouvert, l’implication de la foule et l’importance des réseaux sont des
notions tout aussi essentielles au crowdfunding. Néanmoins, il diffère du
crowdsourcing dans la mesure où le public n’est en l’occurrence pas nécessairement
sollicité sur le plan créatif au cours de la conception d’un projet mais intervient en
priorité, et le plus souvent essentiellement, au financement, par des petites sommes,
de ce dernier. Armin Schwienbacher and Benjamin Larralde définissent le
crowdfunding comme étant “an open call, essentially through the Internet, for the
provision of financial resources either in form of donation or in exchange for some
form of reward and/or voting rights in order to support initiatives for specific
purposes.” 47 . Cette approche pourtant déjà large du crowdfunding présente
l’inconvénient d’omettre certaines formes du concept sur lesquelles nous reviendrons
par la suite, le prêt étant un exemple parmi d’autres.
Ethan R. Mollick privilégie une définition un peu plus restrictive du terme, mais
qui a l’avantage d’être suffisamment pertinente pour couvrir l’ensemble des modèles
de crowdfunding existants :
45 Nmachi JIDENMA, « Mobile startup Txteagle uses SMS to gather consumer insights in emerging markets », Thenextweb.com, 2011 46 Thierry BURGER-HELMCHEN, Julien PENIN, op.cit., p.256 47 Armin SCHWIENBACHER, Benjamin LARRALDE, « Crowdfunding of Small Entrepreneurial Ventures », SSRN Electronic Journal, 2010
28
« Crowdfunding refers to the efforts by entrepreneurial individuals and groups
– cultural, social, and for-profit – to fund their ventures by drawing on relatively small
contributions from a relatively large number of individuals using the Internet, without
standard financial intermediaries »48. Le crowdfunding permet ainsi de déplacer le
centre de gravité des apports initiaux de capitaux essentiels à l’amorçage de la
réalisation d’une activité en faisant appel à des souscripteurs privés qui prennent part
au projet soit sous la forme d'un don, soit sous celle d'un investissement avec retour
matériel ou monétaire. Cette méthode permet aux porteurs de projets, comme le
souligne la définition ci-dessus, de contourner entre autres les intermédiaires
financiers classiques, comme les banques, dans leurs démarches de production puis
de distribution.
B. Une pratique à l’histoire ancienne
Le recours au crowdsourcing ne date pas d’hier, il irrigue au contraire de
nombreux champs d’activités, dont la culture, depuis fort longtemps, le plus souvent
par le biais d’appels d’offre. Les exemples ne sont pas légion : en 2008, la société de
radiodiffusion Canadian Broadcasting Corporation (CBC) a lancé un concours en vue
de trouver le nouvel hymne pour la notoire Hockey Night, offrant au compositeur
gagnant la modique somme de 100.000 dollars et 50% des droits de propriété. Cette
décision émanait originellement du refus de la société de continuer à payer les droits
de propriété de l’hymne officiel de l’émission, composé par Dolores Claman en 1968,
jugés finalement bien trop coûteux49.
Le crowdfunding n’est pas non plus un concept novateur. Le piédestal de la
statue de la Liberté à New York inaugurée en octobre 1886 avait été financé deux ans
plus tôt par des micro-dons suite à l’appel d’offres lancé par le journaliste américain
d’origine hongroise Joseph Pulitzer. 120.000 souscripteurs avaient alors permis un
apport de 400.000 francs anciens pour la construction du célèbre monument. Même
avant cela, les compositeurs Mozart et Beethoven, l’essayiste Mark Twain ou encore
48 Ethan R. MOLLICK, « The Dynamics of Crowdfunding : An Explorory Study », SSNR Electronic Paper, 2013, p.5 49 Sara BANNERMAN, op.cit., p.2
29
le poète Walt Whitman avaient fait appel à des investisseurs privés pour la complétion
de certaines de leurs oeuvres50.
Dans une période plus récente, on peut aussi mentionner le cas du réalisateur
américain John Cassavetes qui réalisa son tout premier film, "Shadows", grâce aux
fonds envoyés par les auditeurs d'une radio via laquelle il avait lancé un appel public
en 1958. La liste est bien loin d'être exhaustive ; ainsi, cette ancienneté du
phénomène démontre que l'appel aux souscriptions privées était déjà possible bien
avant les désormais célèbres plateformes en ligne telles que Kickstarter et Indiegogo,
et relève surtout d'une certaine philosophie de la participation citoyenne à la
production culturelle.
Cependant, Internet a encouragé une accélération exponentielle du
phénomène puisqu’il stimule les relations directes ("peer-to-peer", type de protocole
d’échanges de fichiers utilisant l’infrastructure d’Internet dans son aspect décentralisé
qui permet à des individus d’échanger des fichiers par des systèmes techniques)
entre les utilisateurs du réseau. De fait, le crowdfunding a pris une proportion nouvelle
ces dernières années grâce à des outils mis à la disposition des porteurs de projets
comme des financeurs par le Web.
Les premières plateformes de crowdfunding, « rejetons du Web social »51 sont
apparues dans le courant des années 2000. Le site américain Kiva, fondé en octobre
2005, est le premier à proposer une interface visant à récolter des dons à destination
des pays en voie de développement par le biais de près de 200 partenaires allant des
institutions de micro-finance à des écoles, en passant par des associations à but non-
lucratif.
Dans le domaine culturel, le pionner des plateformes de financement
participatif est le label en ligne SellaBand, né en Allemagne et créé par des anciens
employés de majors de l’industrie musicale (Sony/BMG). La plateforme est lancée
une première fois en août 2006 avant de faire banqueroute quatre ans plus tard puis
de rouvrir dans la foulée.
En 2009, IndieGogo, créée un an plus tôt et au départ spécialisée dans la
production cinématographique indépendante, s’étend à tous les domaines et devient
50 Vincent RICORDEAU, Le crowdfunding : le financement participatif bouscule l’économie !, Editions Fyp, 2013, p.20 51 Vincent RICORDEAU, Le crowdfunding : le financement participatif bouscule l’économie, op.cit., p.22
30
ainsi la première plateforme à généraliser le modèle du crowdfunding. De
nombreuses autres plateformes vont éclore en peu de temps ; viendront par exemple
ensuite Kickstarter aux Etats-Unis, qui deviendra rapidement la principale plaque
tournante des plateformes de financement participatif dans le monde par la diversité
des projets qu’elle propose et l’importance des montants qu’elle parvient à engendrer,
ou encore Kisskissbankbank en France.
En 2012, ce sont finalement plus de soixante-cinq plateformes de financement
participatif qui ont été fondées dans plus de dix-huit pays à travers le monde, et près
de 80% d’entre elles étaient spécialisées dans la promotion des projets culturels et
artistiques52.
Selon le Crowdfunding industry report de 2013, près de 400 plateformes de
crowdfunding ont financé près d’1,1 million de projets en 2012. Dans l’ensemble, ces
plateformes ont récolté plus de 2,7 milliards de dollars l’année passée, un montant qui
doublerait en 2013 pour attendre 5,1 milliards de dollars, d’après une étude du
cabinet américain Massolution53.
Le phénomène se caractérise donc par une étonnante croissance et une
portée d’autant plus significative que la plupart des plateformes se sont constituées et
ont pris de l’ampleur en l’espace de quelques années à peine, parfois de quelques
52 Nicolas DEHORTER, Le Guide du Crowdfunding, Bibliocratie, 2012, p.13 53 Edouard LEDERER, « Financement participatif : la collecte va quasiment doubler en 2013 » Les Echos, 2013
31
mois. Pour autant, il serait peu pertinent de dire que le crowdfunding s’est développé
de manière uniforme à l’échelle planétaire; les Etats-Unis en sont les précurseurs et,
encore à ce jour, les principaux acteurs, bien devant l’Europe (ils représentaient, en
2012, 60% du marché de crowdfunding et devrait probablement en couvrir plus de
70% pour l’année 2013 54 ). Ce mode de financement en est encore à ses
balbutiements dans le reste du monde (seulement 2% en 2012)55.
En France plus spécifiquement, on comptait en 2012 l’existence de 25
plateformes regroupées au sein de l’association « Financement Participatif France »,
ayant rassemblé 40 millions d’euros investis dans 60 000 projets56 . L’ampleur du
phénomène est donc encore relatif dans notre pays mais à en croire la très forte
croissance des plateformes implantées en France, telles que Kisskissbankbank ou
Ulule, et la prise en considération progressive de ce modèle de financement par les
institutions, il ne fait aucun doute que le crowdfunding n’en est qu’à l’état
embryonnaire de son essor.
Cela dit, il est important de souligner que le taux d’échec des campagnes de
crowdfunding est toujours assez élevé sur l’ensemble des plateformes (à hauteur de
plus ou moins 50%) ; les chiffres valorisant le phénomène sont donc à relativiser.
Comme nous le verrons par la suite, la réussite d’une campagne de crowdfunding
repose sur la conduite d’une stratégie finement élaborée et la mobilisation de
compétences précises par le porteur de projet.
2. Formes et modèle économique des plateformes de crowdfunding
Si initialement, les projets et acteurs s'appuyant sur les plateformes de
crowdfunding appelaient à des financements de nature strictement philanthropique,
on a vu récemment se déployer une fonctionnalité nouvelle de ce mode de
financement avec le développement des start-ups. Leur besoin d'investissements
initiaux peut être solutionné grâce à une mise en relation avec les investisseurs sur
les plateformes de financements communautaires.
54 Edouard LEDERER, op.cit. 55 Vincent RICORDEAU, Le crowdfunding : le financement participatif bouscule l’économie, op.cit., p.33 56 Source : FinPart-P2P Venture
32
A défaut de faire une typologie exhaustive du crowdfunding, il convient
toutefois d’en décrire les principaux modèles issus des deux grandes catégories
traditionnellement reconnues de ce mode de financement résolument protéiforme. Le
crowdfunding s'entend et se pratique de manière indiscutablement différente selon le
type d'action concerné ou encore selon les modalités de fonctionnement des
plateformes.
A. Un mode de financement protéiforme
a) Le crowdfunding philanthropique
- Le don
Le crowdfunding a tout d’abord émergé sous une forme philanthropique. Il
s’agit d’un modèle de fonctionnement assez simple : quiconque souhaite faire
financer son projet, qu’il soit artistique, culturel ou caritatif, peut présenter son idée sur
une plateforme de financement communautaire. Le projet une fois soumis, les
internautes sont à même de faire des dons aux idées les ayant interpellés et
intéressés. Ce mode de financement s’apparente plus à un financement "émotionnel",
l’investisseur étant séduit par l’idée proposée et souhaitant apporter son aide en
retour, gracieusement ou presque, au porteur du projet. Il s'agit donc plus
précisément de "crowd-sponsoring".
Aujourd’hui, le crowdfunding purement philanthropique détient la part de
marché la plus importante sur l’ensemble des modèles de financement participatif
existants. Il est aussi l’une des formes de crowdfunding qui enregistre la croissance la
plus forte cette dernière année. En 2012, les dons enregistrés ont atteint à eux seuls
un montant de 979 millions de dollars, soit une progression de 45% par rapport à
l’année précédente57.
- Le don avec contrepartie(s)
57 Vincent RICORDEAU, Le crowdfunding : le financement participatif bouscule l’économie, op.cit., p.24
33
C'est dans ce cadre de fonctionnement que se sont aussi développées des
plateformes telles que Kickstarter aux Etats-Unis, Indiegogo en France, ou encore
Sellaband en Allemagne. Lorsqu'ils apportent leur soutien via ce type de plateformes,
les souscripteurs peuvent aussi obtenir une contrepartie, décidée par le porteur de
projet lui-même et validée en amont par les administrateurs de la plateforme.
Il peut s’agir de "goodies", CD, DVD, T-shirt, carte postale, inscription du nom
sur le site ou la page des partenaires, participation à l’avant-première d’un film,
réception d’un disque avant sa sortie dans les bacs ; toute contrepartie restant le plus
souvent très symbolique. « Nous visons à hacker le système, pas à le dupliquer »58
préviennent les dirigeants de Kisskissbankbank, une des plateformes les plus
fructueuses en France qui compte plus de 60 000 membres et a permis le
financement de 1,250 projets (soit un équivalent de trois millions d’euros récoltés)
depuis sa création en 2009. Ces contreparties sont fonction du montant concédé par
le particulier : plus le montant du don sera élevé, plus le contributeur sera
récompensé en retour pour son geste.
Bien souvent, les souscripteurs sont en relation directe avec le porteur du
projet pour ce qui concerne la bonne réception de ces contreparties59. La plupart des
plateformes citées ci-dessus précisent dans leurs conditions que la responsabilité de
la bonne relation et de l'honnêteté des dires du porteur du projet ne relève pas
directement des administrateurs de la plateforme, qui se présentent très clairement et
essentiellement comme de simples intermédiaires.
