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BIBEBOOK EUGÈNE DABIT UN MORT TOUT NEUF

Dabit Eugene - Un Mort Tout Neuf

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  • BIBEBOOK

    EUGNE DABIT

    UN MORT TOUT NEUF

  • EUGNE DABIT

    UN MORT TOUT NEUF

    1934

    Un texte du domaine public.Une dition libre.

    ISBN978-2-8247-1328-1

    BIBEBOOKwww.bibebook.com

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    Ont contribu cee dition : Gabriel Cabos

    Fontes : Philipp H. Poll Christian Spremberg Manfred Klein

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  • A L C Ils vont, ils viennent, ils troent, ils dansent ; de mort, nulles nouvelles :tout cela est beau ; mais aussi, quand elle arrive ou eulx, ou leursfemmes, enfants et amis, les surprenant en dessoude et descouvert, quelstorments, quels cris, quelle rage et quel desespoir les accablent ?

    Montaigne, Essais.

    n

    1

  • CHAPITRE I

    Deux janvier

    L rest que quelques minutes dans la chambre.Il a regagn vivement sa voiture o Paula sest jete derrirelui, tte nue. Et depuis elle na pas fait un geste, elle na plusdit un mot. Courbe, les bras inertes, elle se laisse glisser sur son sige,secouer par des cahots. Soudain, le mdecin grogne. Alors, elle colle sonfront contre la vitre : la rue est barre. . . Non ! jamais ils narriveront. . .rue de Belleville, tout en haut ! Cest la premire fois quelle vient dansce quartier. . . et une heure si matinale ! Lorsquils ont qui Vaugirard,les rues taient dsertes, maintenant elles saniment, une lueur bleutrey trane. Des cafs sont ouverts : des hommes en sortent, y pntrent,et tous, tous, ils commencent leur journe, ils continuent vivre. Paularegarde, pour oublier. Impossible ! Elle se renverse, en sanglotant, et nevoit plus que le toit de la voiture, noir. . .

    el numro ?Paula ouvre sa main dans laquelle elle froissait un papier ; elle le d-

    2

  • Un mort tout neuf Chapitre I

    plie, le xe des yeux, tandis que la lumire stale, que montent des bruitsconfus ; et encore une fois elle lit, dune voix teinte :

    En cas daccident prvenir ma sur Lucienne Dieulet, Bar du Tl-graphe, 263.

    Aprs le coup de feu de sept heures, Ferdinand Dieulet descend faire

    sa cave et Lucienne neoie la boutique. Hier, jour de fte, ils ont eubeaucoup de clients, faudra que la Julie lave grande eau le sol carrel.Lucienne le balaie, pour linstant. Elle sarrte parfois ; elle pense quilsnont vu ni le gros douard, ni Albert, et se rpte que depuis 1920 cestle premier jour de lan quils ne passent pas en famille. Elle a vu son plusjeune frre, Victor, et leurs vieux cousins Barbaroux avec lesquels ils ontdjeun sans entrain.

    Lucienne pousse sur le trooir les ordures et dun dernier coup debalai les jee au ruisseau. Un autobus sapproche en ronant ; sur le plat, la hauteur du Bar du Tlgraphe, crac ! le conducteur change de vitesse.Lucienne ne bouge pas. Il y a huit ans quils tiennent ce bar, huit ans quiont l. . . Elle laime, leur coin. Presque en face de leur maison, cest la ruedu Tlgraphe, la plus haute de Paris, dit-on, avec le vieux cimetire et lesrservoirs de la Ville ; elle est large comme une place, provinciale, et deuxfois la semaine sy installe le march. La rue de Belleville continue jusqula porte des Lilas o lon construit des immeubles normes. Justement,en route pour ce chantier, voici des camions chargs de briques alors,elles tintent, les bouteilles, au Bar du Tlgraphe ! Lucienne dit, commesouvent ses clients :

    Et quand je pense que lorsque mes frres et moi on tait gosses, parici on vadrouillait dans des terrains vagues. . .

    Un taxi lance des coups de trompe, un brocanteur glapit, un hommemarche en siant ; et du bas de Belleville monte le vacarme quotidien.Une bote lait la main, un gamin sort de chez le crmier ; cest le lsde la concierge du 263, il court.

    H ! crie Lucienne, gare la bche.Puis elle rentre et gagne larrire-boutique o elle prend un seau.

    La voiture sarrte.

    3

  • Un mort tout neuf Chapitre I

    Paula scrie : Dj ! et elle se penche. Sur les vitres ternes dunedevanture elle dchire un nom, en leres blanches : Ferdinand Dieulet.Oui, cest l. Son angoisse grandit. Il va falloir quelle descende de voi-ture, quelle parle ; et leur raconte quoi, ces gens. . . expliquer quelle etAlbert ?. . . Durant le trajet, quand elle retrouvait sa volont, elle a bienessay de rchir. Elle porte la main son front, sa peau est moite.

    Je suis press, dit le mdecin. Vous leur parlerez, vous ?Paula, vraiment, peine si elle a la force de descendre, traverser ce

    trooir, lever les yeux. Cest a, le Bar du Tlgraphe que son Albert,dans un jour heureux, lui a dcrit ? Le mdecin en pousse la porte. Elle lesuit, elle entre dans une salle obscure o quelque chose tincelle, cest lezinc du comptoir. Elle entend demander : est-ce que cest ? et il luisemble entendre une voix connue, ah ! que subitement il est devant elle,Albert.

    Vous tes la sur de M. Albert Singer ? Je suis sa sur, oui. Pourquoi ?Paula agite les bras, en criant : Docteur, taisez-vous !Mais il poursuit : Jai une pnible nouvelle vous apprendre, votre frre est malade.Alors, elle le repousse et lance dune haleine : Il est mort !Et il lui parat que la vie la quie, elle aussi.Une forme humaine chancelle, tombe dans les bras du mdecin en

    gmissant. Paula sapproche de Lucienne Dieulet ; sur ce visage crisp,elle reconnat sa propre douleur, elle tend les mains, comme une amie.

    Mon frre, balbutie Lucienne, o est mon frre ? Il est mort chez madame, explique le mdecin. Oui, reprend doucement Paula, chez moi, dans mon lit, et elle veut

    essuyer ces pauvres yeux baigns de larmes.Mais Lucienne Dieulet se prcipite au comptoir et sy appuie. Ferdinand, monte ! hurle-t-elle. Ferdinand. . .Un homme sort dune trappe. Elle lui annonce, de cee voix inhu-

    maine :

    4

  • Un mort tout neuf Chapitre I

    Albert est mort.Puis sourdement elle rpte ces mots, cest comme une plainte, encore

    plus dchirante que les cris.Lhomme a blmi, bgay, et son regard se xe sur Paula. Il savance,

    ouvre la bouche ; et Paula, qui voudrait fuir, doit rpondre. Chaque motquil lui arrache, elle le sent vivre dans son cur, lui dchirer la gorge, ra-mener sous ses yeux une image pouvantable. Cet homme nen nit plusde lui poser des questions, durement ; il veut tout savoir, tout. . . et derrirelui se tient sa femme, les yeux luisants. . . Paula les regarde avec crainte.Elle ne se souvient plus. . . si. . . ses souvenirs se brouillent ; cependant, ily en a un qui sisole, impitoyable celui-l.

    Je me suis tourne, dit-elle, je lai touch, Albert ; et je lui ai de-mand : Tu dors encore ? Jai allong mes jambes, alors jai senti quilavait les pieds glacs.

    Et aprs ? soue Lucienne. Aprs, je lai secou un peu, il na pas boug. . .Et elle reprend avec eroi : Mon Dieu, il est mort, que jai cri !

    Gaston Dieulet a mis le seau ordures devant la porte, puis il sest

    recouch, seul sa femme passe les jours de fte en province, chez desparents. Il na pas referm les yeux. Une chaleur heureuse le pntre ; ilstire, bille, rvasse, encore plein de sommeil. Huit heures. Et il couteparesseusement carillonner la pendule, puis le ronement dun moteur ;mais soudain ce bruit cesse, lauto sest arrte devant le pavillon. Ger-maine ? Un coup de sonnee le fait sauter hors du lit, oui, cest sa femme !Un deuxime coup, plus violent. Assez ! Il entend tourner lauto, au fondde la rue.

    Voil ! scrie-t-il, en saisissant sa cl.Il ouvre et a un mouvement de recul. Contre le baant de la porte

    sappuie son pre, en tenue de travail ; son pre, le visage pas ras, toutdfait ; et qui rpte dune voix mconnaissable :

    Il nous est arriv un malheur.Gaston, une pense terrible le traverse.oi ?. . . dis vite !

    5

  • Un mort tout neuf Chapitre I

    Albert est mort ce matin. Albert ? Oui, reprend Ferdinand. Habille-toi, et cours au Bar du Tlgraphe,

    ta mre est comme folle. Moi, je vais chez madame. . . (Dans un coin dutaxi, Gaston aperoit une femme.) Faudra aussi que je passe la mairiedu quatorzime faire la dclaration, Vaugirard quil est.

    Le taxi roule et quie le lotissement.Gaston referme la porte : Maman vit, pense-t-il, cest Albert qui est

    mort, mon oncle. . . Il regagne pesamment sa chambre. Maintenant, leslarmes lui viennent aux yeux, le brlent, coulent sur ses joues, et il lesessuie en soupirant. Albert, est-ce possible quil ne vive plus ? e luiest-il arriv ? O ?. . . Ah ! il lentend. . . Depuis un an, ils se voyaient peu.and la-t-il vu ? En juillet, oui, alors quAlbert se prparait partir pourla Cte dAzur. Cee rencontre lui parat si lointaine, dj perdue dans lepass, et il ne sait en prciser le souvenir pouvait-il imaginer quelleserait la dernire ?

    Il regarde son lit grand ouvert. Il sy talait, tout lheure, fort, in-souciant, libre, tandis que son oncle peut-tre se mourait. Il relve la tteet xe des yeux la fentre o le ciel dun bleu lger annonce presque leprintemps.

    Paula est assise ct de Ferdinand Dieulet ; elle ne se ronge plus,

    elle est dlivre de son fardeau, comme ce voyage lui est moins pnibleque laller ! Derrire la vitre, elle voit dler les rues ; apparatre la Seine ;ensuite encore des rues.

    Chez vous, demande Ferdinand, il ny a personne ? Il y est tout seul, le malheureux.Et en frmissant, elle sappuie contre son voisin.Ferdinand songe Albert. Ils se connaissaient depuis lenfance, et ja-

    mais, sauf pendant la guerre, ils ntaient rests spars longtemps. Il y ade a une semaine, le jour de Nol, il la vu. Il va le revoir. Mais, bon Dieu,Albert ne lui serrera pas la main ; il ne lentendra plus dire : a marche,patron. Et il retient un sanglot.

    Le taxi sarrte.

    6

  • Un mort tout neuf Chapitre I

    Jai mon beau-frre qui est mort, dit Ferdinand au chaueur. On vaaller la mairie.

    Derrire Paula, il monte les marches dun perron ; il te sa casquee,pntre dans un couloir.

    Cest l-haut, chuchote Paula.Il incline la tte, bute contre la premire marche, monte pniblement,

    en se mordant les lvres ; sur le palier, devant la porte de la chambre, ilsarrte et pose la main sur le bouton. Il nentend rien. . . que les bae-ments de son cur. Les paupires closes, il appelle : Albert , tournele bouton, puis rouvre les yeux : il le voit qui semble sommeiller, au borddun grand lit.

    Gaston Dieulet se poste en face du Bar du Tlgraphe : malgr son

    enseigne, cest une boutique qui a laspect simple et pas moderne dunbistrot. Mais il y retrouve des souvenirs, tous heureux. Fini. Le malheurest venu ; un des leurs ne franchira plus ce seuil.

