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DANS LA MÊME COLLECTION - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782403009804.pdf · santé, sur la résistance, ... tifie, dans l'histoire des conspirations; ... attentats

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DANS LA MÊME COLLECTION

OCTAVE AUBRY Histoire de France. de l'Académie française Des origines au temps présent.

La R é v o l u t i o n f r a n ç a i s e (2 vol.). Vie privée de Napoléon. Sainte-Hélène (2 vol.).

AUGUSTE BAILLY Le règne de Louis XIV. Les derniers Valois.

BERTIER DE SAUVIGNY La Restauration.

JOSEPH CALMETTE La formation de l'unité espa- ce l'Institut gnole.

Histoire de l'Espagne.

ADRIEN DANSETTE Histoire religieuse de la France contemporaine (2 vol.).

ÉMILE DARD La chute de la Royauté. de l'Institut

JACQUES DESMARESTS La Défense nationale, 1870- 1871.

CHARLES DIEHL Byzance, grandeur et déca- dence.

PIERRE GAXOTTE Histoire des Français (2 vol.). de l'Académie française

PIERRE LAFUE Histoire de l'Allemagne.

FRANÇOIS MAURIAC Vie de Jésus. de l'Académie française

VICTOR TAPIÉ La France de Louis XIII et de Richelieu.

JACQUES VIVENT La guerre de Cent ans.

FLAMMARION

CONSPIRATEURS au temps de

NAPOLÉON Ier

Henri Gaubert

CONSPIRATEURS au temps de

N A P O L É O N 1 e r

L'Histoire

FLAMMARION

Droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous les pays.

(Q FLAMMARION 1962.

Printed in France.

EN MANIÈRE D'INTRODUCTION :

HISTORIENS... ET CONSPIRATEURS

Jusqu'ici, les historiens ne semblent guère s'être préoccupés de nous présenter un tableau d'ensemble des nombreux complots ourdis contre le premier consul Bonaparte et contre l'empereur Napo- léon Ier. L'organisation et le déroulement de ces conspirations suc- cessives n'ont pas encore été l'objet d'une étude systématique, en vue d'en découvrir et — autant que faire se peut — d'en suivre le fil conducteur.

Le résultat de cette négligence historique, on le devine : tout un chapitre, à la vérité assez cohérent, de P époque napoléonienne est ainsi resté à l'état d'épisodes fragmentés, isolés, sans lien appa- rent qui les rattache les uns aux autres, et sans que nous soient clairement. dévoilés les tenants et les aboutissants de ces diverses affaires, par définition assez complexes.

•Assurément, l'on ne nous a point attendu pour parler des conspi- rations diverses qui ont émaillé l'épopée consulaire ou impériale. Ce chapitre romanesque a été abordé et partiellement traité par deux catégories d'ouvrages : les collections d'histoire générale — et les études consacrées à tel ou tel complot particulier.

Dans les livres d'histoire générale - de Thiers à Madelin — les conspirations les plus importantes qui ont pu mettre en péril le régime se trouvent évidemment signalées, en temps et lieu, Mais elles sont enchâssées entre de grands événements nationaux ou inter- nationaux, lesquels les enserrent, les étouffent, et, trop souvent, les réduisent à la portion congrue. Par manque de place, quelques- unes de ces conspirations n'ont pu, parfois, être signalées. On le

comprend aisément : les spécialistes de l'histoire générale, dont le récit doit, par définition même, « galoper », ne pouvaient nous fournir que des aperçus rapides, voire incomplets, de cette vaste fresque retraçant la lutte menée contre le régime par des organi- sations occultes.

Quant aux auteurs qui se sont attachés à démonter devant nous le mécanisme de telle ou telle conjuration, ils nous ont révélé des aperçus d'un intérêt indéniable, certes, mais strictement limités, comme il se doit, au sujet annoncé.

Ceci pour dire, en fin de compte, que le cycle des conspirations de l'époque napoléonienne n'avait pas encore été traité dans son aspect continu. Ce qui nous a incité à entreprendre cette étude.

En la circonstance, il ne pouvait s'agir d'un patient travail de mosaïque, qui eût été d'un intérêt bien médiocre. Nous nous sommes plutôt appliqué à mettre en lumière la ligne continue des conspirations, et cela en dépit du cheminement toujours assez mys- térieux de ces entreprises marquées d'à-coups violents, ponctuées de disparitions soudaines et de résurgences inattendues, caractérisées par des zigzags destinés à brouiller les pistes. L'historien, en cette conjoncture, ressemble assez à un géologue qui s'est donné à tâche de retracer le cours d'un fleuve tantôt coulant à l'air libre, tantôt disparaissant en des gouffres pour rejaillir, un peu plus loin, de manière imprévue. Naturellement, nous nous sommes efforcé moins d'accumuler des faits que de reconstituer le plan général adopté et poursuivi, sous des formes diverses, par les opposants du régime, dans leur lutte contre un gouvernement qu'ils se sont juré d'abattre.

Si nous nous sommes laissé tenter par cette recherche, c'est que l'étude de ces mouvements plus ou moins occultes nous paraît cons- tituer un élément absolument nécessaire à la compréhension de l'histoire générale proprement dite.

A notre sens, en effet, pour une époque agitée, le tableau des conspirations nous semble assez semblable à une feuille de tempé- rature. Le clinicien, nul n'en ignore, exige de voir, au chevet de son malade, le diagramme qui, jour après jour, le renseigne sur les poussées et les retombées de fièvre du patient en observation. Ce tableau révèle au praticien les phases de la lutte d'un organisme donné contre les ennemis de l'intérieur (bacilles, virus, etc.) ou contre les insuffisances de certaines fonctions. Pourquoi l'historien n'utiliserait-il pas, lui aussi — avec, bien entendu, des méthodes

appropriées — ce même système de graphiques, d'une valeur émi- nemment explicative? Voici, par exemple, les montées en flèche qui, à telle période de fièvre politique, indiquent de terribles flam- bées de conspirations. Notons ici les petits traits tremblés faisant ressortir une opposition souterraine qui ronge son frein et qui ne désarme point. Et voilà la ligne horizontale, vraiment rassurante, qui nous révèle, à son heure, une époque de calme, sans tragédies policières.

Mieux que de longs rapports de l'interne de garde ou de l'histo- rien de service, ces courbes nous documentent utilement sur la santé, sur la résistance, sur les réactions de l'organisme à étudier, que ledit organisme soit humain... ou politique. Il faut bien le dire, un simple coup d'oeil sur ces diagrammes nous permet de tirer des conclusions inattendues. Ainsi, dans les graphiques de « fièvre » que nous avons placés en tête du premier chapitre, il nous sera loisible de constater que la première année du Consulat (1800), hérissée de courbes inquiétantes, est marquée par une douzaine de complots : ce sont là les maladies infantiles du régime. En 1801 -et 1802, période de calme intérieur : une ligne presque horizontale, a peine brisée par deux petits accès fébriles sans importance : il s agit, en l'occurrence, de deux conspirations pas très sérieuses9 sans danger pour le régime. Plus loin ( 1804), la courbe s'élèvera tout « coup, de manière menaçante : c'est la conspiration de Cadoudal qui, de manière très logique, prend. place juste avant l'avènement de I'L'rnpire ; il s'agit d'éliminer Napoléon avant qu'il nè ceigne la couronne... Nous expliquerons cela par une sérieuse crise de crois- sance. Quant à la funambulesque conspiration du général Malet (1812), elle doit être considérée comme une maladie de sénescence. Par ces quelques exemples, l'on se rend compte que tout se jus- tifie, dans l'histoire des conspirations; rien ri est interchangeable, tout arrive à son heure.

H. G.

I CYCLE DES CONSPIRATIONS

Janvier-décembre 1800

1er CYCLE DES CONSPIRATIONS :

Janvier-décembre 1800

Cette première année du Consulat (1800) est littéralement remplie par une douzaine de complots successifs, presque ininterrompus :

a) Complot de l'agence anglaise (royalistes); b) Série de petits complots jacobins; c) Affaire de l'Opéra (jacobins); d) Machine infernale de Chevalier (jacobins); e) Machine infernale de la rue Nicaise (royalistes).

... Le rideau se lève sur l'aube de 1800, première année du Consu- lat. Dans ces douze mois s'inscrit, de manière très exacte, le premier cycle des conspirations.

La France a parfaitement compris que, en cet instant dramatique,

son existence même est en jeu. L'homme qui a décidé de la relever réussira-t-il, dans son entreprise colossale ? D'avance, la grande majorité du pays lui accorde une confiance illimitée.