Le fait que les porteurs de projet n’aient pas à s’engager pour accorder les
contreparties mises en avant au cours de leur campagne laisse la porte ouverte à la
potentialité de fraude. S’il sujet d’un aspect peu soulevé, du fait de l’importance
relative que les contributeurs accordent a priori aux contreparties proposées par le
créateur, il signale les dérives potentielles d’un système finalement assez peu
encadré et contrôlé à l’issue d’une campagne. L’utilisation qui est faite des fonds
récoltés pour un projet n’est pas non plus toujours soumise à une limpidité des plus
58 Aureliano TONET, « La création à l’heure du crowdfunding », Le Monde, 2013 59 « Le contrat passé par les plateformes avec les créateurs d’une part, les contributeurs d’autre part, ne prévoit pas de pallier les déficiences et les promesses non tenues » (Vincent RICORDEAU, Le crowdfunding : le financement participatif bouscule l’économie, op.cit., p.41)
34
patentes et interroge la politique de transparence auxquelles sont encore peu soumis
de manière stricte et régulière les créateurs sur des sites de financement participatif60.
Ce type de financement de dons contre contreparties s’est révélé
particulièrement adéquat et porteur pour les projets artistiques ; il reste à ce jour celui
qui est privilégié de loin pour ces derniers. Il peut par exemple s'agir de la publication
d'un livre, l'organisation d'une exposition, ou encore la production de courts-métrages
(Some Girls d’Ananda Safo, sorti en 2011) ou d’un album. Ce modèle de
crowdfunding s’est aussi avéré fructueux dans le secteur des technologies fortement
soutenu par les internautes.
Ce segment du crowdfunding moyennant des contreparties en nature
correspond à 15% du total des levées de fonds et a rassemblé 383 millions de dollars
en 2012, avec un montant moyen des collectes de 2,300 dollars61. Ce modèle est
certainement celui s’inscrivant le mieux dans la logique du crowdfunding à l’ère
numérique, dans la mesure où il permet aux porteurs de projets, artistes entre autres,
de se rapprocher sensiblement de leur public potentiel ; ainsi, l’outil peut être utilisé
pour des opérations de « prévente » donnant la possibilité, d’une part de produire
sans risque une activité pour le porteur de projet, d’autre part d’avoir un accès
privilégié, à tarif préférentiel pour le contributeur-financeur.
Les plateformes de crowdfunding se présentent comme des vitrines pour les
artistes qui souhaitent réaliser leurs projets et faire partager leur travail. La réussite
d'un projet requiert cependant la structuration d'un réseau de contributeurs solides et
une communication intense et cohérente, puisque le nombre aujourd'hui extrêmement
important de plateformes rend bien souvent peu lisibles les différents projets mis en
ligne.
Suite à cette phase s'est développé un autre type de financement participatif,
touchant cette fois aux prêts individuels, de personne à personne. 60 “On voit bien que même pour un projet culturel, il peut y avoir encaissement de fonds, et ces fonds vont rester un moment, le temps de se renforcer petit à petit vers le seuil qui permettra en effet de financer le projet... Donc on peut se demander : pendant cette période, que deviennent ces fonds ? Si ça dépasse le seuil, c’est bon, cela finance le projet. Si ça reste en dessous, ça doit être restitué. Pendant cette période, il y a eu encaissement pour compte de tiers, mais que vont devenir ces sommes ? Donc là, on voit le risque de fraude” (Intervention de Fabrice Pesin, secrétaire général adjoint de l’Autorité de contrôle prudentiel lors de l’émission lors de l’émission « Paris est à vous » - BFM Business – BFM TV, 2013) 61 Vincent RICORDEAU, Le crowdfunding : le financement participatif bouscule l’économie, op.cit., p.26
35
b) Le crowdfunding à dimension spéculative
Cette catégorie de plateformes est plus complexe à appréhender du fait de sa
nature spéculative. Elle fait entrer le crowdfunding dans une dimension la rapprochant
des méthodes de financement plus traditionnelles et donc soumises à une
réglementation bien spécifique. Le concept du financement participatif décliné sur le
Web étant encore relativement récent, ce type de plateformes est appréhendé avec
beaucoup plus de prudence et suscite moult interrogations quant à ses modalités de
fonctionnement et les règles qui les régissent.
- La production communautaire
En France, il s’agit peut-être du modèle de crowdfunding qui a eu le relais
médiatique le plus prégnant, en partie grâce aux succès commerciaux de quelques-
uns des artistes dont les albums furent financés sur l’une des plateformes pionnières
en la matière : My Major Company. Label de musique crée en 2007, à l’initiative de
plusieurs jeunes personnes dont le fils de Jean-Jacques Goldman, My Major
Company donne la possibilité aux internautes, non seulement de financer un projet
mais de revêtir le rôle de coproducteur en détenant des parts sur la production future
qu’il choisit de soutenir.
En 2012, la société, désormais séparée en deux entités distinctes (label
indépendant et plateforme de financement), déclarait avoir levé plus de 13 millions
d’euros par le biais de ces projets mis en ligne62.
Dans le cadre des labels / éditeurs participatifs, la perception potentielle d’un
retour sur l’investissement de départ sous la forme de royalties peut servir d’argument
commercial relativement séduisant pour le financeur-coproducteur63. A noter que la
notion de coproducteur est à relativiser, même contestable sur un plan purement
juridique dans la mesure où la contribution du financeur dans le cadre de la 62 Hélène REITZAUM, « My Major Company n’a jamais autant levé d’argent », Le Figaro, 2012 63 « En investissant, ils sont intéressés par la réussite du projet, ils s’impliquent et souhaitent donc voir le projet réussir. (…) Le sentiment d’appropriation des internautes – né de l’investissement – permet une campagne virale efficace » (Nicolas DEHORTER, Le Guide du Crowdfunding, op.cit., p.54)
36
production communautaire peut se limiter le plus souvent à un apport monétaire, et
non à une plus-value sur la dimension artistique et/ou technique du projet, en partie
du fait de l’impossibilité de prendre en compte tous les avis ou d’en appeler aux
compétences des contributeurs dans leur ensemble qui sont caractérisés par une
grande hétérogénéité64.
Ce type de crowdfunding ne fait pourtant pas l’unanimité, autant du côté du
public que des acteurs du secteur. Les critiques acerbes adressées à l’encontre de
My Major Company, accusée d’un manque de transparence de ses comptes et d’une
utilisation douteuse des sommes versées par les utilisateurs, réparties de manière
inégale en fonction des projets, ont contribué à faire le lit de toute une vague de
contestations qui remettent en question un modèle allant pour certains à l’encontre
des fondements éthiques du crowdfunding65.
Les partisans d’une démarche purement anthropologique dénoncent les
dérives susceptibles d’apparaître lorsque la spéculation s’immisce dans les rouages
du système : l’aseptisation du contenu artistique pour une adhésion grand public, le
transfert de la prise de risque du producteur classique vers la « foule » de
contributeurs, une opacité dans l’utilisation des frais de commission alloués aux
responsables de ces plateformes de financement, autant de condamnations
témoignant du caractère polémique de ce type de crowdfunding.
Certains responsables de plateformes de dons se défendent même d’être
assimilés à ce type de crowdfunding. Vincent Ricordeau, de Kisskissbankbank,
déclare à ce sujet : « MyMajorCompany s'est contenté de reproduire, sur le Web, le
fonctionnement de l'industrie classique, d'où ses difficultés actuelles (...). Lorsqu'on
s'est lancés, en mars 2010, nos modèles n'étaient pas Universal, mais le do it yourself
des punks et le peer-to-peer des premiers hackeurs. Il ne s'agit pas de parier, comme
au casino, sur la réussite d'un artiste, et d'espérer d'hypothétiques retours sur
investissement, mais de faire naître la creation »66.
Ce modèle est d’autant plus contesté que les plateformes spécialisées dans
les projets de contenus culturels et artistiques alignées sur cette logique sont de plus 64 Bruno FRIDLANSKY, « Le crowdfunding vu par l’avocat », Locita.com, 2011 65 Sébastien TORTU, « My Major Company, le revers peu luisant de la médaille », Le Point, 2013 66 Aureliano TONET, « La création à l’heure du crowdfunding », Le Monde, 2013.
37
en plus nombreuses dans le monde mais aussi en France (Touscoprod pour le
cinéma, FABrique d’Artistes pour les artistes plasticiens contemporains,
Myshowproduction pour les évènements culturels, les éditions Sandawe pour la
bande dessinée, All in My Music pour les musiciens).
- Le crowdlending
Parmi les idées défendues par les porteurs de l’"économie collaborative", se
trouve celle que la finance peer to peer pourrait devenir un véritable moteur du
système. Cela passerait donc par les outils déjà disponibles, le crowdfunding, mais
via les prêts entre pairs. Ce type de démarches irait même jusqu'à préconiser la mise
en place de monnaies virtuelles alternatives (bitcoins), dont l'efficience est pour autant
fortement remise en cause, du fait que seulement certains acteurs influents en
possèdent la plus grande quantité et reproduisent donc la structure actuelle des
monnaies actuelles.
Zopa (Grande Bretagne) et Prosper (Etats-Unis) sont deux exemples de sites
de prêt/emprunt de fonds de particuliers à particuliers. Concrètement, ce sont des
plates-formes qui permettent de mettre en relation une personne recherchant un prêt
personnel (quelle que soit son utilisation, mais généralement dans une démarche
entrepreneuriale) à un ensemble de particuliers souhaitant lui allouer une partie de
leur épargne sous la forme de prêts rémunérés. Les emprunteurs sont classés par
catégories de risque par les sites, et naturellement les moins bien notés seront
amenés à payer les taux les plus élevés.
Les sites de "crowdlending" diffèrent donc des sites plus traditionnels de
« crowd-sponsoring » puisqu’ils visent principalement à négocier des taux d'intérêt, en
fonction du degré de risque que représente le projet. Ces taux d'intérêts sont fixés
suivant l'offre et la demande et le projet d’un emprunteur est financé par un ensemble
de prêteurs (concept de crowdlending). Les sites se rémunèrent en facturant un coût
à l'emprunteur et en prenant une commission sur les taux concédés (environ 1%).
Le prêt peer-to-peer est cependant loin d'être une pratique absolument
extérieure au cadre d'une économie plus "traditionnelle". Les législations nationales
38
rendent parfois difficiles les prêts et emprunts en dehors du cadre bancaire. La
France est un exemple marquant puisque la législation ne permet pas les relations
bancaires et financières peer-to-peer. Jean-Capelli, ancien banquier, est pourtant
parvenu à créer la plateforme Friendsclear, spécialisée dans le prêt aux
entrepreneurs, suite à des négociations intenses avec le Crédit Agricole. La
plateforme existe donc, mais les transactions s'opèrent encore via une institution
bancaire traditionnelle (le CA), et ce sera le cas tant que la législation française sur ce
point n'aura pas évolué.
Autre exemple en France, la plateforme Prêt d’Union a pu obtenir l’agrément
bancaire de l’ACP (Autorité de contrôle prudentiel) au prix de nombreux efforts. Il faut
toutefois être un investisseur qualifié pour pouvoir investir sur Prêt d’Union, soit
remplir quelques conditions spécifiques :
• la détention d’un portefeuille d’instruments financiers supérieure à 500.000
euros ;
• la réalisation d’opérations d’un montant supérieur à 600 euros par opération
sur des instruments financiers, à raison d’au moins dix par trimestre en
moyenne sur les quatre trimestres précédents ;
• la réalisation d’opérations d’un montant supérieur à 600 euros par opération
sur des instruments financiers, à raison d’au moins dix par trimestre en
moyenne sur les quatre trimestres précédents ;
• l’occupation pendant au moins un an, dans le secteur financier, d’une position
professionnelle exigeant une connaissance des investissements en
instruments financiers.
Il est encore tôt pour voir le prêt communautaire comme une réelle alternative
au système institutionnel traditionnel, mais il appelle cependant très certainement à
une évolution des législations nationales en faveur d'une meilleure prise en compte de
ses potentialités.
Néanmoins, il s’agit d’un modèle de financement participatif plutôt performant
puisqu’il est celui qui a enregistré la plus forte croissance en 2012 (+111% !),
totalisant 600 millions de dollars collectés durant l’année, pour 4.700 dollars de
récoltés en moyenne par projet. Il représente à l’heure actuelle 22% des levées de
fonds basées sur le crowdfunding67.
67 Vincent RICORDEAU, Le crowdfunding : le financement participatif bouscule l’économie, op.cit., p.30
39
Cette forme de financement communautaire via des prêts individuels nous
amène à aborder notre dernière catégorie, qui concerne essentiellement des activités
d'ordre économique et non plus philanthropique comme c'était le cas initialement.
Elles touchent dans une moindre mesure les filières créatives dans le domaine
culturel, mais les interrogations qu’elles soulèvent sont symptomatiques de la position
ambivalente du financement participatif.
- Le crowdfunding « equity-based »
Il s’agit d’une forme de crowdfunding apparue plus récemment que celles
précédemment évoquées. Bien que pour l’instant moins utilisée pour le financement
de projets artistiques et culturels, il est tout de même important d’en souligner
l’émergence et le développement, notamment par le biais de plateformes telles que
Seedmatch en Allemagne ou Anaxago en France.