    Il traverse la rue, pousse la porte, entre : sa mre est seule. Ah ! Gaston, quelle perte. . .Il lembrasse, en disant : Voyons, calme-toi, maman. . . maman ! et ne sait rien ajouter.Sa mre ne lcoute pas, du reste ; cest une femme humble, vaillante,

    ttue, quon ne peut gure conseiller, ni consoler. Elle bredouille, rptetrs bas certaines phrases :

    Et moi qui me suis dispute avec lui, il y a quinze jours. . . Je ne lelaisserai pas, oh non. . . Cest trop injuste de mourir comme lui, il pouvaitencore tre si heureux.

    Gaston voudrait parler, mais les mots, tous, lui paraissent vides, uss,et sa gorge se serre. Il souhaite pouvoir pleurer. Enn, simplement, il dit :

    Pauvre Albert. Oui, soupire Lucienne, il aura mal commenc 1933. De quoi est-il mort ? On ne sait pas. Hier, comme les autres annes, il devait venir d-

    jeuner, quand le matin mme jai reu un mot. Tu las ?

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  • Un mort tout neuf Chapitre I

    Il crivait dedans quil se sentait mal et quil resterait couch, ilne me disait pas o. . . Portanier tait l. . . Aprs je lai dchir, son mot.Gaston, est-ce que tu crois que cee femme ?. . . tu crois quelle serait uneintrigante ? Ce nest pas naturel de mourir comme il est mort, en pleinsommeil. . . un fort gaillard. . . Elle ne la pas entendu sourir, rien, quellenous a racont ; et quand elle sest rveille, le corps tait encore chaud.

    Je lai aperue.Moi, jamais je ne lavais vue avec Albert. Tu sais, cest une Italienne,

    brune. . .Soudain, la porte claque et une femme entre : la Julie. Patronne, cest-y vrai ce quon ma appris ?oi ?. . . Oui, je viens de perdre un de mes frres. Lequel ? Je le connaissais ?Albert, le clibataire. . . celui qui venait nous voir avec un petit fox. . .

    Ah, Julie, laissez-moi, ce matin je nai plus le cur rien.Cependant, aprs un moment, Lucienne passe dans larrire-boutique

    et en revient avec une serpillire que Gaston veut lui arracher des mains.Elle le repousse.

    Je ne pense pas, si je travaille.Elle sagenouille, par-ci, par-l, donne un coup de serpillire, sans ces-

    ser de marmonner. Il devait avoir ses papiers sur lui, son testament peut-tre, puisque

    cee femme a trouv notre adresse ; vois-tu, Gaston, il la gardait commesil avait eu un pressentiment. . . Je veux que ton pre lui enlve sa bague,il a dessus un brillant de six mille !. . . et sa montre, et tout !. . . moins quecee trangre. . .

    Enn, elle sassied ; du coin de son tablier, elle essuie son visage ; etpuis, les mains crispes sur sa poitrine, elle regarde xement devant elle.O est assis son ls, en ce moment, eh bien Albert sest assis le jour deNol. Lui et Ferdinand ils bavardaient, leur conversation roulait sur lecommerce qui va de mal en pis, et Albert se rjouissait davoir vendu temps sa chemiserie. Ensuite, ils ont piqu un somme ; mais elle les ena tirs brusquement : Je passe un joyeux Nol avec vous , elle a dit.Albert sest lev, il avait rendez-vous Vaugirard. . . chez son Italienne. Ilest parti en promeant de venir au jour de lan.

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  • Un mort tout neuf Chapitre I

    Jamais plus elle ne le verra vivant, son frre. Gaston, oh, je ne peux pas croire que cest vrai.Elle secoue la tte, grimace, enfouit son visage dans ses mains et san-

    glote dsesprment. Dans le noir, cest Albert quelle voit : tout gosse,adolescent, soldat, commerant. Elle qui ne rumine jamais, vu que dans lecommerce on a mieux faire, elle se penche sur son pass. Ni le prsent,ni lavenir, nexistent plus, ah ! seulement ce pass au fond duquel elleretrouve son frre, des images de lui, ses gestes familiers, ses paroles, sonrire. Alors, elle rouvre les yeux et se redresse, elle regarde la porte commesil allait louvrir, il criait : Bonjour, ma frangine !

    Albert avait quel ge ? demande Gaston. Au mois de novembre, il ma dit : Je viens davoir cinquante-

    deux, je ne vivrai pas autant que jai vcu . . . cinquante-deux. . . Moi, jaicinquante-cinq. . . le gros douard, cinquante-huit. . . Victor, cest le plusjeune, quarante-sept. . . Oh ! quand le gros douard saura, il va tre fou !

    langle de la rue de Romainville et de la rue de Belleville, se trouve

    le Tabac. La Julie y entre. Au comptoir, ici, mme les jours qui ne sontpas jours de march, il y a du monde : le mcano qui a son petit ateliersur la place, le marchand de couleurs dont la boutique bariole touche aumur du cimetire et le cordonnier, et le boucher, et le coieur. Des bonsvivants ! La Julie va tantt chez lun, tantt chez lautre faire le mnagecomme chez la mre Dieulet. Tous sont l, justement ; elle leur annon-cera la nouvelle, cest Portanier qui la lui a apprise. Elle commande un vinblanc, et puis elle commence :

    La mre Dieulet vient de perdre son frre. . . Oui, comme je vous ledis. . . Seulement, on ne sait pas de quoi il est mort, il nest pas mort chezlui.

    Cest le gros ? demande le patron le gros, voil un fameux client. Celui qui avait le fox. Albert, dit le coieur. Eh ben. . . Cest un homme qui avec son teint jaune devait couver une maladie

    de foie, explique le boucher. On ne le sait pas de quoi il est mort, rpte la Julie. Mystre. . .

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  • Un mort tout neuf Chapitre I

    Enn, il na pas d sourir longtemps, dclare le patron. Parce quele jour de Nol, sur les quatre heures, il est venu avec Ferdinand Dieuletboire un verre, et il se portait comme vous et moi.

    Ctait lui qui avait la Packard ? demande le cordonnier. Non, cest le gros, rplique le mcano. Mais il avait la nouvelle Re-

    nault, lui. Portanier, qui laccompagnait souvent la pche, ma racontque ce type-l tait presque millionnaire !

    Oui, assure le patron. Le pre et la mre Dieulet sont des veinards ! Voil un taxi qui sarrte devant leur bar ! crie la Julie.

    Gaston Dieulet se rpte avec souci certaines phrases de sa mre :

    and on ne mentendra plus, cest que je serai prs de ma n. . . Fauttoujours que je me remue , et prsent, elle ne parle pas, ne bouge pas. . .

    Un chaueur de taxi entre. Un papier pour vous, annonce-t-il, et jai aussi un paquet.Gaston lit le papier. Papa est maintenant la mairie. Il ne dit rien dAlbert ?est-ce que tu veux quil nous dise ? Je ne sais pas, rplique Lucienne, et elle balbutie : quil nest pas

    mort.and le chaueur est sorti, elle pose sur une table le paquet quelle

    ouvre avec une ardeur fbrile. Ce sont ses aaires, Gaston.Une anelle paisse, un caleon ray, une chemise sur laquelle elle

    lit : A. S., ses initiales quil lui avait demand de broder en bleu. Elle re-tourne ce linge dj dfrachi, tach, gristre, et elle y retrouve les der-nires traces vivantes de son frre, son odeur, un peu la forme de soncorps, comme sa chaleur. Ensuite, elle plie soigneusement le pardessus ;puis elle prend le gilet, le veston, le pantalon, cest un costume tout neuf,dont cependant elle avait d recoudre les boutons ; elle examine la dou-blure du veston : son frre transpirait, ctait mauvais signe ; elle fouilleles poches, qui toutes sont vides, et a ltonne ! Lorsquil avait trennce costume, Albert lui avait dit en riant : Je serai beau pour les ftes,

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  • Un mort tout neuf Chapitre I

    si je ne vous ramne pas une conqute ! Et voil ses vtements, vides,btes, dforms, inutiles, quelle palpe, caresse, rchaue.

    Gaston observe son pieux mange. Je ne peux pas croire non plus quil est mort. Moi, je le crois, maintenant, murmure-t-elle, la main crispe sur un

    morceau dtoe.

    FerdinandDieulet reste plant au bord du trooir jusqu ce que Paulaait disparu. On le bouscule, il se sent comme perdu dans ce quartier-ci.Allons, Vaugirard ou Belleville, on court, on travaille, on crve !. . . Hep ! chaueur et il monte dans un taxi. Au bureau des dcs, lesemploys sont tatillons comme les employs des postes, ils exigent unedclaration en rgle. Or, Albert nest pas mort chez lui, mais chez Paula. . .

    Paula comment ? Il ne men avait jamais parl, quel cachoier !Eh bien, pour cee femme, voil un sale coup ; la mairie, elle trem-

    blait de peur comme si on allait larrter. On ne laccuse pas, pourtant !Cest une personne qui semble aise, qui a mme sa maison, Paris ! Ilen revoit la jolie faade aux briques de couleur ; lantichambre, avec desobjets bizarres sur les murs ; et ailleurs des tableaux, des tentures, tant debibelots quon se serait cru chez une demi-mondaine.

    oique a ntait pas un homme entretenir une cocote, Albert.Paula tait sa matresse, cependant, ils couchaient ensemble. Il se

    rappelle son beau-frre, tendu dans ce lit sculptures, et quelle sur-prise il a ressentie den dcouvrir la vie prive. Il na pas le dsir de laconnatre mieux, tant il garde de sa dcouverte une impression accablanteet trouble. Albert sur son lit de mort. . . Il en rejee le souvenir de son es-prit. Voyons, Lucienne, quest-ce quelle fait ? and il la quie, ellesagitait comme une dmente ; Gaston lui tient compagnie, bon, rien craindre. Il est pass au domicile de Victor Singer et a pri la conciergede lui expdier une dpche : Albert dcd. Il sagit prsentement detlphoner au gros douard qui est Marseille, chez des amis. Le gros,lui, na pas laiss son adresse, mais peut-tre que Gorin ou Ribroche laconnaissent ?

    Sacr bon Dieu, grogne-t-il, faut que a arrive alors que je suisseul. . . Et ce soir, comment je me dbrouillerai si jai des clients autant

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  • Un mort tout neuf Chapitre I

    quhier ?Et sil ne trouve pas ladresse ddouard ? and le gros rentrera

    Paris, plus de frangin, quelle histoire ! Mme sil revient avant lenterre-ment, cest lui, Ferdinand, qui devra soccuper des formalits, arrangertout. Ah ! les responsabilits lui tombent sur le dos comme si la nouvelleanne les tenait en rserve. Il ricane, parce que la veille des clients la luisouhaitaient bonne et juteuse . Il renverse la tte sur la paroi capiton-ne, ferme les paupires, et il voudrait ne pas penser, ne plus penser rien.

    Aujourdhui, cest onze heures lorsque Portanier arrive au Bar du T-

    lgraphe. Je vous sers votre apro, propose Gaston. Non, rpond-il, dune voix morne. Alors, patronne ? On aend le retour de mon mari. Moi, reprend Portanier, a ma chu un coup, ce matin je nai pas

    eu le cur louvrage. Dimanche, on devait peut-tre aller la pche, lui,le patron et moi. . . le temps commence se remere au beau. . . Ah, je tenfous, il ne nous prendra plus dans sa Renault, nous et notre airail !

    Je vais le faire revenir ici, dclare Lucienne. Oh mais, patronne, a ne se passera pas comme a. On ne vous le

    ramnera pas dans un taxi. Vous pensez quil y aura enqute ?. . . Je le disais Gaston. Srement une autopsie ; et dans ce cas, on envoie le corps la

    Morgue. Ah ! jamais, scrie Lucienne.Portanier hausse les paules ; il sen va, mais sarrte brusquement

    sur le seuil, se recule, et cest Ferdinand qui entre dans la boutique, sansregarder ni saluer, en demandant :

    Lucienne, on ta remis ses aaires ? Elles sont dans la chambre. . . Alors. . . il est mort ? Oui, soupire Ferdinand, cest une chose inimaginable. Le mdecin de ltat-civil a dit quoi ? Il ne viendra que tantt. . . On va avoir des ennuis, Lucienne. Toi,

    Gaston, faudra que tu maccompagnes.

