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La riche Arabie saoudite a fait appel à l’ancien président de l’universi- té nationale de Singapour (NUS), Choon Fong Shih, pour diriger son nouveau fleuron académique : la King Abdullah University of Scien- ce and Technology. Inaugurée fin 2009, à 80 kilomètres au nord de Djedda, elle serait dotée d’un capital de 10 milliards de dollars pour moins de 1 000 étudiants. Comme à Singapour, l’appel à la ressource étrangère en matière grise est une nécessité pour bâtir à partir de rien des centres de recherche : les deux tiers des professeurs sont étrangers. Le responsable de la recherche est un Français, le chimiste Jean Fréchet. Celui de la formation est américain, James Calvin. Le vice-président exécutif est suisse, Stefan Catsicas… L’Etat ne rechigne pas non plus à la dépense : superordinateur dernier cri, salle blan- che, chambre d’immersion 3D, matériel moderne (séquenceurs, ima- gerie par RMN…). SCIENCE & TECHNO événement Le modèle singapourien s’exporte recherche David Larousserie à Singapour M es collègues de Lon- dres ne compre- naient pas pour- quoi je ne voulais pas rester. Mainte- nant que je suis ici, à Singapour, la question est : pourquoi en partir ? », ironise Barry Halliwell, biochi- miste et vice-président de l’université nationale de Singapour (NUS) en charge de la recherche et de la technologie. « C’était plus dur de quitter la Suède pour Strasbourg que de partir de Strasbourg pour Singapour », plaisante à son tour le Suédois Bertil Andersson, président de l’université concurrente, l’université tech- nologique de Nanyang (NTU). Bienvenue à Singapour, minuscule vil- le-Etat de 5,2 millions d’habitants, deve- nue en quelques années une sorte de para- dis pour chercheurs, locaux ou étrangers. La priorité gouvernementale donnée à la recherche est si jeune que, dans beau- coup de laboratoires visités, on pouvait encore sentir la peinture fraîche ou les car- tons tout juste déballés. Au tournant des années 2000, comme l’Europe à la même époque, Singapour s’engage dans l’« éco- nomie de la connaissance » et décide d’in- vestir dans la recherche et la matière grise. Mais, là où l’Europe est timide, Singapour frappe fort. Profitant d’une croissance éco- nomique flirtant avec les 10 % annuels, elle double en dix ans ses efforts en recher- che : 1,34 % du produit intérieur brut (PIB) est consacré à la recherche en 1996, et 2,65 % à son apogée en 2008. Aujourd’hui, après la crise de 2008, l’ef- fort frôle presque les 2,5 %, soit au-dessus de la France mais au-dessous du Dane- mark, un pays de population équivalente. En valeur absolue, Singapour a dépensé 7,4 milliards de dollars singapouriens (4,4 milliards d’euros) en recherche en 2011 (pour une quarantaine de milliards en France), soit 15 % de plus qu’en 2010. Le gouvernement veut poursuivre l’effort en augmentant de 20 % l’enveloppe publi- que consacrée à ce secteur pour la période 2011-2015 par rapport à la précédente ; soit plus de 16 milliards de dollars. Le pays s’est fixé l’objectif de 3 % dépensés en recherche, soit au niveau des meilleurs pays, Japon, Finlande, Suède, Taïwan, Corée du Sud… « En six ans, nous sommes sortis de l’om- bre. Singapour est plus ambitieuse que sa taille ne le laisse penser », constate Bertil Andersson, qui a dirigé l’université de Lin- köping en Suède avant d’être à la tête de la Fondation européenne des sciences (à Strasbourg). Ce biologiste a transformé en une véritable université de recherche la toute jeune structure, née en 1991 et jus- qu’alors dédiée à l’éducation des futurs ingénieurs. « Nous avons multiplié par quatre le nombre de chercheurs, passant de 500 environ à 2 000. Le nombre de publications scientifiques a suivi la même progression », précise le président de NTU, dont la plaquette vante « la plus rapide ascension dans le Top 50 des universités mondiales ». Le campus de 34 000 étudiants conti- nue de grandir avec la construction de nouvelles résidences pour pouvoir loger les deux tiers des jeunes. Une faculté de médecine ouvrira également ses portes prochainement pour compléter l’offre. Ainsi qu’un bâtiment « convivial » destiné à faciliter l’autoapprentissage des étu- diants. Le budget est de 1,4 milliard de dol- lars. En comparaison, celui de l’université d’Orsay est de 450 millions d’euros pour moins de 30 000 étudiants. « En 2005, il n’y avait rien. En 2008, les 16 000 m 2 du tout nouveau département de chimie étaient prêts. Avec déjà une quarantaine de professeurs permanents, nous allons bientôt être le plus gros département de chimie au monde », estime François Mathey, 71 ans, un chimiste français recru- té par NTU après être passé aux Etats-Unis après sa mise à la retraite, puis avoir mon- té un laboratoire en Chine. A quelques kilomètres plus à l’est, une dynamique comparable est à l’œuvre, sur le campus de NUS, mieux notée que NTU dans plusieurs classements ; ces deux sin- gapouriennes étant les premières en Asie, derrière le Japon mais souvent devant la Chine. En trois ans, un ancien terrain de golf a été remplacé en un agréable campus pour agrandir l’université et surtout faire jaillir