Sa particularité est de conférer aux financeurs le statut d’authentiques
investisseurs puisqu’ils pourront toucher des parts de capital sur le projet auquel ils
ont décidé de participer financièrement.
Les responsables de plateformes spécialisées dans ce modèle de
crowdfunding opèrent en amont une rude sélection des projets entrepreneuriaux, en
se basant tant sur le degré de créativité et de viabilité de ces derniers que sur
l’expérience du porteur de projet concerné. Il est ensuite laissé libre choix aux
particuliers d’investir dans le projet qui leur correspond le mieux. Si celui-ci obtient le
montant visé au départ, l’investisseur est directement inscrit au capital de la société. Il
devient finalement un acteur à part entière du projet, en ayant jusqu’à la possibilité de
participer à l’activité de l’entreprise.
Ce modèle de crowdfunding est celui faisant le plus l’objet de questionnements
à l’heure actuelle, principalement sur le plan réglementaire quant à la limitation du
nombre d’investisseurs et du montant des fonds levés qui doivent être fixés et
adaptés en fonction de la taille de la société.
40
Le président des Etats-Unis Barack Obama, avec le JOBS Act (Jumpstart Our
Business Startsup Act) approuvé par le Sénat au printemps 2012, est le premier à
avoir véritablement lancé une réflexion autour de négociations, toujours en cours,
visant à encadrer cette forme particulière de crowdfunding. L’objectif est d’encourager
les citoyens à investir de manière sécurisée une partie de leur épargne dans des
projets mis en place par de jeunes entrepreneurs68. Ce segment du crowdfunding est
encore très largement minoritaire (1% pour 115,7 millions de dollars collectés en
2012) mais présente un fort potentiel de développement à l’avenir du fait de
l’importance des montants qu’il a jusque-là engendrés (190.000 dollars en moyenne
par collecte69).
En France, l’Autorité des marchés financiers (AMF) et l’Autorité de contrôle
prudentiel (ACP) ont récemment publié deux guides à destination du grand public
mais aussi des plateformes et des porteurs de projets. Cette publication témoigne
d’une volonté naissante de la part des pouvoirs publics de clarifier le flou juridique
actuel qui est renforcé par la myriade de plateformes existantes. L’objectif est aussi et
surtout de réglementer les plateformes basées sur un modèle de prêts à l’image du
crowdfunding equity-based70.
Un texte législatif définissant un cadre juridique pour la finance participatif est
attendu pour l’automne, mais dès lors se posera la question de la conformité de celui-
ci au droit communautaire européen en vigueur qui prévaut sur les législations
nationales. A ce sujet, en Europe, les acteurs de la finance participative ont adressé
en décembre 2012 à Michel Barnier, commissaire européen chargé du marché
intérieur et des services, une lettre ouverte dans laquelle ils réclament la définition
d’un métier de « courtier en financement participatif » accompagnée d’une
réglementation adaptée71.
68 Les starts up peuvent désormais lever jusqu’à 50 millions de dollars auprès de 1.000 investisseurs et le particulier, investir jusqu’à 10 000 dollars maximum jusqu’au plafond de 10 % de son revenu annuel. 69 Vincent RICORDEAU, Le crowdfunding : le financement participatif bouscule l’économie, op.cit., p.32 70 « "Le crowdfunding n'a pas de définition juridique" explique Natalie Lemaire, la directrice des relations avec les épargnants à l'AMF, "donc vous n'avez pas un cadre spécifique. Il existe une grande différence entre participer à un projet en faisant un don et dans ce cas ce qu'il faut vérifier c'est que la somme soit bien affectée au projet en question et la participation au capital d'une nouvelle entreprise, où des points comme la rentabilité du capital ou la rentabilité des titres acquis doivent être vérifiés".” (« Le crowdfunding à la recherche d’un cadre juridique », Franceinfo.fr, 2013) 71 Christina LEJOUX, « Le crowdfunding européen interpelle Michel Barnier », La Tribune, 2012
41
B. Un modèle économique instable et équivoque
a) Taux de commission et de transaction
Les plateformes de crowdfunding ont plusieurs sources de rémunération
caractérisées, pour la plupart, par leur instabilité. Le modèle qu’ont adopté les
plateformes s’appuie principalement sur la perception d’un taux de commission pour
chaque projet ayant atteint son objectif de départ en termes de sommes collectées
pour une prompte réalisation. Afin de sécuriser au mieux les apports des
contributeurs et garantir une bonne réception des financements pour les porteurs du
projet, les transactions bancaires sont fortement sécurisées ; afin de couvrir les frais
que représente cette tâche d’intermédiation financière qu’endosse les plateformes de
crowdfunding, d’autres frais de commission, sous la forme cette fois-ci de
redevances, sont aussi appliqués. Ces deux taux combinés, en théorie fixés et
explicités dans les Conditions générales d’utilisation de chaque site, fluctuent en
fonction de la plateforme considéré, oscillant généralement entre 3 et 10% des fonds
récoltés par projet.
La politique appliquée par plus de la moitié des plateformes est celle du « tout
ou rien » : lorsqu’un porteur de projet ne parvient pas à rassembler les fonds
nécessaires pour atteindre l’objectif qu’il avait initialement établi, la cagnotte est alors
nulle, les contributeurs sont remboursés et les plateformes ne perçoivent aucune
commission.
Certaines ont fait le choix de garantir les fonds à un porteur de projet, quelle
que soit la somme récoltée et en passant outre l’objectif de départ ; c’est par la même
occasion une manière pour les dirigeants de la plateforme en question de s’assurer la
perception des commissions en dépit du résultat de la campagne. Cette stratégie
pose un certain nombre de questions quant à la mise en œuvre fructueuse du projet,
une fois la collecte terminée : si le montant des dons perçus n’est pas à la hauteur de
ce qui avait été prévu, comment pouvoir assurer la réalisation d’un projet avec un
budget dès alors amputé? Le mécanisme intrinsèque à ce positionnement menace
aussi de miner la notion de confiance mutuelle qui est pourtant l’un de fondements du
crowdfunding.
42
b) Un modèle économique tributaire des formes de financement plus classiques
Bien souvent, ces revenus ne constituent pas des recettes suffisantes aux
plateformes de crowdfunding pour subsister, tant dans une simple perspective de
fonctionnement que dans une logique couplée à celle de développement. Ainsi,
certains se tournent vers d’autres entités telles que les marques ou les médias afin de
nouer des partenariats, commerciaux ou non, mais toujours susceptibles d’accroître la
visibilité de ces plateformes, et donc derrière cela de gagner l’attention d’un nombre
accru d’internautes et ainsi participer, in fine, à une potentielle augmentation des
levées de fonds.
Par exemple, en 2011, Dailymotion s’est associé à Ulule72 dans une logique de
poursuite de son entreprise lancée avec le programme Motionmakers qui propose un
canal d’expression commun pour les artistes et créateurs du monde entier spécialisés
dans la réalisation de vidéos sur Internet. Ces porteurs de projet ont désormais la
possibilité de présenter leurs créations sur la plateforme de crowdfunding et ouvrir
ainsi celles-ci au financement participatif ; en cas de campagne réussie (objectif de
financement atteint dans le temps imparti), les utilisateurs de Motionmakers
bénéficieront d’une couverture promotionnelle spécifique sur le site de Dailymotion.
De la même manière, Allociné, leader de l’information cinéma et séries TV,
s’est rapproché de Peopleforcinema, plateforme de crowdfunding spécialisée dans la
production cinématographique, au printemps 2012, afin de combiner les atouts de
taille de chacune des sociétés; respectivement la position de leadership en marketing
digital dans le secteur pour l’un, le financement participatif et la dynamique
communautaire 2.0 pour l’autre.73
Cas d’un partenariat à la dimension commerciale clairement affirmée : celui
noué depuis 2011 entre Kisskissbankbank et la Banque Postale, à travers le
programme « Coup de Cœur ». A l’issue de chaque mois, l’institution bancaire
sélectionne un projet citoyen, innovant et créatif, déposé sur la plateforme en
adéquation avec les valeurs qu’elle défend. Elle s’engage par la suite à soutenir le
projet sélectionné à hauteur de 50% de son objectif de collecte de fonds.
72 Communiqué de presse « Dailymotion s’associe à Ulule pour proposer une solution de crowdfunding à ses utilisateurs les plus créatifs », 2011 73 Communiqué de presse « Allociné et Peopleforcinema signent un partenariat stratégique », 2012.
43
Outre l’exemple de ces partenariats rapprochant les plateformes des logiques
traditionnelles de marketing, chose somme toute surprenante à première vue du fait
de la philosophie originelle du crowdfunding rattachée à la philanthropie, les sites
trouvent surtout des revenus complémentaires en s’associant à des accompagnateurs
issus du monde de la finance traditionnelle. Ceux-ci leur permettent de dégager des
fonds d’investissement indispensables à la pérennisation de leurs activités qui
couvrent des champs bien plus denses que la simple évaluation préliminaire de
projets ou la coordination d’opérations virales 74.
Finalement, on retrouve derrière ces aspects l’idée essentielle que mettre
convenablement en relation créateurs de projets et contributeurs par le biais du
crowdfunding relève d’une activité économique à part entière qu’il convient de mener
avec prudence. Il est primordial, pour un développement efficient d’une plateforme,
que ces responsables s’appuient sur une stratégie d’organisation aussi solide que
flexible qui ne peut finalement pas être totalement déconnectée ni des considérations
économiques, ni des intermédiaires financiers traditionnels.
Par ailleurs, la porosité entre le financement participatif, plus particulièrement
dans sa dimension spéculative, et les sphères financières traditionnelles est soulevée
par de nombreuses critiques. Nous avons vu que le crowdfunding répondait à
certaines carences de la finance traditionnelle, les investisseurs étaient de plus en
plus frileux à prendre des risques et à aider la création depuis l’amplification de la
crise de la fin des années 2000. Les PME se tournent ainsi de plus en plus vers le
crédit participatif qui permet de générer un capital de départ grâce à la collecte de
fonds auprès de la foule. Au sein des ces démarches, ce sont des logiques donc
proches de celles des activités financières ordinaires qui sont à l’œuvre et qui
appellent à être strictement encadrées75.
74 « (…) Les investissements souvent coûteux en développement informatique ; le support et le développement juridique du modèle ; l’achat de licences pour les solutions de transaction bancaire en fonction des territoires ; la nécessité de financer des autorisations et des agréments ; ajouter à cela le modèle économique de plateformes à rentabilité non immédiate ; tous ces aspects ont poussé les créateurs des plateformes à se doter d’accompagnateurs financiers solides. Ils ont donc trouvé des alliés au sein de la finance traditionnelle » (Vincent RICORDEAU, op.cit., p.37) 75 « Même si le crowdfunding est une modalité de financement très nouvelle, très innovante, fondamentalement, quand on parle de prêts, de souscriptions de titres, il s’agit finalement d’activités financières assez traditionnelles. C’est donc un peu compliqué, notamment pour les nouveaux acteurs de crowdfunding qui n’ont pas toujours l’impression d’entrer dans un monde réglementé. Et un monde réglementé, cela signifie certaines contraintes : des agréments, des
44
La réappropriation du phénomène par les financeurs classiques (banques,
fonds d’investissement) oblige à s’interroger sur les ambiguïtés dont le financement
participatif est susceptible de faire l’objet. D’aucuns craignent que le crowdfunding soit
utilisé comme un palliatif pour une économie échaudée par ses propres dérives et
plutôt qu’une alternative aux bulles financières, le crowdfunding porterait le risque
d’en devenir une à part entière. L’un des symptômes de ce phénomène est l’intérêt
que les grandes sociétés peuvent porter à ces plateformes, à l’image de Google qui a
investi en mai dernier 125 millions de dollars dans la plateforme spécialisée dans les
prêts entre particuliers Lending Club. Cette opération au montant astronomique est
révélatrice du potentiel que représente le crowdfunding spéculatif aux yeux des
grandes entreprises ; à ce sujet, le magazine Forbes estime qu’à l’horizon 2020, ce
segment du financement participatif générera plus de 1.000 milliards de dollars.
*
Ainsi, il est impossible d’avoir une approche unidimensionnelle du
crowdfunding, tant les formes qu’il peut prendre et les philosophies qui y sont
rattachées divergent les unes des autres. Le glissement qu’opère le financement
participatif vers une prise d’importance progressive de sa ligne spéculative illustre
parfaitement l’ambiguïté dont le phénomène est porteur. Si ce segment touche pour
l’instant sensiblement moins les projets culturels et artistiques que les plateformes de
dons, il est néanmoins légitime de se poser la question du rôle qu’il peut être amené à
jouer à l’avenir dans les secteurs créatifs à mesure que les firmes multinationales s’en
approprient les mécanismes.