Or, tous les partis ne professent point, à l'égard du premier consul, le même enthousiasme délirant. La preuve : en cette pre- mière année du Consulat, nous sommes à même d'enregistrer une douzaine de conspirations. Deux conjurations royalistes, fort redou- tables, et qui, avec un peu de chance, auraient bien pu réussir. Une dizaine de mouvements jacobins, peu inquiétants, certes, pour le pouvoir, mais qui ne se révèlent pas moins assez gênants pour le gouvernement.

S'il nous est permis de parler ici en historien-clinicien, nous dirons : deux graves maladies infantiles ( complots royalistes ), qui ont bien failli mener le nouveau-né au tombeau ; et, entre temps, une série de poussées de température (complots républicains), fort déprimants pour un organisme déjà assez secoué. De janvier à décembre 1800 : une dizaine d'accès fébriles, deux affections fort sérieuses. Uu début dans la vie plutôt inquiétant...

LA CONSPIRATION ROYALISTE DE L'AGENCE ANGLAISE

Janvier-juin 1800 (nivôse-prairial an VIII)

La pièce commence, en ce début de l'année 1800, par la conspi- ration dite « de l'agence anglaise ». D'essence royaliste ; ce qui s'explique fort bien.

En effet, les jacobins ont été singulièrement surpris par la sou- daineté du coup d'Etat (19 brumaire an VIII — 10 novembre 1799) opéré en un tournemain par le petit caporal. Au cours du premier semestre de 1800, les sectateurs de la Révolution n'auront pas encore eu le temps de grouper leurs hommes et de dresser leurs plans.

Au contraire, dès l'avènement du Consulat, les royalistes se trouvent solidement organisés pour la résistance intérieure. Depuis huit ans que dure la guerre de Vendée (1792-1800), ils ont eu loisir de former des cadres et d'entraîner leurs hommes à la tech- nique des coups de main. Ainsi, les troupes des chouans se trouvent parfaitement à même de fournir sur-le-champ, aux organisateurs des attentats royalistes, des éléments nombreux, des éléments de choix.

D'ailleurs, comme nous allons essayer de le démontrer, la conju- ration royaliste dite « conspiration de l'agence anglaise » n'est, a bien voir les choses, qu'un des derniers soubresauts de la guerre de Vendée.

Grande conférence des chefs de la chouannerie au village de Pouancé.

12 décembre 1799 (21 frimaire an VIII).

Une conférence dramatique : les chefs des diverses formations de chouans — réunis, le 12 décembre 1799, dans le petit village de

Pouancé, à quatre lieues de Chateaubriant — doivent admettre, la mort dans l'âme, que la partie semble perdue, irrémédiablement.

Les chefs de la rébellion, au cours de cette réunion, s'accordent à reconnaître qu'il est impossible de poursuivre plus longtemps les hostilités. Un mémorandum établissant les conditions de la reddi- tion est rédigé sur-le-champ pour être adressé au général Hédou- ville, commandant les troupes républicaines de l'Ouest.

Tandis que les chefs de divisions et de bataillons mettent au point les articles de la proposition d'armistice, un autre conseil, à Pouancé même, étudie, en grand secret, une question un peu plus délicate.

En effet, depuis quelque temps, on chuchote, à Paris comme en province, que Napoléone de Buonaparté, ancien officier de l'armée du roi Louis XVI, travaille au relèvement de la France uniquement pour permettre à Louis XVIII de revenir aux Tuileries. Si ces bruits sont fondés, les chefs de la rébellion de l'Ouest considèrent que la continuation de la lutte constituerait un véritable non-sens. Dès lors, à quoi bon parler d'armistice ? D'enthousiasme, les révol- tés — nobles et roturiers — se rallieraient à la personne du premier consul.

Mais comment être assuré que le général Bonaparte est disposé à prêter la main à une restauration monarchique ? Le biais sera promptement trouvé : sous prétexte de discuter avec le premier consul certains passages épineux du texte de reddition, on enverra à Paris le général chouan Fortuné d'Andigné de Maynent, ancien conseiller au parlement de Bretagne. Au cours de ces échanges de vues, l'émissaire royaliste trouvera bien l'occasion de questionner Bonaparte ; il devra lui faire préciser, de manière aussi claire que possible, s'il est décidé — oui ou non — à céder bientôt la place à Louis XVIII, roi légitime de France.

La démarche ne manque pas d'une certaine audace.

Entrevue entre le royaliste et le premier consul. 28 décembre 1799 (7 nivôse an VIII).

Dès son arrivée dans la capitale, Fortuné d'Andigné s'empresse de prendre contact avec Hyde de Neuville, homme de confiance du comte d'Artois et chef de 1' « agence anglaise » installée, de manière occulte, à Paris.

Hyde de Neuville est un curieux personnage qui, pendant des années, mènera la vie dure à Bonaparte et au ministre de la Police. Un élégant jeune homme de vingt-cinq ans, racé, séduisant. Une vraie silhouette de muscadin, le type classique du conspirateur : hardi, désinvolte, spirituel, sachant jouer, avec un brio étourdissant,

de sa vie propre, de celle des conjurés travaillant sous ses ordres, et, bien entendu, à l'occasion, de celle de Bonaparte. Le brave pro- vincial qu'est Fortuné d'Andigné a besoin d'un mentor pour diriger ses pas vers le premier consul. Sollicité, Hyde se met aussitôt à l'ouvrage.

Pour Hyde de Neuville, chef d'une organisation royaliste dirigée par le comité des émigrés de Londres, subventionné par le cabinet anglais et secrètement installé à Paris pour essayer de renverser le gouvernement consulaire, il ne pouvait être facile, tout au moins à priori, d'obtenir audience de Bonaparte. Mais nous vivons alors à une époque fort romantique, où rien ne semble impossible. Par l'intermédiaire de son compatriote nivernais le baron Bourgoin, devenu pour le moment le citoyen Bourgoin, employé dans l'admi- nistration diplomatique, Hyde parvient à toucher Talleyrand, ministre des Relations extérieures (nous dirions aujourd'hui : des Affaires étrangères), lequel accepte bien volontiers de ménager l'entrevue désirée. L'affaire se déroule en deux temps : d'abord, le consul reçoit — très rapidement, à son habitude — Hyde de Neu- ville, seul ; le lendemain, il tiendra conférence avec Fortuné d'An- digné et Hyde de Neuville, qui seront, ce jour-là, accompagnés de Talleyrand.

28 décembre 1799. Les trois visiteurs sont introduits dans une pièce du palais du Luxembourg, alors résidence du premier consul. Les échanges de vues débutent sur un ton de parfaite courtoisie. Bonaparte se plaît à rendre hommage à la valeur morale et militaire des chefs de l'Ouest comme au courage des paysans vendéens. Ils ont eu raison, reconnaît le premier consul, de ne pas accepter l'op- pression de la République. Mais, observe-t-il aussitôt, la situation est maintenant complètement transformée : les franchises religieuses et civiles que réclamaient les populations des régions rebelles, Bona- parte les leur accorde. Donc, plus de difficultés pour trouver un ter- rain d'entente. La paix, affirme le chef du gouvernement, doit se faire « en cinq minutes ». Mais il ne dit mot d'une restauration monarchique.

A plusieurs reprises, Andigné a pris soin, au hasard de la conver- sation, de parler du « roi ». « Vous êtes donc royaliste? » inter- roge enfin Bonaparte. « Depuis dix ans, riposte le général chouan, je combats pour la restauration de la monarchie française. Com- ment, d'après cela, pouvez-vous soupçonner que je ne sois pas royaliste ? » — « Eh bien ! moi, déclare avec netteté Bonaparte, je ne suis pas royaliste ! » — « Je voudrais que vous le fussiez », répond tristement Andigné. Silence. Sourires forcés de part et d'autre. On s'est deviné. Et voilà que, avec sa fougue coutumière, Bonaparte donne les éclaircissements demandés en se lançant dans une violente diatribe contre les Bourbons. Andigné blêmit : il est

maintenant fort bien renseigné sur la politique personnelle du pre- mier consul ; Bonaparte travaille pour lui seul, non pour les Bour- bons.

Après un échange de propos aigres-doux, Bonaparte — qui n'a cessé de circuler nerveusement, allant d'un bout à l'autre du cabi- net, devant ses interlocuteurs qu'il a laissés debout — s'arrête brusquement et met Andigné en mesure de conclure. Le chouan demande un délai de deux jours pour appeler à Paris les commis- saires ayant pouvoir pour traiter. « Deux jours ! tonne le premier consul. Jamais je ne ferai en deux jours ce que je puis faire en deux heures, dût-il m'en coûter cent mille hommes ! »

Sur cette repartie, digne du meilleur mélodrame, Bonaparte quitte la pièce.

