42
CHAPITRE VI.2 CULTURE ET GESTION AU CAMEROUN : LE RESPECT DES RITUELS, SOURCE D’UNE ENTENTE AMICALE Alain Henry 1 Résumé. Le Cameroun est souvent qualifié d’« Afrique en miniature » du fait de sa diversité culturelle et linguistique. On y décèle cependant un socle commun. À partir d’interviews menées dans les années 1990 principalement à la société d’électricité publique, ce chapitre éclaire les logiques à partir desquelles les individus donnent sens à leurs relations. Cette étude montre que la « décentralisation » de la société d’électricité s’éclaire sous un jour nouveau lorsque, au lieu de la regarder sous sa seule logique universelle, elle est lue à partir des logiques culturelles. On verra en particulier que la rédac- tion d’un manuel de procédures volumineux et détaillé favorise une respon- sabilisation des comportements. Dans une dernière partie, on s’interroge enfin sur l’effet trompeur des clichés sur les valeurs culturelles qui s’oppose- raient au changement. Nous y substituons l’idée d’aider au changement en partant de la manière dont les acteurs interprètent les situations sociales. 1. Alain Henry est diplômé de l’École Polytechnique (1973) et ingénieur civil des Ponts (1978). Il est directeur du Département infrastructures à l’Agence française de développement. Il est chargé de cours au CERDI (université de Clermont-Ferrand) et à l’Institut d’études politiques de Paris. Ses recherches portent principalement sur la gestion et la modernisation des entreprises en Afrique subsa- harienne. Il est l’auteur de plusieurs articles universitaires et a contribué à plusieurs livres, dont Cultu- res et mondialisation publié en 2002. Henry, Alain, « Culture et gestion au Cameroun : le respect des rituels, source d’une entente amicale », dans Eduardo Davel, Jean-Pierre Dupuis et Jean-François Chanlat (dir.), Gestion en contexte interculturel : approches, problématiques, pratiques et plongées, Québec, Presses de l’Université Laval et Télé-université (UQAM), 2008.

Culture et gestion au Cameroun : le respeCt des rituels ...asl.univ-montp3.fr/e41slym/culture_gestion/CAMEROUN_culture_et... · cours au CERDI (université de Clermont-Ferrand) et

  • Upload
    hoangtu

  • View
    224

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Culture et gestion au Cameroun : le respeCt des rituels ...asl.univ-montp3.fr/e41slym/culture_gestion/CAMEROUN_culture_et... · cours au CERDI (université de Clermont-Ferrand) et

Chapitre Vi.2

Culture et gestion au Cameroun : le respeCt des rituels, sourCe d’une

entente amiCale

Alain Henry1

Résumé. Le Cameroun est souvent qualifié d’« Afrique en miniature » du fait de sa diversité culturelle et linguistique. On y décèle cependant un socle commun. À partir d’interviews menées dans les années 1990 principalement à la société d’électricité publique, ce chapitre éclaire les logiques à partir desquelles les individus donnent sens à leurs relations. Cette étude montre que la « décentralisation » de la société d’électricité s’éclaire sous un jour nouveau lorsque, au lieu de la regarder sous sa seule logique universelle, elle est lue à partir des logiques culturelles. On verra en particulier que la rédac-tion d’un manuel de procédures volumineux et détaillé favorise une respon-sabilisation des comportements. Dans une dernière partie, on s’interroge enfin sur l’effet trompeur des clichés sur les valeurs culturelles qui s’oppose-raient au changement. Nous y substituons l’idée d’aider au changement en partant de la manière dont les acteurs interprètent les situations sociales.

1. Alain Henry est diplômé de l’École Polytechnique (1973) et ingénieur civil des Ponts (1978). Il est directeur du Département infrastructures à l’Agence française de développement. Il est chargé de cours au CERDI (université de Clermont-Ferrand) et à l’Institut d’études politiques de Paris. Ses recherches portent principalement sur la gestion et la modernisation des entreprises en Afrique subsa-harienne. Il est l’auteur de plusieurs articles universitaires et a contribué à plusieurs livres, dont Cultu-res et mondialisation publié en 2002.

Henry, Alain, « Culture et gestion au Cameroun : le respect des rituels, source d’une entente amicale », dans Eduardo Davel, Jean-Pierre Dupuis et Jean-François Chanlat (dir.), Gestion en contexte interculturel : approches, problématiques, pratiques et plongées, Québec, Presses de l’Université Laval et Télé-université (UQAM), 2008.

Page 2: Culture et gestion au Cameroun : le respeCt des rituels ...asl.univ-montp3.fr/e41slym/culture_gestion/CAMEROUN_culture_et... · cours au CERDI (université de Clermont-Ferrand) et

2 PARTIE VI ✦ PLONgÉES EN AFRIQUE ET AU MOyEN-ORIENT

IntroductIon

Les pays d’Afrique subsaharienne sont parmi ceux dont les entreprises et les administrations ont bien du mal à obtenir des performances de niveau international. Le Cameroun n’échappe pas à ce syndrome,

avec une bureaucratie d’État largement improductive et un secteur privé encore tourné vers le marché local.

Plusieurs plans de redressement des entreprises du secteur public, sou-tenus par les financements internationaux, notamment de la Banque mon-diale, sont revenus après quelques années au point de départ. Les outils de gestion proposés par des consultants n’ont pas les effets escomptés, et ils sont abandonnés après le départ des experts étrangers. Les privatisations souvent ne donnent pas les résultats espérés. Le soupçon de corruption s’est largement étendu à tous les échelons de l’administration, sans que l’on en trouve les antidotes. Plus globalement, la méfiance semble miner toute dynamique économique.

Tandis que beaucoup continuent d’insister sur un besoin de formation – et sans en nier l’utilité –, on constate que nombres d’entreprises disposent aujourd’hui de personnels formés, issus de centres professionnels de bon niveau et d’universités internationales. Ils aspirent d’ailleurs, au moins autant que dans le reste du monde, à bénéficier d’une organisation rationnelle et efficace.

Il arrive que des entreprises – trop rares – parviennent à des résultats notables (Henry, 1998) au point de susciter une admiration sans mesure de certains visiteurs étrangers. Peu s’interrogent alors sur les raisons pratiques qui expliqueraient que, dans ces cas spécifiques, la mise en œuvre de prin-cipes qui échoue généralement ait réussit. Les observateurs, soucieux de voir le continent rejoindre la mondialisation, n’y voient alors que le résultat de méthodes universelles.

Nous allons voir que l’improductivité des organisations en Afrique n’est pas tant due au manque de compétences, ou à un hypothétique défaut de « valeurs » attribuable aux « cultures africaines », mais au placage des mé thodes de gestion. Si les principes de gestion universels trouvent bien à s’appliquer, leur mise en œuvre concrète doit s’effectuer selon des modalités qui font sens pour les intéressés : elle doit répondre à la manière dont se posent, dans ce contexte culturel, les inquiétudes sociales et la façon de responsabiliser les personnes. C’est ce que montrerait un examen détaillé des entreprises qui réussissent (d’Iribarne, 2003). C’est ce que montrera l’étude de cas – celui de la décentralisation de la Société d’électricité du

Page 3: Culture et gestion au Cameroun : le respeCt des rituels ...asl.univ-montp3.fr/e41slym/culture_gestion/CAMEROUN_culture_et... · cours au CERDI (université de Clermont-Ferrand) et

VI.2 ✦ CULTURE ET gESTION AU CAMEROUN 3

Cameroun dans les années 1990 – que nous présentons ici. D’un côté, tandis que la gestion s’inspirait d’une logique dictée par des experts français, l’entreprise semblait prisonnière d’une centralisation bureaucratique impos-sible à dépasser. De l’autre, dans un second temps, la mise en place de procédures détaillées que l’on aurait pu croire contre-indiquée a largement levé les blocages et permis des changements en profondeur dans la gestion de l’entreprise.

Le cameroun, au-deLà de La dIversIté cuLtureLLe

Une Afrique en miniature

Le Cameroun, pays d’environ 12 millions d’habitants, s’étire au centre du golfe de guinée, entre la forêt équatoriale et les steppes sahéliennes. Qualifié fréquemment « d’Afrique en miniature », il représente la diversité tant géographique qu’ethnolinguistique du continent.

Au-delà de sa diversité, on y retrouve des conceptions semblables de la vie en société. La diversité ethnolinguistique et religieuse du pays est elle-même fondée sur des logiques communes que nous étudierons dans un second temps.

Une mosaïque ethnolinguistique

L’histoire et la géographie se sont accordées pour donner au Cameroun une grande diversité culturelle. Le Nord a appartenu dans le passé aux grands empires du Sahel. Une partie de certains groupes « nomades » continue de le relier à l’Afrique de l’Ouest. À l’Ouest du Cameroun, les communautés bamilékées descendent d’une souche probablement ancienne, marquée par une culture singulière. Au Sud, le pays est lié aux sociétés de la forêt équa-toriale, tandis que les populations du Littoral ont de tout temps été en contact avec les voyageurs arrivés par la mer. Au-delà de ce premier décou-page simplifié, le pays réunit un grand nombre de groupes différenciés entre eux. La période coloniale a elle-même ajouté à cette diversité. Le Cameroun devient une colonie allemande à partir de 1884. Après la Première guerre mondiale, il a été placé sous un double mandat britannique et français. Indépendant depuis 1960, l’anglais et le français sont aujourd’hui les deux langues officielles du pays.

La diversité linguistique reflète cette diversité culturelle. On dénombre au Cameroun plus d’une centaine de langues sans que l’on soit sûr d’un pareil décompte. Les sociétés du Sud appartiennent au vaste ensemble bantou qui s’étend jusqu’en Afrique australe. À l’Ouest, les langues bamilékées sont

Page 4: Culture et gestion au Cameroun : le respeCt des rituels ...asl.univ-montp3.fr/e41slym/culture_gestion/CAMEROUN_culture_et... · cours au CERDI (université de Clermont-Ferrand) et

4 PARTIE VI ✦ PLONgÉES EN AFRIQUE ET AU MOyEN-ORIENT

qualifiées de proto-bantoues2. Au Nord, certains groupes se rattachent à l’ensemble peulophone que l’on retrouve jusqu’au Sénégal.

Comme un peu partout dans le monde, les frontières linguistiques et les frontières ethniques ne se recouvrent pas. Cependant, la diversité de la mosaïque ethnique – tout aussi difficile à dénombrer – est comparable.

La notion d’ethnie est sujette à caution ne serait-ce que parce que sa définition « classique » – unicité de territoire, de langue et de culture – ne trouve pas à s’appliquer de façon uniforme sur le continent africain (au Mali, des ethnies différentes occupent de façon séculaire le même territoire, elles ont des liens de parenté totémiques; à l’inverse, des membres d’un même groupe peuvent parler des langues différentes, etc.). Au Cameroun, quelques grands ensembles – plus ou moins subdivisibles – peuvent être distingués. L’une des difficultés d’une telle typologie est que les frontières en sont très mouvantes, étant régulièrement instrumentalisées à des fins politiques. On a vu apparaître ainsi, du fait d’événements politiques récents, une distinction nouvelle marquée entre les Bétis et les Éwondos (deux groupes du centre sud), que l’on avait eu tendance à confondre jusqu’à présent sous le terme unique de Béti. Nous verrons également que la fron-tière ethnique est aisément transcendée par les logiques d’amitié.

Il existe en même temps des frontières communautaires anciennes entre certains groupes, qui recouvrent des différences culturelles tranchées. Ainsi, les conceptions hiérarchiques sont très différentes selon qu’il s’agisse des sociétés « acéphales » du Sud, où le chef n’est guère plus qu’un primus inter pares, un « ancien » choisi parmi les chefs de familles; ou bien, des royaumes bamilékés, habitués à une forte soumission hiérarchique, qu’exprime notam-ment une attitude révérencieuse à l’égard des chefs et où des différences de condition peuvent traverser une même fratrie; ou encore, des sociétés de la zone sahélienne organisées en castes, dans lesquelles les positions de com-mandement sont réservées selon le groupe de naissance. Si l’appartenance à tel ou tel groupe est reconnaissable selon les patronymes, un œil étranger peut parfois saisir subrepticement, au sein des entreprises modernes, un lien de subordination entre deux habitants de l’Ouest, à la manière de s’adresser au supérieur : la tête respectueusement courbée, la main portée devant la bouche.

2. Le groupe des grassfield, dit « bamiléké », est considéré comme un ensemble ethnique unique, tandis qu’il existe presque une langue par chefferie.

Page 5: Culture et gestion au Cameroun : le respeCt des rituels ...asl.univ-montp3.fr/e41slym/culture_gestion/CAMEROUN_culture_et... · cours au CERDI (université de Clermont-Ferrand) et

VI.2 ✦ CULTURE ET gESTION AU CAMEROUN 5

Les définitions mouvantes de l’ethnie

Au-delà de ces contours incertains, la notion d’« ethnie » appelle deux clarifications sur des questions régulièrement mentionnées, l’une sur les conflits interethniques, l’autre sur les contradictions entre les traditions et l’univers moderne.

La question des conflits interethniques doit être regardée comme un cliché trompeur – une idée préconçue, largement répandue, servant à jus-tifier des singularités, sous forme d’une généralisation erronée. Au Came-roun, de telles tensions « régionalistes » se manifestent épisodiquement, et le pays a plutôt mieux su les gérer que ses voisins. La logique demeure : le fait d’avoir en commun des éléments culturels et des traditions, d’apparte-nir aux mêmes réseaux relationnels ou à des groupes d’intérêts communs peut cristalliser des logiques identitaires, rapidement instrumentalisées au niveau politique. Toutefois, de telles lignes de fractures sont mouvantes. Il existe aussi des logiques communes qui transcendent les oppositions. Dans la vie politique africaine, on voit régulièrement des alliances solides s’établir entre des personnalités d’origines distinctes, au motif d’une « grande amitié » nouée entre elles au cours d’un passé étudiant, par exemple. Nous revien-drons sur les logiques culturelles communes, capables d’unir en profondeur ces sociétés.

La permanence de certaines traditions au sein du monde des entre prises est perçue comme une source de contradictions. Pareil « mélange » n’est pas proprement africain (que l’on songe aux entreprises japonaises, mais aussi britanniques, etc.), mais ici, il paraît parfois problématique. On rencontre épisodiquement des conflits interpersonnels qui donnent lieu à des cas de sorcellerie (Kamdem, 2002). Ce qui peut n’apparaître que comme un résidu archaïque est en réalité une forme socialisée de traitement des conflits humains, au point d’être étudiée en « observateur prudent » par des ensei-gnants en gestion (Kamdem, 2005). Plus courante est la contradiction qui peut exister entre les hiérarchies modernes (liées à la formation et à la com-pétence) et les hiérarchies traditionnelles (notamment le respect dû aux « vieux »). Cette rencontre entre des légitimités contradictoires n’est pas proprement africaine. Elle s’est plus ou moins systématiquement produite à l’entrée des sociétés rurales et traditionnelles dans l’univers wébérien des entreprises. Il suffit généralement d’une ou deux générations pour qu’elle s’efface ou que des compromis acceptables soient esquissés en pratique. Dans le cas africain, cette rencontre – parce que plus récente – paraît plus contra-dictoire.