De plus, nous avons vu que la nature purement philanthropique de certaines
plateformes de financement participatif ne les amène pas pour autant à être
totalement déconnectées des intermédiaires financiers classiques. Si elles tendent le
plus souvent à vouloir s’en démarquer dans les discours, d’autant plus à une époque
marquée par le scepticisme à l’égard du secteur de la finance, elles y restent toutefois
indéniablement liées. Cette interdépendance des sphères de financement et d’autorité
exigences de capital, des règles de conduite particulières qui peuvent être contrôlées par une autorité comme l’Autorité de contrôle prudentiel” (Intervention de Fabrice Pesin, secrétaire général adjoint de l’Autorité de contrôle prudentiel lors de l’émission lors de l’émission « Paris est à vous » - BFM Business – BFM TV, 2013)
45
classiques est caractéristique du crowdfunding et permet de mieux comprendre les
raisons pour lesquelles le phénomène fait l’objet d’analyses résolument nuancées.
Des concertations pour une réglementation plus claire et plus globale du modèle
s’avèrent aujourd’hui de plus en plus inévatables.
*
46
CHAPITRE 3 : Un outil au cœur de l’économie collaborative inexorablement lié à la puissance publique
1. La finance participative au cœur de l’économie collaborative
La visibilité accrue du crowdfunding pris au sens large doit se lire eu égard au
contexte actuel de crise économique mondiale couplée d’une défiance accrue envers
le secteur financier et les banques. Les multiples scandales relayés massivement par
les médias ces dernières années ont fait éclater au grand jour la déconnexion
croissante du secteur financier, rongé par la spéculation, de l’économie réelle.
L’intervention des intermédiaires financiers classiques dans le circuit de production
est appréhendée avec plus de prudence et de méfiance qu’auparavant76. Certains
cherchent ainsi des solutions en mettant à profit l'interface peer-to-peer qu'est Internet
et en cherchant des fonds auprès d'une communauté d'amis - de collaborateurs - de
soutiens potentiels.
Comme nous l’avons vu, l’augmentation de projets financés par la foule sur
Internet résulte des diverses transformations qu’a connues la filière culturelle ces
dernières années. L’évolution du crowdfunding depuis quelques années est corrélée
au processus de démocratisation de l’accès aux ressources en ligne du fait qu’elle
offre un terrain d’expression à des projets de contenus diversifiés et d’ampleurs très
variées, auxquels peuvent participer les internautes à hauteur de contributions tantôt
modestes, tantôt plus conséquentes. Les appels à financement adressés aux
souscripteurs privés étaient auparavant opérés par voie plus traditionnelle, type radio,
76 La baromètre de la confiance de La Poste réalisé par TNS Sofres indique qu’en 2013, la confiance dans les banques atteint 25%, alors qu’elle était de 63% au début des années 1980, signe d’une défiance considérablement accrue envers un secteur pointé du doigt comme étant partiellement responsable des maux causés par la crise des subprimes et l’écroulement progressif de l’économie dans sa globalité qu’elle a provoqué.
47
annonce, affiche, téléphone, etc. En revanche, les réseaux sociaux (Facebook,
Twitter, blogs) rendent désormais possible une communication virale autour d'un
projet donné et augmentent par là-même exponentiellement les audiences des
projets, dès lors plus susceptibles de trouver des intéressés. L’essor progressif de ces
réseaux sociaux favorise la constitution de communautés d’internautes qui structurent
le Web de telle sorte que les contributions individuelles à la création de contenus sont
encouragées et peuvent être mutualisées77. C'est avec l'apparition de ce que l'on a
appelé ce Web 2.0 que le phénomène a pris une ampleur nouvelle. Le Web 2.0 se
définit d'abord et avant tout comme le développement des relations peer-to-peer entre
utilisateurs de la Toile. Le crowdsourcing, puis le crowdfunding ont largement
bénéficié de ce nouveau cadre communautaire sur lnternet, qui a distendu les liens
séparant les porteurs de projets de leurs investisseurs potentiels et donné la
possibilité de s’affranchir d’intermédiaires classiques tels que ceux qui interviennent
dans un système de finance traditionnelle.
Le crowdfunding participe ainsi du développement actuel particulièrement
marqué des pratiques liées à l'économie collaborative et à la coopération informelle
via les plateformes et réseaux accessibles sur l'interface géante du net. Ces réseaux
permettent de connecter entre eux des utilisateurs qui sont aussi citoyens et peuvent
devenir financeurs et acteurs à part entière du processus de création d’une œuvre.
Les partisans de cette théorie s’appuient entre autres sur les apports de
l’essayiste et économiste américain Jeremy Rifkin. Nous serions entrés dans l’ère
numérique, placée sous le signe de la destruction créatrice et caractérisée par la
naissance d’une « troisième révolution industrielle » dont le partage et la circularité
seraient les fers de lance : « A l'âge de la propriété, matérialiste, succède l'âge de
l'accès, collaboratif ; l'Homo oeconomicus, utilitariste et rationnel, fait place à l'Homo
empathicus, altruiste et connecté » 78 . La finance participative serait l'un des
symptômes de cet « élan empathique » qui stimulerait « notre transformation en
humains pleinement constitués », pour reprendre les termes de l’économiste.
Jeff Howe, quant à lui, considère le crowdfunding comme étant l’instigateur
d’une véritable révolution sociale stimulant les collaborations et les échanges entre
les individus venant de tous les milieux et éparpillés partout dans le monde.
77 Pierre LESCURE, op.cit., p.339 78 Aureliano TONET, « La création à l’heure du crowdfunding », Le Monde, 2013
48
L’interconnexion entre les créateurs et les financeurs, la mise en commun des idées
et des ressources, le chamboulement de l’organisation traditionnelle de la production
culturelle sont autant d’aspects allant dans le sens de cette révolution.
Entraide, empathie, altruisme seraient les maitres-mots d’un ordre qui
prendrait un relief tout autre avec l’avènement des technologies numériques et du
Web 2.0. Le philosophe Bernard Stiegler79 le soutient, la clef de voûte du monde post-
consumériste passera par l’« économie de la contribution », où la question de la
valeur et du sens que les contributeurs donnent aux projets auxquels ils participent
devra occuper une place centrale.
La force de la notion de partage prend tout son relief avec le développement
des applications d’accès à la culture via Internet et ses réseaux sociaux. Une étude
internationale réalisée par le Cabinet Gfk80 auprès de jeunes de 15 à 25 ans révèle
l’importance de ce phénomène de circulation et d’échanges dans la vie culturelle des
jeunes. Plus de 88% d’entre eux déclarent partager les nouveaux biens culturels qu’ils
découvrent avec leur réseau de proches; près de 77% partagent via les réseaux
sociaux et près de 70% partagent via d’autres applications Internet.
Les plugins sociaux, applications créées par les médias numériques et les
services de réseautage en ligne (l’exemple le plus évocateur étant probablement le
bouton “J’aime” de Facebook) permettent aux internautes de partager leurs goûts, de
recommander des contenus, de commenter des informations; tout cela au cœur d’un
environnement social virtuel fait d’interactions et de mises en commun de données.
L’exemple de Oui Share, dont le premier festival a eu lieu à Paris en mai 2013,
incarne parfaitement les valeurs défendues par les partisans de l’économie
collaborative et les dynamiques à l’œuvre au sein de celle-ci 81. Oui Share est une
organisation à but non lucratif fondée en janvier 2012 dont l’objectif est de promouvoir
et connecter les idées novatrices et au bénéfice sociétal important, via l'utilisation
d'outils partagés et ouverts (logiciels "open-source", gratuits notamment). L'idée est
de mettre à profit dans le monde "offline" les opportunités offertes par le Web 2.0
79 Quentin NOIRFALISSE. « Vers une économie de la contribution » OWNI, 2011 80 L’enquête élaborée par l’Atelier BNP Paribas avec le Forum d’Avignon et ses partenaires, a été menée en ligne par le Cabinet GfK auprès de 507 jeunes de 15 à 25 ans d’un échantillon international en 2012. 81 Etienne GLESS, « L’économie collaborative, une nouvelle ruée vers l’or », L’Entreprise.com, 2013
49
"online" et les réseaux peer-to-peer, via l'utilisation de modèles de production permis
par un accès libre et ouvert aux sources (logiciels open-source, imprimantes 3D,
ateliers "Do It Yourself"). L'acteur-citoyen a, dans ce modèle d'économie compris ici
comme un "modèle type", un rôle prédominant à jouer puisqu’il est considéré comme
partie prenante à part entière.
Le flux d’informations véhiculé par le biais de ces canaux est transparent et
accessible à tous - à ce titre, Oui Share avait par exemple mis en ligne le budget de
son festival dans un souci de respect des valeurs qu’elle défend.
Rachel Botsman 82 étudie les logiques participant de ces comportements
collaboratifs et des mécanismes de confiance sur lesquels repose le système actuel.
Son analyse est intéressante dans la mesure où elle pointe du doigt le retour en
arrière qui est opéré à travers la montée en puissance des réseaux sociaux et le
propagation des nouvelles technologies : finalement, les individus évoluent dans un
monde où le commerce, les échanges, les partages redeviennent les fondements du
tissu social et des relations qui se déploient en son sein. Si ces dynamiques sont
réinventées avec le Web 2.0, elles n’ont pour autant rien de nouveau. Au fond, ce
qu’elles réinterrogent est notre rapport à la propriété face à la dématérialisation des
contenus.
D’une possession traditionnelle des biens culturels, nous passons à un
système d’accessibilité généralisée de ceux-ci (par exemple, lorsqu’un individu met
en ligne via Youtube un extrait de concert qu’il a filmé avec sa propre caméra).
« L’accès vaut mieux que la propriété » avance Kevin Kelly, rédacteur en chef du
magazine Wired : on comprend dès lors que cette organisation ne peut fonctionner
que si la confiance en autrui est assurée. Le fait de pouvoir dénoncer une annonce
frauduleuse postée sur le Bon Coin, d’attribuer une note à un conducteur inscrit sur
un site de covoiturage avec lequel nous avons effectué un trajet en voiture, de laisser
un commentaire sur un individu rencontré par le biais d’un site de couchsurfing qui
nous a offert son canapé, est un moyen de signaler le degré de confiance que l’on
accorde à telle ou telle personne. Le capital de réputation de celle-ci agit alors comme
une nouvelle monnaie sociale qui régulerait les échanges entre individus.
82 Les réflexions qui suivent proviennent de la conférence que l’auteur a donnée pour TEDxSydney, « A propos de la consommation collaboration ».
50
Le crowdfunding prend tout son sens dans cette logique collaborative, ouverte
et participative et s’inscrit de la même façon précisément au cœur des problématiques
autour de l’apparition d’une nouvelle forme de bien communs83 qui amène à repenser
les systèmes de hiérarchies relationnelles.
2. Vers une porosité croissante des liens entre artistes et consommateurs, professionnels et amateurs
A. Une articulation poreuse entre savoir profane et culture savante
La philosophie du crowdfunding, lorsque le financement participatif se base sur
un modèle de dons en échanges de rétributions généralement sociales et
émotionnelles (une forme de philanthropie alternative), repose sur la force de ce que
Vincent Ricordeau appelle ce « capital social partagé ». Les transformations
précédemment décrites se sont ainsi considérablement répercutées sur les statuts
des artistes, producteurs et consommateurs et les relations qu’ils entretiennent entre
eux. Elles expliquent l’essor d’un phénomène qui puise ses origines dans l’entraide et
crée un nouveau type de lien social.
Pour Bernard Stiegler84 , nous entrons dans un processus potentiellement
salvateur dont l’articulation inédite entre savoir profane et culture savante serait la
figure de proue. L’industrie culturelle concourait jusque-là à produire de la dissociation
du symbolique, c’est-à-dire qu’elle se conformait à véhiculer un modèle qui est celui
de la division du travail tel qu’il s’est imposé au XIXème siècle avec la révolution
industrielle. Ce modèle établissait une distance entre producteurs et consommateurs
qui a conduit inéluctablement à un déclin de la participation sociale et à un
cloisonnement accru entre la sphère productive et la société civile. Le « processus de
déqualification du destinataire » a pour le philosophe produit une profonde
démotivation des individus à s’investir dans l’environnement dans lequel ils évoluent.
Les technologies numériques rendraient maintenant possible un renversement du
83 Emile HOOGE, « Michael Bauwens : Le modèle P2P et le capitalisme sont encore interdépendants », Centre ressources prospectives du Grand Lyon, 2013 84 Bernard STIEGLER, « Dépasser l’opposition entre producteurs et consommateurs », Transversales Sciences & Culture, 2007
51
processus dans la mesure où elles ont encouragé l’apparition d’un nouveau « milieu
technique associé » qui permet de dépasser l’opposition producteur - consommateur.
L’environnement numérique est un milieu associatif, et non plus dissociatif, qui se
déploie à travers Internet; dans celui-ci, le destinataire peut désormais endosser de
nouveau le rôle de destinateur, ainsi, un espace d’amateurs est à même de se
constituer.
Internet fonctionne comme un média horizontal qui postule une égalité de fait.