Au sortir du palais du Luxembourg, Neuville et Andigné sont désormais parfaitement convaincus que jamais, au grand jamais, Bonaparte ne sera des leurs.

Fort bien. Puisque, pour le parti monarchiste, la guerre à l'usur- pateur est devenue une impossibilité matérielle, il ne reste plus, désormais, qu'une seule solution praticable : l'attentat. La guerre de Vendée est virtuellement terminée. La longue série des complots royalistes commence.

Hyde de Neuville ouvre les hostilités. 21 janvier 1800 (1er pluviôse an VIII).

Le 21 janvier est, comme on sait, le jour anniversaire de la mort du roi Louis XVI, guillotiné en 1793, sept ans exactement avant les événements que nous rapportons ici. Pour le 21 janvier 1800 — donc, trois semaines après son entrevue avec le premier consul — Hyde de Neuville se propose d'organiser une étrange manifes- tation, destinée à montrer à Bonaparte que, si le premier consul n'est pas royaliste, on compte encore à Paris nombre de citoyens qui restent attachés à l'ancien régime.

Donc, au cours de la nuit du 20 au 21 janvier 1800, quelques partisans audacieux ont subrepticement revêtu de somptueuses ten- tures noires le portail de l'église de la Madeleine — édifice encore inachevé, sa construction se trouvant arrêtée depuis des années. Entre les deux colonnes centrales, une monumentale croix blanche

se dessine sur le fond d'une tapisserie funèbre. Dans les coins de la draperie, des fleurs de lis, des emblèmes monarchiques ; et, au bas de ce voile immense est apposée une copie du testament de Louis XVI. Pour renforcer cette mise en scène, des jeunes gens, vêtus de noir, font les cent pas sur le boulevard tout proche des Italiens, en compagnie de femmes élégantes, elles aussi en grand deuil. Devant les badauds attroupés, les policiers, munis d'échelles et de perches, s'empressent de dépendre ces draperies séditieuses. Le public, volontiers gouailleur, se plaît à rendre hommage au cou- rage des royalistes, auteurs présumés de ce bon tour.

A l'église Saint-Jacques-de-la-Boucherie, dans le quartier des Halles, les hommes de Hyde de Neuville ont également appendu, au cours de cette même nuit du 20 au 21 janvier 1800, des dra- peries de deuil. Ici, en raison des opinions royalistes des bouchers, le décrochement des tentures noires dégénère en sérieuse bagarre.

Pour compléter ce beau programme, le soir même, sous les gale- ries du Palais-Royal, où se pressent tous les désœuvrés de Paris, des personnages mystérieux distribuent, gratuitement s'entend, des copies du testament de Louis XVI.

Aux taquineries déplaisantes de Hyde de Neuville, Bonaparte s empresse de répondre avec sa brutalité coutumière.

Depuis peu, la police a mis la main sur un jeune officier chouan, d'une vingtaine d'années : Henri de Toustain. Un des lieutenants du comte de Bourmont qui commande, à cette heure, les rebelles du Maine. Bourmont a envoyé Toustain à Paris pour embaucher des hommes et pour acheter des armes. Une perquisition dans la chambre du suspect, rue Notre-Dame-des-Champs, permet de découvrir une caisse remplie de cocardes banches, un arsenal de poignards et de pistolets, des brochures séditieuses, une correspon- dance qui ne laisse aucun doute sur le genre d'activités de cet agent. Puisque les plaisantins de la Madeleine et de Saint-Jacques- de-la-Boucherie restent introuvables, Toustain va payer pour eux. Le 22 janvier 1800, le lendemain de la malicieuse manifestation de Hyde de Neuville, Toustain subit un interrogatoire sur le coup de deux heures du matin. A six heures du soir, second interrogatoire. A dix heures, un conseil de guerre condamne le jeune chouan à niort. Tout ceci se termine devant le peloton d'exécution à la plaine de Grenelle.

C'était le premier sang que le gouvernement consulaire se déci- dait à verser depuis la révolution pacifique de Brumaire. L'exécu- tion de Toustain marque le début de la réaction de défense de Bonaparte. Les jours suivants, à l'aube, on entendra les décharges

de pelotons qui fusillent des Vendéens. Le mur de l'Ecole Militaire, éclaboussé de sang, commence à devenir le témoin muet de ces drames politiques.

Désormais, entre les royalistes et Bonaparte, une guerre à mort est déclarée.

Hyde de Neuville organise son « agence de Paris » sur pied de guerre.

Bien que, nominativement, l' « agence de Paris » ait pour chef le chevalier de Coigny — élégant officier d'ancien régime — c'est Hyde de Neuville qui reste toujours la cheville ouvrière de cette organisation occulte.

Tous les décadis — c'est le dernier jour de la semaine révolu- tionnaire, laquelle est composée, comme on sait, de dix jours — le premier consul a pour habitude d'aller passer cette journée, léga- lement chômée, dans sa maison de campagne de Malmaison. Pour accomplir ce trajet de Paris à Alalmaison, Bonaparte se fait escorter d'un piquet assez réduit : une cinquantaine d'hommes à cheval. La route est plutôt déserte, avec des zones inhabitées : des terrains vagues, et, çà et là, des carrières abandonnées.

Hyde estime que l'endroit est tout indiqué pour le coup de main dont il rêve, depuis quelque temps déjà. Un parti royaliste, armé jusqu'aux dents, guettera la voiture du premier consul. On commen- cera par une décharge générale de pistolets, de carabines, d'espin- goles. Après quoi, mettant à profit l'effet de surprise, attaque à l'arme blanche !

Théoriquement, il s'agit de s'emparer de la personne de Bona- parte : on le garrottera ; puis, au grand galop, on ira l'embarquer sur un navire anglais déjà en attente dans un mouillage isolé de la Manche. Tout ceci, on s'en doute bien, n'est qu'un roman destiné à sauver les apparences. On évite, ainsi, de parler trop cyniquement d'assassinat. A la vérité, nos conspirateurs se doutent bien que les grenadiers consulaires riposteront avec vigueur, que Bonaparte se défendra courageusement, qu'il faudra le sabrer ou l'abattre à coups de pistolet. L'attaque, c'est inévitable, se soldera par un massacre général. Il faudrait être bien naïf pour en douter un seul instant.

C'est à ce moment-là (début de mars 1800) qu'arrive à Paris le terrible chouan Georges Cadoudal.

L e s d e u x e n t r e v u e s d e G e o r g e s C a d o u d a l e t d u p r e m i e r c o n s u l B o n a p a r t e .

5 mars, 29 mars 1800.

Georges Cadouda l : jusqu ' ic i , nous n ' avons pas eu encore l 'occa- sion de men t ionne r le n o m de ce t ex t raordinai re personnage. D a n s

les chapi t res q u i suivent, nous ra t t r aperons le t e m p s perdu . Si nous n ' avons pas encore parlé d e lui, c 'es t que, en février

1800, Cadouda l n ' ava i t pas encore rallié le c lan des conjurés roya- listes. Certes , depuis 1797, il lu t te avec a rdeu r p o u r le par t i des Bourbons ; mais en chef d e guerre , les a rmes à la ma in , condu i san t au comba t les paysans d u M o r b i h a n , m e n a n t campagne sans trêve n i merc i cont re les armées de la Répub l ique .

Or , nous savons que, depuis la conférence de Pouancé (12 décembre 1799), les g r a n d s cbefs de la chouanner ie o n t déc idé de déposer les a rmes , et ils o n t notifié leur soumission au gouver- n e m e n t consulaire. E n conséquence , au cours des p remie r s mois de 1 année 1800, tous les officiers d e la rés is tance vendéenne do ivent se

rendre à Paris ; ils se p ré sen ten t alors à Bonapar t e et — d u b o u t des lèvres, dans la major i té des cas — assurent le p remie r consul d e leurs sen t iments désormais pacifiques. U n jour o u l ' au t re , ce sera é v i d e m m e n t au tour de Georges d 'a l ler faire, lu i aussi, sa visite officielle aux Tui ler ies . A l 'avance, il en é c u m e de rage. M a i s ce t te formali té est ab so lumen t nécessaire si l 'on veu t t an t soit peu sau- vegarder l 'avenir.