l’immeuble Create, pour Campus for Research Excellence and Technologi- cal Enterprise, un lieu qui abrite des labo- ratoires communs avec de grandes univer- sités étrangères comme le Massachusetts Institute of Technology (MIT) américain, le Technion israélien ou l’Institut fédéral suisse de technologie de Zurich. C’est là aussi que s’est installée la toute jeune National Research Foundation, créée en 2006 auprès du premier ministre pour financer la recherche sur appel d’offres. Cette agence, qui dispose de 8,2 mil- liards de dollars sur la période 2006-2015, a soutenu notamment la création de cinq centres d’excellence dotés d’au moins 150 millions d’euros pour dix ans en scien- ces de la Terre, information quantique, cancérologie, sciences de l’environne- ment et biophysique. Le plus ancien n’a pas cinq ans. Tous sont dirigés par des étrangers venus d’Angleterre, d’Australie ou des Etats-Unis. « Notre rôle est de déve- lopper le paysage scientifique global de manière cohérente. Nous sommes petits, il nous faut prendre des risques tout en met- tant des priorités », explique Low Teck Seng, le directeur de la Fondation nationa- le de recherche de Singapour (NRF). Et, encore plus à l’est, plusieurs technopôles ont surgi, financés, eux, par une agence plus ancienne, A*Star, dépen- dant du ministère de l’industrie : Biopolis (consacrée aux recherches biomédicales), Fusionopolis (tournée vers les technolo- gies de l’information)… Autant de quar- tiers aux immeubles d’architectes moder- nes mêlant laboratoires de recherches et entreprises. A*Star dispose de 6,4 mil- liards de dollars pour 2011-2015. « En Europe, on stagne. Ici, ça décolle comme une fusée », insiste Bertil Andersson. Certes, l’argent facilite les cho- ses. Mais Singapour ne le dépense pas n’importe comment. Des priorités ont été fixées, la recherche devant alimenter l’in- novation en applications utiles au pays. Ainsi, les compétences anciennes dans les secteurs de la microélectronique condui- sent à financer un centre en technologie quantique ou, sur le campus de NUS, un centre sur le graphène, matériau promet- teur pour de nouveaux composants. La situation géographique et le souci des effets du réchauffement climatique justi- fient la création de l’Observatoire de la Ter- re. Les maladies tropicales ou les inquiétu- des sur le développement poussent natu- rellement vers la recherche biomédicale contre ces infections. La politique par appel d’offres, un quasi- standard international, renforce l’idée d’une recherche guidée par les applica- tions. Cette stratégie est d’ailleurs à l’origi- ne d’un épisode qui avait terni un temps l’image de Singapour. En 2010, A*Star a annoncé qu’elle allait réduire de 30 % ses crédits, non à cause de la crise mais pour inciter les laboratoires qu’elle finance à se lier avec des industriels. Ceux qui obtem- péreraient disposeraient de ces crédits. Cela n’a pas été du goût des Américains Neal Copeland et Nancy Jenkins, qui ont claqué la porte. « Pour moi, cela a été car, à côté de ma recherche très fondamentale sur les jumeaux, je travaillais aussi sur des gènes impliqués dans des maladies rares, notamment liées à des vieillissements pré- maturés de la peau. L’industrie cosméti- que était naturellement intéressée », décrit Bruno Reversade, dont le laboratoire est financé par A*Star et qui n’a pas subi de baisses de crédits. Le gouvernement singapourien ne pré- tend pas non plus inventer la roue et s’ins- pire largement de systèmes existants, notamment anglo-saxons. La politique d’appel d’offres sur des projets de trois, cinq ou dix ans en est naturellement un exemple. Tout comme la notion de « trans- fert technologique » avec incubateurs, par- tenariat avec les industries et brevets afin d’accélérer le passage des découvertes aux applications. « Les plans du bâtiment ont été “copiés”sur ceux du département de chimie d’Oxford, considéré comme le meilleur du monde. Ils ont simplement doublé la surface », explique François Mathey. « Pour nous, le pôle Minatec de Grenoble consacré aux nanotechnologies est un modèle pour ce qui est du transfert de technologies », explique Low Teck Seng. La situation du pays fait le reste. Singa- pour est déjà un carrefour commercial avec l’un des plus gros ports du monde. Beaucoup d’entreprises y sont installées (y compris pour des raisons fiscales). Le Singapour eldorado scientifique L’île-Etat mise sur la science et la technologie pour devenir une société de la connaissance. Le résultat sera-t-il à la hauteur des promesses ? Reportage « En Europe, on stagne. Ici, ça décolle comme une fusée » Bertil Andersson président de l’université technologique de Nanyang (NTU) Le campus flambant neuf de NUS, avec notamment le bâtiment Create qui abrite des laboratoires étrangers en partenariat et le siège de l’Agence nationale de la recherche. Tony Tan Keng Yam 5,2 millions 2,8 % 700 km 2 Lee Hsien Loong Chef de l'Etat Premier ministre Population (hab.) Chômage 2,1 % Croissance Superficie 30 km INDONÉSIE MALAISIE Singapour Mer de Chine méridionale Détroit de Malacca Bintan Sumatra Singapour SOURCE : « BILAN DU MONDE 2013 » 4 0123 Samedi 9 février 2013