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  • Un mort tout neuf Chapitre I

    Il prie Portanier de garder un instant la boutique et il commande safemme et son ls de le suivre. Dans la chambre, la porte ferme, il tirede sa poche une bague orne dun gros brillant, une montre en or et sachane.

    Je nai pas trouv son pingle de cravate. Cee femme aura mis la main dessus, grogne Lucienne.Aprs un silence, elle ajoute, la gorge serre : Comment tait-il ?On croirait quil dort. Je nai pas eu lui fermer les yeux, lui mere

    une mentonnire. Si tu le voyais. . . Je ne veux pas ! Le dernier souvenir que je garderai de lui, ce sera

    quand il nous a quis, Nol.Ferdinand ouvre un portefeuille, il en sort une carte verte : la carte du

    combaant, une carte docier de rserve, une carte dlecteur, puis unpapier quil prsente gravement :

    Son testament. On le lira en prsence de mes frres. Il ne manque rien, tu es sr ? Il navait emport que ses pantoues et sa chemise de nuit, ils cou-

    chaient ensemble pour la premire fois.elle raconte !

    De nouveau, Ferdinand Dieulet roule ; accompagn de son ls, il va

    chez Ribroche, un ami du gros douard Singer. Cest midi, chaque car-refour le taxi sarrte. Ferdinand et Gaston demeurent silencieux, raides,replis sur eux-mmes, perdus dans leurs penses. Ils vivent, oui. Mais illeur semble quils ne pourraient faire un geste, courir, crier, comme tousces gens. . . tous, ils ont leurs soucis, leurs ambitions, leurs dsirs, leursamours, qui les poussent. Alors que Ferdinand et Gaston, sils bougent,disent un mot, cest pour voquer Albert. Cest la mort qui leur souepresque chaque parole, qui commande chacun de leurs gestes, elle quia pris pour vivre la forme dAlbert.

    Ils sont arrivs dans son ancien quartier : boulevard Barbs. Gastonpaie le chaueur, Ferdinand slance sur la chausse et un autobus le frle. Il a lair dun fou , pense Gaston. Ce matin, Ferdinand ne sest pas lav,

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  • Un mort tout neuf Chapitre I

    peine sil a pris le temps de shabiller. Le col de son chandail, relev et re-pli, lui fait autour du cou une couronne brune sur laquelle semble pose,petite, blanche, vide, une tte o les yeux seuls vivent. Son impermablegris lui oe sur le corps. Il marche, courb, en tranant des pieds commeun vieux. Gaston prouve une peine sourde. Son pre, il le voit : incapablemaintenant de supporter de dures preuves, fragile, us.

    Ctait dans la maison dun charcutier, rpte Ferdinand. Tu ne sais plus quel numro ? Non. . . un charcutier. . . en voil un !Ils pntrent dans un immeuble cossu. Cest l, enn, au troisime.

    Une femme leur ouvre la porte ; Ferdinand se prsente, puis : Ctait pour demander un renseignement Ribroche. Il vient de sortir. Mais je peux sans doute vous rpondre, je suis sa

    belle-sur. Ladresse du gros douard, Marseille. e je vous explique : son

    frre Albert est mort.Elle ouvre le tiroir du buet, ny trouve pas certain carnet, le cherche. Ah ! nous, sexclame Ferdinand, faut quon reparte. Vous avertirez

    Ribroche.Gorin habite le mme quartier, son appartement donne sur un square.

    Voici. Au cinquime. Une bonne grosse bourgeoise parat sur le seuil.est-ce quil y a, monsieur Dieulet ?Ferdinand baisse la voix : Albert est mort ce matin. Votre mari connat ladresse du gros

    douard ?. . . Sinon, jenvoie mon ls Marseille. Oui. . . entrez donc. . . On allait djeuner, Gorin est dj table.Gorin se lve et dit dun ton rogue : Eh ben, quoi ? Albert est mort, mon grand. Ah ! merde, et il pose sa serviee.Ferdinand lui raconte tout. Il est seul, quelle chue dveine, il faut que

    le gros douard rentre Paris illico. Cest lavis de Gorin. Ah, le gros. . . Un vieil ami, douard, ils nont pas de secrets lun pour lautre. Il tirede sa poche un calepin quil feuillee : ladresse est l, avec le numrodu tlphone. Il prend un crayon, un papier, tandis que derrire lui se

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  • Un mort tout neuf Chapitre I

    tient Ferdinand, intimid par la richesse des meubles, des tentures, destableaux.

    Voil, dit Gorin, en louchant vers la table. Prvenez-moi ds quil yaura du nouveau.

    Cest a, merci, rpond Ferdinand, qui remet sa casquee.Puis il tend le papier Gaston : Tu vas tlphoner.

    Paula a entendu sonner midi, une heure, et elle est toujours allonge

    sur le divan du petit salon, encore vtue de son manteau. Elle a ressassde lointains souvenirs, puis sa pense sest xe sur ce mois de dcembre1932.

    Au dbut de ce mois, elle a connu Albert. . . Son chri, il est au-dessusdelle, seul dans le grand lit o il couchait pour la premire fois, car jamais,non, il navait pass la nuit chez elle ctait si rcent, leur rencontre !Avec quelle violence ils avaient t pousss lun vers lautre, le coup defoudre, bien quil et cinquante-deux ans, elle quarante. Mais a pouvaitaller, comme ge ; et puis lun et lautre avaient leurs aises, enn toutconvenait.

    Mon Dieu, gmit-elle.De ses esprances, de ses joies, de son bonheur, pour tmoigner ne

    reste rien. . . Si, un mort !. . . Subitement, elle se lve, marche, chancelle,sappuie contre la rampe de lescalier. L-haut. . . Tout lheure, on vien-dra. . . le mdecin de ltat-civil, la famille, qui encore ?. . . peut-tre le com-missaire ! La dlivrer, Paula, tout au moins du cadavre, quelle ne le sentepas sinstaller ici. Elle se rappelle son areux rveil. Assez !. . . Elle xe desyeux des objets, tous sont leur place, comme avant Albert. Elle pntrecraintivement dans la salle manger, touche chaque meuble, regarde dejolis bibelots, son argenterie qui brille au fond de la vitrine Louis XVI. Ilfaut quelle chasse Albert de son esprit, quelle le chasse de sa villa !

    Elle sassied prs de la fentre, dans sa bergre. Voil, elle retournesur le pass, en novembre ; elle est triste de vivre seule depuis deux ans,mais cest quand mme une existence supportable.

    Oh, balbutie-t-elle, si javais su que mon annonce. . .

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  • Un mort tout neuf Chapitre I

    Elle aperoit M Parfault qui traverse la rue ; cest une voisine, sacondente, et elle court lui ouvrir la porte.

    Dans ce bureau de poste, Gaston Dieulet, appuy contre un mur, se

    rpte la phrase de sa mre : Le gros douard va tre fou, lise aussi. Il regarde la pendule et voudrait en arrter les aiguilles. Mais trop tard, lenumro est donn ; avant cinq minutes, le gros douard son tour serafrapp.

    Gaston connat bien son oncle et sa tante. Hier, ils ont d faire lafoire avec leurs amis qui tiennent un htel dans cee avenue conduisant la gare, une avenue dont il a oubli le nom ; en revanche, il la revoit, ilsy voit, un peu comme sil leur portait la nouvelle. Ils ne se doutent derien, sont tranquilles comme lui avant le coup de sonnee de son pre et sans tlphone, sans tlgraphe, ils continuaient vivre heureux.

    vous ! crie la tlphoniste.Il se prcipite ; son pre le rejoint et ferme la porte de la cabine. Gaston

    dcroche nerveusement le rcepteur, Ferdinand lcouteur. Ils entendentun grsillement. Ni lun ni lautre nont jamais tlphon une distancepareille. . . on peut. . . et pourtant ils ne croient pas que la voix du grosdouard rpondra.

    Ils sont peut-tre partis en vadrouille, soue Ferdinand. Tais-toi. . . all, lhtel Moderne ?. . . cest de Paris, je voudrais parler

    M. Singer.Gaston entend quon raccroche. Lhomme sen va, lui aussi instru-

    ment inconscient et cruel. . . Il cherche le gros douard, il le trouve, luiannonce quon le demande de Paris. Et le gros douard ainsi qulise,peut-tre cesse de boire son apritif, ou il cesse de manger. . . il accom-pagne lhomme, un peu inquiet dj, mais il ne sait pas, ne sait rien en-core ; sil songe Albert, cest comme un vivant, un frre que bienttil reverra !

    Une voix lourde, enroue, qui traverse mal lespace. Cest toi, douard ? rpond Gaston. Ton neveu, ici.Il rpte lentement ces mots, tandis quil compte en pense : son pre,

    sa mre, lui, Victor qui a reu sa dpche, le gros douard. Cinq dj,autour de leur mort, ils sont cinq enferms dans cee cabine.

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  • Un mort tout neuf Chapitre I

    Je te comprends prsent. . . Albert a eu. . . il a eu une crise car-diaque.

    Il entend un son rauque, quelque chose comme : Il est pas mort ,et il lve les yeux vers son pre tout blme ; puis il reprend, avec eort :

    Si, il est mort ce matin. . . faut que tu rentres.Il parle encore, mais le gros douard ncoute plus, il crie : Mon

    frangin est mort. Ensuite, ni son, ni grsillement, rien dautre quunsilence, celui de la mort. Puis a recommence : une voix casse, doulou-reuse, lointaine :

    Je rentre par le premier train.Et Gaston raccroche. Tu as ni ? demande Ferdinand.Peut-tre que lautre sest rejet sur lappareil ? Gaston reprend le r-

    cepteur : aucun bruit. Le gros douard sait, il est parti annoncer la nou-velle lise.

    Ils sortent de la cabine. La tlphoniste dit, en souriant : Cest dix-huit francs.Gaston paie. Il voit des gens se presser devant des guichets, circuler ;

    il lui semble quil vient, lui, de quier un cachot o il a vcu une espcede rve.

    Tu las entendu, papa ? Mal. Oui. . . faut envoyer un tlgramme.Il prend un formulaire, crit, rature, et enn : Albert mort. Impossible

    de trouver dautres mots que ces deux-l ! Ce qui tait encore leur secret,le monde va lapprendre ; des hommes se trouveront, eux aussi, en pr-sence dun mort, qui fut des leurs. . . Un employ lit le tlgramme, sansque bouge une ligne de son visage. Gaston en aend un regard, un gestequi les ft compagnons une seconde, parce que la mort est l. Eux, cesinconnus aairs, ils auront tous leur tour. Brusquement, on le saisit parle bras, on lentrane.

    Le mdecin de ltat-civil doit venir deux heures, dit Ferdinand.

    Lucienne Dieulet est assise prs du pole ; ses pieds, en boule, Nonodort. Tout lheure, il lui a fallu servir les clients, leur sourire et, le plus

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  • Un mort tout neuf Chapitre I

    pnible, leur donner des explications sur la mort de son frre. Enn, ilssont partis. Mais rue de Belleville, toujours le va-et-vient, un tintamarrequi commence six heures, pour ne cesser qu minuit.

    Albert, plus jamais, ne viendra au Bar du Tlgraphe avec son Bijou.Ctait un petit fox, fouinard et rageur, qui faisait en compagnie de Nonodes parties folles ; il pissait partout, jusque dans la chambre, car Albertnavait pas su le dresser. Bijou aussi est mort sous une auto.

