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E E X X P P R R E E S S S S I I O O N N S S Numéro 8. Octobre 2009. Revue du Département de langue et Littérature Françaises Université Mentouri Constantine ISSN 1111-5130

Cytton La Boetie

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EEXXPPRREESSSSIIOONNSS

Numéro 8. Octobre 2009.

Revue du Département de langue et Littérature Françaises Université Mentouri Constantine

ISSN 1111-5130

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Recteur de l’Université Mentouri

Pr. Abdelhamid DJAKOUN

Directeur des publications

Nadir BELLAL

Directeur de la revue

Kamel ABDOU

Comité Scientifique

Pr. Yasmina Cherrad Mentouri Constantine Lumière Lyon2 Es Senia Oran Mentouri Constantine Lumière Lyon2 Université d’Alger Lumière Lyon2 Université de Annaba Université de Mostaganem Mentouri Constantine Mentouri Constantine Université Mira Bejaïa

Pr. Bruno Gelas Pr. Fouzia Sari

Pr. Nedjma Benachour Pr. Michel Pierre Schmitt Pr. Afifa Brerhi Pr. Pr.

Charles Bonn Saddek Aouadi

Pr. Hadj Miliani Pr. Jamel Ali Khodja Pr. Pr.

Yacine Derradji Farida Boualit

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EEXXPPRREESSSSIIOONNSS

Numéro 8

Revue du Département de langue et Littérature Françaises

Université Mentouri Constantine

ISSN 1111-5130

ISSN 1111-5130

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YYvveess CCiittttoonn.. GGrreennoobbllee…………………...………….………………………………………………....17 Regard, spectacle et servitude chez La Boétie

AAffiiffaa BBrreerrhhii.. AAllggeerr…………………………..…………….…………………………………..……….48 L’éloge tragique de la mémoire en exil

Les hétérogenèses de l’agencement Science fiction / spéculative fiction.

JJeeaann--MMaaxx NNooyyeerr.. PPaarriiss.. VVIIIIII…………....…………………………………………..……….…….…….……75

Le conte. Problématique définitoire.

KKaammeell AAbbddoouu..CCoonnssttaannttiinnee..MMeennttoouurrii.……………………………………………......………………107

Le conflit hamalliste dans Vie et enseignement

CChhrriissttiiaannee AAllbbeerrtt.. PPaauu …………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………..…...12 de Tierno Bokar, Le sage de Bandiagara d’ Hampaté BÂ

Le conte de fées au féminin ou l’art du libertinage voilé

à la fin du XVIIème siècle.

Maarriiee AAggnnèèss TThhiirraarrdd.. LLiillllee…………………………………………………………….………………144

Voyage et écriture : Salammbô de Gustave Flaubert

NNeeddjjmmaa BBeennaacchhoouurr.. CCoonnssttaannttiinnee..Mentouri………………………………………………..………………..169

La question de l’identité dans A la recherche du temps perdu :

. L’éclairage de la photographie

JJeeaann--PPiieerrrree MMoonnttiieerr.. RReennnneess22……………………………………………………………….……… 191

Discours et énoncés sur la langue d’écriture dans l’expression littéraire.

FFaarriiddaa LLooggbbii.. CCoonnssttaannttiinnee..MMeennttoouurrii………………………………… …...……………………… …223

De l'assimilation à l'association : Histoire et idées dans la littérature algérienne de langue française de la période coloniale.

AAbbddeellaallii MMeerrddaaccii.. CCoonnssttaannttiinnee.. MMeennttoouurrii………………………………..…………………………..231

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uand la littérature est non seulement notre plaisir mais aussi notre métier, quand l’interculturalité est désormais admise comme élément constitutif de

l’égo, du texte et de l’habitus, il n’est pas étonnant que l’image qui n’a cessé de tournoyer obstinément dans ma tête quand le désir de faire reparaître Expressions sous son huitième numéro, après la longue interruption qui a suivi le numéro sept, s’est arraché le temps de se réaliser, soit celle du sphinx.

Ce monstre femelle qui dévorait les jeunes hommes qui n’arrivaient pas à trouver le sens de ses paroles énigmatiques, et dont la caractéristique est de renaître sans cesse, de resurgir, vivant, de l’état de mort, pour reposer la même question aux autres : « Quel est le sens de mes paroles ? ».

C’est un peu pour cela que ce numéro est,

génériquement, consacré à « La littérature »1

, ce discours que nous interrogeons sans cesse -à l’aide d’autres discours- sur son sens, alors qu’ il ne nous propose que de nous « raconter des histoires » dans les deux sens du terme, qu’il ne nous demande que de le trouver beau, qu’il ne nous oblige pas à aller vers lui, et qui nous laisse même le loisir de le rejeter de notre vie sociale sous prétexte de « gratuité » et « d’inutilité ».

1 Le numéro suivant retrouvera sa structure première, organisée en une partie « Science des textes littéraires » et une partie « Linguistique/Didactique ».

Q

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Mais même temps, il s’ouvre à nous, nous permettant de l’investir par toutes ses voies d’accès, diversifiant les outils et les stratégies pour nous permettre de trouver des sens et même, parfois, pour certains, un sens de la vie.

Le texte. Erigé comme ce Château qui domine le village où se trouve l’Arpenteur, qui se contente de son être-là, mais dont tout le monde pense que c’est de là que tout vient, et que c’est là qu’il faut chercher.

Merci donc aux auteurs, tous connus et reconnus, qui

ont bien voulu participer à cette renaissance, et merci de nous passer les coquilles qui émaillent ce numéro.

Juin 2009

Kamel ABDOU

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Regard, spectacle et servitude chez La Boétie

YYvveess CCiittttoonn

UUnniivveerrssiittéé ddee GGrreennoobbllee 33 SStteennddhhaall –– uummrr LLIIRREE

Comment un texte littéraire peut-il résonner des siècles après sa rédaction, dans un monde complètement différent de celui qui l’a vu naître ? Telle est la question que j’aimerais poser à propos d’un écrit à la fois « classique » et infiniment « subversif », le Discours de la servitude volontaire d’Étienne de la Boétie (1530-1563). Que nous dit aujourd’hui de notre monde ce texte qui a été rédigé vers 1546-48, nous disent les historiens de la littérature, par un jeune étudiant en droit de l’université d’Orléans, qui ne cherchait peut-être qu’à remplir un devoir scolaire de sa classe de rhétorique ? En quoi cet exercice éminemment littéraire, cet éclat de virtuosité rhétorique composé il y a presque un demi-millénaire, nous aide-t-il à voir ce que nous avons tous les jours sous le nez sans que nous puissions forcément l’identifier comme tel ? Voilà les questions qui m’intéresseront dans les pages qui suivent.

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Un exercice de rhétorique Je passerai donc rapidement sur les conditions de

production et de diffusion – pourtant passionnantes – de ce texte. Disons simplement que cet exercice scolaire rédigé par un jeune homme de 16 ou 18 ans doit sa notoriété en partie à l’amitié que La Boétie contractera plus tard avec Montaigne (qui voulait sertir ce texte au cœur de ses Essais, originellement composés pour lui servir de cadre), en partie au fait que des extraits en ont été publiés dans Le Réveille-Martin des Français en 1574 par des Huguenots réagissant aux massacres de la Saint Barthélémy, qui en ont fait un tract anti-monarchiste appelant au meurtre du « tyran » catholique. Un tel détournement a été opéré sans l’accord de l’auteur, mort depuis 1563, ni celui de Montaigne, effrayé par cette appropriation de la subtilité du message de son ami à des fins brutalement tyrannicides. Montaigne devra renoncer à publier dans son propre ouvrage ce qui était devenu un brûlot dangereux et scandaleux, et ce ne sera qu’en 1727 que la dissertation de La Boétie sera publiée en annexe des Essais. Le Discours de la servitude volontaire connaîtra (sous le titre de Contr’Un) une diffusion assez limitée et quasi clandestine jusqu’au XIXe siècle, époque à laquelle il sera pour la première fois mis en valeur de façon autonome à travers l’édition qu’en donnera Lamennais en 1835. Ce n’est finalement que depuis peu de décennies qu’il a été véritablement redécouvert et constitué en classique (sulfureux) de la pensée politique moderne.

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Davantage que l’histoire littéraire, ce qui va m’intéresser dans le Discours de la servitude volontaire, ce sera son inscription dans une certaine tradition de pensée politique qui commence à peine à devenir visible sur nos radars d’historiens des idées. Dans mon travail de dix-huitiémiste, je l’ai étiquetée « spinozisme »1

1 Voir Yves Citton, L’Envers de la liberté. L’invention d’un imaginaire spinoziste dans la France des Lumières, Paris, Éditions Amsterdam, 2006.

, mais le fait que nous nous situions ici plus d’un siècle avant Spinoza montre bien à quel point cette étiquette fait problème. J’emploierai donc un autre terme ici – en sachant bien à la fois que ces questions de nomination ne sont pas essentielle et qu’elles ne sont pas non plus totalement indifférentes – celui de « pensée des multitudes ». Et pour fixer les idées, je mentionnerai une série de noms propres de penseurs et d’écrivains qui me semblent avoir joué un rôle fondamental dans le développement de cette tradition de pensée, que j’aimerais aider à rendre visible sur nos radars : Marsile de Padoue et son Defensor Pacis de 1324, La Boétie bien entendu, Spinoza avec son Traité politique de 1677, Denis Diderot et Léger-Marie Deschamps avec leurs réflexions des années 1760-1770, Gabriel Tarde avec sa théorie sociologique de la fin du XIXe siècle, enfin la constellation formée par Michel Foucault, Gilles Deleuze, Félix Guattari, Antonio Negri, Laurent Bove, Bruno Latour, ainsi que la nébuleuse de périodiques qui naviguent dans leur sillage (dont la revue

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Multitudes, à laquelle je me trouve présentement collaborer1

Mon propos sera double : d’une part, esquisser certains enjeux de théorie politique qui apparaissent dans le texte littéraire de La Boétie lorsqu’on le lit sur l’arrière-fond du développement multi-séculaire de cette tradition de pensée ; d’autre part, concentrer mon attention sur le rôle que joue le regard dans la construction théorique que propose La Boétie, ce qui permettra de revenir sur des domaines plus traditionnellement arpentés par les historiens de la littérature. Dans tous les cas, et pour ce qui me concerne, nous ne quitterons jamais le domaine « littéraire », puisque je vais jouer sur ce que la lettre du texte nous propose de polysémie, de rebonds, de suggestions – au-delà même de ce qu’a pu (ou non) vouloir dire l’individu historique correspondant au nom d’Étienne de La Boétie. Il va de soi que Monsieur La Boétie, vers 1548, n’a pas pu penser une « démocratie radicale » dans des termes comparables à ceux qu’utilisent aujourd’hui Toni Negri ou Laurent Bove. J’espère suggérer toutefois que son texte fraie des pistes de réflexion qui balisent remarquablement bien le terrain sur lequel se déploiera la théorisation ultérieure de cette « démocratie radicale ».

).

1 Le site de la revue Multitudes – http://multitudes.samizdat.net – propose tous les articles en libre accès en ligne une année après leur publication dans la revue papier.

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Une reconfiguration de la littérature politique classique Commençons donc par lire les deux premières pages du

Discours de la servitude volontaire1

Ce second geste est encore radicalisé dans le paragraphe suivant, où l’auteur écarte le type de problématique qui

. Ce texte, qui va nous démontrer l’inanité du pouvoir concentré en l’Un, débute avec une citation d’Homère, le « Prince » des Poètes, mais c’est logiquement pour le déboulonner de son piédestal : comme tous les monarques, Homère met les choses « tout au rebours », et nous peint la politique d’une manière qui se conforme « plus au temps qu’à la vérité ». Tout commence donc par un double geste, des plus significatifs. D’une part, le petit étudiant en droit et en rhétorique, qui ne s’est fait encore aucun nom, qui est perdu dans la multitude des « apprentifs », se permet de corriger « le Prince des poètes », en un acte d’insoumission poli, mais décidé. D’autre part, le critique littéraire se permet de mettre de côté le sens « historique » des propos d’Ulysse/Homère pour les projeter sur un plan de vérité (ou de contre-vérité) philosophique trans-temporel : on ne va pas discuter de tel ou tel roi, de telle ou telle situation particulière, mais de l’essence du pouvoir politique.

1 Une édition du texte en français modernisé est disponible en ligne sur le site Wikisource : http://fr.wikisource.org/wiki/Discours_de_la_servitude_volontaire. Parmi les nombreuses publications sous forme de livre, la plus satisfaisante est celle publiée chez Payot, qui comporte les différentes versions du texte, ainsi que de bonnes études : Etienne de la Boétie, Le discours de la servitude volontaire, Paris, Petite bibliothèque Payot, 1976. C’est à cette édition que feront référence mes indications paginales.

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structure alors généralement la réflexion politique de son temps. Il ne va pas s’intéresser – nous dit-il – aux mérites relatifs des formes de gouvernements, que l’on catégorise alors (dans la continuité d’Aristote) en trois couches, articulée chacune en une version positive et une version corrompue : le pouvoir attribué à un seul individu (monarchie/tyrannie), le pouvoir revenant à une minorité (aristocratie/oligarchie), le pouvoir confié à la majorité (république/démocratie [ou ochlocratie]). La Boétie balaie tout cela d’un revers de main, pour poser une question plus radicale qui met en cause la nature même de tout pouvoir politique.

Une remarque s’impose toutefois sur la radicalité de l’objet qu’il vise. Dans la suite, il insèrera une distinction entre bons et « méchans princes » (145). Il fera également le départ entre trois origines possibles du pouvoir tyrannique/royal (le droit de la guerre, la naissance, l’élection). Il fera aussi exception pour les « rois si bons en la paix et si vaillans en la guerre » (169) dont la France a été bénie – et cela parce qu’il serait « outrageus de vouloir démentir nos livres et de courir ainsi sur les erres de nos poètes » (171).

Toutes ces nuances sont toutefois affectées de signes de brouillage, voire d’hypocrisie : la précision sur les « méchants princes » est absente du manuscrit principal ; la distinction entre trois origines est résorbée par la conclusion selon

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laquelle « etans les moiens de venir aus regnes divers, toujours la façon de regner est quasi semblable » (146) ; enfin, la démarcation envers les rois de France, outre que la plus élémentaire prudence l’imposait, se voit fourguée sous couvert de ne pas contredire « les erres des poètes ». La critique semble s’être contentée de voir une faute de copie dans le manuscrit : l’auteur aurait voulu écrire les « terres » des poètes. Je proposerais une autre lecture : on sait que les poètes de l’époque, Pontus de Tyard par exemple, ont publiés des recueils sous des titres comme les Erreurs amoureuses ; il ferait donc sens – double sens – de parler des « erres de nos poètes », pour simultanément renvoyer à leurs œuvres et dénoncer leurs « erreurs » sur ce point, dans la droite ligne de ce qui avait été dit d’Homère lui-même en ouverture du texte.

La puissance des multitudes

Ce qui est en jeu, à travers la figure du tyran, c’est donc bien l’essence de tout pouvoir politique. Or cette essence repose sur une question fondamentale que La Boétie pose dans son troisième paragraphe :

Pour ce coup je ne voudrois sinon entendre

comm’il se peut faire que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations endurent quelque fois un tyran seul, qui n’a puissance que celle qu’ils luy donnent ; qui n’a pouvoir de leur

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nuire, sinon tant qu’ils ont vouloir de l’endurer ; qui ne sçauroit leur faire mal aucun, sinon lors qu’ils aiment mieulx le souffrir que lui contredire. (128-129)

La question centrale de la Servitude volontaire consiste donc à comprendre comment, alors que le tyran n’a de puissance que celle qui lui vient des corps et des esprits de ses sujets, ceux-ci aiment mieux souffrir son oppression que de lui contredire. Le paragraphe suivant précisera que, le plus souvent, ce n’est ni par admiration pour sa vertu, ni sous la contrainte d’une violence directe que le tyran domine, mais par un enchantement et un charme apparemment inexplicables – que le Discours se donne justement pour défi d’expliquer.

Ces premiers mots suffisent à renverser notre vision commune du pouvoir. Le pouvoir ne paraît s’exercer du haut (l’Un au sommet) sur le bas (la multitude) que parce qu’il parvient à capturer à son profit une puissance qui vient en réalité de la multitude elle-même. On peut en effet retrouver chez La Boétie l’opposition que Toni Negri articulera à partir de sa lecture du Traité politique de Spinoza entre, d’une part, le pouvoir-potestas, qui s’applique sur la population à partir des institutions politiques (police, appareil judiciaire, etc.) et, d’autre part, la puissance-potentia, qui émane de la

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multitude elle-même pour se faire capturer et réappliquer (apparemment depuis le haut) sur cette multitude1

En quoi consiste donc cette puissance-potentia ? La Boétie est on ne peut plus clair sur cette question : la puissance de la multitude consiste en ce que peuvent faire ensemble la multitude des corps et des esprits qui composent la collectivité – ce que peuvent voir les yeux, ce que peuvent fabriquer les mains, ce que peuvent bouger les jambes, ce que peuvent comprendre et imaginer les cerveaux qui interagissent au sein d’une société donnée. C’est cela que parvient à s’approprier le tyran pour l’utiliser à son profit contre l’intérêt de ses sujets :

.

Celui qui vous maistrise tant n’a que deux yeulx, n’a que deux mains, n’a qu’un corps, et n’a autre chose que ce qu’a le moindre homme du grand et infini nombre de vos villes, sinon que l’avantage que vous luy faites pour vous destruire. D’où a-t-il pris tant d’yeulx dont il vous espie, si vous ne les luy baillés [donnez] ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s’il ne les prend de vous ? Les pieds dont il foule vos cités, d’où les a-t-il s’ils ne sont des vostres ? Comment

1 Cf. Antonio NEGRI, L’Anomalie sauvage. Puissance et pouvoir chez Spinoza(1980), Paris, Éditions Amsterdam, 2006. Voir aussi Laurent BOVE, La Stratégie du conatus. Affirmation et résistance chez Spinoza, Paris, Vrin, 1996.

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a-t-il aucun pouvoir sur vous, [sinon] que par vous ? (138)

Dénonçant par avance tous ceux qui ne manqueront pas de s’approprier son argumentaire pour justifier le tyrannicide et le recours à la violence politique, La Boétie prend aussitôt la peine de préciser qu’il n’y a nul besoin d’attenter à la vie ou à la sécurité des tyrans pour se libérer de leur oppression. Aucun acte de violence n’est nécessaire, puisqu’il suffit d’arrêter de leur fournir la puissance qui nourrit leur pouvoir pour voir celui-ci se réduire aussitôt à une peau de chagrin :

Si on ne leur baille [donne] rien, si on ne leur obéit point, sans combattre, sans fraper, ils demeurent nuds et deffaits, et ne sont plus rien, sinon que comme la racine n’aians plus d’humeur ou aliment, la branche devient seche et morte. […] Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres. (136-139)

Cette première question que se pose le texte débouche

donc sur une deuxième interrogation, celle qui cherche à comprendre « comment s’est ainsi si avant enracinée ceste opiniastre volonté de servir » (140). La Boétie apporte trois réponses possibles à cette seconde question, et il se trouve que toutes trois mettent la problématique du regard au premier plan de leur démonstration.

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L’accoutumance à ne voir que le donné

« La première raison de la servitude volontaire, c’est la coutume » (150). Les sujets acceptent d’être tyrannisés parce qu’ils se sont habitués à la tyrannie ou, plus gravement encore, parce qu’ils n’ont jamais connu d’autre régime de vie. « Les hommes sont tels que la nourriture [c’est-à-dire la culture] les fait » (150). Il ne sert donc à rien de condamner ou de blâmer les gens qui se soumettent à la tyrannie. S’ils sont nés sous un tel régime, on ne peut pas leur en vouloir de ne pas désirer quelque chose (la liberté) dont ils ne soupçonnent même pas l’existence : « Je suis d’advis qu’on ait pitié de ceux qui, en naissant, se sont trouvés le joug au col, ou bien qu’on les excuse, ou bien qu’on leur pardonne si, n’aiant vu seulement l’ombre de la liberté et n’en estant point avertis, ils ne s’aperçoivent point du mal que ce leur est d’être esclaves » (154).

Je relève que cette accoutumance s’exprime à travers une analogie avec le domaine du regard :

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S’il y avoit quelque païs comme dit Homère des Cimmériens, où le soleil se monstre autrement qu’à nous, et après leur avoir esclairé six mois continuels, il les laisse sommeillans dans l’obscurité, sans les venir revoir de l’autre demie année, ceux qui naistroient pendant ceste longue nuit, s’ils n’avoient pas ouï parler de la clarté, s’esbahiroit-on si, n’ayant point vu de jours, ils s’accoustumoient aux ténèbres où ils sont nez sans désirer la lumière ? On ne plaint jamais ce que l’on n’a jamais eu, et le regret ne vient point sinon qu’après le plaisir. (154-5)

Pour regretter ou désirer quelque chose, il faut avoir eu l’occasion de le voir (ou d’en entendre parler). Sans image de l’objet du désir, pas de désir possible de cet objet. Si l’absence d’occasion de voir autre chose que la tyrannie peut expliquer l’accoutumance, laquelle peut suffire à expliquer la servitude volontaire, et s’il ne s’agit pas de condamner les victimes de la tyrannie, La Boétie suggère toutefois qu’on peut trouver dans la problématique du regard de quoi dépasser cette apparente naturalité de la tyrannie, même pour qui l’aura sucée avec le lait de sa nourrice et pour qui aura toujours vécu dans la nuit des Cimmériens. Il dit en effet que ceux qui vivent dans la soumission, « nourris et eslevés dans le servage, se contentent de vivre comme ils sont nés » « sans regarder plus avant » (148). La question est donc de savoir si et comment on peut regarder plus avant que ce que nous laisse voir notre environnement quotidien, tel qu’il nous est donné par la réalité.

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Or, précisément, La Boétie décrit peu après certains individus qui trouvent en eux-mêmes de quoi désirer la liberté, même s’ils ont pu naître sous la pire des tyrannies. Je les appellerai des Libertins parce que cette description me semble convenir parfaitement à ce que le XVIIe siècle désignera sous ce terme, tout en soulignant que La Boétie lui-même n’utilise jamais ce mot anachronique pour se référer à eux. Écoutons la description qu’il en donne :

Toujours s’en trouve-t-il quelques-uns mieulx nés que les autres, qui sentent le poids du joug et ne se peuvent tenir de le secouer […] et de se souvenir de leurs prédécesseurs, et de leur premier estre. Ce sont volontiers ceus là qui ayans l’entendement net, et l’esprit clairvoyant ne se contentent pas comme le gros populas de regarder ce qui est devant leurs pieds, s’ils n’advisent et derrière et devant, et ne remémorent encore les choses passées, pour juger de celles du temps advenir et pour mesurer les présentes. Ce sont ceux qui, ayant la teste d’eux-mêmes bien faite, l’ont encore polie par l’estude et le sçavoir. Ceux-là, quand la liberté seroit entièrement perdue et toute hors du monde, l’imaginent et la sentent en leur esprit, et encore la savourent. (156)

Dans ce très beau portrait du libertin (terme dont

l’étymologie renvoie au libertinus latin, soit à « l’esclave affranchi »), et pour peu qu’on efface la connotation aristocratique qui le construit en opposition au « gros populas », on peut relever la mise en valeur d’une capacité à affranchir notre perception des limites de ce qui est immédiatement donné (à voir, à entendre, à sentir). Cet

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affranchissement implique un certain rapport au passé et à la mémoire (les libertins peuvent se souvenir de leurs prédécesseurs et de leur premier être). Il implique aussi une capacité de se projeter dans le futur, qui est indispensable à la juste évaluation du présent (ils se remémorent les choses passées pour juger de celles du temps à venir et pour mesurer les présentes). On voit émerger ici une capacité de voyance qui n’est pas de l’ordre de la connaissance (factuelle, rationnelle) mais de l’imagination, de la sensibilité et du goût (quand la liberté serait entièrement perdue et toute hors du monde, les libertins l’imaginent et la sentent en leur esprit, et encore la savourent).

Cette description des libertins explicite très précisément ce que ne faisaient pas ceux qui restaient soumis à la tyrannie coutumière : regarder plus avant. Le principal recours contre la soumission est notre capacité à voir au-delà du donné, à lever le nez de ce qui est sous nos yeux, à regarder l’horizon et à imaginer ce qui est au-delà et ce qui, donc, ne peut se voir par la vue mais doit s’entrevoir par une vision.

Le conditionnement par le spectacle

Si c’est bien une certaine modalité du regard qui peut

nous libérer de la servitude volontaire, une autre modalité du regard peut toutefois contribuer à nous y accoutumer. La Boétie évoque plusieurs méthodes de mises en scènes à

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travers lesquelles le pouvoir peut affermir son emprise sur la multitude. La première repose sur le recours à de faux miracles ou à la pompe de cérémonies religieuses impressionnantes pour rendre vénérable ou effrayant le pouvoir politique en l’adossant à l’image d’une puissance surnaturelle. La deuxième repose au contraire sur le fait de rendre le détenteur du pouvoir invisible, de façon à ce que les sujets soient amenés à l’imaginer plus effrayant que ne peut l’être sa personne réelle, toujours vouée à être humaine trop humaine (166-170).

La troisième forme de mise en scène m’intéresse davantage dans la mesure où elle n’a plus pour objet le détenteur du pouvoir lui-même, mais concerne l’utilisation des spectacles (de toutes natures), selon ce que le monde antique désignait à travers l’expression Panem et circenses : donnez au peuple du pain et des jeux pour qu’il se tienne tranquille. Ce n’est plus aux Cimmériens mais aux Lydiens que fait référence ici La Boétie pour montrer comment les pouvoirs en place peuvent se servir de ce qui nous est donné à voir pour assurer la pérennité de notre soumission :

[Pour assurer son pouvoir sur les Lydiens qu’il avait conquis sans avoir à maintenir chez eux une armée d’occupation, Cyrus] y establit des bordels, des tavernes et jeux publics et fit une ordonnance que les habitans eussent à en faire estat. Il se trouva si bien de ceste garnison que jamais depuis contre les Lydiens ne fallut tirer un coup d’espée : ces pauvres et misérables gens s’amusèrent à inventer toutes sortes de jeus […] Les theatres, les jeus, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bestes estranges, les medailles, les tableaus,

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et autres telles drogueries, c’estoient aus peuples anciens les apasts de la servitude, le pris de leur liberté, les outils de la tyrannie : ce moïen, ceste pratique, ces allechemens avoient les anciens tyrans pour endormir leurs subjects sous le joug. (163)

On sent bien ici la complexité de la réflexion de La

Boétie : cette même faculté d’imagination qui peut m’émanciper en me faisant voir ce qui n’est pas, la voilà qui peut aussi être utilisée pour me distraire de la réalité de mon oppression et me faire vivre dans un monde de théâtre, de farces, de jeux – bref dans ce que Guy Debord a décrit quatre siècles plus tard comme étant une société du spectacle.

Il en va bien, ici aussi, de nos goûts, que les spectacles tentent d’« allécher ». Le terme de droguerie auquel recourt La Boétie est révélateur de l’ambivalence de l’imagination dans son texte : d’un côté, on pourrait se dire que certains « hallucinogènes » pourraient nous aider à devenir voyants (comme en feront l’expérience certains poètes du XIXe siècle ou des années 1960) ; d’un autre côté, le texte dénonce la logique de fuite et d’addiction qui imprègne souvent l’usage des drogues.

Si l’on voulait toutefois faire le départ entre une « bonne » et une « mauvaise » imagination, entre une capacité émancipatrice à voir au-delà du donné et une disposition aliénante à se perdre dans un monde d’illusion, on pourrait faire attention aux modalités très différentes de

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production et de consommation des images qu’illustrent les libertins d’une part et les Lydiens d’autre part. Chez les premiers, La Boétie suggère un effort par lequel chacun est appelé à produire ses propres visions de ce qu’il n’a jamais eu l’occasion de voir, ses propres espoirs envers le futur, ses propres souvenirs du passé. Chez les Lydiens, au contraire, ce sont des institutions proches du pouvoir en place qui produisent des images communes que chacun n’est appelé qu’à consommer toutes faites. Autant que les images elles-mêmes (leurs formes, leurs contenus), c’est leur mode de circulation qui est décisif pour évaluer leur caractère émancipateur ou aliénant – conformément à l’intuition de Marshall McLuhan selon laquelle le médium est le message.

La fascination du pouvoir

La Boétie n’est pas assez naïf pour croire que tout n’est

qu’affaire d’images en matière de pouvoir politique. La troisième explication qu’il propose du mystère apparent de la servitude volontaire repose sur une pyramide d’assujettissements à travers laquelle « le tiran asservit les subjects les uns par le moïen des autres » (174). Le tyran n’est jamais seul à profiter de la tyrannie : il y a toujours, autour de lui, un petit cercle de cinq ou six courtisans « qui tiennent tout le pays en servage », lesquels « ont six cents qui

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profitent sous eux », lesquels à leur tour « en tiennent sous eux six mille qu’ils ont eslevés en estat, auxquels ils font donner ou le gouvernement des provinces, ou le maniement des deniers » (172). L’application quotidienne du pouvoir sur la multitude passe donc par l’intéressement d’une quantité d’intermédiaires, qui peuvent en arriver à être aussi nombreux que la multitude elle-même, dès lors que chacun croit trouver son intérêt en aidant le tyran ou tel de ses sbires à opprimer son voisin.

Ici aussi, toutefois, La Boétie met l’accent sur le rôle que joue un certain type de regard dans la dynamique de cette pyramide du pouvoir :

Ces miserables voient reluire les tresors du tiran et regardent tous esbahis les raïons de sa braveté ; et allechés de ceste clarté, ils s’approchent et ne voient pas qu’ils se mettent dans la flamme qui ne peut faillir de les consommer. […] Ainsi le papillon qui esperant jouir de quelque plaisir se met dans le feu pour ce qu’il reluit, il esprouve l’autre vertu, celle qui brûle. (182)

La Boétie s’efforce de montrer à quel point les complices

du tyran, aussi nombreux qu’ils soient, mènent une vie intenable, toujours suspendue à l’angoisse d’un retournement de fortune, qu’elle vienne d’une perte de faveur auprès de leur supérieur ou d’une rébellion de la part de leurs subordonnés. Mais au-delà de l’inconfort d’une telle

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position, il suggère qu’elle relève du même type de comportement suicidaire qui conduit un insecte à se jeter dans la flamme de la lumière qui l’attire invinciblement. On voit revenir la notion d’« allèchement », déjà rencontrée tout à l’heure à propos de spectacles lydiens. Ici encore, le regard est analysé entre une partie de la réalité (donnée) qu’il « voit » (ce qui « reluit », ce qui brille) et une partie de la réalité qu’il « ne voit pas », parce qu’elle ne se présente pas immédiatement aux yeux (la chaleur du feu, c’est-à-dire le danger qu’il y a à trop s’approcher du centre de pouvoir). Ici encore, le pouvoir se maintient en place de par sa capacité à capter le regard – et à travers lui les désirs et les croyances de ses subordonnés – selon une modalité qui relève de ce que La Boétie appelle un « ébahissement », et dont nous rendrions plutôt compte aujourd’hui à travers la notion de fascination.

Un regard fasciné est un regard qui se concentre à tel point sur un objet où le sujet investit tellement de désir qu’il en perd la capacité de s’orienter dans le champ de l’action d’une façon qui convienne à son utilité réelle. Au-delà du cas particulier de l’ambition politique évoqué ici par La Boétie, on peut facilement imaginer ce type de comportements sous l’emprise d’un sentiment amoureux, d’une soif de gloire ou de notoriété – selon une exaltation qui peut parfois aller jusqu’au suicide. Sur un registre moins tragique, mais bien plus répandu, on peut sans doute aussi voir ce type de fascination à l’œuvre dans le consumérisme qui pousse tant

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de nos contemporains, dans des pays pourtant « riches », à s’enferrer dans des spirales d’endettement sous le charme fascinant des images d’ordre publicitaire qui occupent tant de place sur nos écrans (petits et grands) et dans nos esprits.

Encapacitation

À travers son analyse remarquablement serrée de la

servitude volontaire, La Boétie nous rend donc sensibles au fait que voir fait la moitié du mot pouvoir. Les mécanismes d’oppression aussi bien que d’émancipation qu’il met en lumière reposent sur des régimes de la vision et du regard. Les structures sociales apparaissent comme des formes de canalisation du regard. Qui est amené par qui à regarder qui ou quoi ? Voilà ce qui structure l’espace politique et ce qui le prédétermine, bien avant le résultat de telle ou telle révolution de palais, ou de tel ou tel épisode électoral. Essayons de rassembler les leçons que nous donne sur ce point le Discours de la servitude volontaire, et que je rassemblerai sous trois rubriques, qui relèvent toutes trois du néologisme : l’encapacitation, le synopticon et le visionnarisme.

Ceux qui paraissent choisir la servitude, soit la soumission à un pouvoir mutilant, le font certes par une forme d’aveuglement. Il faut toutefois noter qu’il s’agit ici d’un aveuglement assez différent de celui qu’a dénoncé toute une tradition de pensée politique, enracinée chez Platon et

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qui se déploie pleinement à partir des Lumières. Cette tradition, que j’appellerai « épistémocratique », nous dit que les « masses » sont aveugles à leur intérêt réel. Par manque d’éducation, elles ne savent pas voir par elle-même ce qui promeut réellement leur bien-être.

La solution épistémocratique est dès lors double. Alternativement ou simultanément, on propose d’une part d’éclairer le peuple (de l’éduquer, de lui apprendre à voir les choses comme elles doivent être vues). En attendant que le peuple soit éclairé, on propose d’autre part de mettre les Savants au pouvoir (sous la forme de philosophes-roi ou d’experts en économie). Le résultat des deux solutions devrait en principe être le même : le pays aura su voir et mettre en place les politiques qui maximiseront le bien-être du plus grand nombre, soit sous l’impulsion d’électeurs bien éduqués, soit sous celle d’experts bienveillants.

On connaît les écueils d’une telle approche épistémocratique. Rien ne garantit que les experts soient bienveillants et désintéressés. Plus gravement, comme l’a bien répété Jacques Rancière dans sa belle fable du Maître ignorant, le processus d’éducation par lequel les « savants » espèrent hausser les masses ignorantes à leur niveau ne fait souvent que reproduire et renforcer les inégalités structurelles qu’il prétend combler1

1 Jacques Rancière, Le maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, Paris, Fayard, 1987.

.

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D’où l’intérêt de la nuance qu’apporte La Boétie au schéma de l’aveuglement des masses. La multitude, chez lui, avant d’être aveugle à son intérêt, lequel pourrait dans l’absolu être mieux calculé pour elle par les savants, est d’abord aveugle à sa propre puissance, laquelle réside toujours en elle seule. La politique d’émancipation à laquelle semble nous inviter La Boétie ne consiste pas à ériger nos quelques philosophes en une aristocratie de rois (que l’on accepterait de suivre aveuglément en attendant d’y voir clair nous-mêmes), mais à voir et à mesurer la puissance qui émane de nous et dont se nourrissent les mécanismes qui nous oppriment.

L’émancipation prend dès lors la forme de ce que les anglophones nomment empowerment, et que l’on peut traduire par le néologisme d’encapacitation (ainsi que par l’expression d’augmentation de notre puissance d’agir). Si les « philosophes » veulent véritablement aider à « émanciper » les masses, ils peuvent prendre l’empowerment pour guide de leur action. Une première forme d’encapacitation (au sens faible) peut consister à donner à autrui les moyens de ce qui fera sa puissance d’agir, selon l’adage : « il vaut mieux donner une canne à pèche qu’un poisson ». Il ne s’agit toutefois ici que d’un cas très classique d’aide, qui présuppose toujours une inégalité de statut entre l’assistant, qui dispose de quelque chose et qui le donne, et l’assisté, qui en était privé et qui le reçoit – ce pour quoi on manque

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rarement d’attendre de lui une certaine gratitude, et donc une certaine soumission…

Selon une seconde forme d’encapacitation (au sens fort), bien plus intéressante et bien plus radicale, il ne s’agit plus de donner ou de recevoir une puissance venue de l’extérieur (transmise d’un assistant à un assisté), mais de gagner accès à une puissance qu’on a déjà en soi-même, mais dont on était resté jusqu’à présent « séparé ». Le geste essentiel, ici – un geste que de nombreux théoriciens contemporains inscrivent au cœur même de l’activation politique – ne consiste plus à donner ou recevoir, mais à prendre : prendre la mesure de la puissance qui est en moi, prendre ce qui « me revient » de droit parce que je me rends compte que cela émane en réalité de moi-même.

Tel est bien le geste auquel La Boétie pousse la multitude dans son rapport au tyran : rendez-vous compte que le pouvoir (potestas) du tyran qui vous opprime n’est rien d’autre que votre propre puissance (potentia). Ce ne sont que vos propres yeux, vos propres mains, vos propres pieds et vos propres esprits qui vous oppriment en se mettant à son service. Il ne dépend que de vous de « reprendre » cette puissance qui vient de vous, pour l’engager dans des institutions collectives qui contribuent à votre émancipation plutôt qu’à votre asservissement.

C’est parce que cette seconde forme d’encapacitation implique un travail sur la perception du donné et de l’au-delà du donné (le possible, le virtuel, l’imaginable) que la

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réflexion de La Boétie sur le regard est centrale dans son analyse du pouvoir politique : je ne suis généralement séparé de ma puissance que parce que mon regard est fasciné, captivé, distrait, c’est-à-dire incapable de se porter sur cette puissance qui est pourtant mienne.

Synopticon

La servitude passe donc par un régime de visibilité dans

lequel être vu compte moins qu’avoir son regard capté. Depuis la relecture qu’a donnée Michel Foucault du Panopticon de Jeremy Bentham dans Surveiller et punir, on a pris l’habitude de penser les rapports du citoyen au pouvoir à travers les institutions et les machines qui me rendent visible au regard d’un Big Brother : qu’il s’agisse de la prison imaginée par Bentham, dans laquelle les détenus et leurs cellules sont tous visibles pour un gardien placé en un lieu central, qu’il s’agisse des procédures administratives chargées de rendre mesurables nos performances productives, ou qu’il s’agisse de la télésurveillance, des radars routiers, des cartes de crédits et autres cookies informatiques qui espionnent et enregistrent dorénavant chacun de nos faits et gestes quotidiens, nous identifions souvent ce qui menace nos « libertés » avec ce qui nous expose au regard d’un Grand Inquisiteur, que celui-ci soit étatique ou marchand.

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La Boétie nous avertit que l’essentiel pourrait bien être ailleurs. Ce qui nous aliène, c’est peut-être moins d’être exposé au regard d’autrui que de porter notre propre regard vers tel objet plutôt que vers tel autre, et cela en l’absence de toute contrainte disciplinaire, mais de la façon la plus « volontaire » qui soit. L’essentiel de notre aliénation ne tient-il pas à certaines images, sur lesquelles tout le monde a le regard fasciné, à la manière du papillon-courtisan de La Boétie qui se précipite – volontairement – vers la flamme dont la brillance lui fait oublier la brûlure ? Plus que les radars routiers, les inquisitions fiscales, l’imposition ou l’interdiction des voiles islamiques, ce qui fait souffrir la majorité de nos contemporains, n’est-ce pas bien davantage, par exemple, une certaine image du corps féminin, répandue sur tous nos kiosques et sur tous nos écrans, qui pousse à la tristesse, à la dépression, voire à l’anorexie tant de femmes de nos pays ? Non moins que les prisons, et que toutes les nouvelles inventions répressives, n’est-ce pas la structure sociale de la machine télévisuelle qui transforme aujourd’hui notre obéissance en servitude ?

Un criminologue scandinave, Thomas Mathiesen, a proposé de renverser le modèle foucaldien du panopticon en un modèle de synopticon, dont la structure de base serait celle qui agglutine chaque soir la majorité de nos populations à leur petit écran1

1 Thomas Mathiesen, « The Viewer Society. Foucault’s Panopticon Revisited », Theoretical Criminology, No 1, Vol 2, 1997, 215-234.

. On passe ainsi d’une position centrale qui

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est source du regard (celui du gardien unique surveillant la multitude de prisonniers chez Bentham) à une position centrale (le petit écran) qui devient l’objet de tous les regards émanant de la multitude disséminée à l’entour. Comment ne pas reconnaître dans ce que proposent nos petits écrans « les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes étranges, les médailles, les tableaux et autres telles drogueries » dont les « allèchements » font « les appâts de la servitude », en ce qu’ils nous « assotissent » davantage qu’ils ne nous plaisent.

Ici encore, ici surtout, cette servitude n’apparaît comme « volontaire » que pour faire imploser tout le pouvoir légitimateur dont se pare « la volonté » dans nos sociétés libérales. Pain, jeux et télévision apparaissent comme ce qui forme – ce qui informe, ce qui conditionne – nos volontés, tout autant que ce qui en résulte. Tout effort d’émancipation doit dès lors porter justement sur les modes de circulation des flux d’images et d’informations qui conditionnent nos volontés et nos regards : de même que La Boétie se garde finalement de blâmer ceux qui « en naissant se sont trouvés le joug sous le col » pour avoir « vu seulement l’ombre de la liberté », de même devons-nous chercher à démonter les conditions de production qui condamnent nos regards à ne rencontrer sur nos petits écrans que le brillant fascinant et aveuglant d’un spectacle qui ne laisse guère percer de savoir, de pensée et d’art.

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Visionnarisme

La troisième leçon que suggère La Boétie dans le cadre de sa réflexion sur les rapports entre régimes de pouvoir et régimes de visibilité consiste à remettre en cause la structure même du « regard libérateur ». Jusqu’ici, nous avons accepté le principe selon lequel quelque chose doit être donné à la vue avant de pouvoir être perçu. Images de mannequins maladivement sveltes, jeux télévisés, poursuites en voitures transgressant les limitations de vitesses : tout cela fait partie de notre réalité, au sein de laquelle nous choisissons de porter nos regards sur tel objet plutôt que sur tel autre, et cela à l’intérieur d’appareils de canalisation et de conditionnement des regards plus ou moins discrets et plus ou moins aliénants. Lorsque La Boétie évoque ceux que j’ai qualifiés de « libertins », il nous invite à pousser plus loin la reprise de contrôle sur notre propre regard.

Leur spécificité ne tient pas seulement à ce que, contrairement au « gros populas », ils « sentent le poids du joug », mais surtout à ce qu’ils « ne se contentent pas de regarder ce qui est devant leurs pieds ». Comme on l’a souligné au passage, les libertins « avisent et derrière et devant », « ils remémorent les choses passées pour juger de celles du temps à venir et pour mesurer les présentes ». En d’autres termes, ce qui caractérise leur regard, c’est d’être capable de voir ce qui ne se voit pas, ce qui n’est nullement donné à voir, ce qui est au-delà du donné. Il s’agit toujours de

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diriger son regard, mais non plus de se limiter à le porter sur des objets déjà existants : il faut au contraire imaginer ce qui n’est pas, il faut avoir une vision, avec tout ce que cela peut impliquer de menace d’hallucination, d’illusion ou de folie.