Page 6: Culture et gestion au Cameroun : le respeCt des rituels ...asl.univ-montp3.fr/e41slym/culture_gestion/CAMEROUN_culture_et... · cours au CERDI (université de Clermont-Ferrand) et

6 PARTIE VI ✦ PLONgÉES EN AFRIQUE ET AU MOyEN-ORIENT

La plasticité du sentiment religieux

Sur le plan religieux, le Cameroun, comme le reste de l’Afrique, ne répond pas au cliché d’une Afrique animiste. Il inclut également dans ce domaine la trace d’une grande diversité et de la plasticité religieuse du vieux continent. Sans entrer dans une analyse d’expert, il faut noter la diversité des systèmes traditionnels. La notion d’« animisme » – que l’on aurait trop vite fait de relier à l’idée de mentalité « primitive » – ne saurait épuiser les formes du sentiment religieux africain. Il faut plutôt parler de synthèses complexes où, selon les communautés, se mêlent les points de vue de l’ani-misme, du totémisme, du fétichisme, du culte du terroir, du culte des ancêtres, de la sorcellerie, etc.

Les apports plus tardifs de l’islam, en particulier au nord et à l’ouest du pays, puis du christianisme, arrivé avec les colonisateurs par le sud, viennent ajouter à la complexité. Il n’est pas rare de voir les mêmes personnes super-poser une foi monothéiste à des pratiques traditionnelles. Au cours des dernières années, dans un contexte de crise économique et politique, les sectes néo-chrétiennes se sont multipliées. Les différentes loges de la franc-maçonnerie rencontrent également un succès important auprès des élites3.

Les conceptions africaines du sacré, comme celles du politique, échap-pent largement à toute tentative de taxinomie.

Elles ne sont jamais non plus saisissables dans leur totalité. On bute sur plusieurs types de difficultés. Les systèmes religieux traditionnels sont tout d’abord de type ésotérique, ce qui signifie que tous les fidèles n’accèdent pas au même degré de connaissance, et qu’il est impossible pour un seul individu de posséder la sagesse totale. En second lieu, l’oralité ne permet pas de fixer le dogme sur un espace social élargi – malgré l’étonnante capacité de la mémoire – et de lui donner cette unité qu’il a dans les religions monothéis-tes. Enfin, les grands cycles eschatologiques débordent souvent les limites d’une existence humaine; autrement dit, aucun individu n’assiste au cours de sa vie à la totalité des cérémonies rituelles qui lui permettraient d’em-brasser l’ensemble du système. C’est précisément le caractère ésotérique que les sectes semblent ajouter au christianisme plus traditionnel.

Au-delà de cette plasticité religieuse, il est courant d’entendre dire que le sentiment religieux se manifeste ici avec une force exceptionnelle. Mais c’est probablement une image exagérée par des regards étrangers. Les socié-tés africaines donnent plutôt à voir un sens singulier du rituel (cérémonial

3. Le président de la République, Paul Biya, appartient par exemple à la secte des Rose-Croix.

Page 7: Culture et gestion au Cameroun : le respeCt des rituels ...asl.univ-montp3.fr/e41slym/culture_gestion/CAMEROUN_culture_et... · cours au CERDI (université de Clermont-Ferrand) et

VI.2 ✦ CULTURE ET gESTION AU CAMEROUN 7

de la relation aux autres), qui n’est pas forcément lié à la religion (la relation à Dieu). Plus largement, on pourrait plutôt parler d’une sensibilité parti-culière au monde de l’invisible, à condition d’inclure d’abord dans ce terme toute la part d’invisible que contiennent les relations interpersonnelles (les intérêts et les appétits, les actes secrets, les sentiments, etc.).

La sensibilité aux intérêts et à la bienveillance

Sous cette mosaïque de langues, de cultures et de pratiques religieuses, on trouve un substrat géologique commun qui sert de ciment culturel. Par dessous cette diversité culturelle, on trouve des logiques culturelles com-munes qui réunissent ces sociétés dans une même vision de l’ordre social. La ritualisation des relations, la sensibilité à la part invisible des relations, le caractère essentiel accordé aux relations constituent des aspects communs qui transcendent la diversité des groupes.

Des individus sensibles à leurs intérêts

Un premier élément est constitué par cette bonne volonté qui affleure sans cesse, mais qui paradoxalement s’oppose à une suspicion sourde – tout aussi constante – à l’égard de la mauvaise volonté d’autrui. Cette juxtapo-sition constitue en fait un doublet à partir duquel les acteurs interprètent les situations. Elle contient en particulier une conscience omniprésente du rôle des individus et du poids de leurs intérêts, qu’une attention trop grande aux aspects communautaires des sociétés africaines rend souvent invisible.

Il faut commencer par remarquer une vive sensibilité à l’influence des individus : « Celui qui est au sommet », « l’homme qui est chargé », « ce monsieur », « tel ou tel » sont des expressions qui reviennent constamment. Plutôt que de dire « la Société d’électricité a licencié untel », on dit plus généralement : « voilà monsieur X. qui a fait licencier untel. » À plusieurs de nos questions, on répond que « cela dépend de la personne ». Dans le langage courant, on parle de « doigter quelqu’un », ce qui signifie « mettre en lumière son rôle particulier ». Les procédures de gestion soulignent « le rôle particulier qui est dévolu » à chaque personne. Nos interlocuteurs ne voient pas tant un système que des individus qui s’y meuvent. À propos des freins au changement, on cite, d’évidence, « la résistance secrètement orches-trée par ceux qui y ont intérêt ».

En même temps, chacun se focalise vite sur l’intention des individus. Un supérieur, surpris par une initiative, croit que « c’est pour prendre sa place ». Un autre se dit que « c’est peut-être pour le piéger ». Si les chefs ne décentralisent pas les pouvoirs de décision, c’est, dit-on, « parce que ça les

Page 8: Culture et gestion au Cameroun : le respeCt des rituels ...asl.univ-montp3.fr/e41slym/culture_gestion/CAMEROUN_culture_et... · cours au CERDI (université de Clermont-Ferrand) et

8 PARTIE VI ✦ PLONgÉES EN AFRIQUE ET AU MOyEN-ORIENT

arrange ». Nos interviews visaient surtout à éclairer les blocages; l’accent est donc mis plus souvent sur les mobiles négatifs. Mais les motivations peuvent être également positives : « Si on a eu un document [de procédures], note un chef de section, on se dit que c’est parce que le chef est très gentil. »

Les acteurs montrent en particulier une forte sensibilité à la présence des intérêts qui motivent chacun. La société camerounaise autorise une expression sans fard des intérêts divergents des personnes. Chacun est censé agir en défendant ses intérêts et inversement, on ne peut guère attendre de zèle de la part de ceux qui n’ont pas d’intérêt à une affaire. L’idée de désin-téressement paraît improbable : « Franchement [c.-à-d. c’est évident], il faudrait qu’il soit généreux pour se saborder »; « Lorsqu’on ressasse tous ces accrochages, dit un directeur, on se rend compte que derrière tout ça il y a une mauvaise foi, qui est guidée elle-même par des intérêts personnels. » L’intérêt est vu comme une donnée toujours explicative. L’appétit humain est naturel; seule la voracité est pourchassée. Un proverbe camerounais souvent cité au Cameroun rappelle que « la chèvre broute là où elle est attachée » (c.-à-d. son appétit s’étend naturellement partout autour d’elle, dans la seule limite de ce qui l’entrave).

Plus que les intérêts – bien humains –, on craint la mauvaise foi qui en dissimule l’importance. En cas de tension entre services, on songe immé-diatement à la mauvaise foi que recouvre telle erreur « systématique ». Il s’agit de se montrer de « bonne foi ». Une manière d’y satisfaire consiste à dévoiler insensiblement, mais rapidement ses intérêts. À l’inverse, chacun souligne souvent ce qui ne relève pas de sa propre volonté : une expression courante consiste à dire que l’on « a eu à » faire ceci. Dans toute relation, les intentions de chacun font l’objet d’une constante et subtile auscultation. On cherche à décrypter « l’idée que la personne a derrière la tête », les arrière-pensées que recèlent les « allusions du discours ».

Contrairement à ce que peut laisser croire l’image de la solidarité afri-caine, la pression communautaire n’implique pas un effacement des indi-vidus et de leurs intérêts. Au contraire, elle passe par la vive attention qui leur est portée. La pression sociale s’exerce par cette manière de scruter chaque individu, ses sentiments, sa sincérité et, par derrière, la part invisible de ses intentions et de ses intérêts. Dans ce contexte, la confiance n’est pas immédiate à l’égard d’une personne que l’on connaît peu. Elle est notamment liée dans les esprits à l’idée d’un lien personnel.

« Les gens qui s’entendent bien au-dehors, explique un contremaître, ils travaillent mieux ensemble. Quand ils ont un problème, ils causent en amis;

Page 9: Culture et gestion au Cameroun : le respeCt des rituels ...asl.univ-montp3.fr/e41slym/culture_gestion/CAMEROUN_culture_et... · cours au CERDI (université de Clermont-Ferrand) et

VI.2 ✦ CULTURE ET gESTION AU CAMEROUN 9

un autre que vous ne connaissez pas, vous l’abordez avec beaucoup de méfiance » (Ouvrier de maintenance).

Il est difficile de croire que le mobile d’une action puisse découler de l’application gratuite d’une règle, là où les intérêts sont omniprésents. À l’inverse, il est plus évident d’agir en référence à ce que l’on doit à ses amis et à ses proches.

L’entraide quotidienne entre amis

D’une manière plus générale, les liens entre l’individu et le groupe renvoient au modèle d’une relation entre des amis. Chacun doit tendre vers le comportement que l’on a pour un ami, un proche, un cousin ou un frère.

Le mot ami – il a ici un sens beaucoup plus large que celui qu’il a ailleurs – émaille les discours. Servant de référence automatique, il en devient banal; le terme frère – qui toutefois ne suppose pas de lien généalogique – en est un équivalent plus soutenu. Mais le sens reste le même : il faut tendre vers l’image d’une « bonne entente », celle qui lie des « amis de cœur ». Plusieurs récits, traditionnels ou modernes, glorifient l’« ami sincère ».

Un cas typique en est illustré par le conte des deux amis (Nkamgang, 1969) qui résident sous le toit de l’un d’entre eux. Mais le père de l’un d’eux, qui « a mauvais cœur » [c.-à-d. plein de méchanceté] prévient son fils, sous le sceau du secret, de la manière dont il tuera l’ami, pendant qu’ils dormiront tous deux. Le fils, pris dans un dilemme tragique, propose à son ami sous un faux prétexte de changer de couche… et se laisse tuer par son propre père. Ce récit, qui nourrit l’imaginaire dès le plus jeune âge, donne une définition forte de ce que l’on doit à un ami sincère.

Plus généralement, en Afrique subsaharienne, les institutions qui réfè-rent explicitement à cet idéal sont nombreuses et variées : dans certaines parties du Cameroun, les tontines en sont un exemple (Henry et al., 1991). Leurs membres se réunissent régulièrement à des fins d’entraide matérielle ou financière. Ils se retrouvent pour partager les événements heureux et les deuils. Ces associations, placées sous le signe de l’amitié, constituent une pratique à la fois très courante et appréciée.

Cette logique transcende couramment les frontières « ethniques ». Le fait d’être « amis » assure une confiance qui l’emporte sur d’éventuelles tensions régionales. L’histoire politique montre de nombreuses alliances qui reposaient sur des personnalités, qui, pour avoir partagé une vie commune durant leurs études, se vouaient une confiance solide.

Page 10: Culture et gestion au Cameroun : le respeCt des rituels ...asl.univ-montp3.fr/e41slym/culture_gestion/CAMEROUN_culture_et... · cours au CERDI (université de Clermont-Ferrand) et

10 PARTIE VI ✦ PLONgÉES EN AFRIQUE ET AU MOyEN-ORIENT

Les amis sont ceux qui, sans cesse, s’échangent des services. La vie quotidienne est faite d’innombrables services, demandés et échangés. Se comporter en ami, c’est être prêt à aider. La fidélité aux siens doit l’empor-ter et il est difficile de se dérober, comme l’explique ce cadre (Henry et al., 1991).

Si j’ai été à l’école avec vous et que mon petit frère est à la barre (du tribunal), devant vous, et que vous savez que c’est mon petit frère, ça influence beaucoup! Ça influence beaucoup parce que vous êtes avec moi tous les jours, on parle des mêmes choses, en est dans la même association des anciens du même collège. On a les mêmes choses. Et puis à l’inverse, si vous ne rendez pas service à mon frère, demain vous serez à la banque (dans laquelle je travaille), je dirai : « celui-ci est un c… » ça compte. Les relations comptent. La vie commune avec les gens, ça influence même le métier » (Cadre d’une banque).

L’entraide l’emporte sur le respect des règles abstraites. Cette obligation s’étend à la vie sociale. Refuser n’est guère pensable, c’est aller à l’encontre de ce qui, socialement, est jugé humain.

Tout lien d’amitié s’appuie sur un préjugé de bienveillance. La bonne volonté qui, ici, affleure sans cesse est un préalable social. Il faut se montrer gentil. « gentillesse » et « malveillance » sont en opposition, servant à donner sens aux relations, y compris dans un rapport hiérarchique. « C’est très important d’apparaître comme gentil », explique un directeur, ce qui s’op-pose au fait d’être « méchant », voire « un peu méchant ». « En cas de problème, avec un collègue que vous ne connaissez pas, note un contremaî-tre, vous soupçonnez, vous dites que c’est une méchanceté ». Celui qui agit de façon négative ou trop abrupte est vite critiqué : « On peut écrire, dit un cadre, en demandant de ne plus prendre telle mesure. Les gens disent : “Monsieur T., vous avez envoyé une note très méchante.” C’est vu comme une accusation, comme une méchanceté. »

L’intérêt individuel apparaît aussi comme un mobile humain naturel. Amitié et intérêts ne s’opposent pas, au contraire. Les amis s’échangent sans cesse des biens et des sentiments. Ils partagent leurs intérêts. On veille plutôt à ce que les individus ne se laissent pas dominer pas leurs intérêts particuliers. On craint ceux qui veulent « tout accaparer ». Un refus apparaît vite comme un manque de bonne foi. Nul n’échappe au devoir d’entraide, sauf à laisser paraître un appétit abusif, voire une malveillance sous-jacente.