Donc , le 5 mar s 1800 (14 ventôse a n VIII) , C a d o u d a l se voit dans l 'obl igat ion d ' accompl i r l ' humi l i an te démarche . Il se t rouve alors en compagnie de plus ieurs gen t i l shommes , por teurs de g rands noms : le comte L o u i s de B o u r m o n t , pa r exemple , et, aussi, le rameux Chati l lon. D e v a n t ces aristocrates, Bonapa r t e déploie ses grâces, se m e t en frais de séduct ion; il les flatte, les compl imente , ne se m o n t r e pas avare de promesses. L e c i -devant officier d 'a r t i l - lerie, nobl iau corse installé en maî t re aux Tui le r ies , n e se t ient pas de joie en voyan t compara î t re d e v a n t lui les descendants des p lus célèbres familles de France . Que l orguei l s'il pouva i t incorporer ,

ans son é ta t -major , les plus dévoués l ieutenants d u comte d 'Ar to i s ! Or, t o u t à sa vani teuse sat isfaction (doublée, il f au t b i en le

c o n n a î t r e , d ' u n e pol i t ique for t avisée), Bonapar t e négl ige os ten- s iblement d e s 'occuper d e la pe r sonne de Georges Cadoudal , fils

u n cul t iva teur de Ker léano , près d 'Auray . Ce Morb ihanna i s n ' e s t q u u n m e n e u r de bandes. . . D ' a p r è s le p e u que nous savons de cet te entrevue, le p remie r consul semble avoir t ra i té Georges avec u n e certaine désinvol ture . Grosse faute, é t an t d o n n é le caractère suscep-

tible et ombrageux du chouan. L'homme, terriblement sourcilleux, s'est cabré sous l'outrage. La haine vivace qu'il nourrissait déjà contre Bonaparte se trouvera terriblement accrue, depuis cette entrevue, pour lui si décevante.

Une deuxième rencontre entre Bonaparte et Cadoudal aura lieu une dizaine de jours après, le 19 mars (28 ventôse an VIII), date probable. Cette fois, ils se verront seul à seul. Pourquoi cette seconde audience ? Peut-être Bonaparte a-t-il eu conscience d'avoir mal joué, lors de la première rencontre ? Ou bien désire-t-il faire des offres concrètes à Georges ? Nous ne savons, au juste. De toute manière, voilà les deux personnages face à face. Bourrienne, le secrétaire de Bonaparte, qui assiste en témoin muet à la scène, depuis une pièce voisine dont la porte a été laissée entrouverte, a pu saisir quelques bribes de la conversation. Il a pu noter l'agi- tation nerveuse du général : il va, il vient, il arpente la pièce, il tourne et virevolte: « Cela dura très longtemps, note Bourrienne dans ses « Mémoires ». Il y avait quelquefois beaucoup d'humeur dans les gestes et les paroles. » D'après les confidences ultérieures de Napoléon à divers interlocuteurs, on peut conclure que, aux propositions alléchantes du consul, Cadoudal répondit par une suite de refus systématiques. Bonaparte lui aurait laissé le choix : ou servir sous Moreau avec le grade de général de division ; ou rece- voir une rente annuelle de 100 000 francs. Le Breton, paraît-il, haussa les épaules. Le consul lui demanda alors de travailler à la pacification de l'Ouest, à la tête d'une brigade territoriale. Encore un insuccès. Bonaparte essaie de l'amener à lui en parlant de patrie, de gloire. « Il resta froid, rapporte Napoléon. J'eus beau tâter toutes les fibres, parcourir toutes les cordes, ce fut en vain, je le trouvai constamment insensible à ce que je lui disais. Il en demeurait toujours à vouloir commander des Vendéens. » A Sainte- Hélène, l'exilé évoquera encore cette scène avec le combattant des landes bretonnes : « C'était un fanatique, je l'émus sans parvenir à le convaincre. Au bout d'une demi-heure, je n'étais pas plus avancé qu'au commencement. Il voulait conserver ses bandes et ses armes. Je lui dis qu'il ne pouvait y avoir d'Etat dans l'Etat. »

Se rendant compte que le Breton accepte de se soumettre sans consentir à se rallier, Bonaparte le congédie, mais en lui faisant la leçon : qu'il aille vivre tranquille dans le Morbihan ; qu'il ne prenne point pour faiblesse ce qui est modération appuyée sur la force. Pour terminer, le consul ajoute cette parole prophétique : « Dites bien et répétez à tous les vôtres que, tant que j'aurai les rênes de l'autorité, il n'y aura ni chance, ni salut pour quiconque oserait conspirer ! »

En fait, le parti du Morbihannais est déjà pris : puisque la lutte ouverte contre « l'usurpateur » n'est plus possible sur les champs

de bataille, il la continuera, lui, Georges Cadoudal, avec une poignée d'hommes, à Paris même ; mais dans l'ombre, dans le cheminement secret des complots.

Le premier consul a deviné le jeu de l'adversaire. Il congédie Georges. Le duel terrible va s'engager.

Georges étouffe de colère. De son mieux, il s'est contenu, aux Tuileries. Mais revenu à son hôtel de Nantes, rue de l'Université, où l'attend avec quelque anxiété son bon ami Hyde de Neuville, devenu depuis peu son inséparable, Cadoudal éclate : « Quelle envie j'avais d'étouffer ce petit bonhomme entre mes bras ! » C'est que, en fait, Cadoudal est taillé en hercule ; pas très grand, certes, mais sa musculature est terrifiante ; et sa force, redoutable. Ah ! oui, il regrette bien, le coléreux chouan, de ne pas avoir broyé dans ses bras ce ridicule usurpateur ! Hyde lui ayant observé que, lors de sa récente visite au consul en compagnie d'Andigné, Bonaparte s'était montré sous un jour plutôt aimable (ce qui était, d'ailleurs, très relatif...), Georges s'emporte de plus belle : « Oui, oui, il change de ton, le petit homme ! Il ne m'engageait pas à prendre du ser- vice, il commandait, il ordonnait, il parlait en maître ! Pacification, amnistie, tout cela n'est qu'un leurre ! » Bientôt, dans une sorte de transe prophétique, il se met à prédire l'échec prochain de l'entre- prise royaliste, ainsi que sa propre fin : « Sous peu, nous serons sous les verrous. Je vois bien que, par la suite, il me fera couper le cou... » En effet. Et cet accès de délire prend fin par cette belle menace : « Il faudra que je monte à cheval et que j'aille avec quelques hommes me promener sur la route de Malmaison! »

Hyde de Neuville a laissé parler son coéquipier. Mais, bientôt, il saura le ramener à des sentiments plus réalistes. De l'avis de Neuville, Georges a autre chose à faire que de courir sus à la voi- ture du premier consul.

D'ailleurs, l'homme qui, le moment venu, doit attaquer l'escorte consulaire est déjà désigné : il s'appelle le chevalier Joubert. Che- valier de Margadel, tel est son nom véritable. Deux de ses frères, en ce moment même, mènent campagne dans l'Ouest avec des bandes de chouans. Ainsi donc, Joubert-Margadel a reçu mission de recru- ter à Paris une douzaine de gaillards décidés, prêts à risquer leur vie pour le rétablissement des Bourbons. Cette petite troupe, formée de cavaliers, Joubert l'a bien en main. Il a logé ses hommes (ainsi que les chevaux) en divers endroits, et il leur verse une somme de trois livres par jour.

Tout est prêt. Joubert n'attend que le signal convenu pour com- mander le boute-selle et aller prendre le guet, à l'endroit convenu, sur la route de Malmaison.

Pourquoi donc cet ordre ne vient-il pas ?

Le nouveau plan Neuville-Cadoudal.

Voici la raison de ce retard. Après avoir procédé à des échanges de vues approfondies au

sujet de l'attentat contre Bonaparte, Hyde et Georges sont arrivés aux conclusions suivantes.

Abattre le premier consul sur la route de Malmaison est chose relativement facile pour une poignée d'hommes ayant consenti le sacrifice de leur vie. Certes, à Londres, où le comité des émigrés est toujours si mal informé de l'opinion publique de la France, on s'imagine volontiers que la « disparition » du premier consul sera saluée, dans tout le pays, par des cris de joie. On est persuadé que, sur le champ, la nation exigera le retour immédiat des Bourbons ! Neuville et Cadoudal, qui se trouvent à Paris, sur place, considèrent le problème politique sous un jour bien différent... A leur sens, la suppression du consul aura pour conséquence immédiate non point le retour du roi aux Tuileries, mais le retour des jacobins au pou- voir. Une France plus républicaine que jamais, voilà le résultat que — selon Georges et Hyde — les royalistes obtiendraient par l'assas- sinat pur et simple de Bonaparte. Raisonnement assez juste, d'ail- leurs.