Jamais sans doute le Discours de la servitude volontaire n’aura eu davantage d’actualité que cinq siècles après sa rédaction. Entre les fausses promesses du regard d’expert et le « synopticisme » de l’abrutissement télévisuel, La Boétie nous donne des outils remarquablement propres à déconstruire notre si douce aliénation. Mais il esquisse surtout des voies par lesquelles notre regard peut s’émanciper de la servitude du spectacle. Apprenons à voir notre puissance propre et imposons-nous le devoir d’imaginer l’invisible : telles sont les deux premières règles d’une hygiène et d’une éthique du regard encore à inventer.

Cette dernière leçon de La Boétie nous ramène bien du côté de la littérature, en tant que celle-ci se complaît dans les fictions et dans le monde des chimères. Il n’y a de libération possible que pour qui sait décoller ses yeux du donné, et c’est bien là une fonction essentielle de la littérature (et de l’art en général) que de nous faire rêver à d’autres mondes possibles. Ce ne sont pas les amusements, les spectacles, les divertissements comme tels qui entretiennent notre servitude : « les jeux, les farces, les spectacles, et les tableaux » qui nous font entrevoir des possibles au-delà du donné sont aussi nécessaires et émancipateurs, sinon

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davantage, que l’étude rationnelle de ce donné. Ce serait d’ailleurs au nom de ce même principe que je justifierais le « libertinage interprétatif » qui a caractérisé ma lecture de La Boétie, projeté anachroniquement dans notre monde de démocratie, de radars et de télévisions1

: c’est en tant que les études littéraires exploitent la lettre des textes pour aller regarder au-delà de ce qu’indiquent les intentions historiques de leurs auteurs qu’elles me semblent pouvoir contribuer à nos efforts de pensée et à notre émancipation.

1 Je renvoie sur ces points à Yves Citton, Lire, actualise, interpréter. Pourquoi les études littéraires, Paris, Éditions Amsterdam, 2007.

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I. Balises synoptiques

Le roman de Nourredine Saadi (2005) pourrait être assimilé à un récit hagiographique imaginaire si l’on retenait, de prime à bord, l’essaimage dans le texte des mentions de glorification des saints aïeuls, fondateurs d’une généalogie et d’une ville, constructeurs d’une mémoire, comme l’atteste cette expertise d’un manuscrit établissant la lumière sur l’origine du personnage pivot de la narration :

« … Cette prière de Moulay Abdeslam Ibn Maschich, connue d’ailleurs sous le nom de Maschishiya, date de la fin du VI°siècle de l’Hégire musulman au moment de l’apogée du soufisme et du culte des saints d’Afrique du Nord. La vie du

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saint nous est parvenue par des recueils hagiographiques mais il semble, c’est l’hypothèse en tout cas des spécialistes, que ces versets se transmettaient par l’oralité et que le premier support écriture date seulement du X° siècle, cité par des chroniqueurs mais dont on n’a jamais trouvé la trace. Moulay Abdessalam n’a pas créé de de tariqa. C’est le saint Abu Hassan Al Chadyli, fondateur de la célèbre confrérie, qui fut son disciple au mont Alam, qui aurait fait le premier parchemin de ce texte.

L’épigraphie de Sidi Kebir Belhamlaoui, ancêtre de la zawiya du même nom, atteste par la date et la formule de l’inscription du colophon que cette prière mystique, une allègorie, sert de transmission du Sîr (le secret) si cher au soufisme. Cette pièce, outre ses qualités esthétiques d’une très grande beauté, constitue un document inestimable pour la collection… » (P 66. La typographie du texte est respectée)

Le projet fictionnel prend naissance quand, de l’exil territorial, de l’espace de l’autre- Paris et Saint-Ouen - le souvenir remonte, prend langue et va à la rencontre de la ville hiératique, Constantine, dressée sur son rocher fracassé, et de ses saints qui, par interposition de l’héroïne en situation d’émigration, sont exposés à la menace de l’effacement symbolique de leur trace. En effet, le sujet confronté peut-être à un besoin pécuniaire, « C’est vrai, au fait, pourquoi voulez-vous le vendre, vous avez tant de chagrin à vous en séparer, si c’est un besoin d’argent je peux vous dépanner, en empruntant à Jacques, c’est un seigneur, vous savez ? » (P.40), ou voulant gommer à jamais un passé, « elle a fui le pays, sa rupture mentale, intime, personnelle »

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(P. 50), « je suis venue pour échapper à ce passé, à ses spectres, à mes fantômes… » (P.47), est tentée de se délester du manuscrit du grand- père, un document liturgique précieux, véritable pièce d’art, « une merveille », reçue en héritage. Il est le symbole d’une mémoire, « Mon père m’a appris le nom et la chronologie de tous ses ascendants qui reposent là, ce sera mon tour un jour quand Allah le voudra, Vous êtes nos précurseurs et nos devanciers, et nous sommes vos survivants, vos poursuivants. » (P.85) Inséparable talisman jusque dans la mort, l’héroïne, contenant son hésitation, « peur de (s’) en défaire » (P.123), le soumet à une transaction toute mercantile.

Pour emprunter à Günter Grass l’image de l’oignon symbolisant le souvenir et la mémoire, chaque chapitre du livre est une pelure détachée qui livre l’être intime de la sublime et mystérieuse Abla/Alba. Pelure après pelure on touche à l’ultime fermeté du centre, là où se lève l’énigme, où se produit la lumière, se dit et s’écrit l’inaliénabilité de l’origine première et dont la préservation se réalise ici au prix de la folie, « Parfois je crois qu’elle est folle… Comment te dire, elle est comme une feuille de papier dont le recto et le verso ne coïncideraient pas… » (P.133) et de la mort, expérience de l’extrême dans le refus de la perte de soi, l’enjeu risqué du choix d’exil :

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« Qui est revenu un jour de la folie ou du suicide pour vous décrire ce qui se passait dans sa tête ? De quoi voulez-vous me guérir alors que vous ne pouvez pas même comprendre, éprouver ce qui me fait souffrir ? » (P. 198

« Si Garbo avait vu son visage disparaître lentement en fondu noir sous le drap, sans doute se serait-il souvenu de la voix off dans le dernier plan d’Anna Karérine : La lumière qui pour l’infortunée avait éclairé le mystère de sa vie, ses tourments et ses souffrances brilla soudain d’un plus vif éclat. Tolstoï dit n’avoir écrit les huit cents pages de roman que pour le terminer par cette phrase.

Comment décrire en effet le dernier regard d’une suicidée ? (P.200)

L’héroïne qui meurt en se suicidant donne à son geste un double sens. Dans la subite intensité de clairvoyance de la conscience de soi se produit l’auto châtiment pour avoir osé transformer un bien symbolique mémoriel en bien marchand monnayable, osé vendre sa mémoire, sa famille :

« Pourquoi la parenté Sidi ? Parce que chacun est fait du bois de sa naissance. Le nôtre vient de loin, d’un arbre qui a planté ses racines il y a plus de mille ans. Tu apprendras tout cela, ma fille, en récitant tous les jours ce livre de nos aïeux. » (P.81)

La tentation de la renonciation de soi à soi est véritablement une hérésie dont la réparation ne peut se conclure qu’au prix de la mort. Mais, paradoxalement la mort crée la possibilité d’une renaissance, notamment celle

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de Alain/Ali dont le destin se lit au miroir de celui d’Abla, et le prolonge.

La présence d’Abla agit comme un stimulus sur la mémoire d’Alain avide de situer ses origines, de retrouver ses marques et combler ses manques :

« Moi aussi, je suis né à Constantine, je l’ai quittée à ma naissance. C’est comme si je n’étais né nulle part. » (P.27)

Comme Abla, l’égratignure du nom est une blessure :

« Cette femme, Alba… Il se ressaisit et articula Abla, elle a quitté la guerre comme ma mère l’autre guerre, Ali Abel, ils ont enlevé le H de mon nom, le nom de ma mère, Jacques tu te rends compte ? » (P.55)

Similitude totale entre Alain et Abla qu’on prenait pour « mari et femme », mais au-delà du lien amoureux, Abla est le substitut du pays natal, le trou de la mémoire. Elle remplit une absence :

« Son corps telle une géographie. Un paysage de cette terre de naissance qu’il n’a jamais connue. Et il lui chuchota : Tu es mon pays. » (P.114)

Abla est l’incarnation d’un double amour, pour la femme et pour le pays inséparables et confondus, ce qui n’est pas sans rappeler la Nedjma katébienne, éperdument désirée et à jamais inaccessible, plongeant ses prétendants dans le désastre de la quête inassouvie, comme l’est Alain.

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Subjugué, envoûté par Abla, intimement proche et à la fois irrémédiablement distante de lui, Alain, mourant d’espoir vit dans son ombre et la poursuit :

« Alors, pour essayer de la comprendre, de saisir cette femme erratique qui ne cessait de tarauder son esprit, Alain consulta une voyante (…) La chiromancienne balbutia des formules ésotériques : Le destin a besoin de patience…Cette femme est comme un livre scellé dont on n’a pas encore déchiré les pages… …mille femmes s’emparaient de son imagination : elle est si proche de lui, aimante et tout à coup distante, étrangère, si versatile et fantasque, tantôt triste et ténébreuse, tantôt exubérante et sublime ; essayant encore et encore de recomposer un puzzle de glace et de feu, recoller des morceaux de sa jovialité avec son côté mélancolique, chimérique, mythique, de retrouver, sous ses caprices de petite fille enjouée, la femme qui soudain se maquillait sous un visage fermé qui l’effrayait. (…) Cela, Alain le savait et sa passion pour elle ne fit que se nourrir davantage. » (P. 144 ; 145)

A sa mort, Alain se fait le devoir de raccompagner la dépouille de l’amourée, le cercueil rassemblant un corps et sa mémoire, Abla inerte et avec elle le manuscrit ancestral. Dans ce voyage du retour mortuaire sur les lieux de l’origine, la présence d’Alain est assurément l’accomplissement d’un

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geste d’amour profond. C’est le voyage qui permettra de faire le deuil et qui ouvre conjointement la voie à une résurrection. Pour Alain natif de Constantine dont il n’a aucun souvenir, Constantine nuit de l’origine, se transforme, avec ce voyage, en lumière de l’origine. Par une ironie du sort, la mort d’Abla aussi dramatique, aussi tragique soit-elle, est aussi une promesse d’avenir pour Alain.

Ce basculement progressivement préparé au plan narratif, est créateur d’une image oxymorique de la mort. L’entrelacement des destins des héros serait une théâtralisation de l’idée de mort régénératrice, de la mort fertilisante, de la mort édifiante. Notons que le roman s’achève sur cette citation de Gérard de Nerval :

« D’ailleurs, elle m’appartenait bien plus dans sa mort que dans sa vie. »

Posséder Abla c’est vivre de son amour, vivre dans sa mémoire et, symboliquement, c’est se poser en héritier légitime des saints aïeuls pour la reconnaissance de sa naissance constantinoise. Alain reconstitue ainsi sa carte d’identité, à partir de quoi peut se concevoir un avenir sans heurt sur la question existentielle. Lui, l’enfant de la DDASS ne sera plus torturé par les cases vides de sa mémoire.

Ainsi le roman construit son sens sur les ruines de la douleur d’exil, la nostalgie de la chose perdue, la maladie d’habiter sa demeure. Il se double aussi de l’autre lecture de l’exil perçu comme expérience initiatique d’accession à soi et

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de dépassement de soi, C’est l’autre – Nourredine Saadi citant Nerval.

En élaborant ce cadastre de la mémoire heurtée et à reconstituer, Nourredine Saadi, à sa manière, se place sur les traces du lointain Exil occidental de Sohrawardi et plus proche de nous, il réinvente sur un mode qui lui est spécifique, quelques thèmes fictionnels récurrents chez Mohammed Dib, tous liés au motif de l’ailleurs : l’exil, l’errance, l’amour, la folie. Dans l’entre deux et par un jeu combinatoire, il réactive l’entendu premier de l’exote tel qu’on le rencontre chez Goethe ou Victor Segalen par exemple. De cela naît la particularité de l’auteur qui développe une écriture du scellement de l’ailleurs et de l’ici, de l’étrangeté et de l’originel. Cette alliance d’apparence contradictoire nourrit la tension dramatique du texte et se fait annonciatrice d’une nouvelle pensée qui devra gouverner le monde du XXI siècle.

II. L’émigration et ses discours

Si, jusqu’à une date relativement récente, l’émigration était le fait d’une situation de précarité économique, si elle concernait d’abord les catégories socio professionnelles inférieures et touchait essentiellement la gente masculine,

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dans ce roman, Nourredine Saadi casse ce schéma consensuel, généralisable à toute contrée.

Ici le portrait de l’émigrant déroge à la norme. Il s’agit d’une jeune femme, instruite, architecte de métier, de la lignée d’une famille de lettrés, de vieille souche, composant l’aristocratie citadine, ces notables dont les noms collent à l’histoire de leur ville. Il s’agit donc d’un cas d’exception et même doublement exceptionnel. Le grand- père de la jeune fille rompt avec la légitimité coutumière par sa seule volonté et la désigner unique légataire de la mémoire familiale, c’est à elle qu’échoit le manuscrit de la prière des saints aïeuls, datant du XI siècle. Abla désormais héritière d’un bien symbolique fort et lourd, accède au statut de gardienne de la mémoire ancestrale :

« Pourquoi m’a-t-il donc légué à moi ce manuscrit et ce lit intransportable ? C’est comme s’il avait voulu rompre la lignée, la terminer par une petite fille stérile. C’est étrange…

Il faut dire que la chose est assez inexplicable quand on sait avec quelle rigueur Khelil Belhamlaoui vécut dans le respect des coutumes et la continuité de la tradition familiale, écrasé par l’ombre de son arbre généalogique comme s’il pouvait exister qu’en actualisant le passé en éternel recommencement. Autant dire qu’il a vécu dans une mémoire sans fond. » (P.85)

L’infraction à la règle coutumière donne la mesure de l’insigne privilège de recevoir le manuscrit et en même temps

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de l’astreinte à observer les devoir et obligation de préservation et perpétuation de la mémoire. Elle est aussi l’expression touchante d’un amour filial prompt à réparer l’offense faite à la petite- fille, et plus généralement à la femme. Le legs du manuscrit se veut geste compensatoire :

« Tu voulais savoir, tu vois c’est tellement banal, je ne pouvais lui donner le fils qui poursuive son nom, nous étions quittes et mon corps en porte la quittance… Ce manuscrit est un peu comme l’enfant que je n’ai pas eu, mon grand-père me l’a promis pour sa succession le jour de mon divorce…Allahouma, Ô mon Dieu, noie-moi… » (P. 142)

La représentation sociale et symbolique du personnage ne plaide a priori aucunement pour la nécessité d’émigrer. Pourtant la déterritorialisation s’effectue. Elle est d’abord une réponse à l’impulsion du désir de fuir le mal être, de sortir du traumatisme d’un divorce prononcé au motif de la stérilité. Le défaut de maternité retirant en quelque sorte la dignité d’être femme.

L’émigration vers la France, pays des Lumières, est donc un acte de rupture avec des préconçus socio culturels archaïques, un acte de réhabilitation de la personne humaine, un acte de libération ; c’est le sens que Abla attribue à sa résolution d’emprunter le chemin de l’émigration.

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Le portrait de Abla et son itinéraire d’émigrante inscrit en creux le discours, croyons nous, de l’auteur, son engagement féministe nourri de symboles mystiques, contournant ainsi l’écueil des tambours du militantisme en restituant la modernité de la pensée soufie.

Le don du manuscrit en faveur de Abla désigne bien une volonté de détournement de la voie de transmission coutumière comme signalé, ce renversement des us pourrait s’entendre aussi comme un rappel du matriarcat au Maghreb (La reine Tinhinnan, la Kahina, la reine Didon…). Le legs de la mémoire revenant à une femme est un signe du renouveau de la pensée gérant actuellement le rapport Masculin/Féminin.

Cette vision s’inscrit dans le prolongement de ce qui est devenu un slogan, « la femme est l’avenir de l’homme ». Credo de la modernité progressiste en occident s’inscrivant lui même dans la continuité d’un écho de la lointaine antériorité socio historique et culturelle maghrébine et qui trouve également sa justification dans l’enseignement de la mystique soufie, réactivée en filigrane dans le roman, qui élit le principe féminin comme moyen d’accéder à la lumière et à l’amour, finalement les mots clés du roman de Nourredine Saadi.

C’est le détour par la relation d’une situation d’émigration, qui permet que soient révélées et énoncées les articulations d’une pensée moderne réfutant toute

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discrimination ou exclusivisme. Mais toute la difficulté réside dans la socialisation de cette pensée fondée sur l’adjonction des différences et la cohabitation des contraires.

Cette donnée d’une réalité incontournable à longue échéance mais qui pour le moment est vécue en termes d’opposition est saisie d’une manière métaphorique ou allégorique au plan fictionnel. La situation d’émigration, avec ce qu’elle induit, est assimilable d’une part à un acte libérateur et d’autre part à un acte de déni de soi. En effet, songer à vendre le manuscrit c'est-à-dire renoncer à sa mémoire pour entrer dans une modernité marquée du sceau de étrangeté, n’est pas sans impunité. Se décharger de la responsabilité d’un bien symbolique individuel et collectif relève de la négation de soi et de la traîtrise, du dommage irréparable.

Nourredine Saadi crée ainsi le dilemme existentiel : la quête de la liberté individuelle au sein d’une société moderne occidentale ou la sauvegarde d’une généalogie identitaire, le substratum sur lequel s’édifie la personnalité maghrébine de l’héroïne. C’est sur les lieux de l’émigration, les plus à même à donner de la visibilité à la différence, que se pose la question et que va se jouer le théâtre d’un destin personnel noué au devoir de mémoire. Le roman dévoile ainsi son inclination pour les ressorts de la tragédie grecque et dés lors Abla/Alba ne peut être perçue que comme un avatar d’Antigone.

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L’ensemble du roman est la mise en scène d’une psychologie tourmentée prise au piège d’un impossible choix qui se poserait en terme shakespearien, être ou ne pas être.

C’est d’abord la lecture des espaces qui révèlera la tension qui mine le personnage acculé à se décider et toujours réfractaire à se prononcer. Noureddine Saadi situe le récit dans l’espace de l’immigration, celui qui précisément renvoie mieux et plus les différences et les frontières entre le même et l’autre et contribue ainsi à dire l’intensité de la difficulté du choix.

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III. Paris, Saint- Ouen, le centre et la périphérie, les deux versants de l’exil.

La symbiose entre les hommes, porteurs de leur patrimoine culturel et civilisationnel, n’est visible que par la présence de son contraire, signalé en texte par ce que recouvre l’espace parisien. Dont inventaire.

Paris est le point de chute de Abla confrontée aux démarches administratives pour l’acquisition des documents de séjour plus facilement obtenus avec quelques appuis à rechercher. Elle se « familiarise avec tant de parcours qui conduisent à l’exil ». (P.22)

« Je vous remercie de toute votre aide (…) L’essentiel est que vous obteniez vos papiers de résidence. D’ailleurs, il m’a dit qu’ils étaient submergés de demandes d’asile. Ils sont plus préoccupés par la situation des femmes. Le général de l’Armée du Salut a fait pour vous une recommandation particulière auprès du préfet ». ( P50)

C’est à Paris que se situe la résidence d’accueil des femmes sans logement où prend pension Abla enfermée dans sa solitude, sans grand enthousiasme, par contrainte :

« Trois mois déjà qu’elle occupe cette chambre du palais de la Femme. Elle avait ri la première fois devant cette enseigne qu’elle trouva incongrue dans sa situation. L’Armée du Salut avait crée ce foyer au début du siècle pour accueillir les femmes dont on didait que le sort les avait abandonnées. A son arrivée d’Algérie, une association féminine l’avait

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recommandée. Un provisoire logis auquel elle s’était cependant habituée, parmi ces étudiantes, ces travailleuses venues des campagnes ou de la province attirées par les lumières de Paris, et surtout les nombreuses étrangères qui finissent, la plupart, par y loger toute l’année ».(P.21)

C’est à Paris, à la BNF, qu’ont lieu à leurs débuts les contacts pour la vente du précieux manuscrit, le prélude au drame qui surviendra par la suite.

« Elle me parla longuement d’un manuscrit, de sa valeur, son désir de le vendre (…) Elle veut vendre son vieux manuscrit arabe. J’ai pensé l’orienter vers le quai Voltaire, qu’est-ce que tu en penses ? Il faut d’abord voir la pièce, le mieux serait une bonne expertise. Vaut mieux regarder du côté de la Bibliothèque Nationale ». (P 30)

C’est dans Paris que se trouve le cimetière où gît dans

l’anonymat, Aïcha Habel, la mère de Alain /Ali avant son transfert au cimetière de Thiais regroupant les musulmans ; même dans la mort il n’y a pas de demeure éternelle pour l’étranger, doublement étranger par la confession, motif de soulignement de la marginalité :

«Une dalle de granit rongée par les intempéries :

Ici repose Aïcha Habel Née à Constantine le 8 avril 1941 Décédée à Aubervilliers le 14 juin 1988 (…) ce n’est pas sa première tombe, elle avait d’abord

été enterrée au Père Lachaise…

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On m’appela, il y a quelques années, du Père Lachaise pour m’informer que la concession où était enterrée ma mère allait être radée. On me laissa le choix entre la fosse commune ou le cimetière de Thiais. » (P.101)

Le patronyme de la mère qui est en traduction littérale une apposition de ‘’vie’’ et ‘’folie’’, à lui seul, résume le parcours de vie de cette immigrante des premières générations. Un exemple particulier qui vaut par sa vérité générale.

« Dans notre Cité des Quatre-Cents à Aubervilliers, ma mère était Mme Aïcha, adulée des voisins, papotant chez les uns et les autres, droite, maigre mais toujours affairée. Tout le quartier la connaissait. Elle avait gardé les petits dans les familles, fait des ménages dans les boutiques ou chez les particuliers de la ville, travaillé dans une entreprise de nettoyage des grands magasins sur l’autoroute et le soir je garde le souvenir qu’elle passait des heures à frotter le carrelage, épousseter les meubles, à s’user les mains sur les carreaux ébréchés de la cuisine (…) Plus tard après l’accident (…) elle garda les jambes inertes et se sentait devenue inutile. Elle s’était mise à boire (…) elle ne sortait plus de la maison (…) rien n’était plus pareil (…) Dans mes souvenir de jeunesse,, il n’y a pas de soleil, tu vois… » (P.99)

Ainsi Paris est le lieu de l’inconfort, du malaise, de l’insécurité, le lieu de l’inquiétude et du spleen, le tout traduisant la précarité existentielle et la fragilité psychologique de celui en situation d’exil comme l’est Abla.

Le Paris que rencontre l’émigré c’est la face inversée de toutes ses lumières. Face hideuse, face tortueuse qui dessine le dédale où s’engouffre l’étranger égaré en quête de pitance,

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de logis, de repère, d’écoute. Le labyrinthe du métro renvoyant son image :

« Les premiers jours elle s’affolait dans le labyrinthe étouffant du métro, mais elle se rendit compte qu’au fond les gens y retrouvent le véritable portrait d’eux-mêmes comme dans le sommeil, observant que lorsqu’ils remontent à la surface ils reprennent leur masque en ajustant leur coiffure ou leurs vêtements. » (P.106)

Le Paris en mal d’humanité n’est pas pour surprendre, une littérature abondante, depuis le XIX ème siècle jusqu’à nos jours, nous y familiarise. Mais dans le récit de La Nuit des origines le ton tranche et fait la différence. Le mal d’exil est contenu, il est intériorisé, en somme assumé presque par résignation faute d’alternative. Dans le récit, nulle trace de cri de colère. La douleur de l’émigré perce au fil des descriptions par petites échappées et se lit au revers des scènes euphoriques des Puces et des bistrots avec « binious et bals musette »

Paris lieu où on s’abandonne, où on se perd, lieu

de la fin :

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« Elle s’imagina que son manuscrit pourrait également finir ici, terminer son arbre généalogique tel un saule pleureur au-dessus de le Seine ». (P59)

Par contraste avec l’espace parisien intra muros, dans les moments de désir d’évasion, les pas conduisent à Saint- Ouen, à la ceinture de la capitale, aux Puces de Saint- Ouen :

« Il est à Paris, au nord de Paris, une ville hors de la ville, une principauté avec ses doges, son peuple, son langage et ses coutumes : le phare d’une civilisation universellement répandue qui s’appelle l’amour de l’objet.

Là, sur quelques centaines d’hectares, c’est le marché aux Puces de Saint Ouen, la Mecque de la brocante, où vient s’échouer trois fois par semaine l’écume des civilisations. » (P.14- En italique dans le texte)

« Une île de vie (…) une ville qui entasse des siècles d’histoire ». (P 20)

Saint- Ouen, ramasseuse, rassembleuse de mémoires, « poubelle du monde », « lupanar », est le lieu des vies recréées :

« Jeanne rougit, triomphante, reine populaire régnant sur son peuple de bistrot, gouailleur, fragment interlope des Puces, dont elle était l’écoute, la nourricière, la gardienne de tant d’histoires, de tant de récits de vie et de légendes qui font Saint-Ouen. » (P.33)

« Saint-Ouen…une ville aux frontières incertaines… une cité toujours ouverte aux exodes, aux immigrations, aux pérégrinations qui finissent par y faire souche… » (P.165)

Le peuple de Saint-Ouen est une mosaïque de migrants,

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« Vous savez, je suis étrangère… Rassurez-vous, nous le sommes tous, n’est-ce pas Jacques ? Lui est feuj polonais, Alain un mixte d’arabe, le petit Rosenberg vient du Marais, moi c’est le Portugal, Kader Belmedi, là-bas, un Kabyle, les Manouches eux ne connaissent même plus leurs origines. » (P.75)

Tous sont nourris du terreau de l’exil, expérience effective qui enseigne au bout du compte les vraies valeurs républicaines :

« Voilà d’ailleurs ce qu’on propose : Des lieux de vie à l’image des associations de quartier ou de la Porte du Ciel qui doivent exprimer les préoccupations des Audoniens, des rencontres entre générations, entre communautés pour consolider la solidarité…Je préfère que tu ne cites pas la Porte du Ciel, qu’on tienne la maison éloignée de la politique. Je la veux ouverte à tous, tu comprends ? (P.57)

L’exil aurait quelque chose de décapant qui permet d’aller à la rencontre de l’homme nu, débarrassé de toutes les constructions mentales et sociales. L’exil efface les scories, il a un magique pouvoir purificateur et unificateur. Il porte en lui certes l’amertume d’une certaine mort mais d’où surgit l’énergie de survivre. Il propage malgré tout un souffle d’air ; AIR, Audonniens Initiative Républicaine, l’association des aspirations des expatriés venus de tout bord.

Saint-Ouen cosmopolite se dote de l’âme de l’universalité et pour le dire, les mots de la poésie s’écrivent sur ses murs :

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« … une véritable littérature de quartier. NE NOUS ETONNONS PAS, qu’est-ce que cela veut dire ? C’est au pochoir, monsieur Alain, voilà la suite : NOUS NOUS EMERVEILLERONS. JEAN GENÊT. » (P.35) où se chantent en reprenant Raymond Queneau: « Un vague vive la Franche Par un Auvergnat d’Avranche Les Kabyles, les Sidis Et mon cœur qui a tant pris A Saint-Ouen près de Paris » (P.164)

En alternance avec les chants populaires, et « mêlant les chants révolutionnaires au jazz et à la java ».

Et l’art n’est pas en reste :

« Tu te souviens de ce critique à la con qui nous a sorti, la bouche en cul-de-poule : c’est du kitch en peinture ? Faut dire que ton expo était pas mal foldingue, et puis ce titre Peinture pas si naïve…

« IL poursuivait cependant, entre deux petits blancs, ses propres travaux, dont une série sur Rimbaud…

« Mais c’est son Bazard à 13 sous, un tableau délirant… Il avait illustré une lettre adressée par Rimbaud à sa mère dans laquelle il lui décrivait un marché indigène du Harrar, qu’il avait baptisé « Le bazar à 13 sous »

« Y a du Breton aux Puces, vous auriez tous crié après lui au chef-d’œuvre » (P. 42-43)

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Ainsi il y a un art de vivre à Saint-Ouen qui fait découvrir un visage heureux de l’exil, combattu quand le sens de la solidarité fraternelle s’impose, quand celle-ci se réalise à la confluence des destins renversés. Saint-Ouen, surprenante, presque irréelle :

« Abla se dit que cette ville n’existe, au fond, que dans l’imagination de celui qui s’y trouve. Une fiction. » (P.130)

Mais Saint-Ouen c’est la périphérie et les Audonniens une communauté de diversités confondues, maintenant intactes les mémoires particulières. Pas un des personnages ne raconte sa petite histoire, tous déroulent la bobine des souvenirs, tous égrainent le chapelet de leur mémoire. Ils semblent vivre à Saint-Ouen que pour mieux se préserver de l’oubli et toujours se raconter, au hasard d’une rencontre, au gré des circonstances.

Mieux encore, de l’attachement à la mémoire est naît un métier, les Puciers :

« Les Puces exhibaient la mémoire dans un langage tissé d’une langue inventée. (…) Aux Puces, chaque objet est une histoire, chaque pièce un sujet de roman. » (P.128-129)

Comme ces collections de cartes postales au prix « mirifique » :

« Félix Bernard’ se vantait de diriger la plus grande poste restante du monde. (…) La carte postale c’est la mémoire des miens, je ne vends pas mon père. (…) (P.61)

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La carte postale c’est son histoire de famille, sa généalogie. » (P.63)

Comme ce lit à baldaquin du XVIII° siècle, de style ottoman, témoin peut-être de la naissance d’une généalogie, que Abla, stupéfaite, découvre chez l’antiquaire, l’exacte réplique de son lit d’enfance si ce n’est son jumeau. Coïncidence troublante qui suffit pour retourner, dans le rêve éveillé, à Constantine, revisiter son site, replonger dans les origines et revivre le passé. Il y a des frontières impossibles à dresser.

Les espaces de l’émigration, quels qu’ils soient, se superposent dans la confrontation aux espaces originels relégués dans les tréfonds intimes mais jamais perdus et qui ressurgissent on ne sait comment au hasard des circonstances.

Abla morte, laissera une sorte de testament de ses origines, un feuillet froissé, enfouillé au fond d’un sac, jusque là tenu secrètement, sur lequel elle consigne l’histoire de Constantine, sa géologie, sa géographie, que le destin de Abla à bien des égards semble répéter.

Faut-il pénétrer l’âme de « La Ville des Villes » pour comprendre que le troc de l’espace originel contre l’espace de l’émigration est inégal. L’espace de l’émigration est marqué d’une béance, celle de la mémoire transplantée qui ne trouve pas ses repères dans l’espace étranger.

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IV. Constantine, la cité-métaphore

Le roman se referme sur une image de Constantine « qui ne doit exister que dans le regard de ceux qui y sont nés, l’ont vue un jour et aimée. »

L’évocation de la ville à la fois réelle et fantasmée, « … J’ai toujours imaginé ma ville…comme un signe de

la création », qui intervient à la clôture du récit, presque en marge de la narration, semble apporter l’ultime réponse à ce que soulève le titre, La Nuit des origines, après une démonstration qui fait le corps du roman.

Dire Constantine c’est jeter un rai de lumière sur les origines, une abstraction s’il en est à laquelle il fallait donner une figure, une concrétude.

Ce fragment de texte final, en italique, semble dire que la construction du personnage, Abla, est à l’effigie de sa ville natale, vieille de « trois mille ans » et dont le portrait vient enfin élucider le mystère qui la caractérisait, insaisissable, énigmatique pour tout ceux qui l’approchaient dans l’ignorance de ce que recèle la ville des ponds. Alain, unique destinataire du feuillet, le lisant et relisant comme pour mieux faire connaissance avec Constantine, la posséder à son tour et regagner ses propres origines, entre dans une sorte

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de sérénité qui intervient au moment de l’accomplissement de soi :

« Il garda longtemps sa photo d’identité dans la paume, la regardant fixement comme on lit les lignes de la mains : je l’encadrerai agrandie, dans une marie-louise vieil or, et je l’accrocherai face au portrait de Nerval C’est l’autre… Je signerai simplement à la plume Abla-Alba.» (P.205)

Constantine, Ville-femme - Abla, Femme-ville. L’une et l’autre confondus. Un même destin qui se répète de génération en génération. Abla, réveille « le fantôme de Sophonisbe qui épousa sous la contrainte Massinissa son cousin, vassal de Rome, alors qu’elle aimait Syphax. Elle préserva ainsi sa ville de la destruction avant de se suicider en se jetant d’un pont. »

Le suicide de Abla sauve la mémoire de Constantine que la fatalité confie désormais à Ali/Alain, habitant du territoire de l’autre. Les mémoires voyagent aussi.

Les points de correspondance sont nombreux, les reprendre c’est tomber dans la tautologie et courir le risque de blesser la poésie qui se dégage de Constantine, un poème en prose, dont seule la lecture peut en restituer la beauté.

Constantine ou l’invitation au voyage.

Très subtilement, avec l’élégance d’une écriture souple, parfois même aérienne, transcrivant le souffle d’une humanité à la recherche d’un équilibre entre la vie au

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présent, ici ou ailleurs, et la mémoire en bandoulière, Noureddine Saadi offre à son lecteur, par les chemins de la création poétique, l’hospitalité dans sa ville de naissance, lui en résidence parisienne.

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Bibliographie : Saadi Nourredine, Dieu-Le-Fit, Albin Michel, 1996 La Maison de lumière, Albin Michèl, 2000

La Nuit des origines, L Aube, 2005 Dib Mohammed : Habel, Seuil, 1977 Les terrasses d Orsol, Sindbad, 1985 Sommeil d Eve, Sindbad, 1989 Neige de marbre,Sindbad, 1990 L Infante maure, Albin Michel, 1994 Kateb Yacine, Nedjma, Seuil, 1956 Sohrawardi, L’Exil occidental, Traduction, Abdelwaheb Meddeb, Fata Morgana, 1993

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Les hétérogenèses de l’agencement

Science fiction / speculative fiction.1

(SpF)

Jean-Max Noyer Université Denis Diderot

De l’utopie et anti-utopie réduplicative à la « machine spéculative intuitive » en passant par la critique de la position de désir de la science et de la technique. Le déplacement des frontières.

__________________________

Le but de cet article est de mettre à jour certaines transformations qui sont à l’œuvre au sein de cet agencement instable que l’on nomme ici science fiction / spéculative fiction.(SpF) Il s’agit d’exprimer, certaines évolutions des rapports entre la SpF, les sciences humaines et sociales, la philosophie, et ce en exhibant quelques brins des guirlandes conceptuelles, tressées autour de l’espace et du temps, du désir et des devenirs biotechniques, du corps-cerveau, mais aussi de l’inconscient, de la religion. Sans

1 Dorénavant «SpF »

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oublier d’évoquer la question de la violence, du chaos. Nous tentons encore d’esquisser une réflexion théorique sur les écritures ce bricolage de plus en plus baroque en quoi consiste la SpF. Il s’agit, malgré tout, de savoir comment la question de la singularité de la SpF peut être creusée, de saisir de quelle nature sont ses narrations, de quelle quantité de chaos sont-elles capables et quelle quantité de chaos peuvent-elles ajouter au monde, afin d’ouvrir sans cesse la question des possibles ?

Il est bien difficile de discourir sur la science-fiction en général et ce d’autant qu’il s’agit d’une appellation souvent non contrôlée. Est-ce un bien, est-ce un mal ? Ce n’est pas une question ou un problème pour l’instant. Depuis son irruption en tant que genre, elle n’a cessé, en effet de se différencier et les rapports annoncés avec la Science et la Technique de se transformer au point de s’étirer jusqu’à la rupture. Je ne m’étendrais pas sur ce point.

Qu’il suffise de dire, de manière très générale, qu’en tant machine spéculative, tout ce qui se produit en son nom, sous son nom, que ce soit en littérature à ces débuts, puis à travers, la bande dessinée, le cinéma, les séries télévisées , le cinéma numérique et les jeux vidéo numériques, tout ce qui se produit donc sous son nom, est indexé sur le devenir bio-technique de l’homme, sur les devenirs des subjectivités individuelles et collectives qui en sont l’expression et

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l’exprimé. Bref, sur les mondes désirants, les économies libidinales qui vont avec.

Elle semble aussi indexée, mais de manière plus incertaine, sur les pointes avancées des théories scientifiques et de leurs imaginaires, mais aussi sur l’incessant travail de reprise et de transformation des problèmes philosophiques, religieux. Extrême hétérogénéité donc.

Il convient aussi de noter, que la différenciation de la SpF, en tant que « genre archipel », instable, en creusement intensif, aux frontières labiles, est aussi à la traversée de la différenciation des médiations, des écritures.

Ce point est important, car il place la SpF dans son évolution actuelle, au cœur des bouclages auto-référentiels, cerveaux/ écritures, au cœur de la conversion topologique cerveau / monde comme problème.1

1 J.M. NOYER: Remarques sur la conversion topologique cerveau monde in MEI N°21, Espace,Temps,Communication, L’Harmattan, 2004

D’où son avidité à explorer, exploiter les nouveaux médias et la génération de nouvelles populations d’images, de sons. Certaines tentatives, certains récits semblent en effet s’inscrire dans la réversibilité forme-contenu, expression-contenu, tantôt comme recherche d’un mode scriptural particulier, tantôt comme objet même du récit. C’est de ce point de vue, selon moi, que les questions des modes de fonctionnement narratifs, cinématographiques, graphiques, musicaux peuvent être posées, dans la SpF.

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Cela étant dit, depuis longtemps un certain nombre de travaux décisifs tente de tracer des cartographies de cet archipel. Des encyclopédies sont toujours fabriquées qui rassemblent le divers qui le constitue. Au risque des dissensus sur les frontières. Quoi de plus normal. Des analyses sont produites ici et là qui explorent les écritures de tel ou tel fragment de cet archipel, qui tentent d’en penser la ou les singularités, qui tentent aussi, sous le haut patronage du dualisme fondateur et des relations que ce dernier porte, de mettre en évidence les hybridations de ses productions. Des analyses plus récentes encore s’interrogent sur l’évolution de ses rapports avec les sciences, les techniques, les sciences humaines et sociales, les arts, la philosophie.

Il semble, d’un point de vue très général, que l’émergence de la science fiction, se fasse dans les brisures (au deux sens du terme) des rapports entre nature et artifice, science et philosophie, entre science et religion. De manière plus abstraite entre transcendance et immanence, raison et foi. Elle se déploie aussi à partir de l’intuition que Le Palais de Cristal ,1

1 P. SLOTERDJICK : Le palais de cristal. A l’intérieur du capitalisme planétaire , Maren Sell éditeurs, 2006

d’une certaine façon, exprime à savoir, que la question de la finitude est le foyer problématique de la mondialisation en cours. (La finitude donc du point de vue de l’extensio du monde et la construction d’un environnement néo-naturel toujours plus sophistiqué, puis

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plus tard, (c’est-à-dire maintenant), le contrôle du devenir bio-technique de l’espèce et la question du temps, c’est à dire la question des devenirs. Et cela sans oublier la montée du psychopouvoir et de la noopolitik. 1

La Spf est là, dans les mouvements de subduction et de convection de la création autour des possibles et à partir de cette finitude, entre déterritorialisation / reterritorialisation radicale.

(On pourra noter, que la finitude comme foyer problématique de la mondialisation, s’accompagne d’une quête, hésitante mais têtue, de trois sortes de lignes de fuite. L’une vers l’intérieur-extérieur du système solaire, la seconde vers le cerveau, la troisième vers l’infiniment petit de la matière.)

Et les transformations des socles anthropologiques, auxquelles les narrations de la SpF participent d’une certaine manière, ne cessent de venir au devant de ces dernières, comme autant d’énergies incertaines, comme autant de défis. Ces transformations qui oeuvrent, visibles et invisibles, déplient leurs récits, leurs sémiotiques comme autant de chréodes narratives, contre et tout contre lesquelles elle bute et crée.

D’emblée, dans ses créations les plus simples, comme anticipation plus ou moins rationnelle, utopie réduplicative 1 Voir les travaux de B.STIEGLER (http://www.arsindustrialis.org) et J. ARQUILLA et D. RONFELDT, The emergence of Noopolitik. (http://www.rand.org)

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(Butor-Eizykman), anti-utopie réduplicative, dans ses créations plus récentes, actuelles, speculative fiction, science fiction expérimentale, (I.Stengers) elle se déploie puis se différencie comme création de modèles spéculatifs. (Machine réduplicative, Machine non-réduplicative, Machine désirante)

Elle se déploie comme description des possibles proches et / ou lointains, comme jeu sur des contraintes issues soit de la variation des contraintes vécues, soit de données contemporaines, enracinées dans les réalités métastables, construites de l’ici et maintenant et que l’on projette, en général de manière unilatérale, de telle sorte que tout bascule à leur aune. Ou bien encore, elle se déploie création de modèles comme « expérience de pensée » ainsi que le soutient Isabelle Stengers. 1

Il conviendra peut-être de revenir sur ce point et en particulier sur ses personnages, conçus comme des « observateurs partiels » au sens de Deleuze / Guattari. (Les « observateurs partiels » opérant dans le champ de la science,

(On peut toutefois noter, que de ces modèles, la complexité est très souvent absente)

1 Voir I. STENGERS « …mon hypothèse est que, sinon la science fiction, en tous cas certains types de risque appartenant à la sf « expérimentale », désignent ce que pourraient être les expériences de pensée » propres aux sciences dites sociales et humaines. Si les personnages que mettent en scène les auteurs qui prennent ces risques ne sont ni des types psycho-sociaux, ni des personnages conceptuels, ils pourraient bien être des « observateurs partiels » dont les affections et les perceptions construisent et explorent les conséquences d’une hypothèse mettant le monde contemporain au risque de la fiction ».

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« par rapport aux fonctions dans les systèmes de référence » et répondant aux personnages conceptuels » ces derniers jouant un rôle « par rapport aux concepts fragmentaires sur le plan d’immanence.)1

Deleuze et Guattari de rajouter « le rôle d’un observateur partiel est de percevoir et d’éprouver, bien que ces perceptions et affections ne soient pas celles d’un homme, au sens couramment admis, mais appartiennent aux choses qu’il étudie. L’homme n’en ressent pas moins l’effet (quel mathématicien n’éprouve pleinement l’effet d’une section, d’une ablation, d’une adjonction), mais il ne reçoit cet effet que de l’observateur idéal qu’il a lui-même installé comme un golem dans le système de référence. Ces observateurs partiels sont au voisinage des singularités d’une courbe, d’un système physique, d’un organisme vivant…».

.

Ce serait là un travail fort utile que de repérer quels sont ces observateurs partiels dans les récits, les modèles mis en branle par les œuvres de la SpF.

Pour en revenir au processus de différenciation de cet archipel, il s’exprime aussi à travers la question de l’utopie comme puissance évènementielle .2

1 G. DELEUZE, F. GUATTARI, Qu’est ce que la philosophie ? Les Editions de Minuit, 1991, p.122 à p127

Face au vaste pôle réduplicatif, lui-même fortement différencié, il y a une « speculative fiction » en effet, qui est, pour reprendre

2 Nous suivons ici les analyses menées par B. EIZYKMAN: Science-Fiction et Capitalisme . Paris, Mame, 1973.

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l’expression de J.F. Lyotard « toute de puissance affirmative et dont le contenu et parfois l’organisation stylistique, rhétorique, voire typographique sont comme directement formées de tracés impulsionnels .1

Au contraire, dans l’axe réduplicatif pour qui l’anticipation ou projection rationnelle, qui inclut ce que l’on appelle aussi la politique-fiction, et ce que l’on pourrait nommer les « sciences humaines et sociales fiction », l’exercice sur les possibles latéraux se fait à partir du connu, à partir des énergies liées, des socles épistémologiques dominants. Dans cette perspective, la production SpF se révèle, en fin de compte, d’une assez grande faiblesse, très peu subversive. Il faut noter que dans le flux spéculatif, cet axe réduplicatif persiste parfois.

