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L’été arrive enfin, et avec lui, la troisième édition de Cultures Sans Frontière, qui invite cette fois-ci nos lecteurs à explorer les bénéfices de l’expérience interculturelle. Nous aborderons en particulier les spécificités de l’immersion à l’étranger, au cœur de la proposition pédagogique des programmes d’AFS Vivre Sans Frontière. Dans ce numéro, Fred Dervin, spécialiste de l’éducation multiculturelle et professeur à l’Université d’Helsinki et l’Université de Turku en Finlande, partage avec nous son regard sur l’impact des expériences de mobilité internationale en milieu universitaire, et défend une vision ouverte de la rencontre des cultures : « Personnellement je milite pour un "interculturel sans culture", c’est-à-dire pour la prise en compte du fait que dans les rencontres, nous ne sommes pas esclaves d’une culture mais que nous négocions des identités complexes les uns avec les autres en permanence ». Les vents interculturels soufflent sur l’actualité AFS, et nous donnent l’occasion de présenter la formation annuelle d’AFS Allemagne portant sur l’éducation non-formelle, et de revenir sur une étape importante dans le parcours des participants aux programmes d’immersion : le week-end de bilan au retour du séjour. Les actualités présidentielles de ces derniers mois nous ont donné envie de mettre en lumière d’autres regards : comment l’élection française a-t-elle été vécue depuis l’Allemagne ? Et au Mexique, quels enjeux pour la présidentielle ? Au sommaire encore, alors que les férus d’anthropologie pourront revenir sur une controverse questionnant l’(in)égalité des civilisations, les plus curieux iront surfer sur le site de Video Nas Aldeias, ONG brésilienne qui part à la rencontre des villages indigènes, munis de caméras. Anne Collignon Présidente d’AFS Vivre Sans Frontière ÉDITO juill. 2012 03 Entretien avec... FRED DERVIN Professeur en linguistique et éducation multiculturelle à l’Université de Turku et l’Université d’Helsinki en Finlande CULTURES SANS FRONTIÈRE LA REVUE INTERCULTURELLE D’AFS 2 DOSSIER THÉMATIQUE Les bénéfices de l’immersion culturelle 6 DÉBAT Les civilisations se valent-elles ? Retour sur une controverse. 8 ENTRETIEN AVEC... Fred Dervin 10 ACTUALITÉS AFS AFS à l’international AFS en France 13 VUES D’AILLEURS Zoom sur A découvrir ‘‘ Aller au-delà des identités figées et des cultures ’’ © Max Imbert

Cultures Sans Frontière n°3

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Cultures Sans Frontière est la revue interculturelle d'AFS Vivre Sans Frontière, membre du réseau international AFS Intercultural Programs.

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Page 1: Cultures Sans Frontière n°3

L’été arrive enfi n, et avec lui, la troisième édition de Cultures Sans Frontière, qui invite cette fois-ci nos lecteurs à explorer les bénéfi ces de l’expérience interculturelle. Nous aborderons

en particulier les spécifi cités de l’immersion à l’étranger, au cœur de la proposition pédagogique des programmes d’AFS Vivre Sans Frontière.

Dans ce numéro, Fred Dervin, spécialiste de l’éducation multiculturelle et professeur à l’Université d’Helsinki et l’Université de Turku en Finlande, partage avec nous son regard sur l’impact des expériences de mobilité internationale en milieu universitaire, et défend une vision ouverte de la rencontre des cultures : « Personnellement je milite pour un "interculturel sans culture", c’est-à-dire pour la prise en compte du fait que dans les rencontres, nous ne sommes pas esclaves d’une culture mais que nous négocions des identités complexes les uns avec les autres en permanence ».

Les vents interculturels sou� ent sur l’actualité AFS, et nous donnent l’occasion de présenter la formation annuelle d’AFS Allemagne portant sur l’éducation non-formelle, et de revenir sur une étape importante dans le parcours des participants aux programmes d’immersion  : le week-end de bilan au retour du séjour.

Les actualités présidentielles de ces derniers mois nous ont donné envie de mettre en lumière d’autres regards  : comment l’élection française a-t-elle été vécue depuis l’Allemagne ? Et au Mexique, quels enjeux pour la présidentielle ?

Au sommaire encore, alors que les férus d’anthropologie pourront revenir sur une controverse questionnant l’(in)égalité des civilisations, les plus curieux iront surfer sur le site de Video Nas Aldeias, ONG brésilienne qui part à la rencontre des villages indigènes, munis de caméras.

Anne CollignonPrésidente d’AFS Vivre Sans Frontière

ÉDITO

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n°03

Entretien avec...FRED DERVIN Professeur en linguistique et éducation multiculturelle à l’Université de

Turku et l’Université d’Helsinki en Finlande

CULTURESSANS FRONTIÈRELA REVUE INTERCULTURELLE D’AFS

2 DOSSIER THÉMATIQUE Les bénéfi ces de l’immersion culturelle

6 DÉBATLes civilisations se valent-elles ? Retour sur une controverse.

8 ENTRETIEN AVEC...Fred Dervin

10 ACTUALITÉS AFSAFS à l’internationalAFS en France

13 VUES D’AILLEURSZoom surA découvrir

‘‘Aller au-delà des identités figées et des cultures ’’

© Max Imbert

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DOSSIER THÉMATIQUE

Prendre le large, voyager, découvrir d’autres horizons et d’autres cultures peut prendre des formes multiples : la curiosité, moteur de

nouvelles expériences, mène souvent à faire le choix du voyage. Pourtant, faire du tourisme, participer à un séjour linguistique ou vivre une expérience d’immersion peuvent correspondre à des valeurs et à des objectifs bien di� érents.

QUELS SONT LES BÉNÉFICES DE L’IMMERSION CULTURELLE ?

L’expérience d’immersion, une spécifi cité de la rencontre interculturelle

Le choix de l’immersion totale propose un

vé r i t a b l e p l o n g e o n dans le quot id ien du pays étranger, mettant a ins i l ’ ind iv idu dans les condit ions d ’une acculturat ion* à son nouvel environnement. Ce processus d’adaptation passe par une rupture avec les repères culturels (la langue, les traditions, les pratiques), et tend vers l’assimilation de la culture de l’autre (la langue de l’autre, les traditions de l’autre, etc.).

Lors d’un séjour touristique, le voyageur est dans une attitude de découverte, qu’il s’agisse de paysages

o u d e c o u t u m e s , e t p e u t ressentir un choc culturel. Après le séjour, et selon son degré d’intérêt, le voyageur se sera, à force d ’observat ions e t de comparaisons entre « sa » culture et « la leur », forgé un regard sur le pays visité. Toujours à distance, cependant. Le séjour linguistique quant à lui est vécu avec l’objectif d’«  apprendre une autre l a n g u e  » , e t p e r m e t d ’e n t re r p l u s ava n t dans les formes de pensée du pays, par le biais du langage. Ce type de séjour relève souvent d’une attitude p lutôt pragmat ique, e t n ’e n g a g e p a s l e

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‘‘La découverte de nouvelles expériences, de croyances, de valeurs et de comportements inattendus peut souvent constituer un choc et une remise en question pour les identités et valeurs les plus profondément ancrées dans l’individu -quelle que soit sa volonté d’ouverture, de tolérance et de « souplesse ». Par conséquent, chacun doit être constamment conscient de la nécessité de s’adapter, d’accepter et de comprendre les autres -processus jamais achevé.