Dans toute organisation moderne, les acteurs sont soumis quotidien-nement à des décisions peu claires, qui font fleurir les interprétations sté-réotypées. Dans un contexte français, les décisions peu compréhensibles sont vite décortiquées pour leur « manque de logique »; dans le contexte

Page 11: Culture et gestion au Cameroun : le respeCt des rituels ...asl.univ-montp3.fr/e41slym/culture_gestion/CAMEROUN_culture_et... · cours au CERDI (université de Clermont-Ferrand) et

VI.2 ✦ CULTURE ET gESTION AU CAMEROUN 11

camerounais, elles sont scrutées à l’aune des appétits individuels et des loyautés cachées. Les finalités d’un auteur supposé sont décryptées entre ses intérêts, ceux de ses amis ou sa méchanceté. Si son mobile ne saute pas aux yeux, on présume qu’il l’a fait pour le compte d’un proche.

Une succession d’incidents négatifs devient alors inquiétante. Elle est le signe d’une « action génialement orchestrée par un individu » qui agit soit par appétit, soit sous l’emprise d’un ami, avec un but déterminé : « noyer » un collègue, prendre sa place, etc. Les jeunes ingénieurs racontent que des subordonnés arrangent « des fausses pannes pour les tester ». Devant notre incrédulité, ils font remarquer qu’un pareil concours de circonstances – des câblages systématiquement inversés – n’est « tout de même pas normal ». Dans ce contexte, on tend à nier les simples coïncidences.

La face sombre de l’envie

Si l’intérêt est naturel, on craint les appétits abusifs et l’avidité. On se méfie des jalousies et de leur débordement, de l’envie, laquelle peut se muer en « volonté gratuite de nuire ». C’est dans cette perspective notamment qu’il faut lire les affaires de sorcellerie qui surgissent de temps à autre, y compris entre collègues de bureaux. Un prêtre français initié par des guérisseurs camerounais évoque ce type d’affaires (de Rosny, 1996, p. 183, 227) :

J’ai reçu la visite d’un homme politique […] Regagnant le matin son lieu de travail, il a trouvé son bureau entouré d’un cercle épais de poudre blanche, signe d’une violente hostilité à son égard. Pour l’apaiser, je me rends à sa suite sur les lieux : rassemblement du personnel, prière, lecture de la scène évangé-lique de « la tempête apaisée », bénédiction de l’eau, aspersion des personnes et du bureau. Puis balayage de la poudre par l’intéressé lui-même, et sa réins-tallation sur son siège. Il était évident pour moi que le coupable se trouvait là parmi nous.

Si la sorcellerie fait référence à un ensemble de pratiques occultes, elle se rapporte tout autant à un schéma d’interprétation des relations sociales, cherchant à mettre en lumière le lien invisible entre un membre mal portant de la communauté et l’agression d’un proche (Favret-Saada, 1977). Elle permet de traiter le cas de ceux qui, secrètement, par envie ou par méchan-ceté, s’en prennent à un voisin. Elle donne un schéma d’éthique sociale. Les conflits y sont reportés dans le monde de l’invisible, permettant d’en atténuer en partie l’expression ouverte.

Le thème de la sorcellerie est le corrélat, en négatif, de la logique d’en-traide. Pour en illustrer la portée, voyons l’histoire rapportée par un grand patron camerounais, Victor Fotso. Pour notre plus grand avantage, celui-ci

Page 12: Culture et gestion au Cameroun : le respeCt des rituels ...asl.univ-montp3.fr/e41slym/culture_gestion/CAMEROUN_culture_et... · cours au CERDI (université de Clermont-Ferrand) et

12 PARTIE VI ✦ PLONgÉES EN AFRIQUE ET AU MOyEN-ORIENT

a publié deux fois ses mémoires, en donnant ainsi deux versions intéres santes à comparer. L’une qui est diffusée en Europe, sous la plume d’un de ses collaborateurs français, s’intitule Le Chemin de Hiala; l’autre, plus ancienne, diffusée localement, a été rédigée par un compatriote sous le titre Tout pour la gloire de mon pays (Fotso et guyomard, 1994; Fotso et Njougla, 1989).

Les deux récits relatent des anecdotes communes comme celle de son premier emploi chez un planteur « blanc » dans les années 1950. La version française nous dépeint un jeune ouvrier agricole tirant sa charrue dans une terre rebelle. Elle dresse le tableau, à la manière de Millet, de la noblesse de la condition paysanne. Dans la version camerounaise, l’auteur raconte plutôt comment il profitait de chaque temps libre pour acheter des « petites choses » et les revendre à ses camarades, réalisant ainsi ses premiers bénéfices. Le portrait révèle déjà son âme de grand commerçant. Vient le moment où son patron ayant distingué ses qualités au travail décide de le nommer chef d’équipe. Dans la version française, cette promotion rapide est mal acceptée par ses collègues qui se montrent jaloux et « ne lui parlent plus », au point que voyant « qu’il n’avait plus d’amis » – on retrouve bien la clé d’une nécessaire entente amicale –, il préfère démissionner. Il retourne dans sa famille où il finit par oublier ce triste épisode. Dans la version camerounaise, les personnes et les lieux sont les mêmes, mais les couleurs n’ont plus le même contraste. La jalousie de ses collègues se fait explicite. Certains se plaignent que « cette promotion leur revenait ». La rumeur dit « qu’il gagne trop d’argent », jusqu’au jour où, rentrant des champs avec ses collègues, il est mordu par un « serpent envoyé ». Tandis qu’il agonise au bord du chemin, les autres disent « qu’il va mourir ». À cela, il voit qu’il n’a plus d’amis. Notre homme retourne alors dans sa famille où son père, plutôt que d’oublier l’incident, comprend que sa vie est en danger et lui intime l’ordre de ne plus retourner à la plantation.

On passe ainsi sur un autre versant du lien social, celui d’une attaque secrètement orchestrée par des individus jaloux.

La vision que les Occidentaux ont généralement de la sorcellerie est faussée, car elle mêle généralement deux aspects assez distincts : d’un côté, l’usage de la magie, de l’autre, une vision politique visant à dénoncer les personnages avides et méchants. Dans le récit de la plantation, rien ne dit que le serpent a été envoyé par des procédés magiques. Un anthropologue anglais raconte qu’un jour, alors qu’il vivait chez les Azandés, un grenier à mil s’est effondré tuant sur le coup un pauvre homme qui faisait la sieste à l’ombre de celui-ci. Tout le village cria à la sorcellerie (Evans-Pritchard, 1972). Notre ethnologue, avec son humour tout britannique, fit remarquer

Page 13: Culture et gestion au Cameroun : le respeCt des rituels ...asl.univ-montp3.fr/e41slym/culture_gestion/CAMEROUN_culture_et... · cours au CERDI (université de Clermont-Ferrand) et

VI.2 ✦ CULTURE ET gESTION AU CAMEROUN 13

que ceci était terriblement logique : les pieds du grenier étaient mangés par l’humidité et les termites, le vent s’est levé, le grenier s’est effondré et a écrasé le dormeur imprudent. Ses hôtes lui répondirent qu’ils n’étaient pas idiots et qu’ils avaient vu tout cela; mais toutes ces belles raisons ne pouvaient pas expliquer « pourquoi » le grenier était tombé précisément sur cet homme-là, au moment précis où il était là. On relève ainsi un principe de « double causalité » : d’un côté, une raison physique – relevant d’une conception plus ou moins archaïque de la nature –, de l’autre, celle d’une raison morale dans laquelle les humains mettent les forces de la nature au service de leur avidité et de leurs conflits.

Ce second aspect, une fois dégagé de toute magie, reproduit un énoncé mythique que certains anthropologues ont qualifié de « cannibalisme mys-tique ». Lorsqu’un membre de la communauté est pauvre et mal portant, il convient de se demander si, de manière invisible, il n’est pas vidé de sa force vitale par un proche qui, lui, est riche et bien portant. Le mythe et le schéma correspondant sont universels, repris par exemple par l’analyse de Marx sur le prolétariat qui est secrètement vidé de sa substance. Dans les traditions africaines, ce schéma imprime sa logique à l’interprétation de certaines situations sociales. Il n’y a guère d’incidents ni de refus d’entraide qui ne soulèvent le soupçon d’appétits cachés ou d’actions malveillantes, justifiant le cas échéant une contre-attaque du même ordre. Dans les entre-prises, certains incidents sont parfois déchiffrés par les acteurs et interprétés comme de la « sorcellerie traditionnelle », mais aussi plus simplement comme du « sabotage », supposant une lutte invisible entre collègues. Dans l’affaire du « serpent envoyé », l’auteur précise que ce type d’incidents est « fréquent dans le monde du travail ».

La malveillance, la jalousie ou aussi le sentimentalisme sont la face sombre de la gentillesse et de l’entraide. Ces termes forment une opposition à partir de laquelle les relations sociales prennent sens. L’obligation d’entraide apparaît ainsi verrouillée par cette logique d’interprétation. Nos interlocu-teurs camerounais paraissent doués d’une sorte d’hypersensibilité – on peut dire d’une clairvoyance particulière – aux sentiments et aux appétits qui se cachent derrière les têtes. Ces catégories, reliées ensemble, leur servent à évaluer leurs relations et à les interpréter.

Page 14: Culture et gestion au Cameroun : le respeCt des rituels ...asl.univ-montp3.fr/e41slym/culture_gestion/CAMEROUN_culture_et... · cours au CERDI (université de Clermont-Ferrand) et

14 PARTIE VI ✦ PLONgÉES EN AFRIQUE ET AU MOyEN-ORIENT

une étude de cas : La dIffIcILe décentraLIsatIon d’une entreprIse

L’exemple de la Société d’électricité du Cameroun, que nous avons accompagnée il y a quelques années, constitue une bonne illustration de la manière dont ce système d’interprétation interfère avec la gestion d’entre-prise.

À l’époque, la Société d’électricité employait 3 500 personnes. Elle disposait de cadres et de techniciens de très bon niveau dont certains étaient diplômés de grandes écoles et d’universités internationales. Cette étude de cas présente le résultat de plusieurs missions effectuées entre 1988 et 1994, à la demande conjointe de l’entreprise et de l’Agence française de dévelop-pement.

Au moment de notre premier diagnostic, l’entreprise d’électricité était la proie comme nombre d’entreprises africaines d’une centralisation exces-sive. À la suite d’une croissance rapide, le mal s’était considérablement accru. À plusieurs reprises, la direction générale a cherché à inverser le mouvement. L’intervention répétée des experts semblait incapable de venir à bout de ce syndrome, confortant chez certains l’idée d’une inadaptation des « cultures africaines » aux logiques d’entreprise.

Un changement soudain après des échecs répétés

Notre première enquête souligne que les tentatives répétées, menées avec l’appui de consultants internationaux, n’ont eu aucun effet. Malgré, semble-t-il, la bonne volonté des personnels de l’entreprise, la centralisation paraissait inéluctable jusqu’au jour où, découvrant des observations que nous avions faites dans une autre entreprise de la région, la direction géné-rale décida de faire rédiger en détail les procédures de l’entreprise. La démarche, a priori surprenante au regard des difficultés à résoudre, produi-sit pourtant les améliorations tant attendues.

L’énigme d’une décentralisation impossible

Lors de notre première enquête, nos interlocuteurs camerounais nous ont décrit les maux dont souffrait l’entreprise dans des termes classiques4. En même temps, certaines logiques avec lesquelles ils les envisageaient paraissaient propres au contexte local.

4. Pour une analyse détaillée de la première enquête, voir d’Iribarne (1990) et Henry (2002).

Page 15: Culture et gestion au Cameroun : le respeCt des rituels ...asl.univ-montp3.fr/e41slym/culture_gestion/CAMEROUN_culture_et... · cours au CERDI (université de Clermont-Ferrand) et

VI.2 ✦ CULTURE ET gESTION AU CAMEROUN 15

L’entreprise présentait les symptômes usuels d’une centralisation bureau-cratique : multiplication des signatures (un document de paie était visé sept fois avant d’être soumis à la signature de la direction générale); renvoi sys-tématique des décisions vers le haut; sommet encombré de nombreuses questions de détail; lenteur enfin des décisions au point que certains dossiers semblaient égarés : « On attend des années et des années, et rien ne sort », concluait un cadre, avec l’ironie que procure le sentiment d’absurdité.

Nos interlocuteurs – de bas en haut de la hiérarchie – se plaignaient unanimement d’une absence de délégation effective : « Même les directeurs n’ont pas grand chose à décider, disait l’un d’eux. » En même temps, le directeur général reprochait à ses collaborateurs de ne pas prendre leurs responsabilités.

Tout dernièrement, expliquait-il, on a fait des délégations de pouvoir aux directeurs, on leur a donné un pouvoir disciplinaire et, même ça, ils ne l’exer-cent pas. […] Les gens font des malversations ou des choses absolument répréhensibles pour lesquelles les sanctions sont écrites noir sur blanc sur la réglementation, [mais] ils préfèrent que ça remonte au directeur général. […] On a l’impression que c’est le directeur général qui va obliger tout le monde à travailler (Directeur général).

Au cours de notre entretien, il fut ainsi interrompu pour une demande de prêt de camion à un agent qui devait ramener au village le corps de son épouse défunte. Cette situation paradoxale – mais assez usuelle – d’une faible délégation doublée d’une fuite des responsabilités semblait liée à la méfiance des supérieurs à l’encontre de subordonnés jugés incontrôlables : « La décentralisation est perçue parfois [...] comme du libertinage, c’est-à-dire comme si on leur laissait la possibilité de faire tout sans nous consul-ter. [...] [Ils] gardent tout à eux » (Directeur général).

Cette perception était même partagée au niveau des subordonnés : « [Les directeurs] voudraient bien décentraliser, dit un agent, mais ils ont immédiatement peur que certains n’en fassent qu’à leur tête. » D’autres parlaient aussi d’une crainte à l’encontre de ceux qui avaient « une mainmise trop forte » ou qui voulaient « tout accaparer ». Ce qui du coup conduisait à faire des « recentrages ».