    Lucienne se penche : Nous, on reste, et elle caresse son chien.Oui, des voisins sont venus aux nouvelles. Albert tait connu dans

    le quartier. Il allait boire un verre ici, un verre l ; il achetait un gteauchez le boulanger, prenait son essence chez le marchand de couleurs, etau besoin le mcano lui rparait sa voiture. Il avait t commerant, ilsavait faire travailler ses confrres. De plus, il tait comme un enfant duquartier.

    and leur pre tait mort la naissance de Victor avait cot la vie la mre leur grand-mre maternelle, qui tenait rue Haxo une fruiterie-buvee, les avait pris chez elle, tandis que leur grande sur Marthe -lait, toute re de ses dix-huit ans. Donc, ctait pas bien loin du Bardu Tlgraphe que leur jeunesse stait coule. Aujourdhui, Victor etLucienne habitaient encore le quartier, o le gros douard revenait sou-vent, ce pauvre Albert aussi ; ils navaient pas cess daimer leur vieuxBelleville ! Parfois, Lucienne monte prendre lair rue du Tlgraphe ; ellesassied sur un banc, puis entre au cimetire, un coin pas triste, campa-gnard ; une herbe folle recouvre des tombes. Autrefois, la grand-mre lesy menait dj en promenade, parce que son mari y avait t enterr.

    Lucienne, qui avait seulement trois ans de plus quAlbert, soccupaitde lui comme une grande sur, le dbarbouillait et, malgr rebuadeset coups de pied, le conduisait lcole o il ne voulait rien apprendre.Cependant, plus tard, il a rarap le temps perdu, si bien quon la priscomme commis aux contributions directes. Puis il est parti faire ses troisans. son retour, il a trouv sa place occupe. Mais il avait chang ; il nevoulait plus rester chez la grand-mre, et il tait dj plein dambition.

    Lucienne revoit la chambre mansarde quil avait loue au sixime,boulevard Barbs. Il y vivait peu. Il avait dnich une situation de repr-

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  • Un mort tout neuf Chapitre I

    sentant son rve de toujours, le commerce ! et il parcourait la Francepour le compte dune maison qui vendait des produits fourbir les poleset les cuivres. Lorsquil rentrait pour quelques jours Paris, Luciennemontait lui retaper son mnage. Il tait dj taciturne, un peu ours, aussielle lui conseillait de se marier ; il lui rpondait, invariablement : Plustard, quand jaurai de quoi. Il lui donnait des botes de pte Omga et, pour son petit Gaston, des calepins comme il en orait sa clientle.

    Lucienne songe rarement leur pass. Maintenant, elle se penche des-sus, y fouille avec un dsir obstin, douloureux. Albert, le voici encore :en 1914, quand il est parti pour rejoindre son dpt. chaque permis-sion, il revenait chez elle. Marchal-des-logis, sous-lieutenant, lieutenant,et larmistice tait arriv alors quil allait passer capitaine. Aprs la d-mobilisation, il stait associ au gros douard qui venait dacheter ungrand htel, avenue de Clichy. Deux ans plus tard, il se meait enn son compte.

    Pauvre Albert, lui qui a tellement travaill, il na pas eu le temps dercolter.

    Il y a une quinzaine, il lui conait dun ton plein dassurance ses beauxprojets de rentier.

    Cee petite rue troite, borde de villas laides et bourgeoises, derrire

    son pre Gaston Dieulet sy aventure. Dans cee maison triste, avec unegrille o grimpe du lierre, Albert obscurment est venu mourir. sontour, Gaston y pntrera. Il na pu, jusqu prsent, que suivre son pre,lcouter ; travers lui, imaginer la n dAlbert. Son cur bat ; lmotionque Ferdinand a d prouver ce matin, il la ressent.

    Une femme leur ouvre la porte : la matresse de son oncle, cee Paulaqui par quels gestes, quelles paroles, seule est lie au mort, et elle mur-mure :

    Vous voulez le voir ? Veux-tu le revoir ? demande Ferdinand. la suite de son pre, Gaston monte lentement, avec un regard fur-

    tif sur les murs, comme sil voulait pntrer quelque secret. . . Son pre apouss la porte, enn il va savoir. . . mais il sarrte mi-chemin de les-calier, pose la main sur la rampe et, par la porte ouverte, son regard se

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  • Un mort tout neuf Chapitre I

    glisse, tombe sur le lit.Il touche au terme de ce long matin dpreuves, de dmarches, dan-

    goisses. . . au but. Sur loreiller, la tte dAlbert repose, sombre, immobile,calme. Jamais Gaston na vu dormir son oncle, jamais il ne la vu danslintimit de sa vie. Il va le surprendre, dsarm, abandonn. . . Alors, ilmonte les dernires marches, hsite un instant sur le palier, entre. Il d-couvre dautres meubles que ce grand lit, des tentures, des fauteuils, desobjets, qui semblent navoir ni forme, ni couleur, disposs l comme desilencieux tmoins, au service du mort.

    Entre le lit et larmoire glace, une sorte de couloir o Gaston sa-vance. . . un pas encore. . . Il retrouve Albert. Six mois quils se sont vus.Cest, prsent, une autre rencontre ; et entre eux se tient un troi-sime personnage, invisible, tenace, envahissant. Un autre dbat qui com-mence. . . Une nouvelle anne. . . Un nouvel avenir. . . Gaston debout ; Al-bert tendu. Gaston, la couleur de la vie sur son visage, sur ses lvres ; laforce de la vie dans sa poitrine et dans ses gestes. Vivant ! oique, enlui, dj, quelle usure, quelles aeintes ? Il ressemble Albert, dit-on. Ilpense : Tu reposes comme je reposais ce matin. Mais ton aitude, leslignes de ton corps changent, se gonent. Dis, quelle est cee exprienceneuve qui est tienne ?elles dcouvertes entreprends-tu ?

    Il se baisse et lgrement tire le drap. Ce nest pas toi, mon oncle, que japproche enn. Durant ta vie, tu

    ne mas rien livr de toi-mme, je ne connaissais pas plus ton corps queton me. Et maintenant, malgr ma ferveur, que puis-je saisir dhumain ?Cest la mort, dont mon regard sempare, elle qui creuse entre nous unespace infranchissable.

    Gaston appelle laide ses souvenirs. Il faut quil en emplisse cee d-pouille pour quil y retrouve son oncle. . . Albert. . . Il lui faut sen rappelerle regard, le maintien, les gestes, les manies, recrer pniblement un trede chair, lui redonner un soue, une voix, un nom. e son aectionet sa peine provoquent un miracle ! Et soudain, il lui parat que la poi-trine de son oncle se soulve ; quil sort enn dun lourd sommeil ; quilva dire, avec ce sourire un peu forc et grave qui est le sien : Te voil,mon neveu. Cee matine naura t pour eux tous quun areux rve.Une esprance insense sest empare de Gaston. . . puis labandonne, son

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  • Un mort tout neuf Chapitre I

    oncle na pas boug, non. Il naura plus dautre aitude, le corps commeptri ; de ses lvres ne jaillira plus un son. Sa dernire parole, quelle fut-elle ? Sa dernire pense dhomme vivant ? Ou, sil a succomb en pleinsommeil, son rve, son dernier rve terrestre ?

    Allons, soue Ferdinand, a ne sert rien de rester.Albert est sur une terre trangre. Avec son corps, il leur abandonne

    son pass. Mais son avenir, songe Gaston, son avenir. . . Un vertige leprend, il chancelle, il se laisse entraner.

    Dans la salle manger, M Parfault et Paula sont assises, et Ferdinandleur prsente Gaston.

    Cest tout le portrait de son oncle, dit Paula.

    Lentement, par un aprs-midi si doux que cest croire que voil djle printemps, Gorin descend vers la place Clichy. Un peu soucieux davoirmal digr sacr FerdinandDieulet qui sans crier gare vous annonce unemort ! Et, en arrivant la Brasserie des Sports, il boira une vieille ne.

    Gorin lorgne de jolies passantes ; il en suit une, elle troine sur le pontCaulaincourt. Dessous le pont salignent les tombes du cimetire du Nord,certaines monumentales, mais pas rjouissantes non plus. Gorin songe Albert, ses obsques auxquelles il devra assister, sinon le gros douardse fchera. Ils lenterreront Saint-Ouen, quelle corve. . . Allons, bon, lapetite quil lait a disparu.

    Il arrive avenue de Clichy, la Brasserie des Sports, un chouee ta-blissement ! Il y a sa table, dans un coin, prs de la devanture et, en soule-vant le rideau, il peut faire le voyeur, bien observer le mange des femmesqui raccrochent sur le trooir. Plusieurs viennent ici, au lavabo, retaperleur beaut, et parfois il en invite une prendre lapritif.

    Le patron lui serre la main : Je vous la souhaite bonne et heureuse. Fallait me souhaiter a plus tt, grogne-t-il, je la commence avec

    une tuile, lanne. Le gros douard a perdu son frangin. Ah ! monsieur Albert Singer, scrie le garon, qui apporte une ne. On ne sait pas trop de quoi il est mort, on la trouv chez une poule. Peut-tre quune veine lui a clat en faisant lamour, hasarde le

    garon.

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  • Un mort tout neuf Chapitre I

    Ou la poule en question en voulait ses sous, ajoute le patron.Gorin lape son verre de ne, puis : Albert, ctait pas un bavard comme son frangin, il faisait tout en

    douce. . . Il en avait un bon sac, le gros douard va hriter.

    Lucienne traverse rapidement la rue et entre au Tabac : on lappelle autlphone. . .i ?. . . Elle imagine encore une catastrophe, dautres ennuis.Elle senferme dans la cabine, saisit le rcepteur, crie : Allo !

    Mon Dieu, pourvu que Ferdinand. . . ah ! on parle. . . la voix de sonfrre !. . . Elle se penche davantage, sa bouche colle contre lappareil. Legros douard est arriv ? Non, elle perd la tte, il lui tlphone de Mar-seille, il demande des dtails car Gaston a raccroch trop vite.

    Maintenant, ils sont prs du corps, explique-t-elle, et jaends Vic-tor dune minute lautre. Tu rentres quand ? Demain matin ?. . . oi,lise est sourante ?. . .

    Un autobus passe, elle nentend plus. Si. Son frre veut soccuper dela crmonie, il veut quAlbert repose dans son caveau.

    Fais comme a te plaira, rpond-elle.Ils causent encore unmoment, puis elle raccroche ;mais demeure dans

    la cabine, songeuse. Aumoment de lamort de leur grand-mre, voici bien-tt dix ans, douard a achet Saint-Ouen une concession. il meeAlbert dans son caveau, bien ; il lui restera une place pour sa femme, unepour lui.

    Moi, murmure-t-elle, on peut me mere Pantin, je men fous !Au milieu dun groupe, la patronne du Tabac prore. Lucienne vou-

    drait ne plus parler personne, a ne lui plat gure dairer sur elle lat-tention du quartier. une question que lui pose la patronne, elle rponddune voix impatiente :

    Je nen sais pas plus que vous, jaends que mon mari rentre.Et elle se sauve.

    Avenue de Clichy, prs de la place. Yvee ! Tu as dj fait un type ?

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  • Un mort tout neuf Chapitre I

    Dis, tu ne sais pas ce que Gorin vient de mapprendre ? Le grosdouard, son frangin. . .

    Je ne le connaissais pas, ma petite Ida. Tu nas rien perdu, cemec-l ne les lchait pas facilement. Moi, cest

    Gorin qui me lavait prsent ; il tenait dans le temps la grande chemiserieen face de la Brasserie des Sports.

    Oui, alors ?Ida dcoche une illade un homme et lui embote le pas. Alors, quoi ? rpte Yvee.Ida se retourne vivement : Ben, il est mort ! lance-t-elle au milieu de la rumeur de lavenue.

    Chez Paula, ils sont quatre assis devant la fentre, dans laente de

    la visite du mdecin des morts. Ils ont chang des phrases banales, pourcacher leur gne, et aussi pour essayer doublier. Pourtant, malgr eux,ils ont reparl de ce pauvre Albert, dabord dune faon distraite, ensuiteavec application, comme sils cherchaient ensemble le faire revivre.

    Oui, arme Ferdinand, ctait pas un garon aventureux, un vraipre tranquille qui ne soccupait de personne ! Il venait souvent chez nous,car sa famille. . .

    Ctait sacr, interrompt Paula. Il men parlait. . . tenez, je connaisvotre vie tous.