Michaël ByramDéveloppement de la dimension interculturelle dans l’enseignement des langues, Council of Europe, 2002.

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voyageur à connaître ou à comprendre la culture et les habitants du pays dont il apprend la langue, ni à bousculer ses propres

codes et pratiques.

L’expérience d’immersion longue se distingue de ces deux postures en cela

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Les impacts de l’expérience d’immersion : transformer le regard, développer sa sensibilité interculturelle

qu’elle commence par briser les repères culturels du participant. Le touriste en voyage reste souvent un spectateur de la culture qu’ i l rencontre, alors qu’il ne s’agit plus dans l’expérience d’immersion de simplement observer et comparer, mais de vivre au rythme de la culture de l’autre, selon ses propres règles et traditions, dans la langue ét rangère , e t ce la nécess i te de mettre de côté –au moins pour un temps- toutes les références qui font « soi », qui construisent la socialisation. Le vécu n’en est que plus complexe et riche, offrant au participant immergé dans la culture étrangère l’opportunité

non seulement d’aborder l a l a n g u e d e l ’ a u t r e pays, mais également d ’ e x p é r i m e n t e r a u quotidien les structures qui fondent le langage et la pensée de l’autre culture  : les mécanismes sociaux, les traditions, les croyances, jusqu’à l’humour… Ce processus d ’ e x p é r i m e n t a t i o n peut passer par des phases de b locage , d’incompréhension, de retour en arrière vers le refuge de ses propres repères culturels. Ces difficultés cependant, si elles sont maîtrisées, vont amener l’individu à prendre du recul, mettre en perspect ive ses réactions et son regard sur la culture étrangère, jusqu’à questionner sa

propre culture et adapter ses modes de pensée initiaux pour y intégrer ceux de la culture dans laquelle il est immergé.

C’est pourquoi, dans ce cadre, un accompagnement tenant compte de ce processus est fondamental. Il se doit de suivre les différentes étapes que traverse l’individu tout au long de son expérience d’immersion et de lui apporter les out i ls nécessaires à l ’ass imi lat ion de ces multiples apprentissages i n te rc u l t u re l s , p o u r pouvoir les transformer en savoirs utiles pour la suite de son parcours personnel autant que professionnel.

* Clefs de lecture

Acculturation  : Processus par lequel un groupe ou un individu assimile une culture di� érente, qui lui est étrangère.

Ethnocentrisme  : Tendance à privilégier les normes et valeurs de sa propre société pour analyser les autres sociétés.

Ethnorelativisme  : Tendance à penser qu’il n’y a pas de position absolue à partir de laquelle on peut juger les valeurs et les croyances de l’autre, la moralité, les connaissances, la vérité.

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Tzvetan Todorov écrivait que «  l’enfermement

en soi est plus faci le que l’ouverture », cette dernière posture nécessitant « un effort conscient », autrement dit la volonté de se placer en situation d’apprentissage. Faisant l’expérience de l’immersion d a n s u n e c u l t u r e étrangère, l’individu se trouve face à l’inconnu de l’autre culture, dont il ne connaît pas les codes. Il est donc confronté à de nouvelles formes de communication, découvre de nouvelles manières de penser et d’agir, et en s’immergeant dans la culture étrangère, c’est

en fait sa propre culture qu’il met en perspective. Il se redécouvre italien, thaï landais , français , en allant à la rencontre de l ’autre, et tend à développer un regard neuf et distancié de ses propres représentations culturelles. C’est ce que souligne Michaël Byram lorsqu’il fait la liste des compétences interculturelles, insistant notamment sur une plus grande capacité d’empathie, une augmentation de la flexibilité et du sens de l’adaptation à des situations nouvelles et imprévues.

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Au retour dans son pays natal, on adopte, sinon des pratiques, au moins des symboles du pays d’accueil, qui sont autant d’a� r-mation de métissage entre les cultures, celle d’origine et celle au sein de laquelle on a vécu plusieurs mois : sans renier son iden-tité « nationale », on a� rme désormais une pluralité d’identités.

3Juillet 2012 | AFS Vivre Sans Frontière

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Pour aller plus loin

AFS Intercultural Programs, AFS for AFSer : experiential learning in AFS.

Bettina Hansel, AFS Long Term Impact Study, 2008.

.Tzvetan Todorov, Le Croisement des cultures, Communications, n°43, Éditions du Seuil, 1986.

Fred Dervin & Michael Byram, Echanges et mobilités académiques. Quel bilan ?, Éditions L’Harmattan, 2008.

Michael Byram, Développement de la dimension interculturelle dans l’enseignement des langues, Council of Europe, 2002.

Maurice Merleau-Ponty, Signes, Éditions Gallimard, 1960.

‘‘Il n’est, bien entendu, ni possible ni nécessaire que le même homme connaisse d’expérience toutes les sociétés dont il parle. Il su� t qu’il ait quelquefois et assez longuement appris à se laisser enseigner par une autre culture, car il dispose désormais d’un organe de connaissance nouveau, il a repris possession de la région sauvage de lui-même qui n’est pas investie dans sa propre culture, et par où il communique avec les autres.

Maurice Merleau-Ponty, Signes, Gallimard, 1960.’’

Fred Derv in ins i s te quant à lui sur le concept d’un «  interculturel sans culture », l ’ impact des interactions entre individus façonnant les relations qu ’ i l s entret iennent . Pour lu i , le bénéf ice premier de l’immersion e s t b i e n l a m i s e e n perspective de la culture, et la reconnaissance de la diversité qui permet d’a© rmer et de dépasser les identités multiples à l’oeuvre dans la socialisation des individus.

L’étude de Bettina Hansel réalisée en 2008 sur le devenir d’anciens participants aux programmes d’échanges AFS v isa i t à mesurer l ’ é v o l u t i o n d e l e u r sensibilité aux questions interculturelles sur le long terme, après avoir v é c u u n e p r e m i è r e expérience d’immersion. Les résultats montrent que la plupart des ex-participants augmentaient

de manière ostentatoire cette sensibilité dans les premières années au retour du sé jour d’immersion.Plus tard, même si le fossé se réduit avec les catégories de population équivalentes mais n’ayant

pas vécu l’expérience d’ immersion, Bett ina Hansel note que les savoirs acquis n’ont cessé de fructifi er et ont eu une forte infl uence sur les choix de vie des ex-participants.