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La richeArabie saoudite a fait appel à l’ancienprésidentde l’universi-ténationalede Singapour (NUS), ChoonFong Shih, pourdiriger sonnouveau fleuronacadémique: laKingAbdullahUniversity of Scien-ce andTechnology. Inaugurée fin 2009, à 80kilomètres aunorddeDjedda, elle serait dotéed’un capital de 10milliardsde dollars pourmoinsde 1000étudiants. CommeàSingapour, l’appel à la ressourceétrangèreenmatière grise est unenécessitépourbâtir à partir deriendes centres de recherche: les deux tiers des professeurs sontétrangers. Le responsablede la recherche est un Français, le chimisteJeanFréchet. Celui de la formationest américain, JamesCalvin. Levice-présidentexécutif est suisse, StefanCatsicas…L’Etatne rechignepasnonplus à la dépense: superordinateurdernier cri, salle blan-che, chambred’immersion3D,matérielmoderne (séquenceurs, ima-geriepar RMN…).

SCIENCE&TECHNO é v é n e m e n t

Lemodèle singapouriens’exporte

r e c h e r c h e

David Larousserie

à Singapour

Mes collègues de Lon-dres ne compre-naient pas pour-quoi je ne voulaispas rester. Mainte-nantque jesuis ici,à

Singapour, la question est : pourquoi enpartir?», ironise Barry Halliwell, biochi-miste et vice-président de l’universiténationale de Singapour (NUS) en chargede la recherche et de la technologie.«C’était plus dur de quitter la Suède pourStrasbourg que de partir de Strasbourgpour Singapour», plaisante à son tour leSuédois Bertil Andersson, président del’universitéconcurrente,l’universitétech-nologiquedeNanyang (NTU).