    Il tait cependant peu communicatif. On sest fait tout de suite des condences, nous deux. Je lui ai ra-

    cont mon existence, il ma racont la sienne. Un jour, il ma mene rueGanneron, dans son appartement, et il ma montr sa cantine docier,en mexpliquant que ses actes de proprit taient dedans, avec une partiede ses titres. Moi, le lendemain, jai fait pareil. Alors il a dclar : Machrie, on mera ensemble notre argent et on vivra heureux. On devaitse marier dans trois mois et on se laissait tout au dernier vivant, voyez-vous.

    Ferdinand ne sait rien rpondre. Albert ne leur a jamais sou motde ce projet. Il ne voulait pas entendre parler mariage et, depuis trois ansquil stait spar de la belle Georgee, on ne lavait vu quune fois avecune femme pas celle-ci !

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  • Un mort tout neuf Chapitre I

    Lorsquil a visit mon joli petit intrieur, continue Paula, il macon : Je sens que je my plairai.

    Il est venu y mourir. Si javais su !. . . Vendredi, quand jai reu son pneu, jai couru rue

    Ganneron. Pauvre chou, il stait couch. Tu ne vas pas rester seulcomme un chien ? je lui ai demand. Viens chez moi, je te soignerai. . . Puisquon devait spouser. . . Il sest rhabill, et on est parti, sans prvenirla concierge. Dans le taxi, il me rptait : Va, ce ne sera rien.

    Gaston coute anxieusement. Ferdinand, qui a dj entendu Paulaconter son aventure, songe au gros douard, Victor, que font-ils ?

    Ensuite ? demande Gaston. Il sest couch en arrivant, il a dn un peu, et il a pass une nuit

    calme. Le lendemain, le mdecin est venu. Il lui a trouv des taches sur lapoitrine, ctait grave, car sur son foie il devait avoir les mmes ; il lui apris sa pression artrielle et, en partant, il ma con que votre oncle avaitle cur dun enfant. Enn, ctait pas mortel. . . Le samedi, Albert est restau lit. Je lui avais achet son Information, quil lisait chaque jour causede ses titres. Le tantt, jai fait fonctionner ma T. S. F. et je me suis assise ct de lui, pour tricoter. Je vois que tu feras une femme dintrieur, ilme rptait. Tu sauras me dorloter. On coutait la radio, il commenait aimer beaucoup la musique ; il a cout le discours dun ministre et ilma parl politique ; l-dessus aussi, il se montrait bien sens. On taitdaccord sur tout ; et je pensais : Je vais maintenant tre si heureuse.

    Ferdinand se dresse brusquement et soulve le rideau.Non, ce nest pas lui, marmonne-t-il, en se rasseyant.est-ce quil

    che, ce mdecin ? Il ne va pas me causer des ennuis ? demande Paula, dune voix mal

    assure. la mairie, dj. . . Oh ! oui, si javais su. . . Le pauvre homme,hier, il vivait encore cee heure. Il me redisait : prsent, non, je nepars plus de chez toi. Je donne cong de mon appartement, jen ai assezdy vivre seul. Je garerai mon auto dans ton quartier et au printemps onla prendra pour ler au Bois, ou plus loin, jusqu ton patelin, Turin. Moi, je lui rpondais : Je te ferai visiter lItalie. Ctait comme si onprparait notre voyage de noces.

    Il ne sourait pas, dit Gaston.

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  • Un mort tout neuf Chapitre I

    six heures, il a pris sa temprature, il ne savait pas o placer lethermomtre. Il avait 38 ; il pouvait dner. Il a mang une tranche de jam-bon, deux poireaux, un petit suisse. Je lui ai dit : Je vais me coucher tt,hier jai mal dormi , et jai pos sur la table de nuit un pot de citronnade,car la nuit il avait soif. cemoment-l, il a eu un rot. ame fait du bien ;quand on rote, cest quon digre. Il se tenait sur le ct, comme vouslavez vu, et lorsque jai t couche, il ma expliqu : Je ne tembrassepas, je ne peux pas bouger la tte, mais on se rarapera. Cest moi quilui ai donn un baiser, dans le cou. . . Ah, je ne devais plus le retrouverque mort !

    Durant la nuit, vous navez rien entendu ? dit Gaston. Rien ? reprend Ferdinand. Cest curieux. . . Jai dormi dune seule traite jusqu six heures, ce sont les miau-

    lements de ma chae qui mont veille, peut-tre que Loloe a entenduquelque chose, elle ? Je lui ai ouvert la porte de la chambre, et je me suisrecouche, en pensant : Jai de la chance ; Albert, cest un homme quine rone pas.

    Il devait tre mort, hasarde M Parfault. Ah, Paula, je crois quemoi, je serais devenue folle !

    Jai repiqu un somme et puis je me suis rveille tout fait. Jtaisen chemise de soie, serre contre lui, on avait chaud. Jai gliss la mainsous sa chemise pour le caresser dans le dos et, en mme temps que je meretournais, je lui ai dit : Tu tes pay une bonne nuit, mon coco. Je mesuis penche, je lai embrass, mais ctait dj froid son visage. . .

    Il reposait comme prsent ? demande Gaston. Non, la tte plus haute. . . il change. . . Si vous vouliez en prendre une

    photo ?

    Le train roulait encore lorsque Victor Singer a saut sur le quai. Duwagon descendent lentement sa femme et ses trois gosses. Il en prend un chaque main, les trane, parfois il tourne la tte : sa femme suit, le plusjeune sur les bras.

    Bon sang ! Pour un jour de fte. . .Ils sempilent dans un taxi. Les gosses crient, pleurnichent, posent des

    questions, et Victor en gie un. . . Allons, bon, un encombrement. . . Il tire

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  • Un mort tout neuf Chapitre I

    sa montre. and la dpche est arrive, on se meait table avec lebeau-pre. . . pas de train avant quatre heures. . . Victor, il a eu le temps deruminer !

    Franoise, de quoi crois-tu quil est mort ? Est-ce que je sais, pour ce que je le connaissais, ton frre ! Jai autre

    chose penser.Un des gosses a des coliques, lautre tousse, il faudra les coucher vite. Jirai seul chez Lucienne, dit Victor. Tu ne passeras pas la nuit ? Fous-moi la paix.Il toue, dboutonne son pardessus, senfonce dans son coin et

    cherche Albert dans ses souvenirs.and le taxi sarrte devant leur mai-son, il fait descendre promptement sa smalah, lance au chaueur : 263,rue de Belleville , et colle contre la vitre son visage anxieux.

    Le Bar du Tlgraphe, enn ! Il sy jee, sa sur est l ! Lucienne, comment est-il mort ? Oh, rpond-elle, cest toute une histoire. . .

    Paula a tir les rideaux, assez de lumire pntre dans la chambre. Elle

    ny est pas seule et ne craint plus de regarder le cadavre ; mme, elle senapproche, pose sur son front un long baiser.

    Vous pourrez le photographier ? chuchote-t-elle.Gaston installe sur un pied le Kodak que lui a prt Paula ; il se

    penche sur le viseur, trois reprises presse le dclic, et replie lappareil. Ila opr un peu au petit bonheur. Mais il conservera, lui, de son oncle, uneimage dle. Le visage semble plus sombre, terreux, creus secrtement.Les yeux senfoncent, les pommees saillent, les narines sont pinces, leslvres entrouvertes deviennent violtres. Au calme du sommeil succdeune expression douloureuse.

    On descend, lui soue son pre.La joue qui repose sur loreiller a une couleur lie-de-vin, elle est pique

    de points rougetres, jamais dans lombre, cee joue. Lautre, la lumiredu crpuscule y glisse, saccroche aux poils de barbe, aux moustaches enbrosse, accuse larte du nez la Bourbon . De minute en minute, elle

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  • Un mort tout neuf Chapitre I

    change, faiblit, semble cependant vouloir disputer la nuit cee formeimmobile.

    Bientt, Albert sera enferm dans un cercueil. Gaston se baisse, ah !quil voie son oncle une dernire fois. . . le verrait-il demain, ce serait unautre visage. . . dheure en heure, davantage, celui de la mort. Il veut seredresser. Non ! Il lui faut embrasser ce front. . . une chair glace. Il poseun doigt sur cee bouche, ly laisse, le retire brusquement, comme si ceslvres noires grimaaient. La premire fois quil reste seul seul avec unmort. Un vertige. . . mais il se ressaisit. . . Un mort, l, devant lui. Moinsquun arbre, moins quun chien en vie. Une chose, un objet, a na aucunnom. . . insensible, ainsi quune pierre. . . Cee dpouille, il la bourre desouvenirs, comme de chions un mannequin. Il a t Albert, un pouponcriard, un gamin vif, un jeune homme ; ces espces de mtamorphosesse sont toutes accomplies ; mais un vieillard dcrpit il ne sera point,sa forme dernire, tout au moins encore humaine, la voici, combien vi-dente. . . Ah !. . . Gaston fait un geste : la vie ! la vie ! elle lemplit, est cha-leur, odeur, vibrations, tandis que son oncle. . . Sur ses lvres jamais lasalive. . . dans ses yeux les larmes. . . la sueur sur son front. . . jamais plusrien ne jaillira de ce corps. Rien. Seuls, les mouvements lents de la mortqui pntre cee chair, dinvisibles transformations. . .

    Sur le seuil du Bar du Tlgraphe, Lucienne embrasse son frre. On doit reprendre courage, rpte-t-elle. Et ne tinquite pas ; de-

    main, si le gros douard fait des histoires, je serai avec toi. . . Tu diras Ferdinand que je me surmonte !

    Dans le soir qui tombe, Victor Singer descend leur rue de Bellevilleo, gosse, il vadrouillait derrire ses grands frres. Albert, vieux fran-gin. Il essuie une larme. Il marche vite, retrouve ses ides. Albert laisseun testament quil a lu, un testament juste et en rgle. Pourvu que le grosdouard ne cherche pas des chinoiseries celui-l, avec sa forte gueule ! et que son lise ne lui soue pas, comme lorsque la grand-mre est morte,de faire une crmonie religieuse ?. . . Oh ! il les enverra promener carr-ment, pas de curs ! ant au testament, du ct de Lucienne comme deleur vieille sur Marthe, pas craindre dennuis. Dailleurs, quelle hontesils se chamaillaient au sujet de lhritage !. . . Le sc prendra combien ?

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  • Un mort tout neuf Chapitre I

    Il pourrait charger son notaire de la succession ?Victor monte dans un taxi.Lui, ce qui lunissait le plus Albert, ma foi, ctaient des questions de

    mtier ; et lorsquils commenaient parler commerce. . . Cest que, avantdavoir chacun une bonne situation, ils avaient tran travers toute laFrance et mme en Belgique, en Suisse ! Ce mtier de reprsentant, ava quand on est jeune ; on en garde pour ses vieux jours des maladiesdestomac, des varices, des bronchites, et autre chose encore quelque-fois ! Mais dune autre maladie est mort Albert. Des suites de la guerre ?Il avait fait des descentes vertigineuses en parachute et stait dcrochlestomac, parat-il. Comment savoir ? En tout cas, ces salauds, ils ne luiavaient pas accord une pension ni donn la croix de la Lgion dhonneur.Victor, sur larme comme sur la religion, il a ses ides ! Albert tait o-cier de rserve et il racontait volontiers que faire des priodes tait pourlui une distraction. Sil avait reu la croix, il aurait t le plus heureux deshommes.

    Ce pauvre vieux, il est mort trop tt. Et, soudainement, Victor pense sa premire femme qui est morte

    aprs une longuemaladie, voici dj quatre ans. Si Albert a succomb sanssourances, Charloe, oh ! la malheureuse. . . Trente-neuf ans, a aussicest partir trop tt.

    Ses trois gosses, eux non plus, ne jouissent pas dune sant brillante.

    De la tte aux pieds, lhomme est vtu de noir. M. Albert Singer ? Oui, rpond Paula. Je suis le mdecin de ltat-civil. O est le corps ?Ils montent, pntrent dans la chambre. Paula allume, elle ferme les

    doubles rideaux. Le mdecin te son chapeau melon quil met sur la tablede nuit, puis dun geste froid il tire la couverture et le drap, et dcouvrele cadavre : la main gauche repose sur la poitrine, la main droite sur lematelas, les jambes nues sont replies, croises.