A ce titre, l’outil met en péril tous les médiateurs ou détenteurs d’une légitimité (dans
notre cas, culturelle, conférée par exemple par une quelconque notoriété antérieure)
attachés à un certain statut. La légitimité est désormais apportée ex-post, et non plus
donnée ex-ante par ce même statut. Cette horizontalité d’Internet heurte la verticalité
de la politique culturelle à l’œuvre et favorise plus particulièrement le développement
d’un savoir amateur qui fonctionne de manière significative dans le domaine artistique
et qui est à la base du crowdfunding. En ce sens, le numérique appelle à cette
articulation nouvelle entre savoir profane et culture savante. A la figure du
consommateur passif se substitue celle du créateur, du moins du collaborateur. Cet
ébranlement a aussi des répercussions sur la hiérarchie des œuvres : le déploiement
d’applications numériques, généralement gratuites et faciles à utiliser, qui donnent la
possibilité à n’importe quel internaute de créer des contenus culturels (vidéos, photos,
musiques, textes), conduit à réinterroger les grilles d’analyse classiques des œuvres
fondées sur des critères purement esthétiques.
B. Un test de validité pour l’artiste-créateur
Pour un artiste, l’avantage principal de l’utilisation d’une plateforme de
crowdfunding repose sur le fait qu’elle permet de procéder à un premier test de
viabilité d’un projet et d’en tirer les conclusions nécessaires et pertinentes à partir des
remarques directes des utilisateurs de la plateforme qui sont faites à l’égard de ce
même projet. Il s’agit d’une certaine manière de réaliser une étude de marché ciblée
et d’évaluer l’adéquation du projet aux attentes de consommateurs potentiels85. Le
85 « Although the primary goal of crowdfunding is to raise money, it can also help firms test, promote, and market their products; gain a better knowledge of their consumers’ tastes; or create new products or services altogether. In this sense, crowdfunding can be used as a promotion device, as a means to support mass customization or user-based innovation, or as a way for the
52
défi à relever est de parvenir à réunir une communauté autour de ce projet, avant
même la production et la diffusion de celui-ci, une communauté dépassant idéalement
le cercle traditionnel de connaissances du créateur. Ce premier contact avec un
public de soutiens potentiels est aussi une manière de développer la notoriété de
l’artiste et de son travail par une visibilité plus forte sur les réseaux sociaux et, pour
les réussites les plus significatives mais dans des cas plus rares, un relais
médiatique.
La réussite d’une campagne de crowdfunding ne peut être généralisée à la
réunion d’éléments immuables du fait de la diversité des projets qui sont déposés sur
les plateformes.
Pour autant, la conduite d’un plan de communication assez efficace pour
mobiliser la participation de différents cercles d’individus, susceptibles de devenir des
contributeurs financiers au projet, apparaît indispensable. Ces cercles peuvent être
identifiés de la manière suivante:
• le premier cercle se compose essentiellement des personnes proches du
porteur du projet (famille, amis) qui sont a priori les premiers susceptibles de
soutenir le créateur en contribuant au financement de son projet ; dans le cas
d’artistes confirmés, ce cercle peut inclure également les fans de la première
heure, dont le soutien est d’emblée quasiment acquis. En théorie, la confiance
est déjà établie entre le créateur et ces individus ;
• le deuxième cercle d’individus émerge à partir du premier : il s’agit des
personnes proches des connaissances du porteur du projet, alertés de la
démarche entreprise par celui-ci et potentiellement disposés à s’y intéresser
du fait de leur proximité relative du créateur ;
• le troisième cercle est celui qui est le plus difficile à toucher et rassemble
toutes les personnes qui n’ont à l’origine aucun lien avec le porteur de projet
(grand public, médias, presse) ; la seule manière d’avoir pris connaissance du
lancement de la campagne est par le bouche à oreille suscité par celle-ci. Cela
implique dès lors que le porteur de projet ait fourni en amont un certain effort
dans la communication développée autour de sa campagne afin d’obtenir un
éventuel relais auprès des réseaux sociaux, des bloggers, des médias locaux.
producer to gain better knowledge of its consumers’ preferences. In other cases, it is a unique way to validate original ideas in front of a specifically targeted audience. In turn, crowdfunding can provide insights into the market potential of product or service” (Paul BELLEFLAMME, Thomas LAMBERT, Armin SCHWIENBACHER, « Crowdfunding : tapping the right crowd », op.cit., p.12)
53
Rares sont les projets qui parviennent à passer le cap des deux premiers
cercles d’individus, dont les fonds sont communément appelés « love money », et à
susciter l’intérêt et la curiosité du troisième cercle. Les équipes qui dirigent les
plateformes de crowdfunding jouent souvent le rôle de coach afin de guider les
porteurs de projet dans cette démarche de conquête du public.
Il est essentiel pour ces derniers d’être en mesure d’identifier clairement leur
premier cercle de cibles, sans lequel le deuxième ne sera pas atteignable. Il s’agit
ainsi avant toute chose de parvenir à cartographier la communauté d’individus
entourant le porteur de projet, d’évaluer sa taille et de mettre en œuvre des outils qui
permettront de fédérer les individus d’un même cercle entre eux jusqu’à, dans l’idéal,
assumer la promotion du projet auprès de personnes extérieures à ce cercle à
l’origine. Toute la difficulté réside dans l’aptitude du porteur de projet de transformer
un simple contributeur en véritable ambassadeur disposé à relayer les informations
concernant le projet auprès de personnes auxquelles le créateur n’aurait pas pu avoir
directement accès86.
L’étude récente menée par Ethan Mollick87, professeur à la Wharton School,
tend à montrer l’importance du capital social du créateur dans la réussite d’une
campagne de collecte de fonds en établissant une corrélation entre les campagnes
réussies sur la plateforme américaine Kickstarter et le nombre d’ « amis » sur
Facebook des porteurs de projet. Plus ceux-ci évolueraient dans un environnement
social riche et diversifié, plus leurs chances de réussir une campagne de
crowdfunding seraient grandes. Le raisonnement est logique : le fait, pour le créateur,
de pouvoir jouer de ses relations sur plusieurs tableaux (par exemple, à travers sa
présence sur plusieurs réseaux sociaux) et à différentes étapes de son projet lui
assurerait une visibilité plus grande qu’un porteur de projet peu connecté aux espaces
d’échanges, et lui permettrait donc d’atteindre un plus grand nombre de personnes
enclines à être sensibles au projet.
86 « Au delà des différentes façons de lancer et de faire la promotion d’un projet en crowdfunding, ce qui représente déjà un vaste sujet, il y a la question qu’il est primordial de se poser, dès la conception de son projet : quels sont mes réseaux et comment puis-je les toucher ? Le crowdfunding, ce n’est pas une surprise, est une question de confiance. Vous devrez montrer à la fois que vous êtes surmotivé(e) par votre projet et inspirer confiance à vos visiteurs afin de les convaincre de devenir vos soutiens. Les « trois cercles », qu’il vous faudra successivement conquérir, pourront vous aider à atteindre votre objectif » (Cédric Bégoc dans l’ouvrage de Nicolas DEHORTER. Le Guide du Crowdfunding, op.cit., p.91) 87 Ethan R. MOLLICK, « The Dynamics of Crowdfunding : An Explorory Study », op.cit., p.4
54
Le psychologue Robert Cialdini88 avance la règle de réciprocité, à la base
d’une société dont la coopération et l’altruisme sont les ciments, qui peut se
comprendre de la manière suivante : un être humain qui reçoit quelque chose d’un
autre considère qu’il est en son devoir de donner en retour quelque chose à cette
personne. Ainsi, le don engage une promesse de réciprocité telle une garantie de la
confiance que les pairs s’accordent mutuellement. Il s’agit d’une théorie économique
qui illustre les capacités de partage des êtres humains et leurs aptitudes à honorer les
dettes dont ils font l’objet. Cette idée s’avère utile pour comprendre l’influence des
liens sociaux à l’œuvre lors de campagnes de crowdfunding, en particulier en ce qui
concerne les relations humaines qui se situent au niveau du premier cercle d’individus
que cherche à toucher le porteur de projet, à savoir les personnes les plus proches de
ce dernier.
En suivant un raisonnement similaire, Robert Cialdini évoque également la
prévalence de la preuve sociale dans les échanges humains, qui consiste à dire que
les individus, indécis dans leurs choix, agissent en fonction de ce que les autres font
du fait de cette confiance mutuelle entre pairs. Dans ce système, les interactions
entre les individus finissent par produire des liens forts, mus par une conscience
sociale collective puissante. Dès lors, la constitution ex-ante d’un tissu de relations
sociales solide par un porteur de projet prend tout son sens dans le cadre d’une
démarche telle que le financement participatif.
La tendance à sous-estimer cette étape préliminaire et capitale dans la
conduite d’une campagne de crowdfunding résulte le plus souvent en une absence de
décollage du projet et à un échec en termes d’objectifs de financement à atteindre.
Les responsables des plateformes insistent sur l’importance que revêt l’élaboration
d’un plan de communication autour d’un projet dans le cadre d’une démarche de
financement participatif. Si elle ne peut être un gage imparable de réussite, il s’agit
d’un mécanisme dont les rouages doivent être obligatoirement compris et maîtrisés
par le porteur de projet en vue de mettre les meilleures chances de son côté. Il faut
toutefois souligner qu’en dépit de ces stratégies volontaires, il est impossible d’écarter
le facteur hasard propre à tout lancement de campagne de collecte de fonds et qui
rend inéluctablement le crowdfunding sujet à un destin incertain et aléatoire.
88 Robert B. CIALDINI, Influence et manipulation : comprendre et maîtriser les mécanismes et les techniques de persuasion, First Editions, 2004 (1993)
55
Ce point rejoint les réflexions de Pierre-Jean Benghozi 89 pour lequel le
mélange entre artistes professionnels et amateurs en tant que porteurs de projet dans
la configuration d’une campagne de crowdfunding amènerait à repenser l’organisation
et le déploiement des métiers de la filière culturelle. Comme nous venons de
l’indiquer, la maîtrise des codes propres aux outils que proposent les technologies
numériques est indispensable à une utilisation optimale des champs des possibles
que celles-ci ouvrent.
Les nouveaux mécanismes en œuvre, tant au niveau de la création artistique
en tant que telle mais aussi par exemple de la promotion qui est développée autour
du projet, seraient susceptibles de conduire à la formation de modèles professionnels
jusqu’alors inédits. Au cœur de ceux-ci, des compétences en adéquation avec les
outils modernes de partage (une bonne connaissance des nouvelles technologies et
des réseaux sociaux, des qualités de communicant), des formes de reconnaissance
symbolique adaptées (l’aptitude à créer le buzz sur la Toile et à mobiliser une
communauté d’internautes autour d’un même projet) et des types de revenus en
adéquation aux formes modernes de production culturelle (rémunération en fonction
de la popularité du projet, éclatement des sources de revenus, micropaiements,
paiements forfaitaires), autant d’éléments qui régiraient désormais la nomenclature
des sphères professionnelles affiliées aux secteurs artistiques.
Aborder la question de l’accompagnement professionnel opéré par les
responsables de plateformes de crowdfunding à destination des porteurs de projet est
essentiel. En effet, ce soutien peut s’avérer déterminant dans la conduite des projets,
en particulier lorsque ceux-ci sont menés par des amateurs. Rendre l’utilisation de
ces plateformes facilement accessibles aux artistes porteurs de projet avec des
degrés d’expertise et une expérience professionnelle variés ne peut être dissocié de
cet aspect. Par exemple, ArtistShare propose un appui, à l’initiative de professionnels
du secteur, visant à aider les créateurs à construire et consolider leur réseau de
soutiens. Ulule propose de nombreux conseils et outils pour accompagner un porteur
de projet dans le lancement de sa campagne de crowdfunding en maximisant les
chances de la rendre prospère. Sellaband offre également un accompagnement, mais
uniquement aux artistes qui ont atteint leurs objectifs de financement de départ et
donc réussi leur campagne de collecte de fonds.
89 Pierre-Jean BENGHOZI, op.cit., p.121
56
Ainsi, les plateformes de crowdfunding se caractérisent là aussi par une
pluralité de modèles dont on ne pourrait faire l’économie d’un constat d’hétérogénéité.
Certaines s’appliquent à fournir des clés de savoir relatives au milieu de la culture
dans une perspective professionnalisante, tandis que d’autres préfèrent ne
récompenser que les projets déjà gagnants.
Alexandre Boucherait, le cofondateur d’Ulule, rappelle cependant que « faire
croire que les intermédiaires professionnels sont obsolètes est mensonger »90 : les
responsables des plateformes ne sauraient donc se substituer entièrement aux
agents issus des circuits de production et de distribution classiques qui
accompagnent généralement les créateurs dans leurs démarches.
Marion Poetz et Martin Schrerier le confirment avec l’étude qu’ils ont menée91 ;
l’accompagnement professionnel, l’apport de savoir-faire, de compétences techniques
précises qui émanent d’une multitude d’acteurs est indispensable lors de la création
d’une œuvre.