Ce pôle est lui aussi très divers. Boris Eizykman va même jusqu’à nommer cette différenciation, « inconscience fiction » cette dernière préférant bouleverser les coordonnées insoupçonnables de la réalité en inventant des espaces et des temps inouïs qui permettent justement que des évènements surviennent hors des structures connues et réglées, constituant donc en eux-mêmes l’événement ».

Nous accordons plus d’importance, donc, dans notre réflexion, aux agencements spéculatifs, qui tentent de s’arracher aux multiples formes de l’anticipation rationnelle

1 J.F. LYOTARD : « Ante diem rationis », Postface à Science fiction et Capitalisme. Paris 1973

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bien que cette dernière vienne au plus près des grands ou petits récits de légitimation, accompagner les imaginaires des narrations politiques, religieuses actuelles.

Comment donc aborder la SpF dans sa pleine et entière

positivité, dans sa pleine et entière singularité ?

La SpF, nous le savons, est une machine littéraire, cinématographique, dynamique, prolifique et populaire. Elle s’inscrit et prospère massivement dans le génie des nations issues de la révolution scientifique et technique. Elle est un dispositif à produire des mythes et en tant que telle, elle génère des systèmes de pensée, des agencements machiniques ayant une puissance performative, forte. Elle est ainsi, créatrice d’univers existentiels aux énergies incarnées, ritualisées, traduites en sémiotiques complexes. Marchandisée.

Au milieu du va-et-vient « virtuel-actuel »

Elle est ( ?), elle rêve d’être, de ce point de vue encore, un véhicule protéiforme qui serait l’expression et l’exprimé

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d’une sorte de boostrapping narratique1, hors représentation, à l’œuvre dans le champ d’immanence doxique. Elle tente d’être, « médiation » qui ne renvoyant qu’à elle-même, crée une sorte de passage du nord-ouest vers le va-et-vient actuel-virtuel. Tout actuel s’entoure d’un brouillard d’images virtuelles… Tout actuel s’entoure de cercles de virtualités toujours renouvelés, dont chacun en émet un autre, et tous entourent et réagissent sur l’actuel (« au centre de la nuée du virtuel est encore un virtuel d’ordre plus élevé… chaque particule virtuelle s’entoure de son cosmos virtuel et chacune à son tour fait de même indéfiniment…2

Il se pourrait que la SpF soit un des véhicules pour habiter, expérimenter de manière hardie, cette zone frontière constituée par le va-et-vient entre virtuel et actuel. Et cet effort d’invention, de création, à partir de l’effacement ou de la transformation d’un certain nombre de contraintes combinatoires (exprimant, par exemple les exigences de

1 G. DELEUZE, Dialogues, en collaboration avec Claire Parnet, Edition Flammarion, 1996 2 Qu’entend-t-on par « boostrapping narratique » ? Mon idée est que la SpF serait un ensemble de narrations courtes ou longues, de signes aux combinatoires extrêmement fluides et ne renvoyant qu’à eux-mêmes et à elles–mêmes, un ensemble donc composé de manière auto-cohérente de combinaisons de ces mêmes narrations, signes et combinatoires. Toutes ces narrations, signes, pouvant servir comme éléments constitutifs, pouvant servir comme attracteurs sémiotiques pour les agencements de SpF associant, liant, ces éléments et attracteurs de manière métastable. Ces éléments, ces attracteurs créant seuls les conditions d’associations entre eux. Les états narratifs ainsi posés étant ces mêmes narrations, signes…. La Spf comme auto-engendrement. Elle se voudrait ainsi, sans « dedans sans dehors ». Evènement mythique s’il en fût.

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représentation, de vérité, de performance logique…) à partir donc des pouvoirs des écritures ainsi transformées, serait le symptôme d’une installation, certes toujours déçue, voire ratée, mais d’une installation fragile dans l’entre-deux virtuel-actuel. Plus précisément comme tentative de rester au milieu, le plus intense, de l’actualisation.

Le plan d’immanence comprend à la fois le virtuel et son actualisation, sans qu’il puisse y avoir de limite assignable entre les deux. L’actuel est le complément ou le produit, l’objet [p.180] de l’actualisation, mais celle-ci n’a pour sujet que le virtuel. (La SF réduplicative partirait de l’actuel, la SpF tenterait de rejoindre le bord du Virtuel) L’actualisation appartient au virtuel. L’actualisation du virtuel est la singularité, tandis que l’actuel lui-même est l’individualité constituée. L’actuel tombe hors du plan comme fruit, tandis que l’actualisation le rapporte au plan comme à ce qui reconvertit l’objet en sujet.1

SpF et écritures

Cet archipel narratif se déploie dans les morphogenèses des écritures comme création. Il ne cherche en aucune façon,

1 G. DELEUZE, Dialogues, en collaboration avec C. PARNET, Edition Flammarion, Paris,1996

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(à l’exception des utopies / anti-utopies réduplicatives) à représenter le monde mais au moyen de régimes de signes spécifiques, (des non-lieux, des bestiaires bio-techno-psychiques…) à passer à travers, sous, au dessus de l’espace et du temps, à passer sur le corps des essences. Et les univers existentiels qu’il fait émerger, sont dans une espèce de surface-trame où se manifestent et se dévoilent plus ou moins aisément les mouvements et les effets de la conversion topologique cerveaux-mondes, où les rapports dedans-dehors s’inscrivent à même les surfaces du monde, les surfaces interfaces du monde ; où les plis sont dans leur mise à plat. Monde plus brutal, plus contrasté, où les choses, les éléments, les problèmes, les personnages… se dressent les uns contre les autres., pris dans les trames de systèmes relationnels non psychologiques.

Ainsi conçues, les narrations de la Spf sont des objets

frontières, où viennent s’éprouver, se mélanger des forces, des énergies hétérogènes, voire antagonistes. De ce fait, leurs contours, en tant qu’objets frontières, sont labiles, irréguliers, marqués par des instabilités plus ou moins locales.

Ces narrations sont créations de nouvelles connexions, de nouveaux halos conceptuels, perceptifs. Elles ne cessent d’ouvrir vers d’autres formes, elles ne sont jamais centrées sur elles-mêmes, mêmes lorsqu’elles sont réduplicatives .

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Elles sont en attente d’autres narrations. Variations spéculatives. Tout lecteur jubilatoire de SpF sent et sait cela.

C’est la raison pour laquelle les formes courtes (nouvelles et séries) lui conviennent si bien. De plus ces formes narratives nous connectent, mêmes lorsqu’elles sont à fleur de peau du champ d’immanence doxique, à des dispositifs d’emblée transpersonnels, transindividuels. Il faudrait saisir la manière dont elles créent les conditions qui nous permettent de participer au fond qui est le système des formes, ou plutôt le réservoir commun des tendances des formes avant même qu’elles n’existent à titre séparé et ne soient constituées en systèmes explicites . 1

Comment les meilleures écritures de la SpF arrivant à s’abstraire de la prégnance des sols, des réalités, perturbant les agencements perceptifs, les font trembler et nous font accéder au fond ? Quel est le rôle joué par ces narrations, qui serait spécifique, et qui activerait mieux que d’autres récits,

« la relation de participation qui relie les formes au fond(…) cette relation étant une relation qui enjambe le présent et diffuse une influence de l’avenir sur le présent, du virtuel sur l’actuel, car le fond est une système de virtualités, des potentiels, des forces qui cheminent, tandis que les formes sont le système de l’actuel ». 2

La SpF serait, de ce point de vue, matrice d’évènements narratifs qui viseraient la création du passage, du

1 idem 2 Idem

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mouvement de va-et-vient qui fait que l’on accède au système des virtualités, pour en sortir, comme processus d’actualisation.

Ses narrations comme création et invention sans ancrage étant --alors-- une prise en charge du système de l’actualité par le systèmes des virtualités (…) Les formes sont passives dans la mesure où elles représentent l’actualité ; elles deviennent actives quand elles s’organisent par rapport au fond, amenant ainsi à l’actualité des virtualités antérieures. 1

On pourrait alors, suggérer que, les mondes possibles que fait flotter la pensée créatrice de SpF, émergent comme traces, comme fragments, des devenirs qui naissent entre préindividuel et transindividuel pour suivre encore Simondon. Bref avec tout ce qui, à partir des écritures les plus intimes et les plus singulières, résonne avec un agencement virtuel relationnel plus vaste.

Et Simondon de rajouter : il est sans doute bien difficile d’éclairer les modalités selon lesquelles un système de formes peut participer à un fond de virtualités .

Le système de relations et d’associations est co-émergent aux multiples individuations psychiques et collectives et le transindividuel est « une zone impersonnelle des sujets qui est simultanément une dimension moléculaire ou intime du collectif même ». Les grands récits de la SF,

1 idem

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dans leur existence même, seraient l’expression et l’exprimé de cette possibilité d’une infinie pluralité des mondes, des bifurcations. La création puisant dans le fond sans fin de virtualités, à travers des écritures tantôt flamboyantes, tantôt grises, souvent maladroites, pour des modèles fragiles.

D’où le bestiaire sémiotique, les noms de lieux – rien n’est plus intéressant à cet égard que de porter une attention plus soutenue aux titres des romans de SpF, à cette sorte d’u-toponymie- mais aussi les personnages (qui sont au plus près de nous quand ils sont monstrueux et au plus loin lorsqu’ils sont androïdes, quasi-clones), bestiaire qui va délivrer des contraintes combinatoires dédiées à la production du monde aux énergies liées, pour des contraintes combinatoires dédiées à la production d’un monde aux énergies déliées.

Par ce bestiaire, la SpF cherche à s’abstraire, autant que faire se peut, des conditions standards qui fondent les socles anthropologiques, à se dégager pour partie de la question du moi et de la conscience, (comme essences), d’une définition trop anthropomorphique des sexualités, des sciences, des religions. Mélanges complexes donc, qui se développent au milieu de la tension entre le divin comme puissance créatrice et ordonnatrice des mondes et le divin comme la création même.

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SpF, Histoire, Temps

La SpF encore, mais travaillée par l’Histoire. Et pas seulement dans l’exercice, là encore sur les possibles latéraux en quoi consiste l’uchronie par exemple, (passé futur alternatif). Toutes ces histoires des futurs qui ne se sont jamais actualisés. et donc variations sur ce qui ne viendra pas à notre rencontre, bref toutes les arché qui ne se sont pas incarnées. Elle passe par-dessus la séparation des temps, elle se confronte à la coexistence des temps, de tous les temps.

Ses écritures tentent de sortir (de manière différente) de l’impossibilité « actuelle » de passer outre le fait que deux des dimensions du temps ne peuvent s’actualiser en même temps. S’affranchir de cela est en son cœur.

Sortir de l’impossible coexistence des dimensions du temps. Penser autrement les relations entre les dimensions du temps. Elle est, d’une certaine manière, en résonance avec les positions de Deleuze, qui en appui critique sur Bergson, pose que les relations des dimensions entre elles, nécessitent le champ du passé virtuel où elles co-existent.

Qu’est ce donc que le temps ? La différence absolue, la mise rapport immédiate des hétérogènes, sans concept identique sous-jacent ou subsumant. Le temps n’est rien à

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proprement parler. Il ne consiste que dans des différences et dans la relève d’une différence par une autre. Il n’a ni centre, ni pôle identitaire.1

Il appartient à la philosophie moderne de surmonter l’alternative temporel-intemporel, historique-éternel, particulier-universel. A la suite de Nietzsche, nous découvrons l’intempestif comme plus profond que le temps et l’éternité : la philosophie n’est ni philosophie de l’histoire, ni philosophie de l’éternel, mais intempestive, toujours et seulement intempestive, c’est-à-dire « contre ce temps, en faveur je l’espère d’un temps à venir ». A la suite de Samuel Butler, nous découvrons le Erewhon, comme signifiant à la fois le « nulle part » originaire, le « ici et maintenant », déplacé, déguisé, modifié toujours recréé. Ni particularités empiriques, ni universel abstrait : Cogito pour un moi dissous. Nous croyons à un monde ou les individuations sont impersonnelles et les singularités pré-individuelles. : la splendeur du « On ». D’où l’aspect de science fiction qui dérive nécessairement de ce « Erewhon .

La SpF est installation dans cela, par des voies autres que celles de la philosophie.

2

Ce qui domine la Spf aujourd’hui, me semble-t-il, ce n’est pas, stricto sensu, la question du futur, comme « devination » où l’avenir est posé comme conséquence plus

1 F. Zourabichvili, Deleuze une philosophie de l’événement, Edition PUF, 1994 2 G. Deleuze, Différence et répétition, PUF, paris 1968 et S. Butler, Erewhon, Edition Gallimard, Paris 1981

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ou moins prévisible du présent, c’est la question des devenirs, de la création et de la coexistence des temps. Quels devenirs ont un avenir ? Pour cela, pour deviner ce qui va vient au devant de nous, et que nous ne voyons pas, (mais ne sommes nous pas toujours, dans le contexte de l’anticipation rationnelle, de l’utopie réduplicative ?), faut-il rester dans le cadre des variations que l’on peut opérer sur des modèles anthropologiques hérités. Ou bien, jusqu’où faut-il aller, jusqu’où faut-il parler barbare ? Jusqu’où faut-il aller pour ébranler les socles où sont fixés les fils qui nous relient aux cerfs-volants que sont nos représentations, nos axiomes, nos épistémé, celles par qui nous posons l’existence d’un monde, d’une nature extérieure, les diverses manières de fortifier nos croyances ?

La SpF porte une (autre) conception du temps pluridimensionnelle ou intensive, (…) vertigineuse. Il n’y a aucune raison pour que la dimension actuelle ait un privilège sur les autres, ou constitue un centre, un ancrage ; le moi éclate en âges distincts qui tiennent de centre chacun son tour, sans que l’identité puisse jamais se fixer (et la mort n’ordonne rien de décide de rien). Il en va de même horizontalement, si l’on considère qu’une vie se déroule sur plusieurs plans à la fois : en profondeur, les dimensions de temps successives ou simultanées, se rapportent les unes aux autres de manière « non-chronologiques, non-successives.

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Au fond, il s’agit, pour elle de créer des plans où la

contemporanéité de tous les temps s’actualise. Il s’agit encore d’une exploration du cerveau, de l’identité cerveau-monde. S. Kubrick et Arthur C. Clarke ont en ce sens, popularisé un modèle du voyage, comme exploration du cerveau.

Ce que la SpF explore et engendre, ce sont, d’une certaine manière, les figures infinies de l’identité du cerveau et du monde. Et la question de la mémoire, de sa manipulation (des souvenirs), la question de son infinie puissance, n’est pas réflexion psychologique. La SpF n’est pas du côté de l’intériorité, du contenu de la mémoire, pas plus qu’elle ne s’intéresse en fin de compte à la conscience et au moi. C’est à même la surface du dehors qu’elle bricole le mouvement de conversion topologique où états internes et états externes exhibent leur correspondance leur résonance, leur harmonie leur dysharmonie.

Et la mémoire est la membrane qui, sur les modes les plus divers (continuité, discontinuité, enveloppement…) fait correspondre les nappes de passé et les couches de réalité, les unes émanant d’un dedans toujours déjà là, les autres advenant d’un dehors toujours à venir, toutes deux rongeant le présent qui n’est plus que leur rencontre ». 1

1 G. DELEUZE, Cinéma 2, L’Image-temps, Editions de Minuit, Paris 1985

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Pour suivre Boris Eizykman et Jean-François Lyotard, la SpF tente de faire passer, par ses écritures, le désir sous le temps, désir qui s ‘en saisit et lui confère les particularités du temps inconscient ; l’idée même de la machine temporelle oblige à présumer la co-présence virtuelle de tous les instants ordonnés et successifs pour le préconscient…. Mais cela va plus loin; de support de déliaison, le temps, à travers ses transgressions, ses dispersions, triture jusqu’à l’impossible objet des hypothèses les plus déroutantes… 1

SpF et principe d’incertitude

Elle se donne aussi comme lieu où la perception est posée comme « principe d’incertitude ». Le lieu où elle se mesure au chaos et passe des alliances plus ou moins audacieuses avec lui.

Le lieu où elle tente de prendre sur elle la question du hasard. Il faut remarquer au passage que c’est dans le domaine des devenirs biotechniques qu’elle a le plus de mal à quitter l’univers des essences et à explorer l’au-delà d’une conception fondamentalement probabiliste du vivant. Mais quoi de plus normal lorsque l’on sait l’enracinement de la génétique et de la biologie moléculaire dans la tradition essentialiste.

1 B. EIZYKMAN, Science-Fiction et Capitalisme, Edition repères Mame, Paris 1973.

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En radicalisant donc la variation immanente et continue, dont la perception est l’expression et l’exprimé, elle ne cesse de se poser la question de ce que peut un cerveau-corps, sous des conditions biotechniques variables et sous des pathologies diverses. Tel semble être un de ses tourments, un de ses moteurs. Entre mutants et devenirs nanotechnologiques, entre psychopouvoirs et neurosciences en délire.

Pour suivre Deleuze, e cerveau, (le cerveau-monde, c’est nous qui ajoutons) notre problème, notre maladie, notre passion, plutôt que notre maîtrise, notre solution, ou décision.1

Déjà Bergson, comme le note B. Eizykman, s’interrogeait dans L’énergie spirituelle

2

1 G. DELEUZE, Cinéma 2, L’Image-Temps, Edition de Minuit, 1985

: je me suis demandé quelquefois

2 H.BERGSON, L’énergie spirituelle, 1919, PUF, Paris 1967. Disponible en ligne. Et plus loin « Ainsi se serait fondée, ainsi se serait développée la science de l'activité spirituelle. Mais lorsque, suivant de haut en bas les manifestations de l'esprit, traversant la vie et la matière vivante, elle fût arrivée, de degré en degré, à la matière inerte, la science se serait arrêtée brusquement, surprise et désorientée. Elle aurait essayé d'appliquer à ce nouvel objet ses méthodes habituelles, et elle n'aurait eu sur lui aucune prise, pas plus que les procédés de calcul et de mesure n'ont de prise aujourd'hui sur les choses de l'esprit. C'est la matière, et non plus l'esprit, qui eût été le royaume du mystère. Je suppose alors que dans un pays inconnu - en Amérique par exemple, mais dans une Amérique non encore découverte par l'Europe et décidée à ne pas entrer en relations avec nous - se fût développée une science identique à notre science actuelle, avec toutes ses applications mécaniques. Il aurait pu arriver de temps en temps à des pêcheurs, s'aventurant au large des côtes d'Irlande ou de Bretagne, d'apercevoir au loin, à l'horizon, un navire américain filant à toute vitesse contre le vent - ce que nous appelons un bateau à vapeur. Ils seraient venus raconter ce qu'ils avaient vu. Les aurait-on crus ? Probablement non. On se serait d'autant plus méfié d'eux qu'on eût été plus savant, plus pénétré d'une science qui, purement

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ce qui se serait passé si la science moderne, au lieu de partir des mathématiques pour s'orienter dans la direction de la mécanique, de l'astronomie, de la physique et de la chimie, au lieu de faire converger tous ses efforts sur l'étude de la matière, avait débuté par la considération de l'esprit - si Kepler, Galilée, Newton, par exemple, avaient été des psychologues. Nous aurions certainement eu une psychologie dont nous ne pouvons nous faire aucune idée aujourd'hui - pas plus qu'on n'eût pu, avant Galilée, imaginer ce que serait notre physique : cette psychologie eût probablement été à notre psychologie actuelle ce que notre physique est à celle d'Aristote. Étrangère à toute idée mécanistique, la science eût alors retenu avec empressement, au lieu de les écarter a priori, des phénomènes comme ceux que vous étudiez : peut-être la « recherche psychique » eût-elle figuré parmi ses principales préoccupations.

SpF et « voyants »

Au début des années 70, dans un livre fameux de speculative fiction, John Brunner dans Stand on Zanzibar,

psychologique, eût été orientée en sens inverse de la physique et de la mécanique. Et il aurait fallu alors que se constituât une société comme la vôtre - mais, cette fois, une Société de Recherche physique - laquelle eût fait comparaître les témoins, contrôlé et critiqué leurs récits, établi l'authenticité de ces « apparitions » de bateaux à vapeur. Toutefois, ne disposant pour le moment que de cette méthode historique ou critique, elle n'eût pu vaincre le scepticisme de ceux qui l'auraient mise en demeure - puisqu'elle croyait à l'existence de ces bateaux miraculeux - d'en construire un et de le faire marcher ».

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proposait une vision particulièrement saisissante des processus de mondialisation, des devenirs biopolitiques, des transformations des machines de guerre, des urbanismes, des milieux neo-naturels, processus participant de nouveaux modes d’auto-constitution ontologiques des sujets. Sa vision portait sur la co-existence des divers habitats et niches écologiques, sur la co-existence des sociétés d’abondance et des sociétés de pauvreté, sur la co-existence de devenirs biotechniques très différenciés et ce dans un monde fini du point de vue extensif, mais sans d’autre focus, que celui-ci : la volonté d’en avoir un. De son côté P.K. Dick étendait ses visions au long cours des vertiges de la perception, mais aussi au long cours des vertiges des sociétés de contrôle, de la simulation, des abîmes de l’indifférenciation.

Il conviendrait de s’interroger là encore, sur les divers dispositifs d’écriture convoqués par les « voyants » que nous évoquions tout à l’heure, et qui créent les narrations, les nouveaux régimes de signes et les cartes qui permettent d’établir les connections avec les tendances qui viennent au-devant de nous, nous permettons de sentir ce qui advient et va faire basculer les choses, les évènements… À l’aune de ce que l’on ne connaît pas encore. Les voyants, les « devenants », ceux qui parlent barbare sur les agoras et frôlent, touchent les affects et les percepts, les morphogenèses encore dans les limbes de la perception.

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La SpF produit des traces de cela, de ces écritures qui dessinent des cartes, parfois grossières, parfois fines, et qui indiquent qu’un devenir est en cours, qui a un avenir et que l’on ne perçoit qu’à peine. Elle alimente la marmite des mondes possibles Il n’est guère étonnant qu’elle nous vienne massivement du dispositif impérial américain. Comme l’écrit F. Nef, à propos d’une partie de la philosophie américaine actuelle, « cette idée des mondes possibles a été développé (aux Etats-Unis) par le plus grand philosophe systématique depuis Leibniz : David Lewis.1

1 D. LEWIS, De la pluralité des mondes, Edition de l’Eclat, 2007, On the Plurality of Worlds (1986).

Il est l’auteur d’un livre magistral sur la pluralité des mondes. Dans cet ouvrage, il va beaucoup plus loin que tous ces prédécesseurs quant à l’existence des mondes possibles. Pour Leibniz, les mondes possibles, celui dans lequel vous ratez votre métro ou celui dans lequel Hitler a préféré se consacrer à la peinture plutôt qu’à la politique, n’existent que dans l’entendement de Dieu. Dieu n’a fait exister que le meilleur d’entre eux- ce qui explique que nous vivions dans le meilleur des mondes possibles. Et que nous ne devons pas accuser Dieu du mal sur terre. Mais pour Lewis qui est athée, il y a un nombre infini de mondes possibles existants. La seule différence, c’est que le nôtre est actuel. Nous n’avons aucun accès aux autres mondes ; chacun est actuel pour lui-même. Notre monde n’est plus absolu. L’actualité est relative ».

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La SpF résonne avec cela. La littérature et le cinéma US sont hantés par la question de savoir si ces univers sont étanches ou pas. Et les processus d’individuation psychique et collective viennent avec force, s’alimenter aux énergies associées au « Possible », à son désir.

Elle produit donc des narrations aux frontières des anthropologies avec leurs problèmes associés. Elle est une machine spéculative et perceptive dédiée au déploiement de nouvelles écritures, qui tente de définir des nouvelles zones de voisinage entre des blocs conceptuels, des blocs perceptuels… (Philosophie et Anthropologie Fiction), zones où les économies libidinales viennent se ressourcer, et les halos perceptifs prendre forme.

Machine spéculative contre les anti-utopies, pour des devenirs minoritaires sur les bordures d’un agencement de littérature « dite mineure’ . Peut-être. En tout cas, une machine qui cherche à creuser des lignes de fuite, détachées pour partie de la prégnance des territoires hérités et actuels, et ce dans les entre-deux des écritures de la « science des instabilités », des morphogenèses et des saintes écritures.

Machine spéculative qui tente d’aller au-delà des « sciences-fictions réduplicatives », des « anti-utopies réduplicatives ». 1

1 B. EIZYKMAN, Science-Fiction et Capitalisme, Edition Repères Mame, Paris, 1973

C’est-à-dire, encore une fois, au-delà de cette science fiction comme exercice convenu sur des

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possibles latéraux, qui finit toujours par s’écraser en futurologie. Ramenant vers les formes métastables du pouvoir, vers une sorte de Scholastique des problèmes et qui répèterait de façon stérile le discours des essences où le « plein » serait l’enjeu, le « sens » la cible, la « présence » la limite et où de la science intensive (Deleuze, de Landa)1

Et nous avons tendance à penser que l’exigence de vérité de la SpF est nulle.

porterait toujours, en fin de compte, une exigence de vérité.

Ce qui parle et s’écrit en elle est d’une autre nature : raisons et déraisons des intensités, instabilités des socles anthropotechniques, cérébralités expérimentales.

Et quand elle s’avance, têtue, réduplicative et vulgarisatrice, quand elle s’affirme comme relais et pédagogie vrais de la science, elle tend à s’effondrer, écriture-langue soumise à la position de désir de la science, comme maîtrise.

Pourtant, dans sa plus grande audace, la SpF devient effraction à partir de l’espace des tensions et des dissensus qui naissent au milieu des va-et-vient entre les écritures plus ou moins subtiles et savantes des passions, des affects et des percepts, des tremblements anthropo-bio-techniques, (comme incomplétude en procès de production et processualités 1 M. De LANDA, Intensive Science and Virtual Philosophy, Continuum International Publishing Group, 2002 G. DELEUZE, F. GUATTARI, Mille Plateaux, Les Editions de Minuit, Paris, 1980

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vertigineuses), et, nous l’avons déjà dit, les saintes écritures. 1

C’est pour cela que cette « littérature mineure» au sens de Deleuze - Guattari,

2 nous intéresse, comme incarnation d’une philosophie fiction. D’autant plus qu’elle est entrée en résonance avec la nouvelle plasticité de la matière numérique, sous toutes ses formes, toutes ces hypertextures. Elle tente d’habiter les devenirs de ces hypertextualités, infiniment fractales et trouées comme territoires de créations où la dissolution des perceptions est un horizon partout présent. Elle a trouvé là un espace-temps, sorte de lieu prophétique où pourrait s’épanouir la réversibilité forme - contenu, comme finalité sans fin des écritures. C’est ce qu’a bien relevé, parmi d’autres, N. Katherine Hayles dans plusieurs de ses travaux. 3

Certes, nous pensons le savoir, les textes sont toujours des machines labyrinthiques, à n dimensions, qui ne cessent de créer les conditions de leur propre démantèlement, qui ne cessent d’ouvrir vers un nombre indéfini de trouées, de

1 Il faudrait retourner la question de la SpF à partir des religions, religions comme fantômes hyperactifs à l’intérieur de sa machine spéculative. Son champ étant selon moi, sans cesse traversé, labouré, en permanence par les spectres, les fantômes des transcendances, par les héros des auto-transcendances et les entrelacements, les accouplements plus ou moins monstrueux, de la Science et de la Religion. Quand leurs raisons insomniaques s’affrontent et se déchirent, meilleures ennemies. 2 G. DELEUZE, F. GUAZTTARI : Kafka, Pour une littérature mineure, Les éditions de minuit, Paris, 1975 3 N. K. HAYLES, Chaos Bound : orderly disorder in contemporary literature and Science, Cornell University Press, 1990

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percées, de connections, de chemins virtuels dont seulement quelques-uns s’actualiseront.

Les textes ne sont jamais blocs denses et pleins, ils sont comme le cube de Menger, territoires à la superficie potentiellement infinie et siège d’incessant processus de déterritorialisation - reterritorialisation, territoires ouverts sur le hors champ de nos modes perceptifs. Ils sont architectures différAntielles, hypercomplexes créant les conditions matérielles et idéelles (psychiques) d’une tension permanente au milieu des coupures, des limites, des zones frontières, des trous et des vides.

La SpF serait alors une sorte d’écriture qui tenterait de conduire vers ce que François Laruelle (que j’utilise ici mal) appelle une « solitude élementale » symbolisée par l’espace et le temps, mais dans laquelle l’homme « n’est pas seulement », mais « dont il est plutôt pris, comme la substance du vide ». 1

1 F. LARUELLE, « Alien sans aliénation, programme pour une philo-fiction », in Philosophie et Science Fiction. Edition Vrin, Paris 2000

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SpF, Philosophie, Religion : Guerres

On voit donc se dessiner une étrange danse, une étrange lutte entre la SpF et ses principales rivales - partenaires : la science, la philosophie, la religion.

Deux textes brefs suffiront peut-être à exprimer de manière partielle mais suffisante, les tensions entre elles. Le premier est de G. Deleuze, le second de M.G . Dantec.

Un livre de philosophie doit être pour une part une espèce très particulière de roman policier, pour une autre part une sorte de science fiction. (…)

Science fiction, encore, en un autre sens, où les faiblesses s’accusent. Comment faire pour écrire autrement que sur ce qu’on ne sait pas, ou ce qu’on sait mal ? C’est là-dessus nécessairement qu’on imagine avoir quelque chose à dire. On n’écrit qu’à la pointe de son savoir, à cette pointe extrême qui sépare notre savoir et notre ignorance, et qui fait passer l’un dans l’autre. C’est seulement de cette façon qu’on est déterminé à écrire. Combler l’ignorance, c’est remettre l’écriture à demain, ou plutôt la rendre impossible. Peut-être y a-t-il là un rapport de l’écriture encore plus menaçant que celui qu’elle est dite entretenir avec la mort, avec le silence. Nous avons donc parlé de science, d’une

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manière dont nous sentons bien, malheureusement, qu’elle n’était pas scientifique. 1

Le second : La science-fiction non en tant que « genre » micro spécialisé, mais comme littérature transgénique, comme acte-pensée-écriture transfictionnelle, a non seulement produit la science-fiction du futur (celle de notre actuel présent)., mais en grande partie le présent tel qu’il s’est développé dans les métastases imaginaires-réelles, voire virtuelles des sociétés de l’an 2000, et elle s’avère aujourd’hui la seule littérature générale de demain, au cas où elle ne le serait pas devenue aujourd’hui. Science de la fiction tout autant que fiction de la science, notre art consiste à naviguer par-delà les limites métaphysiques des petits zumains et à tenter de leur ramener quelques petits messages que nous aurons su plus ou moins décrypter, mais qui ne susciteront sans doute guère d’intérêt chez nos contemporains.

Mais notre art, notre alchimie, consiste aussi à produire ce futur, à en actualiser certains abîmes, à inverser la tendance, ou à la propager encore plus vite, à oser faire se collisionner, dans nos accélérateurs de particules, philosophie et investigation criminelle, espionnage et cybernétique, biotechnologie et métaphysique, économie politique critique et littérature expérimentale, thriller aux découpages cinématographiques et cinétiques machinales 1 G. DELEUZE, Différence et Répétition, PUF, 1968

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terrifiantes et narrations mutantes et fictions transgéniques, bref nous nous instituons en Laboratoire de catastrophe générale, en anneau d’accélération de la conscience et de ses mutations, en Kubergnésis secrète et toujours largement non décryptée, mais que nos séquenceurs nocturnes décodent chaque jour un peu plus .1

1 M.G. Dantec, Laboratoire de catastrophe générale, le théâtre des opérations, 2000-2001, Editions Gallimard, Paris, 2001

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Le conte. Problématique définitoire.

KKaammeell AABBDDOOUU

UUnniivveerrssiittéé MMeennttoouurrii CCoonnssttaannttiinnee..

LLaabboo.. SSLLAADDDD

Même si l’usage qui en est fait, autant comme production que comme objet d’étude l’occulte très souvent, force est de constater qu’une indétermination objective de ce type de production discursive est patente, et mérite que l’on s’y arrête.

La pluralité de termes le désignant -Texte ? Texte spécifique ? Histoire ? Récit ?- autant que les définitions données dans la catégorie « conte », dont on a « dénombré plus de soixante »1

Ce « déficit » définitoire se manifeste d’ailleurs dans le nombre de qualifiants qu’on lui adjoint pour le qualifier (contes merveilleux, contes de fées, contes fantastiques, contes populaires, contes facétieux, contes de donnes femmes, contes initiatiques… ) mais aussi dans le constat que jusqu’aux travaux menées par les folkloristes ,la question de sa nature formelle ne s’est pas posée. Intrigués

justifieraient amplement le questionnement.

1 Paul Zumthor. Introduction à la poésie orale.Paris. Seuil. 1989

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par « l’inlassable récurrence »1

La quête de l’origine matricielle

et la similitude des motifs, deux pistes étaient empruntées pour l’identifier : celle qui va tente de retrouver le conte premier, la matrice originelle, et celle qui va procéder à des classifications, et établir des taxinomies.

En effet, retrouver le conte matrice aurait expliqué les ressemblances et, la fois, la ressemblance des motifs par l’essaimage en versions, variantes… Ainsi, Joseph Bédier2

Aarne et Thompson, auteur du fameux Types of folktales n’avaient pas d’autre objectif, derrière cette vaste opération de classification et de codification que de retrouver « La forme primordiales », « L’Urform. »

, supposant une origine commune aux contes, une « fleur-mère » dont le « pollen » -les variantes- « en myriades de molécules, flotte dans l’air », va se proposer, en élagant les éléments « accessoires » du conte, de retrouver la réalisation minimale du conte, sa « forme organique » qu’il va représenter par la lettre Ω, et désigner par a, b, c, d…..les « éléments accessoires ».

3

Et c’est ce même souci qui anime la recherche de l’origine des « Mille et une nuits » dont la matrice serait un

1 Joseph Courtes. Poétique du conte populaire. Paris . Puf. 1986. 2 Joseph Bédier. Les fabliaux. In Claude Brémond… ; 3 Mircéa Eliade. Aspects du mythe. Paris. Gallimard. 1963

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conte, L’homme au visage lumineux, d’un pantachantra indien et qui justifie la proposition de patrice Coussonet de retrouver le texte originel en datant les versions à partir de données inscrites dans le récit « noms de lieux, de personnages, titres, institutions…. .1

L’impasse

Démarches bien évidemment condamnée à l’impasse, faute de détermination de l’objet d’étude mais aussi parce que dans la plupart des cas

« L’urform n’était qu’une des multiples préformes et ne jouit que d’une existence hypothétique »2

et que par ailleurs « il n’y a pas de récit primitif, qu’aucun récit

n’est naturel »

,

3

« Il n’y a pas de version vraie(…)le mythe se compose de toutes ses variantes. »

.Impasse aussi parce que ce qu’écrit Lévi Strauss pour le mythe est valable pour le conte :

4

Impasse aussi et surtout parce que la bonne question n’a pas été posée :

1 Patrice Coussonet. Pensée mythique, idéologie et aspirations sociales dans un conte des mille et une nuit. Le récit d’Ali du Caire.. Annales islamologiques..Cahier n°13. 1989. 2 Mircéa Eliade. Les mythes et les contes de fees. In Aspects du mythe. Paris. Gallimard . 1963 3 Tzvetztan Todorov Poétique de la prose. Paris. Seuil. 1980. 4 Claude Lévi Stauss. Anthropologie structurale. Paris. Plon. 1974.

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« Avant d’élucider la question de l’origine du conte, il est évident qu’il faut savoir ce qu’est le conte. »1

L’appropriation épistémologique

Ce flou définitoire autant que la nature mouvante de son matériau constitutif vont faire que beaucoup de disciplines vont tenter de le définir en fonction de critères propres à leurs champs de recherches, pour pouvoir légitimer sa réification en objet d’étude.

Ainsi pour Arkoun, islamologue, « le merveilleux (du conte) est la manifestation d’une raison supérieure, transcendantale. »2, tandis que pour Henri Basset ethnologue, « les contes sont (…) que narrent surtout les aïlleules, et qui ont pour auditeurs les enfants. Ce sont les contes de la veillée, les Hausmärchen(contes de la maison) parce qu’on les écoute au coin du feu, au cours des longues soirées d’hiver »3

Mireille Pirotas, auteur d’une thèse sur les contes, affirme

1 Vladimir Propp. Morphologie du conte. Paris. Seuil. 1973.C’est nous qui soulignons. 2 In Patrice Coussonet. Op. cit. 3 Henri Basset. Essai sur la littérature orale des Berbères. Alger. Carbonel. 1920.

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que « les contes sont des documents historiques »1

« Les reliquats déformés de fantasmes de désirs de nations entières, les rêves séculaires de la jeune humanité. »

. Pour Freud et la psychanalyse les contes sont

2

Conte et mythe

Le rapport du conte au mythe, très complexe, fait que pour Claude Calame

« Il est à peu près impossible de tracer une ligne de démarcation entre les deux genres. (…) Toute tentative d’une définition contrastive entre conte et mythe serait (…) pure illusion. (…) Le récit est parfois si poussé que tel conte finit par se métamorphoser en un autre conte ou(…) devenir ce que le sens commun appellerait un mythe»3

Pour les frères Grimm, le conte aurait conservé du mythe « des fragments, des débris sous formes elliptiques. » et pour Albert Wesselsky « Le conte est l’enfant du mythe, mais engendré par lui au moment où il meurt, ou après sa mort. »

.

4. Pour Wlhem Wundt, par contre, le conte « précède le mythe, l’annonce et l’anticipe. » et pour Bernadette Bricout, « ils fonctionnent l’un par rapport à l’autre comme un palimpseste. »5

1 Mireille Pirotas. L’image féminine dans les contes d’initiation Français, Allemands, et Russes. Thèse N.R.1991

2 Sigmund Freud. Essai de psychanalyse appliquée. In Jean-Bellemin Noël. Les contes de fées et leurs fantasmes. Puf. 1983. 3 Claude Calame. Le récit en Grèce ancienne. Lausanne. Belin. 1996. 4 Bernadette Bricout. Conte et mythe. In Conte oral et identité sociale. Rhône-Alpes éditeur.1988. 5 Id.

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Conte et rite.

Pour Harrisson et Mircéa Eliade les contes seraient les dits accompagnant les rituels, « le logoménon du rite » pour l’un, « Les commentaires ou les illustrations d’un rituel » pour l’autre.1

Pour Propp aussi d’ailleurs, les contes sont « Le souvenir des rites d’initiation totémiques »

2

Chaque discours investigateur s’arrange pour interroger le conte selon ses propres présupposés théoriques.

L’analyse fonctionnelle.

Il faudra donc attendre que Propp et les formalistes, les narratologues et les sémioticiens pour que le conte soit investit e tant qu’objet d’étude dont la nature va être déterminée de manière objective par sa forme, sa structure langagière.

C’est l’agencement de l’élément constitutif de base, la fonction, sur l’axe syntagmatique qui va être définitoire du conte. « Les contes qui relèvent d’une telle composition sont appelés merveilleux » écrira Propp.3

1 J.E. Harrisson.in Claude Calame. Op.Cit.

« Tous les contes

2 Mircéa Eliade. Op.Cit. 3 V. Propp. Les racines historiques des contes merveilleux. Paris. Gallimard. 1987.

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merveilleux appartiennent au même type en ce qui concerne leur structure. »1

Au lieu de comparer les « sujets » et les « types », les chercheurs vont comparer les réseaux de relations formelles sous-jacents, qui permettent, sous dufférentes formes sémiotiques, la génération du « récit ». A titre d’exemple, Joseph Courtès remarque qu’au seul « Méfait » « Ne correspondent pas moins de dix-neuf manifestations ou expressions figuratives différentes. »

2

Les analyses, focalisées maintenant sur les constituants du récit et leurs rapports, toujours sur l’axe syntagmatique, vont continuer Propp en une grammaire du récit, avec Greimas, Brémond, Genette, Todorov, Barthes,…mais aussi Lévi Strauss… avec des concepts opératoires de lus en plus objectifs et fiables quant à la définition et au fonctionnement du récit.

Le récit : une forme générique

Ces éléments, non exhaustifs et n’étant pas l’objet spécifique de notre propos, illustrent bien le fait qu’il Il est loisible de constater que jusque là, y compris quand il se trouve au confluent de champs de recherches et de disciplines qui le prennent pour objet d’étude, le conte n’est pas investit en tant que production langagière spécifique dont il faut déterminer la nature. 1 Id. C’est nous qui soulignons. 2 Joseph Courtès. Le conte populaire : poétique et mythologie. Puf. 1986

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Car la recherche qui s’est développée à partir des travaux des formalistes a vite fait d’assimiler conte et récit ; et il n’est que de revenir sur les diverses citations du présent article, et même à Propp, pour remarque que dans leurs discours, les termes récit et conte sont interchangeables, intégrés « en variation libre » comme diraient les phonéticiens pour deux phonèmes dont le changement ne serait pas pertinent.

Récit dont la définition noie le conte dans une vague sous-catégorie :

« En tant que forme discursive générale, et ses diverses manifestations particulières que sont le conte, la nouvelle, le roman, le mythe, la fable, l’épopée pour ne citer que ses avatars littéraires »1

Cette perception « englobante » du récit va faire que même pour les anthropologues, qui investissent le conte en tant que texte dont les éléments linguistiques peuvent renvoyer aux paradigmes culturels de la communauté qui le produit, le conte est un récit.

« Le mythe raconte. Le mythe est un récit »2

affirme Pierre Brunel.

1 J.L. Dumortier et F. Plazanet. Pour lire le récit. Duculot. 1980. 2 Pierre Brunel. Dictionnaire des mythes littéraires. Paris. Ed du Rocher. 1988

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Le conte : Une forme subsumée

Et c’est donc en toute « logique » que le « texte » du récit (ou du conte) vont être investis de la même manière, dans la « clôture » que leur suppose l’analyse structurale. Clôture à l’intérieur de laquelle les relations entre les éléments constitutifs de la structure déterminent l’émergence du sens. Et dans tous les cas, la prise en charge de l’émetteur, du récepteur et des conditions de communication est superflue. La production langagière étudiée (où récit, conte, et mythe relèvent de la même nature) suppose la « communication » habituelle ente deux « inter-locuteurs » et les équivalences conteur/ écrivain et lecteur/auditeur sont établies. Le conte peut donc être étudié et analysé comme un roman ou une nouvelle.

Sont donc complètement occultés les caractéristiques principales du conte : son caractère essentiellement oral, son mode de vie, de transmission et de préservation, son mode rapport à l’ethnotexte, instance textuelle et culturelle dont il dépend.