    Il est comme il stait endormi hier soir, balbutie Paula.Le mdecin ouvre le col de chemise, glisse la main, en fronant les

    sourcils.

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  • Un mort tout neuf Chapitre I

    e sest-il pass ? Mon pauvre chri, rpte Paula.Son regard se pose sur le corps, ensuite sur ce petit homme noir et

    inquitant, qui a le visage dun juge. Elle lui racontera la vrit, toute. . .Mais sa voix tremble, elle hsite dans son rcit, se contredit, se tait, etlhomme lui lance un mauvais coup dil.

    Javais fait cuire des poireaux dans une casserole daluminium, cestpas a ?

    Il crit sur une feuille verte, bie, semble ne rien entendre. Elle jointles mains, avec un dsespoir impuissant :

    Ctait pour le soigner mieux que je lui ai dit de venir chez moi. . .docteur ?

    Docteur ? demande Ferdinand, en frmissant, on peut savoir de quoiil est mort ?

    Est-ce dune embolie ? hasarde Gaston. Je ne peux rien vous dire, rplique le mdecin, et il range avec calme

    son portefeuille. Vous porterez cee enveloppe la mairie, demain avantonze heures.

    Il met son chapeau melon, descend lescalier, sort sans prononcer unmot. Ferdinand referme la porte et examine curieusement lenveloppe of-cielle.

    Dedans, quest-ce quil y a ? murmure Paula. On ne pourrait pasla dcacheter ? Vous lavez entendu : Je ne peux rien vous dire. MonDieu, si la police vient chez moi. . .

    Un coup de sonnee les fait sursauter.est-ce quil me veut encore ! crie Paula. Cest Victor, dit Gaston, en ouvrant.Sur le seuil, il parat, grave, sombre, son feutre noir la main. Son jeune frre, madame Paula, annonce Ferdinand.Il baisse la voix : Victor, tu veux monter ?

    Ribroche pousse la porte de son appartement, sa femme y entre, lui

    ensuite ; il entend remuer et sexclame : H ! Fine, nous voil.

    29

  • Un mort tout neuf Chapitre I

    Elle arrive. Vous avez fait une chic balade ? Mayoux a une voiture qui gaze, une Packard comme celle du gros

    douard, et on sest arrt Compigne. Aprs un gueuleton soign, ona fait un tour dans la fort, pied. Moi, il me faut le grand air.

    Une quinte de toux linterrompt. Parle pas tant, recommande sa femme. Je vais prendre ta tempra-

    ture.Il secoue les paules, quon lui foute donc la paix ! Au printemps, il ira

    se mere au vert ; quant a, oui, la campagne le ravigote. Il donne unetape Fine :

    On a bien commenc 1933. Et toi, tu es sortie ? Non. . . mais jai reu une visite, le beau-frre du gros douard.est-ce quil me veut, celui-l, grogne Ribroche, en dnouant sa

    cravate. Oh. . . Il venait te demander. . . Un service ? Ladresse du gros. . . son frre est mort.Ribroche laisse retomber ses bras. Albert ? Tu es sre ?Il sassied, le soue coup ; sa main se crispe sur sa poitrine. . . il sent

    son mal, l, qui na pas boug. Dune voix oppresse, il reprend : Il est mort de quoi ?. . . Parle, nom de Dieu !

    Gaston Dieulet remonte la rue de Vaugirard.Il se redresse, respire largement. Tandis que Ferdinand et Victor se

    concertent au sujet de lenterrement, il va dner. O ? Les restaurants ontdes glaces ternes, un aspect louche, ce sont des gargotes dont la nourri-ture vous dtraque lestomac et cest bien assez dy djeuner en semaine,songe Gaston. Ces passants, pensent-ils la maladie, la mort ? Non, cestencore fte. Les amoureux roucoulent, de jeunes gars braillent, des m-nages musardent bras dessus, bras dessous, et les voitures et les autobuslent, cest un tapage comme rue de Belleville, la mme heure. Voici uncarrefour, avec de beaux cafs, sil entrait dans un ?

    Il entre.

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  • Un mort tout neuf Chapitre I

    toutes les tables, des consommateurs : hommes, femmes, gosses,qui se taisent pour couter les virtuoses installs sur une estrade. Gastonmonte au premier, sassied une table, contre une balustrade derrire la-quelle il aperoit la salle du bas pleine de fume. Il commande une chou-croute, oui. . . et un demi ! Il porte la main son front. . . Cet interminableaprs-midi ? Son oncle ? Et la gueule sinistre du mdecin ? Non, il ne sa-git pas dun rve. Et ceux-l, en bas, pendant ce temps, ils ont ri, bu, bfr.Ils sont dj peut-tre demi-morts, eux aussi ? Les sales breuvages quilssirotent, lair puant quils avalent. Un peu de musique les endort.

    Gaston voudrait fuir. Il repousse ce plat de choucroute grasse et fade,la corbeille pain o il a tran, ce pain ? Cochonnerie ! Ah ! toute lavie combare la crasse, la pourriture, les hommes, la mort. . . surtout dansune grande ville o tous saroupent, voyagent en tas, jouissent en tas,se donnent leurs microbes, leurs vices, leurs haines, leurs maladies. Larue ou lusine, la chambre dhtel ou le logement sur cour . Et pourtre un soir enn tendu sur un lit, comme Albert. Cependant, pas unici qui songe la mort, celui-l foutrait vite le camp ! La vie heureuse, lavie, ils simaginent quils en ont encore pour des annes ! En rentrant leur domicile, quelques-uns trouveront peut-tre une lere de faire-part non, cest fte, pas de courrier. Il y en a peut-tre un qui roulera sous uneauto, et hop ! Ou, demain, dgringolera dun chafaudage, sera broy parune machine ! Tous, et tous qui lapent leur apritif en coutant des ren-gaines clbres, ils commencent bien lanne, croient-ils. Ouvriers, em-ploys, boutiquiers, ils nont pas denthousiasme, pas dimagination, etils ne connaissent gure la rvolte, eux qui tiennent docilement la mainces journaux o ils ne savent pas dcouvrir quelle mort les aend. . .

    Gaston se lve, descend, traverse la salle, alors que lorchestre aaqueun air de valse viennoise. La rue a le dbraill des dimanches soir, latristesse et la sourance en sont chasses. Tant mieux, songe Gaston.Amusez-vous vite, les copains. Il arrive dans une rue noire. Derrire lesvolets dune villa, au premier, des raies de lumire bleutre. . .

    la Brasserie des Sports, Gorin a longtemps aendu Ribroche on

    ne peut plus compter sur lui pour jouer une belote. Il traverse le pontCaulaincourt, le chemin le plus direct quand il rentre chez lui, sans a. . .

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  • Un mort tout neuf Chapitre I

    Il se dit quon devrait mere hors de Paris les cimetires, tous ; et il pense Ribroche qui depuis un an le un mauvais coton. Hum ! les amis com-mencent partir : le papa Olivier, le grand Gabriel, le mme Maurice, etaujourdhui Albert. Pas gai ! Lui, il se sent encore gaillard, seulement fau-drait quand mme quil se surveille : boire moins dapros. . . et moins defemmes ; les garces, du reste, vous mangent trop de pognon.

    La bourgeoise a voulu quon se retire des aaires, dit-il, ctait troptt.

    Surtout que maintenant personne nest assur de pouvoir vivre de sesrentes. Ltat vous grignote votre argent ; quant aux gros nanciers, lesvaches !. . . O trouver des placements srs, voil ?. . . Une pense subite letraverse : Albert avait achet, dans le bas de lavenue de Clichy, un petitimmeuble de bon rapport un placement ppre, quoi ! Si la famille endemande un prix raisonnable tter le terrain auprs du gros douard il est acheteur !

    Gaston, dit Ferdinand, on viendra tt demain pour te remplacer. Et maintenant, ajoute Victor, on le chez mon entrepreneur des

    pompes funbres.Ils sortent.Gaston et Paula veilleront le mort. La nuit est devant eux, longue,

    lourde, inconnue. Ils sasseyent dans la salle manger, en silence. Gas-ton regarde autour de lui. Paula aime les jolies choses. Sa villa est pleinede bibelots anciens ou modernes, dobjets divoire et dtranges ftichesngres. Sur les murs sont accrochs des gravures, deux tableaux sujetreligieux, des peaux de serpent, un tapis de Perse, des dentelles. Albert,lorsquil est venu pour la premire fois dans cee maison, il a d sima-giner pntrer dans un muse.

    Cest mon oncle qui devait en ouvrir des yeux, ici ! Il ma dit : Cest chic, mais a doit te donner du travail, essuyer

    toutes ces bricoles, brosser ces tapis. Il a ri. Chez moi, il ny a que lesmurs ;mesmeubles, je ne les regarde pas, cest une reprise. . . Moi, voyez-vous, depuis huit ans que jai fait construire cee maison. . . quand je mesuis spare de mon mari. . . jai pris got la vie dintrieur. Autrefois, jevoyageais continuellement.

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  • Un mort tout neuf Chapitre I

    Aux colonies ? Non. . . Cest un ami qui ma donn ces objets ngres, je lavais

    connu son retour du Congo. Il est mort il y a deux ans, mais pas commeAlbert, aprs une longue maladie. . . Oh, je peux vous le raconter, puisqueje lai racont votre oncle : cest cet homme qui ma laiss de quoi vivre.Il tait bon !and jai rencontr Albert, jai pens : Tu as la main chan-ceuse. Ctait pas le mme genre dhomme, votre oncle ; seulement, dupoint de vue moral, ils se ressemblaient : srieux, nergiques, prvoyants.Ludovic avait risqu sa peau dans la brousse, et Albert au front.

    Elle gmit.est-ce que jai fait au bon Dieu pour tre aussi malheureuse ?. . .

    Si on enqute ?. . . Et mes voisins, lorsquils verront sortir de chez moi uncercueil ? Je ne peux pas leur expliquer quun homme est mort dans monlit ? Vous ne croyez pas quils sont dj lat ?

    La pendule sonne sept coups. Hier soir, il dnait. Ah ! tiens, aprs je lui ai donn une pastille de

    Fructine-Vichy. Cest pas a ?. . . Non, il tait dj condamn ; mme ven-dredi, lorsque jai t le chercher. Vers deux heures quil a ressenti le pre-mier malaise, en sortant dun restaurant o il avait mang de la raie froideet des salsis la sauce. . . de la sauce ! Moi, je lui ai dclar : Je te feraisuivre un rgime, mon coco .

    Gaston souhaiterait lui entendre raconter leur premire rencontre,celles qui suivirent. Ils ont couch ensemble ? Autrement que durant ceenuit fatale ? Paula est petite, un peu ronde et grasse ; mais vive dallure,les cheveux bien noirs, cest leur vraie couleur ; elle a des yeux vifs malgrla fatigue, une bouche sensuelle, des joues pleines et jeunes, en dpit dela quarantaine.

    Il est venu presque chaque aprs-midi, poursuit-elle. On sinstallaitdans mon petit salon et jusquau dner on bavardait. Au dbut, on allaitau restaurant, ensuite on a mang ici. . . en haut, jai sa serviee. Aprs ledner, il faisait fonctionner la T. S. F. et on retournait sasseoir sur le divan.Il partait vers minuit, jamais plus tard, cause du mtro. Il me conait : Faut que je taime, pour que moi je prenne le mtro. Pauvre chou, ildevait changer deux fois. . . Vos oncles men donneront bien un souvenir.

    Un long coup de sonnee.

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  • Un mort tout neuf Chapitre I

    Cest mon amie, dit Paula, et elle va ouvrir.M Parfault entre, sassied, ramne son chu sur ses maigres paules. Vous avez dn, Paula ? Oh, moi. . . Avez-vous dn, monsieur ? Si vous voulez tenir cee nuit, Paula, faut manger. Jai en bas un morceau de romstek, je lavais achet dimanche. Al-

    bert mavait dit : Lundi, faudra que je mange un peu de saignant, parceque mardi, je dois sortir et passer ma banque.