Après mûre réflexion, Georges Cadoudal et Hyde de Neuville arrivent à mettre sur pied un vaste plan d'ensemble. A leur avis, la suppression de Bonaparte — toujours nécessaire — doit s'insérer dans un cadre d'opérations parfaitement méditées, arrêtées à l'avance selon un ordre chronologique minutieux. Voici comment nos deux hommes voient le déroulement des événements.

1 — La flotte anglaise opérera, à Brest, un débarquement d'émi- grés. Sous le couvert de cette opération, un Bourbon — le comte d'Artois, de préférence — prendra pied sur le sol de France.

2 — Tandis que le prince et son escorte regagnent, par étapes triomphales, la capitale, le général Pichegru, ancien général répu- blicain passé au service du roi, se dirigera sur Paris. Pichegru, autrefois en relations directes avec la plupart des grands chefs mili- taires de notre armée, sera chargé d'embrigader les généraux en activité, par persuasion, sous la bannière fleurdelisée.

3 — A ce moment-là, mais à ce moment-là seulement, Hyde de Neuville et Cadoudal donneront ordre à leurs hommes d'abattre Bonaparte. L'exécution de l'usurpateur corse précédera de très peu

l'arrivée du roi Louis XVIII dans sa bonne ville de Paris. Et le parti jacobin n'aura pas eu le temps de saisir le pouvoir.

Le plan arrêté par Hyde et par Georges ne manque pas de réa- lisme politique. Il n'a qu'un défaut, ou, plutôt, deux défauts. Tout d'abord, il faut présenter le thème de ces opérations à l'approba- tion des émigrés de Londres ; et les deux conjurés ne se font aucune illusion sur les énormes difficultés qui les attendent de ce côté-là. Ensuite, il importera de décider le cabinet anglais à desserrer lar- gement, encore une fois, les cordons de la bourse, car il s'agit, en l'occurrence, d'un effort financier considérable. Ils se doutent bien que, des deux côtés — auprès du comte d'Artois, et avec le cabinet de Saint-James — il y aura à livrer une rude bataille. Pour plaider le dossier, demandes et explications par lettres ne sauraient donner un résultat positif. Il y a obligation d'aller, en personne, à Londres, exposer le plan en détail et présenter de vive voix les arguments.

Hyde et Georges préviennent Joubert qu'il devra encore patien- ter quelques semaines avant de se porter sur la route de Malmaison. Puis, les deux conjurés, filant entre les doigts de la police qui, pourtant, les surveille de très près, galopent sur la route de Boulogne, s'embarquent nuitamment, et, à travers la tempête, gagnent l'Angleterre et arrivent à Londres.

A Londres : Georges Cadoudal et Hyde de Neuville au travail.

Fin mai - juin 1800.

Ainsi, les deux conjurés ont à procéder, dès leur débarquement sur le sol anglais, à une double démarche : l'une, auprès du comte d'Artois; l'autre, auprès du cabinet de Saint-James. S'ils réussissent à convaincre leurs interlocuteurs, Bonaparte et son gouvernement ne pèseront pas lourd dans la balance.

Georges commence par aller présenter ses hommages à Monsieur. Le comte d'Artois le reçoit sans enthousiasme. A la petite cour française de Londres, on les connaît bien, ces sauvages Vendéens à la parole rude, au style direct. Des « paysans », que l'on voit arriver couverts de blessures, avec des vêtements qui sentent la poudre et la sueur, et qui viennent demander, avec une insistance de mauvais goût, qu'on rallie leurs formations, qu'on vienne sur la lande faire le coup de feu à leurs côtés...

Avec Georges Cadoudal, Artois et ses conseillers se voient tout de même obligés à quelques ménagements. Les services éminents que le chouan a rendus à la « cause » inspirent le respect et forcent la reconnaissance. Notre Georges est donc accueilli par Monsieur et ses intimes avec amabilité. Une amabilité de façade, et des sourires

un peu forcés. D'autant plus que, juste à ce moment-là, Cadoudal vient de recevoir, du roi Louis XVIII, toujours à Mitau, le brevet de lieutenant général agrémenté du cordon rouge.

Voilà donc Georges Cadoudal devant le comte d'Artois, entouré de son conseil. Le Breton est invité à exposer ses plans — que nous connaissons. Il montre combien le prolongement de la situa- tion actuelle serait dangereux pour le roi. Pas une minute à perdre ! Georges s'offre à reprendre son action subversive en Bretagne, à rallumer la guerre dans l'Ouest. Alors, on marchera sur Paris ! Mais un prince est nécessaire, absolument nécessaire pour se mettre à la tête des troupes et assurer la réussite de la campagne.

Le conseil écoute gravement, formule des objections, se risque à certaines observations, promet d'étudier les modalités du projet. Georges a vite deviné qu'on se propose de l'éliminer... avec des formes. Mais il ne désarme pas, c'est bien le cas de le dire. Certain jour, un courtisan de Monsieur, assez opposé à ces épopées pay- sannes, interroge Georges avec la suffisance que l'on devine : « Vous voulez, dit-il, que le prince aille en Bretagne. Mais répon- dez-vous de sa vie ? » — « Non, riposte Cadoudal, mais je réponds de son honneur. » Pas commode, le bonhomme. De jour en jour, le conseil marque son hésitation, voire son opposition.

Par bonheur, la seconde démarche, celle que Georges a entre- prise auprès du ministère anglais, semble donner des résultats plus encourageants. Cadoudal trouve, dans le cabinet de Saint-James, des politiciens tout prêts à agir. Les ministres de Sa Gracieuse Majesté ont compris qu'il est urgent de mettre obstacle à l'ambition effrénée de Bonaparte. Et puis, cette France que l'on pensait ruinée, désor- ganisée par les excès révolutionnaires, elle se relève beaucoup trop vite, de manière inattendue. Bientôt, si l'on n'y met bon ordre, elle réapparaîtra, sur l'échiquier européen, plus puissante, plus redou- table que jamais. Il convient de parer au danger.

Le 2 mai 1800, devant les ministres anglais Pitt et Wynham, Georges expose ses projets.

Le 15 mai, le Breton est informé que, dans son principe, le plan est agréé.

Le 17 mai, dans le cabinet de Pitt, grande conférence. Le comte d'Artois et Cadoudal ont été convoqués. Il est alors bien difficile à Monsieur de répondre par des phrases creuses, par des promesses vagues. C'est l'Angleterre qui pensionne le prince; elle paie : au Bourbon d'obéir...

Voici le plan de guerre, établi, sur les suggestions du chouan, par les hommes politiques anglais. Sur l'invitation (le mot est char-

mant) des royalistes français, un contingent de 3 à 4 000 soldats britanniques s'emparera de Calais : une place maritime qui, depuis Edouard III, a toujours plu à nos voisins d'en face. Ces forces pous- seront jusqu'à la Somme. De plus, à la mi-juin, une autre armée anglaise débarquera à l'île d'Houat, en vue du littoral morbihannais, et se mettra aussitôt en liaison avec les combattants armoricains de Georges. Naturellement, si jamais Bonaparte faisait mine de trans- férer en Bretagne son « armée de réserve » concentrée autour de Dijon, alors, bravement, les forces anglaises se réembarqueraient : tout est prévu. Mais que les royalistes se rassurent : il leur sera fourni « toutes sortes de secours en armes et en argent ». Le cabinet anglais, qui ne veut pas trop risquer ses soldats, exige, en compen- sation, que le comte d'Artois se risque, lui, personnellement.

Il faut se préparer, d'urgence. En toute hâte, Georges Cadoudal quitte l'Angleterre et débarque en Bretagne où il s'apprête à reprendre en main ses chères troupes. Plus déchaîné que jamais, il arrête toutes ses dispositions avant de se lancer dans cette formidable aventure qui semble comporter pas mal de chances de succès.

En principe, le plan Cadoudal-Neuville doit réussir. En cette pre- mière année du Consulat, les opposants sont nombreux dans cer- taines classes sociales restées secrètement attachées à la royauté. De 1 plus, il faut bien le dire, si le Consulat compte des supporters ardents tant que Bonaparte est en vie, le gouvernement consulaire ne trouvera plus aucun défenseur dès que, d'une manière ou de l'autre, le général corse aura disparu de la circulation. Bonaparte abattu, il n'y a plus qu'une solution viable : le roi. Retour au calme et à la paix. Le port, après la tempête.

Le raisonnement est juste. Il correspond à la réalité historique. Logiquement, nous pouvons nous attendre, en cet été 1800, au prochain retour des lis sur les armoiries officielles de nos palais et de nos monuments publics. Pour celui qui connaît tant soit peu le dessous des cartes, l'agence anglaise se trouve, de toute évidence, en excellente position.