Plus profondément, la situation reflétait une absence de confiance. « Je crois, disait un directeur, que l’on ne fait pas souvent suffisamment confiance »; « Même si un cadre prend un certain nombre d’initiatives, se plaignait l’un d’eux, on a toujours tendance à lui dire : “Ce n’est pas bon! Ce n’est pas bon!” Et on ne vous explique pas pourquoi. Ça fait que ça frustre un peu »; « [L’agent] se sent frustré, disait un autre, il trouve qu’on

Page 16: Culture et gestion au Cameroun : le respeCt des rituels ...asl.univ-montp3.fr/e41slym/culture_gestion/CAMEROUN_culture_et... · cours au CERDI (université de Clermont-Ferrand) et

16 PARTIE VI ✦ PLONgÉES EN AFRIQUE ET AU MOyEN-ORIENT

lui a mis des bâtons dans les roues ». Une méfiance sourde semblait même miner les relations entre collègues. Un contremaître se plaignait « [des collègues qui] oublient systématiquement de donner l’information pour nous laisser nous enferrer ». Un autre observait que, face à une initiative imprévue, « [l’intéressé] se dit que c’est peut-être une façon de [le] piéger ». L’atmosphère de méfiance apparaissait, singulièrement, plus comme une source des comportements que comme une conséquence de la situation. « Chaque fois que l’adjoint prend une initiative, explique un cadre, le chef croit que c’est pour prendre sa place ».

« Si vous ouvrez les portes, que c’est transparent, on se rend compte que vous n’êtes pas indispensable. C’est ce qui fait peur aux gens et ils cachent les renseignements. […] C’est un peu cet état d’esprit que vous retrouvez tous les jours » (Cadre). Conséquemment, une forte opacité venait nourrir le « problème des rumeurs ». Devant cette situation, les réactions indivi-duelles étaient évidemment diverses, allant du découragement à une affir-mation volontariste de « l’amour du travail ». Mais, au-delà d’un respect poussé des formalismes, on notait la mention omniprésente de l’entraide entre « amis ». En même temps, chacun doutait de l’objectivité des décisions, considérant que le poids des relations personnelles l’emportait sur les conte-nus professionnels : beaucoup se plaignaient ainsi de ce que les avancements ou les sanctions se faisaient « de manière discrétionnaire, [c’est-à-dire] de façon tribale ou par connaissance ». « Je crois, que ce genre de choses (à propos des sanctions) arrive; un “chef supérieur” dit : “ce gars-1à, c’est mon ami, il est de mon village, alors moi à mon niveau je vais faire taire le dossier, je vais étouffer le dossier” [...] Les gens sont cramponnés à leur région » (Directeur).

On souligne régulièrement les « intérêts particuliers » et le « sentimen-talisme » qui prévalent sur les règles et sur les réalités du service.

Nos interlocuteurs nous ont aussi fait part d’une forte aspiration au changement. Mais de nombreuses tentatives, s’appuyant sur des outils classiques de gestion, n’avaient malheureusement jusqu’alors jamais abouti.

Plusieurs projets de modernisation, réalisés avec l’appui de consultants internationaux, s’étaient succédé au fil des ans : mise en place d’une gestion budgétaire, démarche participative par objectifs, formations en gestion, etc. Ces démarches avaient toutes plus ou moins en commun de chercher à instaurer un « cadre contractuel », permettant de donner plus d’« autono-mie » à chaque niveau. La dernière réforme en date visait à instituer un système d’évaluation individuelle des performances. Lors de notre première

Page 17: Culture et gestion au Cameroun : le respeCt des rituels ...asl.univ-montp3.fr/e41slym/culture_gestion/CAMEROUN_culture_et... · cours au CERDI (université de Clermont-Ferrand) et

VI.2 ✦ CULTURE ET gESTION AU CAMEROUN 17

enquête, la phase pilote d’évaluation des personnes venait de s’achever dans l’une des directions régionales... sans toutefois que les intéressés songent vraiment à l’étendre au reste de l’entreprise.

À chaque fois, le même processus s’était reproduit presque immuable-ment. Une équipe d’experts avait procédé à un diagnostic qui faisait ressor-tir les dérives : le manque de confiance entre niveaux hiérarchiques et aussi entre services, d’où une fuite des responsabilités, une faible délégation, la démotivation, les attitudes centrifuges, etc. Les consultants soulignaient à chaque fois le besoin d’un peu plus d’objectivité dans les relations. Ils pro-posaient la mise en place d’une procédure tirée du répertoire des outils internationaux. Des formations, proposées à tout le personnel, devaient permettre à chacun de s’approprier les nouveaux « outils ». La première phase était soutenue par une équipe d’experts.

Face aux premières difficultés, bien naturelles, on évoquait « la résistance au changement » et les séquelles d’une « culture » inadaptée (celle-ci étant comprise ici comme un ensemble de règles et de valeurs, intériorisées par les acteurs, qui orientent automatiquement les comportements). Les experts suggéraient alors de faire preuve de volonté. À force de détermination, de formation et de dialogue, on devait vaincre les craintes et faire émerger les nouvelles valeurs : « Il ne faut pas voir (dans les résistances) de suspicion malveillante, indiquait un rapport d’expert, mais une inquiétude qui découle probablement d’un déficit d’échanges entre partenaires. » Mais une fois la phase pilote achevée et les consultants partis, la démarche était le plus sou-vent abandonnée. Parfois, elle était réduite à un formalisme sans véritable contenu. Les experts, s’ils repassaient, constataient que les dispositifs étaient utilisés comme une sorte de « ritualisme administratif ». Pendant ce temps, la méfiance et la centralisation demeuraient.

Nos interlocuteurs interprétaient ces échecs plus comme l’effet de « mauvaises volontés » cachées que d’un manque de volonté. La spontanéité avec laquelle chacun affirmait son ouverture d’esprit n’avait d’égale que son scepticisme à l’égard des « intérêts cachés » des collègues, des supérieurs ou des subordonnés. Un agent se déclarait ainsi « prêt à faire des efforts », sans que l’on sache ce qui l’emportait dans ses propos, de sa disponibilité ou de son esprit de subordination : « Ça dépend de la hiérarchie. S’ils jugent qu’en faisant la décentralisation ça peut marcher, tant mieux! S’ils voient qu’il faut laisser comme ça, ça va; je dis que c’est que ça marche! C’est surtout que nos chefs sont mieux placés pour donner la réponse » (Chef d’équipe).

Cette réponse sous-entendait aussi que la volonté de ses supérieurs était incertaine, contrairement à celle de l’intéressé. Un directeur évoquait ainsi

Page 18: Culture et gestion au Cameroun : le respeCt des rituels ...asl.univ-montp3.fr/e41slym/culture_gestion/CAMEROUN_culture_et... · cours au CERDI (université de Clermont-Ferrand) et

18 PARTIE VI ✦ PLONgÉES EN AFRIQUE ET AU MOyEN-ORIENT

les résistances de la base : « Les agents disent qu’ils ont toujours fait ainsi et ils se demandent pourquoi on veut changer. » Un cadre mettait en doute l’intérêt des supérieurs à vouloir le changement : « Celui qui est au sommet, franchement, il faudrait qu’il soit généreux pour se saborder, parce qu’en fait, les gens aiment se rendre indispensables. » La méfiance qui minait l’entreprise se prolongeait ainsi en un insondable scepticisme quant à ses capacités de changement.

L’échec répété des réformes, doublé de ce scepticisme constant, a été observé dans de nombreuses entreprises africaines d’activités ou de tailles variées. Les solutions aussi ont varié, mais en vain. Il est arrivé qu’un rapport constate qu’une méthode maintes fois répétée ne donne « aucun résultat pleinement satisfaisant », sans que personne songe vraiment à en chercher les raisons. Chaque fois, les nouveaux outils sont présentés comme des instruments « techniques », augurant d’une garantie de résultat. En même temps, ils sont annoncés comme une source de comportements nouveaux. Toutefois, le lien entre cette nature « technique » et leur impact « humain » n’est jamais expliqué.

L’impossible réforme des entreprises africaines a fini par être rangée sous l’explication globalisante d’une « résistance culturelle » (la culture reste ici ce mélange impénétrable d’habitudes et de valeurs qui déterminent les comportements). La suite des événements va pourtant montrer que cette résistance n’est pas inéluctable.

L’introduction surprenante du manuel de procédures

Tandis que ces actions n’avaient produit aucun changement, à la société d’électricité du Cameroun, la situation s’est débloquée soudainement lors-que le directeur général a décidé de faire rédiger le manuel détaillé des procédures de l’entreprise.

Après notre première enquête, de nombreux cadres se sont reconnus assez largement dans le diagnostic. Mais les solutions proposées pour les protéger de la méfiance – par exemple, en séparant les fonctions de conseil et de critique, la création de commissions protégées par le secret, etc. – n’ont eu que peu d’écho.

Une autre étude, réalisée dans une entreprise togolaise réputée alors pour ses performances, nous avait montré l’importance donnée par son personnel à l’utilisation d’un manuel de procédures très détaillé (Henry, 1991). Sans postuler l’identité d’hypothétiques cultures camerounaises ou togolaises, nous pouvions remarquer dans les deux entreprises des manières communes de formuler les attentes et les craintes. Certes, au sein de chaque

Page 19: Culture et gestion au Cameroun : le respeCt des rituels ...asl.univ-montp3.fr/e41slym/culture_gestion/CAMEROUN_culture_et... · cours au CERDI (université de Clermont-Ferrand) et

VI.2 ✦ CULTURE ET gESTION AU CAMEROUN 19

pays, on trouve une grande diversité de langues et de traditions. Au Came-roun, une oreille avertie peut aussi deviner des conceptions très diverses des relations hiérarchiques. Cependant, des lignes communes à tous ces con-textes ressortent dans la manière d’évoquer l’entraide entre amis, le poids naturel des sentiments et des intérêts, la méfiance à l’encontre des mau vaises volontés cachées, etc. De même, les manuels de procédures vus au Togo n’étaient pas non plus sans rappeler les règlements écrits que nous avions également trouvés dans des associations traditionnelles camerounaises (Henry, Tchente et guillerme, 1991).

Un cadre de la société d’électricité du Cameroun à qui nous faisions lire l’analyse du cas togolais pensa que notre rapport « avait été écrit pour son entreprise ». Le directeur général fit également rapidement le lien : en écho à l’exemple des procédures du Togo, il répondit que ce dispositif « correspondait exactement à ce qu’il voulait, même s’il ne se l’était pas dit aussi clairement ». Il décida de lancer dans son entreprise un chantier de rédaction des procédures.

La démarche débuta, comme partout ailleurs, par une phase de dia-gnostic. Un consultant fut chargé d’organiser le chantier. Des rédacteurs furent choisis au sein des services. La formation toucha un grand nombre de personnes. Au départ, le projet a soulevé quelques inquiétudes concernant notamment la volonté réelle de changement des uns et des autres, en par-ticulier de la direction. Toutefois, personne ne sembla mettre en cause l’idée d’écrire les procédures. On put même observer l’engouement de certains pour l’outil, qualifié spontanément par un agent de maîtrise de « vraie démocratie ». Cette fois-ci, les réticences s’évanouirent aisément, et la démarche rencontra un large assentiment. Elle aboutit, quelques mois après, à la diffusion d’un imposant manuel composé d’une dizaine de gros classeurs, de plusieurs centaines de pages chacun, dont le contenu ne fut guère contesté.

Page 20: Culture et gestion au Cameroun : le respeCt des rituels ...asl.univ-montp3.fr/e41slym/culture_gestion/CAMEROUN_culture_et... · cours au CERDI (université de Clermont-Ferrand) et

20 PARTIE VI ✦ PLONgÉES EN AFRIQUE ET AU MOyEN-ORIENT

encadré Vi.2.1

Source : Manuel des procédures opérationnelles, Document de l’entreprise, 1993.

PRocédURe d’enRegistRement d’Une RécLAmAtion (extRAit)

l’agent d’accueil

- Recevoir le client avec gentillesse et courtoisie;- Le mettre à l’aise;- Enregistrer la réclamation du client dans le « Registre des Visites » en indiquant

avec précision :• nomsetprénoms,• numérodesoninstallation,• naturedelaréclamation,• nometfonctiondel’agentchargédetraiterlaréclamation,• suitedonnée.

le chef d’accueil

- Analyser la réclamation afin d’en déterminer les causes;- Si le problème peut être résolu dans l’immédiat, prendre les initiatives nécessaires

et compléter le « Registre des Visites »;- Si la solution ne peut pas être apportée séance tenante, proposer un rendez-vous

au client, en tenant compte de la charge de travail des Chefs de groupe chargés du traitement des problèmes;

- Remplir l’imprimé « Fiche de visite client », en indiquant bien :• nometprénomsduclient,• numérodesoninstallation,• motifdelavisite,• datedurendez-vousfixé,• nomduoudesgroupe(s)chargé(s)derésoudreleproblème,• actionséventuellesentreprises,• remarques,• nometfonctiondel’agentsignataire,• signature;

- Transmettre le dossier de réclamation au Chef d’Agence, composé des :• fichesdevisiteclient,• documentsderéférence(contratclient,papiersdel’installation,reçusde

paiements, etc.).

le chef d’agence

- S’assurer que le dossier transmis par le Chef d’accueil est complet et signer le cahier de transmission.

Page 21: Culture et gestion au Cameroun : le respeCt des rituels ...asl.univ-montp3.fr/e41slym/culture_gestion/CAMEROUN_culture_et... · cours au CERDI (université de Clermont-Ferrand) et

VI.2 ✦ CULTURE ET gESTION AU CAMEROUN 21

Le contenu du manuel lui-même mérite que l’on s’y arrête. Il couvre l’ensemble des fonctions techniques, commerciales, financières ou adminis-tratives de l’entreprise et décrit avec précision ce que chacun doit faire, que ce soit pour l’entretien d’une machine, l’accueil d’un client, l’établissement d’une facture, l’inventaire des magasins, l’expédition d’un courrier, etc. La présentation des fiches fait ressortir le rôle individuel de chaque personne – agent d’accueil, chef de bureau ou directeur – en précisant ce que l’intéressé doit faire et comment il doit le faire (encadré VI.2.1). Chaque tâche est expliquée avec force détails : comment démonter une pièce, quelles infor-mations inscrire sur un document, à qui le transmettre, quels sont les contrôles à exécuter, etc. On précise par exemple la fréquence des tâches, même pour des travaux routiniers comme l’envoi du courrier : « tous les jours ». On incite souvent à « s’assurer » que tel point n’a pas été « oublié ». On précise les comportements demandés, par exemple, en notant que l’agent commercial « doit accueillir le client avec gentillesse et courtoisie, et le mettre à l’aise ». Les contrôles de routine, notamment sur le travail des collègues, sont systématiquement décrits : « le chef d’agence transmet le bordereau au chef de groupe, [qui] s’assure que le bordereau est bien rempli. » Chaque processus de travail est ainsi décomposé en une longue succession d’opéra-tions normalisées.

En adoptant ce contenu rédactionnel, les rédacteurs ont visiblement répondu à une attente de leurs collègues. L’un des objectifs, explique un cadre, a été de produire des documents « bien clairs pour que chacun sache avec précision le rôle qui est attendu de lui ». Un directeur rappelle que « certains voulaient quelque chose de très codifié ».