En effet, on retrouve chez eux une aptitude à apprendre et à parler les langues étrangères plus élevée que chez leurs pairs, des carrières professionnelles les amenant plus souvent aux interactions avec d’autres cultures. Leur

regard sur ces cultures étrangères en général est plus ouvert : l’expérience d’immersion culturelle permettrait de développer une attitude plus sereine et plus assurée en présence de personnes de cultures

d i f férentes . De p lus , elle favoriserait ensuite un engagement bénévole, et ce, souvent dans des organisations ayant une dimension internationale.

C e s r é s u l t a t s s o n t également démontrés sur le p lan personnel, p u i s q u e c e p u b l i c fait preuve d’une plus grande disposition à lier des relations avec des personnes d’origine différente de la leur, d ’une propens ion à transmettre ces valeurs à leurs enfants, et à les encourager à leur tour à vivre des échanges interculturels.

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Un outil pour mieux comprendre les étapes de l’immersion

L’expérience d’immersion, bien accompagnée, a un véritable impact sur la perception de sa propre

culture et des autres cultures. Dans son étude, le chercheur Milton Bennett propose un outil mesurant les étapes de la sensibilité interculturelle des participants aux programmes d’immersion, et montre que la grande majorité d’entre eux chemine d’une attitude de déni ou de défense vers une posture de minimisation des di� érences entre les cultures -qui postule plutôt la mise

en valeur de l’humanité commune à tous les individus- ou mieux encore, une phase d’acceptation de ces di� érences. Cette étape cruciale marque en e� et le passage d’une conception « ethnocentrée »* du monde à une attitude « ethnorelativiste »*, qui n’est donc plus centrée sur les propres représentations et cadres de pensée culturels de l’individu, mais s’ouvre à di� érentes réalités, plus ou moins éloignées des siennes.

Le déni est le fondement d’une vision du monde profondément ethnocentrée, qui refuse l’existence de di� érences, ou d’autres visions du monde. Elle peut être liée à un fort isolement des individus, ou bien à une séparation marquée entre deux populations, qui laisse place à peu de contacts.

La défense est une phase où la di� érence culturelle n’est plus niée, mais ressentie comme une menace, en cela qu’elle met en doute notre vision du monde. Elle est donc rejetée ou combattue. A ce moment-là sont produits des jugements de valeurs en négatif, qui donnent naissance à des stéréotypes, et peuvent mener au racisme. L’individu peut également ressentir dans cette phase une attraction forte pour une autre culture, et éprouver une réaction de défense face à sa propre culture, le processus étant inversé, mais toujours sensiblement le même.

Dans l’étape de minimisation, la di� érence culturelle est reconnue, mais n’est plus systématiquement combattue. Les similitudes entre cultures sont plutôt mises en avant et les di� érences minimisées, banalisées. Ce qui est mis en avant, c’est l’humanité commune. Le risque est de s’arrêter là, en ne mettant plus l’accent que sur les valeurs partagées, dans un universalisme qui peut s’avérer réducteur.

L’acceptation est la première des phases ethnorelatives d’après Bennett, puisque la di� érence est reconnue, et envisagée comme un possible et non plus comme une menace. En e� et, en postulant d’autres visions du monde, on permet la mise en perspective de sa propre culture et une meilleure connaissance de celle-ci.

La phase suivante, l’adaptation, naît de l’acceptation des di� érences, et se défi nit comme un processus d’ajout des éléments venant d’autres cultures à ses propres références de valeurs, de pensée, de comportements. A l’œuvre ici, une qualité d’empathie nécessaire pour s’ouvrir à la culture de l’autre.

L’intégration demande une redéfi nition des identités au fi l des expériences vécues, et se caractérise par l’appropriation de nouveaux cadres culturels, en un processus mouvant et continu, jamais achevé.

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« Le barbare, c’est d’abord l ’ h o m m e q u i c ro i t à

la barbarie ». Cette phrase de l’anthropologue Claude Lévi-Strauss (1908-2009) a acquis aujourd’hui une valeur quasi proverbiale pour les ethnologues du monde entier. Il ne s’agit pas ici de distribuer les bons ou les mauvais points à ceux qui pourraient dénigrer la valeur de la diversité culturelle mais simplement de tenter de comprendre leur attitude, tout en interrogeant de manière critique la conformité scientifi que de leur propos. Peut-on dire par exemple «  que toutes les civilisations ne se valent pas  »  ? Comment appréhender ce genre de propos ?

Il convient de rappeler en premier lieu que l’attitude qui consiste à voir la di� érence comme une marque d’infériorité ou de « retard culturel », est un réfl exe profondément ancré chez tout être humain. Il s’agit de l’ethnocentrisme, qui consiste à nier l’humanité à ceux qui nous sont di� érents, à rejeter leurs mœurs du côté de la nature, et à y voir une dimension animale qui n’aurait pas été domestiquée par la civilisation. On le retrouve dans des expressions communes telles que  : «  ils se comportent comme des animaux », «  ce sont de véritables sauvages  », etc.

Et même lorsque l’on admet l’humanité à ceux qui ne nous ressemblent pas, on la diffère souvent dans le temps ou on la considère comme incomplète  : l’autre est renvoyé à un état passé de l’histoire qui aurait progressivement éloigné l’humain de sa dimension «  animale  » ou «  naturelle  », une l igne temporelle sur laquelle certains auraient encore des étapes à franchir pour « nous » rejoindre. Cette forme d’ethnocentrisme, l’évolutionnisme, se manifeste dans les expressions d’indignation communes  : «  dire que cela se fait

encore, au XXIème siècle  ! », ou bien «  ils en sont encore au Moyen-Âge là-bas  !  ». Par ailleurs, en parallèle du renvoi de l’autre à une nature sauvage, on « naturalise » son propre jugement en faisant l’apanage du « bon sens ».

Mais rappelons que toute valeur, quelle qu’elle soit, est une valeur apprise et n’a d’objectivité que celle d’une convention. Il s’agit donc d’une posture subjective, résultat d’un processus qui consiste à faire une grille d’évaluation de soi-même : « Plus on est di� érent de moi, moins on serait humain  » (ou «  évolué  », « développé »). En d’autres termes, on convient d’une unité de mesure dont on se fait l’échelon le plus haut et l’on regarde les autres du piédestal que l’on s’est soi-même bâti, pour se rendre compte, par la magie du truisme, qu’ils nous sont inférieurs ; et à chacun son barbare ! Dès lors que l’on s’autoproclame le «  supérieur en humanité  » d’un autre, il faut donc être conscient de la réciprocité du jugement. Dans une guerre de jugements de valeur, nul autre vainqueur que celui qui impose les siens par la force.