Mais il y a Fouché. Il y a, aussi, le général Bonaparte...

Comment Fouché jouait - avec Cadoudal et Neuville - au chat et à la souris.

Hyde de Neuville possédait des espions très actifs dans les bureaux mêmes de Joseph Fouché, ministre de la Police générale.

Ce qui n'empêchait nullement Joseph Fouché, ministre de la Police générale, de compter, à son tour, d'excellents mouchards dans les rangs des conspirateurs royalistes. Hyde et Georges eussent été bien étonnés si on leur avait dévoilé que la police consulaire était au courant de la plupart de leurs projets, et ce, depuis février 1800. Les organisateurs de la conjuration avaient la nette impression que le quai Voltaire ignorait l'existence de l' « agence » — alors que les espions de Fouché en connaissaient tous les rouages.

Bien sûr, Fouché se gardera de mettre le gouvernement consu- laire au courant de l'affaire. Il craint tellement les bavardages et les indiscrétions de l'entourage de Bonaparte ! A l'heure prévue, il se réserve de déclencher la vague d'arrestations qui lui permettra de gagner sur les deux tableaux : chez les royalistes, son attaque foudroyante sèmera la terreur ; dans les milieux gouvernementaux, ce splendide coup de filet, accompagnant la divulgation absolument inattendue du complot, stupéfiera les adversaires politiques du ministre et mettra en lumière ses incomparables talents de policier.

Or, voilà que, bien malencontreusement, le plan machiavélique de Fouché va se trouver mis en péril par une nouvelle manœuvre de ses ennemis intimes des Tuileries.

Les ennemis politiques de Fouché essaient de lui enlever son ministère.

Avril-juin 1800.

Tandis que, dans l'ombre, et avec ses yeux de lynx, Fouché continue à suivre très attentivement les agissements de l' « agence anglaise » de Paris (dont il est le seul, dans les milieux gouverne- mentaux, à connaître l'existence), notre ministre de la Police va bientôt subir, de la part de Lucien Bonaparte (frère du premier consul) deux attaques successives, menées à la hussarde. Dans l'es- prit de Lucien - un esprit assez brouillon — cette double offen- sive a pour but final la destitution de Fouché. Certes, Lucien ne parviendra point à ses fins, nous allons le voir. Néanmoins, sa malencontreuse campagne aura pour conséquence de déranger consi- dérablement les plans policiers de Fouché ; et, par là, elle permettra à Hyde de Neuville et à Georges Cadoudal de s'échapper de la toile d'araignée, tissée dans l'ombre, où ils allaient bientôt s'engluer.

Joseph Fouché, ministre de la Police, et Lucien Bonaparte (à qui son frère, le premier consul, a, par faiblesse, confié le ministère de l'Intérieur) sont des ennemis déclarés, irréconciliables. Lucien, arri- viste forcené, s'est mis dans la tête d'être proclamé le « successeur désigné » du premier consul. Or, Fouché a déclaré qu'il n'accepte- rait jamais que la France fût — éventuellement — gouvernée par

un tel hurluberlu. De fait, Fouché mène durement campagne contre les prétentions du « frère ». Les hostilités sont ouvertes entre les deux hauts fonctionnaires. Une lutte sans merci.

Nous compterons deux grandes batailles. Et, chaque fois, l'at- taque sera menée, de manière plutôt inconsidérée, par Lucien. Mais, chaque fois, il trouvera devant lui un adversaire de taille.

Première bataille Lucien-Fouché : le 8 avril 1800 (18 germinal an VIII).

Le pays se montre quelque peu inquiet du fait des grands mou- vements de troupes qui commencent à s'opérer en Bourgogne : c'est la préparation secrète de la campagne d'Italie. On pressent bien, de toutes parts, que la guerre va reprendre de plus belle avec l'Autriche ; on devine que le premier consul s'apprête à assumer le commandement des opérations. Encore des aventures ! Où tout cela va-t-il nous mener ? Les milieux d'opposition jacobins ne sont pas les derniers, on le conçoit, à dramatiser les événements, à émettre les propos les plus alarmants.

Lucien Bonaparte, ministre de l'Intérieur, croit avoir trouvé, dans cette agitation républicaine — au fond bien peu dangereuse — le moyen d'éliminer Fouché, protecteur attitré des « enragés ». Avec ses préfets, Lucien est bien placé pour procéder à la confection de rapports plus ou moins sincères sur l'agitation jacobine.

Devant son aîné, Lucien se fait un malin plaisir de souligner les attaches de Fouché — ancien conventionnel, ancien régicide, ancien terroriste — avec les partis de gauche, avec les « enragés », avec les « septembriseurs », toujours si dangereux (?) pour la stabilité du gouvernement consulaire. Nul n'ignore, aux Tuileries, l'animosité de Bonaparte à l'égard de ces « démagogues », « idéo- logues », « hommes de sang », « hommes de 93 ». Lucien entre dans le jeu ; il démontre à son frère la force de cette opposition, qui s'explique par la protection de Fouché, demeuré l'ami et l'ange gardien des « terroristes ».

Lucien plaide son dossier. Il convient que le premier consul éloigne au plus tôt Fouché du ministère de la Police. A dire vrai, Bonaparte n'a pas l'air bien décidé à prendre pareille décision.

Mais le temps presse... pour Lucien ; il brûle ses vaisseaux. Bien que rien d'officiel n'ait été annoncé, tous les ministres se doutent bien que le consul s'apprête à quitter Paris, d'un jour à l'autre, pour se mettre à la tête de l' « armée de réserve » de Dijon. Où portera-t-il la guerre ? En Italie ? En Allemagne ? N'im- porte... Il prendra sous peu congé de la capitale. Or, avant le départ de son frère, Lucien tient absolument — oui, absolument <— à

faire sauter Fouché, à se débarrasser de cet adversaire politique. Et ceci nous explique la ridicule séance du 8 avril 1800 (18 ger-

minal an VIII), qui prend place dans le cabinet du premier consul. Pour ce jour-là, Lucien a monté une belle mise en scène. Entouré de quelques ministres et de conseillers d'Etat, tous dévoués à ses intérêts, bien entendu, Lucien expose au citoyen consul la situation intérieure du pays, rendue fort inquiétante (c'est lui qui l'affirme !) de par l'agitation des milieux jacobins. On lance même le mot « conspiration ». Après quoi, Fouché est introduit dans ce guêpier, un peu à la manière d'un accusé. C'est alors une clameur générale, et bien orchestrée, contre les « anarchistes ». Ayant le nombre, les assaillants pensent avoir la force. Ils ont oublié que Fouché vaut, à lui seul, un bataillon. Impavide, le ministre de la Police relève le gant ; il démontre l'inanité des preuves mises en avant ; il pul- vérise, d'un mot, les arguments de la partie adverse ; il crève toutes les bulles de savon que l'on souffle en sa direction. Les jacobins, dangereux ? Allons donc ! « Général, clame-t-il (car le ton de la discussion s'est haussé jusqu'à la violence), général, je réponds d'eux. » Puis, paragraphe après paragraphe, il dégonfle les rapports habilement confectionnés par les indicateurs à la solde de Lucien.

Sans le moindre ménagement, et aussi avec quelque maladresse, Lucien poursuit furieusement son attaque, usant de termes assez peu choisis. Fouché riposte du tac au tac, ponctuant sa défense de b... et de f... Une vraie dispute de portefaix. On est bien près de s'empoigner. Après avoir dénoncé les agissements louches de Lucien, qui a fait agir des agents provocateurs dans les jacobinières, Fouché lance à pleine voix, dans le tumulte : « Et je ferais arrêter le ministre de l'Intérieur lui-même si j'apprenais qu'il conspirât ! »

Bonaparte fronce le sourcil. Sa décision est prise. Il a percé à jour la combinaison polititique de son frère Lucien. Pendant son absence prochaine, Fouché sera indispensable, le consul s'en rend parfaitement compte, au ministère de la Police. De plus en plus, aux yeux du premier consul, Lucien apparaît comme un brouillon dangereux, tandis que Fouché s'est révélé homme d'Etat.

La conjuration jacobine dite « du 18 germinal » vient de mourir... avant de naître. Fouché conserve son portefeuille ministériel. Ce qui lui permet de continuer son active surveillance quant aux agisse- ments de l'agence anglaise.

Deuxième bataille Lucien Bonaparte-Joseph Fouché (2 mai 1800 — 12 floréal an VIII).