Une évidente perplexité s’est manifestée du côté des consultants français chargés de mettre sur pied l’opération. L’un d’eux a insisté pour que l’on produise « des documents légers et réduits à l’essentiel ». Il avait souhaité éviter des consignes détaillées qui sont « un facteur de rigidité, dans lequel il faut éviter de s’enfermer ». Un conseiller français s’est déclaré sidéré par l’attitude d’un collègue camerounais : « Sa réponse a été : “Mais il y a le manuel pratique : ils rechercheront.” Je lui ai dit : “Non! On n’a pas à ouvrir le manuel pratique.” Le manuel pratique, c’est un beau bouquin de deux centimètres d’épaisseur et ça, c’est dingue! [...] Un manuel pratique pour moi, ça fait quatre pages » (Expert français).

Pour l’un des experts, le doute a tourné au malaise lorsqu’il a vu que, pour la réunion de vérification des fiches, les participants s’étaient répartis les rôles pour en faire une lecture cérémonieuse, à la manière d’une litanie.

Page 22: Culture et gestion au Cameroun : le respeCt des rituels ...asl.univ-montp3.fr/e41slym/culture_gestion/CAMEROUN_culture_et... · cours au CERDI (université de Clermont-Ferrand) et

22 PARTIE VI ✦ PLONgÉES EN AFRIQUE ET AU MOyEN-ORIENT

Devant un succès aussi soudain, tout le monde attribue généralement le résultat au nouvel outil, sans que personne songe à comprendre comment cette démarche a réussi là où les précédentes ont échoué. Pour les agents de l’entreprise camerounaise, l’utilité des manuels détaillés a paru évidente. Il en a été de même quant à leurs effets au chapitre de la responsabilisation et de la décentralisation. Du côté français, ces manuels font bien partie des dispositifs universels et leur impact est « normal ». Certes, les consultants éprouvent une réticence spontanée par rapport aux manuels détaillés. L’uti-lisation ritualisée qu’en ont faite les Camerounais est pour eux excessive. Mais ils supposent qu’il s’agit d’un archaïsme culturel qui finira par dispa-raître avec le temps. Pour eux, cette propension aux procédures est vérita-blement exotique, au moins autant que certaines traditions locales.

Pour tous, l’amélioration des relations dans l’entreprise s’explique glo-balement par l’apport de ce nouvel outil. Mais outre le fait que Français et Camerounais n’en ont pas la même vision pratique, personne n’explique le comment de cette réussite singulière, en particulier comment s’est soudai-nement évanouie la résistance qui avait fait échouer les nombreuses tenta-tives précédentes.

Nous allons voir que cette démarche obéit bien plus aux logiques d’in-terprétations locales, telles que nous les avons présentées. Cette compréhen-sion permet notamment d’éclairer le lien entre le contenu de l’outil et le sens qu’il revêt pour les intéressés. Pour cela, il faut commencer par mieux comprendre la lecture propre que les intéressés font de la centralisation de leur entreprise.

La centralisation selon sa logique camerounaise

Pour comprendre les causes du mal et sa guérison, il faut nécessairement utiliser la grille avec laquelle les intéressés interprètent les situations aux-quelles ils ont à faire face.

Les formes immédiatement visibles de la centralisation – renvoi des décisions vers le sommet, lenteur des décisions, multiplication des visas, peur des responsabilités, etc. – sont mêlées ici à des éléments inhabituels qu’il est d’autant plus tentant d’ignorer qu’ils sont difficiles à mettre en ordre. Il est question de « libertinage » ou de gens « cramponnés à leur région », mais ne doit-on pas y voir de simples fioritures de langage? Il y a aussi des coutumes locales telles que l’importance des funérailles, mais ces éléments peuvent paraître secondaires par rapport aux logiques d’action essentielles dans une organisation. Il est enfin question du « facteur tribal », de « gens méchants » ou du « sentimentalisme » qui submerge l’application

Page 23: Culture et gestion au Cameroun : le respeCt des rituels ...asl.univ-montp3.fr/e41slym/culture_gestion/CAMEROUN_culture_et... · cours au CERDI (université de Clermont-Ferrand) et

VI.2 ✦ CULTURE ET gESTION AU CAMEROUN 23

des règles. Mais on pourrait être tenté d’y voir les effets de la situation pathologique de l’entreprise.

En y regardant de plus près, nous allons voir qu’elles reprennent les logiques locales. Elles constituent en réalité une bonne illustration de ces logiques culturelles. Nous allons donc commencer par entrer plus avant dans les détails de la centralisation et dans la manière dont les intéressés en conçoivent les raisons internes.

On ne peut guère en rester à une présentation générale de « la » centra-lisation, vue à la manière d’un phénomène universel, et dont notre cas ne serait qu’une forme extrême. En analysant la situation de la sorte, on occulte des éléments nécessaires à sa compréhension. Au-delà des traits reconnaissa-bles dans le monde entier, la description doit en être faite à partir de la compréhension qu’en ont les intéressés à partir du regard qu’ils lui portent. La personnalisation des décisions, l’appui des amis, le poids des intérêts et des sentiments, la crainte des mainmises individuelles ne sont pas tant les effets d’un cas de centralisation, mais le matériau avec lequel celle-ci s’élabore. Ils ne sont pas les symptômes, à leur stade dépassé, d’une pathologie mon-dialement connue. Ils sont dans ce contexte l’expression concrète de la méfiance. Ce qu’il faut approfondir, ce sont les circonstances, propres à l’entreprise, dans lesquelles cet ensemble de réactions se produit.

La méfiance est latente entre ceux qui ne bénéficient pas d’un lien personnel. Elle se développe chaque fois qu’il s’agit d’interpréter des actes qui impliquent un refus d’aider ou une décision pénible envers autrui, sauf à bien montrer que « l’on est contraint ». À l’inverse, il existe des conditions favorables à la confiance et donc à l’initiative. Deux agents qui se fréquen-tent en dehors « abordent les problèmes en amis ». Lors d’une panne, ils peuvent sans peine imaginer ensemble une solution originale.

En l’absence de lien amical, l’ajustement doit se construire grâce à une concertation continue. En particulier dans un lien hiérarchique, il faut montrer que l’on ne cache rien. Au cours d’un entretien avec un chef d’unité dans une province, nous avons noté un continuel va-et-vient à sa porte, en raison des nombreux subordonnés venus demander son aval. Cette concer-tation spontanée permet de s’assurer des intentions mutuelles et dissipe les inquiétudes. En cas de circonstances exceptionnelles – par exemple, le chef reçoit des hôtes étrangers –, il devient possible d’agir sans son accord préa-lable : en cas d’incident, le supérieur ne sera pas porté à imaginer une machination. À l’inverse, à moins d’une relation personnelle privilégiée, on se méfie des subordonnés qui prennent des initiatives sans jamais consulter.

Page 24: Culture et gestion au Cameroun : le respeCt des rituels ...asl.univ-montp3.fr/e41slym/culture_gestion/CAMEROUN_culture_et... · cours au CERDI (université de Clermont-Ferrand) et

24 PARTIE VI ✦ PLONgÉES EN AFRIQUE ET AU MOyEN-ORIENT

Le directeur général oppose ainsi les gens « corrects » qui le consultent fréquemment et ceux « gardent tout à eux ».

Il y a des directeurs très très corrects qui, au moins deux fois par semaine, me téléphonent en disant : « Est-ce qu’au moins on peut faire le point? » [Il y a] la nouvelle vague qui garde tout à eux; vous retrouvez souvent des cas où la situation est devenue explosive; quand vous discutez, vous vous rendez compte que s’il y avait une concertation permanente, on n’en serait pas arrivé là (Direc-teur général).

Entre des collègues qui n’ont pas de lien personnel, les relations sont délicates. Celui qui est amené, pour une raison d’efficacité, à s’écarter d’une procédure courante éveille immédiatement le soupçon. Un cadre, qui a décidé en urgence d’un achat coûteux, apprend que la rumeur s’interroge sur « les motifs de son zèle », laissant clairement peser le doute d’une mal-versation. Un autre, qui a pris la peine de signaler une erreur administrative, se voit immédiatement accusé de méchanceté. Le fait de contrecarrer quel-qu’un a en fait le sens d’une accusation, laissant entendre que l’on suspecte la personne d’une menée occulte. Les cadres dont les initiatives sont régu-lièrement contrées « sans qu’on leur explique pourquoi » se sentent soup-çonnés; simultanément, ils s’interrogent sur les motifs de ceux qui « leur mettent des bâtons dans les roues ». Ces soupçons croisés provoquent un état de frustration.

II est difficile de sortir des procédures habituelles, sauf à entrer dans une zone d’incertitude considérable : celui qui ne les applique pas encourt la suspicion; également, celui qui s’oppose à elles. L’un et l’autre sont suspects d’intentions illégitimes ou néfastes, au moins d’agir pour le compte d’un tiers.

En même temps, chacun à son niveau est sollicité pour rendre des services. Si une première intermédiation échoue, le demandeur peut solli-citer une ambassade d’un niveau plus élevé. Un directeur qui devait recru-ter un informaticien refusa de céder à la pression faite au téléphone par un proche – parce que le candidat n’avait pas les compétences requises : à force de discussion, il s’entendit dire que ce n’était « pas grave », que la demande lui était adressée parce qu’il disait dans son entourage qu’il était directeur, mais que si ce n’était pas le cas, il suffisait qu’il donne le nom du directeur qu’il fallait appeler. Réaction feinte ou spontanée, on préfère supposer qu’il a exagéré son titre, mais on n’ose pas imaginer qu’il veuille refuser son aide! Dans un tel contexte, il est difficile d’arguer du respect désintéressé d’une règle. Les sollicitations successives forment un système de pression auquel il est difficile de faire barrage. II faut montrer que l’on est dans l’impossi-bilité de donner satisfaction en raison, par exemple, d’une procédure très

Page 25: Culture et gestion au Cameroun : le respeCt des rituels ...asl.univ-montp3.fr/e41slym/culture_gestion/CAMEROUN_culture_et... · cours au CERDI (université de Clermont-Ferrand) et

VI.2 ✦ CULTURE ET gESTION AU CAMEROUN 25

strictement contrôlée. Il faut expliquer longuement et calmement que l’on « ne peut pas » et non que l’on « ne veut pas ».

Pour ne pas avoir à s’opposer, on préfère renvoyer les décisions vers le haut, comme pour la demande du camion pour le transport de la dépouille de l’épouse d’un agent. La difficulté s’accroît lorsqu’il faut infliger une sanction négative.

C’est cet esprit de ne faire de mal à personne. Je crois que les gens ont peur de représenter les bourreaux de leur personnel. [...] On leur a donné un pouvoir disciplinaire, et même ça, ils ne l’exercent pas. Ils ne veulent pas qu’on dise : « Voilà le méchant, c’est lui qui m’a collé trois jours de mise à pied. » Comme ça, ils ont une espèce d’auréole (Directeur général).

En particulier, les cadres sont fort démunis face aux éventuelles infrac-tions. S’ils font preuve de fermeté, l’accusé peut chercher à obtenir un arrangement par une « tierce personne interposée ». Son protecteur expli-quera que l’impétrant n’a « pas voulu » mal agir, que son chef s’est mépris sur ses intentions, que s’il le connaissait – comme un ami –, il le jugerait différemment... à moins au contraire qu’il ne faille y voir une malveillance de la part du supérieur? Si ce dernier passe outre, l’accusation risque de se retourner contre lui : « il n’en fait qu’à sa tête ».

Un désaccord ouvert peut déclencher des mesures de rétorsion.

Les gens ont peur de déplaire à un agent qui est parfois quatre, cinq crans au-dessous d’eux. Pourquoi? La mentalité est comme ça [...] Parce qu’ils pen-sent que l’agent a une personnalité bien placée. Ça peut lui rapporter des ennuis ou bien dans la famille, on va dire : « Voilà le méchant qui n’a pas voulu donner de bonnes notations à telle ou telle personne, qui n’a pas voulu donner de l’avancement, etc. » Voilà des facteurs qui sont réels dans notre pays (Directeur général).

Si on a une demande de sanction, on transmet à son chef et parfois, on vous expose. Alors, on préfère rester tranquille. On ne va pas attirer tous les ennuis, les colères sur nous parce qu’on veut bien faire le travail (Cadre supérieur).

Un agent sanctionné peut « réagir négativement », en contre-attaquant dans le monde du visible – « fausses pannes », « petits sabotages » – ou même de l’invisible : « La sorcellerie, dit un directeur, c’est surtout lorsque les gens se sentent mal jugés alors que l’emploi est fragile. » D’une manière générale, les contrôles qui ne sont pas intégrés comme une routine sont sources de tension. Par exemple, les agents chargés de faire des vérifications chez les abonnés se plaignent de ce que, souvent, « on leur lâche les chiens » ou « on les menace avec un gri-gri ou même avec un poignard ».

Page 26: Culture et gestion au Cameroun : le respeCt des rituels ...asl.univ-montp3.fr/e41slym/culture_gestion/CAMEROUN_culture_et... · cours au CERDI (université de Clermont-Ferrand) et

26 PARTIE VI ✦ PLONgÉES EN AFRIQUE ET AU MOyEN-ORIENT

L’emboîtement de ces logiques au niveau du pays a pris un tour collec-tif tel que la fragilité des systèmes administratifs n’y a pas résisté (Bayart, 1989). « Le pays comme la Société d’électricité, note un cadre, c’est un peu le gâteau national; on le partage entre copains ou bien entre relations pro-ches ». L’interprétation ethnorégionaliste qui s’est répandue à ce sujet n’est qu’une forme de rationalisation globale. « La base n’est pas vraiment tribale, précise un cadre, cela se fait sur la base des mêmes intérêts à défendre, des promotions à arracher ». En particulier, l’interprétation tribale a été grossie par une lecture culturaliste européenne projetant l’image d’un idéal com-munautaire africain. Un regard plus fin constate que pour tous ceux qui exercent une responsabilité, la frontière est difficile à tracer entre l’entraide justifiée et celle qui ne l’est pas. « On a l’impression, indique le directeur général, que les gens ne sentent pas jusqu’à quelles limites ils peuvent agir pour le bien de l’entreprise ». La difficulté tient plutôt au fait de devoir faire entrer une règle générale en conflit avec la fidélité due aux siens et, par extension, à l’égard de toute personne qui est appelée à devenir un proche.

La centralisation s’élabore donc selon les logiques de ces perceptions sociales. La crainte des appétits pousse à morceler les processus, par exemple en confiant à des agents distincts la tenue de la caisse et son suivi comptable. Ce mécanisme de contrôle, systématiquement répété, donne aux procé dures une forme de labyrinthe. L’effet d’opacité qui en résulte ne dissout pas totalement la méfiance. La commande d’un billet d’avion – susceptible, il est vrai, de soulever des convoitises – remonte ainsi par un chemin tortueux jusqu’au sommet. Rien ne vient réduire la méfiance latente entre ceux qui ne bénéficient pas d’un lien personnel.