Arriver à terme d’une campagne de crowdfunding en ayant atteint son objectif
de départ aurait aussi et surtout des répercussions sur la confiance du créateur en
son projet, du fait de la reconnaissance du public qui agit comme un test de validité.
Dans cette perspective, le projet soumis au jugement de la communauté permet au
créateur d’évaluer la cohérence et la pertinence de sa démarche ; c’est une approche
conforme à la théorie cognitive sociale92 qui suggère que la réalité d’un individu se
forme grâce à l’interaction de l’environnement et de la cognition, par le biais du feed-
back et de la réciprocité. Dans le cas du crowdfunding, cela signifie que le capital
confiance du porteur de projet et la vision qu’il peut avoir eu égard à sa démarche
sont fortement corrélés à l’image que lui renvoie la communauté des internautes, par
exemple à travers une plus ou moins forte mobilisation financière pour participer à la
création du projet et les retours d’opinions et commentaires qu’il reçoit à l’égard de
celui-ci. Cette théorie rejoint divers travaux antérieurs sur les communautés en ligne
90 http://www.monprojetmusique.fr/temoignage/crowdfunding-interview-de-alexandre-boucherot-cofondateur-du-site-ulule/ 91 Marion K. POETZ, Martin SCHREIER, « The Value of Crowdsourcing: Can Users Really Compete with Professionals in Generating New Product Ideas? », J. Prod. Innov. Manag., 245-256, 2012. 92 Albert BANDURA, “The Explanatory and Predictive Scope of Self-Efficacy Theory,”, Journal of Social & Clinical Psychology, vol. 4, no. 3, p. 359-373, 1986
57
qui émettaient déjà l’idée que la participation des individus à ces réseaux leur
conférerait de l’assurance et leur permettrait d’acquérir confiance en eux93.
Le crowdfunding peut enfin être perçu aussi comme un outil qui aiderait les
porteurs de projets dans leur recherche de financements complémentaires, une fois la
campagne de crowdfunding arrivée à son terme. Ici, le recours au financement
participatif ne serait finalement qu’une étape préliminaire dans la démarche des
artistes. Une collecte de fonds réussie serait un gage d’adhésion du public au projet
et pourrait être ainsi facilement valorisable auprès des financeurs publics ou des
mécènes potentiels. Il s’agit d’une approche défendue par Olivier Braet et Alexander
Spek94. Les pouvoirs publics, ou les mécènes privés, jugeraient de la solidité et de la
cohérence d’un projet en partie en se basant sur sa popularité ex-ante sur une
plateforme de crowdfunding.
C. L’immixtion du consommateur dans le processus de création
Dans la continuité de cette idée, les partisans du financement participatif, tels
que Jeff Howe95 et Max Valentin96 , avancent l’idée qu’il représenterait un outil
participant à un processus de démocratisation du financement de la production
culturelle. Le consommateur deviendrait un acteur à part entière s’impliquant dans le
développement d’un projet lui tenant à cœur et auquel il n’aurait pas pu prendre part
autrement.
D’une certaine façon, en intégrant le consommateur dans le processus de
création d’une œuvre, le crowdfunding offrirait une nouvelle voie vers une démocratie
plus discursive, en encourageant la délibération collective, l’engagement citoyen et sa
réflexion sur les arts et la société. Pour aller dans ce sens, on pourrait évoquer le fait
93 Yiming WENG, Daniel FESENMAIER, “Assessing Motivaiton of Contribution in Online Communities: An Empirical Investigation of an Online Travel Community,” Electronic Markets, vol. 13, p. 33-45, 2003 94 Olivier BRAET, Alexander SPEK, «Crowdfunding the Movies: A Business Analysis to Support Moviemaking in Small Markets », Proceedings of the 8th international interactive conference on Interactive TV & Video. New York: ACM, 2010, p.227 95 « People don’t want to consume passively; they’d rather participate in the development and creation of products meaningful to them. Crowdsourcing is just one manifestation of a larger trend toward greater democratization in commerce » (Jeff HOWE, Crowdsourcing: Why the Power of the Crowd Is Driving the Future of Business, New York: Random House, 2009) 96 Max VALENTIN, « Citizens can be part of the processes that create the cultural landscape », Buchmesse Blog, 2010
58
que la plupart des plateformes de crowdfunding proposent pour chaque projet en
cours de financement des espaces dédiés à recueillir les avis du public à l’égard de
celui-ci et en suivre méticuleusement les avancées au fil des semaines. C’est une
manière astucieuse et concrète de laisser aux financeurs le loisir de participer au
projet en contribuant à son affinement et à sa consolidation, tout au moins à être
tenus au courant des suites de ce projet s’ils ne souhaitent pas s’impliquer plus
profondément dans le processus de décision. Dans cette approche qui alimente
abondamment les théories autour du financement participatif, le consommateur est un
individu activement associé aux différentes étapes de la création d’une œuvre.
Le fait de donner la possibilité au consommateur de s’immiscer dans le
processus de création d’une œuvre est aussi susceptible de donner le sentiment de
participer à l’amélioration de la démarche artistique du porteur de projet, assimilée
comme étant plus en adéquation avec les goûts des financeurs et donc du public au
terme d’une campagne de collecte de dons. Cela est envisageable dans le cas où les
consommateurs peuvent exprimer leurs opinions via un espace d’échanges solide
auquel le porteur de projet prend régulièrement part.
Si l’artiste décide d’utiliser sa campagne de crowdfunding comme un moyen de
tester son produit auprès du public, le consommateur peut dès lors utiliser la
démarche pour exprimer son ressenti et ainsi éventuellement impacter in fine sur
l’évolution du produit plus en conformité avec ses propres goûts. Cela peut être
envisagé par exemple dans le cadre d’une campagne autour du financement d’un
disque, sur lequel les crowdfunders auraient un droit de regard au travers d’un vote.
Ce dernier viserait à leur permettre de sélectionner la liste des chansons qui
figureront sur le disque au moment de sa commercialisation. La satisfaction apportée
par la prise de participation du consommateur, au sein d’une même communauté, au
processus de création de l’œuvre serait finalement tout aussi grande que la
consommation en elle-même du produit une fois celui-ci finalisé. Elizabeth Gerber,
Julie Hui et Pei-Yi Kuo démontrent dans leur étude97 que le sentiment d’appartenance
à une communauté, de l’existence d’un lien spécial entre le porteur de projet et
l’ensemble des contributeurs est primordial dans la décision du consommateur de
participer au financement d’un projet par le biais du crowdfunding.
97 Elizabeth M. GERBER, Julie S. HUI, Pei-Yi KUO, « Crowdfunding : Why People are Motivated to Post and Fund Projects on Crowdfunding Plateforms », Creative Action Lab, 2012
59
Pour les financeurs de projets, le crowdfunding, plus spécifiquement dans le
modèle de dons avec ou sans contrepartie(s), présente l’avantage de n’induire qu’un
niveau de risque résolument faible, dans la mesure où celui-ci est amené à être
réparti sur un grand nombre d’individus et qu’il ne concerne le plus souvent que des
sommes assez modestes. La plupart des plateformes de crowdfunding garantissant la
restitution totale des sommes engagées par les financeurs dans le cas où le projet
n’aurait pas atteint les fonds qui étaient souhaités au moment du lancement de la
compagne, l’engagement du public est ainsi en théorie sécurisé et le degré de risque
là aussi minimisé.
3. Une réappropriation du phénomène par la puissance publique
A. La nécessité d’une refonte du droit d’auteur
Nous l’avons vu, le crowdfunding et les nouvelles technologies prises dans leur
ensemble interrogent les définitions attribuées et statuts conférés aux artistes,
producteurs et publics-contributeurs. La porosité croissante des frontières entre usage
public et usage privé encouragée par les nouvelles technologies, nous l’avons aussi
évoqué, questionne notre rapport à la propriété. Derrière cette nouvelle mise en
perspective, c’est la question de la protection juridique de la création artistique et de
son application dans un environnement au fonctionnement complexe et ambivalent
qui se pose.
A ce titre, le respect des droits de propriété intellectuelle est marqué par un
encadrement d’une opacité parfois flagrante, notamment en ce qui concerne les
plateformes de financement participatif. Cette distinction entre privé et public était
celle sur laquelle se basait jusque-là les lois régissant le droit de la propriété
intellectuelle ; rappelons à ce sujet que le Code de la propriété intellectuelle,
document créé en France par la loi du 1er juillet 1992, n’autorise aux termes des
paragraphes 2 et 3 de l'article L. 122-5, d'une part, que les « copies ou reproductions
strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation
collective », et d'autre part, sous réserve de mentionner les noms de l'auteur et de la
source, que les « analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique,
60
polémique, pédagogique, scientifique ou d'information » 98 . C’est finalement la
préservation de la créativité artistique et de son instigateur qui est en jeu dans cette
perspective.
« Toutes les lois que l’on veut faire sur les droits d’auteur et la propriété sur
Internet, c’est de la rigolade. Internet est un lieu de non-droit comme la forêt dont
nous parlions. Or un droit qui existe dans un lieu de droit n’est jamais valable dans un
lieu de non-droit. Il faut que dans ce lieu de non-droit émerge un nouveau droit. Dans
le monde de demain doit émerger un nouveau droit. Si vous voulez réguler le monde
d’aujourd’hui avec le vieux droit, vous allez échouer, exactement comme on l’a fait sur
Internet » (Michel Serres)99.
Le déploiement du crowdfunding et l’éclosion de nouvelles formes de
production collective amènent ainsi à réfléchir à une recomposition des systèmes de
gestion du droit d’auteur. Dans le cas où le financeur se rapproche le plus du profil
d’un producteur – lorsqu’il revêt le rôle d’investisseur actionnaire par exemple- une
nuance est généralement de mise : il ne détiendra aucun droit de propriété sur le
produit finalisé, dans la mesure où il n’a pas vocation à interférer dans les décisions
artistiques et commerciales relatives à la production de l’œuvre en question.
Toutefois, la pluralité des stratégies adoptées par les porteurs de projet pour la
protection de leurs droits laisse à penser qu’il existe encore à l’heure actuelle de
nombreuses carences en matière juridique dans la formalisation et la reconnaissance
de modèles qui répondent directement de ces mutations et des polémiques qu’elles
provoquent.
Nous l’avons évoqué, le peer-to-peer a fondamentalement modifié
l’infrastructure d’Internet et les échanges entre ses utilisateurs. Face à ce
mouvement, une réponse s’est organisée sur le plan juridique. Les tribunaux ont dû
statuer sur la nature de ses échanges. Une première réponse a été de renforcer les
verrous numériques qui régulent le contrôle des copies des œuvres. Le système
glisse progressivement vers un autre type de solutions visant à aller au-delà de ces
verrous (riposte graduée, filtrage des données, procédé de déréférencement). En
voulant lutter contre des systèmes décentralisés, des formes d’échanges très
98 Page Wikipédia sur la Propriété Intellectuelle en Europe. 99 Lionel MAUREL, « Les Creative Commons hackent le droit d’auteur ! », OWNI, 2012.
61
centralisées sont apparues et ont considérablement perturbé la nature de bien
commun que constitue Internet.
L’écosystème numérique et ses utilisateurs ont tenté de chercher d’autres
manières de fonctionner et de trouver des solutions pour des modèles économiques
plus efficaces pour les artistes face aux revendications grandissantes des partisans
de la culture libre. Adresser la question de la rémunération des créateurs et du
respect de la propriété intellectuelle est une manière de pointer du doigt les
problèmes qu’est susceptible de poser le peer-to-peer du point de vue des auteurs.
Comme le soulignent Françoise Benhamou et Joëlle Farchy, si Internet a accentué
les interdépendances autour de la création par l’accélération de la circulation des
œuvres et des interactions renforcées entre créateurs et utilisateurs, il convient
toutefois de ne pas en déduire l’avènement d’un monde exempt de toute logique
marchande100.
Les réflexions autour de la culture libre portent sur la quête d’un modèle
alternatif au marché, similaire à la logique de dons et de contre-dons formulée par
Marcel Mauss au début du XXème siècle. « Il faut bien admettre qu’un jour, on aura
fait pour la culture ce que Jules Ferry aura fait pour l’instruction. La culture sera
gratuite » disait pourtant André Malraux au moment de la création du Ministère de la
Culture ; aujourd’hui, la prophétie semble presque en cours de réalisation mais
présente de nombreuses failles du fait des conséquences que peut provoquer une
appropriation inconsidérée et non-encadrée d’une œuvre par n’importe quel
utilisateur. Le problème d’une mise à disposition totalement libre des œuvres, en
comptant sur un financement volontaire et individuel en fonction de la disposition à
payer de chacun, est qu’elle alimente une fragilité des modes de rémunération de la
création101. De plus, la monétisation sur les échanges qui est orchestrée aujourd’hui
par les grandes firmes (Google, Facebook) que nous avons évoquée précédemment
met d’autant plus en lumière les carences actuelles des réponses apportées par les
défenseurs du logiciel libre.