Est-il donc possible de se débarrasser

DÉBAT

TOUTES LES CIVILISATIONS SE VALENT-ELLES ?« LE BARBARE, C’EST D’ABORD L’HOMME QUI CROIT A LA BARBARIE » CLAUDE LEVI-STRAUSS

Claude Guéant avait déclaré en début d’année que « toutes les civilisations ne se valent pas », à l’occasion d’un discours prononcé devant l’UNI1. Dans ce discours, il appelait à « protéger notre civilisation » et considérait que «  contrairement à ce que dit l’idéologie relativiste de gauche, pour nous, toutes les

civilisations ne se valent pas ». La rédaction de Cultures Sans Frontière a voulu se pencher sur la question et apporter des éléments de réponse à cette controverse.

1 Union nationale inter-universitaire (mouvement politique universitaire de droite).

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Claude Levi-Strauss, Race et Histoire, Éditions Folio essais 1952.

Samuel Huntington, Le choc des civilisations, Éditions Odile Jacob, 1997.

Jean-Loup Amselle, Branchements : anthropologie de l’universalité des cultures, Éditions Flammarion, 2001.

Youssef Courbage & Emmanuel Todd, Le rendez-vous des civilisations, Éditions du Seuil, 2007.

Pour aller plus loin

de l’ethnocentrisme  ? Il serait bien malaisé, voire présomptueux, de penser en être entièrement dénué, à défaut de quoi il serait nécessaire d’interroger sa propre humanité. Au mieux, penser être vierge de toute pensée ethnocentrique serait le symptôme même d’un ethnocentrisme profond, incapable que l’on serait de percevoir la d imension culture l le de son

jugement. Tout au plus est-il possible d’en prendre conscience pour le mettre à distance. Le relativisme culturel serait l’attitude inverse de l’ethnocentrisme. Elle consisterait alors à ne pas jauger ou hiérarchiser, affectivement ou moralement, les di� érences. Cependant cette att itude paraît dif f ic i lement conciliable avec un quotidien irrémédiablement construit sur

l’assise de valeurs, qui bien que relatives, sont autant de certitudes qui structurent les pensées de sens commun. Et l’ethnocentrisme est d’autant plus di© cile à éliminer qu’il se cache parfois, comme on l’a vu, derrière un petit adverbe.

« En refusant l’humanité à ceux qui apparaissent comme les plus "sauvages" ou "barbares" de ses représentants,

on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie. »

Cet extrait est emprunté à l’un des textes les plus connus de l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, publié en 1952 par l’Unesco, dans le cadre d’une série de brochures consacrées au concept de racisme. Lévi-Strauss y réfute la thèse des "races" humaines, et défend au contraire la richesse née de la diversité des cultures humaines. Il développe également le concept d’ethnocentrisme, le rapportant à l’histoire des peuples et à l’hégémonie des pensées occidentales : «  Ainsi l’Antiquité confondait-elle tout ce qui ne participait pas de la culture grecque (puis gréco-romaine) sous le même nom de barbare ; la civilisation occidentale a ensuite utilisé le terme de sauvage dans le même sens. […] Dans les deux cas, on refuse d’admettre le fait même de la diversité culturelle ; on préfère rejeter hors de la culture, dans la nature, tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle on vit. »

Race et Histoire, Claude Lévi-Strauss (1908-2009)

Page de gauche :Représentation de peinture étrusque.

Les étrusques, civilisation de la Méditerranée antique, ont produit ce qui est aujourd’hui considéré comme l’ancêtre de la peinture occidentale (VIème siècle avant J.C.).

Ci-contre :La mort de Sardanapale, Eugène Delacroix, 1827.

L’histoire raconte que le souverain légendaire Sardanapale (VIIème siècle avent J.C.), assiégé à Babylone, décide de se donner la mort et entraîne avec lui ses biens, ses femmes, ses pages, ses chevaux et même ses chiens favoris, ne tolérant pas qu’aucun d’eux ne lui survive. C’est ce dernier geste -romanesque du tyran esthète ou paroxysme de la barbarie ?- que Delacroix a choisi de représenter dans ce tableau.

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ENTRETIEN AVEC...

FRED DERVIN

Emir Mahieddin1  : Pouvez-vous nous expliquer les grandes lignes de votre parcours et nous dire ce qui vous a amené à prendre la mobilité étudiante et l’expérience de l’altérité pour objet de réfl exion ?

Fred Dervin : J’ai habité et travaillé dans plusieurs pays  : la Grande-Bretagne, la Chine, la Suède, l’Islande et la Finlande où je réside depuis près de 20 ans. Mes spécialités sont la linguistique, les sciences de l’éducation et la sociologie. Je m’inspire aussi beaucoup de l’anthropologie et de la psychologie sociale dans mes travaux. Mes travaux sur les mobilités estudiantines s’inspirent directement de mes propres expériences en tant qu’étudiant étranger ou même étranger tout court.

Mon expérience d’« expatrié » m’a également poussé à aller dans cette direction. Pour un universitaire, les mobilités étudiantes sont idéales pour la recherche  : ces étudiants sont maintenant sur la plupart des campus et souvent prêts à accorder des entretiens. Quand j’ai travaillé sur les couples interculturels, avec lesquels c’était plus di© cile, je me suis rendu compte de cela.

E.M. : Selon vous, dans quelle mesure peut-on par ler « d’expérience interculturelle  » ? Quels types d’expérience cette expression peut-elle qualifi er ? Est-il même souhaitable de faire usage de ces termes ?

1 Doctorant en anthropologie à l’Université d’Aix-Marseille et participant AFS à un séjour d’un an en Suède en 2003.

F.D.  : Pour parler d’expérience interculturelle, encore faut-il s’interroger sur ce que la notion d’interculturel signifi e. En e� et, faut-il approcher les rencontres avec un individu issu d’un autre pays à travers les « cultures » ou bien se concentrer sur les relations que nous créons ensemble (l’inter- d’interculturel) ?

Personnellement je milite pour un « interculturel sans culture », c’est-à-dire pour la prise en compte du fait que dans les rencontres, nous ne sommes pas esclaves d’une culture, par exemple nationale, mais que nous négocions des identités complexes les uns avec les autres en permanence. La «  culture  » peut intervenir dans nos discours mais souvent pour manipuler, nous défendre, faire plaisir, etc.

Nous faisons bien face à des personnes complexes et non à des cultures. Ce malentendu a longtemps dominé les discours scientifi ques sur l’interculturel. Le culturalisme, ou la culture comme excuse, connaît actuellement des remises en question importantes, notamment dans les recherches en anglais de gens comme Adrian Holliday, Shi-xu ou Ingrid Piller qui par leurs travaux contribuent à re-conceptualiser la notion. Même si peu de ces auteurs l’a© rment, je crois qu’il n’y a pas vraiment de di� érence entre l’inter et «  l’intra  » culturel. Les processus sont les mêmes  : négociations de nos identités, hiérarchie entre les interlocuteurs, manipulations, pouvoir symbolique, etc.

La langue n’est pas un élément à ignorer toutefo is , même s i parfois dans notre (nos) propre(s) langue(s) nous ne sommes pas toujours capables de tout exprimer ou de faire face à des situations de grand stress. Pour de nombreux chercheurs il est important de garder l’étiquette «  interculturel  », cela leur permet de justifi er leur existence… Personnellement, je m’en débarrasserais bien.