Bienvenue à Singapour,minuscule vil-le-Etat de 5,2millions d’habitants, deve-nueenquelquesannéesunesortedepara-dis pour chercheurs, locauxou étrangers.

La priorité gouvernementale donnée àla recherche est si jeune que, dans beau-coup de laboratoires visités, on pouvaitencoresentirlapeinturefraîcheoulescar-tons tout juste déballés. Au tournant desannées 2000, comme l’Europe à lamêmeépoque, Singapour s’engage dans l’«éco-nomie de la connaissance» et décided’in-vestirdanslarechercheet lamatièregrise.Mais, là où l’Europe est timide, Singapourfrappefort.Profitantd’unecroissanceéco-nomique flirtant avec les 10% annuels,elledoubleendixansseseffortsenrecher-che: 1,34% du produit intérieur brut (PIB)est consacré à la recherche en 1996, et2,65% à son apogée en 2008.

Aujourd’hui,après la crisede2008, l’ef-fort frôle presque les 2,5%, soit au-dessusde la France mais au-dessous du Dane-mark,unpaysdepopulationéquivalente.En valeur absolue, Singapour a dépensé7,4milliards de dollars singapouriens(4,4milliards d’euros) en recherche en2011 (pour une quarantaine de milliardsenFrance), soit 15%deplus qu’en 2010. Legouvernementveutpoursuivrel’effortenaugmentant de 20% l’enveloppe publi-queconsacréeà ce secteurpour lapériode2011-2015par rapportà laprécédente; soitplus de 16milliards de dollars. Le payss’est fixé l’objectif de 3% dépensés enrecherche, soit au niveau des meilleurspays, Japon, Finlande, Suède, Taïwan,CoréeduSud…

«Ensixans,noussommessortisde l’om-bre. Singapour est plus ambitieuse que sataille ne le laisse penser», constate BertilAndersson,quiadirigél’universitédeLin-köpingenSuèdeavantd’êtreà la têtede laFondation européenne des sciences (àStrasbourg).Cebiologisteatransforméenune véritable université de recherche latoute jeune structure, née en 1991 et jus-qu’alors dédiée à l’éducation des futursingénieurs. «Nous avons multiplié parquatre le nombre de chercheurs, passantde 500 environ à 2000. Le nombre depublications scientifiques a suivi lamêmeprogression»,précise leprésidentdeNTU,dont la plaquette vante « la plus rapideascension dans le Top50 des universitésmondiales».

Le campus de 34000étudiants conti-nue de grandir avec la construction denouvelles résidences pour pouvoir logerles deux tiers des jeunes. Une faculté demédecine ouvrira également ses portesprochainement pour compléter l’offre.Ainsiqu’unbâtiment«convivial»destinéà faciliter l’autoapprentissage des étu-diants. Lebudget estde 1,4milliarddedol-

lars. En comparaison, celui de l’universitéd’Orsay est de 450millions d’euros pourmoins de 30000étudiants. «En 2005, iln’y avait rien. En 2008, les 16000m2 dutout nouveau département de chimieétaient prêts. Avec déjà une quarantainede professeurs permanents, nous allonsbientôt être le plus gros département dechimie au monde », estime FrançoisMathey,71ans,unchimistefrançaisrecru-téparNTUaprèsêtrepasséauxEtats-Unisaprès samise à la retraite,puisavoirmon-té un laboratoire enChine.