On ne fait pas confiance aux gens; ne faisant pas confiance aux gens, ils ne se sentent pas responsables; ne se sentant pas responsables, ils sont frustrés, ils ne travaillent pas; ils n’ont pas trop confiance. Finalement, peu à peu, tout cela se reporte sur le directeur général, qui devient la bête noire de tout le monde (Directeur).

La plupart des décisions négatives remontent jusqu’au sommet. Pour le reste, lorsqu’il faut s’écarter d’une procédure, refuser un service, infliger une sanction ou contrôler une personne, chacun se sent ballotté par ses sentiments, situés entre complaisance, méfiance ou hostilité.

Une des questions clés est celle de la subjectivité qui pèse sur le sens des initiatives. Leur interprétation dépend de l’existence d’une relation person-nelle entre les intéressés et de l’impact – positif ou négatif – de la décision sur les personnes. Les cadres, unanimes, souhaitent que les décisions ne

Page 27: Culture et gestion au Cameroun : le respeCt des rituels ...asl.univ-montp3.fr/e41slym/culture_gestion/CAMEROUN_culture_et... · cours au CERDI (université de Clermont-Ferrand) et

VI.2 ✦ CULTURE ET gESTION AU CAMEROUN 27

soient plus « biaisées par les sentiments »; certains aspirent même à « une gestion scientifique ».

Le rituel des procédures comme médium du changement

Cette subjectivité commande l’interprétation des règles dans l’entreprise. Nos interlocuteurs camerounais ont à plusieurs reprises espéré que des progrès viendraient des nouveaux « outils » importés par les consultants internationaux. Encore fallait-il, comme ils le soulignent eux-mêmes, que la mise en œuvre de ces outils ne dépende pas trop de la volonté des acteurs, ou mieux qu’elle mette en évidence l’obligation de bonne volonté.

En effet que cette volonté soit positive – chacun se veut amical – ou au contraire largement manquante – les complots d’intérêts ourdis par d’autres échelons –, tout dispositif de gestion, quel qu’il soit, risque d’être mis à mal par les obligations de fidélité ou bien par des règlements de comptes entre personnes. À moins, nous allons le voir, que l’outil comporte des aspects normatifs suffisamment rigides pour s’imposer effectivement à tous, quels que soient les intentions en cause.

L’effet explosif des dispositifs mal adaptés

Les solutions généralement importées par les consultants internationaux suscitent un malentendu. Elles visent en effet à répondre aux attentes d’ob-jectivité dans les entreprises africaines. Pourtant, faute d’être conçues selon les logiques locales, elles n’apportent pas les améliorations attendues. C’est même parfois l’inverse qui se produit.

Le système d’évaluation des performances introduit peu avant notre premier passage visait à responsabiliser chaque agent par rapport à des objectifs contractuels. Il prétendait apporter de l’objectivité en mesurant l’apport de chacun avec la rigueur d’indicateurs chiffrés. Le principe a donc été accueilli favorablement. Mais, dans ce contexte, la pratique s’est avérée fort différente de la théorie. Le processus d’évaluation des personnes ainsi que ses résultats ont été déchiffrés selon les mêmes évidences relationnel-les.

Un essai d’instauration en grandeur réelle dans une des régions a suscité de vives appréhensions.

Les agents se demandaient, si, après l’évaluation, il n’y aurait pas des consé-quences. C’est-à-dire qu’ils disent que c’est le chef qui m’empêche de travailler, de faire mieux mon travail, et que, après, le chef ne vienne [sic] me taper dessus (Responsable Ressources humaines).

Page 28: Culture et gestion au Cameroun : le respeCt des rituels ...asl.univ-montp3.fr/e41slym/culture_gestion/CAMEROUN_culture_et... · cours au CERDI (université de Clermont-Ferrand) et

28 PARTIE VI ✦ PLONgÉES EN AFRIQUE ET AU MOyEN-ORIENT

Une notation négative conserve le sens d’une attaque personnelle, d’une « volonté de matraquer » : le supérieur est susceptible d’avoir fixé des objec-tifs trop élevés pour piéger ses ennemis. Inversement, l’agent qui bénéficie d’une bonne appréciation, fondée sur ses performances, est soupçonné d’avoir été aidé par-derrière. Dans tous les cas, on doute largement de l’objectivité de la méthode.

Les faits sont interprétés en fonction de la nature des relations que le chef et son subordonné entretiennent : ils se connaissent de longue date, ils ont un lien amical, ils sont de la même région ou, au contraire, ils appar-tiennent à des groupes adverses, l’un a récemment critiqué l’autre, etc. Le directeur qui a demandé l’autorisation du directeur général à propos de l’affaire du camion pour le transport de la dépouille de l’épouse d’un agent souligne la part de coefficient personnel qui entre dans tout jugement :

[En cas d’accident], le problème commence à devenir très « grave ». Il y a ce pouvoir discriminatoire du Dg : [il peut ne rien dire] s’il a une certaine cote d’amour vis-à-vis de moi; ou bien il peut dire : « Tiens, je vais sauter sur l’occasion pour lui régler son compte » [...] Supposons que le Dg soit de mauvaise humeur, il dit : « C’est extrêmement grave […] Je vais rendre compte au président du conseil d’administration et à la limite proposer votre re lève » (Directeur).

Ce que les individus font ou disent est perçu plus comme la manifes-tation de leurs désirs que comme une propriété objective du monde. D’une manière générale, toute analyse est passée au crible de ses finalités suppo-sées.

Cette incertitude laisse place aux manœuvres subtiles déjà observées en cas de sanction.

Pour nous tenter, dit un directeur, ils soumettent à notre appréciation des dossiers de gens qui sont de nos tribus respectives. Vous voyez ce que je veux dire [...] Il faut vraiment que je regarde les textes, que je regarde froidement : « Bon, ce gars a commis une faute. » Je donne des instructions en disant : « Bon, voilà, préparez telle sanction. »

La voie est étroite : si on se laisse convaincre par la bonne foi de l’inté-ressé, on est suspect de compromission envers un proche; si on le punit, on rompt avec un devoir de compréhension amicale et l’on est accusé par son entourage de méchanceté.

D’une manière générale, on est loin de l’idéal projeté par les théories de gestion d’une relation contractuelle entre un client et son fournisseur. Au départ, plutôt que de négocier des objectifs, la hiérarchie « explique au subordonné ce qu’il est appelé à faire ». Ensuite, il n’est pas question de

Page 29: Culture et gestion au Cameroun : le respeCt des rituels ...asl.univ-montp3.fr/e41slym/culture_gestion/CAMEROUN_culture_et... · cours au CERDI (université de Clermont-Ferrand) et

VI.2 ✦ CULTURE ET gESTION AU CAMEROUN 29

laisser ce dernier se retirer dans la liberté inaliénable d’un fournisseur. Il faut entretenir une concertation qui permet, de part et d’autre, de montrer ses bonnes dispositions mutuelles. Quant à la définition – toujours complexe – des critères de performance, elle laisse la place aux manipulations. Les résultats sont relus en fonction de la relation entre les intéressés. L’entretien d’évaluation étant lui-même lourd d’un risque d’affrontement, les supérieurs préfèrent laisser leurs subordonnés dans l’ignorance de leur notation. Au final, la démarche appliquée telle quelle alimente des jeux indéfinis d’inter-prétations. Elle avive les tensions plus qu’elle ne les apaise.

Bien d’autres prescriptions avancées par les consultants internationaux se sont avérées difficiles à mettre en œuvre. L’idée de nommer un chef de projet, doté d’une « large autonomie », capable de « bousculer les obstacles et de court-circuiter les procédures », laisse entières les appréhensions lo cales quant au risque d’accaparement. Pendant ce temps, le nœud du problème demeure inchangé : les dispositifs de gestion existants ne permettent pas une interprétation spontanément positive des intentions des acteurs. Ils ne protègent pas non plus ceux qui doivent effectuer un acte qui ne rentre pas dans une logique d’amitié.

C’est justement ce vers quoi tend la formalisation des procédures. Nous pouvons maintenant mieux en comprendre la cohérence avec les attentes sociales, ainsi que les effets bénéfiques.

Le rituel comme antidote des menées individuelles

Alors que l’évaluation des performances reposait sur des objectifs glo-baux, la formalisation des procédures introduit une demande centrée sur les tâches élémentaires et, plus encore, sur les gestes à accomplir.

Les fiches de procédures, nous l’avons vu, prescrivent les tâches de chaque agent, désigné individuellement, avec force détails. Elles expriment un souci singulier de la précision, tant par les explications qui pourraient paraître superflues que par l’invitation à être précis : « enregistrer avec pré-cision », « remplir en indiquant bien », « s’assurer que le dossier est complet ». Elles ne font pas qu’encadrer les gestes techniques, elles vont jusqu’à enjoin-dre les comportements : « recevoir avec gentillesse » (ce qui semble utile de rappeler lorsqu’il s’agit de faire face à celui qui réclame), ou encore « si le problème peut être résolu dans l’immédiat, prendre les initiatives nécessai-res ». Très largement, les procédures définissent des comportements à suivre pas à pas. Plusieurs cadres confirment cette optique en parlant du besoin d’« évaluer les comportements », ce qui dans leur esprit se substitue à une évaluation des performances.

Page 30: Culture et gestion au Cameroun : le respeCt des rituels ...asl.univ-montp3.fr/e41slym/culture_gestion/CAMEROUN_culture_et... · cours au CERDI (université de Clermont-Ferrand) et

30 PARTIE VI ✦ PLONgÉES EN AFRIQUE ET AU MOyEN-ORIENT

Le contenu des manuels n’a pas suscité d’hostilité : l’édiction de telles consignes est légitime du moment qu’elles correspondent à un besoin tech-nique. Le fait de s’y fier rassure celui qui les applique, en même temps qu’il rassure son entourage sur son comportement. Alors que, de l’extérieur, un tel dispositif peut paraître rigide, plusieurs interlocuteurs ont estimé qu’il rendait « l’organisation plus fluide », à un point surprenant : « Si mes agents ont des règles écrites qui décrivent leur travail, dit un directeur, cela leur donnera plus d’autonomie »; « [Le fait] d’expliquer comment on fait, expli-que un agent, ça donne un certain nombre d’orientations pour permettre à la personne de s’exprimer un peu. » Les comportements attendus par la hiérarchie étant précisés, « ça met les agents à l’aise », note un cadre. Ils dépendent moins de la présence de leur supérieur. « Si on a eu un document, explique un autre, on se dit que c’est parce que le chef est gentil ».

À l’inverse, l’absence de consignes est jugée inquiétante. Selon un technicien, « ça permet aux chefs de faire tout ce qu’ils veulent » [avec tout ce que cela sous-entend]. Un manuel protège en partie de l’arbitraire des supérieurs. Il peut même offrir un support pour discuter un ordre sans paraître insolent : « Il faut émettre des règles écrites, dit un chef de service, sur lesquelles les gens vont se baser pour apporter [à leurs supérieurs] des objections. » Les agents craignent moins d’être contredits « sans qu’on leur dise pourquoi ».

L’introduction de ces consignes apporte une part d’objectivité aux relations. À un niveau pratique, il rend plus lisibles des processus qui sont morcelés pour mieux protéger chacun des pressions. Mais aussi, en suivant assidûment les consignes, chacun peut donner des signes visibles de son attachement aux bons comportements. Le fait de préciser par écrit le détail des contrôles sert aussi à en désamorcer l’intentionnalité. Celui qui « oublie systématiquement » d’exécuter une tâche peut être rappelé à l’ordre. Celui qui persiste, malgré une instruction écrite et plusieurs rappels, donne la preuve de sa mauvaise foi. Le respect des procédures est une façon de faire apparaître ce qui semblait a priori le moins facile à rendre objectif : la qua-lité des intentions.

Une des conditions de validité du dispositif est d’en limiter strictement le droit d’interprétation. Il faut pouvoir montrer que l’on est contraint. « C’est compréhensible, dit un directeur, vous dites : “On s’en tient à la lettre et à l’esprit du texte [sic].” Là, tout le monde sait que si on déroge, on sera sanctionné. Et pas que deux personnes aient le même comportement, et que la sanction soit différenciée. » Le moindre espace laisserait la place à d’indéfinies interprétations : celui qui est chargé d’appliquer la règle n’a-t-il

Page 31: Culture et gestion au Cameroun : le respeCt des rituels ...asl.univ-montp3.fr/e41slym/culture_gestion/CAMEROUN_culture_et... · cours au CERDI (université de Clermont-Ferrand) et

VI.2 ✦ CULTURE ET gESTION AU CAMEROUN 31

pas été plus tolérant la dernière fois, évidemment à l’égard d’une relation? Pour quelle raison l’intéressé ne fait-il pas jouer à nouveau son devoir de gentillesse? Cache-t-il des intérêts ou œuvre-t-il secrètement pour des fidé-lités adverses?

La logique de stricte application des règles – la lettre et l’esprit – doit aussi reposer sur une place prépondérante de l’audit. Celui-ci doit jouer un rôle de tiers contrôleur externe. À l’image des règles générales de l’audit, il doit se contenter de constater avec grande rigueur ce qui a été appliqué et ce qui ne l’a pas été. La fragilité des interprétations montre à quel point son rôle est central pour donner toute leur force aux procédures.

Les règlements de tontines connaissent aussi ce type de rigidité comme celui-ci qui précise qu’une requête d’annulation d’une amende – infligée par exemple pour un bavardage intempestif – « entraîne automatiquement le doublement de la sanction ». Cette rigidité de la norme permet de désa-morcer toute interprétation sur les intentions de ceux qui appliquent les règles. Elle offre un cadre comportemental figé qui permet, en contrepartie, de rivaliser en expression d’amitié.

Le dispositif est bien cohérent avec la manière dont les acteurs conçoi-vent le lien social, tel que nous l’avons précédemment décrit. Il reproduit dans l’entreprise une propension au rituel assez caractéristique des sociétés africaines. Les gestes de la vie quotidienne y sont traditionnellement codi-fiés. Le respect par chacun du cheminement qui lui est dicté a un effet bienfaisant sur les acteurs.

Les tontines obéissent également à des rituels rigoureux. Notre manuel de procédures n’est pas sans rappeler leurs règlements, souvent écrits. Avec un même sens de la minutie et de l’organisation des comportements, ceux-ci fixent la conduite à tenir : sur la façon de pointer les retards ou les absen-ces, sur les attitudes à respecter en réunion, sur la façon de prendre la parole, sur le droit de plaisanter, sur la manière de s’habiller en certaines circons-tances, sur l’organisation des repas, etc. L’ambiance « amicale » des tontines ne doit pas être confondue avec une sorte de convivialité informelle. Au contraire, elle fait plutôt penser à cette entente discrète qui unit un chœur de moines.