E.M. : Cette expérience de rencontre avec l ’autre apporte-t-elle un bénéfi ce pour l’individu qui s’y voit soumis ? Dans quelles conditions ? F.D.  : C’est di© cile à dire. Bien sûr je suis tenté de dire oui mais je ne suis pas sûr des valeurs réelles de ces rencontres. En e� et, si elles se basent sur du faux-semblant, du tout culturel et de la manipulation (« tu ne peux pas comprendre car tu n’es pas de ma culture »), alors elles n’ont aucun intérêt. Pour moi, les rencontres interculturelles « apportent » quand on arrive à aller au-delà des identités fi gées et des cultures, quand on commence à se sentir à l’aise car l’on ne doit pas/plus jouer l’Américain, le Japonais ou le Guinéen.

L’un des bénéfi ces potentiels de l’interculturel serait que chacun se rende compte, accepte et vive pleinement la pluralité des identités (les siennes et celles des autres). C’est rarement le cas… Dans mes travaux, j’ai pu voir que de nombreux étudiants en mobilité quittent le pays d’accueil avec des

Fred Dervin est professeur en éducation multiculturelle à l’Université d’Helsinki (Finlande). Il est également professeur adjoint en linguistique appliquée et en sociologie du multiculturalisme pour les universités de Turku

et Joensuu (Finlande). Il a été nommé récemment professeur associé en sciences de la religion à l’Université de Montréal (Québec). ©

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représentations très négatives sur ce pays et ses habitants même si en fait ils en ont peu rencontrés. En même temps, un bon nombre d’entre eux partent en oubliant les origines des amis étrangers qu’ils ont rencontrés, qui deviennent simplement Paul ou Aleksandra, mais pas Paul le Finlandais ou Aleksandra la Russe.

E.M. : Une telle expérience peut-elle entraîner des dérives ? Lesquelles ?

F.D.  : Bien sûr  : un sentiment d’ethnocentrisme renforcé, des images imaginées du soi et de l’autre, des déceptions mais aussi du racisme, de la xénophobie ou même de la xénophilie. Pour le racisme, je remarque de plus en plus que l’idée de «  racisme sans race  » devrait être prise au sérieux. En e� et, en voulant réduire les rencontres interculturelles à des comparaisons en t re l e s cu l tu res , l ’ un des interlocuteurs est TOUJOURS perçu comme étant moins « bon » que l’autre. Dès que je compare, je juge et je hiérarchise. Il y a là un grand danger surtout quand cette démarche est « sponsorisée » par des institutions éducatives, des associations ou même les chercheurs…

E.M.  : Selon vous, quelles mesures les organisations spécialisées dans les séjours d’échanges pourraient-elles mettre en place pour améliorer la formation et le suivi qu’elles dispensent à leurs participants  ? Dans leur discours, leurs pratiques et leurs outils ?

F.D.  : Tout d’abord  : former à la «  criticalité  ». Que se cache-t-il derrière l’utilisation des concepts d’interculturel et de culture dans les discours ? Quelles idéologies ? Quelles hiérarchies ? Cela veut dire mettre fi n aux démarches qui se concentrent uniquement sur les

di� érences culturelles pour ouvrir aux similitudes, aux relations entre personnes et à l’individualité.

Il serait également souhaitable de quest ionner les d iscours contradictoires portant sur l’altérité. Par exemple on retrouve souvent actuellement deux idées qui me semblent paradoxales fréquemment mises ensemble : « apprendre à être fier de sa culture » et « respecter la culture des autres  ». La première ne pourra jamais mener à la deuxième. En outre, qu’est-ce que respecter une culture signifi e  ? Que doit-on, que peut-on respecter  ? Pourquoi  ? Qui décide  ? Comment savoir si un discours sur une « culture » est un discours de vérité ? Peut-on alors respecter tout ?

Il faudrait pour fi nir aussi s’interroger sur la notion de localité. Un grand malentendu en mobilité étudiante est lié au fait qu’on insiste beaucoup sur le local : il faut apprendre la (les) langue(s) locale(s) et être avec des «  locaux  ». Mais dans un monde « glocalisé »*, comment suivre ces règles ?

Beaucoup d’étudiants que j’ai interrogés refusent d’être avec des gens de leur pays ou avec des étrangers dans leur pays d’accueil car ils souhaitent ne rencontrer que des « locaux ». Cette hiérarchie est inquiétante  : comme s’ i l y avait de meilleurs « humains » que d’autres. Pour moi, et ce serait le message principal d’une formation à l’interculturel pour la mobilité que je donnerais, tout individu est potentiellement intéressant, peu importe ses identités, ses origines, sa (ses) langue(s), sa religion, son statut social, etc. Cela pourra paraître idéaliste aux nostalgiques de l’interculturel d’un autre temps critiqué plus haut. Pour moi, c’est ça l’interculturel…

Fred DervinPropos recueillis par Emir Mahieddin

Pour aller plus loin

* Clés de lecture

Glocalisé : (contraction de global et local) désigne un concept d’échanges globaux qui se passent d’intermédiaires, et permettent la communication directe d’individus d’horizons di� érents entre eux.

‘‘L’un des bénéfi ces de l’interculturel serait que chacun se rende compte, accepte et vive pleinement la pluralité des identités (les siennes et celles des autres). ’’

Impostures InterculturellesEditions Logiques Sociales,

L’Harmattan, 2012

Fred Dervin choisit dans cet ouv rage de reven i r su r l e s développements récents des approches interculturelles, dans le monde des a� aires, des mobilités universitaires ou des langues étrangères. A travers des études de cas de ces di� érents domaines, il montre les dangers d’approches simplifi catrices de l’interculturel, cherchant par exemple à enseigner « la culture chinoise » comme une série de règles de comportements à adopter, au lieu de s’intéresser à l a comp lex i té des re l a t i ons humaines.

Dervin propose là de se séparer de l’idée qu’une « culture » s’apprend, pour se tourner vers les co-constructions de nos identités, c’est à dire comment la manière dont nous percevons le monde, les autres et nous-mêmes façonne en premier lieu nos comportements. En cela, l’approche de Dervin est assez iconoclaste –l’idée de «  culture nationale  » homogène s’imposant souvent dans les discours sur l’interculturel– mais certainement intéressante.

Le site de Fred Dervin :http://blogs.helsinki.fi /dervin/

Fred Dervin, Anne Lavanchy & Anahy Gajardo, Anthopologies de l’interculturalité, Éditions L’Harmattan, 2011.

Fred Dervin & Esmeralda Lopes Rosa, Research on Academic Mobility, An overview, list of researchers and bibliography,Préface de Martine Abdallah-Pretceille,Publication du département d’études françaises, 2006.