A quelques kilomètres plus à l’est, unedynamique comparable est à l’œuvre, surle campus de NUS, mieux notée que NTUdansplusieurs classements; ces deuxsin-gapouriennesétant lespremières enAsie,derrière le Japon mais souvent devant laChine. En trois ans, un ancien terrain degolfaétéremplacéenunagréablecampuspour agrandir l’université et surtout fairejaillir l’immeuble Create, pour Campusfor Research Excellence and Technologi-cal Enterprise, un lieu qui abrite des labo-ratoirescommunsavecdegrandesuniver-sités étrangères comme leMassachusettsInstitute of Technology (MIT) américain,le Technion israélien ou l’Institut fédéralsuisse de technologie de Zurich. C’est là

aussi que s’est installée la toute jeuneNational Research Foundation, créée en2006 auprès du premier ministre pourfinancer la recherche sur appel d’offres.

Cette agence, qui dispose de 8,2mil-liards de dollars sur la période 2006-2015,a soutenunotamment la création de cinqcentres d’excellence dotés d’au moins150millionsd’eurospourdixansenscien-ces de la Terre, information quantique,cancérologie, sciences de l’environne-ment et biophysique. Le plus ancien n’apas cinq ans. Tous sont dirigés par desétrangers venus d’Angleterre, d’Australieou des Etats-Unis. «Notre rôle est de déve-lopper le paysage scientifique global demanière cohérente. Nous sommespetits, ilnous faut prendre des risques tout enmet-

tant des priorités», explique Low TeckSeng, ledirecteurdelaFondationnationa-le de recherchede Singapour (NRF).

Et, encore plus à l’est, plusieurstechnopôles ont surgi, financés, eux, parune agence plus ancienne, A*Star, dépen-dant duministère de l’industrie: Biopolis(consacrée aux recherches biomédicales),Fusionopolis (tournée vers les technolo-gies de l’information)… Autant de quar-tiersaux immeublesd’architectesmoder-nes mêlant laboratoires de recherches etentreprises. A*Star dispose de 6,4mil-liards de dollars pour 2011-2015.

«En Europe, on stagne. Ici, ça décollecomme une fusée », insiste BertilAndersson.Certes, l’argent facilite lescho-ses. Mais Singapour ne le dépense pasn’importe comment.Despriorités ont étéfixées, la recherche devant alimenter l’in-novation en applications utiles au pays.Ainsi, les compétencesanciennesdans lessecteurs de la microélectronique condui-sent à financer un centre en technologiequantique ou, sur le campus de NUS, uncentre sur le graphène,matériau promet-teur pour de nouveaux composants. Lasituation géographique et le souci deseffets du réchauffement climatique justi-fientlacréationdel’ObservatoiredelaTer-re.Lesmaladiestropicalesoulesinquiétu-des sur le développement poussent natu-rellement vers la recherche biomédicalecontre ces infections.

Lapolitiqueparappeld’offres,unquasi-standard international, renforce l’idéed’une recherche guidée par les applica-tions.Cettestratégieestd’ailleursà l’origi-ne d’un épisode qui avait terni un temps

l’image de Singapour. En 2010, A*Star aannoncé qu’elle allait réduire de 30% sescrédits, non à cause de la crise mais pourinciter les laboratoires qu’elle finance à selier avec des industriels. Ceux qui obtem-péreraient disposeraient de ces crédits.Cela n’a pas été du goût des AméricainsNeal Copeland et Nancy Jenkins, qui ontclaqué laporte.«Pourmoi, cela a été car, àcôté de ma recherche très fondamentalesur les jumeaux, je travaillais aussi sur desgènes impliqués dans des maladies rares,notamment liées à des vieillissements pré-maturés de la peau. L’industrie cosméti-queétaitnaturellementintéressée»,décritBruno Reversade, dont le laboratoire estfinancé par A*Star et qui n’a pas subi debaisses de crédits.