Au début du mois de mai 1800, le premier consul en a terminé avec ses préparatifs de départ. Il a secrètement décidé de traverser

les Alpes comme l'éclair et de tomber comme la foudre entre les deux armées autrichiennes qui opèrent contre nos troupes : l'armée du Rhin, qui s'oppose à Moreau ; l'armée des Alpes, qui, en ce moment, bouscule Masséna sur la rivière de Gênes. Ainsi s'annonce la deuxième campagne d'Italie de Bonaparte, dont les opérations seront couronnées, à bref délai, par la radieuse victoire de Marengo.

Le premier consul doit quitter Paris à la date du 6 mai 1800 (16 floréal an VIII). Or, avant que Bonaparte ne prenne la route, Lucien et sa camarilla, rendus furieux par leur défaite du mois précédent, ont juré de faire mordre la poussière au ministre de la Police avant le départ du général. A dire vrai, la position des assail- lants semble, cette fois, bien meilleure que précédemment.

Il est bien évident que, en dépit des nombreuses précautions prises par Hyde de Neuville, des imprudences ont été commises par certains conjurés royalistes. La police du ministère de l'Inté- rieur, et, aussi, les services du préfet de police Dubois sont trop obtus pour avoir mis à jour la conspiration proprement dite. Mais, tant bien que mal, ils sont arrivés à en saisir certains bouts ; ce qui leur a permis de deviner que l'opposition monarchiste prépare, dans l'ombre, une vaste machination, encore enveloppée de mystère, et qui doit avoir pour but l'assassinat de Bonaparte.

Si, en germinal, on n'a pu arriver à convaincre Fouché d'incapa- cité, cette fois, on le tient, le fameux policier ! Fouché, nous l'avons noté tout à l'heure, s'est bien gardé de parler au premier consul de l'activité de l'agence anglaise. Ce qui permet à Lucien et à ses acolytes de conclure — un peu trop à la légère ! — que le ministre de la Police ignore tout de cette affaire. Dès lors, on devine le plan de Lucien : juste au moment où Bonaparte quittera Paris, le ministre de l'Intérieur placera, sur le bureau du chef de l'Etat, le tableau des agissements de certains royalistes — c'est-à-dire le peu qu'en ont découvert la police de Dubois et la police de Lucien. On dévoilera le projet (présumé) : le meurtre de Bonaparte. On appor- tera ainsi la preuve que Fouché, chargé de la protection du premier consul, ne se doute aucunement (c'est du moins l'opinion, parfai- tement erronée, de Lucien) de cette redoutable conspiration. Après des révélations aussi accablantes pour son ministre de la Police générale, comment Bonaparte pourrait-il conserver plus longtemps Fouché ?

Un coup droit de Fouché. 2 mai 1800 (12 floréal an VIII).

Fouché sait tout ce qui se trame à Paris, dans tous les milieux. Même ce qui se prépare contre lui, dans le parti de Lucien. Il

n'ignore rien de la combinaison échafaudée par son excellent col- lègue, le ministre de l'Intérieur.

La conjuration de Hyde de Neuville, il en connaît, lui, Fouché, tous les secrets, autrement mieux que ces brouillons du camp adverse, qui en ont simplement entrevu certains aspects. Néan- moins, il s'agit de ne pas se laisser gagner de vitesse par le clan de Lucien. Avant que ces policiers amateurs ne jouent, devant Bonaparte, leur grande scène mélodramatique, il importe, pour Fou- ché, de porter un coup terrible.

Le 2 mai — quatre jours avant que Bonaparte ne quitte la capi- tale — Fouché, sans aucune préparation liminaire, dévoile aux consuls l'existence et le plan détaillé de l'agence anglaise. Devant les trois magistrats suprêmes, il démonte minutieusement tout le mécanisme intérieur de cette dangereuse conspiration royaliste, tra- vaillant en plein Paris depuis plusieurs mois. Il n'a point grand mal à souligner l'importance de l'affaire. Avec son habileté coutu- mière, il sait mettre en lumière le service signalé qu'il vient de rendre ainsi à la République.

Bonaparte, quelque peu éberlué, ne peut celer son admiration pour le zèle et l'intelligence de son ministre. Bien que, dès cette époque, il commence à se méfier des intrigues de ce singulier per- sonnage, il se voit dans l'obligation de rendre un hommage éclatant aux talents subtils et à la perspicacité sans égale du chef de la police. A la date du 14 floréal an VIII (4 mai 1800), considérant qu'il doit donner un satisfecit officiel à celui qui veille si bien sur sa sécurité, Bonaparte écrit à Fouché : « Ma reconnaissance a été encore augmentée par la découverte du comité anglais. » Dans son fauteuil ministériel, Fouché est assis, plus solide que jamais.

A nouveau, une belle désillusion pour ce grand fou de Lucien.

Fouché a été obligé de jouer à contretemps... 2 mai 1800.

Pour conserver son portefeuille, Fouché a été forcé, vis-à-vis de l'agence anglaise, d'opérer avec une précipitation regrettable. Le 2 mai 1800, à l'heure même où, devant les trois consuls, il pro- cède à de sensationnelles révélations, il ordonne l'arrestation des chefs de ladite agence. Tout au moins de ceux... qui se trouvent encore à Paris.

En fait, la manœuvre prévue par Lucien contre lui l'a obligé de frapper l'agence royaliste un peu avant l'heure. Techniquement parlant, il a raté le coup, dans ce sens que les deux grosses pièces — Hyde de Neuville et Cadoudal — se sont envolées déjà vers l'Angleterre. Il devra se contenter, pour le moment, de deux

comparses, d'une valeur bien mince : le chevalier de Coigny, chef officiel de l'agence de Paris, en fait personnage d'apparat ; et le chevalier de Margadel, dit Joubert, l'homme de main, chargé, le moment venu, d'abattre Bonaparte sur la route de Malmaison.

Si Lucien n'avait point mis en œuvre ces projets machiavéliques, Fouché aurait pu agir un peu plus tard ; tous les participants du complot auraient été, d'un seul coup, mis sous les verrous. Consé- quence : nous n'aurions pas eu l'affaire de la machine infernale (décembre 1800) dont nous aurons à nous occuper tout à l'heure. Et, surtout, la terrible conspiration Cadoudal-Pichegru de 1804 n'aurait jamais vu le jour...

Mais il a fallu, en ce mois de mai 1800, que Fouché sauve son portefeuille. Tant pis pour Bonaparte !

Marengo et la politique intérieure de la France.

Marengo : 14 juin 1800 — 25 prairial an VIII. A l'annonce de cet immense succès militaire qui met l'Autriche en si mauvaise posture qu'elle va être obligée de demander bientôt la paix, la France éclate en vivats. Selon la parole même de Fouché, ce triomphe « élève Bonaparte à la tête du pouvoir ». Parti en cam- pagne comme consul, c'est-à-dire comme premier magistrat d'une République, il revient en César, en « imperator ». — « On eût dit, nous confie encore Fouché, qu'à Marengo il avait moins conquis l'Italie que la France. » Le pays tout entier, hier encore quelque peu réticent pour les nouvelles aventures guerrières, est soulevé par une vague d'enthousiasme. Il crie son admiration et sa reconnais- sance ; il affecte désormais un mépris complet pour les insinuations malveillantes qui viennent de droite ou de gauche. En Bonaparte, la nation voit son sauveur.

Il faut bien le reconnaître : après Marengo, les royalistes se rallieront de plus en plus nombreux au gouvernement consulaire.

Dans ce maelstrôm aussi psychologique que politique, que deviennent nos conspirations, nos conspirateurs, nos policiers ?

Georges Cadoudal apprend la victoire de Marengo. 2 juillet 1800 (13 messidor an VIII).

Le premier consul a quitté Paris le 6 mai 1800. Marengo est du 14 juin. Le 2 juillet, le jeune général chargé de lauriers est de retour à Paris. Ceci précisé, regardons un peu ce qui se passe du côté de Georges.

En juin, Cadoudal, arrivant d'Angleterre — où il a pris congé de

Hyde de Neuville et du comte d'Artois — a débarqué en Bretagne pour préparer la rébellion de l'Ouest, en vue d'aider au grand débarquement anglais ; lequel, en principe, doit s'effectuer en plu- sieurs points du littoral, entre Calais et Nantes.