Martine Abdallah Pretceille, Les métamorphoses de l’identité, Éditions Economica, 2006

9Juillet 2012 | AFS Vivre Sans Frontière

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ACTUALITÉS AFS

Des nouvelles d’AllemagneRencontres de Constanze, organisées par AFS Interkulturelle Begegnungen e.V.

AFS À L’INTERNATIONAL

Comme tous les ans début mai, 400 bénévoles allemands se sont réunis pour la Constanze, l’équivalent de la Superformation française. Cette année ce

week-end de formation avait lieu à Cologne sous les chapiteaux d’un centre d’arts du cirque, avec comme thème l’éducation non-formelle.

En dehors des ateliers classiques d’AFS Allemagne –de «  Médiation  » à « Apprentissage interculturel pour familles d’accueil »- la Constanze proposait des ateliers sur l’éducation non-formelle avec des intervenants extérieurs. Cela a permis notamment de faire le point sur la distinction entre types d’éducation : si l’éducation formelle se caractérise par un cadre institutionnel et l’obtention d’un diplôme, l’éducation non-formelle propose un cadre d’apprentissage mais ne vise pas l’obtention d’un diplôme.

AFS Allemagne propose également en coopération avec l’Université de Karlsruhe une université d’été sur l’expérience interculturelle, du 30 juillet au 10 août à Karlsruhe. Des bourses complètes et partielles sont ouvertes aux AFSers.

La Superformation est l’organe de formation d’AFS  Vivre Sans Frontière, rendez-vous annuel

des bénévoles qui souhaitent développer de nouvelles compétences, et échanger sur les savoirs et le vécu au sein de l’association. Elle aura lieu les 1er et 2 septembre, et innove en proposant cinq parcours de formation composés de di� érentes sessions d’ateliers, qui portent tout autant sur les programmes d’AFS que sur l’engagement bénévole et la vie associative.

Elle accueillera cette année une centaine de bénévoles et de formateurs, et permettra –en vrac-  : d’aborder

l’animation de week-end d’orientation, de réfl échir aux valeurs et aux objectifs éducatifs d’AFS Vivre Sans Frontière, de se plonger dans la comptabilité d’association ou encore de penser le rôle des bénévoles auprès des établissements scolaires.

Pour aller plus loin

Le site de la Summer Academy d’AFS Allemagne :http://summeracademy-karlsruhe.org/.11

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10 Cultures Sans Frontière

La formation en France

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Désacraliser l’interculturelUn séminaire d’AFS Vivre Sans Frontière

AFS EN FRANCE

Mai 2012. AFS Vivre Sans Frontière organise son Assemblée Générale annuelle, l’occasion rêvée de réunir les présidents

d’associations régionales et leurs représentants pour réfl échir ensemble aux bénéfi ces des échanges interculturels.

L’après-midi a débuté par une conférence sur les relations franco-chinoises menée par M. Aoyu Wei, enseignant en management interculturel à l’Inalco1 et HEC2 Paris. M. Wei a apporté son point de vue de spécialiste sur les interactions interculturelles dans des domaines –la politique et l’économie- éloignés de l’approche d’AFS mais riches d’enseignements : il a abordé l’histoire, les modes de pensée et de communication ainsi que les pratiques sociales propres à la Chine ou au monde occidental, et leur infl uence sur les interactions entre individus des di� érentes cultures.

Un atelier interactif a permis ensuite de désacraliser le concept même d’interculturel, mais aussi de mettre en lumière les situations d’apprentissage ainsi que les compétences développées tout au long de l’expérience AFS par les bénévoles, les familles d’accueil ou de partants et les participants eux-mêmes. En effet, à partir de la théorie de Grove3, les participants ont pu réaliser leur propre pyramide des savoirs et revenir sur les aptitudes développées tout au long de leur parcours au sein de l’association,

Enfi n, un débat a été lancé au sein de l’assemblée sur la posture et l’avenir de l’association française en matière de stratégies interculturelles et éducatives, soulignant le processus engagé, les avancées de ces dernières années, et les e� orts à venir.

Une journée riche d’échanges et d’idées partagées, qui a pu illustrer la diversité du réseau français en matière d’expériences et d’approches des échanges interculturels, et un engouement renouvelé pour les valeurs défendues par l’association.

1 Institut national des langues et civilisations orientales.2 Ecole des Hautes études commerciales.3 Cornelius N. Grove, docteur en communication interculturelle de l’Université de Columbia, a dirigé pendant 11 ans le département Recherches et Développement d’AFS International (1978-1989) avant de devenir consultant en milieu professionnel pour les questions interculturelles.

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La pyramide de Neal Grove est un outil de classifi cation des apprentissages réalisés dans le domaine des échanges interculturels en 4 niveaux : personnel, interpersonnel, culturel et global1.

Le domaine personnel regroupe les valeurs et les compétences liées à soi-même, telles que la conscience de soi et la confi ance en soi, l’esprit critique, dessinant ainsi un nouveau rapport à soi. La fl exibilité et le sens de l’empathie font partie des aptitudes développées au niveau interpersonnel, qui permettent une amélioration de la communication, par exemple. Au cœur de l’expérience d’immersion, les participants développent une meilleure connaissance de leur propre culture, et de la culture étrangère, devenant plus sensibles aux di� érentes dimensions de la culture depuis l’acquisition des savoirs de la vie quotidienne jusqu’à la prise en compte des schémas de pensée de l’environnement d’accueil. Ce sont cette connaissance et cette sensibilité accrues que symbolise le niveau interculturel des apprentissages, rendant possible notamment la construction d’amitiés durables, l’intégration à la culture d’accueil. Enfi n, le dernier niveau représente l’ensemble des apprentissages liés à une conscience globale du monde. Les acquis de l’expérience permettent aux participants d’appréhender d’autres visions du monde, d’autres schémas de pensée que le leur, et de s’intéresser aux questions mondiales en acceptant le présupposé d’une interdépendance des cultures entre elles.

1 Cf. page de gauche : On peut voir la pyramide de Grove derrière Claire Rozier lors d’un atelier sur l’interculturel avec des bénévoles AFS. Les 4 niveaux de bas en haut : personnel, interpersonnel, culturel et global.

Classifi cation des apprentissages interculturels

11Juillet 2012 | AFS Vivre Sans Frontière

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ensuite l’individu à son retour, dans son quotidien, ses choix d’avenir, et font que chaque nouvelle expérience d’immersion sera vécue avec un regard neuf, di� érent, enrichi.

Chaque année le week-end des rentrants fait donc la part belle aux expériences de vie des participants, et tous ceux qui y prennent part peuvent témoigner de son importance dans l’assimilation de son expérience AFS. Son apport est en e� et non négligeable, et permet de mieux identifi er la richesse de ce qui vient d’être vécu, et d’envisager l’impact d’une telle expérience dans la vie de chacun : un peu comme proposer une légende à un tableau qu’on aurait peint pendant 1 an, et auquel on voudrait encore ajouter de nouvelles couleurs.