Le gouvernement singapouriennepré-tendpasnonplus inventer la roueet s’ins-pire largement de systèmes existants,

notamment anglo-saxons. La politiqued’appel d’offres sur des projets de trois,cinq ou dix ans en est naturellement unexemple.Toutcommelanotionde«trans-ferttechnologique»avecincubateurs,par-tenariat avec les industries et brevets afind’accélérer le passage des découvertesaux applications. «Les plans du bâtimentont été “copiés”sur ceux du départementde chimie d’Oxford, considéré comme lemeilleur du monde. Ils ont simplementdoublé la surface», explique FrançoisMathey. «Pour nous, le pôle Minatec deGrenoble consacré aux nanotechnologiesest unmodèle pour ce qui est du transfertdetechnologies»,expliqueLowTeckSeng.

La situation du pays fait le reste. Singa-pour est déjà un carrefour commercialavec l’un des plus gros ports du monde.Beaucoup d’entreprises y sont installées(y compris pour des raisons fiscales). Le

Singapoureldoradoscientifique

L’île-Etatmisesurlascienceetlatechnologiepourdevenirunesociétédelaconnaissance.Lerésultatsera-t-ilà lahauteurdespromesses?

Reportage

«EnEurope, on stagne.Ici, ça décolle

commeune fusée»Bertil Andersson

présidentde l’université technologiquedeNanyang (NTU)

Le campus flambant neuf deNUS, avec notamment le bâtiment Create qui abrite des laboratoiresétrangers en partenariat et le siège de l’Agence nationale de la recherche.

Tony TanKeng Yam

5,2millions

2,8 %

700 km2

Lee Hsien Loong

Chef de l'Etat

Premierministre

Population (hab.)

Chômage

2,1 %Croissance

Superficie

30 km

INDONÉSIE

MALAISIE

Singapour

Mer deChine

méridionale

Détroitde Malacca

Bintan

Sumatra

Singapour

SOURCE : « BILAN DUMONDE 2013 »

4 0123Samedi 9 février 2013

é v é n e m e n t SCIENCE&TECHNO

pays est stable politiquement. Et l’anglaisest l’une des quatre langues officielles(avec le tamoul, le malais et le chinois).Enfin, le paysage est assez simple à com-prendre.Deux agencesde financement etdeux universités généralistes financéespar leministèrede l’éducation, c’est à peuprès tout. Les étrangers ne sont donc nidépaysésni perdus.

Mais ils ne viennent pas seulementpourl’argent,telsdessportifssansfrontiè-reenquêtedeplushautssalaires.Lapossi-bilité de lancer son propre groupe derecherche, de pouvoir s’entourer, en lesfinançant,de collègues,de garderoucréerdes liens avec des laboratoires étrangersattire. Y compris des vedettes, tel le PrixNobeldemédecine2002,SydneyBrenner,l’anciendirecteurdel’InstitutPasteurPhi-lippeKourilsky(quidirigel’undes20insti-tutsouréseauxpropriétéd’A*Star,en l’oc-currence le réseaud’immunologiede Sin-gapour), le récent Prix Lasker MichaelSheetzou leSuisseMichaelGrätzel (Mille-nium Technology Prize 2010). Souventd’ailleurs, ces grands chercheurs gardentunpieddans leur pays d’origine.

«Ce qui m’a décidé entre plusieursoffresestquelesautoritéslocalesontégale-ment trouvé un emploi pourma femme»,se souvient BrunoReversade. «Il y a aussides facilitéspour le logement»,ajouteNilsGauthier, un autre de ces jeunes venustenter l’aventure, sur une thématiquepourtantassez fondamentale, lamécano-biologie. «C’est extraordinaire. J’ai eu unfinancementpourtroisansquivientd’êtrerenouvelé, me permettant de faire tra-vailler cinq personnes. J’ai eu des aides

pour le logement, l’école…», confirme Flo-rent Ginhoux, au sein du laboratoire dePhilippe Kourilsky. «Ça va vite. En troismois, on a pu monter une école doctora-le ! », complète celui qui enseigne aussi àNTUetNUS.