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Le conte : éléments définitoires

Or, conter correspond à la structure d’une « aventure infiniment grave et responsable »1

« Toute parole ressemble à un jeu d’échecs où les interlocuteurs sont à la fois joueurs et pièces du jeu. »

caffirme Mircéa Eliade à propos des contes. C‘est un discours, une communication où

2

Et il serait donc ni fécond ni justifié de la réduire à un simple engrenage de « mécanismes » enclenchés dans les formes langagières sur l’axe du déroulement syntagmatique comme semblent le présupposer les formalistes et les sémioticiens, en quête d’une schématisation scientifique de la « matrice formelle ».

Raconter et écouter, est, au plan psychique un besoin anthropologique aussi important que la quête de la nourriture. Marylène Poitou, parlant d’une communauté « primitive », les Boshimans, constate que

1 Mircéa Eliade. Le sacré et le profane. Gallimard. 1965 2 Abdelkébir Khatibi. Penser le Maghreb. Rabat. Smer.

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«Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la chasse, la cueillette et la quête de l’eau, en un mot, la survie dans le Kalahari, sont loin d’occuper tout leur temps (…) Ils content indéfiniment des histoires du « temps où les animaux parlaient. »1

Jean-Noël Pellen affirme plus nettement encore ce caractère vital de la narration du conte

« Pour expliquer que tant d’hommes se soient plus à entendre et répéter ces contes, il faut bien formuler l’hypothèse d’une certaine correspondance entre la structure de ceux-ci et notre univers existentiel. »2

Même si, dans le care de cet article, nous ne pouvons pas nous étendre davantage sur les interactions et les significations anthropologiques du contage, nous pouvons déjà affirmer que des éléments forts, objectifs et vérifiables peuvent consacrer la nécessaire distinction définitoire du conte par rapport au récit, et, en même temps se poser en caractères définitoires.

En plus de cet ancrage à l’enjeu anthropologique - et pour paul Zumthor, il n’y a « Nul doute que la capacité de raconter ne soit définitoire du statut antropologique. »3

1 Marylène poitou. Les derniers Boshimans. In. Le Point n°891.1989.

, et que résumerait bien la réponse d’un vieux Dogon à Geneviève Calame-Giaule

2 Jean-Noël Pellen .Conte et identité sociale. Rhône-Alpes Editeur. 1988 3 Paul Zumthor. Introduction à la poésie orale. Paris. Seuil. 1983.

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« Si l’on cessait de conter, il n’y aurait plus de mariage ni de naissance. »1

nous pouvons prendre comme deuxième élément :

,

L’instance énonçante

En effet, écrit Joseph Courtès « La disposition syntagmatique qui, de Propp à Greimas entre autres, a donné lieu à la mise à our d’une grammaire générale du récit, ne nous éclaire guère sur le sens profond des mythes et des contes, sur leur « messages »2

Sans doute parce cette clôture supposée du « texte » nous coupe de l’ethnotexte et ne nous aide pas à

.

« Repérer les conditions dans lesquelles (…) se forme, et surtout se module et s’assume le dire. »3

Ce dire, cet énoncé, modulé et assumé est celui du discours du conteur. Un personne, un sujet énonciateur qui ne peut pas être occulté ou gommé, car « un énoncé ne se laisse

pas déchiffrer sans égard à celui qui l’énonce. »

4

1 Geneviève Calame-Giaule. Réflexions sur quelques thèmes de cannibalisme.in Nouvelle revue de psychanalyse.1982

2 Joseph Courtès. OP.Cit. 3 J.C. Coquet. In Edgar Weber. Imaginaire arabe et contes érotiques. L’harmattan. 1990 4 G.Genette

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D’une centralité littéralement stratégique, le (la) conteur est « cette instance du discours qui se situe au point d’articulation

entre l’extra et l’intra discursif »1

Son importance apparaît davantage quand nous remarquons que le statut même de l’énoncé est déterminé aussi bien par la performance discursive du sujet, que par sonthème ou la catégorie formelle dans laquelle elle s’inscrira.

le point de rencontre d’éléments de nature hétérogène : éléments paradigmatiques extra discursifs (personnalité, culture dans laquelle il baigne en même temps que son auditoire… » et éléments langagiers qu’il va produire come énoncé, reprenant et transformant le monde.

2

Zumthor signale à ce propos que certaines ethnies du Burkina Fasso identifient et classent conte, proverbe, et devinette « en sous-classes (d’un ensemble fonctionnel) selon l’âge le sexe et la fonction sociale de celui qui les prononce. »

3

Le texte oral du conte est « suspendu-jusque dans son inscription- au fil de la voix humaine » écrit Bricout

4

1 C.Calame. Op.Cit.

. Le couper donc de son narrateur –comme le ferait une approche structurale le confondant avec un récit…-reviendrait à le couper de ce qui lui donne son identité : présence, voix,

2 « L’œuvre orale ne vit comme telle qua dans son contexte situationnel d’actualisation. »in Duculot. Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage. 3 P.Zumthor.Op.Cit. C’est nous qui soulignons. 4 Bernadette Bricout. Op.Cit.

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modulations diverses, prosodèmes, gestuelle, silences….qui peuvent aller jusqu’à supplanter le message verbal.

Le conte, figé dans l’écrit, déconnecté de la performance orale deviendrait « insolite, étranger au sens qu’il véhicule. »

L’importance de cette performance orale est d’autant plus importante que c’est en même temps qu’il donne naissance à son énoncé oral qu’il naît lui-même comme sujet énonciateur. « Est ego qui dit ego » écrit Benveniste. Mais il faut signaler qu’il nait à un narrataire. Il ne s’instaure je/nous que par rapport à un tu/vous qui le sollicite.

Il faut admettre en effet que c’est toujours à la demande et eu égard au narrataire que le discours narrant se développe. « Le conté choisit(…) toujours son conteur et, presque toujours, son conte. »1

« Il faut admettre (…)que l’énonciataire n’a pas été entièrement préfiguré dans le discours que l’on nomme littéraire, et que pourtant il y figure, engrammé au titre de la force qui suscite le sens. »

Et Bellemin le précise avec pertinence pour le discours littéraire.

2

Ce narrataire, que Yazami3

1 A. Bouhdiba.L’imaginaire maghrébin.Cérès. 1994

définit comme co-énonciateur, est, en réalité le vrai moteur déclencheur de la

2 J.Bellemein-Noël. Op ;Cit 3 Kadiri Yazami.Enonciation, temps et personne. In Le temps en littérature. Actes colloque . Fès 2001.

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narration. On oublie souvent que dans la chambre nuptiale de Chahrazade, c’st Douniazade (sa sœur ?) qui déclenche, chaque nuit, la narration en demandant à la reine de poursuivre l’histoire de la veille.

L’espace de narration

Le lieu, l’espace d’énonciation de la narration contique est constitutif de l’acte narratif au même titre que les marques formelles marquant le discours. Il permet ou ne permet pas la performance langagière et agit « comme un sélecteur de parole. Car toute parole n’est pas proférable dans n’importe quel espace. »1

C’est de cet espace (« structure géographique, structure sociale et ensemble de représentations que le linguistique traduit »

2

Elément structurant donc et définitoire du conte. Preuve en est, s’il en faut davantage, l’incapacité des pleureuses africaines « de reproduire leurs poèmes hors de réelles funérailles » remarquée par Zumthor et que nous avons-nous-mêmes relevé pendant notre travail de collecte : Le refus de proférer le moindre mot de la berceuse promise tant

) que dépend la dialectique narrateur/narrataire.

1 Dalila Morsly. Espaces de paroles. Pratiques et enjeux. In Espaces maghrébins.URASC.1989 2 D.Morsly.Op.Cit.

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que nous n’avons pas créé l’espace idoine : un bébé dans son giron, à l’heure où il falait l’endormir… .

« Un conte ne s’énonce pas n’importe où, c’est, déjà, une décision qui le génère. » conclut pour nous Jamel Eddine Bencheikh.1

Le moment de narration

A la détermination spatiale de son lieu d’existence se greffe sa détermination temporelle. Pas seulement parce

« Créer un espace et créer un temps sont une seule et même opération, bien loin que l’un vienne couper l’autre comme une parenthèse »2

Mais aussi parce nous l’avons constaté et vérifié pendant notre travail sur le terrain. Le conte ne se dit pas à n’importe quel moment de la journée, mais pendant la veillée, obligatoirement. A la tombée de la nuit. Au seuil, entre le monde diurne de la raison, et le monde de l’onirique et du fantastique.

Ce « laps de temps sacré » pour reprendre l’expression de Mircéa Eliade participe de la détermination du conte ; et l’on pourrait prendre comme argument le fait que, comme les

1 J.E.Bencheikh. C.Brémond et A. Miquel. Mille et une nuits. Gallimard .1991 2 Jean Yves Tadié. Le récit poétique. Puf.1978

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motifs, ce « moment du conte » se retrouve dans des cultures et des aires géographiques très différentes.

En Europe Delarue le note : « Les contes et légendes se

disent encore la veillée »1, en Afrique subsaharienne, Paulme le remarque aussi « Les contes se rapportent surtout la nuit. »2

Charles Bonn le relève en Algérie « Le conte(…) ne s’effectue que dans certaines conditions, le plus souvent la nuit, au milieu d’un cercle précis. »

.

3.Toujours en Algérie, en Kabylie, Germaine Laoust le remarque « (…)à la tombée de la nuit, on

récite contes et énigmes »4

Précisons tout de suite que cette condition d’existence, élément définitoire du conte ne concerne pas le « Goual », installé dans un cercle d’auditeurs hommes un jour de marché. Dans ces cas précis. IL ne peut être question de narration de contes mais toujours de légendes, d’histoires de figures légendaires ou de récite hagiographiques de saints, ponctués de répliques et sentences religieuses, servant aussi à « garder le contact » avec les auditeurs.

. Il n’est, par ailleurs que de se remémorer les images illustrant les recueils de contes pour s’apercevoir que c’est toujours « au coin du feu » que ce la se passe. C’est-à-dire pendantr la veillée.

1 Paul Delarue. Le conte populaire français. Larose et maisonneuve. 10976 2 D. Paulme. La mère dévorante. Gallimard.1976 3 C.Bonn. Problématiques spatiales du roman algérien.0pu.1986 4 Germaine Laoust-Chantréaux. Kabylie côté femmes.1937-1939

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Rituels propitiatoires

L’importance de l’observance de cette condition de narration se conforte et se manifeste dans les contraintes coercitives mise en place pour la faire respecter. L’infraction à l’obligation de respecter « ce laps de temps » est censée provoquer des effets néfastes.

Nous avons appris pendant notre collecte que celui qui s’aventurerait à narrer un conte pendant la journée risquait de « ykhraf » devenir débile et divaguer, et avoir des enfants chauves.

Dans l’ouest algérien Fatima Djaouti note aussi que dans ce cas « les enfants naîtraient difformes et débiles »1. Abdelhamid Bourayou le note dans le sud algérien où « La narration était interdite pendant le jour sous peine de se voir soi-

même ou ses proches frappés par la teigne. »2

Basset, qui a relevé ce risque en kabylie ( enfants chétifs ou monstrueux, teigneux…) note qu’on a pu le relever « partout sur la terre en Irlande, en Nouvelle Guinée, dans l’Allaskaou en Afrique du sud. »

.

1

1 Fatima Djaouti.Contes algériens. Trascription, traduction et analyse. Thèse de 3eme cycle.Toulouse.1984

2 Abdelahamid Bourayou. Les contes populaires algériens d’expression arabe.Opu.1993 1 Henri Basset. Op. CIt

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La menace est encore plus sévère au Togo où le contrevenant s’expose à la cécité.1 Chez les Béti, l’infraction « entraîne inévitablement la mort de l’oncle maternel. »2

Le conte se retranche donc à la veillée dans l’étrange « et douce semi-inconscience, présence –absence du réel et de la rêverie

3» à la porte du « tout-autre » du « ganz Andere »4

Formules sur lesquelles nous ne nous étendrons pas ici, mais qui ont pour fonction, quelles que soient leurs formulations dans les différentes communautés et cultures, l’ouverture, l’accès au monde de la diégèse du conte, et la sortie de ce monde. Que ce soit « kan ya ma kan » ou « il était une fois » …. .

Et exige, pour permettre l’accès en son monde des formules précises.

Nous pouvons donc voir que le constat établi au début de ce travail, à savoir, que le développement des recherches sur le récit, si riches, ont subsumé, à tort, le conte dans la catégorie récit.

Les quelques éléments que nous venons de décrire montent que le conte est une production discursive particulière, dont la nature qui relève à la fois du 1 Nsougan Ageblemagnon. Sociologie des sociétés orales d’Afrique Noire. Silex. 1984 2 Onana Mbah. La vison de la femme à travers les contes Béti. TH. 3eme cycle. Sorbonne3 3 A. Buhdiba. Op.Cit 4 Expression de Rudolf Otto, qui a influencé Eliade pour le concept de « numineux »,mystère d « tout-autre « qui, EN même temps effraie l’homme et le fascine et l’attire. Hachette.CDRom. Encyclopédia Universalis.

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linguistique que de l’extra linguistique fait qu’il devrait être défini par des éléments dont on a vu qu’ils sont aussi déterminants que sa structure langagière : Ceux qu’on a retenu – ancrage anthropologique vital, instance énonçante, temps de narration, espace de narration…..- ne sont pas les seuls, mais permettent d’affirmer sa particularité.

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Le conflit hamalliste dans Vie et enseignement de Tierno Bokar, Le sage de Bandiagara

d’ Hampaté BÂ

PPrr.. CChhrriissttiiaannee AALLBBEERRTT

UUnniivveerrssiittéé ddee PPaauu eett ddeess PPaayyss ddee ll’’AAddoouurr

Ce qu’on désigne sous le nom de conflit « hamalliste » divisa la société malienne pendant l’époque coloniale, entre 1900 et 1940 et s’acheva dans le sang puisqu’il fut à l’origine des affrontements d’Assaba du 23 Août 1940 qui firent plus de quatre cent victimes.1

1 Chiffres donnés par J. Suret Canale, Afrique noire occidentale et centrale, vol 3, Paris 1972, Ed Sociales, p.543. Hampaté Bâ, quant à lui évoque les affrontements sans citer de chiffres.

. Ce conflit opposa les partisans du Cheikh Hamallâh, fondateur d’une confrérie religieuse née au début du 20e siècle, au Mali, dans la région de Nioro (d’ou le nom « Hamallisme ») aux membres de la confrérie soufie de la Tidjaniya,. Il fut ensuite vigoureusement réprimé par l’administration française. La manière dont Hampaté Bâ rend compte de ce conflit dans son œuvre permet d’examiner la question des relations existant entre pouvoirs religieux et pouvoir colonial, en Afrique, pendant la colonisation, en faisant apparaître la permanence de certains conflits dont

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les origines précèdent l’arrivée des armées françaises. Cette continuité de l’histoire africaine de l’époque pré-coloniale à l’époque coloniale contredit la version officielle de l’histoire coloniale qui voulait que l’histoire de l’Afrique commence avec la colonisation et démontre (si cela était encore nécessaire) qu’elle s’inscrit dans une durée beaucoup plus vaste où perdurèrent des alliances et des conflits dont les enjeux échappèrent aux colonisateurs qui furent impuissants à les contrôler ou à les désamorcer autrement que par la répression.

L’œuvre d’Hampaté Bâ dresse une véritable fresque historique de l’Afrique du Sahel au 19e et 20e siècle, et plus précisément de la région qu’on appelait l’ancien Soudan français puisque né « vers 1901 », il meut en 1991 et traverse donc pratiquement tout le XXe siècle. En outre, ses origines familiales font de lui un véritable carrefour de tout un aspect de l’histoire du Sahel qui s’écrit depuisle 19ème siècle. Par son père, il est lié à l’histoire de l’empire peul théocratique du Macina dont nous parlerons plus loin. Par sa mère, il est lié au Toucouleur El Hadj Omar, fondateur de l’empire Toucouleur du Soudan, khalife de la confrérie soufie de la Tidjaniya. puisque son grand père, ancien peul du Fouta Toro s’enrôla dans les armées du conquérant. De plus, par alliance, il est aussi lié au chef traditionnel de la province du Louta, Tidjani Thiam dont il devient, par adoption, l’héritier. En outre, à la suite de son maître spirituel Tierno Bokar, il adhèrera au mouvement hamalliste, et sera donc

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directement impliqué dans ce conflit. Compte tenu de son histoire familiale Hampaté Bâ est donc un témoin majeur de cette page d’histoire qui s’écrit dans l’ancien Soudan français qui commence avant l’arrivée des armées françaises au 19éme siècle, à une époque où se font et se défont des empires dans cette région, et qui se poursuit sous la domination coloniale.

Cependant, s’il est un témoin majeur de cette histoire, il n’est pas pour autant un témoin impartial comme l’atteste l’explication qu’il donne du conflit hamalliste auquel il fut directement mêlé et dont il eut à souffrir, en poste à Bamako entre 1933 et 1942. Il l’évoque, en détail, dans un texte publié en 1980 intitulé Vie et enseignement de Tierno Bokar, Le sage de Bandiagara qui est une biographie consacrée à son maître spirituel Tierno Bokar1

.

1. L’interprétation du conflit par Hampaté Bâ

Dès l’avant-propos de ce texte, Hampaté Bâ donne en effet son interprétation du conflit et il s’y tiendra tout au long du récit : le conflit hamalliste est « un conflit d’ordre

1 Ce texte est élaboré à partir des notes qu’Hampaté Bâ avait rédigées, plusieurs

années auparavant à la demande de Marcel Cardaire, ancien élève de Marcel Griaule et ancien officier des affaires musulmanes qui avait publié en 1957 un premier ouvrage consacré au maître soufi intitulé Tierno Bokar, le sage de Biandagara auquel Hampaté Bâ fait fréquemment référence et qui sert d’une certaine façon de caution à la véracité de son récit.

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religieux et local » que l’on fit passer pour « une affaire politique de tendance anti-francaise »1. Selon lui, les causes du conflit sont strictement théologiques puisqu’il s’agissait de savoir si, à l’intérieur de la confrérie religieuse de la Tidjanya, une certaine prière devait être récitée onze ou douze fois ce qui explique pourquoi le conflit fut d’abord désigné sous le nom de querelle « des douze grains » en référence aux grains du chapelet permettant de compter les prières récitées. Les partisans de la récitation des onze prières - au lieu des douze préconisées - justifiaient leur position à partir d’une interprétation numérologique musulmane où le chiffre onze est le celui de la spiritualité qui symbolise la pure contemplation, seule attitude désormais possible selon certains membres de la confrérie, après la défaite des armées d’El Hadj Omar et de ses descendants par les armées françaises dans la mesure où elle marque la fin de l’action temporelle de la confrérie2

1 Hampaté Bâ, Vie et enseignement de Tierno Bokar, op.cit. p.8.

. Son interprétation sera aussi celle de son maître Tierno Bokar et de tous les Hamallistes impliqués dans le conflit. Cependant ce qui n’était à l’origine qu’une « querelle » se transforma ensuite en « conflit », puisque, toujours selon Hampaté Bâ, il dégénéra à la suite d’une série de malentendus dûs –selon lui - à des susceptibilités blessées, des ambitions personnelles où des manipulations diverses. Aussi les décrit-il avec minutie, en donnant de nombreux détails et en

2 Ibid, p. 53 et 58.

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prenant soin de toujours citer ses sources1. Compte tenu de ces éléments subjectifs et toujours selon H. Bâ, la querelle continua de s’envenimer à tel point qu’elle finit par donner lieu à des affrontements armés qui opposèrent partisans et opposants du Cheik Hamallâh et firent plusieurs centaines de morts jusqu’à ce que l’administration française interviennent et réprime le mouvement hamalliste en emprisonnant et en exilant son fondateur, en prononçant trente condamnations à mort immédiatement exécutées (fait rare pendant l’époque coloniale) et en procédant à l’internement de cinq cents personnes2

Devant une telle violence dans les affrontements et une telle répression, on comprend difficilement comment un mouvement religieux - qu’Hampaté Bâ présente comme purement théologique et sans aucune visée temporelle - put déchaîner à ce point les passions et susciter un tel acharnement dans la répression sans s’interroger sur ce qui dans le mouvement hamalliste pouvait menacer le pouvoir colonial et les différents pouvoirs religieux en place à la même époque. Car, ce que ne dit pas Hampaté Bâ c’est que ce conflit ne se limitait pas à des questions de personnes, de

.

1 A titre d’exemple on peut citer la note 1 de la page 70 : « Cette scène, comme toutes celles qui se sont déroulées à Nioro à l’époque, me fut rapportée par un témoin oculaire : Kisman Doucouré, marabout marka de Nioro qui avait reçu son wirdou des mains de Cheikh Mohammad Lakhdar. Les détails de ce qui se passa entre le Cheikh et le Chérif Hamallâh lors de leur entretien privé me furent confirmés, par ailleurs par Moulaye Ismaïl qui les entendit plus tard de la bouche du Chérif. ».

2J. Suret-Canal, Afrique noire occidentale et centrale, op. cit. 543.

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susceptibilités blessées ou de théière donnée ou rachetée, ainsi qu’il s’applique à le démontrer. Il s’enracinait, au contraire, dans des querelles beaucoup plus anciennes entre différentes confréries religieuse qui, seules, peuvent expliquer l’ampleur des affrontements ainsi que les alliances qui s’effectuèrent alors dans la société africaine. Celles-ci ne faisaient que reproduire des alliances plus anciennes qui s’étaient effectuées, un siècle auparavant, au 19ème siècle, avant l’arrivée des armées françaises, au moment de la conquête militaire du Soudan par le conquérant Toucouleur, El Hadj Omar. Aussi est-il nécessaire de situer le conflit hamalliste dans un contexte historique et social et religieux beaucoup plus vaste que ne le fait Hampaté Bâ .

2 - Les raisons historiques du conflit.

Jusqu’à la fin du 18e siècle, en effet, seule la confrérie religieuse de la Quadriya issue du soufisme était représentée dans l’ancien Soudan. Il s’agissait d’une confrérie soufie très hiérarchisée, conservatrice et formaliste, instaurant de nombreux échelons mystiques entre les adeptes et le marabout dont seuls quelques talibés d’origine aristocratique étaient autorisés à partager l’intimité.

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Au début du 19e ce “monopole” fut menacé par la constitution d’une confrérie soufiste rivale fondée au Maghreb un siècle auparavant, la Tidjaniya, dont le principal propagateur en Afrique fut le Cheikh El Hadj Omar, fondateur de l’empire Toucouleur du Soudan. Cette confrérie plus démocratique que la Quadriya offrait des possibilités de promotion sociale à certaines catégories sociales (les esclaves, les femmes, les paysans, les jeunes) jusque-là exclus du pouvoir et des richesses par un ordre féodal ou familial traditionnel. La composition sociale de la Tidjaniya est sans doute une des raisons qui explique la grande expansion que connut cette confrérie dans un Soudan en pleine reconquête militaire. Elle fut alors combattue par les membres de la Quadriya qui représentait la vieille société féodale, celle là même qui s’opposera, quelques décennies plus tard au Hamallisme et dont certains membres n’hésitaient pas à faire - déjà - alliance avec les colonisateurs pour écarter Omar du Fouta Toro au Sénégal1

Mais il faut aussi prendre en compte le fait qu’à la même époque, dans le Macina (sous l’impulsion de Cheikhou Ahmadou) se constituait un empire théocratique peul, lui aussi basé sur la volonté de restaurer un Islam épuré en

. En outre, au plan religieux, la Tidjaniya prétendait restaurer un islam purifié et s’attaquait ainsi aux privilèges de certains grands marabouts qui la combattirent de ce fait énergiquement.

1 J. Suret Canale, Afrique noire occidentale et centrale, op. cit. p. 220.

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réaction à la corruption des grandes métropoles voisines comme Ségou. Bien que n’ayant rien à voir avec la Tidjaniya, cet état théocratique nouvellement fondé au Macina (de même que le khalifat voisin de Sokoto d’Ousmane dan Fodio), eut en commun, avec l’empire toucouleur crée par Omar d’être soutenus par des mouvements religieux qui pouvaient apparaître comme des formes de protestation contre la Quadriya qui symbolisait un ordre féodal et des pouvoirs aristocratiques et religieux anciens, mais toujours en vigueur (impôts prélevés abusivement et non prévus par le Coran). Ainsi, sous prétexte de purification de mœurs et de renouveau spirituel, ces mouvements religieux permirent l’accession au pouvoir d’une aristocratie à dominante Peul ou Toucouleur, non plus féodale comme l’ancienne, mais militaire et lettrée qui trouva sa légitimité dans la défense d’un Islam rénové et purifié. 1

Cependant, toute cette période de constitution de vastes empires fut aussi une période marquée par de nombreuses guerres qui eurent pour conséquence de ruiner l’économie de la région et c’est un pays exsangue et ravagé qui entra dans l’ère coloniale qui bouleversa tous les équilibres politiques et religieux en place.

1 Omar appartenait à une famille aristocratique mais pauvre. Il en va de même pour le grand père d’Hampate Bâ qui rejoignit Omar. Quand à Tidjani Thiam, (beau père d’Hampate Bâ) il dut son titre de chef de Louta à ses relations familiales avec les descendants d’El Hadj Omar et plus particulièrement avec son neveu Tidjani Tall qui hérita du royaume du Macina après la mort d’Omar.

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Cela ne se produisit pas tout de suite, puisque dans un premier temps, pendant la période de conquête, la France commença par s’appuyer sur les pouvoirs traditionnels pour asseoir sa domination. Cependant, progressivement, le nouvel ordre colonial liquida certains chefs traditionnels peu coopératifs pour leur substituer des hommes plus conciliants en leur laissant une marge de manœuvre de plus en plus étroite. C’est le cas du roi de Bandiagara dont Hampaté Bâ dit qu’il fut « beaucoup critiqué pour son ralliement » au pouvoir colonial1

Les colonisateurs pratiquèrent une politique similaire avec les pouvoirs religieux traditionnels qui ne purent continuer à bénéficier de leurs revenus et privilèges que dans la mesure où ils collaboraient avec le nouvel ordre politique et social. La conséquence majeure de cette politique qui consistait à affaiblir les pouvoir traditionnels politique et religieux pour leur substituer progressivement le nouvel ordre colonial, fut de déstabiliser profondément les structures sociales existantes en exacerbant les tensions et

et qu’il se trouva de ce fait «flanqué d’un résident français et d’un bataillon ». Aussi, une grande partie de la classe dirigeante africaine fut dépossédée de son pouvoir acquis avant l’arrivée des troupes françaises. Ce fut le cas du beau père d’Hampaté Bâ, chef du Louta, et ce faut aussi, indirectement celui d’Hampaté lui même puisqu’il était son héritier adoptif.

1 Ibid. p. 63.

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les conflits internes à la société africaine d’autant que les conditions de vie des populations soumises à l’impôt s’aggravèrent, surtout pour les plus pauvres, sans aucun espoir ou perspective d’amélioration.

C’est dans ce contexte que naquit au début du 20ème siècle le Hamallisme dont on a pu dire qu’il constituait une réponse mystique à une crise et sociale et économique à défaut d’autres réponses possibles 1

1 Cette thèse est évoquée par Jean-Suret-Canale et Elikia M’Bokolo dans Afrique noire, Histoire et Civilisation, t 2, Hatier- AUPELF, 1994.

. Ce mouvement reprit les arguments qu’avait, en son temps, développé la confrérie de la Tidjaniya qui étaient des arguments spirituels puisque le fondateur de ce mouvement le Cheikh Hamallâh était un mystique empreint de soufisme qui prônait le détachement face au temporel. Il entreprit, à son tour, de purifier l’islam corrompu par des marabouts vénaux et attachés à leurs seuls privilèges - y compris à l’intérieur de la confrérie de la Tidjaniya qui, avec le temps, avait vu certains de ses membres perdre de leur ardeur purificatrice. A nouveau, le scénario se répéta car le succès immense du mouvement hamalliste qui était à la fois populaire et religieux, comme l’avait été en son temps la Tidjaniya, fut condamné par les marabouts qui perdaient une partie de leur clientèle et de leurs revenus et fut aussi combattu par l’ancienne aristocratie féodale, traditionnellement proche de la confrérie de la Quadriya, qui s’était déjà opposé à l’expansion

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de la confrérie de la Tidjaniya1. Mais le Hamallisme fut aussi combattu par une nouvelle classe sociale africaine « montante » apparue sous la colonisation, qui était constituée d’employés au service des Français dont le pouvoir ne cessa de grandir2

A l’opposé ceux qui soutinrent le Hamallisme furent les classes populaires et paysannes très appauvries qui n’avaient plus rien à attendre des colonisateurs ainsi que les membres des familles dirigeantes dépossédée de leur pouvoir par la colonisation dont Hampaté Bâ et son maître faisait partie. Autant dire qu’il s’agissait d’éléments qui n’étaient pas, à priori, acquis à la politique de la colonisation et qui trouvèrent dans la doctrine du retrait face au monde prônée par le Hamallisme un moyen de manifester leur distance envers les nouveaux colonisateurs à travers une forme de non-coopération passive.

, à tel point que certains furent même nommés à la tête de chefferie traditionnelle.

En accord avec les principes du soufisme le Cheikh Hamallâh recommandait, en effet, à ses adeptes de se détourner du temporel afin de privilégier la voie mythique : principe qu’il mettait personnellement en pratique:

1 Hampaté Bâ, Vie et enseignement de Tierno Bokar, op. cit., p. 82. 2 Ibid, p74.

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Chérif Hamallâh ignorait la stratégie de l’intrigue et vivait dans un monde étranger aux règles extérieures de la diplomatie. A l’égard de l’administration française, jamais il ne se départit d’une attitude de parfaite dignité, mais de totale indépendance qui pouvait faire penser à du dédain, voire à de l’hostilité. Il ne recherchait aucun honneur, ne se souciait pas d’obtenir des médailles, ne rendait pas visite aux autorités de l’époque, ne faisait sa cour à personne, bref, tenait à rester en dehors de toutes les questions temporelles. Attitude dangereuse en un temps ou l’Administration coloniale n’avait que trop tendance à penser que qui n’était pas avec elle était contre elle. Il n’en fallut pas plus pour que les autorités, inquiètes du succès populaire grandissant du Chérif et poussée par les Toucouleurs le considérassent comme un dangereux rebelle, fromentant dans le secret de sombres complots et attendant l’heure propice pour déclencher la révolte. (p. 78).

Mais l’administration française n’avait sans doute pas tort de s’inquiéter car, fort bien informée de l’origine sociale des adeptes de la secte, elle savait qu’elle avait tout à craindre de ce mouvement bien qu’il ne s’agisse pas à proprement parler d’un mouvement politique. Effectivement, quelques années plus tard, les membres les plus éminents de l’ancien mouvement hamalliste soutiendront le mouvement indépendantiste du Rassemblement Démocratique Africain, dans la période difficile où il subira la répression coloniale de 1946 à 1957.

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3. La positions d’Hampaté Bâ

Ainsi et contrairement à ce que dit Hampaté Bâ, l’administration coloniale était donc tout à fait intéressée par cette querelle bien que celle-ci eut à l’origine une question purement théologique. Elle avait d’autant plus de raisons de le faire que la grande peur des colonisateurs était celle d’une révolte musulmane qui n’eut, en fait, jamais lieu, mais qui explique pourquoi elle s’intéressait autant aux différents mouvements religieux ce qui se traduit par le fait que et dès 1917 - soit plus de vingt ans avant le dénouement du conflit - elle ouvrit un dossier sur le Hamallisme. Cependant l’insistance de Hampaté Bâ à souligner le fait que l’administration française n’avait rien à voir dans cette querelle qui, de son point de vue, ne concernait que les musulmans est une façon d’affirmer une identité africaine menacée par la situation subalterne et dévalorisée dans laquelle se trouvaient alors les nouveaux colonisés et particulièrement les membres de l’aristocratie dépossédée de leur pouvoir - dont faisait partie Hampaté Bâ. Les questions religieuses et la fidélité à une certaine tradition soufiste apparaissent ainsi sous sa plume comme une forme de résistance culturelle permettant de préserver cette identité et de ne pas céder aux tentatives d’assimilation du colonisateur en affirmant l’existence d’un “domaine réservé

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religieux” qui, selon lui, ne concernait en rien l’administration française.

En outre cette forme de résistance eut le mérite d’être à la fois individuelle et collective. Individuelle, puisque grâce à son adhésion aux principes du soufisme, et plus particulièrement au Hamallisme, Hampaté Bâ put adopter une attitude de retrait face au monde qui lui permit d’éviter de tomber dans les pièges de l’acculturation qui guettaient les indigènes au service de la France, qu’il dénonce avec virulence dans son autobiographie. Mais elle fut aussi collective puisque l’attachement aux valeurs religieuses du Hamallisme se confond chez lui avec une forme de fidélité aux valeurs traditionnelles de la société africaines, menacées de destruction par les bouleversements sociaux et politiques liés à la colonisation. C’est en même temps pour Hampaté Bâ une façon d’opposer un contre discours aux discours dénégateurs du colonisateur en construisant une représentation d’une société fortement imprégnée de mysticisme et respectueuse de valeurs à la fois morales et sociales, en accord avec les principes religieux de l’Islam.

Quelque justifiée qu’elle fut, cette représentation gomme cependant la réalité des conflits et des rivalités qui traversent la société africaines au profit d’une vision nostalgique d’un vieil ordre social disparu. Hampaté Bâ élabore ainsi un discours humaniste très consensuel . En

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outre la représentation qu’il donne du conflit dans Vie et enseignement de Tierno Bokar fait apparaître la continuité de l’histoire africaine de l’époque pré-coloniale à l’époque coloniale à travers la permanence des enjeux politiques, des alliances, des réseaux de pouvoirs qui perdurèrent après la colonisation et dont le conflit Hamalliste fut une des manifestations les plus violentes. Impuissante à agir directement sur eux, l’administration coloniale ne put que réprimer ceux qui lui paraissaient le plus menaçant pour l’ordre colonial - ce qui souligne à la fois sa toute puissance mais aussi sa vulnérabilité .

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Le conte de fées au féminin

ou l’art du libertinage voilé à la fin du XVIIème siècle.

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A la fin du XVIIème règnent dans la littérature française les contes de fées. Il s’agit en l’occurrence d’une sorte d’exception culturelle qui concerne un public de mondains lettrés et privilégiés vivant dans l’orbite de la Cour. Le conte oral et populaire va ainsi subir une métamorphose littéraire dont Les Histoires ou contes du temps passé de Charles Perrault, connus aussi sous le titre de Contes de ma mère l’Oie représentent le versant décliné au masculin. Mais il faut se souvenir que cette métamorphose du conte fut aussi déclinée au féminin et le temps n’est plus, en effet, où le seul nom de Perrault suffisait à rendre compte de la mode littéraire du conte à la fin du règne de Louis XIV. Des recherches universitaires et des rééditions récentes permettent à des œuvres trop longtemps méconnues et

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oubliées dans Le Cabinet des fées 1depuis la fin du XVIIIème siècle de renaître enfin de leurs cendres, faisant ainsi apparaître un certain art du conte bien différent de celui du célèbre académicien. La plus célèbre de ces conteuses fut incontestablement Madame d’Aulnoy. « Reine dans la féerie », elle fut l’initiatrice de cette mode des récits merveilleux en insérant « L’Ile de la Félicité » au sein de son roman, L’Histoire d’Hypolite, comte de Duglas, dès 1690. Elle publia deux recueils de contes quelques années plus tard, contes qui sont pour la plupart insérés dans des nouvelles galantes au romanesque baroque pour le moins débridé. Un premier recueil intitulé Les Contes de fées, suivis des Nouveaux contes des fées paraît en 1697. Un autre recueil paraît en 1698 sous le titre de Contes nouveaux ou les fées à la mode2

1 Le Cabinet des fées ou Collection choisie des contes des fées et autres contes merveilleux ornés de figures, Amsterdam, Genève, 1785-1786, 41 volumes in 8 : les contes de Madame d’Aulnoy sont contenus dans les tomes II, III, IV.

. C’est donc vingt-cinq contes en tout qui furent appréciés d’un public de lecteurs mondains et initiés au plaisir des jeux littéraires au point d’être traduits et d’être plusieurs fois réédités. L’œuvre ne se distingue pas

2 On se référera à la réédition des contes de Madame d’Aulnoy due à Philippe Hourcade en deux volumes: édition du tricentenaire, introduction par Jacques Barchilon, texte établi et annoté par Philippe Hourcade, Paris, Société des textes Français modernes, diffusion Klincksieck, 1997-1998. Madame d’Aulnoy : Contes I, Les Contes des fées, 604 p. ; Contes II, Contes nouveaux ou Les Fées à la mode, 573 p.« L’Ile de la félicité »,Madame d’Aulnoy, Contes I , op. cit., p.9-26. Signalons aussi la réédition en cours du Cabinet des fées dont le premier volume est consacré à l’œuvre de Madame d’Aulnoy : Madame d’Aulnoy, Contes des fées suivis des Contes nouveaux ou Les Fées à la mode, édition critique par Nadine Jasmin, bibliothèque des Génies et des Fées, Paris, Champion, 2004, 1220p.

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seulement de celle de Perrault par son abondance et par la longueur des textes, mais elle correspond à un nouvel art du conte décliné au féminin souvent qualifié d’ « art de la bagatelle 1

Mme d’Aulnoy va se livrer sans vergogne à un double jeu dans ses contes! A un premier niveau de lecture, apparemment, elle se plie aux règles du genre ainsi défini et chacun de ses contes se conclut sur l’expression didactique d’une leçon pour redorer le blason d’un genre considéré comme mineur. Chaque moralité est rédigée en vers et se trouve mise en exergue à la fin de chaque conte rédigé en prose. L’usage même du discours en vers participe d’une volonté apparente de valorisation du message moralisateur et d’une obéissance aux normes établies. Mais l’on peut s’interroger sur la sincérité de ces déclarations officielles et

». Signalons tout d’abord que beaucoup de ces femmes-conteuses eurent une vie qui ne ressemblait pas à un conte de fées et qu’elles firent même scandale. La jeune baronne d’Aulnoy fut compromise dans un complot qui visait à se débarrasser d’un époux détesté en le faisant accuser du crime de lèse-majesté. Le complot échoua et les faux témoins furent exécutés en place de grève. Il faut aussi se souvenir que la conteuse était une amie de Saint Evremond, libertin notoire, qui joua le rôle de tuteur auprès de la jeune Marie-Catherine de Barneville, laquelle deviendra la baronne d’Aulnoy.

1 Madame d’Aulnoy, Contes II, op. cit. , p362.

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sur le rôle imparti à ces moralités, en un siècle où l’apparence rejoint rarement la réalité. Emettre un message moralisateur en apparence, tout en laissant entendre au lecteur averti le peu d’importance qu’on lui accorde, détourner ce type de texte que représente à l’époque la moralité, c’est une forme de subversion. Or, ce respect extérieur de la norme joint à sa perversion est caractéristique de ce qu’on appelle « le libertinage honnête », expression reprise à Claude Reichler dans l’ouvrage intitulé L’Age libertin1

Quelles formes ce voile pourrait-il revêtir au sein même des contes? Il semble que certaines techniques d’écriture, voire la reprise de certains thèmes déjà présents dans la tradition populaire soient propices à l’apparition d’une forme de licence et à la transgression des tabous. Le thème du fiancé animal va ainsi permettre l’expression de certains fantasmes sexuels. Huit contes sur vingt-quatre y ont recours. Or les études psychanalytiques récentes, et en particulier celle de Bettelheim

. Mme d’Aulnoy ne se soumet donc qu’en apparence au discours dominant et aux normes de la bienséance et elle joue ainsi, avec la complicité d’un lecteur initié, une sorte de double jeu assimilable à une forme de libertinage.

2

1 Cl. Reichler, L’Age libertin, Paris, Minuit-critique, 1987,134 pages, chapitre I : Les paradoxes du conformisme p.15-47.

, ont bien montré les

2 B. Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, Paris, Laffont, 1976, 400 pages.

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connotations sexuelles de ce type de récit. L’aspect repoussant de la sexualité masculine est ainsi mis en valeur. En effet, dans les contes de Madame d’Aulnoy, force est de constater que tous les monstres masculins correspondent soit à des bêtes répugnantes, telles que le serpent, dans « Le Serpentin vert », ou le sanglier dans « Le Prince marcassin », soit à des animaux aux instincts grégaires tels que le mouton, héros éponyme d’un des récits. En revanche, lorsque le thème est traité au féminin, l’image animale est cette fois toujours valorisée : La Chatte blanche est ainsi présentée comme particulièrement séduisante ainsi que Babiole, la petite guenon ou que la Biche au bois. La vision de la conteuse relève donc incontestablement d’un certain féminisme1

1 M.A.Thirard, « Le féminisme dans les contes de Madame d’Aulnoy », Revue XVIIème siècle, N°208,Juillet-Septembre 2000,p505-514.

, ce que j’ai cherché à démontrer dans un autre article. Mais au-delà du féminisme et d’une remise en cause d’un pouvoir essentiellement masculin à l’époque, ces contes sont l’occasion rêvée de lectures à double niveau et d’une forme de libertinage. Le recours à la métamorphose animale autorise la liberté des propos et permet la transgression des interdits moraux, voire l’expression des fantasmes. L’exemple du conte de « La Biche au bois » est particulièrement révélateur. Alors que la jeune fille est métamorphosée en biche, elle se trouve poursuivie par un prince nommé Guerrier dans une sorte de fuite- poursuite au cours de laquelle les rapports équivoques, parfois même

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sadomasochistes, ne manquent pas d’éveiller l’imagination du lecteur initié.

Enfin, après avoir fait le tour de la forêt, notre biche, ne pouvant plus courir ralentit ses pas et le prince, redoublant les siens, la joignit avec une joie dont il ne croyait plus être capable. Il vit bien qu’elle avait perdu toutes ses forces ; elle était couchée comme une pauvre petite bête demi-morte et elle n’attendait que de voir finir sa vie par les mains de son vainqueur ; mais au lieu de lui être cruel, il se mit à la caresser (…) Il prit la biche entre ses bras, il appuya sa tête sur son cou et vint la coucher sur ces ramées, puis il s’assit auprès d’elle, cherchant de temps en temps des herbes fines qu’il lui présentait et qu’elle venait manger dans sa main 1

Comment ne pas songer que cette biche est femme et qu’elle reprend la nuit sa forme humaine ? Dès lors le lecteur peut laisser libre cours à son imagination et de manière ambiguë et subtile construire la vision de l’acte d’amour dont les prémisses sont ici évoqués en termes choisis. Mais au moment suprême, la biche ou plutôt la femme s’enfuit, ce qui provoque la colère du prince. Son conseiller lui conseille alors de rattraper la belle et de la punir. Le prince, suivant ces conseils avisés poursuit la biche au cours d’une chasse et la blesse :

.