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Le week-end des rentrantsEnvisager le retour après l’expérience d’immersion

Organisé au niveau national, le week-end des rentrants a lieu deux fois par an et regroupe les participants qui reviennent d’un programme 1 an. Durant 3 jours, ceux-ci prennent part à des activités leur permettant

de revenir et d’échanger sur leurs expériences et de valoriser leurs acquis interculturels. Il s’agit d’accompagner leur retour en France et les retrouvailles avec leur environnement quotidien. Épreuve souvent di© cile, le retour amène à faire le point sur cette nouvelle vision sur ce monde mis entre parenthèses pendant un an, et qui, au retour, semble avoir changé.

Le week-end des rentrants s’organise donc en trois temps : « hier », « aujourd’hui » et « demain ».

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«  Hier  » permet de revenir sur l’expérience vécue, d’abord racontée par le participant, amenant ensuite des échanges avec les animateurs et les autres participants. Ce moment répond souvent à un besoin que les participants n’ont pas toujours identifi é avant, mais qui ensuite se révèle capital, de se raconter. En e� et, rares sont les occasions de revenir sur tout son séjour, avec des personnes ayant vécu des expériences similaires, et dans un environnement de confi ance. La confi ance instaurée pendant le week-end est d’ailleurs une priorité des animateurs. Elle passe par un esprit de groupe, ainsi que par l’écoute et l’attention portée à chacun.

Dans la période « aujourd’hui » les participants font le point sur les di© cultés liées au retour, que ce soit avec leurs familles, leurs amis ou le lycée. Durant les di� érents échanges, il ne s’agit pas forcément d’apporter une solution clés en main mais de montrer aux participants, d’une part qu’ils ne sont pas seuls à faire face aux mêmes di© cultés, et d’autre part qu’aucun problème n’est insurmontable.

La troisième étape, «  demain  », amène à mettre en valeur les acquis de l’expérience, et propose des pistes pour les faire fructifi er. Beaucoup de rentrants cherchent à retrouver les émotions de leur vie «  là-bas  », et ont besoin de temps pour accepter que cette expérience est unique, et terminée. Nombre d’entre eux repartiront ensuite en Erasmus, faire des études dans leurs pays d’accueil ou à la découverte d’autres pays. Certains s’établiront à l’étranger, d’autres travailleront en France en lien avec les relations internationales.

L’expérience AFS reste unique justement par les apprentissages retirés qui accompagnent

12 Cultures Sans Frontière

Page 13: Cultures Sans Frontière n°3

Du Mexique à l’Allemagne, représentations culturelles des mécanismes électorauxUn vent de printemps sou£ e sur les élections mexicaines.

ZOOM SUR

VUES D’AILLEURS

Le site du mouvement : http://yosoy132.mx

Les étudiants sortent la présidentielle mexicaine de sa torpeur, Le Monde, Mai 2012.

Présidentielle : trop d’égalité de temps de parole tue la démocratie, L’Express, Avril 2012.

Pour aller plus loin

Le mois de mai a vu éclore au Mexique le mouvement universitaire et apolitique #YoSoy132, réunissant 35 universités nationales et plus de 150 porte-paroles de di� érentes organisations de la société civile. Alors

qu’en avril dernier, la France se questionnait sur les modalités du traitement médiatique de la campagne présidentielle, (L’Express titrait d’ailleurs « Trop d’égalité de temps de parole tue la démocratie »), les citoyens mexicains s’unissent aujourd’hui pour exiger de leurs dirigeants la liberté d’expression et la démocratisation du traitement de l’information dans un pays rongé par la dépendance des media, aux mains du duopole Televisa et TV Azteca.

Ce « printemps » mexicain s’apparente à la vague mondiale de soulèvements observée dans plusieurs pays, et plus récemment dans la Province du Québec au Canada ou au Chili et ayant tous pour objectif de réclamer des droits considérés universels. L’émergence et la di� usion de ces di� érents mouvements auront bénéfi cié du rôle prépondérant des réseaux sociaux, outils désormais clés pour générer un sentiment d’appartenance ou d’association à des problématiques dépassant les frontières nationales.

Les élections françaises vues d’Allemagne. Aller-retour entre cultures politiques.

C’est bien connu, on ne se comprend jamais aussi bien que de loin. Quoi de mieux alors qu’une

campagne électorale suivie de l’étranger pour prendre du recul sur les habitudes politiques françaises  ? C’est sans doute dans ce cadre que les atavismes* nationaux supposés ou réels prennent le plus de sens. Ils correspondent alors à une certaine compréhension de la démocratie, forgée au sein d’institutions nationales, au terme d’une construction historique souvent mouvementée.

Le concept de « culture politique » en sciences sociales englobe ces habitudes politiques  : vote, exigences vis-à-vis des représentants élus ou désignés, manière d’exprimer un mécontentement quand ces attentes ne sont pas remplies... Les représentations que se font les élus de leurs fonctions peuvent di� érer, tout autant que leur façon d’endosser leur rôle, leurs discours ou leurs comportements au sein du système politique, des partis, etc.

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Manifestation étudiante à Mexico DF : « Yo soy 132 », ou « Je suis le 132ème »Le mouvement est né en mai 2012, suite à une visite du candidat du PRI, Enrique Peña Nieto –qui a depuis gagné les élections- dans une université de Mexico DF. Pris à partie par des étudiants, le candidat et son équipe de campagne dénonce une manipulation venue de l’extérieur de l’université. Les étudiants ont donc riposté en mettant en ligne une vidéo présentant chacun d’entre eux, les 131, à visage découvert, montrant leur carte d’étudiant et dénonçant le manque de transparence de la campagne. C’est à la suite de cette première manifestation qu’est né le mouvement « Je suis le 132ème ».

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13Juillet 2012 | AFS Vivre Sans Frontière

Page 14: Cultures Sans Frontière n°3

En regardant les soirées électorales de la présidentielle dans un local associatif de Francfort-sur-l’Oder, il s’agit d’expliquer aux amis allemands quelques « évidences » politiques françaises. Le simple fait de se réunir devant un poste de télévision pour voir un visage apparaître à l’écran à huit heures précises, a en e� et de quoi étonner nos voisins. Les raisons de cet étonnement sont purement institutionnelles. Le président allemand est élu indirectement et a un rôle plutôt représentatif. Les élections parlementaires nationales sont moins importantes étant données les nombreuses compétences laissées aux Bundesländer*, et contribuent à la « culture politique allemande » : en bref, le jeu politique y est beaucoup moins national et personnifi é qu’en France.

L e s é l e c t i o n s parlementaires des Bundesländer de ces derniers mois –par exemple en Rhénanie du Nord-Westphalie, remportées par les sociaux-démocrates et leurs alliés verts– o n t f a i t c o u l e r beaucoup d’encre, parce qu’elles mettent e n d i f f i c u l t é l a coalition d’Angela M e r ke l a u n i ve a u national. Les élections au Bundestag* de l’an prochain seront s u i v i e s , m a i s n e réuniront pas autant de téléspectateurs allemands que de français au printemps dernier  : l’o� re télévisuelle allemande est de toute façon elle-même partiellement régionalisée.