100 Françoise BENHAMOU, Joëlle FARCHY, Droit d’auteur et copyright, La Découverte, 2009, p.94 101 « It is uncertain whether FL as a private ordering mechanism are the most appropriate tool to satisfy the desire to share, to access “freely”, to give free choice to the authors, they are intended to promote. (…)The historic copyright movement and that of “droit d’auteur” even more so has indeed served to institutionalize authors and their collaborators by defining the statutes and rights attached. FL, in this way, run the risk of weakening this construction by sending authors back to the level of unpaid amateur » (Joëlle FARCHY, « Are free licences suitable for cultural works ?», Working Paper, 2009, p.12)
62
Finalement, il existe plusieurs approches possibles : celle de licence globale
(avec une légalisation du partage mais qui pose un préjudice aux titulaires de droits –
on pourrait mutualiser des sommes prélevées par exemple sur des abonnements
auprès des fournisseurs d’accès Internet et gérées par des sociétés de gestion
collective qui en reverseraient ensuite une partie aux artistes) ; celle de l’approche
des pirates (une légalisation totale du téléchargement doit être permise, les individus
auraient alors la possibilité de financer la création par divers systèmes de dons –
dont le crowdfunding par exemple); celle de la contribution créative (la rémunération
de la création ne doit pas être organisée sur les mêmes bases qu’auparavant, il s’agit
de penser autrement la répartition des financements qui devront être répartis auprès
de tous les contributeurs – et pas seulement les professionnels mais tous ceux qui
participent à la création et au partage des contenus culturels), une approche divisant
du fait de l’abolition qu’elle opère entre professionnels et amateurs et qui est
particulièrement controversée.
Les licences Creative et Cultural Commons, dérivées de la philosophie de
l’open source en informatique elle-même au cœur de l’économie collaborative, sont
un modèle de plus en plus utilisé par les créateurs pour protéger leurs oeuvres. Ces
licences permettent d’opérer un replacement de l’auteur et du consommateur dans
l’écosystème numérique en renversant le droit d’auteur classique. Elles ont l’avantage
d’autoriser un partage du contenu des œuvres mais selon des modalités dont chaque
ayant droit détermine avec précision les contours.
En ce sens, elles élargissent les droits qui sont reconnus au lecteur dans le
respect de certaines conditions énoncées par l’auteur.
Nées aux début des années 2000 à l’initiative de philosophes, juristes, experts
en éducation, chercheurs en technologie du Web, investisseurs, entrepreneurs et
philanthropes, les licences Creative Commons, d’origine américaine, se sont
développées en réponse à un texte de loi, le Copyright Term Extension, voté en 1998
par le Congrès aux Etats-Unis pour la prolongation de la durée de protection des
droits d’auteur. Les instigateurs de ces licences ont voulu proposer un modèle
alternatif, en complément du droit d’auteur classique. Ces procédés se sont
progressivement transposés dans les droits nationaux et ont été institués en France il
y a un peu moins d’une décennie.
63
Différentes modalités contractuelles, avec un degré flexible de liberté sur la
distribution et la réutilisation des œuvres, ont été élaborées. Le droit de la paternité,
l’encadrement de modification éventuelle de l’œuvre première, le partage de l’œuvre
dans des conditions identiques de l’œuvre première ou encore l’interdiction d’un
usage commercial de l’œuvre sont autant de type de contrats qui ont été mis en
place, avec la possibilité de les combiner les uns aux autres, au gré de la volonté du
créateur. C’est surtout la clause non-commerciale qui suscite la polémique à l’heure
actuelle, tant l’approche est différente en fonction du bien considéré.
On comprend pourquoi l’enjeu s’avère décisif lorsqu’il s’agit de biens culturels
qui sont, comme nous l’avons indiqué plus tôt, considérés, en particulier en France,
comme des biens à part, ne pouvant faire l’objet d’un traitement similaire à celui
réservé par exemple aux logiciels.
Le « non-commercial » est défini de manière à inclure le partage non-
marchand de fichiers, mais la délimitation avec les activités commerciales reste floue
dans les textes. L’utilisation d’une œuvre dans un contexte pédagogique impliquant
des échanges financiers ou sur un site générant des revenus par le biais de publicités
porterait-elle réellement atteinte au caractère non-commercial d’une œuvre ?102
Si le maintien de la clause est défendu par ceux qui la considèrent comme
indispensable dans le cadre d’une économie du partage, d’autres en appellent à une
clarification des termes. Toutefois, les rares plaintes déposées par des créateurs aux
Pays-Bas, en Israël ou encore en Belgique, se plaignant du non-respect de la clause
non-commerciale appliquée à leur œuvre, ont amené le juge à reconnaître sans
problème, dans chaque cas, la violation de la clause, ce qui relativise l’idée que sa
définition manquerait de clarté.
En France, une plus étroite articulation entre Creative Commons et les
sociétés de gestion de droits d’auteur, à l’image de la SACEM, apparaît comme
indispensable pour un prompt développement de ce type de licences. Un accord a été
signé en janvier 2012 entre les deux acteurs 103 afin de mettre en place une
expérience pilote, reconduite récemment jusqu’à juin 2015. Celle-ci permettrait aux
créateurs membres de la SACEM de placer leurs œuvres sous licence Creative
Commons, à la seule condition que la clause non-commerciale soit automatiquement
102 Lionel MAUREL, « Le non-commercial, avenir de la culture libre », OWNI, 2012. 103 « Expérience pilote Sacem – Creative Commons », Sacem.fr, 2012
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incluse. A cette occasion, la définition de la clause a été étendue à un nombre
important d’usages publics par la SACEM, ce qui n’a pas manqué de provoquer de
vives réactions à l’encontre de la société de gestion104.
Certaines plateformes comme Kickstarter adoptent de plus en plus ce type de
licences. La plateforme a ouvert une page sur son site qui est réservée aux projets
que les créateurs proposent de placer sous licence Creative Commons, dans le cas
où la campagne de collecte de fonds s’avérerait fructueuse. D’autres plateformes
comme Indiegogo, Ulule ou Kisskissbankbank ont adopté une stratégie similaire. Le
site espagnol Goteo est allé jusqu’à décider de ne proposer que des créations sous
licence libre. Ce modèle alternatif fait donc peu à peu son bout de chemin, même si
son utilisation est encore loin d’être généralisée. Malgré les ajustements qu’elles
permettent, il faut néanmoins souligner que ces formules présentent in fine
l’inconvénient de n’assurer que rarement aux créateurs un moyen de subsistance
suffisant pour une indépendance totale vis-à-vis des financeurs classiques105. La
question de la rémunération de l’artiste, si elle reste au cœur des problématiques des
Creative Commons, n’a pas reçu de réponse réellement satisfaisante avec la forme
que prennent encore à l’heure actuelle ces licences libres.
Le développement de ce genre de licences alternatives, s’il fait débat, est
amené à être pris progressivement en considération par les autorités publiques. Son
émergence reflète le caractère indispensable d’apporter des éclaircissements sur le
cadre réglementaire en vigueur qui protège le droit d’auteur dans l’écosystème
numérique, entres autres dans le cas de plateformes de crowdfunding. Toutefois,
comme le souligne Pierre-Jean Benghozi106, aujourd’hui le débat public tend à plus se
concentrer sur le renforcement des droits de propriété intellectuelle dans leur forme
surannée (à travers des propositions qui concernent par exemple l’allongement de la
protection ou encore l’extension des notions de droit moral) plutôt que sur un
perfectionnement des outils alternatifs, comme les Creative et Cultural Commons,
plus originaux et audacieux. Cet état de fait est aussi renforcé par le taux de
pénétration encore très relatif de ce type de licences dans l’écosystème numérique,
qui tend à relativiser leur impact et modérer leur portée.
104 Guillaume CHAMPEAU, « L’accord Sacem / Creative Commons sous le feu des critiques », Numerama.com, 2012 105 Lionel MAUREL, « Les licences libres au bord de la révolution », OWNI, 2012. 106 Pierre-Jean BENGHOZI, op.cit., p.125
65
Cette persistance illustre les difficultés d’adapter un concept qui bénéficie
d’une protection juridique à l’histoire riche (en France, les premières formes de
monopoles d’exploitation concédées aux artistes, bien que sous un aspect
foncièrement éloigné du droit d’auteur d’aujourd’hui, remontent à l’Ancien Régime).
Pierre Lescure a cependant indiqué lors de l’audition des experts du
numérique, dans le cadre de sa mission pour le Ministère de la Culture et de la
Communication, qu’il était nécessaire de « réfléchir aux moyens de faciliter le recours
aux licences libres pour les créateurs qui le souhaitent, et leur reconnaissance dans le
monde de la creation » afin de permettre un ajustement de l’équilibre du droit d’auteur
dans le sens d’une plus grande ouverture.
Si les avancées en la matière sur le plan réglementaire sont encore minimales,
la reconnaissance de l’existence de modèles alternatifs semble un premier pas vers
une refondation progressive du droit d’auteur. Elle est capitale dans un système
désormais ancré dans l’utilisation des nouvelles technologies. Au cœur de celui-ci,
une articulation entre crowdfunding et de nouveaux types de licences adaptées est
encore à trouver. Aucun litige à ce sujet n’a fait surface dans le cadre des campagnes
de financement participatif pour l’instant, mais les pouvoirs publics doivent
impérativement se saisir du problème et affiner le cadre réglementaire en vigueur de
manière à éviter les abus et les écueils qui peuvent être suscités par une protection
des droits des créateurs trouble107.
B. Vers un financement participatif territorialisé ?
Le financement participatif a besoin de la puissance publique pour que le
cadre réglementaire qui en régit les modalités de fonctionnement soit perfectionné,
afin de pallier les déficiences du système tel qu’il opère actuellement. Nous avons vu
que son émergence est grandement liée à la tentative de trouver des réponses à 107 « Pour libérer les potentialités d’une telle évolution, il va donc falloir faire un choix entre une idéologie dominante et de plus en plus pesante cristallisée par la loi Hadopi en France, qui s’acharne à défendre coûte que coûte un modèle économique essentiellement basé sur le contrôle de la copie des œuvres après leur publication, et une autre refusant la répression et l'atteinte aux libertés fondamentales de l'internaute, s'appuyant notamment sur le financement en amont avec le crowdfunding et une diffusion libre grâce aux Licences Creatives Commons, qui mettent au contraire à profit l'intelligence collective et voit dans cette crise de l’industrie du disque et du cinéma, justement l’opportunité de développer une création indépendante et entreprenante, développant son propre modèle économique”. (Nicolas DEHORTER, « L’économie de la création doit se redéfinir grâce et avec Internet », LesEchos.fr, 2012)
66
l’érosion des modèles de financement classiques. Parmi ceux-ci, les pouvoirs publics
jouent un rôle des plus décisifs, du fait d’une tradition héritée notamment du siècle
des Lumières.
Le crowdfunding, inscrit dans l’économie collaborative, prône une nouvelle
hiérarchie des rapports entre créateurs et contributeurs et, à bien des égards,
participe à une plus grande démocratisation au sein de la filière culturelle. Celle-ci se
traduit par la possibilité des porteurs de projets de trouver un terrain d’expression
pour leur créativité, de gommer partiellement les frontières qui les séparaient autrefois
des consommateurs caractérisés par leur passivité dont le rôle devient, avec le
financement participatif, bien plus significatif. Cet élan de démocratie qui est véhiculé,
dont l’Etat se réclame le promoteur en particulier dans le domaine culturel, explique la
raison pour laquelle les pouvoirs publics s’emparent progressivement du
crowdfunding.
Cette reconnaissance ne passe pas uniquement par des négociations tournant
autour d’une réglementation à élaborer autour du phénomène, mais aussi et tout
simplement par un recours au financement participatif pour la réalisation de projets
culturels que les pouvoirs publics soutiennent. Fin 2011, les musées de la ville de
Paris ont installé des urnes pour permettre aux visiteurs le souhaitant de contribuer au
financement de ses institutions.
Ainsi, certains grands établissements culturels se sont emparés de cet outil ;
l’exemple du Musée du Louvre en France, devenu établissement public en décembre
1992, est particulièrement évocateur. Le lancement de l’opération «Tous Mécènes »
pour l’acquisition du tableau Les Trois Grâces de Lucas Cranach avait permis en
2010 de récolter en quelques semaines non moins d’un million d’euros par plus de
7.000 donateurs.
Les plateformes de crowdfunding en France suscitent elles-mêmes l’intérêt
des pouvoirs publics. Par exemple, My Major Company a été repérée par les grandes
institutions culturelles, signe de son influence croissante mais aussi de son
élargissement sectoriel, qui ne se limite maintenant plus uniquement au domaine
musical. En effet, à l’automne 2012, le Centre des Monuments Nationaux,
responsable de la gestion d’une centaine de sites majeurs de l’Etat, a fait appel à My
Major Company pour trouver des recettes complémentaires en vue de mener à bien
des actions de restauration, d’entretien et d’acquisition à destination de monuments
67
historiques très divers: le Panthéon, le site du Mont-Saint-Michel, la Cité de
Carcassonne et le parc de Saint-Cloud108.