Amour cruel et barbare, où étais-tu donc ? Quoi !tu laisses blesser une fille incomparable par son tendre amant !(…) Le prince s’approcha. Il eut un sensible regret de voir couler le sang de la biche : il prit des herbes, il les lia sur sa jambe pour la soulager, et lui fit un nouveau lit de ramées. Il tenait la tête de Bichette sur ses genoux. « N’es-tu pas cause, petite volage, lui disait-il, de ce qui t’est arrivé, que t’avais-je fait hier pour

1 Contes II, p.120.

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m’abandonner ? Il n’en sera pas aujourd’hui de même, je t’emporterai ». 1

La métalepse de la conteuse qui intervient dans le cours du conte est une sorte de fil d’Ariane pour un lecteur invité à ne pas oublier que cette biche est une femme. Le sang qui coule évoque la perte de la virginité et la description de ces noces rustiques ne manque pas d’un charme certain. L’hésitation voulue entre les termes correspondant à l’humain tels que « petite volage » et l’animalisation permettent bien la transgression des tabous moraux et l’évocation des relations sexuelles sous une forme dissimulée. Celles-ci prennent ensuite une tournure moins tendre et plus perverse :

Elle faisait la pesante et l’accablait ; il était tout en eau de tant de fatigue, et quoiqu’il n’y eût pas loin pour se rendre à la petite maison, il sentait bien que sans quelque secours, il n’y pourrait arriver. Il alla quérir son fidèle Becafigue ; mais avant que de quitter sa proie, il l’attacha avec plusieurs rubans au pied d’un arbre, dans la crainte qu’elle ne s’enfuit. Hélas ! qui aurait pu penser que la plus belle princesse du monde serait ainsi traitée par un prince qui l’adorait ? Elle essaya inutilement d’arracher les rubans, ses efforts les nouèrent plus serrés…2

Une fois de plus, la métalepse se veut discrète mais la conteuse insiste sur le caractère humain des protagonistes,

1 Ibidem, p.122. 2 Ibidem, p.123.

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ce qui renforce chez le lecteur l’impression d’assister aux ébats sado-masochistes de quelque couple égaré dans une nature pour le moins protectrice ! La conteuse ne fait que suggérer les relations sexuelles, laissant au lecteur le soin d’interpréter le texte, de passer de l’autre côté d’un miroir à la fois fidèle et déformant de l’amour.

Le même procédé se retrouve dans le conte de « La Chatte blanche ». Déjà au fil de la narration, la conteuse suggère des rapports amoureux entre le jeune héros et cette chatte si séduisante au point que le prince souhaiterait devenir chat à son tour. Cette animalisation volontaire permet quelques ébats pour le moins étrangers au code des bienséances tandis que l’épisode de la métamorphose de la chatte en femme ne laisse planer aucun doute sur l’aspect licencieux du texte. Alors que la chatte demande au jeune prince, sans doute assez inexpérimenté et pour tout dire simple puceau, de lui couper la tête et la queue pour la libérer de son enchantement,

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Les larmes vinrent deux ou trois fois aux yeux du jeune prince, de la seule pensée qu’il fallait couper la tête à sa petite chatonne qui était si jolie et si gracieuse. Il dit encore tout ce qu’il put imaginer de plus tendre pour qu’elle l’en dispensât, elle répondait opiniâtrement qu’elle voulait mourir de sa main et que c’était l’unique moyen d’empêcher que ses frères n’eussent la couronne ; en un mot, elle le pressa avec tant d’ardeur, qu’il tira son épée en tremblant, et d’une main mal assurée, il coupa la tête et la queue de sa bonne amie la chatte : en même temps il vit la plus charmante métamorphose qui se puisse imaginer. Le corps de Chatte Blanche devint grand et se changea tout d’un coup en fille.1

Le prince en reste d’ailleurs muet et « ses yeux n’étaient pas assez grands pour la regarder. Scène à la fois charmante et cruelle que ce dépucelage au cours duquel la femme paraît imposer les règles du jeu amoureux : mourir d’amour est suggéré en l’occurrence à travers le thème incontournable de la blessure et de la perte de la virginité, sujet parfaitement tabou à l’époque. Madame d’Aulnoy semble même insinuer que l’on ne devient pleinement femme que dans ce moment de souffrance ambiguë alors que la morale officielle valorisait plutôt la maternité et le devoir conjugal souvent subi au féminin. Le symbole même de l’épée en référence à la sexualité masculine se passe de commentaires. Les contes du fiancé animal deviennent ainsi sous la plume de la conteuse le terrain privilégié d’une forme de libertinage parfois à peine voilé, ce qui suscite chez le lecteur initié le plaisir du dévoilement dans le non-dit. Le passage par la forme animale permet toutes les audaces. Il suffit d’ailleurs de

1 Ibidem, p.184.

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regarder la gravure correspondant dans Le Cabinet des fées au conte du « Serpentin vert »1

Ce récit est une réécriture du mythe de Psyché ; le texte de La Fontaine s’y trouve d’ailleurs évoqué au sein même du conte selon le procédé de la mise en abyme. L’une des variantes les plus importantes concerne l’épisode de la découverte de l’époux après la transgression de l’interdit. Dans le texte d’Apulée, tout comme dans celui du fabuliste, c’est Eros en personne qui apparaît aux yeux éblouis de Psyché. Dans le texte de Madame d’Aulnoy, c’est un serpent monstrueux, que découvre la trop curieuse Laideronette.

.

Elle aurait eu bien du regret de ne pas imiter sa devancière Psyché, de sorte qu’elle cacha une lampe comme elle et s’en servit pour regarder ce roi invisible si cher à son cœur. Mais quel cri épouvantable ne fit-elle pas lorsque, au lieu du tendre Amour blond, blanc, jeune et tout aimable, elle vit l’affreux Serpentin vert aux longs crins hérissés ! Il s’éveilla, transporté de rage et de désespoir : « Barbare, s’écria-t-il, est-ce là la récompense de tant d’amour ? »La princesse ne l’entendit plus, la peur l’avait déjà fait s’évanouir et Serpentin était déjà bien loin.2

.

1 Contes I, p.525-561. Gravure de Clément-Pierre Marillier extraite du Cabinet des fées ou Collection choisie des contes de fées et autres contes merveilleux ornés de figures, du chevalier de Mayer, Amsterdam,1785-1786, Genève, 41 volumes in 8. La gravure est présentée en hors-page dans le tome3 pour illustrer le conte « Le Serpentin vert ». Gravure reproduite à la fin de cet article. 2 Ibidem, p.543.

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L’écart est important. Certes on peut y voir une simple contamination du thème du fiancé animal et d’un thème issu de la fable avec une volonté de renouveler celle-ci dans une perspective digne du clan des Modernes auxquels se rattachent Perrault et les autres conteurs et conteuses de cette fin du XVIIème siècle. Mais l’insistance sur l’aspect bestial du monstre présenté dans un autre passage comme visqueux pourrait bien être aussi la marque d’une vision féministe des rapports sexuels, le tout empreint d’une forme de libertinage à peine voilé. En effet, si l’on regarde l’illustration qui correspond à une édition du Cabinet des fées qui date de la fin du XVIIIème siècle, on s’aperçoit que la réception de ce récit montre bien que le lecteur n’était point dupe et qu’il comprenait fort bien les règles de ce jeu littéraire. La gravure montre même des écarts révélateurs par rapport au texte. La jeune femme ne semble plus terrifiée mais plutôt fascinée par ce spectacle étrange. Sa tenue vestimentaire est légère et évocatrice de certaines formes du corps féminin que les arrondis suggèrent plus qu’ils ne cachent. La jambe est dénudée et les chevilles parfaitement visibles, ce qui va à l’encontre du code des bienséances de l’époque. Echevelée, la jeune femme tend littéralement les bras vers ce monstre dont la langue pendante a des connotations sexuelles évidentes. Le corps même du monstre évoque en le déformant un corps masculin. La scène se déroule sous un pavillon, c’est à dire dans l’espace le plus intime qui soit. Le libertinage voilé est donc

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au cœur même de ce nouvel art du conte, art de la bagatelle fondé sur la mise en place d’une connivence évidente avec un lecteur initié dont le plaisir vient du dévoilement et d’un appel à l’imaginaire qui permet à chacun de fabriquer ses propres images, la métamorphose animale suscitant décidément bien des fantasmes.

Cette animalisation se retrouve utilisée d’ailleurs aussi dans des contes dont le schéma ne relève pas du fiancé animal. Dans « Le Dauphin »1

1 Contes II, p.483-523.

, Alidor jeune prince parfaitement laid prend un jour dans ses filets un dauphin et accepte de le remettre à l’eau. En contrepartie, il hérite du don de se métamorphoser en serin et de retrouver quand il le veut sa forme humaine. Le serin va ainsi pouvoir s’approcher de la princesse Livorette dont il est épris, et pénétrer dans son intimité. Il va même jusqu’à dormir dans sa chambre et en profite pour reprendre la nuit forme humaine et il arriva ce qui devait arriver. La princesse se retrouva ainsi enceinte sous la forme de la belle endormie, sujet pour le moins scabreux. La jeune fille subit alors les préjugés de sa caste sociale et n’échappe à la mort que grâce à l’intervention du dauphin, ce qui justifie le titre de ce conte. Si l’on se souvient que l’oiseau, en termes de symbolique désigne le sexe masculin, on perçoit dès lors le caractère osé d’un tel conte présenté comme le dernier conte de fées de Madame d’Aulnoy. Certes, le personnage de la vierge ainsi visitée par

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un dieu est déjà présent dans la mythologie et l’histoire des jumeaux romains n’en est qu’un exemple parmi d’autres. Mais l’ambiguïté du conte peut aussi représenter pour le lecteur mondain averti auquel s’adresse Madame d’Aulnoy, une opération de démystification du sacré. Le mot « libertin » est d’ailleurs employé par la princesse Livorette à propos du serin :

Quoi, tu prétends m’inquiéter toujours, petit libertin, lui dit-elle, aussitôt qu’elle l’aperçut 1

Cette appellation pourrait être un indice voulu par la conteuse, indice destiné au lecteur initié susceptible de sucer « la substantifique moelle » de ces histoires de fées. Les propos échangés entre la jeune fille et son serin tiennent d’ailleurs d’un charmant libertinage qui annonce les créations du XVIIIème naissant. Certaines scènes, dans la découverte réciproque de l’amour, anticipent sur Les Liaisons dangereuses.

.

Il (le prince) revint au palais sous sa figure emplumée, il trouva la princesse en robe de chambre qui le cherchait partout et ne le trouvant point, elle pleurait amèrement. « Ha !petit perfide, disait-elle, tu m’as déjà quittée, ne t’avais-je pas reçu assez bien ? Quelles caresses ne t’ai-je point faites ?…

— Oui, oui, ma princesse, dit le serin, qui écoutait par un petit trou, vous m’avez donné quelques marques d’amitié mais vous m’en avez bien donné d’indifférence : pensez-vous que je m’accommode de coucher avec votre vilain chat ? »(…)

1 Ibidem, p.499.

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Livorette, touchée de ce récit le regarda tendrement et lui présenta le doigt. 1

Ce duel amoureux rappelle étrangement les stratégies de la conquête libertine. L’ambiguïté même des caresses et des gestes est une transgression voilée des normes et des tabous car le serin, alors que Livorette se met à sa toilette prend « la liberté de lui becqueter quelquefois le bout de l’oreille et quelquefois les mains ». Ceci la transporte de joie et la recherche du plaisir relève en l’occurrence d’un érotisme volontairement caché. La posture même de l’oiseau est aussi intéressante : il écoute par un petit trou, celui de la serrure.

Or ce petit trou de la serrure pourrait être une occurrence d’un autre thème dans ce libertinage voilé, celui du voyeurisme et de l’effraction de l’espace féminin. Celui-ci était déjà présent dans le conte de « La Biche au bois ». A la fin du récit, alors que la biche redevenue femme a regagné son refuge, en l’occurrence la maisonnette d’une brave paysanne, dans laquelle séjournent aussi comme par hasard, dans la chambre voisine, le prince et son fidèle compagnon,

Becafigue eut bientôt fait un assez grand trou pour voir la charmante princesse vêtue d’une robe de brocart d’argent(…)Ses cheveux tombaient par grosses boucles sur la plus belle gorge du monde(…)L’on peut assez juger de 1 Ibidem, p.494.

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l’étonnement de Becafigue par tout ce qu’il venait de voir et d’entendre ; il courut vers le prince, il l’arracha de la fenêtre avec des transports de joie inexprimable.

« Ah !seigneur ! lui dit-il, ne différez pas de vous approcher de cette cloison, vous verrez le véritable original du portrait qui vous a charmé. 1

Le trou de la serrure est ici remplacé par un trou percé dans la cloison mais il s’agit toujours d’une sorte d’effraction et de pénétration forcée dans un espace réservé à l’intimité de la femme. Certes la conteuse ne va pas jusqu’à décrire la nudité du corps et, sitôt métamorphosée, la biche se retrouve superbement vêtue, mais l’allusion à la très belle gorge est quand même assez suggestif.

Cette forme de voyeurisme passe parfois par un autre subterfuge que la transformation de l’un ou l’autre des personnages en animal. Le don d’invisibilité dont certains héros se voient dotés permet la même licence. Le prince Lutin, héros éponyme d’un autre conte, pénètre ainsi sous une forme invisible dans un pays interdit aux hommes, pays où habitent de fières amazones, île des plaisirs tranquilles sur lequel règnent une fée et sa fille. Or, le prince Lutin va profiter de son invisibilité pour pénétrer dans cette espace inviolable et observer à son insu la princesse dont il est tombé amoureux.

1 Ibidem, p.124.

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Il était tard. La princesse entra dans sa chambre pour se coucher. Lutin aurait bien voulu la suivre à sa toilette. Mais encore qu’il le pût, le respect qu’il avait pour elle l’en empêcha. Il lui semblait qu’il ne devait prendre que les libertés qu’elle aurait bien voulu lui accorder et sa passion était si délicate et si ingénieuse qu’il se tourmentait sur les plus petites choses1

Certes le texte semble encore fortement influencé par la conception respectueuse de l’amour hérité de la préciosité : l’amant demeure soumis à la volonté de la femme et lorsqu’il se matérialisera sous une forme humaine, ce sera d’abord à travers un portrait où il s’était peint un genou en terre. Cependant derrière cet apparent respect chevaleresque, le libertinage est bien présent comme une tentation à peine refoulée, dans tous les cas suggérée, de la pénétration dans l’espace le plus intime de la féminité, celui de la toilette. De plus, c’est une fois encore sous la forme d’un perroquet puis d’un serin, symbole de virilité que le prince s’incarnera dans cette insula feminarum. Ce thème de l’effraction préfigure d’ailleurs les contes libertins du XVIIIème siècle. Madame d’Aulnoy, en matière d’intrusion procède parfois de manière plus explicite. Dans « La Chatte blanche », c’est l’équivalent d’une scène de viol qui nous est proposée au cours de la rencontre organisée par les fées entre l’affreux Migonnet, un nain affreux qui est le prétendant imposé, et la charmante princesse.

.

1 Contes I, p.141.

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Notre entrevue se fit sur la terrasse. Il y vint dans son chariot de feu. Jamais depuis qu’il y a des nains, il ne s’en est vu de si petit (… ) Il vint à moi, les bras ouverts pour m’embrasser, je me tins fort droite, il fallut que son premier écuyer le haussât ; mais aussitôt qu’il s’approcha, je m’enfuis dans ma chambre dont je fermai les portes et les fenêtres. 1

Sans aucun doute la description de cette entrevue a quelques relents autobiographiques et l’affreux petit monstre ressemble quelque peu au baron d’Aulnoy. Mais au-delà de la dénonciation des mariages forcés qui étaient monnaie courante à l’époque, la suite du texte évoque le thème du viol et de l’enlèvement. Les fées

« résolurent de l’amener la nuit dans ma chambre pendant que je dormirais, de m’attacher les pieds et les mains, pour me mettre avec lui dans son brûlant chariot afin qu’il m’emmenât. »

La scène est décidément trop proche de celle esquissée dans « La Biche au bois » : elle ouvre la porte à tous les fantasmes et l’univers des fées permet l’expression d’un libertinage à peine voilé par la création d’un nabot caricatural. La déformation de l’humain permet ainsi la transgression des interdits moraux sous prétexte de création d’un univers de pure fiction dans lequel les monstres demeurent cependant si proches des humains! Les

1 Contes II , p.203.

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techniques mêmes de création du merveilleux favorisent donc cette expression voilée de tous les fantasmes.

Sur ce plan, le procédé de la métamorphose semble privilégié. L’animalisation permet toutes les audaces. Cependant, il existe d’autres formes de métamorphoses tout aussi propices à la transgression des tabous : il s’agit cette fois de la transformation de l’humain en végétal. Dans le conte de « Fortunée 1», la conteuse nous présente un prince métamorphosé en un pot d’œillets et qui ne survit que grâce aux arrosages fidèles de la jeune fille dont il tombe amoureux. Le libertinage passe ici par une inversion des rapports amoureux car c’est l’élément féminin qui transmet un liquide porteur de vie et de plaisir à un élément masculin réduit à l’état de potiche. L’image est pour le moins osée et porte la marque d’une sorte de féminisme. Le même procédé de dépendance sexuelle inversée réapparaît dans le conte de « L’Oranger et l’abeille »2

1 Contes I, p.407-418.

dont certains passages rappellent « Le Petit Poucet » de Perrault. On y voit un couple de jeunes amants chercher à échapper à un ogre doté lui aussi des célèbres bottes de sept lieues. Or, la jeune Aimée, enfant sauvage particulièrement intelligente a réussi à se procurer la baguette magique qui va lui permettre de réaliser toutes sortes de mutations qui ne sont pas innocentes. Pour échapper à l’ogre, cette jeune fille qui gouverne tout et ne

2Ibidem, p.243-276.

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répond de rien décide de l’apparence à donner à chacun. Dans un premier temps, elle transforme le chameau qui fait office de moyen de locomotion en un étang ; le prince qui l’accompagne devient alors un bateau et la princesse se réserve le rôle privilégié de la batelière. Cette batelière conduisant le bateau sur l’eau, symbole féminin par excellence détient les rênes et dirige à son gré un masculin réduit à l’obéissance. La seconde métamorphose implique aussi un rapport de dépendance inversé : le chameau se retrouve pilier, le prince, simple portrait et la jeune femme prend la forme d’un nain. Or le nain est traditionnellement le symbole de la virilité tandis que le portrait est une fois de plus réduit à l’impuissance. La dernière métamorphose est plus révélatrice encore. Le chameau devient une simple caisse en bois, le prince devient un oranger et la femme, une abeille qui viendra piquer de son dard, symbole masculin par excellence, la fleur de l’arbre. L’union sexuelle ainsi suggérée correspond une fois de plus à des rapports inversés :

En effet, elle s’enferma dans une des plus grosses fleurs comme dans un palais et la véritable tendresse qui trouve des ressources partout ne laissait pas d’avoir les siennes dans cette union.1

Le libertinage se teinte en l’occurrence d’un certain parti pris féministe qui réapparaît encore dans l’image d’un gland que la jeune Finette Cendron

2

1 Ibidem, p.270.

, héroïne éponyme du conte,

2 Ibidem, p363-383.

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sorte de Petit Poucet en jupons doublé d’une Cendrillon, enfourche avec plaisir et arrose en murmurant à chaque fois : « Crois, crois, beau gland ! ». Finette, est-il dit, ne manquait jamais d’y monter deux fois par jour, ce qui est la preuve d’un certain tempérament ! Il semble que ses deux sœurs nommées Fleur de jour et Belle de nuit n’aient rien à lui envier sur ce point et que le jeu de l’onomastique suggère le monde des péripatéticiennes plutôt que celui des fées ! Ce libertinage qui est lié à une inversion des rapports sexuels peut se manifester enfin sous une ultime forme : celle du travesti.

Dans le conte de « Belle-belle et le chevalier Fortuné 1

1 Contes II ,p.215-269.

» une jeune fille se déguise en homme pour rejoindre les armées du roi. Certes, cet épisode romanesque a quelques références historiques. A la fin du règne, Louis XIV avait institué une taxe qui obligeait les nobles qui ne pouvaient mener campagne dans ses armées à payer un impôt supplémentaire. Or le vieux noble ruiné qui est le père de trois jeunes filles voit ainsi ses filles revêtir l’habit masculin pour guerroyer à sa place. Il est vrai aussi que pour des raisons de commodité les femmes voyageaient parfois en revêtant des habits d’hommes. Il existe même un portrait de Mademoiselle de Melle de La Vallière, favorite de Louis XIV

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ainsi présentée sous la forme d’un jeune chevalier1

Lorsque l’on eut attaché Fortuné à un poteau, l’on arracha sa robe et sa veste pour lui percer le cœur, mais quel

. On pourrait objecter aussi que le personnage de Belle-Belle, alias Fortuné, est aussi le digne descendant de la tradition littéraire de la tragi-comédie pastorale. Mais au delà d’un apparent souci de ménager les bienséances, on constate, une fois de plus, dans le texte de Madame d’Aulnoy un traitement double et ambigu du thème de l’homosexualité, thème d’ailleurs quelque peu récurrent dans les contes lorsque se trouve décrit un monde d’amazones dans lequel les caresses féminines sont présentes En l’occurrence, Belle-Belle parvient bien à se faire passer pour un homme et à mener carrière au point de devenir le conseiller et le favori du jeune roi. Or, la reine-sœur, sorte de régente et le roi sont tous deux attirés par la beauté du jeune travesti, ce qui est le prétexte d’un traitement redoublé, dans une sorte de miroir, des amitiés particulières. Le déguisement falsifie le sens des conduites amoureuses et derrière les masques se cache ce libertinage « honnête » évoqué par Claude Reichler qui est insaisissable et ne se soumet qu’en apparence aux règles du discours dominant. La fin du conte permet à l’imaginaire du lecteur de créer quelques représentations mentales qui ne manquent pas d’un certain piquant :

1 Ce portrait est visible dans la salle de réception de l’actuelle Sorbonne à Paris.

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étonnement fut celui de cette nombreuse assemblée, quand on découvrit la gorge d’albâtre de la véritable Belle Belle.1

Voiler et dévoiler le corps féminin en jouant de l’ambiguïté des sexes relève bien de ce jeu troublant de l’être et du paraître qui caractérise en l’occurrence cette fin de siècle.

« L’art de la bagatelle » qui caractérise l’écriture de Madame d’Aulnoy et de nombreuses femmes conteuses de la fin du XVIIème siècle est donc bien différent de l’art du conte tel que le concevait Perrault. Il relève apparemment d’un jeu littéraire basé sur un certain contrat de lecture avec un groupe de mondains initiés. Le libertinage voilé semble bien être une des règles de ce jeu dans lequel la connivence fondée sur le référent culturel cède la place à une forme de complicité dans la subversion d’un ordre moral établi. L’entreprise moralisatrice des contes apparaît dès lors comme une simple façade destinée à déjouer les pièges de la censure. Les apparentes moralités ne seraient qu’une forme de détournement supplémentaire. Mais on peut s’interroger sur ce que devient ce contrat de lecture au-delà de la fin du XVIIIème siècle qui correspond aux dernières éditions du Cabinet des fées. Il est incontestable que l’on constate une destruction progressive de cette connivence fondée sur une forme de libertinage. La récupération de l’œuvre par le public populaire, via les images d’Epinal en particulier, puis

1 Contes II , p.267.

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son glissement partiel dans l’univers de la littérature enfantine expliquent une profonde méconnaissance et un certain nombre de malentendus. Les recherches récentes et les nouvelles éditions devraient redonner sa juste place à ces récits féeriques qui annoncent les contes libertins du XVIIIème siècle et qui ont permis à un certain nombre de femmes écrivains de laisser place à l’expression de la sexualité à travers les fantasmes que le genre du conte pouvait accueillir sans vergogne dans un univers imaginaire, reflet et miroir fidèle d’une entreprise de subversion cachée.

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Voyages et écriture :

Salammbô de Gustave Flaubert

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C’est à partir de la fin des années 1840 que les voyageurs français écrivains, peintres, enseignants, historiens, chroniqueurs, rassurés par la situation politique et convaincus de l’implantation certaine de la politique coloniale, se décident à partir à la découverte de la «Régence », de « l’Orient barbaresque », bref de l’Algérie :

« Le pays occupé, conquis, pacifié attire la curiosité métropolitaine ; et l’on trouve dans la littérature de voyage, à côté des récits d’exploration et des mémoires, un grand nombre de publications d’une autre origine1

La littérature française du voyage algérien que, Roland Lebel nomme «littérature exotique », date, en fait, du début de la conquête française, alors qu’en France, bien avant 1830, existait une littérature du voyage où la Perse, la

. »

1 Roland Lebel, Histoire de la littérature coloniale en France, Paris, Librairie Larose, 1931.P77 Qu’il définit ainsi : « et la première littérature exotique est une littérature de voyages, souvent plus documentaire qu embellie de descriptions artistiques, mais on ne saurait la sous-estimer, car elle est la vraie source de renouvellement littéraire. » in Histoire de la littérature coloniale en France op. citép7

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Chine, la Turquie, l’Amérique étaient des sociétés inconnues et recherchées pour leur «édénisme exotique » :

« …l’homme retournant à la nature, doit, de préférence retourner à la nature la plus opulente, celle des tropiques ; c’est là qu’il goûtera le bonheur le plus intense. Telle est la formule de l’édénisme exotique conçue au 18èmesiècle »1

Lebel n’avait-il pas tort de généraliser cette appellation à tous les écrivains voyageurs venus en Algérie ? En effet, ils n’avaient pas tous le même regard, ni la même relation au voyage algérien, à la région ou à la ville visitée. L’exotisme était, par ailleurs, récusé par certains d’entre- eux, par E. Fromentin, pour ne citer que cet exemple.

Mais néanmoins, on peut remarquer que l’exotisme au 19èmesiècle s’installe dans beaucoup de textes de la littérature du voyage, probablement propulsé par le Romantisme comme l’affirme R.Lebel ; mais expliqué sûrement par le contexte historique d’alors.

L’impérialisme européen et les débuts de la colonisation française, dans certains pays d’Afrique, ouvrent des horizons nouveaux à des voyageurs, parmi lesquels des artistes, écrivains et peintes.

Les écrivains français de la seconde moitié du 19èmesiècle furent nombreux a avoir visité l’Algérie de cette époque, parmi eux, citons T. Gautier, E. Fromentin A. Dumas (père),

1 Idem p.28

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G. Flaubert, G de Maupassant, J. Lorrain, les frères Goncourt, A. Daudet, P. Loti, E. Feydeau, etc.

Les six premiers de cette liste ont séjourné à Constantine entre 1845 et 1894, toutes saisons confondues.

Arrivé en août 1845 Théophile Gautier ouvre la voie du voyage constantinois, ensuite Alexandre Dumas (père) en octobre 1846, Eugène Fromentin en janvier 1848, Gustave Flaubert en mai 1858, Guy de Maupassant en juillet 1881, le dernier Jean Lorrain, arrive durant l’hiver 1894.

Lors de leur voyage, certains étaient accompagnés ; souvent d’amis peintres ou écrivains : tels Gautier, Dumas (son fils Alexandre ainsi que des amis artistes tels Giraud et Louis Boulanger). Fromentin (Charles Labbé et Auguste Salzmann), Flaubert, Maupassant, Lorrain ont fait le voyage seuls. Pour son périple maghrébin, à la différence du voyage égyptien, l’auteur de Madame Bovary avait, sciemment, recherché la solitude.

A bord de «l’Hermus » Flaubert a embarqué de France jusqu’à Stora1

Quel était l’objectif de ce voyage ?

pour prendre ensuite la diligence de Philippeville (actuelle Skikda) jusqu’à Constantine. La construction de la route achevée en 1845 a sorti Constantine de son isolement et explique l’affluence des voyageurs dès la fin des années 1840.

1 Petit port de Skikda.

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Excepté l’exotisme en vogue à l’époque, les écrivains avaient-ils des raisons précises pour venir à Constantine et entreprendre un voyage parfois difficile et harassant ?

Gautier, Lorrain artistes amoureux de liberté, d’originalité, de fantaisie, engagés dans des luttes perpétuelles contre le conformisme social et culturel, sont arrivés à Constantine, animés d’une réelle curiosité pour cette ville au site particulier et étrange.

Pour Fromentin le voyage en Algérie s’est voulu une quête ontologique. L’altérité devait lui apporter des éléments de réponse à des interrogations sur lui-même et sur ses capacités créatrices.

Dumas, Flaubert, Maupassant avaient des objectifs plus précis. Le premier a inscrit son voyage dans la perspective du savoir : le périple constantinois devait lui permettre de connaître toute la vérité sur l’histoire de la prise de la ville, sur la situation politique, socioculturelle. Le Véloce qui retrace ce séjour, nous met en face d’un auteur historien, ethnologue, démographe, bref un Dumas plus analyste que romancier. Son voyage- connaissance fut en rupture totale avec une simple ou quelconque velléité touristique. C’est le Maupassant journaliste et non le Maupassant nouvelliste qui est venu en Algérie pour couvrir l’Insurrection des Ouled Sidi Cheikh et faire un reportage sur son leader Bouamama. Ayant achevé sa mission, il fit un détour par Constantine avant d’embarquer à Bône pour Marseille.

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Flaubert a visité Constantine et Carthage dans un but littéraire : la composition de Salammbô en était l’objectif principal.

Si la diversité des objectifs du voyage constantinois est parfois évidente, des pôles de rencontre - les lieux et son histoire de Constantine - ont, tout de même, attiré ces écrivains.

En effet le site, certains espaces distinctifs, certaines cérémonies et pratiques sociales de cette ville ont suscité, sur presque cinquante années, la même curiosité, quand bien même les regards étaient différents. Cette différence est, à la fois rencontre et divergence.

II Gustave Flaubert à Constantine

Le voyage de Flaubert au Maghreb avait, donc, un objectif littéraire. Le style de cet écrivain étant imprégné des procédés d’écriture réaliste, aussi, avant d’avancer dans la confection de Salammbô, jugea-t-il nécessaire de connaître de visu le pays de la princesse carthaginoise, héroïne de son futur roman. D’ailleurs dans une correspondance adressée de Tunis à son ami Ernest Feydeau,1

1 Ecrivain- voyageur lui aussi. Après son séjour en Algérie il publia Alger en 1862.

un samedi 8 mai 1858, Flaubert écrit :

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« Ce voyage est plus facile de Tunis à Constantine que de Constantine à Tunis et cependant que d’Européens l’ont encore fait.

De cette façon j’aurais vu tout le pays dont j’ai à parler dans mon bouquin Salammbô .» 1

Le contact avec le Maghreb et par conséquent avec l’ancienne Numidie où Carthage et Cirta occupaient une place importante se fait, donc, en premier lieu avec l’Est algérien.

Flaubert quitte la France par Marseille à bord de l’Hermus un 12 avril 1858.

Ses impressions sur son voyage maghrébin figurent dans l’un des tomes des Œuvres complètes2

Flaubert débarque donc à Philippeville. Le soir même de son arrivée il part pour Constantine à bord d’une « voiture » qui : « craque et gargouille comme un ventre trop plein ». La promiscuité des autres voyageurs, - Maltais, Spahi, Provençal, Italien -, « ces animaux derrière moi puent de gueulent » le met mal à l’aise et l’incommode. Lors de ce voyage, le second,

, ainsi que dans sa correspondance.

3

1 In Gustave Flaubert Correspondance, 1858-1864, Lausanne, éditions Rencontre, 1965.

Flaubert, seul sans aucun

2G. Flaubert. Œuvres complètes, voyages (Orient et Afrique) tome 2. Paris, Sociétés des Belles Lettres, 1948. 3 Le premier voyage de Flaubert en Algérie a eu lieu en 1845, il avait séjourné à Alger.

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accompagnateur, préoccupé par son roman sur Carthage, est agacé par tout ce vacarme. A ce sujet Aimé Dupuy 1

« Cependant partant pour l’Afrique du Nord, Flaubert manque de ce sentiment d’euphorie qui l’animait en 1849….Aujourd’hui, le voyageur est seul, face à lui-même, …En outre avec l’obsession de l’aventure littéraire dans laquelle il s’est engagé et peut être fourvoyé ; la hantise de ce roman qui «ne vient pas … »

écrit :

Le trajet Philippeville - Constantine permet au voyageur de faire connaissance avec le paysage de cette région d’Algérie.

Flaubert et les autres voyageurs de la diligence, après avoir escaladé à pied «cette interminable ascension », celle de l’actuelle Aouinet El Foul, arrive à Constantine par la place d’Armes. Tout comme Fromentin, il est donc entré par le Coudiat-Aty qui fait face à la porte Bab El Oued.

« Place d’Armes » car lors de la prise de Constantine, en 1837, l’essentiel de la bataille s’est déroulé sur deux fronts : celui de Bab El kantara et celui du Coudiat.

Flaubert loge à l’hôtel «du Palais » qui se trouvait à proximité du Palais du Bey la résidence de Ahmed Bey (le dernier bey de Constantine ). Le chef du bureau arabe, un certain Vignard reçoit l’écrivain et met à sa disposition son propre secrétaire, Salah-Bey, le petit fils du bey, qui le guide à travers les rues et les quartiers de la ville.

1 In En marge de Salammbô, Paris, librairie Nizet 1954 p39

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Après le séjour à Constantine, Flaubert repart à Philippeville où l’attendait le bateau pour Tunis. Après son séjour en Tunisie, Flaubert décide de revoir Constantine en faisant le trajet Tunis -Constantine par route.

Après un voyage harassant il arrive à destination : « …l’admirable Constantine s’aperçoit de loin …entrée triomphante à Constantine, avec mon plumet. » .

Flaubert éprouve un réel plaisir à revoir cette ville. De ce périple à travers quelques villes de l’Est algérien, l’attrait de Constantine est incontestable.

Effectivement, les autres villes l’ont laissé plus ou moins indifférent. Dans une lettre du 24 avril 1858, adressée à L. Bouilhet, Flaubert écrit à propos de Constantine ceci :

« C’est une chose formidable et qui donne le vertige : je me suis promené au-dessus, à pied et dedans à cheval. C’était l’heure où sur le boulevard du Temple, la queue des petits théâtres commence à se former. Des gypaètes tournoyaient dans le ciel. »

Pourquoi cette préférence ? Le site particulier de la ville ? Sans aucun doute. Site qui lui permet d’oublier qu’il visite une ville conquise depuis seulement un peu plus de vingt ans.

Pour Flaubert, le site grandiose de Constantine sied à certains de ses hommes célèbres tel Jugurtha : « Je pense à Jugurtha, ça lui ressemble ».

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Ce chef numide qui fut pour beaucoup artistes la représentation emblématique de la résistance a capté l’attention de deux grands écrivains français du 19ème siècle : Flaubert et Arthur Rimbaud. Dans la lettre adressée à Louis Bouilhet, le 24 avril 1858, Flaubert associe la grandeur et l’importance de Constantine à celle de Jugurtha :

« La seule chose importante que j’ai vue jusqu’à présent, c’est Constantine, le pays de Jugurtha ».

La visite des gorges du Rhummel permet à l’écrivain -voyageur de noter dans son récit de voyage deux observations :

1) Un fait historique qui a eu lieu le jour de la prise de la ville par l’armée française en 1837 : «Une arche naturelle, elle a bien de hauteur deux cents pieds (c’est par-là que les gens de Constantine, lors de la prise de la ville, sont descendus au bout d’une corde ; quant au bey, le tableau de Court est faux : il était dans l’intérieur) puis une sorte de tunnel ; en continuant, on arrive au pont d’Elkantara »

La visite de ce lieu donne au voyageur l’opportunité d’ouvrir une parenthèse sur l’histoire récente de la ville.

Il rappelle qu’en 1837, lors de l’assaut de Constantine surnommée par les soldats français « la ville du diable », certains habitants ont fui l’armée étrangère en se jetant dans le ravin. A. Badjadja, historien et qui fut directeur général des archives algériennes écrit 1

1 A. Badjadja, La bataille de Constantine Imprimerie de la Wilaya 1982 p58.

:

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« Une grande partie des habitants de la ville, hommes, femmes, enfants se précipitent eux aussi du côté des abîmes. Au moyen de cordes lancées en toute hâte sans aucune précaution ni vérification, les Constantinois glissent le long des parois, parfois à pic , préférant affranchir la mort du côté des abîmes plutôt que de tomber entre les mains de l’ennemi. »

Flaubert relatant ce même fait se réfère à un tableau du peintre Joseph-Désiré Court qui, de façon erronée, fait figurer le Bey Ahmed parmi ces désespérés «Quant au bey, le tableau de Court est faux : il était dans l’intérieur ».

Qui a aidé Flaubert à relever cette inexactitude ? Est-ce le guide, turc lui-même et descendant d’un bey de la ville ? En effet, Ahmed Bey n’a pas cherché à fuir ou à se suicider1. Le bey «les larmes aux yeux, assiste impuissant à la prise de Constantine. Après avoir regroupé tous les rescapés, Ahmed Bey à la tête de l’armée qui lui reste, jette un dernier regard sur Constantine, sa ville natale d’abord, sa capitale ensuite , puis prend la route du Sud. Il ne désespère pas de reconquérir Constantine et il continue le combat jusqu’à 1848. »2

1. Une cérémonie sociale : les chasseurs de porc-épic et les fumeurs de kif

La seconde observation que note Flaubert lors de la visite des gorges du Rhummel, est un spectacle pittoresque celui des « campeurs » du fleuve. Son guide, un natif de la ville, l’aide à comprendre cette cérémonie qui était très fortement ancrée dans Constantine. 1 Comme Mohammed Belebdjaoui, le second de Benaïssa ( commandant de la bataille ) qui «préféra se suicider d’une balle dans la tête après avoir vainement cherché la mort en combattant sans répit sur les remparts. » idem p 59. 2 ibid.

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« Il me montre, en descendant, trois gaillards grêles et étranges : ce sont des mangeurs de haschich, chasseurs du porc-épic ; quand ils en ont pris un, ils font un grand dîner. » p545

Ces hommes, fumeurs de kif, les «hachaïchis » bivouaquaient dans les gorges pour chasser cet animal (el dorban). Cette pratique sociale constantinoise, qui n’existe plus, fut décrite au début du 20ème siècle par divers témoignages tel celui de Abdelhamid Maïza.

Ces mêmes hommes chassaient un autre animal, l’hyène, que Flaubert décrit plus longuement en ces termes :

« Ces mêmes hommes prennent des hyènes vivantes, les amènent à Constantine et les lâchent à leurs chiens. Pour prendre une hyène, ils vont à la caverne, bouchent l’ouverture avec des toiles, et y laissent un trou. Ils poussent une sorte de zagarit, l’hyène vient au bord, le chasseur lui parle : « tu es jolie, on te peindra de henné, on te donnera un mari, des colliers, etc. »

Ces hommes très particuliers qui s’adonnent à ces rituels accompagnés d’activités culturelles et ludiques sont les hechaïchis de Constantine. Le haschich qu’ils mangent (la poudre de la plante était mélangée au miel) ou fument est la denrée essentielle durant ces journées particulières, ce qui explique, sans doute, leur apparence physique : « des gaillards grêles » note Flaubert. Leur campement dans les gorges du Rhummel, à l’extérieur de la ville, en pleine nature, loin des regards, leur permet de vivre, en marge de

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la société, une existence exempte de contrainte qu’ils revendiquent et assument pleinement.

3. Le profit littéraire du séjour à Constantine PRELIMINAIRES

Pour beaucoup de voyageurs, illustres écrivains et peintres du 19ème siècle, le séjour à Constantine fut d’un bénéfice littéraire – ou pictural (Fromentin) – certain.

Flaubert, grand voyageur du 19èmesiècle, comme l’ont été beaucoup d’écrivains de son époque, devait après son périple égyptien (1849 ) et algéro- tunisien (1858 ) écrire un livre inspiré de tout ce qu’il avait observé ou ressenti dans ces trois pays.

Certaines notes et impressions du voyage constantinois de Flaubert resurgissent dans Salammbô pour lequel l’écrivain fit son périple maghrébin. Ces notes furent, bien entendu, remaniées et adaptées au contexte de ce roman ancré dans Carthage antique contemporaine de Cirta

Le désir d’écrire la passion de Mâtho, le chef guerrier barbare pour la princesse carthaginoise Salammbô, incarnation de Tanit, déesse de l’Etoile Montante, est antérieur au voyage algérien.

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Flaubert commence son roman sur Carthage en 1856 et entreprend son voyage maghrébin au printemps 1858. Ce second voyage «littéraire » était donc dicté par l’écriture de son roman, et par voie de conséquence, par le souci de visiter l’Est algérien et le Nord tunisien.

L’auteur de Madame Bovary qui voulait connaître de visu Carthage, débarque, en premier lieu à Stora en Algérie. Le but de cette halte est Constantine- Cirta l’ancienne capitale numide, rivale de Carthage- ; mais il faut, néanmoins, souligner que ce voyage algéro - tunisien est la continuité du périple égyptien.

En 1858, Salammbô qui était en rédaction depuis deux années, sera remanié après le séjour maghrébin de son auteur.

Dans une lettre adressée à une amie, Flaubert écrit : «J’ai visité à fond la campagne de Tunis et les ruines de Carthage, j’ai traversé la Régence de l’est à l’ouest pour rentrer en Algérie par la frontière de Keff, et j’ai traversé la partie orientale de la province de Constantine…il faut écrire pour soi, avant tout. C’est la seule chance de faire beau. »1

Cet énoncé montre, très explicitement, l’importante place occupée par Salammbô dans la vie de son auteur ; ce que souligne Gautier dans l’un de ses articles :

1 Flaubert Correspondance op. cité p822.

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« D’ailleurs en écrivant Salammbô, G. Flaubert loin de sortir de sa nature, y est plutôt rentré. »

Est-ce parce que ce roman devait l’aider à se détacher de la société bourgeoise française du 19ème siècle et de ses institutions intraitables1

En rentrant à Paris, l’écrivain se remet à l’écriture de Salammbô, armé de ses précieuses notes et impressions sur ces régions, berceau de Cirta et de Carthage et qui constitueront l’extra - texte adapté à l’époque, mais reconstruit par le riche apport de la création artistique de l’auteur.

vis-à-vis de l’artiste que Flaubert à Constantine et à Tunis s’est senti «bien portant et d’humeur gaie. » ?

Dans ce roman, captivant à plus d’un titre, l’aspect que je me propose de souligner, est sa relation à Constantine car le séjour de l’écrivain dans cette ville y a laissé une empreinte certaine.

Une lecture attentive de Salammbô et des notes de voyage de Flaubert sur Constantine laisse voir une intertextualité plus qu’évidente.

Ainsi :

1 Faut-il rappeler que Madame Bovary a fait l’objet de poursuites judiciaires ?

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A) *- la topographie

« Mais Carthage était défendue dans toute la largeur de l’isthme : d’abord par un fossé, ensuite par un rempart de gazon, et enfin par un mur, haut de trente coudées, en pierre de taille, et à double étage. » (Salammbô p50)

de Carthage du roman rappelle celle de Constantine, ville réelle, comme cela se remarque dans ces deux énoncés :

1

« Mais la ville était protégée par un lac communiquant avec la mer. Elle avait trois enceintes, et sur les hauteurs qui la dominaient se développait un mur fortifié de tours. » p91

Plus que la description générale de Carthage, ce sont surtout les lexèmes précisant la configuration de la ville punique qui interpellent Constantine :

Isthme : il rappelle celui de Constantine qui rattachait la ville au Coudiat-Aty. Ce lieu fut, d’ailleurs, souvent signalé par la littérature du voyage.

Le fossé : ou le ravin de Constantine.

Les remparts, mur fortifié : Constantine était célèbre pour ses remparts naturels et fortifiés qui la rendaient la ville difficile à assiéger.