14 juin. Ce jour-là, Bonaparte manœuvre entre les petits villages de San Giuliano et de Marengo. Cadoudal, lui, tient conseil de guerre avec ses chefs des légions bretonnes à Saint-Jean-Brévelay. Les chouans ont reçu des barils de guinées. il leur est recommandé de se tenir prêts. Mais la bataille ne doit commencer que sur l'ordre — et, sans doute aussi, en la présence ! — de S.A.R. le comte d'Artois. De sa plus belle plume, Georges mande alors à lord Grenville : « Tout est prêt. L'insurrection éclatera dans tout l'Ouest et même dans une partie du Midi avec lequel nous conspi- rons. Les royalistes peuvent espérer le plus grand succès. »

C'est dans ces circonstances qu'éclate, dans un ciel déjà bien sombre pour les conspirateurs de l'agence anglaise, le coup de ton- nerre de la victoire de Marengo.

Il semble que Georges ait appris la nouvelle le 2 juillet 1800, par une lettre de lord Grenville. Le ministre anglais explique à son correspondant breton que tout était prêt, dans les ports britan- niques ; on était sur le point, assure-t-il, de passer à l'exécution du plan projeté. Mais, ajoute l'homme politique, les événements d'Ita- lie (victoire de Marengo) obligent à reconsidérer la question. « On ne peut donc que l' [Georges] inviter à rester tranquille pour le moment... » C'est l'effondrement de toute l'affaire, si péniblement mise sur pied à Londres, comme nous l'avons vu précédemment.

L'Europe est stupéfiée, médusée. On sent bien que le Continent est tout prêt à s'incliner devant ce génie militaire qui gouverne la France et conduit ses armées à la victoire.

Cadoudal, lui, ne s'inclinera jamais. L'Angleterre a tiré son épingle du jeu vendéen, avec une élégance discutable. De ce fait, il ne faut plus compter sur la présence des prip.ces en Bretagne. Qu'importe ! Le Morbihannais, têtu et farouche, continuera la lutte, seul, avec ses bandes de chouans.

La fin de l'agence anglaise.

La campagne d'Italie constituait un coup de dés fort hasardeux. Certes, elle se terminait par le triomphe éclatant de nos armes. Mais, à Marengo, il s'en était fallu de peu que Bonaparte n'ait connu la défaite.

On comprend que, dans ces conditions, Fouché ne se soit point pressé de liquider l'agence anglaise. Si Bonaparte revenait en vainqueur, les services de la police générale produiront les person-

nages de seconde zone que l'on a pu mettre sous les verrous, et on les fusillera promptement sous l'étiquette de « brigands ». Mais si, au contraire, les armées autrichiennes écrasaient nos troupes en Lombardie, les Bourbons ne pouvaient manquer de rallier prompte- ment les Tuileries ; et notre fin matois de Fouché s'empresserait alors de libérer ses prisonniers — Joubert et Coigny — en souli- gnant, bien entendu, qu'il les a sauvés de la colère de Bonaparte, qu'ils lui doivent la vie, à lui, ministre de la Police, et qu'il y a lieu de lui adresser félicitations et remerciements.

Or, dès après Marengo, Fouché sait quelle carte il doit jouer. Désormais, le pouvoir du jeune consul est assuré, le retour des Bourbons n'est plus prévisible. La main du policier peut et doit s'abattre sur les deux prisonniers qu'il tient « en réserve » au Temple.

Le chevalier de Coigny aura de la chance. Avant son incarcéra- tion, il entretenait d'excellentes relations avec Joséphine, restée, elle, « la consulesse », très attachée au régime monarchique. Mais oui, Joséphine est de sentiments royalistes, et, du fond du coeur, elle souhaite le retour des Bourbons. Ce qui, en fin de compte, permettra à Coigny de se tirer d'affaire, Joséphine ayant plaidé sa cause auprès de Fouché, dont elle est... l'agent secret, fort bien payé au demeurant.

Joubert sera moins heureux. Traduit devant une commission militaire, il sera condamné à mort. En dépit de la promesse faite par Fouché à Bourmont (le comte a servi d'indicateur, en la cir- constance), Joubert sera passé par les armes le 27 frimaire an IX (18 décembre 1800). Dès le lendemain, Le Moniteur, journal officiel du gouvernement consulaire, se fait un plaisir d'annoncer à ses lecteurs l'exécution du conjuré. Non point au titre de parti- cipant d'un complot ourdi contre le chef du gouvernement, mais comme « instigateur de rassemblements armés qui volent les dili- gences et les courriers ».

Fouché, qui suit son plan jusqu'au bout, s'efforce de rendre odieuse, par tous les moyens — dans l'esprit du public déjà très monté, à cette époque, contre la « perfide Albion » — cette conjuration royaliste. A cet effet, il affectera, en toute occasion, de la désigner sous le nom péjoratif d' « agence anglaise D. Hyde de Neuville, outré de l'étiquette que le ministre de la Police a placée ainsi sur son organisation, note avec amertume que ceci fut ima- giné « pour la discréditer ». Il a raison. Fouché arrivera à ses fins : l'histoire nous a conservé cette appellation tendancieuse, qui, à la vérité, est loin d'être exacte.

Bilan des c o m p t e s : Fouché a p e r d u la pa r t i e .

Rapport de Fouché aux consuls, condamnation à mort de Joubert, entrefilet insidieusement glissé dans les colonnes du Moniteur : tout cela prend des airs de victoire. En fait, Fouché dut bien reconnaître, au dedans de lui-même, que, de par la sottise de Lucien, il a perdu la partie. Les deux grands chefs, les deux redoutables adversaires du régime — Hyde de Neuville, Georges Cadoudal — que la police s'apprêtait à capturer, dès leur retour d'Angleterre, sont maintenant hors d'atteinte. Après le démantèle- ment de l'agence anglaise, ils auront bien garde de revenir encore à Paris, et, en tout cas, dans leur prochaine entreprise, ils sauront redoubler de précautions.

Georges, en particulier, ne va pas tarder à reprendre ses acti- vités. Rendu plus furieux que jamais par la découverte de l'organi- sation parisienne, il prend, sans tarder, de nouvelles dispositions, avec des moyens accrus. Ce sera, tout d'abord, la machine infernale de décembre 1800. Ce sera enfin la formidable conspiration de 1804, laquelle, avec un peu de chance, aurait fort bien pu tuer Bonaparte et abattre le régime consulaire. Par ces quelques traits, on se rend compte du « manque à gagner » de Fouché, en ne procédant pas à l'arrestation de Georges. Arrestation qui eût évité au premier consul, puis à l'empereur, de terribles et malencon- treuses complications dans sa politique intérieure.

Sous prétexte que cette conspiration a été décapitée par Fouché avant le départ du premier consul pour l'Italie, les historiens ont minimisé cette affaire, dont ils n'ont pas su démêler la trame. Ils se sont contentés d'en dire quelques mots, au passage. Reconnais- sons sans ambages que, de par son brusque arrêt par les soins de la police, cette conjuration ne présente sans doute pas l'aspect romantique des affaires qui vont suivre. Néanmoins, si, à notre tour, nous avions passé sous silence les avatars de cette agence pari- sienne, qualifiée à tort d' « anglaise », il nous serait bien difficile de concevoir la force interne, le potentiel redoutable du parti royaliste où quelques hommes au tempérament de fer sont bien décidés à livrer à Bonaparte une bataille sans merci : ou ils tueront le consul, ou le consul aura leur tête. Cela nous promet du mou- vement.

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

ANDIGNÉ, Mémoires, tome II. AULARD, Bulletins de police (Paris sous le Consulat), tome I. BOURRIENNE, Mémoires sur le Consulat, l'Empire et la Restauration, tome II. Georges de CADOUDAL, Georges de Cadoudal et la chouannerie. F. DAUDET, Histoire de l'émigration, tome II. CAULAINCOURT, Souvenirs. FAURIEL, Les Derniers jours du Consulat. FOUCHÉ, Mémoires de Fouché, duc d'Otrante. GABORIE, Napoléon et la Vendée. E. HAUTERIVE, La Contre-police royaliste. Chanoine Jean LEFLON, Étienne-Alexandre Bernier, évêque d'Orléans. G. LENOTRE, Cadoudal. L. MADELIN, Histoire du Consulat et de l'Empire, tome III.

— Fouché, tome I. Le MONITEUR, Ans VII et IX. NAPOLÉON, Correspondance, tome VI. Hyde de NEUVILLE, MÉMOIRES, tomes 1 et II. PEUCHET, Mémoires historiques. Gilbert STENGER, La Société française pendant le Consulat :

La Renaissance en France. Aristocrates et Républicains.

A. THIERS, Histoire du Consulat et de l'Empire, tome I. Jean THIRY, L'Aube du Consulat. RCEDERER, Œuvres, III. Albert VANDAL, L'Avènement de Bonaparte, tome II.

Archives nationales : F 7 — 6245 à 6251.