Traduire une soirée électorale dans ce contexte franco-allemand, c’est aussi essayer d’expliquer certaines formules

de nos politiques, qui participent de la culture politique française. La fonction de président de la République est traitée avec le plus haut respect, le nouveau « chef de l’Etat » –expression qui ne fi gure même pas dans la constitution de 1958– devenant le « premier serviteur de la République ». Avez-vous remarqué quels mots se doivent ici de commencer avec une majuscule ? Le concept de « République », tout comme les expressions «  valeurs républicaines  », «  front républicain  », très utilisés pour se di� érencier de la droite de la droite, sont pour autant rarement explicités -di© cile à suivre quand on n’a pas été socialisé dans la Vème République, mais en RFA ou RDA.

En Allemagne, on entend beaucoup parler des « Verfassungsschutz », o rg a n e s c h a rg é s aux niveaux fédéral e t ré g i o n a l d e l a «  protect ion d e l a constitution ». C’est un peu la loi fondamentale allemande de 1949 (Grundgesetz) qui remplit en Allemagne l e r ô l e d e c o d e déontologique pour é l u s .Ceux-ci ne servent donc pas l’«  Etat  » ou la «  République  », mais directement la Grundgesetz et ses valeurs : démocratie p a r l e m e n t a i r e ,

pluralisme, respect des minorités, intégration européenne... Autant d’expressions qui ne sont fi nalement pas si éloignées des nôtres, et qui ont le mérite de rappeler que la signifi cation des symboles politiques partagés en démocratie est toujours liée à des représentations et contextes culturels spécifi ques.

* Clés de lecture

Atavisme : instinct héréditaire, habitude ancestrale, héritage.

Bundesland  : L’Allemagne se compose de 16 Länder dotés chacun d’une Constitution et largement autonomes. L’éducation et la culture relèvent par exemple du Land alors que la politique étrangère se décide à l’échelon national.

Bundestag  : C’est l’une des deux chambres qui composent le Parlement allemand. C’est l’Assemblée nationale de la République fédérale d’Allemagne. Son rôle est de voter les lois, d’élire le Chancelier et de contrôler le gouvernement.

Pour aller plus loin

L’élection de François Hollande vue de Washington, Moscou, Berlin, Londres, Rome et... Dakar, France Télévisions, mai 2012

La présidentielle 2012 vue d’ailleurs, Courrier International, mai 2012

14 Cultures Sans Frontière

Illustration de Thomas Meitsch « Ce sera Hollande… Ce sera Sarkozy… Angie n’a que l’embarras du choix »

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Page 15: Cultures Sans Frontière n°3

Le site de Video Nas Aldeias :www.videonasaldeias.org.br

Ana Carvalho, Ernesto de Carvalho & Vincent Carelli, Video Nas Aldeias 25 años  : 1986-2011, Éditions Video Nas Aldeias, 2011.

À DÉCOUVRIRVideo Nas Aldeias,l’ONG brésilienne des cinéastes indigènes

C’est l’histoire d’une ancienne participante AFS, aujourd’hui documentariste, qui travaille avec l’ONG Video Nas Aldeias

(vidéos dans les villages), installée à Olinda, dans la province du Nordeste brésilien.

C’est l’histoire d’un projet pionnier lancé en 1986 dans le champ de la production cinématographique indigène au Brésil, né de la volonté de soutenir les peuples indigènes, leurs identités et leurs héritages culturels et territoriaux. C’est l’histoire de passionnés acheminant des caméras jusque dans des zones inaccessibles, proposant des formations itinérantes aux techniques cinématographiques dans les villages amazoniens, et accompagnant les cinéastes indigènes dans la production de leurs fi lms.

Dès ses premiers pas, le projet a suscité un véritable engouement collectif pour l’outil audiovisuel : l’expérience s’est répliquée dans de nombreux villages, et a vu émerger une série de fi lms, dont certains ont voyagé jusqu’en Europe et conquis les festivals. Le langage cinématographique a ainsi permis de découvrir le regard des cinéastes indigènes sur leurs propres réalités, de créer des ponts entre individus et peuples aux cultures et langages di� érents, au Brésil et au-delà de ses frontières.

Video Nas Aldeias, qui vient de fêter ses vingt-cinq ans d’existence, dispose désormais de ressources audiovisuelles précieuses, documentaires et fi ctions contant l’histoire, les réalités et les représentations des peuples indigènes du Brésil par eux-mêmes, et est aujourd’hui une référence dans ce domaine.C’est l’histoire de rencontres rendues possible par le langage universel de l’audiovisuel, et la volonté d’aller à la découverte de l’Autre, cet inconnu, ce semblable.

Pour aller plus loin

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Juillet 2012 | AFS Vivre Sans Frontière

Page 16: Cultures Sans Frontière n°3

Publication

Cette troisième édition de Cultures Sans Frontière développait les bénéfi ces des séjours d’immersion

à l’étranger. Pourtant, il n’est pas besoin de partir loin pour vivre des rencontres interculturelles  ! L’accueil d’un jeune étranger à la maison ou dans la classe, l’accompagnement d’un enfant parti vivre l’aventure d’une autre culture, l’engagement bénévole sur le terrain local et le partage de savoirs au quotidien font de ce vécu « local » une expérience « globale ».

C’est donc sur la diversité de ces situations interculturelles que la rédaction de Cultures Sans Frontière se penchera dans le prochain numéro, sur ces apprentissages « sans y penser » liés aux programmes d’échanges, et leur infl uence sur l’environnement social qui les entoure.

Vos questions, contributions et réactions sont précieuses pour faire de ce n°4 une véritable plate-forme d’échange et de discussions.N’hésitez pas à transmettre vos articles à Claire Rozier sur [email protected].

Dans votre prochain numéro

Vivre une expérience interculturelle sans quitter son pays

Directrice de la publication : Anne Collignon Rédactrice en chef : Maud Jou� ineauRédaction : Adrien Fernandez, Maud Jou� ineau, Zoé Kergomard, Emir C. Mahieddin, Claire Rozier

Maquette : François-Xavier Bonnot-YvernayAbonnement gratuit : www.afs-fr.org ou [email protected]

Courrier des lecteurs et réactions : [email protected]

Cultures Sans Frontière est une revue semestrielle électronique gratuite éditée parAFS Vivre Sans Frontière, association de loi 1901, reconnue d’utilité publique depuis 1965.

AFS Vivre Sans Frontière46 rue du Cdt Jean Duhail - 94132 Fontenay-sous-Bois Cedex - France

01 45 14 03 10 - [email protected]

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Directrice de la publication : Anne Collignon Rédactrice en chef : Maud Jou� ineau

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