Le lac : tel le Rhummel qui, lui aussi, protégeait sa ville.

Les trois enceintes

: Constantine était, elle aussi, ceinturée et protégée au sud par trois portes.

1 Réédition Alger, ENAG, 1988

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*- Certains faits historiques propres à la bataille et à la prise de la ville.

Le premier fait

. Considérons les énoncés suivants :

1/ «Les Barbares se précipitaient pêle-mêle ; les échelles rompaient avec un grand fracas, et les masses d’hommes s’écroulaient dans l’eau qui rejaillissait en flots rouges contre les murs. »p91

Les soldats de Mâtho qui voulaient désespérément s'emparer de Carthage, en escaladant le mur fortifié à l’aide d’échelles, se sont retrouvés au fond du lac.

Ce détail de la bataille de Carthage rappelle étrangement l’événement tragique vécu par une partie de la population le jour de la prise de leur ville. Désirant fuir l’armée française, des Constantinois ont tenté de s’échapper par le ravin en s’accrochant à des cordes qui, sous le poids, ont cédé. Ils se sont écrasés au fond du Rhummel.

Ce douloureux événement de l’histoire de Constantine, largement rapporté par les voyageurs du 19ème siècle, parmi lesquels Flaubert, sera donc récupéré par l’énonciation narrative de la bataille punique. Second fait :

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-2/ «Plus de vingt fois, il ( Mâtho) fit le tour des remparts, cherchant quelque brèche1

Le guerrier barbare Mâtho est désespéré de ne pas trouver de brèche par laquelle pénétrer dans Carthage pour rejoindre la femme aimée.

pour rentrer. Une nuit, il se jeta dans le Golfe, et pendant trois heures , il nagea tout d’une haleine. Il arriva au bas des Mappales, il voulut grimper contre la falaise. Il ensanglanta ses genoux, brisa ses ongles, puis retomba dans les flots et s’en revint. Son impuissance l’exaspérait. Il était jaloux de cette Carthage enfermant Salammbô, comme de quelqu’un qui l’aurait possédée. »

Le lexème «brèche » retient l’attention de tout lecteur qui connaît Constantine et son histoire : afin de s’emparer de la ville, les miliaires français ont forcé les remparts en ouvrant une brèche2

restée célèbre dans l’histoire la conquête de l’ancienne Cirta.

C * Une particularité sociologique et culturelle de Constantine

A la page 53 du roman, Flaubert écrit: « Il y avait en dehors des fortifications des gens d’une autre race et d’une origine inconnue, - tous chasseurs de porc-épic, mangeurs de mollusques et de serpents. Ils allaient dans les cavernes prendre des hyènes vivantes, qu’ils s’amusaient à faire courir le soir sur les sables de Mégara, entre les stèles

1 C’est moi qui souligne. 2 La place édifiée à cet emplacement s’appelait « place de la Brèche ».

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des tombeaux. Leurs cabanes, de fange et de varech, s’accrochaient contre la falaise comme des nids d’hirondelles. Ils vivaient là, sans gouvernement et sans dieux, pêle-mêle, complètement nus, à la fois débiles et farouches, et depuis des siècles exécrés par le peuple, à cause de leurs nourritures immondes. »

« Les Mangeurs- de- choses- immondes» comme les nomme Flaubert, sont des mercenaires venus d’un pays inconnu aider les Carthaginois à lutter contre l’armée des Barbares, menée par Mâtho.

Or durant son séjour constantinois, l’écrivain, comme je l’ai signalé ci-dessus, avait été frappé par un rituel propre à la ville : la chasse du porc-épic et de l’hyène par les fumeurs de haschisch, initiés à ce rituel depuis la nuit des temps. Ces chasseurs- fumeurs réapparaissent dans son roman Salammbô sous l’appellation « Les Mangeurs de Choses Immondes »

Ce qualificatif autorise la remarque suivante : la réalité sociale observée à Constantine s’est investie dans un roman avec des variations qui conviennent à un texte fictionnel et où l’écrivain a donné libre cours à sa pétulante imagination dans un roman, pourtant historique, consacré à l’histoire de Carthage

La transition d’une pratique sociale -les chasseurs de porcs-épics- à une création de personnages littéraires -Les Mangeurs de Choses Immondes -, relève d’une inter - influence qui me semble intéressante à plus d’un titre.

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Presque un siècle plus tard, Kateb Yacine, écrivain natif de Constantine rapporte cette tradition liée au lit du Rhummel. Dans son roman Nedjma (1956) ces « campeurs » auxquels se joignent Rachid et Si Mokhtar sont :

« Les réprouvés de Constantine », « les parias du Rimmis » « …Si-Mokhtar rendait visite aux parias du Rimmis…ce n’était que festins monstrueux (certains jours ils assommèrent un poulain)… »

La similitude entre les énoncés extraits de deux pratiques littéraires différentes (un roman et des notes de voyage) est frappante. Elle est un exemple parfait d’hypertextualité 1 où l’hypertexte, Salammbô se greffe sur l’hypotexte, les notes de voyage, à l’aide, non pas d’« un commentaire », mais d’une « récriture »2

La nourriture des fumeurs de haschich constantinois (le porc-épic) et celle des Mangeurs de Choses Immondes (mollusques, serpents …) a donc subi un changement dans le roman.

faite à partir d’une réalité sociale observée sous-tendue par toute la charge poétique et créatrice investie dans le roman.

1Telle que la définit M. Riffaterre ( in Production du texte. Paris, le Seuil, 1979, p21) : « Toute relation unissant un texte B ( hypertexte ) à un texte A antérieur ( hypotexte ) sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle d’un commentaire. » 2 Que Nathalie Piegay- Gros ( in Introduction à l’intertextualité. Paris, Dunod, 1996. p181 ) définit ainsi : « Action par laquelle un auteur écrit une nouvelle version d’un des textes et par métonymie, cette version.. Mais la récriture désigne aussi de manière générale et vague toute reprise d’une œuvre antérieure , qu’elle qu ’elle soit , par un texte qui l’imite, la transforme, s’y réfère implicitement ou explicitement .»

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Sans que l’intertextualité soit très visible, les références katébiennes au roman de Flaubert existent dans l’œuvre (certains poèmes, le roman) de l’écrivain algérien1

Ce que souligne M. L. Maougal dans son analyse

. 2

« Au nombre des indices tout un vocabulaire manifeste et explicite montre le lien très étroit entre la lecture katébienne du seul roman historique africain de Gustave Flaubert et les intentions anti impérialistes et anti- capitalistes parce anti- bourgeoises de l’écrivain réaliste du 19ème siècle. Ce vocabulaire c’est celui de la guerre de résistance que retrace Flaubert à travers son roman, et que nous retrouvons dans le poème katébien…On relèvera la similarité intertextuelle entre le poète et Salammbô, en leur similarité avec le serpent . Mais à la différence de Salammbô, le poète opte pour la foule et tue le serpent jouisseur qui impose la solitude. »

:

Le roman de Flaubert qui, à travers les siècles et les pays, a impressionné plus d’un lecteur, et pas des moindres, avait suscité, chez Théophile Gautier, la réflexion suivante :

« La lecture de Salammbô est l’une des plus violentes sensations intellectuelles qu’on puisse éprouver. »

1 Les chasseurs de porcs-épics – la présence de cette manifestation dans le roman Nedjma , ici, les chasseurs sont « les parias du Rimmis ». Par ailleurs l’une des appellation que Rachid attribue à Nedjma n’est- elle pas Salammbô « Une Salammbô déflorée, ayant déjà vécu sa tragédie, vestale au sang déjà versé… » ? Nedjma p 177. 2 Mohamed-Lakhdar Maougal La diffraction colingue – essai de formalisation sur les rapports de génération géné-phénotextuelle, avec une application sur le corpus du texte esthétique de Kateb Yassine- 1946-1966 (poésies, théâtre, roman, essai.). Thèse de doctorat d’Etat soutenue à Alger en 1999, sous la direction de Dalila Morsly. ( université d’Angers ) 2 tomes. p291

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Durant le séjour au Maghreb en 1858, les aspects pittoresques de la nature, souvent grandiose et ceux des comportements socioculturels ont suscité la curiosité de Flaubert Le bénéfice littéraire de ce voyage a été évident.

Avant même d’avoir terminé Salammbô, l’écrivain désirait écrire un roman « sur l’Orient moderne, l’Orient en habit noir. » qu'il aurait intitulé Harel Bey .

L’extra-texte aurait-il été «l’Orient isthme de Suez » ou alors le Maghreb qui a enrichi le voyageur d’images, de spectacles insoupçonnés, lui laissant une inestimable « documentation » visuelle et sensorielle ? Flaubert projetait d’accorder une place importante aux personnages et situations inspirés de ses observations durant son séjour constantinois.

Harel- Bey n’a, hélas, jamais vu le jour, car à la même période l’écrivain songeait à un autre sujet sur Napoléon III et le Paris de l’époque.

Des voyageurs, parmi lesquels Flaubert, célèbres écrivains d’un siècle d’or de la littérature universelle ayant fait le voyage pour de multiples raisons - journalistique, recherche de soi et de son art, recherche de l’« Orient », recherche de l’histoire, quête de matériaux pour l’écriture d’un roman - ont laissé des textes où Constantine n’est pas un simple référent mais une ville observée, admirée et « écrite » avec le talent artistique qui sied aux grands noms de la littérature.

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Ces textes souvent difficiles à consulter ouvrent cependant des perspectives de lecture et d’analyse d’une richesse indéniable. Constantine a véritablement été honorée par ces écrivains français du 19èmesiècle.

BIBLIOGRAPHIE Les œuvres et récits de voyag Kateb Yacine. Nedjma, Paris, Le Seuil, 1956.

L’œuvre en fragments, Paris, Sindbad, 1986. Présentation de J.Arnaud Flaubert Gustave Œuvres complètes- Voyages (L’Orient et l’Afrique, tome II)-, Paris Sociétés des Belles Lettres, 1948. Salammbô, Paris, Sociétés des Belles Lettres, 1944, rééd. Alger, 1988 -Ouvrages sur Flaubert Chikhi Beïda « Salammbô de Flaubert au prisme de la littérature algérienne de langue française » in Regards sur la francophonie, colloque international de Rennes, avril 1995, publié : Paris, PUF, 1996. Dupuy Aimé. En marge de Salammbô ,le voyage de Flaubert en Algérie, Tunisie Avril – juin 1858, Paris, Nizet, 1954. Zouari Fawzia « Madame Salammbô » Jeune Afrique n°2027, 16 novembre,1999. Ouvrages sur la littérature (critique et autres) Bourdieu Pierre Les règles de l’art Paris, Le Seuil 1992 - 1998 Piegay-Gros Nathalie. Introduction à l’intertextualité, Paris, Dunod, 1996. Riffaterre Michael. Production du texte, Paris, le Seuil, 1979. Lebel Roland. Histoire de la littérature coloniale en France, Paris, Larose, 1931. Martino Pierre. L’Orient dans la littérature française aux 17 et 18èmessiècles. Paris, Hachette, 1906. Reed. Genève, Slatkine, 1970. Histoire et société Alquier.P. Guide de Constantine, Constantine, Imprimerie Paulette &ses fils, 1930. Badjadja Abdelkrim. La bataille de Constantine 1836-1837, imprimerie de la Wilaya de Constantine, 1982. Lacheraf Mostafa Des noms et des lieux : mémoire d’une Algérie oubliée,Alger, Casbah 1999 Mercier Ernest Histoire de Constantine, Constantine, Marle et Biron, 1903

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La question de l’identité dans A la recherche du temps perdu : l’éclairage de la photographie

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CCEELLAAMM.. UUnniivveerrssiittéé ddee RReennnneess22

L’œuvre de Proust est moins une poursuite de la vérité, ni même de la beauté, que de l’identité. Ce que le « temps perdu » a de douloureux, c’est que ne s’y expérimente rien d’autre que la perte incessante de soi, ou bien — ce qui revient au même, en plus cruel encore — de cette projection de soi qu’est l’être aimé :

« D’ailleurs les souvenirs que nous avons les uns des autres, même dans l’amour, ne sont pas les mêmes 1

L’amour même se confond avec la fallacieuse et intime conviction de pouvoir discerner et conserver l’identité de l’autre :

. »

1 Le Temps retrouvé, III, p. 975 / IV, p. 553. Les références au roman de Proust sont données successivement dans l’édition de Pierre Clarac, en trois tomes, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1954, puis dans celle de Jean-Yves Tadié en quatre tomes, mêmes éditeur et collection, 1989.

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« On veut seulement être sûr que c’est elle, ne pas se tromper sur l’identité, autrement importante que la beauté pour ceux qui aiment 1

Une volonté évidemment tout aussi illusoire que celle de posséder l’être aimé en l’emprisonnant chez soi. Le problème proprement proustien n’est ni « Qui suis-je ? » ni « Quel est l’objet de mon amour ? », il est de construire un dispositif visuel et verbal restituant à l’identité sa vérité humaine, par conséquent sa dimension temporelle :

. »

« Même ceux qui furent favorables à ma perception des vérités que je voulais ensuite graver dans le temple, me félicitèrent de les avoir découvertes au “microscope”, quand je m’étais au contraire servi d’un télescope pour apercevoir des choses, très petites en effet, mais parce qu’elles étaient situées à une grande distance, et qui étaient chacune un monde 2

Proust est un conquérant, pas un précieux. Son ambition est de livrer des univers neufs ; il a compris qu’il fallait voir loin dans l’espace pour donner une image du temps. Il est moins bergsonien et davantage contemporain de la science moderne qu’on ne l’a souvent dit, comme le souligne Paul Ricœur :

. »

« Loin donc que la Recherche débouche sur une vision bergsonienne d'une durée dénuée de toute extension, elle confirme le caractère dimentionnel du temps. L'itinéraire de la

1 La Fugitive, III, p. 440 / Albertine disparue, IV, p. 24. 2 Le Temps retrouvé, III, p. 1041 / IV, p. 618.

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Recherche va de l'idée d'une distance qui sépare à celle d'une distance qui relie 1

De cette quête d’identité, la photographie ne saurait être absente, étant éminemment apte à proférer ce qui a été tel qu’il a été. Mais elle n’en manifeste que la face inerte, « négative », étant une trace du passé difficilement réarticulable avec la mémoire vraie, avec la reviviscence. Elle fournit un invariant identifiant, alors que Proust recherche l’identité « dans le Temps », c’est-à-dire intégrant les variations auxquelles est soumis le moi. Elle ne livre que de l’hyper particulier, alors que « l’écrivain futur choisit lui-même ce qui est général et pourra entrer dans l’œuvre d’art », qu’il « ne se souvient que du général

. »

2

La photographie est donc, chez Proust, et à un premier niveau d’analyse, un énigmatique objet en lequel viennent se rencontrer, s’articuler, selon des cheminements divers, le besoin de mémoire et la quête d’identité.

. »

Que cette image ait quelque rapport avec l’identité, c’est une évidence. Son histoire en témoigne autant que l’usage commun des papiers officiels, les « pièces d'identité ». Le XIXe siècle fut celui du développement des techniques d’identification, anthropométrique, administrative, judiciaire. Après avoir été consulté par les autorités judiciaires dans le cadre de l’Affaire Dreyfus, Alphonse 1 Paul Ricœur, Temps et récit, Paris, Le Seuil, 1984, tome 2, p. 224. 2 Le temps retrouvé, III, p. 900 / IV, p. 479.

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Bertillon poussa la logique de la classification des visages, qu’il avait entamée dans la continuité de la physiognomonie, jusqu’à proposer une technique plus fiable que la reconnaissance des traits morphologiques (oreilles, nez, profils, etc.) : l’empreinte digitale… A l’époque de Proust, sous la forme de cartes de visite, comme les faisait Disdéri, ou de simples clichés, la vogue des portraits photographiques que l’on offre, dédicace, envoie dans une correspondance, collectionne, ne s’est jamais démentie. Lui-même, pratiquant une sorte de « photolâtrie », possédait une collection de ces clichés qu’il ne manquait pas d’exhiber à tous ses visiteurs. Mais c’est en un sens une large part de la culture photographique du XIXe siècle que Proust intériorise parfaitement, puisqu’il ne se contente pas des usages communs de la photographie familiale : il s’en sert pour étudier les monuments (en particulier des églises normandes ou de Venise), conformément aux recommandations de Ruskin. Il sait aussi que c’est grâce à la photographie que l’on dispose des premières représentations des lointains astronomiques (lesquels ne sont pas étrangers à la notion de temps), le premier cliché de la surface de la lune qui fut largement diffusé ayant été pris, dès 1845, à Venise également. Surtout, Proust est fasciné non seulement par les images photographiques proprement dites mais par les procédés qui président à sa formation (développement, instantané, fixation…) ainsi que par les phénomènes qui leur sont associés (image latente, révélation). Il accorde à

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l’ensemble, comme nombre d’hommes de son époque, une valeur à la fois indiscutablement scientifique et vaguement magique.

Ces photographies servent à « identifier » (sans hésitation, pour l’administration). Le peintre ou l’écrivain sont plus circonspects : si précieuses qu’elles leur soient, pour élaborer des portraits, elles font toutefois abstraction des variations temporelles, celles-là mêmes qui inclinaient déjà Baudelaire à parler du portrait photographique comme d’un « drame » et à souhaiter une photo de sa mère par nadar qui, pour être vraie, fût floue… C’est qu’il y a, sous-jacente, la question de la reconnaissance de l’image de soi en un objet enregistré à l’objectivité infaillible : relevant si l’on peut dire d’une mimesis technologique, la photographie n’est effectivement qu’une empreinte physique et chimique, réalisée par un processus optique et mécanique. Elle capte un instant, donc en un sens du temps, mais son pouvoir identifiant fait abstraction des variations propres à la durée en laquelle pourtant se meut tout sujet. Tel est en quelque sorte son « péché originel », lequel se confond avec la justification même du projet romanesque proustien. De même que le dictionnaire, qui fournit les mots hors de tout discours, une photographie ne donne qu’une coupe de temps, abstraction faite de la durée vécue et concrète :

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« Notre tort est de présenter les choses telles qu’elles sont, les noms tels qu’ils sont écrits, les gens tels que la photographie et la psychologie donnent d’eux une notion immobile 1

Aussi chez Proust — puis plus tard chez Barthes, qui décalquera en partie la démarche proustienne dans La chambre claire — la photographie possède-t-elle un statut à la fois privilégié et problématique. Car, après d’autres écrivains majeurs du XIXe siècle, Marcel Proust a fait de la photographie le prototype de la connaissance fragmentaire, illusoire, superficielle. Elle est un simili souvenir, parce que parcellaire, quand le souvenir véritable est global et se vit pleinement avec son cortège de fragrances, de goûts, de sensations synesthésiques, tactiles, sonores. Elle inventorie, mais entrave l'émergence de l’impondérable :

. »

« Ces photographies d'un être devant lesquelles on se le rappelle moins bien qu'en se contentant de penser à lui2

Selon lui, le souvenir suscité par l’image photographique est semblable aux effets de la mémorisation volontaire : une opération qui relève du Moi superficiel, lequel décortique, analyse, reconstruit artificiellement, et finalement éloigne d'autant de la vérité profonde des êtres qu’il propose des renseignements factuels et abstraits au lieu de la complexité du vécu. Autre citation, toujours mentionnée par la critique, par laquelle Proust paraît jeter l’anathème sur la

», écrit-il.

1 La Fugitive, III, p. 573 / Albertine disparue, IV, p. 153. 2 Le Temps retrouvé, III, p. 886 / IV, p. 464.

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photographie de façon presque aussi rédhibitoire et violente que Baudelaire l’avait fait dans son Salon de 1859 :

« J'essayais maintenant de tirer de ma mémoire d'autres “instantanés”, notamment des instantanés qu'elle avait pris à Venise, mais rien que ce mot me la rendait ennuyeuse comme une exposition de photographies, et je ne me sentais plus de goût, plus de talent, pour décrire maintenant ce que j'avais vu autrefois 1

L’échec allié à l’ennui ! La coupe paraît pleine ! Mais il ne faut pas s’en tenir là : ainsi que le démontre Jérôme Thélot dans un ouvrage en tous points remarquable, il y a chez Proust une esthétique déclarée et une autre, implicite, souterraine, émergeant entre les lignes du roman, et non-explicitée pour le motif qu’elle est bel et bien au cœur de la création romanesque :

. »

« Suivre la ligne de l’esthétique explicite, c’est rencontrer les dévaluations de la photographie auxquelles nombre de commentateurs ont cru que pouvait se résumer la pensée de Proust. Suivre la ligne du narrateur, c’est une autre lecture : s’y rencontrent quelques-unes des scènes les plus saisissantes du roman, où viennent à la phrase proustienne les élucidations conjointes de la vie subjective et du phénomène photographique2

L’ensemble complexe mais cohérent que constituent les images, les phénomènes et les procédés photographiques chez Proust se propose sous le double aspect de l’énigme et du modèle heuristique. Car cette « vraie vie », qui « habite à

. »

1 Le temps retrouvé, III, p. 865 / IV, p. 444. Nous soulignons. 2 Jérôme Thélot, Les inventions littéraires de la photographie, Paris, PUF, « Perspectives littéraires », 2003, p. 189.

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chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste [qu’ils ne] voient pas, parce qu’ils ne cherchent pas à l’éclaircir », c’est clairement sous les auspices de la photographie que Proust place l’écriture littéraire qui doit la révéler :

« Et ainsi leur passé est encombré d’innombrables clichés qui restent inutiles parce que l’intelligence ne les a pas “développés” 1

En un sens, si la révolution scripturaire proustienne consiste à récuser la « littérature de notation » et les schèmes interprétatifs du discours littéraire, c’est pour les faire muter en recourant au modèle symbolique et aux procédures (l’optique, le développement, la révélation, etc.) importés de l’opération photographique et issus de la véritable conversion culturelle que cette invention a peu à peu imposée. Dans la lignée des travaux de Philippe Hamon — qui souligne que la photographie, au XIXe siècle, est, sur le plan esthétique, à la fois un repoussoir déclaré et un modèle mimétique inavoué — Philippe Ortel écrit :

. »

1 Le temps retrouvé, p. 895 / IV, p.474.

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« Les arts de la graphé ont été obligés d’emprunter à la photographie certains de ses traits, et, simultanément, de définir leur propre territoire au sein du recadrage visuel qu’elle leur imposait 1

Or, dans cette vaste Fantaisie, orchestrée autour des réminiscences successives, qu’est le dénouement du Temps retrouvé, écriture et photographie, « art de la graphé » et instruments optiques sont systématiquement convoqués, comparés, redisposés par un narrateur qui, sans confondre jamais images à voir, images mentales et images à lire, interroge frénétiquement les pouvoirs propres aux unes et aux autres. Il les combine pour construire son édifice « dans le Temps », selon les derniers mots d’un texte qui avait commencé par « Longtemps ». Retrouver le temps, c’est donc feuilleter un album d’images :

. »

« Les gens — les gens, c’est-à-dire ce qu’ils sont pour nous — n’ont pas dans notre mémoire l’uniformité d’un tableau. Au gré de notre oubli, ils évoluent 2

Mais si ceux que l’on a aimés changent aussi bien que nous-mêmes, les images que nous en avons conservées sont toutes inexactes, du seul fait de leur invariance :

. »

1 Philippe Ortel, La littérature à l’ère de la photographie, Nîmes, Jacqueline Chambon, 2002, p. 19. Voir aussi Philippe Hamon, Imageries, littérature et image au XIXe siècle, Paris, José Corti, « Les Essais », 2001. 2 Le temps retrouvé, III, p. 974 / IV, p.552.

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« Le temps qui change les êtres ne modifie pas l’image que nous avons gardée d’eux 1

Qu’elle soit « télé » ou « micro », c’est constamment l’activité « scopique » qui est au centre de cette écriture, qui, pour prendre la mesure du Temps, s’attache à régler constamment le rapport entre les images des êtres et l’activité optique du sujet :

. »

« En remontant de plus en plus haut, je finissais par trouver les images d’une même personne séparées par un intervalle de temps si long […] que j’avais même cessé de penser qu’elles étaient les mêmes que j’avais connues autrefois, et qu’il me fallait le hasard d’un éclair d’attention pour les rattacher, comme à une étymologie, à une signification primitive qu’elles avaient eue pour moi 2

En un sens, dans cette quête, l’image photographique est un instrument complémentaire et indissociable de cette sorte de machine à remonter l’Histoire que fournissent les noms propres : quand la première ne note qu’un fragment discontinu, certains noms de famille, dans la mesure où l’histoire les nimbe de plus d’imaginaire, donnent l’impression, si fragile soit-elle, d’une continuité. Tel : « Ce nom de Saint-Euverte, qui, à tant d’intervalle, marquait la distance et la continuité du Temps

. »

3

Aussi, le recours au modèle photographique — si limités ou contestables que soient par ailleurs les pouvoirs de cette

. »

1 Ibid., III, p. 987 / IV, p. 565. 2 Ibid., III, p. 971 / IV, p. 549. 3 Ibid., III, p. 1025 / IV, p. 602.

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image, selon Proust — paraît-il inséparable de son ambition de constituer ce qu’il appelle une « psychologie dans l’espace » :

« Ainsi chaque individu — et j’étais moi-même un de ces individus — mesurait pour moi la durée par la révolution qu’il avait accomplie non seulement autour de soi-même, mais autour des autres, et notamment par les positions qu’il avait occupées successivement par rapport à moi 1

Revient la métaphore astronomique : révolution, télescope… Qu’il s’agisse de soi ou bien des autres, le problème est identique : nous, sujets, ne sommes que des images, et, tels les astronomes, nous ne disposons des autres planètes que de leurs images, dont nous ne pouvons, à cause de la distance spatiale et temporelle qui nous en sépare, rien faire que de les comparer, les redisposer :

. »

« Nous avons beau savoir que les années passent, que la jeunesse fait place à la vieillesse, que les fortunes et les trônes les plus solides s’écroulent, que la célébrité est passagère, notre manière de prendre connaissance et pour ainsi dire de prendre des clichés de cet univers mouvant, entraîné par le temps, l’immobilise au contraire 2

Une alternative se propose : reconstituer l’identité soit de manière analytique, grâce à la collection de photographies, soit de manière synthétique, en examinant les traits qui, dans une photographie singulière, seraient assez génériques pour délivrer en somme l’essence d’un être.

. »

1 Ibid., III, p. 1031 / IV, p. 608. 2 Ibid., III, p. 963-64 / IV, p. 542.

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Deux voies possibles pour accéder au Tout, et qui sont l’une et l’autre évoquées dans cette œuvre. On sait Marcel Proust collectionneur de photographies. Swann et Charlus le sont aussi. Mais le narrateur est trop fin pour ignorer que la collection n’est qu’un leurre, une illusion jamais consolante de pouvoir atteindre la totalité. Au demeurant, la collection photographique, chez Swann et Charlus, est liée à leur jalousie. Séquestrer Albertine, c’est aussi collectionner ses moments de présence, et pour quel résultat ! L’autre voie, celle de la synthèse, paraît plus prometteuse, plus proche aussi de la démarche propre à l’artiste. C’est, encore à propos de photographies, le jeu des ressemblances génétiques qui vient l’incarner. Bien avant Les Météores de Tournier, dès le XIXe siècle, des observateurs avaient noté que les photographies de familles, et celles de jumeaux ou jumelles en particulier, allaient au-delà de la banale saisie des ressemblances : elles avaient ceci de fascinant — et dérangeant — qu’elles mettaient le spectateur devant l’énigme d’une identité singulière et dupliquée1

1 Voir La recherche photographique, Paris audiovisuel et Presses universitaires de Vincennes, n° 8, « La famille », février 1990.

. La photographie étant elle-même une sorte de « double » du réel, celle de jumeaux ou de personnes de la même famille se ressemblant beaucoup avait quelque chose d’une mise en abyme… Or, tandis que la somme des photographies d'un individu n'offre de son identité véritable qu'un reflet fragmentaire et erratique, quelque chose de cette identité

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vraie émerge cependant par le truchement des invariants physionomiques (que l'on retrouve dans la forme d'un visage, la courbure d'un nez, etc.), dans ce puzzle génétique que proposent les photographies familiales. Au cours de l’itinéraire proustien qu’il empruntera à son tour, Barthes écrit :

« La Photographie, parfois, fait apparaître ce qu'on ne perçoit jamais d'un visage réel (ou réfléchi dans un miroir) : un trait génétique, le morceau de soi-même ou d'un parent qui vient d'un ascendant. Sur telle photo, j'ai le “museau” de la sœur de mon père. La Photographie donne un peu de vérité, à condition de morceler le corps 1

Mais en même temps qu'elles fixent les traits du lignage par-delà les réalisations individuelles, ces photos de famille soulignent aussi l'arbitraire de leur répartition, ou l'incongruité de certaines attributions, échouant à tracer les contours vrais de personnalités qui sont par définition irréductibles à la somme des caractères hérités :

. »

« Quel rapport entre ma mère et son aïeul, formidable, monumental, hugolien, tant il incarne la distance inhumaine de la Souche 2

Le recours à la « Souche » même ne délivre aucune certitude, car paradoxalement l’identité de ces actualisations du vivant que sont les individus ne relève pas vraiment du temps biologique. Chez Proust, cette même obsession de la

. »

1 Roland Barthes, La chambre claire, Cahiers du cinéma, Gallimard, Le Seuil, 1980, p. 161. 2 Ibid., p. 162-164.

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lignée ou du lignage est bien présente, qu’il s’agisse de la filiation des « grandes familles » (la ressemblance entre la duchesse de Guermantes et Saint-Loup, par exemple) ou d’autres « communautés » (les Juifs : Bloch, Swann ; ou les gens du peuple : Françoise et les Français de Saint-André-des-Champs). Finalement, les traits du lignage manquent aussi leur cible ontologique, non pas par excès de particularité (c'est ainsi que les photos collectionnées, trop fragmentaires, ne pouvaient circonscrire la véritable personnalité), mais cette fois par surcroît de généralité. Dans un cas, on est dans le temps morcelé de l'instant arbitrairement unique, dans l'autre on est dans le temps de la lignée familiale, presque celui de l'espèce (tout autant inhumain que le premier), qui nous renvoie à la « Souche », c'est-à-dire à une origine inconnaissable et inaccessible à toute mémoire. Cependant, lorsque le narrateur se dit prêt à tout pour obtenir de Saint-Loup un portrait photographique de Mme de Guermantes, sa tante, de laquelle son ami tient certains de ses traits, il ne s’agit ni de folie ni de snobisme. Car la poésie des généalogies lisse le temps historique ou celui des simples vies, et en ce sens elle est une initiation à l’art. En effet, Proust descend jusque dans le particulier, vise, au-delà des mutations génétiques, la spécificité de l’identité individuelle, son irréductibilité :

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« A partir d’un certain âge, et même si des évolutions différentes s’accomplissent en nous, plus on devient soi, plus les traits familiaux s’accentuent 1

Si unique qu’il se perçoive, tout individu n’est que le produit d’un mélange génétique immémorial, brassant les traits et les caractères, mais aussi les sexes. Ainsi Marcel, l’âge venant, ressemble-t-il de plus en plus à sa tante : « Car peu à peu, je ressemblais à tous mes parents, à mon père […] ; mais de plus en plus à ma tante Léonie

. »

2

S’agissant de l’identité d’autrui, l’amour, dans sa double et contradictoire exigence de possession et de connaissance, ne favorise pas, au contraire, l’objectivation des traits de l’être aimé : « Le modèle chéri bouge ; on n’en a jamais que des photographies manquées

. » Ce n’est évidemment pas sans humour que Proust mentionne cette ressemblance avec la tante, puisque ce vocable, dans un registre populaire, renvoie à l’idée d’homosexualité, et par conséquent à ce même sujet « obscène », l’inversion (par quoi se caractérise aussi, morphologiquement, toute photographie) qu’il mettait au centre de son roman.

3

Proust n’en assigne pas moins à l’art ce but de parvenir à fixer des traits génériques, à synthétiser le multiple que la photographie livre sans en opérer la fusion : « […] ces

. »

1 Sodome et Gomorrhe, II, p. 862 / III, p. 256. Sur le « pouvoir génésique », voir La Prisonnière, III, p. 108 / p. 612. 2 La Prisonnière, III, p. 78 / p. 586. 3 À l’ombre des Jeunes Filles en fleurs, I, p. 490 / p. 481.

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mondes que nous appelons les individus, et que sans l’art nous ne connaîtrions jamais 1

« Comme souvent on trouve moins bonne et on refuse une des photographies entre lesquelles un ami vous a prié de choisir, à chaque personne et devant l’image qu’elle me montrait d’elle-même j’aurais voulu dire : “Non, pas celle-ci, vous êtes moins bien, ce n’est pas vous.” Je n’aurais pas osé ajouter : “Au lieu de votre beau nez droit on vous a fait le nez crochu de votre père que je ne vous avais jamais connu”. Et en effet c’était un nez nouveau et familial. Bref l’artiste, le Temps, avait “rendu” tous ces modèles de telle façon qu’ils étaient reconnaissables

. » Car si fragmentaires que soient les photographies, leur inscription dans le temps les rend aptes — comme les noms dans la généalogie — à susciter des effets poétiques porteurs de vérités inaperçues :

2

La question de l'identité — évidemment liée à celle du temps : l'identité est ce qui traverse l'altérité sans cesse réinventée par l'écoulement temporel — ne saurait s’envisager que sous l’angle de la relation, la différenciation. Pas d’identité sans réflexivité, sans un regard.

. »

Il est évident que le regard joue un rôle déterminant dans les représentations temporelles et les relations à la durée que la photographie suscite. C'est qu'il conjoint les deux sentiments de la présence et du présent : regarder l'objectif, c'est atteindre un inconnu futur. Par le jeu du regard, le temps en photographie, c'est la mise en évidence

1 La Prisonnière, III, p. 258 / p. 762. 2 Le Temps retrouvé, III, p. 935-36 / IV, p. 513.

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d'une pluralité de modes d'inscription de la conscience dans le flux temporel, d'une multiplicité qualitative de durées.

Proust confère au regard une place déterminante. Rares sont les écrivains chez lesquels l’activité des regards soit aussi intense que celle que l’on constate en maints passages. Celui de Charlus, peut-être le plus significatif, confine à la télépathie :

« J’eus la sensation d’être regardé par quelqu’un qui n’était pas loin de moi. Je tournai la tête et j’aperçus un homme […] qui fixait sur moi des yeux dilatés par l’attention. Par moments, ils étaient percés en tous sens par des regards d’une extrême activité comme en ont seuls devant une personne qu’ils ne connaissent pas des hommes à qui, pour un motif quelconque, elle inspire des pensées qui ne viendraient pas à tout autre — par exemple des fous ou des espions 1

De même, lors de la première vue de Jupien, le baron de Charlus le fige et paraît utiliser sa capacité à méduser sa proie — voir le chapitre sur la photographie et la figure de Méduse dans le livre de Philippe Dubois

. »

2

1 À l’ombre des Jeunes Filles en fleurs, I, p. 751 / II, p. 110-111.

— pour lui dicter ce que sera désormais leur commune conduite amoureuse :

2 Philippe Dubois, L’acte photographique, Bruxelles, Nathan & Labor, 1983, p. 160 sq.

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« Le baron, ayant largement ouvert ses yeux mi-clos, regardait avec une attention extraordinaire l’ancien giletier sur le seuil de sa boutique, cependant que celui-ci, cloué subitement sur place devant M. de Charlus, enraciné comme une plante, contemplait d’un air émerveillé l’embonpoint du baron vieillissant 1

Cette aptitude du regard à traverser l’espace et le temps (« Tout regard habituel est une nécromancie

. »

2

« Et tout d’un coup, je me dis que la vraie Gilberte, la vraie Albertine, c’étaient peut-être celles qui s’étaient au premier instant livrées dans leur regard, l’une devant la haie d’épines roses, l’autre sur la plage. Et c’était moi qui, n’ayant pas su le comprendre, ne l’ayant repris que plus tard dans ma mémoire, après un intervalle où par mes conversations tout un entre-deux de sentiment leur avait fait craindre d’être aussi franches que dans la première minute, avais tout gâché par ma maladresse. Je les avais “ratées” plus complètement — bien qu’à vrai dire l’échec relatif avec elles fût moins absurde — pour les mêmes raisons que Saint-Loup Rachel

») est consubstantielle du fait photographique, qui fige, immobilise, suspend et fixe. Et lorsque c’est au bout du compte une « révélation » qui en advient, elle est involontaire et inopinée, mais dotée du pouvoir de revisiter la signification d’un fait ou d’un acte situé sur l’échelle du temps. Ainsi :

3

« Le modèle chéri bouge » ; Gilberte et Albertine « ratées » puis révélées plus tard : c’est bien le modèle photographique qui est à l’œuvre, en particulier cette capacité du regard à traverser le Temps. La même que celle

. »

1 Sodome et Gomorrhe, II, p. 604 / III, p. 6. 2 Le côté de Guermantes, II, p. 140 / II, p. 439. 3 Le Temps retrouvé, III, p. 694 / Albertine disparue, IV, p. 269-70

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des douleurs à persister (« Toutes nos douleurs sont perpétuellement en notre possession 1 »), à « planter un clou dans la mémoire », selon une expression plus tard employée par Robert Doisneau, la même, instinctivement, dont use le narrateur proustien lorsqu’il regarde la photographie de sa grand-mère : « J’aurais voulu que s’enfonçassent plus solidement encore ces clous qui y rivaient ma mémoire 2

Si Proust intègre les aléas de l’instantané à son esthétique ainsi qu’à sa « recherche » (voir, par exemple, la célèbre scène du baiser à Albertine, dans Le Côté de Guermantes, décomposé en visions successives à la manière des chronophographies de Marey), c’est qu’il tient à se saisir de tous les moyens de s’emparer de l’essence du Temps.

. »

À l’opposé du temps historique ou de celui des générations, il y a celui, infime, que scandent les instantanés qui, tels les atomes, contiennent parfois des mondes… Et si l’instantané fixe des phénomènes infra-visibles (cela avait été le cas pour le mouvement des chevaux au galop), alors il est apte aussi à fournir des révélations quant au Temps et aux êtres. Aussi Proust, sachant que l’opération photographique est en deux temps, distingue-t-il la phase de l’enregistrement et celle de la révélation. Comme le remarque Jean-François Chevrier :

1 Sodome et Gomorrhe, II, p. 756 / III, p. 154. 2 Ibidem, II, p. 759 / III, p. 156.

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« L’intérêt de l’instantané tient pour Proust à sa puissance de révélation, à sa faculté de substituer au point de vue subjectif conditionné par l’habitude ce que j’appellerai : un parti-pris objectif. En niant la limitation de la vision humaine par la loi de la persistance rétinienne, l’instantané produit la fiction d’un présent pur enfermé dans l’instant, soustrait à la durée. Car l’instant n’est jamais qu’une fiction de l’enregistrement photographique 1

Des termes de cette analyse, je ne me démarque qu’à propos de l’expression « soustrait à la durée » : c’est extraite du continuum perceptif que l’image photographique tient selon moi sa capacité à recomposer le sentiment de la durée. Il s’agit pourtant là d’une nuance importante, car cette aptitude à reconfigurer la durée conditionne la distinction entre reconnaître et identifier, fondamentale dans le récit de la matinée à l’hôtel de Guermantes :

. »

« En effet, “reconnaître” quelqu’un, et plus encore, après n’avoir pu le reconnaître, l’identifier, c’est penser sous une seule dénomination deux choses contradictoires, c’est admettre que ce qui était ici, l’être qu’on se rappelle n’est plus, et que ce qui y est, c’est un être qu’on ne connaissait pas ; c’est avoir à penser un mystère presque aussi troublant que celui de la mort dont il est, du reste, comme la préface et l’annonciateur 2

Or, cette distinction repose sur un substrat photographique implicite, celui-là même qui permet au narrateur de parler de ses Moi multiples comme d’autant de clichés séparés les uns des autres (« cet être […] qui m’avait

. »

1 Jean-François Chevrier, Proust et la photographie, Paris, éditions de l'Etoile, 1982, p. 66. 2 Le Temps retrouvé, III, p. 939 / IV, p. 518.

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rendu à moi-même, car il était moi et plus que moi 1

« Je venais, en la sentant, pour la première fois, vivante, véritable, gonflant mon cœur à le briser, en la retrouvant enfin, d’apprendre que je l’avais perdue pour toujours. Perdue pour toujours ; je ne pouvais comprendre, et je m’exerçais à subir la souffrance de cette contradiction

) », quitte en effet à ce que cette contradiction entre unité et dispersion vaille comme pressentiment de la mort, et rappelle l’urgence de se mettre à l’œuvre. Or, cette contradiction entre unité et dispersion a un écho de première importance : il s’agit d’un épisode de la Recherche qui en concentre et relance (il s’étend sur plusieurs livres) les données, celui de la photographie de la grand-mère, qui causera ce cri de révolte :

2

La contradiction est entre la mort avérée et la conviction intime de l’éternité, à moins que ce ne soit entre la certitude de la disparition et la présence, rémanente, des morts en nous, qui ne sommes que de futurs morts !… Elle est à proprement parler impensable, inassimilable. La première scène de cette histoire à tiroirs est dans A l’ombre des Jeunes Filles en fleurs. La grand-mère de Marcel répond avec enthousiasme au projet formulé par Saint-Loup de la prendre en photographie. Elle se pare et se coiffe. Le narrateur est indisposé par ce qu’il estime être un enfantillage, de la coquetterie. Il manifeste sa mauvaise

. »

1 Sodome et Gomorrhe, II, p. 756 / III, p. 153. 2 Sodome et Gomorrhe, II, p. 758 / III, p. 155.

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humeur. Françoise intercède. L’aïeule veut y renoncer. Déni du petit-fils ; la séance a lieu. Mais la magie de l’instant de bonheur a disparu, et la grand-mère pose contractée :

« Je réussis du moins à faire disparaître de son visage cette expression joyeuse qui aurait dû me rendre heureux et qui, comme il arrive trop souvent tant que sont encore en vie les êtres que nous aimons le mieux, nous apparaît comme la manifestation exaspérante d’un travers mesquin plutôt que comme la forme précieuse du bonheur que nous voudrions tant leur procurer 1

Dans Le côté de Guermantes, le narrateur est à Doncières, rendant visite à Saint-Loup. Il a pu parler au téléphone avec sa grand-mère, mais la communication a été coupée, et il abrège son séjour pour revenir à Paris. Dans le salon de sa vieille dame, l'espace d'un instant, il la considère d'un regard neutre, sans le maillage affectif qui fait que nous reconnaissons les êtres familiers sans vraiment les identifier ni même parfois les « voir ». Il croit apercevoir « un fantôme », et du même coup se révèle à lui ce qu'est vraiment sa grand-mère : une vieille femme malade, hantée déjà par la mort à venir :

. »

« De moi […] il n’y avait là que le témoin, l’observateur en chapeau et manteau de voyage, l’étranger qui n’est pas de la maison, le photographe qui vient prendre un cliché des lieux qu’on ne reverra plus. Ce qui, mécaniquement, se fit à ce moment dans mes yeux quand j'aperçus ma grand-mère, ce fut bien une photographie.[…] Moi pour qui ma grand-mère c'était encore moi-même, moi qui ne l'avais jamais vue que dans mon âme, toujours à la même place du passé, [ …] pour

1 À l’ombre des Jeunes Filles en fleurs, I, p. 786-787 / II, p. 145.