    Elle se lve, gagne sa cuisine. Dans latmosphre touante monteune lourde odeur de beurre chaud. Paula reparat ; elle porte une assieefumante, la pose sur un coin de table, prs dune bouteille de vin, puiscommence manger. Entre chaque bouche, elle soupire.

    Je lavais achet pour lui ce romstek, rpte-t-elle, et cest moi quile mange.

    Ses joues se colorent ; ses gestes sont plus vifs. Et elle propose de boireune tasse de caf.

    Une heure scoule, presque lgre, durant laquelle on ne parle plusdu mort. Subitement, Paula dclare, dun ton soucieux :

    Je naurais pas d boire de caf. Monsieur. . . voudriez-vous allerdans ma chambre prendre ma bote de cachets, elle est dans le tiroir de latable de nuit.

    Gaston monte lescalier, les marches grincent. Les deux femmesdoivent penser quun homme a ne craint pas la mort. Si. Autre choseque la peur, une angoisse bizarre treint Gaston. Il est devant la porte.Le mort, sil le trouvait dans une position dirente ?. . . Il la pousse, ceeporte : le cadavre na pas boug, la lueur ple des deux appliques lclaire.Il tourne un interrupteur, maintenant la lumire dore du lustre. . . Dansla glace de larmoire, il voit Albert dont le visage semble si boursou un eet de glace ? Le tiroir de la table de nuit est ouvert, il y prendune bote. Sur le marbre, il y a un pot plein dun liquide o oent destranches de citron, un verre demi vide, un mouchoir. Hier soir, avant desendormir, Albert. . . facile dimaginer ses derniers gestes, Gaston, tous,ont les mmes.

    Albert ! est-ce possible vraiment. . .

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  • Un mort tout neuf Chapitre I

    Il prend dans son portefeuille un miroir quil pose presque sur leslvres de son oncle. Vite, il lexamine : rien. Brusquement il tire le drap,soulve le bras gauche dumort et le laisse retomber sur la poitrine ; le brasdroit quil essaie de pousser contre le corps. Ah, les mains sont brunes,avec des ongles mauves. . . froides, dune matire inconnue. . . Froid cefront, ces jambes, ces pieds, cee chair jaune ou blafarde, marbre detaches rostres, qui dgage une odeur deaux stagnantes, dherbes pour-ries. Et, prcipitamment, il ramne le drap. . .

    Vous ne trouviez pas ? lui demande Paula, lorsquil lui donne sabote.

    Si, balbutie-t-il, le tiroir tait ouvert. Cest lui qui la ouvert durant la nuit. Pour chercher quoi ? Vous

    voyez quil devait se sentir mal. Enn, vous ne lavez pas entendu mourir, dit M Parfault. Vous

    vous imaginez, seule avec un homme qui rle ? Cest ainsi que jai vumourir mon mari.

    Jaurais couru vous chercher, rplique Paula.Et Gaston : On saide. Pour des femmes vivre dans la solitude cest pas une vie,

    surtout que si on a un peu dargent, des types tournent autour de vous. . . propos, avez-vous lou votre appartement ?

    Oh, Paula, mes visiteurs ont trouv que six mille ctait trop. Faudraque je baisse encore de prix. Je ne sais pas comment je vais pouvoir vivre.

    Albert mavait dit : Ne tinquite plus de lavenir. Je suis l main-tenant, je moccuperai de tes placements.

    On peut dire que vous tiez bien tombe. Mais moi, quarante-huit. . .

    Je le regree encore plus, ce pauvre chri. . . Les deux ans que jeviens de passer, ah la la. . . and vous mavez suggr de mere uneannonce, je vous ai coute, fallait que je men sorte !

    Une angoisse abominable envahit Paula, laquelle elle pensait avoirchapp pour toujours en rencontrant Albert. Il lui reste quelques billetsde mille. ant aux cent mille francs quelle a prts, ils lui rapportenthuit pour cent, mais on les lui remboursera cee anne. Demain, peut-tre que les billets ne vaudront pas mieux que ces actions quAlbert lui

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  • Un mort tout neuf Chapitre I

    avait dit, en ricanant, de jeter au feu ? Lui, il avait achet de lor, des dollarsquil laissait la banque, dans son core. Mon Dieu ! sil avait vcu encorequelques mois, elle divorait cest facile aprs huit ans de sparation elle devenait sa femme car elle aurait su se faire pouser. Il tait mortsans avoir eu le temps de lui signer un papier, tout son argent irait safamille. Elle regarde Gaston Dieulet avec envie, presque avec haine ; puisson regard sadoucit et, dune voix haletante :

    Mais enn, monsieur, tout a, cest de la faute qui ?Gaston pense des hommes qui ont vcu comme son oncle, pour

    gagner de largent, beaucoup, et lentasser dans des cores ; dautreshommes, dune plus dangereuse espce. . . Tous, pres, secs, gostes. . .Paula aussi qui allait sassocier Albert, fonder un mnage bourgeoiscomme celui du gros douard et dlise. . .

    Ah ! et puis, sexclame Paula, je ne vais pas men rendre malade.Ne possde-t-elle pas unemaison, des rentes ?Au besoin, ellemangera

    son capital. Il ne faut pas quelle se tracasse, pas mme pour ce mort,demain on en dbarrassera sa villa !

    Ferdinand Dieulet et Victor Singer, depuis une petite heure, sont as-

    sis dans un caf. Et ils ont parl dAlbert, de ses dfauts comme de sesqualits.

    Enn, soupire Victor, il est mort sans faire de bruit, comme il a vcu. Mais personne ne pensait quil mourrait chez une trangre. Lu-

    cienne lui avait dit : Albert, si un jour tu te sens mal, viens chez nous. Cest une Italienne, elle avait su lenjler ; en le rencontrant, elle

    a d penser : Ce garon-l est mr, cest un fruit, je nai plus qu lecueillir. Souviens-toi, sil avait vcu, Albert menait une autre existence,on remarquait en lui bien du changement depuis un an. Il devait sennuyerdans son appartement, seul avec un cabot.

    Je ny ai mis les pieds quune fois. Moi, jamais. . . Tiens, je lai vu il y aura quinze jours. . . prsent, a

    me revient. . . il ma avou : Je commence en avoir marre de faire macuisine ou de bouer au restaurant. Jtais press. Sans a, il me racon-tait peut-tre tout, je sentais que quelque chose ltouait. Il fallait quelaveu vienne de lui. Si tu le questionnais, tout de suite il se renfrognait.

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  • Un mort tout neuf Chapitre I

    Il lui a manqu une femme dans sa vie. Il en a eu plusieurs ! Une pour se marier. Je crois quil avait peur de se charger dune famille ; et maintenant,

    il sapercevait quon ne peut pas vivre rien quavec soi, et seulement pouramasser une fortune.

    Ils achvent de boire leur absinthe a ne fait pas de mal ; la preuve,Albert, qui ne crachait pas dessus, est mort dautre chose.

    Il faut ler, dit Ferdinand, parce que nos bourgeoises. . . Demain matin on verra le gros, il roule. Enn, nous, on a agi de

    notre mieux pour lenterrement.. . . Victor arrive chez lui. Sa femme na pas dn, elle laend. Un gosse

    dort, les deux autres geignent. Bon ! il va passer une sale nuit et, demain,avant de retourner auprs du mort, il a expdier un travail urgent. Oh !la vie, cest rien que des emmerdements, son frangin en est dbarrass.

    . . . Ferdinand sest assis dans la boutique et il raconte tout Lucienne ;puis il conclut, avec un billement :

    Sil y a enqute, ils nous lemmneront la Morgue. Une autopsie ne nous le rendra pas vivant ! a demanderait une quinzaine. Mais moi, je ne men occupe pas. . .

    elle journe, bon Dieu ! Toi ! crie Lucienne, tu as bu un pernod, je le sens. Tu veux quil

    tarrive la mme histoire qu mon frre ?

    n

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  • CHAPITRE II

    Trois janvier

    G, accompagn M Parfault jusqu sa porte, sen re-tourne dans la rue dserte. Il pense ses parents, sa mre nedormira pas. . . au gros douard, en route. . . des malades, tousceux pour lesquels cee nuit napportera pas loubli, mais la peur, de nou-velles angoisses, pire. . . comme son oncle, la nuit prcdente.

    Allonge sur le divan du petit salon, Paula laend ; elle lui ore descoussins, en lui recommandant de bien sinstaller car la nuit sera longue. . .La nuit. . . elle est entre eux, aucune lumire ne saurait la chasser ; elle rdederrire les fentres, dans les rues vides, et pse sur les yeux du mort.

    Moi et mon amie on a peur le soir, avoue Paula. On est isol, ici, etquelquun viendrait nous assassiner, qui entendrait ?. . . Ah, ne plus rienvoir de vivant. . . cest pour a que jai pris une chae. Regardezma Loloe,elle se promne, elle ne doit pas comprendre pourquoi ma chambre lui estferme.

    Elle miaule.

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  • Un mort tout neuf Chapitre II

    Oui, elle est bizarre. . . Dites, comment tait-il lorsque vous tesmont ? Il sentait ? Il parat que a se dcompose au bout dune journe,un corps.

    Il y a vingt-quatre heures quil est mort ? Peut-tre. . . je ne sais pas. . . Si je mtais rveille, est-ce que je

    pouvais le sauver ?. . . en le tournant de ct, ou en lui faisant une piqre ?Il a pu penser quoi ?

    Sa dernire pense, cest quand il vous a souhait une bonne nuit. Il ma dit : Ma petite femme, demain on se rarapera, va. Oh !

    cest eroyable de partir comme lui, en plein sommeil ; je sais quil ntaitpas pratiquant mais. . . Nol, on a dn tt, pour aller ensuite couter lamesse de minuit Saint-Eustache. and on est sorti de lglise, votreoncle ma con dune voix change : Ctait beau. Lan prochain, fau-dra que je loue de meilleures places. a lui avait fait une impression. Et,tenez, vendredi, il a vu dans ma chambre la petite chapelle que je dressepour mes morts. Oh, cest bien ce que tu fais l , il ma dit. Il avait lairde mditer. Moi, je ne suis pas bigot, seulement il y a un ge o loncommence se proccuper de religion. Alors, on a parl des astres. Ilme rptait : Cest pourtant vrai, il doit y avoir quelque chose. Silavait vcu, il serait venu avec moi lglise. . . Vous ne pensez pas que sesfrres voudront lui faire donner une petite bndiction ?

    Elle se signe, remue les lvres.Gaston lobserve, puis regarde une photo suspendue au mur ; Paula y

    a les paules nues, une coiure aife, des lvres brillantes ; autour de ceportrait dapparat, des miniatures, des toes et une poupe-ftiche. Laplace quil occupe tait celle dAlbert, peut-tre que sur ce divan agrable,dans cee atmosphre de boudoir, Paula et son oncle. . .

    Il tait expansif avec vous, dit-il, curieux de connatre davantageleur liaison.

    Je me disais que jtais tombe sur une nature aectueuse, javaissenti a le jour mme de notre rencontre. Faut que je vous explique, cest la station du mtro Beaugrenelle quon stait donn rendez-vous. Nousnous tions crit. Je tiendrai votre lere bleue la main , quil mavaitrpondu. Jarrive juste lheure et je vois un monsieur qui marchait de-vant le guichet. Votre oncle ! Nous nous sommes abords avec un peu de

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  • Un mort tout neuf Chapitre II

    gne, forcment. Albert ma propos daller dans un caf. Il y en avait plu-sieurs sur la place, il a choisi le mieux. Des amoureux sy embrassaient. Cest bon signe , il ma sou, et nous nous sommes assis dans uncoin. Alors, lui, franchement, a commenc : Je nai pas quarante-huitans, jen ai cinquante-deux bien sonns. Et moi, pas trente-sept,mais quarante , que je lui ai rpondu. On a ri. a ne fait rien, on pourrapeut-tre se comprendre. Dj, on le pouvait ! Il ma expliqu : Voil,jai des gots simples, je voudrais trouver une compagne srieuse et vivrebourgeoisement. Il minspirait conance ; et puis, il me plaisait commehomme : ni grand ni petit, ni gros ni maigre, tout fait mon genre ; jecraignais de rencontrer un monsieur barbe ou un rasta ! On a causlongtemps, gentiment, et on sest x un rendez-vous pour le surlende-main, au Paramount. . . moi, jaime le cinma, cest mon mtier. . . Cest lquil ma donn le premier baiser. Je sens que vous allez me plaire , ilme rptait. On a dn ensemble. Ensuite, on sest vu chaque jour. En unmois, cest curieux, on avait pris lun pour lautre tellement de sympathie.Aussi, vendredi, je lui ai propos de venir chez moi se faire soigner. Et di-manche, il ma embrasse en disant : On commence 1933 ensemble ; etlorsque le premier janvier, son rveil, on baise une petite femme, toutelanne on a du bonheur. . . Vous voyez. . . Moi, je lui ai rpondu : Jebaise un petit homme. Il piquait avec ses moustaches, peut-tre quil lesaurait coupes. . . Je ne vous ennuie pas ?