Bien entendu, tout n’est pas toujoursrose. La taille du pays par exemple limitelenombredecompétencesou lapossibili-té de faire des essais cliniques autres quepréliminaires. Son éloignementrenchéritles fournitures en matériel de rechercheet allonge les délais. «Comme beaucoupd’Asiatiques, les étudiants sont assez res-pectueux de l’autorité et prennent peud’initiatives»,regretteunchercheurétran-ger rencontré sur place. «Notre capital estsans doute notre imagination. Ici, ils sontplus besogneux», ajoute un Européen.«J’ai constatéuncertainmanquedevisionchez mes partenaires locaux. Ils sontmoins ambitieux que ceux avec qui je tra-vaille en France. Ils veulent que çamarche,alorsque,pour innover,onabesoinderele-ver des défis»,détaille un troisième.

La recherche n’a pas l’air non plus depassionner les jeunes Singapouriens.Alors qu’ils sont majoritaires en licence(prèsde 80%), les proportions s’inversentauniveaude lathèse.Les locauxpréférantdes formations plus courtes permettantrapidement de gagner sa vie. Les docto-rants viennent donc majoritairement deChine,deMalaisie, oudes autrespaysvoi-sins. « Il ne faut pas rêver non plus : lesmeilleurs post-docs internationaux préfé-reront encore choisir les Etats-Unis», ajou-te Florent Ginhoux. «Faire ce centre sur legraphèneauxEtats-Unisaurait été impos-

sible. Les Américains n’aiment plus le ris-que. Ici, c’est le lieu où il faut être!», affir-meAntonioCastroNeto,directeurduCen-trede recherchesur legraphène flambantneuf dont les plans ont été dessinés parKonstantinNovoselov,PrixNobeldephy-sique 2010 sur le sujet.

Il est bien sûr trop tôt pour faire lebilan d’un effort qui n’a pas dix ans.Maisles premiers signaux sont plutôt positifs.Le nombre de chercheurs dépasse les36000personnes, un nombre compara-ble à celui du Danemark et qui corres-pond à environ 100chercheurs pour10000salariés. Le nombre de publica-tions a plus que triplé entre1996 et 2008,selon une étude de la Royal Society demars2011, pour atteindre en quantité leniveau danois (mais sept fois moins quela France).

La qualité des publications, mesuréepar le nombre de citations qu’ellesrecueillent de la part des autres cher-cheurs,estenhausse,atteignantle11erangmondial,selonunindicateurdel’Observa-toiredes scienceset techniques. LeCNRSadéjà deux laboratoiresmixtes internatio-naux sur place, en analyse d’images et enmicroélectronique; deux autres pour-raientsuivreen informationquantiqueetbiophysique.

«On pourra dire que nous avons réussidans vingt ans si nous avons constituéune communauté scientifique et si nosrésultats se sont diffusés auxpays voisins,estimeKerrySieh,directeurde l’Observa-toiredelaTerre.Nousn’avonspasd’histoi-re scientifique. Il faut construire notreréputation.»p

DesNobelenvitrine

Unphysicien au Centredes technologies quantiques

installé à l’université nationalede Singapour (NUS).

PHOTOS: EDWIN KOO/COSMOS POUR «LE MONDE»

Machinede gravurede composantsélectroniques

deNUS.

Un laboratoire de biologie au cœur de Biopolis, une technopôlesoutenuepar l’agenceA*Star.

N ouvel exemplede sa poli-tique de prestige et d’at-tractivité des cerveaux

étrangers, Singapour a organisé,du 20 au 25 janvier, un événe-ment hors norme: le GlobalYoung Scientific Summit (GYSS).Quinze PrixNobel,MédailleFields ou Prix Turing (dont lesFrançais Albert Fert et Cédric Vil-lani) ont exposé leurs travaux etleurs idées sur la recherche à280jeunes chercheurs demoinsde 35ans de Singapour et dumonde entier. Un quart étaientdes locaux; les autres venantd’Asie, d’Europe oudes Etats-Unis. Une vingtaine représen-taient des entreprises telles IBM,Thales ouRolls-Royce.