L’enjeu pour les collectivités territoriales est aussi à souligner. Si en France,
les exemples sont encore relativement exceptionnels, la tendance n’est pas à sous-
estimer et les projets naissant peu à peu semblent aller vers la direction d’un
crowdfunding plus géolocalisé. Plusieurs études menées sur différents territoires
attestent du lien entre le financement d’un projet et la géolocalisation du
contributeur109. Ajay Agrawal, Christian Catalini et Avi Goldfarb montrent que, si les
financeurs de projets sur la plateforme Sellaband ne sont pas forcément proches
dans l’espace du porteur de projet, les investisseurs locaux ont pourtant tendance à
être ceux qui décident les premiers de participer au financement d’un projet. Ethan
Mollick démontre à partir d’une étude réalisée sur la plateforme Kickstarter qu’il existe
une corrélation importante entre un projet et son inscription dans un territoire. Les
créateurs seraient de plus en plus enclins à proposer des projets artistiques en phase
avec l’offre territoriale existante, de manière à séduire plus facilement un public ciblé.
Ces observations rejoignent les résultats de l’étude OpinionWay sur le
mécénat culturel en France que nous avions abordé. Celle-ci révélait aussi l’enjeu
que représente la proximité géographique dans l’appréhension d’une démarche de
mécénat ; 37% des sondés considèrent ainsi qu’il s’agit de la raison principale qui les
motiverait à effectuer un don.
On peut considérer dès lors le potentiel d’attractivité de projets artistiques,
étant indépendamment portés par des institutions culturelles ou des particuliers, sur
un territoire donné, à destination d’une population ciblée locale, et qui est notamment
l’un des atouts d’un mode de financement à l’image du crowdfunding.
108 Martine ROBERT, « Les Monuments nationaux alliés à My Major Company », Les Echos.fr, 2012 109 « Agrawal et al. (2011) focus on crowdfunding more specifically. They examine the geographic origin of consumers who invest on the SellaBand platform and observe that “the average distance between artist-entrepreneurs and investors is about 3,000 miles, suggesting a reduced role for spatial proximity.”7 However, they establish that distance still plays a role insofar as “local investors invest relatively early, and they appear less responsive to decisions by other investors.” Mollick (2013) also examines the geography of crowdfunding using data from Kickstarter to examine the determinants of success in crowdfunding ventures. Mollick uncovers “a strong geographic component to the nature of projects, with founders proposing projects that reflect the underlying cultural products of their geographic area » (Paul BELLEFLAMME, Thomas LAMBERT, Armin SCHWIENBACHER, « Crowdfunding : tapping the right crowd », Journal in Business Venturing, 2013, p.11-12)
68
C’est en quelque sorte prendre le contrepied d’une approche systémique du
financement participatif sur Internet : nous avons vu que ce qui en expliquait en partie
le succès tenait du fait qu’il était susceptible de toucher une masse hétérogène
d’individus dispersés dans l’espace et aux origines variées. Le crowdfunding peut
aussi être appréhendé comme un outil efficace pour la valorisation d’un patrimoine
local et la conduite de projets culturels menées à des échelons autres que nationaux.
En France, cette observation est d’autant plus intéressante avec la véritable
recomposition culturelle des territoires qui est à l’œuvre depuis plusieurs années. Elle
se caractérise entre autres par la montée en puissance des collectivités territoriales.
Nous avons vu que le budget culturel des communes était des plus
conséquents (environ 15% pour les communes de plus de 100.000 habitants) ; la
concurrence en termes d’offre culturelle est d’autant plus exacerbée depuis la
création de dispositifs tels que l’attribution du titre de capitale européenne de la
culture, lancé en 1985. Ses effets sur le long terme se sont révélés importants en
termes de retombées économiques pour les villes lauréates (Lille en 2004 par
exemple, dont les effets se sont notamment traduits par une forte hausse du mécénat
d’entreprise, même une fois l’Europe retirée des financements de la politique
culturelle de la ville). Quant aux régions, elles se positionnent de plus en plus
fortement en lien avec leurs compétences obligatoires liées à l’aménagement du
territoire au cœur duquel la culture occupe une position centrale.
En un sens, le crowdfunding permettrait aux collectivités de participer au
développement de leur territoire et de soutenir une économie locale. On retrouverait
ainsi l’idée de donner une nouvelle ampleur à des actions de proximité, conformes à
l’idée de service public à la française110.
Les initiatives en la matière en sont encore à leur tâtonnement en France, mais
leur prolifération récente confirme l’enjeu qu’est devenu le financement participatif
dans une perspective territoriale.
En 2012, la région Auvergne fut la première en France à mettre en place un
dispositif de financement participatif en vue de soutenir la création à l’échelle de son
territoire. Elle a conclu un partenariat inédit avec l’une des plus grandes plateformes
de crowdfunding du pays, Ulule, et les premiers résultats, s’ils s’avèrent modestes (12
110 IVANOSKY Michel, « Pourquoi les entreprises se tournent vers le crowdfunding ? », MIPISE, 2013.
69
projets aboutis, 900 donateurs, 50.000 euros collectés, 120.000 visiteurs sur la page
dédiée et de nombreux sponsors impliqués dans le projet111), sont révélateurs du
potentiel de la finance participative déployée à l’échelle des collectivités. Autre
exemple plus récent, le pays Montalbanais, qui a lancé sa propre plateforme112 pour
récolter les fonds nécessaires au financement de la prochaine édition de sa saison
culturelle. Si certains pays comme l’Australie ou le Royaume-Uni se sont saisis de la
finance participative bien plus tôt que la France pour inciter leurs citoyens à participer
à des projets à dimension sociale et culturelle, les mécanismes semblent
progressivement s’étendre au territoire français et offrir de toutes nouvelles
perspectives pour le crowdfunding.
***
111 http://ulule.auvergne-nouveau-monde.fr/ 112 http://lesembarcaderes.oumipo.fr/
70
“La multiplication des modèles ou des manières de proposer les contenus culturels
est le résultat de stratégies systématiques d’exploration de modèles d’affaires
alternatifs, à même d’assurer pérennité et rentabilité dans un environnement
nouveau”.
(Pierre-Jean Benghozi)
A défaut de réaliser un panorama exhaustif de ce phénomène épars et en
plein développement, force est de constater que le fleurissement récent des
plateformes de crowdfunding, et en particulier de celles consacrées aux projets
artistiques, suscite les espoirs de ceux y voyant les prémisses d’un modèle alternatif
de financement de projets. Secteur en proie à des difficultés connues, il ne fait nul
doute que la culture doit se saisir des opportunités qui lui sont offertes et jouer le jeu
de la maîtrise de ces outils modernes de soutien à la création.
De nombreuses opérations fructueuses sur la Toile permettent déjà d’attester
le potentiel du financement participatif et collectif de projets par le biais des
plateformes virtuelles. En donnant la possibilité à des porteurs de projet de mesurer
l’impact de leurs initiatives et d’affiner le profil de leur public-cible, le crowdfunding se
présente comme une manière audacieuse de construire une communauté de
supporteurs en amont même du lancement d’un projet.
Le crowdfunding est effectivement fondé sur l’entraide et le lien social. En ce
sens, il peut être considéré comme le prolongement numérique de la collecte de
fonds et le crédit coopératif mais dans une ampleur toute autre. Cette dimension
sociale est particulièrement prégnante dans le cas les plateformes de dons en
échange de rétributions souvent sociales et/ou émotionnelles. La force du
crowdfunding réside dans ce capital social partagé, dont la philosophie peut
s’apparenter à une forme réifiée de philanthropie.
Ce type de financement est particulièrement complexe à appréhender du fait
de la multitude de formes qu’il recoupe. Certains avancent que le crowdfunding
proposerait une déclinaison du capitalisme à visage plus humain. Néanmoins, le
potentiel attribué à la forme spéculative du financement participatif, déjà bien éloignée
71
des fondements purement philanthropiques des plateformes de dons, interroge la
portée du phénomène et les valeurs qui sont véhiculées en son sein. La reproduction
de logiques propres au système capitaliste au travers de l’interdépendance avec le
secteur financier, plus ou moins importante en fonction des types de plateformes,
inquiète les partisans d’un financement participatif détaché de toutes considérations
économiques. Evacuer ces dernières du crowdfunding reviendrait pour autant à en
faire un modèle de financement qui n’aurait pas vocation à se constituer en une solide
réponse à l’érosion du duo subventions publiques et mécénat d’entreprise.
Au lieu de considérer le crowdfunding comme une réelle alternative, ou même
selon certains comme une révolution, il conviendrait plutôt de le voir comme un
modèle complémentaire de ceux qui sont déjà à l’œuvre.
Cette approche prend son sens dans le fait qu’une étude du phénomène
conduit à réaliser qu’il est impossible de l’appréhender de manière totalement
déconnectée des autres modèles de financement auxquels ont recours les porteurs
de projets. L’inscription du phénomène au cœur d’un système collaboratif interroge
d’autant plus le crowdfunding dans son rapport à ces modèles plus traditionnels.
On constate in fine qu’il existe un besoin d’une réglementation soutenue de
ses modalités de fonctionnement, d’où une nécessaire intervention de la puissance
publique qui se saisit déjà de cet outil pour le financement de projets culturels. Les
plateformes spécialisées dans le prêt et l’investissement en capital qui révèlent à ce
titre du Code monétaire et financier sont celles qui pâtissent aujourd’hui le plus du
manque d’un cadre juridique adapté, au plan tant national qu’internet ; mais les autres
plateformes bénéficieraient aussi d’un clarification juridique en faveur d’une protection
de la propriété intellectuelle en adéquation avec les nouveaux systèmes d’échanges
et de production culturelle. L’enjeu est autour d’une articulation à trouver entre d’une
part les partisans du laisser-faire, où la question de la rémunération du créateur est
susceptible de poser problème, et les défenseurs, d’autre part, d’une extension au
numérique des modes traditionnels de régulation de la culture peu en phase avec les
outils utilisés de nos jours.
Les dirigeants des principales plateformes de crowdfunding n’ont aucun mal à
le reconnaître, et ce malgré des réussites probantes et des taux de croissance ces
dernières années en hausse constante : au regard du chiffre d’affaire global des
72
industries culturelles, l’impact du financement participatif est encore relativement
modeste. En dehors de cette approche, le savoir-faire des intermédiaires qui
participent traditionnellement au circuit classique de création et de distribution des
œuvres s’avère somme toute toujours irremplaçable.
Si les responsables des plateformes s’appliquent pour la plupart à proposer un
soutien et un suivi auprès des porteurs de projet, ils ne sauraient pour autant jouer les
rôles de tous ces agents à la fois.
Dans un contexte de coupes budgétaires permanentes dans le finances
publiques dont le secteur culturel est l’une des principales victimes, et face à la
difficulté fréquente d’un porteur de projet de dégager des ressources nécessaires à la
consolidation et la pérennisation de son oeuvre, l’enjeu est malgré tout conséquent
d’un point de vue du financement de la culture. Il reste à voir si le crowdfunding saura
évoluer dans le sens d’un affinement de ses rouages et non dans la persistance d’un
magma diffus, incapable de donner une réponse satisfaisante et commune aux
interrogations posées par son développement.
La voie la plus révolutionnaire serait peut-être celle du crowdfunding
territorialisé ; en effet, de plus en plus de plateformes proposent un financement de
projets essentiellement locaux. Dans la mesure où le crowdfunding autorise un circuit
de financement relativement court, où le nombre d’intermédiaires est réduit à son
maximum, il serait alors logique qu’il agisse pour le compte des économies locales.
C’est dans un système d’économie relocalisée que la révolution du financement
participatif pourrait alors prendre tout son sens.
« Chaque grande révolution sociale et politique est avant tout une révolution
culturelle. Pendant trois siècles au moins, notre société a insisté sur la promotion de
la facette égoïste de l’être humain et cela pourrait nous entraîner vers une destruction
de la planète dont nous dépendons. Aujourd’hui, je crois qu’il faut tout
d’abord reconnaître la dualité de l’être humain qui est à la fois égoïste ET altruiste ».
Michel Bauwens
***
73
Bibliographie
Articles
• AGRAWAL Ajay, CATALINI Christian, GOLDFARB Avi, « The Geography of
Crowdfunding », NET Institute Working Paper No. 10-08, 2010.
• ALLARD Laurence, « De la gratuité au crowdfunding dans le contexte du tournant
participatif de la culture à l’heure du web (1999-2013) », Culturesexpressives.fr, 2013.
• AMIEL Olivier, « Crowdfunding culturel : le véritable mécénat 2.0 se fait attendre », Le
Cercle Les Echos, 2013
• BANDURA Albert, « The Explanatory and Predictive Scope of Self-Efficacy Theory »,
Journal of Social & Clinical Psychology, vol. 4, no. 3, p. 359-373, 1986.
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• BELLEFLAMME Paul, LAMBERT Thomas, SCHWIENBACHER Armin, « Crowdfunding :
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