    Gaston secoue la tte. Laprs-midi, je mtais propos de lui parler de mon pass. Je lui

    auraismontrmes photos du temps o jtais vedee. Jaendais, car ima-ginez quil pense : Eh, je me trompe, sait-on jamais avec une artiste. Jene voulais pas le perdre. Jaendais aussi pour le prsenter mes amies.Voyez-vous que lune delles me le vole !

    Elle ouvre le tiroir dun chionnier, y prend un album et des enve-loppes quelle pose sur le divan.

    Ah, soupire-t-elle, cest vous que je montrerai tout a.Et, dune large enveloppe, elle tire des coupures de journaux, une

    photo. Cest moi dix-sept ans. . . Nous tions huit dans ma famille. Je

    ne voulais pas tre couturire, mais entrer au Conservatoire de Milan, et

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  • Un mort tout neuf Chapitre II

    maman a cd.Elle dplie une ache dcolore : Dans un drame historique jai dbut. . . Ses mains remuent fbrile-

    ment de vieux papiers ; sa voix est vive. Jai eu rapidement du succs et je suis partie en tournes. Je navais

    pas dix-neuf ans quand mon anc ma enleve. . . Filoche. Peut-tre quevous lavez vu jouer ?. . . Il faisait des lms comiques, comme Rigadin etMax Linder.

    Et, brusquement, Gaston se souvient : Ah ! Filoche. . . Moi, jtais Filochee, ajoute Paula, en ouvrant son album. Regar-

    dez. Est-ce que a ne vous rappelle pas votre jeune temps ?Oui, devant ces photographies, prsent Gaston se souvient. Le jeudi

    aprs-midi, dans un cinma de quartier, il applaudissait aux exploits desPeaux-Rouges, des scnes de la Rvolution Franaise ; puis Filoche ap-paraissait, il jouait le rle dun hurluberlu, brisait les assiees, sautait parles fentres, recevait des seaux deau, surgissait dune bote ou dun piano.

    Me voil, dit gaiement Paula.Une trs jeune lle, aux yeux noirs, avec une robe longue, un chapeau

    empanach, dans un salon tentures. Filoche lui fait la cour. Le gros papase montre, pan ! Filoche renverse le fauteuil et tombe les quatre fers enlair !

    Comme on a travaill, explique Paula, qui tourne les pages. Je mon-tais cheval, nageais, faisais de lauto, me lanais dans les ammes. Vouscroyez que votre oncle a laurait intress ?

    lpoque, il tait reprsentant. Tenez, celui-l faisait toujours le pre, eh bien ! il est mort. . . la belle-

    mre aussi, et le sergent de ville, il y en a des disparus ! Filoche vit, ilcontinue boire, fumer journellement ses quarante cigarees, mais ila bien baiss tout de mme et dans les studios on nen veut plus de monpauvre mari. Pourtant, il a ralis de belles choses, et avec presque rien,cest pourquoi il fumait, il lui fallait de limagination.

    Elle referme son album, examine ses papiers, en prend un. Cest lorsquon a fait notre grande tourne en Argentine, murmure-

    t-elle. Je continuais jouer au thtre, on mappelait la prima donna !

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  • Un mort tout neuf Chapitre II

    Un autre papier : un menu, couvert de signatures. a, cest au retour, sur le paquebot, au dner en mon honneur.Elle range articles et photos dans leurs enveloppes, et soupire : Je les collerai un jour, jai le temps maintenant. Vous ne travaillez plus ? Jai encore tourn, il y a trois ans. Je suis un mauvais ge, je ne

    peux plus jouer les amoureuses, et pas encore les mres. Et puis, je ne mecontenterais pas dun second rle, jai t trop gte. Peut-tre que, avecle parlant. . . mais je parle franais avec un accent, dites ?

    Elle se tait, puis reprend voix basse : Il y a dautres vedees, chacune a son temps. Faut se voir. Je ne suis

    plus jeune, enn, beaucoup moins bien. Mais je ltais encore assez pourplaire mon chri. . .

    Elle frissonne et jee sur ses jambes une couverture. elques pho-tos tombent. Gaston les ramasse, y lance un coup dil, regarde Paula. . .qui rumine son pass. Ces papiers lui rappellent sa jeunesse, ses succs,une espce de gloire dont elle garde prcieusement des tmoignages. . .Ah ! choses mortes. . . Et lui na-t-il pas revcu subitement ses joies den-fant ?. . . Filoche et Filochee. . . Il se rpte leurs noms. . . et ce beau mondedautrefois lui semble maintenant g, poussireux, vide.

    Des coups de vent secouent les volets. La chae miaule. Paula lap-pelle, mais lanimal se glisse dans lescalier. Gaston, une pense le tra-verse, insense. Son oncle, il descend, vient vers eux, la main tendue, ildit : Mais je ne suis pas mort, je dormais. Oui, parfois, il croit entendremarcher au-dessus de leurs ttes. Il noserait retourner dans la chambre.Albert estmort. . . vraimentmort, sur son cadavre il pose comme une dalle.Son regard rencontre celui de Paula, inquiet et trouble. Elle est tendue,trs lasse, et nose fermer les yeux. Dormir, oublier. Mais ils luent contrela fatigue, la vre, et ce sommeil qui se fait complice de la mort.

    Dans les tnbres, Lucienne garde les yeux ouverts. Son mari rone,

    il tait recru de fatigue. Brave Ferdinand, elle le traite durement sil selaisse entraner boire il ne supporte pas la boisson. Il faudrait quilsvendent leur fonds. Seulement, de quoi vivraient-ils ensuite ? Bah ! elle atort de sinquiter de lavenir ; bientt elle, ou Ferdinand, de descendre

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  • Un mort tout neuf Chapitre II

    dans le trou. . . Albert. . . Elle se dit quil aurait pu vivre heureux encorequelques annes, et cest cee pense qui lariste, car elle na pas peurde la mort ; elle la voit comme une chose simple, aussi naturelle que lanaissance. La vie ? Il lui arrive den avoir assez. Derrire elle, toute uneexistence de travail, des dceptions, des angoisses ; et elle voudrait, unjour, ne plus penser, ne plus sentir, dormir longtemps dun sommeil dontrien ne viendrait vous tirer. Son ls est un homme, il a une bonne sant,quil se dbrouille. Pour une fois, cest justice quelle pense elle !

    Une quinte a veill Ribroche.Il sest dress sur son lit, il a allum. Depuis un an, lui et sa femme

    couchent sparment : chacun sa chambre. Dort-elle ? Sil lappelait ?Sa crise cesse, il respire plus librement, peut stendre ; et, subitement,

    dans le noir, cest le visage dAlbert Singer qui lui apparat. Un copain, en-semble, en ont-ils fait des fredaines !. . . Lui, Ribroche, dans ce temps-l,tait un chu vadrouilleur, et il ne passait pas ses nuits seul, toussailler,cracher, comme un vieux gaga. Il sen tait pay des femmes, et des jo-lies. . . trop. . . Peut-tre bien quil avait commis des imprudences, faut quilles paie.

    Il cherche quel moment, o, comment, le mal sest gliss en lui. Ilsen rappelle cruellement la premire aeinte.

    Gorin se lve. Tu te lves, mon grand ? lui demande sa femme.Sans rpondre, il va aux cabinets. De retour dans la chambre, il palpe

    son ventre, enfonce deux doigts. . . l, il rencontre comme une grosseur. . .Ce tantt, dj. . . Albert aussi sourait du ventre, il portait une ceinture.

    Merde, faudrait que jen mee une.Il bille, sapproche de la fentre, soulve le rideau. Le square est

    dsert, peu clair, les arbres sans feuilles entrecroisent leurs branchesnoires. Et dans la rue, pas un chat. Il lui est arriv dy traner cee heure-l quand avec le gros douard, Ribroche, Albert, ils faisaient une virejoyeuse dans les botes de nuit montmartroises.

    Il regagne son lit, sy allonge, bien au chaud ; doucement le sommeillui vient, avec un rve : Albert est au volant de son auto, ils partent pourla campagne, toute leur bande.

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  • Un mort tout neuf Chapitre II

    Victor couche avec le plus jeune de ses enfants.Il laide se lever, le fait asseoir sur le pot ; puis ils se recouchent, mais

    lenfant continue se plaindre.Ce pauvre gosse, il soure dj, cest sensible ; et Dieu sait ce qui lat-

    tend dans cee garce de vie !. . . Voil une question que Victor ne se poseplus ; lui a reu, croit-il, son paquet !. . . Encore une nuit de veille. Ah,toutes celles quil a passes au chevet de Charloe, sa premire femme,qui ne fermait plus les yeux. . . avec ce cancer qui la rongeait. . . un an traner, gmir. Parfois, la mort on lappelle, presque comme lunique re-mde ; et quand elle arrive, cest la bienvenue. . . Il ny a pas longtemps, ilperdait sa belle-mre, morte aussi dans son lit, silencieusement. Lorsquilva Meulan, chez le beau-pre, il saend toujours ce que le vieux. . .peut-tre cassera-t-il sa pipe cee anne-ci ? Victor na pas cinquante ans.Derrire lui, il ne voit que des morts : amis, parents, sans compter les mal-heureux compagnons du temps de guerre la mort dAlbert les fait toussortir de leur trou. Sa vieille sur Marthe : soixante-dix ans, son tourde partir. Chaque fois, un peu de lui-mme qui sen va. Certains, ils ontleur bon Dieu pour se consoler et sendormir ; lui, non, il lui faut regarderla mort en face : tantt elle est une camarade, tantt une ennemie. . . Oncroit en connatre toutes les sales manuvres, et puis elle vous joue unnouveau mauvais coup. . . Il transpire. . . Vite le matin !. . . Le jour vous ap-porte le travail, des devoirs, des ennuis, des joies mme ! et tout a vousfait oublier.

    La lueur des deux appliques claire le visage dumort. Lombre envahit

    les murs. Dans la glace, glauques et gs, se retent le lit, le cadavre,les formes tranges de quelques meubles. Deux tableaux, images privesde mouvement, choses mortes ; des vases, sur une commode ; tentureslourdes, aux longs plis mortuaires ; fauteuils o la place dun corps. . . Unsilence que les bruits de la rue ne troublent plus. La mort et la nuit. Danslair immobile, une odeur lgre, puis envahissante ; elle monte du mortqui na pas rompu tous liens avec son pass, de son corps o dincertainestransformations commencent. elle stale et emplisse le vide, quellepntre le bois, les toes, la pierre, pour les tirer de leur monde inanim.

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  • Un mort tout neuf Chapitre II

    La lumire ne faiblit pas, dteinte et froide ; les ombres sont plus pesantes.Le jour, quelquefois, le passage dun camion fait vibrer chaque objet, unerumeur emplit la chambre et la relie la ville. La nuit, rien. Seule la viedun cadavre est maintenant source de vie.

    Un peu de caf au lait ? demande Paula. Dimanche, javais achet

    pour votre oncle un litre de lait.Elle allume un rchaud, prend une cas