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la première fois et seulement pour un instant, car elle disparut bien vite, j'aperçus sur le canapé, sous la lampe, rouge, lourde et vulgaire, malade, rêvassant, promenant au-dessus d'un livre des yeux un peu fous, une vieille femme accablée que je ne connaissais pas 1

Coupant court aux ruses de l’intelligence et de l’affection, c’est le pur mécanisme photographique qui vient occasionner l’apparition prémonitoire de la mort, anticipe sa « révélation

. »

2. » Dans Sodome et Gomorrhe, le narrateur est à nouveau à Balbec. À l’instant où, penché, il touche le bouton d’une de ses bottines qu’il allait ôter, il revoit inopinément le visage véritable de sa grand-mère, telle qu’elle était peu avant sa mort. Alors qu’il se reprochait de n’avoir ressenti d’autre regrets qu’intellectuels, la présence soudaine de cette image de sa grand-mère morte et vive à la fois lui fait se souvenir de la scène de la photographie prise par Saint-Loup plus d’un an auparavant. Il prend conscience qu’il a causé sur la photographie la contraction de son visage, qui ne s’effacera jamais plus 3

« Je ne cherchais pas à rendre la souffrance plus douce, à l’embellir, à feindre que ma grand-mère ne fût qu’absente, en

. Dans un premier temps, il s’astreint à conserver à cette trace du passé son caractère irréductible :

1 Le côté de Guermantes, II, p. 140-41 / p. 438-39. 2 « Fonctionnent mécaniquement à la façon des pellicules et nous montrent, au lieu de l’être aimé qui n’existe plus depuis longtemps mais dont elle n’avait jamais voulu que la mort nous fût révélée… ». Ibidem, p. 141 / p. 439. Nous soulignons. 3 Sodome et Gomorrhe, II, p. 755 / III, p. 153.

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adressant à sa photographie (celle que Saint-Loup avait faite et que j’avais avec moi) des paroles et des prières 1

Voulant « respecter l’originalité de [sa] souffrance » et vivre comme telle « cette contradiction si étrange de la survivance et du néant », il est convaincu que cette expérience est porteuse d’une vérité :

. »

« Si, ce peu de vérité, je ne pouvais jamais l’extraire, ce ne pourrait être que d’elle, si particulière, si spontanée, qui n’avait été ni tracée par mon intelligence, ni atténuée par ma pusillanimité, mais que le mort elle-même, la brusque révélation de la mort, avait, comme la foudre, creusé en moi, selon un graphisme surnaturel, inhumain, comme un double et mystérieux sillon 2

L’on voit ici agir en rhizome la trace en effet laissée conjointement par une photographie et un événement inattendu, involontaire et mécanique de révélation, fonctionnant sur le modèle photographique. Pour relever du passé, son extension n’est pas de l’ordre de la nostalgie : au contraire, elle impose une relecture de l’ensemble de l’éventail temporel. Ainsi lorsque sa mère retrouve Marcel à l’hôtel, il comprend enfin la nature de la douleur qu’elle ressent :

. »

1 Ibidem, p. 759 / p. 156. 2 Idem.

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« Je fus frappé par la transformation qui s’était accomplie en elle […] Ce n’était plus ma mère que j’avais sous les yeux, mais ma grand-mère. Comme dans les familles royales et ducales …] le mort saisit le vif qui devient son successeur ressemblant, le continuateur de la vie interrompue 1

Comme si la mort de la mère avait accéléré la mue de la fille. La réflexion proustienne sur les traits du lignage prend alors tout son sens. Incapable de goûter les futilités du séjour balnéaire, Marcel remonte dans sa chambre. Il contemple à nouveau la photographie, tétanisé par cette évidence brute : « C’est grand-mère, je suis son petit-fils ». Alors, Françoise qui le voit ainsi lui apprend les circonstances qui ont précédé le cliché. Sa grand-mère, se sachant perdue, non seulement avait tout fait pour lui dissimuler sa maladie, mais c’était elle qui avait sollicité Saint-Loup pour que son petit-fils eût une ultime image d’elle. Le grand chapeau qui avait tant irrité Marcel, c’était un moyen qu’elle avait trouvé pour masquer son amaigrissement, et non de la coquetterie. Il reste alors une journée entière à regarder cette photographie. Le lendemain, faisant la sieste sur le sable, il revoit sa grand-mère en rêve, comme si en effet seule l’activité onirique était à même de faire « travailler » l’irréductible trace de sa propre cruauté envers cet être qu’il aimait plus que tout et qu’il a « manqué » quand il pouvait encore lui donner des preuves d’amour.

. »

1 Ibidem, II, p. 769 / III, p. 166.

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Après quelques jours, Marcel a « domestiqué » la photographie, il n’y voit plus que l’élégance de sa grand-mère. Il en a fait une image mentale, apaisée. Sa ruse a réussi. Mais la mère du narrateur, elle, ne supporte pas la vue de cette image impitoyablement objective :

« Et pourtant, ses joues ayant à son insu une expression à elles, quelque chose de plombé, de hagard, comme le regard d’une bête qui se sentirait déjà choisie et désignée, ma grand-mère avait un air de condamné à mort, un air involontairement sombre, inconsciemment tragique, qui m’échappait mais qui empêchait maman de regarder jamais cette photographie, cette photographie qui lui paraissait moins une photographie de sa mère que de la maladie de celle-ci, d’une insulte que cette maladie faisait au visage brutalement souffleté de grand-mère 1

Si fort et émouvant que soit ce passage, ce ne sera pourtant pas l’ultime écho causé par cette photographie, car c’est un épisode à tiroirs : le narrateur apprendra dans La Fugitive que Saint-Loup s'enfermait dans la chambre noire de l'hôtel de Balbec pour y développer la photo de la grand-mère, mais aussi pour se livrer à sa passion homosexuelle, avec le jeune liftier.

. »

Autre écho, autre mouvement d’aller-retour dont la trace photographique est l’occasion, et dont Saint-Loup est à nouveau l’acteur central : la confidence amoureuse par le truchement d’une photographie. Dans Le côté de Guermantes, le marquis avait présenté Rachel à Marcel,

1 Ibid., p. 780 / p. 176.

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lequel avait été frappé par le décalage entre le regard de l’amoureux et celui, « objectif », qu’il portait sur la jeune « cocotte » en qui Saint-Loup, dupé par ses sentiments, voyait, lui, « une littéraire ». Dans La Fugitive, c’est Marcel qui charge Saint-Loup de retrouver Albertine. Sans savoir qu’en fait il l’a déjà rencontrée à Doncières, Saint-Loup demande à Marcel s’il possède un portrait d’elle :

« Je répondis d’abord que non, pour qu’il n’eût pas, après ma photographie, faite à peu près du temps de Balbec, le loisir de reconnaître Albertine, que pourtant il n’avait qu’entrevue dans le wagon. Mais je réfléchis que sur la dernière elle serait déjà aussi différente de l’Albertine de Balbec que l’était maintenant l’Albertine vivante, et qu’il ne la reconnaîtrait pas plus sur la photographie que dans la réalité 1

Marcel tarde à sortir la photographie, et s’attend à un compliment, qu’il anticipe :

. »

« Oh ! tu sais, ne te fais pas d'idée, d'abord la photo est mau-vaise, et puis elle n'est pas étonnante, ce n'est pas une beauté, elle est surtout bien gentille 2

Certes la photographie n’identifie pas : Albertine a changé, donner sa photo ne sert à rien. S’il devait exister un véritable portrait d’elle, ce serait en peinture — et nous retrouvons Sartre, cité au début de cet article —, par un Elstir, capable de restituer l’essence intemporelle en une image non ressemblante et pourtant authentique, parce que faite par un amoureux et un artiste à la fois. Pourtant, il y a

. »

1 La Fugitive, III, p. 436-37 / Albertine disparue, IV, p. 20. 2 Ibid., p. 437 / p. 21.

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de la mauvaise foi chez Marcel, car les « mauvaises » photos sont évidemment les seules « bonnes » pour l'amoureux, qui, d'une part, tient à garder pour soi la véritable apparence de l'aimée (quitte à jouir par surcroît de l'exhibition partielle qu'il fait à son ami), et d'autre part se refuse à réifier celle qu'il aime. Sans pouvoir se garder de porter sur lui un objet-fétiche, il prend toutefois la précaution que celui-ci n'ait de signification que pour lui-mêmes, de sorte que soit préservée, dans une sorte de flou commun aux sentiments forts et au souvenir, la subjectivité de son amour. Mais la réaction de Saint-Loup est brutale :

« “Elle est sûrement merveilleuse”, continuait à dire Robert, qui n’avait pas vu que je lui tendais la photographie. Soudain il l’aperçut, il la tint un instant dans ses mains. Sa figure exprimait une stupéfaction qui allait jusqu’à la stupidité.

“C’est ça, la jeune fille que tu aimes ?”, finit-il par me dire d’un ton où l’étonnement était maté par la crainte de me fâcher 1

Cette scène présente plusieurs points communs avec celle où Marcel rentre à Paris et aperçoit soudain sa grand-mère. Le premier est la stupéfaction suscitée à cause d’un phénomène d’objectivation dysphonique. En outre, les effets qu’elles produisent sont involontaires ou du moins non délibérés, car, au lieu de travestir l'essence d'un être cher

. »

1 Idem.

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sous les traits d'une identité conventionnelle, elles en restituent un degré de vérité auquel la conscience et le langage n’avaient pas su ou pas voulu atteindre. Enfin, ce sont des instantanés, soit de la conscience dans le cas de la photographie de la grand-mère, soit effectué par l’appareil dans le cas de la photo-souvenir d’Albertine que possède Marcel. Saint-Loup fait par ailleurs allusion au Kodak dont il se sert pour photographier la grand-mère — ce qui renseigne indirectement sur le procédé — et ce dans une scène en miroir de la précédente : cette fois-là, c’était Saint-Loup qui, dans A l’ombre des Jeunes Filles en fleurs, évitait de présenter la photographie de Rachel :

« Il n’avait jamais voulu me montrer sa photographie, me disant : “D’abord ce n’est pas une beauté, et puis elle vient mal en photographie, ce sont des instantanés que j’ai faits moi-même avec mon Kodak et ils vous donneraient une fausse idée d’elle” 1

Au contraire de la problématique de Barthes, il ne s’agit pas ici d’images d'un être « tel qu'en lui-même », rétrocédant son « air », c'est-à-dire l'invariant de toutes les apparences soumises aux aléas du temps. Chez Proust, ces images sont réalisées par un mécanisme, mental ou véritable, et elles sont marquées par une même distorsion entre temps réel et temps fictif. Leurs effets vont cependant dans des directions opposées.

. »

1 À l’ombre des Jeunes Filles en fleurs, I, p. 783 / II, p. 141.

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Dans le cas de la photo que Marcel exhibe à Saint-Loup, la torsion va dans le sens d'une extension du temps fictif, de manière à éterniser et à irréaliser la semblance de l'aimée. Cette photo « mauvaise » dénie en somme le « ça a été », car « ça » ne saurait être objectivé. Son imperfection supposée lui confère une charge temporelle, une aura en somme, excédant sa facture d'instantané.

Dans l'autre cas, la distorsion va dans le sens inverse : on a une subversion du temps fictif (celui des affects, qui avaient fini par placer la relation de Marcel à sa grand-mère hors du temps) par le temps réel, dont l'émergence brusque reverse presque la perception présente au rang des souvenirs par anticipation. Comme si cette objectivation soudaine de la vieillesse de son aïeule valait comme prémonition de sa mort prochaine. À cause de ce que Proust appelle « cet anachronisme qui empêche si souvent le calendrier des faits de coïncider avec celui des sentiments 1

La première de ces photographies (Albertine) tendrait donc vers l'icône (le temps éternisé propice à l'adoration), la seconde vers l'empreinte (le temps dans sa matité brute). Ni l'une ni l'autre ne sont des souvenirs proprement dits : l'une est un objet-fétiche, l'autre une perception quelque peu

, » on a une dislocation du temps de la conscience au profit du temps réel (du temps biologique, en l'occurrence), qui s'ouvre comme un gouffre de passé jamais aperçu, sous les pieds du narrateur.

1 Sodome et Gomorrhe, II, p. 756 / III, p. 153.

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hallucinée mais réelle. En revanche, elles relèvent bien de la Mémoire. Celle d'un présent que l'amoureux cherche à rendre plus dense, plus gros d'avenir. Et celle opérant un va-et-vient entre un avenir anticipé et un passé faisant l'objet d'une prise de conscience, dans le cas de Marcel face à sa grand-mère. Enfin, toutes deux ont quelque rapport avec l'idée d'une révélation. Discrète, confidentielle et partielle pour l'amoureux (c'est en fait un semblant de révélation, pour mieux dissimuler). Fracassante et littéralement catastrophique pour le petit-fils.

On voit donc à travers ces deux exemples la complexité des rapports que des photographies, issues du même procédé instantané, peuvent entretenir avec le temps, et la diversité des configurations duratives qu’elles sous-tendent. Et dans la mesure où la photographie, à la fois, met en évidence la synchronie des différents Moi en un même instant et la diachronie de leur succession au fil du temps, les révélations qu’elle occasionne ont en effet un rôle stratégique, permettant à l’écriture proustienne de se construire comme une représentation « …dans le Temps. »

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Discours et énoncés sur la langue d’écriture dans l’expression littéraire.

Dr FFaarriiddaa LOGBI

Université Mentouri.Constantine. Labo Sladd.

La littérature algérienne d’expression française depuis sa naissance à nos jours a évolué de façon inattendue et imprévisible, pour connaitre la consécration en tant que littérature enseignée dans les universités les plus éloignées de son pôle d’émergence.

Née dans un contexte historique de colonisation, ses prémisses apparaissent, selon les anthologies, dans les années 1933 à 1938, dans une prose d’idées qui affirmait l’existence de ce peuple ignoré du monde.

Mouvante et migratoire, cette littérature, dont on avait prédit l’extinction avec l’indépendance du pays par suite de l’extinction de la source d’inspiration comme du fléchissement d’un public désormais gagné par la généralisation de la langue arabe, a eu tendance à se déporter pour se transformer en une littérature des deux rives voire une littérature-monde.

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En effet, de nombreux auteurs se sont installés en France auxquels il faudra adjoindre ceux d’une nouvelle génération issue de l’émigration, mais qui restent attachés à une forme de culture héritée des parents.

Avec ce qu’il est convenu de nommer la décennie noire de nouveaux flux migratoires ont touché de nouveaux auteurs, cette littérature loin de disparaitre est enrichie par un réel foisonnement accueillant dans son giron des auteurs aussi inattendus que divers telles Hélène Cixous :

« J’ai commencé à écrire çà et là depuis que les démocrates algériens ont commencé à venir en France pour s’abriter, et depuis qu’eux-mêmes me l’ont demandé. »(1)

Aussi le débat sur l’utilisation de la langue d’écriture semble être pour certains quelque peu dépassé. Roger Fayolle parle de « sujet ressassé », néanmoins le département de français a tout récemment organisé un colloque sur ce thème.

Il ne serait pas inutile de rappeler l’historique qui permettrait de voir pourquoi ce problème de tension entre les langues resurgit de façon épisodique.

Navigant entre plusieurs langues l’écrivain maghrébin, en général, reste ancré dans une culture autochtone raison majeure de l’adoption de postures différentes par les écrivains.

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1. Les discours des écrivains face à cet espace de rencontre des langues.

A. Kilito cite un auteur arabe, à propos de la langue arabe « je l’ai vaincue, et elle m’a vaincu, puis je l’ai vaincue et elle m’a vaincu », et de s’interroger « si tel est le cas avec sa langue, que sera-ce avec deux ou davantage ? Comment se comporter entre les deux ? »(2)

Ces remarques nous permettent d’interroger les écrivains, à partir de discours et d’énonciations divers tenus sur leurs pratiques d’écriture, les choix et les répercussions de ces choix, au moment où ces langues sont entrées en compétition. Quels ont été les conséquences de ces choix ou de ces contingences ?

Pour commencer par une auteure atypique nous allons nous intéresser à Leila Sebbar et à ce qu’elle déclare :

« Au lycée de Tlemcen, j’apprends l’alphabet arabe, à lire et à écrire arabe, mais je n’apprends rien. La langue de mon père me reste étrangère, proche à distance ».3

Puis elle dira « mon père parle une autre langue, mon père est un autre ».(4)

Leila Sebbar écrit dans sa langue maternelle, et demeure privée de sa « langue paternelle ».

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Cette absence à l’origine d’un manque entraîne une quête, celle de la langue perdue, langue perdue qui ferme la porte d’un espace culturel si familier et pourtant si lointain.

La prise de conscience de cet espace linguistique et culturel perdu (elle associe la langue arabe à l’enfance, et à un vécu désormais devenu inaccessible) sera l’élément déterminant du passage de l’écriture universitaire à la création littéraire, répondant ainsi à un impérieux appel de cette langue absente. Dans « Je ne parle pas la langue de mon père », l’auteur invente un passé à son père et aux personnes ayant peuplé son enfance come pour remédier à ce passé si peu connu de ce père.

Mais le cas de Leila Sebbar est différent de celui d’auteurs qui ont eu à trancher entre deux langues.

Souvenons-nous de la fascination de Lakhdar pour son institutrice de français, dans Nedjma de Kateb Yacine .Renchérissant sur la fameuse formule de l’auteur de « Nedjma » à propos du butin de guerre, Mohammed Dib reprend en écho : « Qu’importe, nous en avons chipé notre part », en parlant de la langue française.(5) Ceci n’empêchera pas Kateb Yacine d’abandonner ce fameux butin pour monter des pièces de théâtre en arabe dialectal, langue du terroir et de l’oralité.

Mouloud Mammeri suit sensiblement le même parcours. Si la langue française constitue pour lui « un incomparable instrument de libération, de communication ensuite avec le

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reste du monde »(6), il ne se tournera pas moins vers une autre langue, le berbère dans les dernières années de sa vie.

Il ya comme un désir de créer un univers autonome chez ces écrivains.

Pour ce qui est de Malek Haddad, l’histoire en aura fait l’écrivain qui a le plus souffert de cette rencontre des langues, bien que des voix divergentes s’élèvent aujourd’hui pour tenter de corriger cette façon de lire des déclarations pourtant significatives :

« Quoique je fasse, je suis appelé à dénaturer ma pensée. »(7)

Conflictuelle pour lui, comme pour Leila Sebbar le croisement des langues aura déterminé chez chacun un cheminement inverse. Le premier aura cessé d’écrire face au dilemme crée par ce croisement des langues, la seconde, au contraire en fera un point fort de son expérience scripturale.

Loin de ces déchirements de la conscience linguistique Rachid Boudjedra semble faire exception, débutant sa carrière en langue française, il prétend écrire simultanément en arabe et en français. Il faudrait peut-être se demander si ce manque de constance ne serait pas la manifestation du même malaise, des mêmes difficultés à créer cet univers autonome.

2. Le cas de Mohammed Dib.

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Les énonciations multiples de Mohammed Dib ont le mérite de la clairvoyance. Ses propos tranchés essaiment son œuvre comme ses déclarations. Ainsi nous relevons dans son œuvre posthume « Laëzza » :

« J’ai fait mon lit dans la langue française, ce n’est pas précisément un lit de roses »

Pour lui, écrire dans une autre langue semblerait inconfortable; non pas pour les raisons invoquées par Malek Haddad qui dit trahir sa pensée, mais plus pour des raisons de réception.

Dans un article intitulé « Ecrivains, Ecrits vains », l’auteur de « La Grande Maison » déclare : « Quel malheur que d’écrire dans une autre langue que la sienne »

Devant cette impossibilité à être reconnu par un lectorat à sa juste mesure l’auteur s’est tourné vers une quête intérieure.

« La langue française est à eux, elle leur appartient » dit-il à propos du Tout-Paris des Lettres.

Il explique : « l’usage de la langue française te fait aller au-devant de toi-même »

Abdelfateh Kilito avoue sans doute avec beaucoup de rhétorique ne plus se souvenir de l’auteur de la formule « nous sommes les hôtes de la langue française » et il la commente de la manière suivante : « nous résidons et jouissons des biens abondants qu’elle nous prodigue. »(8)

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De fait l’auteur de cette heureuse image est bien Mohammed Dib qui écrit dans Simorgh :

« Ne pas oublier que nous sommes les hôtes de la langue française. Cela nous sortirait-il de la tête qu’il y aurait fort heureusement quelqu’un pour nous le rappeler, et cela avec les meilleures intentions du monde d’ailleurs. »(9)

Pour prolonger l’image de Dib nous pouvons avancer qu’il n’arrive pas les mains vides chez son hôte, en effet il est conscient de lui apporter « quelque chose de plus » et de lui « donner un autre goût »(10)

L’amertume n’est plus de mise, ni la dépendance et non plus les déchirements de conscience :

« Que vous dirai-je ? Le français est devenu ma langue adoptive ; mais écrivant et parlant, je sens mon français, manœuvré, manipulé, d’une façon indéfinissable par la langue maternelle. Est-ce une infirmité ? Pour un écrivain, ça me semble un atout supplémentaire, si tant est qu’il parvienne à faire sonner les deux idiomes en sympathie »(11)

Certes M. Dib a réussi à entrecroiser les deux langues, à tresser les syntaxes. Faisant infléchir la langue adoptive, il l’enrichit grâce à celle maternelle. Cependant seul le lecteur possédant les deux langues peut apprécier le résultat de ce mixte dont le style conjugue deux imaginaires, deux cultures et deux langues.

L’on retrouve alors toute la richesse d’images telles que « j’ai mangé mes doigts. J’ai mangé mes cris » (Le Sommeil

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d’Eve) dans laquelle l’intertexte français le dispute à l’expression de l’oralité arabe.

Dib innove également par des distorsions syntaxiques : « Tout ce qui m’entoure, m’étrange » (LesTerrasses d’Orsol)

Pour ce qui est des écrivains des nouvelles générations qui ont emboité le pas à leurs aînés semblant ignorer la question de l’adoption d’une langue d’écriture ou d’une autre, ils se dirigent vers celle dans laquelle ils se sentent le plus à l’aise sans estimer être en devoir de se justifier, « la langue n’a de nationalité que celle de ses amoureux » affirme l’un d’entre eux .

Bibliographie. (1) D. LE BOUCHER, Terre Inter-Dite, Editions Barzakh, Alger 2001 (2) A. KILITO, Tu ne parleras pas ma langue, Média plus, Blida Juillet 2008, p. 47 (3) Magazine littéraire N° 221, La littérature et l’exil, Imprimerie du Scorpion,

Belgique, 1985, p. 35. (4) L. SEBAR, Je ne parle pas la langue de mon père Julliard, Paris 2003. (5) Ruptures, N° 6 du 16 au 20 février 1993, Article : Mohammed Dib : « Ecrivains

écrits vains » (6) Expressions, revue de l’institut des langues étrangères de Constantine, N° spécial

colloque Malek Haddad, Janvier 1994, p. 85 (7) Id. p. 86 (8) A. KILITO, p.95 (9) M. DIB, Simorgh, Albin Michel, Paris 2003, p.103 (10) Ruptures, p. 30 (11) M.DIB, L’arbre à dires, Albin Michel, Paris, 1998, p. 48

.

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De l'assimilation à l'association : histoire et idées dans la littérature algérienne

de langue française de la période coloniale

DDrr.. AAbbddeellllaallii MMEERRDDAACCII

UUnniivveerrssiittéé MMeennttoouurrii CCoonnssttaannttiinnee

Jusqu'à quel point la littérature algérienne de langue française émergente va-t-elle à la fois porter - et incarner - autour des XIXe et XXe siècles et jusqu'à la veille de la guerre d'indépendance les différentes évolutions de l'histoire du mouvement politique réformateur dans la sphère indigène ? Un de ses thèmes le plus constant a été la recherche et l'affirmation d'une conscience de groupe à l'intérieur de la cité coloniale, préfigurant une identité nationale, longtemps encore indiscernable.

L'entrée des Indigènes dans la cité coloniale présuppose celle de leur acculturation dans l'espace urbain, dans ses différents langages dont le plus prégnant aura été celui de la modernité républicaine, dispensatrice d'habitus socioculturels. A travers le débat sur l'assimilation et l'association, ce sont deux types de réponse qui sont proposés par l'élite politique et culturelle indigène à une cohabitation complexe du vainqueur et du vaincu. Ces réponses, si elles définissent l'ethos d'un groupe social avancé de la sphère

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indigène, issu principalement de l'ancienne féodalité et de la nouvelle bourgeoisie citadine en formation, désignent aussi ce qui pouvait alors être le positionnement idéologique le plus légitime dans la cité coloniale.

Si elle n'est pas absente dans les genres de fiction1, notamment dans le roman et dans le théâtre, la question politique de l'assimilation et de l'association marque la prédominance dans la littérature indigène de langue française de la diction, à travers le foisonnement de l'essai polémique et didactique. Elle désigne, jusqu'aux lendemains de la seconde guerre mondiale, scandée par une histoire mutante, l'importance des choix génériques dans les compétions du champ littéraire indigène2

.

Une altérité coloniale

Dans l’Algérie coloniale, la division entre colons et colonisés - recoupant celle très ancienne entre « civilisés» et «barbares » - pouvait trouver ses fondements théoriques dans diverses écritures d'avant la colonisation, qui tiennent de savoirs très différents, de la philosophie à la médecine, de

1 On reprend ici les catégories proposées par Gérard Genette dans Fiction et diction, Paris, Seuil, 1991. 2 Sur un total de 394 ouvrages publiés, selon les normes éditoriales conventionnelles, la diction (246 titres, 62,44 %) distance la fiction (148 titres, 37,56 %). Voir sur cet aspect, Abdellali Merdaci, Auteurs algériens de langue française de la période coloniale. Dictionnaire biographique, Constantine, Médersa, 2007.

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l'ethnologie à l'histoire1.Dans le pays soumis, la mise en oeuvre d'une relation entre colons et colonisés passe par le recours à un travail de symbolisation. La société coloniale va donc naître peu à peu et se développer avec ses signes. L'Indigène est expulsé de son imagerie selon une logique implacable : il est en effet l'absent du processus économique colonial en gestation, et, plus généralement de sa production socioculturelle. Il a une position périphérique par rapports aux paradigmes spatiaux coloniaux typiques (ferme, usine, caserne) où il est appelé au rôle de main d'oeuvre secondaire, corvéable à merci2

La littérature coloniale reproduit avec beaucoup d'efficacité la distribution des espaces et des fonctionnalités liés aux deux communautés de l'Algérie coloniale

, et accessoirement de chair à canon, accompagnant plusieurs épisodes de l'expansion coloniale française aux Amériques (Mexique) en Afrique (Madagascar) et en Asie (Indochine) et sur les premières lignes de front pendant la grande guerre.

3

1 Cf. les relations de voyage dans la Régence du docteur Shaw, au début du XVIIIe siècle (Voyage dans la régence d’Alger) et de Venture de Paradis, vers la fin de ce même siècle (Alger au XVIIIe siècle). Voir aussi l’anthologie réunie par Denise Brahimi, Opinions et regards européens sur le Maghreb au XVIIe et XVIIIe siècle, Alger, Sned, 1978.

. La dévalorisation nécessaire du colonisé devient le moteur de

2 Cette thèse est exposée par un juriste coloniste Arthur Girault qui définit une répartition du travail dans la colonie dans Principes de colonisation et de législation coloniale. L’Algérie (Paris, Sirey, 1938, éd. révisée par L. Milliot). 3 On en trouve une représentation littéraire dans le mythe de la frontière entre cité et brousse dans les romans de Charles Courtin, notamment dans La brousse qui mangea l'homme, Paris, Éditions de France, 1929.

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l'altérité coloniale : l'Indigène n'a plus d'enracinement historique, de conscience sociale et d'identité.

Le pendant de cette « dépersonnalisation », point central dans la problématique coloniale, est l'effort des colons pour élaborer une synthèse culturelle coloniale assez forte, puisant aux mythologies judéo-chrétiennes et remembrant les motifs d'une civilisation antique méditerranéenne (mythologies gréco-latines et africaines). Cette idéologie coloniale s'appuie sur la prévalence d'un rapport d'altérité abondamment postulé dans la production littéraire coloniale. Louis Bertrand reste le porte-parole exemplaire d'un débat sur la différence, ressourçant une redécouverte coloniale de soi « à travers le méditerranéen d'aujourd'hui », « le Latin de tous les temps » :

L'Afrique latine perçait, pour moi, le trompe-l'oeil du décor islamique moderne. Elle ressucitait dans les nécropoles païennes et les catacombes chrétiennes les ruines des colonies et les municipes dont Rome avait jalonné son sol, de Volubilis à Cighti, de la mer Atlantide aux plages désertées des Syrtes [...]

L'Afrique du Nord, pays sans unité ethnique, pays de passage et de migrations perpétuelles, est destiné par sa position géographique à subir l'influence ou l'autorité de l'Occident latin. Il a fallu l'éclipse momentanée de Rome, ou de la latinité, pour que l'orient byzantin, arabe ou turc, y implantât sa domination. Dès que l'Orient faiblit, l'Afrique du Nord retombe à son anarchie congénitale, ou bien elle retourne à l'hégémonie latine, qui lui a valu des siècles de prospérité, une prospérité qu'elle n'avait jamais connue auparavant et, qui

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enfin, lui a donné pour la première fois un semblant d'unité, une personnalité politique et intellectuelle.

L'Arabe ne lui apporta que la misère, l'anarchie et la barbarie1

La construction de l'édifice symbolique colonial impliquait préalablement le désinvestissement juridique et culturel de l'Indigène. La relation coloniale en reproduit les caractéristiques dialectiques sur deux plans :

.

- celui de l'affirmation des différences entre colon et colonisé que l'on note sur deux paradigmes : colon : citoyen | colonisé : sujet.

- celui de la structure de la relation coloniale qui se base sur des rapports d'implication et de non-implication, de conjonction et de non-conjonction entre les deux éléments en présence, le colon et le colonisé.

L’argument fondamental est celui de la séparation. Le discours littéraire colonial de l'Âge d'or latiniste et algérianiste produit (et fait reproduire) la relation coloniale fondatrice et en restitue la pertinence. Le colon parle de lui-même : le « je » colonial est une représentation exclusive du « moi colonial ». L'Autre, l'absent de l'histoire, est saisi comme corps étranger dans cette histoire. Cette conception

1 Préface à la réédition du « Sang des races » (1920). Rabah Belamri résume cette idéologie latine dans une formule symptomatique : « le vernissage latin de l’Algérie » (L’Œuvre de Louis Bertrand. Miroir de l’idéologie coloniale, Alger, OPU, 1980.

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demeure avantageusement prédominante jusqu'à la crise sociale et économique des lendemains du centenaire de l'Algérie coloniale (1930) qui fera émerger dans les lettres coloniales des auteurs et des textes, ceux de l'École d'Alger, il est vrai moins triomphalistes, mais qui ne liquideront ni la relation coloniale, ni ses poncifs1

. La relation coloniale se situe sur trois plans homogènes en fonction de l'évolution historique de la colonie :

- La relation originelle de contrariété (Même =/= Autre). Elle découle de l'imaginaire colonial primitif qui inscrit dans son essence même la supériorité du colon. Dans cette phase, la négativité de l'Autre (indigène) est mise en évidence par une littérature exclusive, la littérature algérianiste. Transcendant toute limite morale, cette littérature, célébrant son credo de la « patrie algérienne », s'aventurait jusqu'aux territoires d'un racisme furieux et mortifère2

1 Cf. sur ce point L'Étranger (Paris, Gallimard, 1942) de Camus.

. La parole coloniale sature tous les discours : elle enseigne les différences entre les communautés de la colonie, explique et justifie le rapport de contrariété qui les désigne. Cette contrariété organisationnelle qui est le pivot de la théorie coloniale à son apogée - bornée et dominatrice - aura un

2 Louis Bertrand ne fait-il pas dire dans La Concession de Mme Petitgand (Paris, Fayard, 1912) à ses personnages : « Les Bicots, tous tant qu'ils sont, ils ne méritent qu'une balle entre les oreilles », « Je prends mon fusil dans le coffre et je vise le bédouin » ; on y entend aussi : « Mort aux Bicots ». Alain Calmes cherchera à relativiser le fait en refusant de prêter à l’auteur cette fureur raciste criminelle de ses personnages (Le roman colonial en Algérie avant 1914, Paris, L’Harmattan, 1984, p. 118), mais ce roman sera

celui de la haine de la race arabe.

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prolongement juridique et administratif à travers le Code de l'Indigénat, en vigueur jusqu'aux lendemains de la grande guerre; il se trouva même des analystes pour la fonder sur le plan clinique1

- La relation d'implication (Même = Autre). Cette relation figure un moment de l'évolution de l'idéologie coloniale (plus particulièrement celle des classes moyennes du peuplement européen, proches des communistes); ce phénomène observable au lendemain du centenaire de la prise d'Alger est surtout imputable à la crise socio-économique qui frappe durement la colonie. La petite bourgeoisie européenne et le prolétariat des villes (« petits Blancs ») ne se reconnaissent plus dans la puissance évocatrice de l'imagerie coloniale traditionnelle. Sur le plan politique, les classes moyennes européennes, dégagées de l'influence des grandes familles possédantes, entraînent dans leurs sillages des mouvements associatifs des deux communautés, convaincus de pouvoir réunir sous le couvert de la démocratie républicaine toutes les composantes ethniques de la colonie. L'École d'Alger représente en partie cette position

.

2

1 Cf. André Servier, Le péril de l’avenir. Le nationalisme musulman en Égypte, en Tunisie, en Algérie, Constantine, Boët, 1913. Servier écrit : « […] ces peuples protégés ne veulent pas être civilisés ; ils ne veulent pas qu’on exploite leurs richesses naturelles ; ils préfèrent vivre dans l’ignorance et dans une condition précaire… À cela, nous répondons que dans la circonstance, l’opinion des peuples protégés n’a aucune valeur » (p. 203).

– à travers des auteurs comme Audisio et

2 Elle est sans doute plus lisible dans la démarche d’écrivain de Jean Pélégri pendant la guerre d’Algérie (Les Oliviers de la justice, Paris, Galimard, 1959).

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Roblès – de la fin des années 1930 à la veille de la proclamation par le FLN de l'insurrection armée, au sortir d'une période faste de prépondérance de l'Algérianisme.

- La relation de contradiction (Même VS Autre). Ce dernier type de la relation coloniale est assumé principalement par les Indigènes à la recherche de leur personnalité historique et refusant leur fusion dans l'identité juridique qui est leur proposée tardivement dans les Ordonnances de 1944 et 1947. Il est favorisé par la résurgence de la conscience historique1 du groupe indigène et par la projection d'une identité nationale. Cette relation de contradiction apparaît de manière véhémente dans le discours politique nationaliste dès l'installation des autorités de la France libre à Alger (1942). Elle dénonce l'ambivalence de la personnalité indigène. Dès lors, une « quête de soi » suscite une littérature de la découverte et de la description d'espaces, jusqu'alors oubliés : ceux de la culture et de l'ancestralité2

Cette interrogation prenait encore plus de relief avec la génération d’auteurs des années 1950, au moment où la

.

1 Le libraire-éditeur Abdelkader Mimouni (En Nahda) donne sens vers la fin des années 1940 à une quête multiple des origines, affleurant dans les textes de Malek Bennabi (Le Phénomène coranique, 1946; Discours sur la condition de la renaissance algérienne. Le problème d'une civilisation, 1949), Mohand-Chérif Salhi (Le Message de Youghourta, 1947), Kateb Yacine (Abdelkader et l'indépendance algérienne, 1948) et Abdelaziz Khaldi (Le Problème algérien devant la conscience démocratique, 1949). 2 À cette période, Marie-Louise Amrouche, Djamila Debêche et Malek Ouary publient dans les revues algéroises des traductions de poésies et chants kabyles.

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société européenne, qui fut outrageusement triomphante et assurée dans ses diverses expressions artistiques1

1. L’assimilation

et littéraires, subitement précipitée dans la guerre, subissait les premières fêlures de l'hégémonisme colonial.

Le projet assimilationniste est un des motifs de la politique coloniale pendant près d'un siècle (1863-1944). Dans une lettre du 6 Février 1863 au maréchal Mac-Mahon, gouverneur général de l'Algérie, Napoléon III montrait, à l'égard de la « nation arabe », une direction très contestée par la suite par les colons locaux :

Cette nation guerrière, intelligente, mobile sans doute, mais docile à l'autorité, mérite toute notre sollicitude. L'humanité et l'intérêt de notre domination commande de nous la rendre favorable. Il ne peut entrer dans l'idée de personne d'exterminer les trois millions d'indigènes qui sont en Algérie, ni de les refouler dans le désert, suivant l'exemple des Américains du Nord à l'égard des indiens ; il faut donc vivre avec les Arabes, les façonner à nos lois, les habituer à notre domination et les convaincre de notre supériorité, non seulement par nos armes, mais aussi par nos institutions [...] le jour où notre puissance établie au pied de l'Atlas leur apparaîtra comme une intervention de la Providence pour relever une race déchue, ce jour-là, la gloire de la France retentira depuis Tunis jusqu'à l'Euphrate et assurera à notre pays cette prépondérance qui ne peut exciter la jalousie de

1 Voir sur ce point le monumentalisme de la sculpture, autre version de l'Âge d'or colonial qui élira P. Belmondo, auteur des célèbres « Chevaux de Diar Mahçoul », comme son maître.

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personne parce qu'elle s'appuie non sur la conquête, mais sur l'amour de l'humanité et du progrès1

.

Ainsi est ouverte la question de l'assimilation ; elle suscite, en Algérie et en France, des adhésions enthousiastes et aussi de violentes oppositions. Au début du XXe siècle, reprenant une des idées forces de Napoléon III, le gouverneur général Jonnart défendait la possibilité d'une assimilation par les voies institutionnelles; on parle déjà d'élites :

Nous avons trop intérêt à créer parmi aux une élite intellectuelle capable de défendre nos idées de justice et de progrès, une bourgeoisie conservatrice qui nous sera d'autant plus attachée qu'elle distinguera mieux le chemin parcouru sous notre domination et les progrès réalisés à son bénéfice2

.

Ouverture politique lucide ? Elle est très vite remisée dans les oubliettes des assemblées coloniales. Les représentants du colonat repoussent toute velléité d'émancipation des colonisés. Parmi les plus farouches, les députés Morinaud (Constantine) et Thomson (Bône) brandissent la menace d'une « majorité indigène » et son

1 Lettre du Maréchal Randon, Gouverneur de l'Algérie, à Napoléon III (14 Mars 1857), citée par Yvonne Turin : Affrontements culturels dans l'Algérie coloniale, Paris, Maspéro, 1971, p. 279. 2 Cité par Fanny Colonna : Instituteurs algériens, 1883-1939, Alger, OPU, 1975.

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impact sur le plan électoral. Toutefois, dans son principe même, l'assimilation et son expression politique, la naturalisation, rencontraient très peu d'écho chez la grande masse des Indigènes, appelés à abandonner leur spécificité culturelle originelle.

Une classe de médiateurs

Pour les Indigènes, les impératifs de l'assimilation avec leur cortège de transgressions sont excessifs, mais certains s'y plient. Et dans les faits, ils cherchent à tenir le rôle de médiateurs entre les deux communautés, tant était sublime leur credo de la civilisation : celle du progrès des sciences et technique et de la culture, tels qu'il sont transmis par les discours institutionnels (école, politique, presse, etc.) C'est l'Émir Khaled qui proclamera la gratitude du colonisé (« Nombreux sont ceux d'entre nous à qui vous avez ouvert les yeux sur leur situation »1), évoquant aussi les « idées de justice », de « progrès », d'« ordre et d'équilibre entre les droits et les devoirs »2, observant la volonté des élites d’assurer le passage de la barbarie à la civilisation : « […] nous supportons les conséquences d'un passé lourd et stérile »3

1 Réflexion sur le rapprochement franco-arabe en Algérie, Alger, Gojosso, 1913.

.

2 Ibid. 3 Ibid.

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La confrontation des modèles culturels indigènes et français et la formation d’une intelligentsia naturalisée datent des années 1880. Dans ce registre, deux auteurs se font connaître ; ils ont l’un et l’autre assumé cette volonté de transformation du statut social, jusqu’au changement à l’État civil de leur prénom arabe. Louis Hamel fait partie, vers la fin des années 1880 et au début des années 1890 de cette phalange de jeunes Indigènes conscients de la nécessité de gagner, et le plus vite possible, les rives de la modernité coloniale et occidentale. Il publie, à compte d’auteur, en 1889, De la naturalisation des Indigènes musulmans de l’Algérie, un plaidoyer, s’appuyant sur les aléas des Indigènes musulmans naturalisés, autant dans leur société originelle que dans la société qu’ils veulent rejoindre, celle des colons. Louis Khoudja, qui a vécu comme lui, la même expérience de passage dans la culture de l’Autre, propose dans La Question indigène vue par un Français d’adoption1

1 Ouvrage publié à compte d’auteur à Vienne (France) et à Bône, en 1891. La démarche de Khoudja lui vaut, à Bône, les critiques publiques de ses coreligionnaires Omar Samar, Khellil Caïd-Layoun et Sliman Bengui, fondateurs du journal El Hack, qui tout en souhaitant rentrer dans la cité coloniale ne veulent pas répudier leur origines arabo-musulmanes.

une analyse de l’indécidable situation de l’indigène assimilé, pris en étau entre deux extrêmes, un passé critiqué et un présent incertain. Khoudja met en cause dans son exposé l’influence néfaste de la classe féodale et des agents du culte, notamment les mokkadems, qui usent de leur influence auprès d’un peuple ignorant pour le soulever. La seule solution à la question indigène réside dans de plus grands

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efforts de scolarisation des Indigènes. La problématique de l’auteur est exposée dans ce programme :

[…] pour assimiler l’Arabe, il faut 1° l’instruire, l’attirer dans vos écoles, 2° il faut lui apprendre à distinguer entre le nom de Français, qui est celui d’un peuple, et le nom de catholique qui est le nom d’une religion ; il faut lui montrer que l’on peut être bon français en même temps que fervent musulman.

Entre le peuple indigène et la France, précise Khoudja, il n’y a qu’un seul obstacle, c’est la classe féodale qui par son discours passéiste fait barrage à son assimilation. Toutefois ni Hamel ni Khoudja ne méconnaissent les impasses d’une naturalisation, suscitant souvent un hybride culturel, incompris et suspect dans les deux camps.