Les invitations avaient étéenvoyéesauxplusgrands établis-sementsmondiaux (Oxford,Cambridge,MIT, Berkeley, Ecolepolytechnique,CNRS ouCEApour la France) ; à euxde choisirleurs candidats. L’ensemble acoûté 1,2milliondedollars singa-pouriens (710000euros) – horsfrais de transport, à la chargedesparticipants.

L’idéea été importéed’une ini-tiativeallemande, les rencontresdeLindauqui, depuis 1951, ontlieuprèsdu lacdeConstance. LavenueduprécédentdirecteurdelaNRFpour cetévénement, en2010,a conduit leprésidentsinga-pourien,TonyTanKengYam,dèsl’annéesuivante,à annoncer latenued’untel sommetpour lapremière foisenAsie. Et enclôtu-redecepremierGYSS, il a luimêmeconfirmédevant l’auditoi-requecela sepoursuivrait.

Pendant lespausesou les buf-fets, des groupeset des tablestrès internationales se forment.Lamondialisationscientifiqueestpalpable. Singapourn’es-comptepas que tous ces jeunescerveauxviendront s’installerdans la cité-Etat. Le but est plusde faire connaître sapolitique ettravailler son réseau.De retouraupays, ces scientifiquesaurontpeut-être enviede lier des colla-borationsavec l’île. A écouter lesdiscussions, c’est d’ailleurs l’en-viede se fairedes relationsplusque celledeprogresserdans sondomainequi revient surtout.

La semaineaaussi été l’occa-sionderécompenserune jeunegagnantede la compétition«DéfipourSingapour». 100000dol-

larsontétéainsi attribuésàLynet-teCheahd’A*Starpour sonprojetde«transporturbainadaptatif»qui, en couplantdes informa-tionsde trafic, dedisponibilitédes transportsencommunoudedonnées individuelles…,permet-traitd’optimiser lesparcours.

Lesdixautres finalistes (sursoixante-dixcandidats) avaientimaginédes tunnelspour récupé-rer l’eaudepluie,des capteurspourréduire les consommationsélectriques,des réacteursnucléai-resplussûrs, desdétecteurs rapi-desdepollution…

Apprentis chercheursLaNationalResearchFounda-

tionapar ailleurs profité de l’oc-casionpour remettre à seize lau-réats, dontun Français, SylvainBarbot, ses bourses annuellespour le financementde leursfutursprojets de recherche:3millionsdedollars pour cinqans. Comparativement, lemon-tantmoyend’unprojet financépar l’Agencenationale de larechercheenFranceest de534000eurosenbiologie (théma-tiqueparmi lesmieuxdotées).

LabrochetteprestigieusedePrixNobel a aussi été sollicitéepourrencontrerdes apprentischercheursencoreplus jeunes, aulycée, lors du5e InternationalYoungScientificForum.Làaussitriés sur levoletdans lemondeentier, les centvingtparticipantsdeseizepaysn’avaientpas leurlanguedans lapochedans l’am-phidu lycéed’élite local, l’institu-tionHwaChong.«Ya-t-il des cho-sesqu’onnedécouvrirapas?»,«Comment laviea-t-elle étécréée?», «Levide est-il superflui-de?», «Est-cequeça sert àquelquechosed’écriredesarticles scientifi-ques lorsque l’onvoit les problè-mesd’injusticedans lemonde?»…

Lesposters exposés étaientaussi impressionnantsdematu-rité. «CesNobel sont une sourced’inspiration. C’est bienque leschercheurs sortent de leurs labo-ratoire. Ça ne nous apprendpasseulementde la science,mais dela vie aussi», témoigne l’unedesparticipantesaméricaines.Unede ses amies a ainsi adoré laleçondeDouglasOsheroff, PrixNobel dephysiqueen 1996: «Pié-ger la naturepour qu’elle nousdise ses secrets.»p

D. L. (à Singapour)

50123Samedi 9 février 2013