Cet apaisement des relations par le rituel est aussi présent dans le récit de traitement de la sorcellerie que nous avons cité précédemment dans le cas de l’homme politique : rassemblement du personnel, prière, lecture d’une scène d’Évangile, bénédiction de l’eau, aspersion des personnes et du bureau, balayage de la poudre et réinstallation de l’intéressé sur son siège.

Page 32: Culture et gestion au Cameroun : le respeCt des rituels ...asl.univ-montp3.fr/e41slym/culture_gestion/CAMEROUN_culture_et... · cours au CERDI (université de Clermont-Ferrand) et

32 PARTIE VI ✦ PLONgÉES EN AFRIQUE ET AU MOyEN-ORIENT

Cet ordre rituel limite la place des stratégies individuelles. Il tend à dissoudre les tensions, et accomplit symboliquement un état de bonne entente. Les rituels offrent un bon antidote au risque incessant d’interpré-tations. Dans la vie courante, le respect patient des formes, nombreuses, interminables, sert à exprimer et à produire l’attachement de chacun au groupe. Leur déroulement permet à chacun de mieux percevoir les attentes de ses pairs. II permet de faire des échanges d’une grande sensibilité, où peuvent se deviner successivement la gentillesse, le sérieux, la tension, la douceur ou la franche hilarité. À la longue, il peut s’y constituer des amitiés indéfectibles.

Le jugement social tend à privilégier un jugement sur les intentions, rendant tout contrôle particulièrement délicat. Sa relative objectivité repose sur des contrôles périodiques, s’appuyant eux-mêmes sur des consignes formelles. Un contrôle strict des procédures est nécessaire pour leur donner force. Des procédures segmentées, écrites et contrôlées ouvrent ainsi la voie d’un contrôle a posteriori. Elles forment le socle d’une ambiance amicale. Elles offrent en même temps un barrage plausible contre les excès de l’en-traide. « Ça rassure un peu », note un cadre.

À la longue, l’entreprise – ou du moins les individus qui y travaillent – se font confiance. Le manuel de procédures apporte ainsi un élément nécessaire à la décentralisation.

Vue de loin, la rédaction des procédures fait bien partie des méthodes internationales. Elle répond partout aux normes d’assurance qualité (Henry et Monkam-Daverat, 2001). Mais, d’un contexte à l’autre, les acteurs n’en ont pas la même perception. Le sens que les agents prêtent à leur existence, au fait de les respecter ou au contraire de les interpréter, varie d’un contexte à l’autre. Leur contenu, le volume et le type d’informations fournies, les conditions même d’utilisation diffèrent. La question qui consiste à se demander si, du fait de la culture, les procédures sont mieux appliquées au Cameroun n’a guère de sens. Ici aussi, il arrive qu’elles ne soient pas respec-tées : cela dépend des personnes et des circonstances. II s’agit surtout de ce que la taille du manuel, son contenu pratique, la perception et l’utilisation qui en sont faites sont différentes. L’effort assez lourd d’écriture et de mise à jour est le prix à payer pour instituer une organisation relativement souple.

Dans ce contexte, il permet de parer aux inquiétudes sociales et d’en-courager les vertus coopératives. Il s’appuie sur la fidélité des individus au devoir de bonne entente, qui est source de confiance. Cette manière de

Page 33: Culture et gestion au Cameroun : le respeCt des rituels ...asl.univ-montp3.fr/e41slym/culture_gestion/CAMEROUN_culture_et... · cours au CERDI (université de Clermont-Ferrand) et

VI.2 ✦ CULTURE ET gESTION AU CAMEROUN 33

canaliser les comportements est considérée ici comme une bonne façon de responsabiliser les personnes.

L’apprentIssage d’une cuLture

Face aux projets les mieux pensés, les experts en gestion observent couramment ce qu’il est convenu de nommer des « résistances au change-ment ». Pourtant, derrière ce terme se cachent à nouveau des réalités très diverses. Nous avons vu qu’au-delà d’apparences générales universelles, on ne peut plus vraiment admettre qu’existe « la » centralisation, mais plutôt « une » forme camerounaise de centralisation. Il en est de même de « la résistance au changement », qui connaît des formes propres à chaque contexte culturel. Elle suppose donc aussi des réponses appropriées.

Toutefois, pour moderniser la gestion, il faut commencer par connaître les logiques propres d’un contexte culturel. Il faut en apprendre la « langue sociale », les images que l’on a localement de l’ordre social. Mais pour cela, il faut commencer par se défier des clichés sur les sociétés africaines qui rendent largement aveugles.

La démonstration erronée des « valeurs africaines »

Avant de pouvoir influencer réellement les comportements au sein d’une société, il faut commencer par en comprendre la lecture, à la manière dont on apprendrait à parler une langue étrangère. Pour cela, il faut commencer par tordre le coup à l’idée de « valeurs africaines » et en particulier à celle de « solidarité africaine ». Au-delà des « réalités » auxquelles celles-ci peuvent renvoyer, elles n’ont qu’un faible pouvoir éclairant. Elles s’avèrent même trompeuses.

L’idée trompeuse de « solidarité africaine »

L’idée d’un système de valeurs propre à une culture conduit en effet à une impasse. Cette définition de la culture, héritée des fondateurs de la sociologie, a été contredite par leurs successeurs. Les grandes « valeurs » – de solidarité, de dignité, d’équité, etc. – sont universelles. La « solidarité » n’est pas en soi une valeur africaine, pas plus que le clientélisme ou la corruption ne sont des valeurs spécifiques, mais plutôt des dérives universellement répandues de la nature humaine!

Il n’y a pas non plus de déterminisme façonnant les comportements à partir des valeurs. Par exemple sur le respect des règles, dans toute société, une même règle peut être sacrée ou enfreinte selon les personnes ou aussi

Page 34: Culture et gestion au Cameroun : le respeCt des rituels ...asl.univ-montp3.fr/e41slym/culture_gestion/CAMEROUN_culture_et... · cours au CERDI (université de Clermont-Ferrand) et

34 PARTIE VI ✦ PLONgÉES EN AFRIQUE ET AU MOyEN-ORIENT

selon le contexte. Il est des circonstances où l’on se doit d’être à l’heure (en France, une réunion présidée par un supérieur de rang élevé, en Afrique, une réunion de tontine), et d’autres où le respect de l’heure semble secon-daire.

Il s’agit donc de comprendre les cultures, à la suite de l’anthropologie moderne, comme des manières de donner sens à un ordre social. La manière de faire valoir telle ou telle valeur universelle est spécifique de chaque culture. Une même situation peut renvoyer selon les contextes culturels à des inter-prétations différentes, voire inverses (par exemple, en Afrique le fait de ne pas serrer plusieurs fois la main dans la journée est un manque de respect qui peut susciter une inquiétude, tandis qu’en France, c’est montrer que l’on se souvient d’avoir déjà vu la personne auparavant dans la journée et donc, c’est une preuve d’une attention aux autres).

L’idée de « solidarité africaine » paraît ainsi justifiée dans la mesure où elle signifie qu’il existe des formes singulières de solidarité (les règles de la famille élargie, la force des relations d’amitié). Au-delà, cette notion est peu éclairante et même trompeuse.

D’une part, cette « solidarité », loin d’être ressentie par les intéressés comme une « valeur », est vivement dénoncée par eux comme une charge communautaire peu supportable, parfois qualifiée de « calvaire ». D’autre part, cette notion ne nous apprend rien sur ce qui en limiterait l’application, sauf à laisser croire qu’il s’agirait d’une merveilleuse générosité illimitée! Or précisément, les sociétés africaines donnent aussi une large place aux intérêts individuels.

Si l’on reste dans une approche du point de vue des « valeurs », on ne comprend pas pourquoi, paradoxalement, ceux qui dénoncent cette « soli-darité » continuent d’en pratiquer des formes particulièrement poussées (par exemple, en favorisant indûment l’avancement ou le recrutement d’un proche).

L’idée d’une « valeur africaine » n’est qu’un fourre-tout, source de confusion. On voit mal comment perdure – jusqu’à l’irrationnel – un système d’entraide tant décrié.

Le rôle essentiel des outils de gestion

Pour expliquer la force de l’entraide, il faut passer par la compréhension que les intéressés ont de leurs relations sociales, notamment de la significa-tion que peut prendre un refus et les soupçons qu’il suscite.

Page 35: Culture et gestion au Cameroun : le respeCt des rituels ...asl.univ-montp3.fr/e41slym/culture_gestion/CAMEROUN_culture_et... · cours au CERDI (université de Clermont-Ferrand) et

VI.2 ✦ CULTURE ET gESTION AU CAMEROUN 35

Le « refus » d’accorder un passe-droit peut être immédiatement perçu comme inquiétant, comme une manifestation de « mauvaise volonté », voire de « malveillance ». Ce refus peut déclencher en retour, et de façon légitime, des « menaces » violentes. La seule manière d’y échapper est de pouvoir démontrer non pas que l’on « ne veut pas », mais que l’on « ne peut pas » (du fait par exemple de procédures très contrôlées).

Dans ce contexte, nous avons vu qu’on ne peut guère démêler les actes de gestion des relations entre les personnes. globalement, on oscille entre des confiances personnelles intenses et une critique âpre des intérêts qui stérilisent tout effort de changement. L’amitié est « la première des richesses » et la source de collaborations fructueuses. Simultanément, lorsqu’on est hors d’une relation personnelle, la crainte des appétits et des connivences est source d’une grande méfiance. Cette conception de la vie en société ne prédétermine pas les comportements, mais elle organise la manière de leur donner un sens.

L’étude de cas sur la centralisation montre que les comportements sont surtout orientés par la manière dont les dispositifs de gestion permettent ou non de donner sens à ce que font les acteurs. L’entraide ne résulte pas de l’effet englobant d’une quelconque « valeur » africaine, mais de la crainte que suscite une volonté négative. Les dispositifs d’organisation jouent alors un grand rôle : le fait de pouvoir prouver sa volonté docile (faire compren-dre que l’on « ne peut pas ») permet d’aboutir au résultat de gestion escompté. C’est l’un des rôles que sont amenés à jouer ici les manuels de procédures.

Dans chaque culture, certaines situations restent plus difficiles à gérer. Par exemple, l’introduction des systèmes d’évaluation des performances reste ici une source de difficultés. Dans un univers étatsunien, l’évaluation est vue comme l’issue normale, assez objective, d’une collaboration – la meilleure façon d’être quitte et une occasion de progrès personnel. En France, elle comporte un risque d’intrusion du supérieur dans la conscience du subordonné, avec ce que cela implique de relation infantilisante; mais elle est conduite par référence à des normes professionnelles.

Au Cameroun, l’évaluation est interprétée en fonction de la relation qu’entretiennent l’évalué et l’évaluateur. Il vaut mieux éviter d’en faire un outil central de gestion. En même temps, il paraît recommandé de bâtir des processus qui protègent le plus efficacement possible les intéressés des inter-prétations gênantes qu’ils encourent.

À l’inverse, certains outils de gestion s’avèrent porteur de dynamiques très positives, à l’image ici des manuels de procédures et de l’audit. Leur

Page 36: Culture et gestion au Cameroun : le respeCt des rituels ...asl.univ-montp3.fr/e41slym/culture_gestion/CAMEROUN_culture_et... · cours au CERDI (université de Clermont-Ferrand) et

36 PARTIE VI ✦ PLONgÉES EN AFRIQUE ET AU MOyEN-ORIENT

cohérence avec les logiques d’interprétations culturelles suscite un sentiment de responsabilité et favorise des comportements en conséquence.

Ce sont donc ces logiques d’interprétation qu’il faut connaître pour pouvoir accompagner les systèmes de gestion au sein d’une culture.

se faire camerounais chez les camerounais

L’apprentissage d’une culture s’apparente plus à l’apprentissage d’une sorte de langue sociale qu’à l’intériorisation de valeurs spécifiques. Comme pour l’apprentissage d’une langue, il faut en découvrir peu à peu les images qui en nourrissent le sens. La maîtrise progressive de ses logiques peut aider à accompagner les changements dans l’organisation des entreprises.

L’apprentissage d’une langue sociale

L’apprentissage d’une culture ne consiste pas tant à intérioriser des valeurs spécifiques. Il s’assimile plutôt à l’apprentissage d’une sorte de langue sociale. Il s’agit de découvrir peu à peu, au travers d’une multitude de formes et d’institutions, les logiques qui habitent une conception de l’ordre social. Comme il en serait de l’apprentissage de quelques idiomes, il faut appren-dre progressivement les histoires qui en nourrissent l’imaginaire.

La découverte d’une culture commence par de nombreux tâtonnements, comme il en est de la découverte d’une langue nouvelle. On peut commen-cer par en découvrir les multiples usages, coutumes, croyances, etc.

Mais ce qu’il faut saisir progressivement, ce sont les évidences, les logi-ques qui en structurent le sens. La découverte peut prendre quelque temps, tant nos lectures sont d’abord et spontanément orientées par notre propre vision de l’ordre social. Souvent, ce qui, de l’extérieur, nous paraît déran-geant, drôle ou insensé constitue la trace d’une logique qui nous échappe. Le fait de passer par l’analyse d’une série de situations et de la manière dont les acteurs les interprètent paraît la plus efficace. Le centre de l’analyse consiste à repérer des interprétations à la fois répétitives et en même temps relativement étrangères à notre propre manière de voir.

Par exemple, une oreille attentive et « ouverte » ne peut être que frappée de la manière dont ses interlocuteurs camerounais dénoncent, presque sur le ton de l’évidence, les coïncidences qui selon eux révèlent le sens de tel ou tel événement. Cette mise en lumière systématique des évidences est cohé-rente avec l’attention aux menées invisibles qui nécessairement « motivent » les individus.

Page 37: Culture et gestion au Cameroun : le respeCt des rituels ...asl.univ-montp3.fr/e41slym/culture_gestion/CAMEROUN_culture_et... · cours au CERDI (université de Clermont-Ferrand) et

VI.2 ✦ CULTURE ET gESTION AU CAMEROUN 37

Au-delà, les logiques d’une culture sont nourries par un ensemble de pratiques, d’images ou de récits. Il n’est pas aisé de dire par avance quels textes sont les plus représentatifs d’une culture. Dans l’exemple du Came-roun, nous avons observé que la lecture des contes et des récits traditionnels locaux sont révélateurs. Ces récits ne sont pas tant destinés aux enfants, comme dans le contexte occidental, mais ils sont plus couramment faits pour illustrer les logiques politiques. À ce titre, leur contenu se rapproche plus de la description d’un ordre social et du système d’interprétation.