À Constantine, Taïeb Morsly, docteur en médecine, détaché à l’Infirmerie indigène et professeur à la Médersa, compte parmi les naturalisés les plus actifs de la cité. Contrairement à Hamel et Khoudja, il ne souffrira pas de problème de conscience et ne vivra pas sa naturalisation sur le mode conflictuel. Il crée, au début du XXe siècle, l’Association des Indigènes naturalisés français qui aura un rôle soutenu dans le département. Pour lui, la naturalisation a un caractère juridique et politique, et surtout culturel, ne se départant jamais de cette excessive propension à un accoutrement européen, suffisamment caricatural, pour être remarqué par Jules Ferry, lors de son passage dans cette

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ville, à la tête de la commission d’enquête sénatoriale sur la colonie dite « commission des XVIII »1. Dans sa Contribution à la question indigène en Algérie2

, il introduit ce style de revendication respectueuse qui fera florès dans la littérature du genre ; il importe alors pour lui de désigner à ses coreligionnaires leur véritable interlocuteur et il l’a trouvé dans cette France fortement idéalisée, à la fois proche et lointaine, réelle et idéalisée, pourvoyeuse de valeurs humaines et pourtant indifférente aux malheurs de ses protégés. Résumant la situation des indigènes d’Algérie, avec la conviction de veiller au « bon renom de la France » et au « soin de sa dignité », Morsly écrit avec pourtant la conviction que sa parole et celle des siens aura beaucoup de mal à sortir du désert :

Seuls, nous sommes restés à l’écart comme des parias avec nos chagrins secrets, nos désirs incompris, nos angoisses ignorées, nos aspirations refoulées au fond de notre cœur et un sentiment de notre abandon qui donnait envie de pleurer.

Quel mal y aurait-il eu, si la France nous avait dit : Vous êtes aussi mes enfants, vous avez également droit à ma sollicitude, faîtes-en autant !

Morsly croyait en un présent et un avenir résolument français, renvoyant au passé les images de rupture et 1 Cf. C.R. Ageron : Les Algériens musulmans et la France, 1871-1917, op. cit., p. 449. 2 Constantine, Marle et Biron, 1893.

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d’opposition, reconnaissant que dans l’Algérie coloniale « ce n’est plus l’heure de la lutte de la Croix contre le Croissant, du shako contre le turban ». C’est dans le prolongement de ses idées qu’il convient de situer Chérif Benhabylès, élève à la Médersa de Constantine du muphti Mohammed El Mouloud Benelmouhoub. Juriste, docteur en droit, Benhabylès nourrira, lui aussi, cette forte croyance que son pays trouvera sa voie avec la France. Il le dira simplement dans L’Algérie française vue par un indigène (Alger, Fontana, 1914) n’éludant aucune question sur l’évolution des Indigènes et pointant les causes de leur dramatique retard. Ignorance, superstition, hygiène, éducation, les causes relevées renvoient à l’immobilisme des indigènes, rétifs au progrès. Benhabilès ne convoque-t-il pas sur ce thème la caution du mufti Benelmouhoub1

, qui exprime le même regret à propos du retard des Musulmans ? Sans doute le maître se montre-t-il plus percutant, plus critique que le disciple :

Nous avons déserté les sciences et les arts et nous sommes demeurés dans la solitude, nous n'avons fait aucun effort pour suivre les grandes nations voisines dans leur progrès et nous sommes demeurés en arrière. Cependant, notre religion ne nous empêchait en rien de participer à cette évolution vers le mieux qui entraînait le monde. Et maintenant, nous voyons les autres peuples produire, en dehors de nous, des choses utiles,

1 Les textes de conférences prononcées par Mohammed El Mouloud Benelmouhoub au cercle Salah bey de Constantine sont insérés en annexes de l’ouvrage de Chérif Benhabilès sous le titre La Guerre à l’ignorance, pp. 141-194.

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que notre religion elle-même nous recommandait d'acquérir, mais nous ne l'avons point écoutée. Bien plus, ces découvertes utiles, nous les avons déclarées mauvaises. Alors les calamités, l'indigence, qui peut engendrer tous les vices, nous ont écrasés de leur foudre.

Mais, dans cette marche vers le progrès, les impasses d’un mimétisme socialement pervers sont dénoncées et pas seulement par la frange traditionaliste des Vieux Turbans. Amorce d’une critique d'une assimilation confuse et sans repères ? Certainement, mais dans les limites admises par l’imprimatur colonial. Cette critique sera portée par un acteur d’une grande perspicacité intellectuelle, M’hamed Ben Rahal, qui a été constamment l’élu de Nédroma dans différentes assemblées de la colonie1

1 On consultera sur M'hamed Ben Rahal le portrait qu'en dresse Gilbert Grandguillaume dans « Une médina de l'Ouest. Nédroma» (Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, n° 10, 1971).

. Fils de notable – son père avait la charge d’agha de la cité – il exerce les fonctions de khalifa, puis de caïd dans sa ville natale. Il s’agit d’un esprit curieux qui a assez tôt pris son parti d’une collaboration intelligente avec l’occupant français, menant le combat pour des transformations graduelles de la société indigène colonisée. Son territoire paraît assez vaste, allant d’une incontestable présence dans le présent, celui des les institutions scientifiques comme la Société de géographie d’Oran et l’Académie des sciences coloniales dont il est

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membre, au passé et à ses formes rituelles les plus compassées que suppose l’organisation des Derqawa.

M’hamed Ben Rahal a publié de nombreux textes en revues1

, entre autres une étude remarquée, A travers les Béni–Snassen, Oran, 1889. Son discours, judicieusement informé, n’épuise-t-il pas toutes les caractéristiques d’une acculturation culturelle et politique, se projetant dans cette rhétorique des tribunes d’assemblées, mêlant revendications prudentes et audacieux cahiers de propositions ? S’il s’adresse au pouvoir colonial qui est son principal destinataire, l'auteur ne se lasse pas de rappeler à ses coreligionnaires l’adaptation nécessaire au progrès, écrivant dans L’Avenir de l’Islam :

C’est ainsi que tout ce qui vient de l’étranger est l’objet de méfiances injustifiées, de prohibitions irréfléchies ou de controverses telles que Byzance ne les désavouerait pas.

Certes ! Nous ne devons pas accepter les yeux fermés ce que nous offre la civilisation ; beaucoup de ses présents, trop peu enviables, peuvent lui être laissés pour compte. Mais un grand nombre pourrait lui être emprunté sans danger et pour notre grand profit. Tout le domaine des sciences exactes, une bonne partie de l’organisation intérieure et politique, le système des

1 Abdelkader Djeghloul a publié, en 1982, Si M’hamed Ben Rahal et la question de l’instruction des Algériens : Trois documents : 1887-1892-1921 (Oran, CDSH, Histoire sociale de l’Algérie, n° 2). Ces trois textes, précédés de la Réponse à l’enquête « Où va l’islam ? » (Paris, Revue des question diplomatiques et coloniales, 1901), sont réédités, avec une préface d’Abdelaziz Bouteflika, sous le titre L’Avenir de l’Islam et autres écrits (Anep, Alger, 2005)

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travaux publics et de l’enseignement, tout ce qui concerne le commerce, l’agriculture et l’industrie, nous pouvons l’adopter sans grandes modifications. Rien dans le dogme ne s’y oppose, tout, au contraire y incite ou le prescrit.

Le rapport à l’histoire coloniale, vecteur d’une modernité encore suspecte, est tout entier dans cette position. Pour Ben Rahal, tout n'est pas à jeter dans la confrontation à l’Autre, surtout lorsqu’il s’agit de combler le retard intellectuel. Il n’y a pas d’ambiguïté à rallier ce qui peut positivement transformer la société indigène.

Cette volonté d'assimilation sera nettement exprimée au plan politique par les partis bourgeois réformateurs. A l'occasion du second Congrès Musulman de 1937, ils apportent un soutien au projet Blum-Viollette1 et décident : « d'inciter les élus musulmans à tous les degrés de donner leur démission si le projet Blum-Viollette n'est pas promulgué avant les élections cantonales de cet été »2

. Cependant, cette politique est vouée à la déconvenue, aussi bien du côté des colonisés que des colonisateurs. Maurice Viollette, ancien gouverneur général de l'Algérie et défenseur de la politique d'assimilation, ne manquait pas d'en tirer les conclusions :

1 Le projet Blum-Viollette précisait les conditions d’accès de certaines catégories de la population indigène (« sujets français ») à l’exercice de droits politiques. 2 Cf. Bulletin du Comité de l’Afrique française, année 1937.

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Dans quinze ou vingt ans, il y aura plus de dix millions d'indigènes en Algérie, sur lesquels près d'un million d'hommes et de femmes pénétrés de la culture française. Allons-nous en faire des révoltés ou des Français ?1

L’évolution politique de l'assimilation est aussi lente qu’improductive. L'ordonnance du 7 mars 1944, relative au statut des « Français musulmans d'Algérie », tout en maintenant les droits à la citoyenneté des indigènes « pénétrés de culture française », va en élargir le recrutement aux cadres des chefferies traditionnelles, aux diplômés de l’enseignement primaire-supérieur, aux agents d’administration, aux représentants des chambres syndicales. L'article 4 de cette ordonnance précise que « les autres Français musulmans sont appelés à recevoir la citoyenneté française ». Mais cette ordonnance du Comité Français de Libération Nationale (CFLN) est rejetée par la majorité des hommes politiques indigènes. Cet acte d'assimilation partielle, ne pouvait provoquer que la suspicion au moment même ou les Indigènes proposaient d'autres voies : celles de l'égalité-association et celle de la dissociation

2

.

Le passage dans le champ de la différence

1 L’Algérie vivra-t-elle ? Notes d’un ancien gouverneur général, Paris, Alcan, 1931. 2 Toutefois, le courant assimilationniste indigène ne disparaît pas complètement, et dans les années 1950, il adhère au concept tardif d’intégration.

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L'énoncé assimilationniste fonctionne toujours par rapport à une légitimité juridique1, renvoyant à des ancrages institutionnels et à un message de civilisation2. Niant sa propre culture originelle, l'assimilé veut gagner la culture de l'Autre (colon) et étant à sa ressemblance, il abolit la situation coloniale comme on l’observe dans la littérature du genre3; toutefois, cette construction ne résiste pas à la réalité dure et implacable d’une relation coloniale fondée sur la séparation. Il ne peut se concevoir d'assimilation sans abandon – le plus souvent tragique - par l'Indigène de son statut personnel. Ferhat Abas révèlera avec lassitude l'inconfortable position de l'assimilé et en général du colonisé pendant cette période : « Quand un Algérien se disait arabe, les juristes français lui répondaient : Non, tu es Français »4

L'assimilé est un être en constante rupture avec les siens (auxquels il ne ressemble plus) et avec les Autres (qui le rejettent). Il est l'alibi d'une politique d’ouverture pour les colons, un repoussoir pour les colonisés, puisqu'il aura, de fait, abandonné son code moral et culturel. Il n’est plus ni Même, ni Autre.

.

1 L’assimilation est postulée sur le plan du droit des personnes et de leur position active à l’intérieur de ce droit : la citoyenneté donne le droit d’élire et d’être élu, d’accéder à certaines fonctions de l’administration, d’acquérir des les grades militaires de l’armée. 2 Une des tentations de l’assimilé est d’intégrer une civilisation nouvelle, différente de la sienne. Pour les indigènes algériens, c’est la seule garantie de leur entrée dans l’univers de la science et du progrès de l’Occident que leur civilisation originelle ne maîtrise plus. 3 Cf. les œuvres sur ce thème de Louis Khoudja, Ismael Hamet et Hesnay-Lehmak. 4 La nuit coloniale, Paris, Julliard, 1961, p. 114.

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Hors des identités consenties, car ne pouvant dans la pratique s'intégrer à l'Autre (malgré la légitimité juridique qu’entraîne la naturalisation), l'assimilé va tenir un discours sans appui réel dans la cité coloniale, poussé vers un idéal de civilisation inaccessible, rejeté par les Européens et par les siens. Médiateur d'une impossible destinée, celle de l'école de la IIIe République, l’assimilé vit sa quotidienneté dans une fuite organisée vers un ailleurs plus « juste », « démocratique », « égalitaire », « humain », « universel », etc. C'est sur le mode fantasmatique qu'il assure le lien entre l'ordre de la parole et l'ordre symbolique. Voué à la recherche de la plus grande conformité avec l'Autre (colon) l’assimilé reproduit tous les aspects de son système symbolique (habitus, tenues vestimentaires, coutumes de table) et tous les usages de la bonne parole.

Ce passage dans le champ de la différence, revêt pour l'assimilé une dimension psychologique et morale. Jean Amrouche a tenté une approche de reconnaissance de cet être déchiré :

J'entends par Algérien assimilé un genre d'homme que je représente assez bien, je crois : celui qui à adopté le style de vie français ; les normes française de pensée et pourquoi la langue françaises n'est plus seulement lange de traduction, mais une lange d'expression, si profondément ancrée en lui qu'elle lui soit devenue naturelle [...]. Son histoire toute entière est dominée par la quête d'une communauté humaine ou il puisse vivre à l'aise, naïvement, comme fils légitime. Or, son statut social et spirituel est le statut du bâtard, le statut

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d'un solitaire condamné à la différence, à vivre à distance de ceux qu'il ne rejoint jamais dans l'identité et la similitude1

.

Si elle est rendue positive par l'univers de modernité qu'elle permet d'atteindre, l'assimilation constitue, pour les élites indigènes, un drame ou s'éveille toujours une conscience malheureuse ; ainsi, le cas du docteur Saâdane (UDMA) qui exprimait son désarroi devant l'Assemblée nationale française : « Celui qui prend la parole devant vous ne sait pas très bien ce qu'il est. Il sait en tout cas qu'il n'est pas Français et il ne peut pas se dire Algérien »2

Nourrie du grand humanisme classique, la parole de l'assimilé veut délivrer aux uns et aux autres un message d'assurance et d'union : elle appelle deux communautés à se joindre au nom de valeurs humanistes (justice, égalité, dignité), le plus souvent étriquées dans une société coloniale qui approfondit d'année en année le cycle de violence dans ses rapports avec les colonisés. Dans son expression politique, l'assimilation subsiste comme problématique de classe : c'est la bourgeoisie et les classes moyennes francisées qui choisissent la voie de l'assimilation comme une rupture d’avec les autres classes de la communauté originelle ; l'assimilation est ici un choix conscient de démarcation, mais

.

1 Conférence au Collège philosophique de Paris prononcée le 5 décembre 1955 et publiée dans Normes et valeurs de l’islam contemporain, sous la direction de Jacques Berque et Jean-Paul Charnay, Alger, SNED, pp. 175-177. 2 Cité par J. Amrouche, dans J. Berque et J.P. Charnay, op. cit., p. 175.

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aussi de production et de reproduction du caractère particulier des élites sociales, politiques, économiques et culturelles indigènes1

L'enjeu assimilationniste peut aussi se lire dans la littérature de fiction indigène de la période. Il s'agit le plus souvent de mettre en avant dans l'acte d'assimilation une histoire de classe, hors des communautés originelles ; la rupture n'est mieux perçue que si elle se déroule dans l'ordre du symbolique : parler et être comme l'Autre, c'est présenter aux siens et aux autres une destinée, librement choisie, même si elle ne manque pas d'engendrer des troublants cas de conscience; et, au premier plan, le risque d'une « bâtardise culturelle », très tôt condamnée par les Indigènes : ainsi dans El Euldj, captif des Barbaresques (1931), l’ouvrage le plus typique sur la question, Chukri Khodja, situant l'action de ce roman dans la Régence, montre l'impossible chemin de Pierre Ledieux (Ledious) converti par ses maîtres à l'Islam, mais très vite repenti.

.

La situation d'assimilé est de fait équivoque : renégat, il est traître pour les siens et pour ceux qui l'accueillent dans leur civilisation. Coupé de ses origines, en suspicion auprès des colons, l'assimilé voit son impact politique limité ; en dehors de groupes élitaires, au demeurant peu influents 1 L’idée assimilationniste transparaît dans quelques titres de la presse de l’entre-deux-guerres : La Voix indigène (R.Zenati), La Voix du Peuple (Mohammed Chérif Juglaret), La Défense (Lamine Lamoudi, qui passe dans les années 1930 du côté des Oulémas), L'Entente franco-musulmane (Docteur Mohammed Salah Bendjelloul et Mohammed Aziz Kessous)

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dans la grande masse de la population des petites villes et des campagnes, quel peut être l'impact de sa médiation ?

Messager d'un lointain – et encore imperceptible - humanisme, l'assimilationniste s'enfermait dans le carcan d'une parole et de symboles chimériques. Les intellectuels assimilationnistes de la période souscrivaient à l'impérieuse nécessité de la présence coloniale, seule garante, du contrat civilisationnel. Tout comme les personnages de leurs romans, ils étaient déchirés, vivant quotidiennement le drame de leur conflit existentiel : mal à l'aise dans leur société traditionnelle (c'est le cas du personnage de Djamila Debêche dans Leïla, jeune fille d'Algérie, 1947), tiraillé entre deux cultures (Jacinthe noire (1947) de Marie-Louise Amrouche), ou déclassés par leur saut de frontière (Mamoun, l’ébauche d’un idéal, 1929), de Chukri Khodja, Bou El Nouar, le Jeune Algérien, 1943-1945), de Rabah et Akli Zenati, ils restent confronté à un choix radical : rompre avec leurs traditions ancestrales, quel qu’en fusse le prix. Ils faisaient ce choix difficile, car ils ne voulaient ni ne pouvaient se couper de la civilisation.

Mais le malaise existentiel dans l'assimilation n'écarte pas la possibilité du progrès. C'est bien le progrès que veut faire pénétrer dans sa tribu Leïla de Djamila Debêche ; et, le Cadi d'Aïn-Rouina de Rabah et Akli Zenati paye de sa personne pour en faire accepter le principe par les colonisés. Personnages symboliques qui doutent et qui croient ? Peu

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importe, au bout de leur chemin, il y'a un idéal : l'homme peut être meilleur, pourvu qu'il accepte l'idée du progrès. Jean Amrouche ne donne-t-il pas foi à cet idéal qui pense que l'être indigène fonde en lui-même la meilleure promesse : la faculté d'adaptation de Jugurtha témoigne du « génie africain » et lui ouvre un avenir1

Quel que soit leur langage, ces auteurs parlent de la même conviction. Pour accéder à la modernité, l'Indigène doit opérer un bouleversement de l'intérieur, remettre en question tout le fonds traditionnel. Mais ce renouvellement de soi n'est pas sans risque

?

2

; il ne se conçoit sans une crise irrépressible de la personnalité. Et aussi de malaise politique.

2. Association

Aux lendemains des manifestations grandioses de la célébration officielle du centenaire de la prise d’Alger, commence chez les Indigènes un bilan politique et culturel. La littérature politique indigène des années 1930 est celle d’une minutieuse comptabilité, comme s’il s’agissait de marquer, à l’entrée d’un nouveau siècle colonial, le poids préjudiciable d’un passif. Sa nouveauté réside dans une

1 Cf. « L'Éternel Jugurtha. Proposition sur le génie africain», L'Arche (Paris), 1946. 2 Mamoun ira vers la mort, sanctionnant une inadaptation au monde qu’il s’était choisi, Bou El Nouar acceptera la dure loi de l'exil.

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remise en cause, sans équivoque, de l’hégémonisme colonial : plus personne ne songe à donner des preuves de sa bonne foi ou à glorifier la colonisation pour avoir accès à l’expression publique, comme cela était la règle au siècle précédent et jusqu’aux années 1920. Dans La Voix des Humbles, Ahmed Boumendjel observait un tournant essentiel dans le discours des Indigènes : « Nous parlons un langage franc et net. L’ère de l’hypocrisie souriante doit être close. Nous n’avons plus à chanter sur le ton larmoyant notre loyalisme intégral »1

Salutaire mise à distance au lendemain de somptueuses cérémonies triomphaliste du centenaire de la prise d’Alger ? Les écrits qui viendront après se réclament d’une position plus militante, scrupuleusement engagée dans l’Algérie française, mais s’autorisant de la nécessaire synthèse critique. Elle n’est pas le fait exclusif d’auteurs aguerris à la politique coloniale et à ses arcanes indigènes.

.

La décennie qui suit le centenaire va donc poser de manière récurrente les éléments d’un vif malaise des élites indigènes qui s’interrogent alors sur l’avenir de l’Algérie française. En dehors de la problématique culturaliste de Hesnay-Lahmek2

1 La Voix des Humbles, n° 102, août 1931.

, les auteurs de cette période n’éludent pas la difficile situation coloniale, arrivée à un stade de dépérissement. Indigène naturalisé, diplômé des Médersas et

2 De son vrai nom Hanafi Lehmak. Dans un bon nombre de cas, la naturalisation pouvait impliquer un passage de frontières qui affectait au-delà du simple statut tous les éléments de l’identité, y compris le patronyme usuel.

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licencié en lettres et en droit, exerçant le métier d’avocat à Paris, Hesnay-Lahmek commente dans ses Lettres algériennes1

un lancinant désir de civilisation française, largement contrarié. Il met en scène dans son ouvrage d’honnêtes et scrupuleux épistoliers français qui envisagent la scène politique coloniale algérienne avec un certain recul ; ils parlent à partir d’un « dehors » confortable : les déséquilibres du système colonial y sont reconnus et la recherche d’un compromis entre les différentes communautés semble être la seule voie. Malgré les entraves signalées à l’émancipation de ses coreligionnaires par les colons, Hesnay-Lehmak pense que la partie est jouable. Dans un article donné à La Voix des Humbles, il suggère une explication :

[…] pour nous l’Occident, ce n’est pas un monde étranger dans lequel nous sommes obligés de nous transporter puisque par la position géographique de notre pays et par une partie de notre passé nous y sommes déjà. Les Algériens qui regardent du côté de l’occident n’ont donc pas à singer façons et méthodes : ils n’ont qu’à s’instruire et à réfléchir pour se retrouver et se reconnaître2

.

1 Paris, Jouve, 1931. Préface de Maurice Viollette. 2 La Voix des Humbles, n° 104, octobre 1931. Voir aussi sur cette thèse, Abdellali Merdaci, Un groupe d'acteurs culturels de l'entre-deux-guerres. Instituteurs algériens d'origine indigène, Médersa, 2007.

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Il s’agit simplement de revenir à des traditions occidentales ensevelies sous des couches d’oubli pour faire resurgir la vraie nature de l’Indigène1. Est-ce là une des figurations du mythe berbère ? Autre forme du bilan culturel du centenaire colonial, mais excluant toute surenchère politique, Les Compagnons du jardin2

de Robert Randau et Abdelkader Fikri [Hadj Hamou] n’ignorent pas les impératifs d’une légalité coloniale jamais mise en cause mais âprement questionnée dans un dialogue qui associe les voix des représentants des éléments indigènes et colons, actifs dans la colonie. Randau et Fikri, s’exprimant pour leur propre compte et entendant s’affranchir de toute censure, envisagent positivement les réalisations de la colonie. En vérité, toute critique dans ce cadre est mesurée : ceux qui sont autorisés à parler, valent plus par leur représentativité dans la société coloniale et leur dire ne saurait, sans induire un sérieux écart, outrepasser les fondements de l’idéologie coloniale dominante. Le procès du retard du musulman est cependant posé dans les mêmes termes que ceux qui justifiaient un siècle plus tôt la conquête coloniale :

Par contraste avec leurs attitudes et peut-être leurs aptitudes, les Algériens musulmans, serrés autour de leurs marabouts à l’intelligence bornée, n’ont cessé d’être ce peuple numide, au cou raide, que ne parvinrent à civiliser ni les Carthaginois, ni

1 La thèse est reprise par des intellectuels kabyles, notamment par Augustin Iba-Zizen, auteur d’une brochure Les Réalités algériennes (Alger, Fontana, 1948). 2 Paris, Domat-Monchrestien, 1936. Préface de René Maunier.

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les Romains, ni les Turcs. Leur aristocratie n’envoie qu’une faible minorité de ses enfants s’instruire aux écoles. Il semble que, dans l’arrière-pensée de tous, la science du chrétien constitue une sorte de sacrilège. Ils ont peur qu’elle n’attente à leur foi, et qu’on leur enseigne ce que leurs pères ont toujours réprouvé. Combien de jeunes indigènes se présentent chaque année aux examens du baccalauréat ? Combien, sur cinq millions de musulmans, ont été admis à nos écoles supérieures ? En vérité, les neuf dixièmes sont incapables de penser par eux-mêmes. Tous vivent dans la chimère. Il est curieux de constater qu’en Afrique du Nord, là où le juif demande, le mohamétan refuse.

Le dialogue épistolaire entre François et Abdesslem, ces précieux « compagnons du jardin », fixe-t-il résolument des lignes du futur :

C’est de notre bonne entente que dépend notre prospérité. L’avenir dépend de nos enfants, et des facteurs socio-économiques dont nous, les initiateurs du nouvel État, ignorons encore la nature précise et la puissance. Nous avons à assumer de grands devoirs ; il s’ensuit que nos droits s’accroîtront au fur et à mesure que s’affirmera notre action.

L'insurmontable absolutisme colonial

Cette espérance fut-elle, comme tant d’autres nourries dans les deux communautés française et indigène de l’Algérie coloniale, déçue, fortement freinée par l’absolutisme colonial ? Il reviendra à Ferhat Abbas d’inaugurer une

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littérature du « malaise algérien ». Étudiant frondeur, membre des associations estudiantines musulmanes de Paris et d’Alger, signant dans la presse indigénophile1 sous le pseudonyme de Kamel Abencérage des pamphlets rageurs contre un ordre colonial immuable, Ferhat Abbas2 donne le ton dans Le Jeune Algérien. De la colonie vers la province3

. Il s’agit d’un recueil d’articles à rebours des thèses coloniales sur l’islam, le service militaire des jeunes Indigènes, les « races supérieures », les mœurs et civilisations. L’auteur entrevoit déjà une Algérie plurielle, observant :

Il y a de la place pour tout le monde. Seulement, il ne faut pas que les enfants de ceux qui sont morts pour leur liberté contractent dans ce concours national un marché de dupes. La civilisation doit apporter du pain à toutes les tables et nous estimons que nous avons fait assez de sacrifices pour avoir du pain à notre table4

.

Abbas faisait alors ses premiers pas dans la politique, rejoignant la Fédération des Élus musulmans du département de Constantine, animée par les docteurs

1 Notamment dans Le Trait d’Union de Victor Spielmann, feuille proche des Indigènes défendant l’union franco-musulmane. 2 Sur l’itinéraire de l’acteur politique, voir Benjamin Stora et Zakya Daoud : Ferhat Abbas : une utopie algérienne, Paris, Denoël, 1995. 3 Paris, La Jeune Parque, 1931. Rééd., Paris, Garnier, 1981. 4 Lettre à Paul Saurin, signée Kamel Abencérage et publiée dans Etakkadoum (mai 1927).

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Mohammed-Salah Bendjelloul et Ahmed Saâdane1

. Continuateur de Morsly et de Benhabylès, Abbas revendique lui aussi un changement fondamental de la colonie, donnant une meilleure place aux Indigènes. Les moyens ? Il les trouvera dans la parole et il évoquera ainsi une « voie royale », s’exprimant souvent avec un certain panache, prenant le risque de choquer, et de provoquer la défiance dans son propre camp :

Si j’avais découvert la « Nation algérienne », je serais nationaliste et je n’en rougirais pas comme d’un crime…l’Algérie en tant que patrie est un mythe. Je ne l’ai pas découverte. J’ai interrogé l’Histoire ; j’ai interrogé les morts ; j’ai visité les cimetières : personne ne m’en a parlé. Sans doute ai-je trouvé « l’Empire Arabe », « l’Empire Musulman », qui honorent l’Islam, et notre race, mais ces empires se sont éteints… on ne bâtit pas sur du vent. Nous avons donc écarté une fois pour toutes, les nuées et les chimères pour lier définitivement notre avenir à celui de l’œuvre française dans ce pays2

.

Munificence de la parole, chatoiement des mots et croisement des sens, l’exercice de la politique est à ce prix. Plusieurs fois élu aux conseils municipaux de Sétif, conseiller général, délégué financier, membre de l’Assemblée

1 Sur la Fédération des Élus musulmans de Constantine et le rôle du docteur Bendjelloul, voir l’exposé qu’en présente Mostéfa Haddad dans L’Émergence de l’Algérie moderne, le Constantinois (l’Est algérien) entre les deux guerres. Essai d’histoire économique et sociale, Batna, Imprimerie Guerfi, 2001, pp. 3-78. 2 « La France, c’est moi », art. de L’Entente franco-musulmane, 27 février 1936.

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algérienne, député au parlement français, au titre du département de Constantine, Abbas pouvait croire à ce challenge : « une révolution par la loi »1

Il y a chez Abbas, comme chez ceux qui écriront après lui, la commune volonté de rechercher et défendre un compromis politique entre Indigènes et Français dans la légalité coloniale ; ils croient en une Algérie française plus juste, celle du partage sincère et de l’égalité consomptive. Leurs écrits, pour rassurants qu’ils se veulent, n’évitent pas le constat d’une crise latente de la société coloniale. Mohammed-Azziz Kessous, rédacteur en chef de journaux initiés par Bendjelloul (L’Entente franco-musulmane) et Abbas (Égalité, puis La République algérienne) et proche de la SFIO révèle La Vérité sur le malaise algérien

, sous la bannière de laquelle il se rangera jusqu’aux lendemains de l’insurrection armée de novembre 1954. Changer l’Algérie coloniale, dans ses textes fondamentaux, voilà le projet que vise l’auteur, parce que le « malaise algérien» est là, profond et sans perspective. Abbas conclut ainsi une des études du « Jeune Algérien » : « C’est vers la France que nous nous tournons pour lui dire : "Aide-nous à reconquérir notre dignité ou reprends tes écoles" ».

2

1 La Nuit coloniale, o.c., voir le chapitre III, « L’impossible "révolution" par la loi ou l’expérience de ma génération », pp. 106-195.

. Kessous ne montre-t-il pas dans son exposé quelque impatience devant le rythme très lent des réformes qui touchent les indigènes,

2 Bône, Imprimerie rapide, 1935. Préface du docteur Bendjelloul.

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notamment l’épineux débat sur le statut personnel pour que son préfacier, le docteur Bendjelloul réponde de sa bonne moralité et prévienne de toute lecture tendancieuse de son protégé ?

Instituteurs, tendance SFIO et bientôt Front populaire, membres du collectif de La Voix des Humbles, Mohammed Lechani dans Le malaise algérien1 et Mohammed Makaci dans La Faillite de la naturalisation individuelle en Algérie et l’octroi des droits politiques aux musulmans dans le statut personnel2

Comment défendre l’Algérie coloniale contre ses propres errements ? Voilà l’entreprise à laquelle se consacre Rabah Zenati, signant Hassan, un pamphlet Comment périra l’Algérie française

, traitent de la même question centrale de l’impasse de la situation coloniale, avec la même exaspération que Kessous.

3

. Alarmisme devant une société coloniale bloquée, qui ne sait inventer et diriger les réformes nécessaires ? Pour Rabah Zenati, le gouvernement colonial ne consent pas aux indispensables efforts pour transformer l’Algérie des indigènes et gagner plus d’adhésions à la France. Dans le numéro inaugural de La Voix indigène, R. Zenati s’exprimait ainsi :

1 Alger, Imp. Pfeiffer et Assant, 1935. 2 Mostaganem, Imp. De l’Aïn Sefra, 1936. 3 Constantine, Attali, 1938.

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L’Algérie doit devenir française. Et par là, nous n’entendons pas seulement la participation efficace des Indigènes à la vie économique du pays, par l’adoption des meilleures méthodes de travail, mais encore, par la transformation des esprits, le changement de la mentalité actuelle1

.

Celui qui s’exprime dans Comment périra l’Algérie française ne pourrait être soupçonné de menées subversives. Le temps lui a permis de mesurer l’inertie du pouvoir colonial : son vœu de voir plus d’écoles et plus de contacts entre les communautés peuplant l’Algérie était assombri. Son second ouvrage, publié la même année, Le problème algérien vu par un Indigène2

Il y a désormais dans la littérature d'opinion indigène une brèche ouverte vers une critique, plus foncièrement politique

reprend le semblable tableau d’une colonie ankylosée par une conduite incertaine qui affecte le capital de sympathie obtenu auprès de ses justiciables indigènes.

3

1 Cf. « Notre programme », La Voix indigène, n° 1, lundi 13 juin 1929. C’est l’auteur qui souligne.

, mettant en cause l’insignifiance des réalisations

2 Paris, Comité de l’Afrique française, 1938. 3 À titre d’exemple, voir le travail de publiciste d’Amar Imache (1895-1960), membre fondateur de l’Étoile nord-africaine dont il s’écartera après un différend avec Messali Hadj, publiant dans les années 1930-1940 des opuscules très peu amènes envers la politique coloniale française en Algérie, notamment l’Algérie au carrefour. La marche vers l’inconnu, Paris, Imprimerie centrale, 1937. Dans le même ton aussi Larbi Bouhali, du PCA dans L’Avenir de l’Algérie se décidera avant tout par la lutte sur le sol national (1948). Dans une perspective, plus conciliante mais pleine de questionnements et faisant entrevoir quelques désillusions : Mohammed Lechani : Considérations sur le présent et l'avenir de l'Union

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au profit des indigènes et de l’union des communautés de la colonie. Le pessimisme s’installe chez ceux-là même qui ont « cru en la France »1

Après la remise en question douloureuse de la politique d'assimilation, les réformateurs indigènes s'engagent avec la semblable ferveur dans une politique nouvelle d'association, vertueusement égalitaire. Cette évolution a été rendue possible grâce aux changements organiques apportés à la scène politique coloniale, de l’avènement du gouvernement de Front populaire et l’institution des Congrès musulmans (1936-1937) à la deuxième guerre mondiale, plus précisément la période féconde de 1942-1945 (débarquement américain, installation à Alger du gouvernement provisoire de la République française). C'est pour la première fois, en 1942, que les réformateurs changent de ton dans leur demande politique; désormais, ils tournent définitivement le dos à l'ancienne politique d'assimilation :

.

L'opinion musulmane reste profondément troublée. Elle voudrait être associée au sort commun autrement que par de tels sacrifices (il est question ici de l'incorporation des colonisés dans les armées de la France libre). Il importe dès

française, Alger, Imprimerie Guiauchain, 1948 et Augustin Iba Zizen : Les réalités algériennes, Alger, Fontana, 1948. 1 Cet idéal des élites francisées est puissamment rendu dans un émouvant récit de vie de Nadir Bouzar J’ai cru en la France, publié au Caire en 1954.

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lors, de lui montrer, par des réalisations tangibles et immédiates, la volonté résolument réformatrice de la France1

.

Le seconde guerre mondiale marque donc un sensible déplacement de stratégie dans les revendications des partis indigènes réformateurs : leur action prend un nouveau visage, non plus celui d'une assimilation politique, jugée incertaine2, mais d'une égalité totale entre « Français » et « Algériens ». Il sera question alors de retrouver et aussi de modeler sur le plan culturel une identité souvent reniée3

Sur le plan institutionnel, les réformateurs indigènes envisagent une « nation autonome », sous la protection de la France, où vivraient ensemble Français et Algériens : « Il s'agit de mettre le peuple algérien sur pied d'égalité avec le peuple de France, pour mieux associer des intérêts qui ne sont pas contradictoires »

.

4

1 F. Abbas, art. cité de L'Entente franco-musulmane.

. Mais au moment, où elle est discutée par les partis politiques indigènes, cette future République démocratique « unie par des liens fédératifs, librement décidés, au peuple de France et aux autres peuples fédérés au sein d'une Union française » est rejetée sans concession aucune par le colonat. Attitude jusqu'au-boutiste

2 L'Union populaire algérienne (UPA) de F. Abbas, fondée en juillet 1938 et le Rassemblement franco-musulman (RAFM) du docteur Bendjelloul, en août 1938. 3 « Message des représentants algériens aux autorités françaises », cité par P.E. Sarrasin : La crise algérienne, Paris, Cerf, 1949, p. 175. 4 F. Abbas : « Les nouveaux élus musulmans nord-africains demandent la création d'un État algérien », article publié dans Combat (Paris), le 26 juin 1946.

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qui va gagner la bourgeoisie et la classe moyenne réformistes indigènes ainsi que le les militants du PCA, aux thèses du mouvement nationaliste (PPA-MTLD, FLN) qui ne tardera plus à proclamer la lutte armée pour l'indépendance.

L'association est-elle une évolution attendue du discours assimilationniste ou un autre stade de l’idéologie bourgeoise indigène ? Quelles sont les conditions de cette association ? Qui précisément en est concerné et comment ? Si elle a pu apparaître dans de nombreux discours, adresses et libelles, l'association n'est explicitement un ordre du jour politique officiel qu'au lendemain de la reprise des activités politiques des partis indigènes (1943). Comme chez les assimilationnistes - dont la majorité évolue vers l'association ou ses avatars, comme pendant un certain temps le fédéralisme1

- on pose au départ le même principe d'ouverture à la civilisation qu'apporte « l'œuvre française » (Ferhat Abbas) en Algérie :

Si une pensée, par-dessus tout, a dominé ma vie publique, c'est bien celle de prêcher et de réaliser la

1 Porté par les éléments de l’établissement politique indigène les plus disposés envers la France dans les années 1940, il est repris à nouveaux frais et mis au goût du jour en pleine guerre par Albert Camus.

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collaboration franco-musulmane, de favoriser la culture et la technique modernes qui en forment le ciment indispensable1

Au-delà d'horizons d'attente strictement politiques, l'aspect culturel de cette revendication associationniste se renforcera dans plusieurs points de vue, par l'urgence d'une mission d'émancipation formatrice de la puissance coloniale. Au plan organisationnel, cette association conçoit un élargissement du recrutement des militants : on ne parlera donc plus de « politique indigène » dans le rang des associationistes et on s'évertuera à dépasser la question des origines. Le PCA, qui est un des fervents promoteurs des cette politique, défendant alors la thèse de « la nation en formation », ne cherchera-t-il pas à l’expliquer par le symbole historique ?

.

Prémices magnifiques de la naissance d'une ère nouvelle dans ce pays où les soeurs de la Kahéna, la Jeanne d'Arc algérienne, marchant sur les traces de leurs soeurs d'origine européenne2

.

Les références historiques et culturelles se conjuguent dans un heureux melting pot. Ailleurs, dans les partis bourgeois, et même chez les nationalistes du PPA-MTLD, c'est le même son de cloche. La position la plus significative, 1 Ferhat Abbas : Appel à la jeunesse algérienne française et musulmane, cité par Claude Collot et Jean-Robert Henry : Le mouvement national algérien, textes, 1912-1954, Alger, OPU, 1978, pp. 129-223. 2 Manifeste du PCA, 13 août 1945, cité par Liberté (Alger), du 30 août 1945.

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dès la fin de la seconde guerre mondiale, fut celle des Amis du Manifeste de la Liberté qui s'expriment au nom de leurs adhérents de toutes opinions : « intellectuels, oulémas, messalistes, marabouts, socialistes, communistes » et réaffirment :

L'immuabilité du principe de l'union de tous les éléments ethniques de l'Algérie, que les circonstances présentes, consacrent plus que jamais […] cette union, qui sera renforcée par des réformes de structure à caractère démocratique, consolidera encore les droits des populations européennes et musulmanes dans le cadre de la haute mission de la France1

Dès 1947, la question du statut de l'Algérie qui était présenté par le gouvernement au Parlement français donnera l'occasion de mettre en évidence les conditions d'une association entre Indigènes et Européens d'Algérie sous l'égide de la France. Il est significatif qu'à cette occasion les élus réformateurs indigènes revendiquent avec plus de force leur entrée dans la cité coloniale dont ils ne récusent point les institutions, mais surtout leur caractère limité et exclusivement colonialiste. Le projet de Constitution algérienne proposé par l'UDMA explique bien l'évolution des élites :

.

1 Cité par M.E. Naegelen : Mission en Algérie, Paris, Flammarion, 1962, p. 17.

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Lorsque la question se pose pour la France nouvelle de liquider le passé colonial, elle ne peut s'engager en Algérie que dans la voie d'une plus large autonomie. Mais contrairement à celle qu'elle inaugura en 1900, cette autonomie doit être profitable à touts et d'abord à ceux qui sont restés depuis toujours hors du droit commun. Il s'agit moins de détruire que de construire et d'innover. Il s'agit moins de créer que de démocratiser des institutions qui existent depuis un demi-siècle, mais n'ont été conçues qu'au bénéfice exclusif de l'élément colonial1

.

Les espérances déçues

Les discours de l'assimilation et de l'association se projètent pleinement dans la « légalité coloniale » et dans ses institutions ; mais, si en général les institutions coloniales restaient fermées aux indigènes, certaines au contraire voulaient faire – ou ont fait de longue date - la démonstration d'une complémentarité franco-musulmane. On se souvient de cette affirmation de Mouloud Feraoun : « La communauté franco-arabe, nous l'avons formée, il y a un quart de siècle, nous autres, à Bouzaréa »2

1 Préambule au « Projet de Constitution algérienne », présenté par l’UDMA, cité dans Égalité, 9 mai 1947.

. L'École des lendemains du centenaire a largement contribué à former un esprit favorable à l'association égalitaire, lorsqu'elle ne poussait pas simplement à l'assimilation : la majorité des assimilés du début du siècle sont des instituteurs. Les

2 « Images algériennes d’Emmanuel Roblès », Simoun (Alger), n° 30, décembre 1959, repris dans L’Anniversaire, Paris, Seuil, 1968, p. 59.

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motivations structurelles de l'appel à l'égalité sont enracinées dans les métadiscours scolaires et historiques :

Depuis 1830, l'Algérie est devenue un carrefour où deux races, deux langues, deux civilisations rivales depuis les Croisades, depuis le Haut Moyen âge, vivent côte à côte en véritable symbiose. Il suffit de mettre en commun nos forces de raison et de cœur. Et qui peut mieux le faire, sinon un parlement issu de la Résistance et des forces réelles de la nation française. La justice et l'équité feront plus pour l'extension de l'autorité morale et du prestige de la France que cent ans de domination1

.

Dans un tel contexte, on pouvait croire à une juste évolution des deux communautés, tout en conservant à chacune ses traits socio-économiques et culturels, mais sans en faire un élément de différenciation pesant sur l’organisation sociale ; on est positivement soi-même, mais tout aussi capable d'identification à l'Autre (colon) : position fragile qui sera celle de la bourgeoisie et plus particulièrement la classe moyenne intellectuelle indigène dans le tournant des années 1940-1945. Toutefois, cet engagement ne manque pas de susciter des angoisses : s'il est vrai que ces élites indigènes proclament leur ressemblance à l'Autre (colon) et rappellent, à divers titres, leur droit de se dire aussi Français que lui, il n'en demeure

1 « Projet de Constitution algérienne » de l’UDMA, op. cit.

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pas moins que la relation égalitaire est politiquement irréalisable.

Il a existé dans l'intelligentsia indigène la commune détermination de rechercher et défendre un compromis politique entre Indigènes et Français dans la légalité coloniale. Ses écrits, pour être formellement rassurants, n’ont pu éviter le constat d’une dérive latente de la société coloniale. L'assertion d'une communauté franco-musulmane1

– qui est restée au stade de l'illusion – rappelle, à l'orée des années 1950, l'ultime échec d'une longue et inaboutie recherche par la bourgeoisie indigène de l'unité des communautés de l’Algérie coloniale. La faillite du projet politique d'assimilation et d’association suscite une réelle insatisfaction, qui va entraîner les élites désenchantées dans la révolte. Elles verront s'effondrer l'édifice humanitaire qui a longtemps servi de socle à leur discours. Le rêve d'une cité de la Démocratie, celui de l'École républicaine qui a forgé leur parcours aux espérances déçues, s’éloignait.

1 Le mot d'ordre fut-il si persévérant ? En 1936 déjà, l'écrivain Mohammed Ould Cheikh dédiait son roman Myriem dans les palmes (Oran, Plaza) aux acteurs du rapprochement franco-musulman.

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