L’imaginaire social se nourrit aussi au travers de certaines institutions traditionnelles, telles que les tontines ou les séances de guérison traditionnelle dans le « monde de la nuit ». Nous avons été frappés par la façon, dans certaines régions du Cameroun, dont la tontine fait figure d’institution « universelle », au sens où elle est considérée comme une école indispensa-ble de la vie en société.

La progression dans la maîtrise d’un système de sens se perçoit à la cohérence qui apparaît de plus en plus fortement entre les institutions locales, les textes emblématiques et la manière dont les acteurs donnent régulièrement sens aux situations sociales.

Au-delà des logiques d’interprétation propres, on apprend à discerner le sens particulier des situations, mais aussi des mots et des expressions. Ainsi en est-il du mot ami qui, dans un contexte occidental, revêt le plus souvent le sens précis d’une relation personnelle relativement précise, faite d’une vraie connivence d’idées et de sentiments. Dans le contexte camerou-nais, le mot a un sens beaucoup plus large. À la limite, il s’agit de la manière courante de désigner, sous un angle positif, une relation récente. À l’autre extrême, le terme peut également avoir le sens d’un engagement mutuel extrême (à l’image des « amis de cœur »). Le mot devient alors la base de toute relation de nature positive. Son sens précis émane alors du contexte dans lequel il est mentionné. Par extension, on découvre que nombre de termes ne recouvrent pas exactement les mêmes significations.

Peu à peu se dessinent de « faux amis », dus à l’usage d’une même langue – le français –utilisé toutefois selon des sens différents. Au Cameroun, on cite ainsi fréquemment un proverbe français, d’origine latine : « l’erreur est humaine ». Toutefois, l’interprétation n’en est pas la même. Dans un contexte français, ce proverbe est cité, presque comme un reproche, pour rappeler que chacun se doit de se méfier de l’erreur et du sens de l’oubli (faiblesse bien trop humaine). Au Cameroun, on entend par là que l’erreur est « natu-relle ». On ne saurait donc en vouloir à quiconque (elle signifie en effet l’absence de toute volonté néfaste).

Page 38: Culture et gestion au Cameroun : le respeCt des rituels ...asl.univ-montp3.fr/e41slym/culture_gestion/CAMEROUN_culture_et... · cours au CERDI (université de Clermont-Ferrand) et

38 PARTIE VI ✦ PLONgÉES EN AFRIQUE ET AU MOyEN-ORIENT

Répondre aux résistances au changement

Le rôle des experts internationaux consiste à introduire des méthodes nouvelles, susceptibles de moderniser les comportements. Il s’agit plutôt de concevoir une reconstruction locale qui fasse sens. À moins d’être profon-dément acculturé – et l’on serait parfaitement bilingue –, ce travail d’adap-tation ne leur revient pas directement. Seuls les acteurs locaux sont véritablement susceptibles d’une telle réinvention, faite avec les matériaux de leur propre culture. Toutefois, à moins d’être constamment en porte-à-faux, les experts doivent apprendre à être attentifs à ce qui fait sens. Ils doivent en quelque sorte posséder un peu de cette langue sociale.

Cette logique d’adaptation éclaire bien certaines résistances au change-ment. L’introduction dans un contexte culturel de formes institutionnelles nouvelles, venues d’ailleurs – où elles avaient leur sens – suscite des mou-vements de refus ou de révolte. Si les rationalités qui justifient souvent cette introduction peuvent être universelles, la manière de les appliquer doit dépendre de la manière dont elles font sens localement. Elle conduit à chercher empiriquement des solutions institutionnelles à partir de la façon dont les acteurs perçoivent la réalité.

Plus généralement, la remise en cause d’une règle ou l’introduction de règles nouvelles bute partout contre des résistances, parfois fortes. Celles-ci souvent ne sont pas strictement d’ordre culturel : elles relèvent de la défense des avantages acquis. Mais en même temps, elles s’expriment selon des justifications culturelles avec lesquelles il s’agit de compter. La manifestation d’une résistance ne conduit pas obligatoirement à abandonner une réforme, mais plutôt à en comprendre les raisons et à y répondre d’une façon qui fait sens.

La question est bien illustrée par la « résistance au changement », telle qu’elle s’est manifestée dans l’introduction des manuels de procédures à la société d’électricité du Cameroun. Dans le cas des procédures, le chantier a rencontré un vif enthousiasme et nous avons vu pourquoi. En même temps, comme tout changement, il a soulevé des questions auxquelles il a fallu répondre.

Comme partout, la direction générale a dû organiser des séminaires, en commençant par le sommet de la hiérarchie. L’objectif de ces séminaires était assez universel : faire passer les objectifs du chantier, apporter une formation sur les aspects techniques, répondre aux questions des uns et des autres, instaurer un dialogue sur les difficultés à résoudre, définir en commun une démarche adaptée au cas particulier de l’entreprise. Toutefois, en regar-dant de plus près, on voit à nouveau que le contenu des questions et les réponses apportées sont propres aux logiques locales.

Page 39: Culture et gestion au Cameroun : le respeCt des rituels ...asl.univ-montp3.fr/e41slym/culture_gestion/CAMEROUN_culture_et... · cours au CERDI (université de Clermont-Ferrand) et

VI.2 ✦ CULTURE ET gESTION AU CAMEROUN 39

Les débats portèrent peu – comme cela aurait été le cas dans un contexte français – sur la perte d’autonomie des agents ou sur le risque de dévalori-ser leur métier. Au Cameroun, il paraissait impensable de critiquer le prin-cipe d’une formalisation détaillée des procédures. Par contre, les questions, parfois vives, visaient les arrière-pensées des uns et des autres. Qu’est-ce qui motivait la direction générale dans ce soudain revirement en faveur d’une attente évidente? Visait-elle particulièrement un service qu’elle allait ainsi réformer? D’autres s’interrogeaient sur la résistance probable de la base : si la société d’électricité manquait d’un tel outil, cela s’expliquait par la résis-tance des subordonnés que « ça arrangeait de travailler sans procédures ». De leur côté, ces derniers se déclaraient acquis, mais doutaient de la sincé-rité de la direction : s’il n’y avait pas de manuels à ce jour, pensait un agent de maîtrise, c’était « parce que la hiérarchie y avait tout intérêt ».

Certains agents se demandaient, l’air impassible, « pourquoi on veut changer? ». Ce faisant, ils n’exprimaient pas de la lassitude, mais une clair-voyance aiguisée aux jeux d’intérêts : en clair, ils voulaient savoir où l’on voulait en venir, pour le compte de qui, etc.

Les séminaires permirent de mettre en lumière l’existence d’un intérêt commun à tous; de montrer qu’il ne s’agissait pas secrètement de coincer tel ou tel service; de concevoir la démarche de façon qu’elle ne semble pas profiter à une personne en particulier qui en tirerait les ficelles. En particu-lier, il fut décidé que le chantier serait mené simultanément sur l’ensemble des directions. Dès le premier séminaire de direction, on mit par écrit les rôles de la cellule de projet et la manière dont elle allait travailler avec l’en-semble des services.

concLusIon

Les entreprises et les organisations administratives africaines présentent, en particulier au Cameroun, à un degré souvent élevé, des travers bureau-cratiques reconnaissables : centralisation, lenteur, et inadéquation des décisions. Mais ce manque d’efficacité est moins dû à d’éventuels archaïsmes culturels qu’à l’inadéquation des systèmes de gestion qui y ont été importés sans adaptation.

Face aux faiblesses de gouvernance, les experts ont eu régulièrement tendance à projeter des pratiques sans prendre le temps de leur adaptation. Il leur arrive même d’écarter des démarches qui auraient ici un écho positif. Par exemple, la formalisation des procédures risque à leurs yeux de contri-buer à un goût excessif pour le formalisme.

Page 40: Culture et gestion au Cameroun : le respeCt des rituels ...asl.univ-montp3.fr/e41slym/culture_gestion/CAMEROUN_culture_et... · cours au CERDI (université de Clermont-Ferrand) et

40 PARTIE VI ✦ PLONgÉES EN AFRIQUE ET AU MOyEN-ORIENT

Notre étude montre que la mauvaise gestion y tient peut-être moins à l’obstacle de quelques « valeurs » peu propices qu’à des modèles de gestion inadaptés à la manière dont les situations prennent sens.

Au-delà d’une mosaïque régionale diversifiée, on trouve des logiques communes qui semblent bien former un ciment culturel. Les bonnes rela-tions personnelles y sont une condition essentielle de coopération profes-sionnelle (contrairement à un univers occidental où elles ne sont pas nécessaires à une bonne collaboration, fondée d’abord sur des règles pro-fessionnelles). Dans le contexte camerounais, le fait de « bien s’entendre » permet de traiter les problèmes en « amis » (le mot a une acception plus large qu’ailleurs). Inversement, le fait de ne pas se connaître autorise une méfiance qui se ressent à la moindre difficulté (on soupçonne la « méchan-ceté », des « intérêts cachés », voire une « volonté gratuite de nuire »). On trouve également dans ces sociétés une expression crue des intérêts person-nels qu’il est préférable de mettre en lumière. Il en découle cependant une grande méfiance à l’encontre de ce qui peut se tramer derrière les regards. Chacun agit en défendant ses intérêts et inversement, on ne peut guère attendre de zèle de la part de ceux qui n’ont pas d’intérêt à une affaire.

On ne peut guère démêler les actes de gestion des relations entre les personnes. Cependant, les dispositifs de gestion, souvent copiés des entre-prises occidentales, ne répondent guère aux inquiétudes liées à ces logiques – la mauvaise foi, la méchanceté, la convoitise et les perversités secrètes, le sentimentalisme, etc. Cependant, la propension à la formalisation des comportements réalise l’attachement des individus au groupe. Elle constitue une sorte de barrière viable aux pressions amicales et aux dérives subjectives. Le sens rituel, commun aux communautés camerounaises, autorise l’expres-sion des sentiments amicaux, tout en limitant les excès. Ce dispositif suscite un sentiment de responsabilité. Son utilisation ne constitue pas une condi-tion suffisante de bonne gestion. Toutefois, une observation rapide montre que toutes les entreprises performantes ont recours systématiquement à un manuel de procédures développé.

Les experts internationaux focalisent souvent leur attention sur quelques pratiques exotiques. C’est en fait la manière dont sont mis en œuvre les outils modernes qui offrent à leur regard les difficultés d’un vrai décalage culturel. Le contexte culturel n’est pas un décor devant lequel on poserait des insti-tutions universelles. C’est le matériau avec lequel il faut les construire. Des dispositifs institutionnels adaptés au contexte culturel sont difficiles à conce-voir uniquement de l’extérieur. En pratique, du fait des similitudes culturel-les, la compréhension d’une démarche réussie au Togo nous a permis d’inspirer sa reproduction dans une entreprise camerounaise.

Page 41: Culture et gestion au Cameroun : le respeCt des rituels ...asl.univ-montp3.fr/e41slym/culture_gestion/CAMEROUN_culture_et... · cours au CERDI (université de Clermont-Ferrand) et

VI.2 ✦ CULTURE ET gESTION AU CAMEROUN 41

Tandis que nombre d’entreprises souffrent encore d’une gestion défaillante, des progrès importants pourraient être réalisés en étudiant et en divulguant, au niveau régional, les démarches qui ont réussi.

références

Bayart, J. F., L’État en Afrique, la politique du ventre, Fayard, Paris, 1989.d’Iribarne, P. et al., Cultures et mondialisation, Paris, Point/Seuil, 2002.d’Iribarne, P. et A. Henry, Le Tiers monde qui réussit, Paris, Éditions Odile Jacob,

2003.d’Iribarne, P., « Face à l’impossible décentralisation des entreprises africaines »,

Revue Française de Gestion, sept. 1990, p. 28-39.Evans-Pritchard, E. E., Sorcellerie : magie et oracles chez les Azandé, Paris, gallimard,

1972.Favret-Saada, J., Les mots, la mort, les sorts, Paris, gallimard, 1977.Fotso, V. et J. P. guyomard, Le chemin de Hiala, Paris, Éditions de Septembre,

1994.Fotso, V. et A. Njougla, Tout pour la gloire de mon pays, Bafoussam, Ronéo,

1989.Futurs Africains (association), Afrique 2025 : quels futurs possibles pour l’Afrique au

sud du Sahara?, Paris, Éditions Karthala, 2003.Henry, A., « Vers un modèle de management africain », Cahiers d’études africaines,

Paris, no 124, vol. XXXI-4, 1991, p. 447-473.Henry, A. (dir.), L’Afrique des entreprises, Paris, groupe de l’Agence française de

développement, La documentation française, 1998.Henry, A. et I. Monkam-Daverat, Rédiger les procédures de l’entreprise, 3e éd., Paris,

Éditions d’Organisation, 2001.Henry, A., « Les experts et la décentralisation, effet d’illusion au Cameroun », dans

P. d’Iribarne et al., Cultures et mondialisation, Paris, Point/Seuil, 2002, p. 195.

Henry, A., g.-H. Tchente et P. guillerme, Tontines et banques au Cameroun : les principes de la société des amis, Paris, Karthala, 1991.

Kamdem, E., « Sorcellerie, organisation et comportement dans l’entreprise », dans de Rosny (dir.), Justice et sorcellerie, yaoundé, Cahier de l’UCAC, Éditions Karthala, 2005.

Kamdem, E., Management et interculturalité en Afrique, expérience camerounaise, Québec, Paris, Les presses de l’Université de Laval/l’Harmattan, 2002.

Nkamgang, M., Les contes et légendes du Bamiléké, Tomes I et II, yaoundé, Impri-merie Saint-Paul, 1969.

Rosny de, E. (dir.), Justice et sorcellerie, yaoundé, Cahier de l’UCAC, Éditions Karthala, 2005.

Page 42: Culture et gestion au Cameroun : le respeCt des rituels ...asl.univ-montp3.fr/e41slym/culture_gestion/CAMEROUN_culture_et... · cours au CERDI (université de Clermont-Ferrand) et

42 PARTIE VI ✦ PLONgÉES EN AFRIQUE ET AU MOyEN-ORIENT

Rosny de, E., La nuit, les yeux ouverts, Paris, Seuil, 1996.Rosny de, E., Les yeux de ma chèvre, Paris, Plon, 1981.Thomas, L.V., « Ethnologie négro-africaine », dans J. Poirier (dir.), Ethnologie Ré-

gionale, Tome 1, Paris, La Pléiade, 1972, p. 323.Warnier, J.-P., L’esprit d’entreprise au Cameroun, Paris, Éditions Karthala, 1993.