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Dans la même Collection Demain, c'était hier par Madeleine

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Dans la même Collection

Le sang d'Abel par Pierre CHAVARINE. Ile en péril par Edmond REBOUL. L'étrange comportement du savant Romain Dazy par Victor BOISSON. Demain, c'était hier par Madeleine TREMEAU.

Policiers

Le chien par Bernard SCHREIER. La bombe par Bernard SCHREIER. Une balle pour personne par Bernard SCHREIER.

Espionnage

La Catherine de midi-sept par Emile BLANC- LAFAUGERE.

Spécial police

Trêve de civilités par Jean LE BRETON. Charrie pas l'Altesse par Jean LE BRETON. A ton avis docteur? par Jean LE BRETON.

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l a b o n n e cause

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Collection dirigée par Annie CHATTI

Roger BAILLET

l a b o n n e cause

Editions L'HERMÈS 31 rue Pasteur 69007 LYON

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Dépôt Légal Janvier 1979

Tous droits de t raduc t ion , de reproduct ion et d ' adapta t ion réservés pour tous pays

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L'essentiel, c'est pas de savoir si on a tort ou raison. Ça n'a vraiment pas d'importance... Ce qu'il faut, c'est décourager le monde qu'il s'occupe de vous... Le reste, c'est du vice.

Céline. Mort à crédit

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CHAPITRE 1

Personne n'ayant répondu à mon coup de sonnette, je poussai timidement la porte d'entrée; une bouffée d'accordéon vint joyeu- sement s'enrouler à mes oreilles. Je fis quelques pas discrets dans le hall, et jetai un coup d'oeil inquisiteur dans le salon: à genoux, me tournant le dos, une jeune femme aux formes agréables, en slip et soutien-gorge, frottait vigoureusement le parquet avec un chiffon de laine, la boite de cire à gauche, le transistor à droite, trémous- sant ses charmes au rythme vif d'une valse musette. Je m'arrêtai sur le seuil, à la fois gêné et ravi devant cette croupe ronde et offerte.

Une impulsion irrésistible, une de ces envies folles et impérieuses à la fois, comme il ne vous en arrive que rarement dans une vie, me poussa en avant.

Je m'approchai d'elle sans prendre trop de précautions, comme un familier de la maison. Une chaude odeur de cire imprégnait la pièce d'une sensualité à la fois violente et paisible. Je m'agenouillai rapidement derrière elle,

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et saisit ses hanches, posant mes lèvres au creux de son dos. Elle eut un sursaut et poussa un petit cri, tournant à peine la tête, mais pas assez pour me voir, et dit:

— C'est toi, Jean? Sans répondre, je l'étreignis plus fortement,

collant mon ventre à ses reins, mon torse tout entier posé sur son dos. Je l'embrassai dans le cou, tout en caressant son ventre et ses seins. Elle se raidit un instant, imperceptiblement cependant, et se relâcha aussitôt, légèrement haletante.

— Mais... tu es fou... Jean, voyons... Je resserrai mon étreinte, sachant que l'illusion

ne pourrait être longue. Sans plus penser à après, je continuai à caresser sa poitrine, son ventre, très bas, très loin, d'une main, tandis que de l'autre, m'étant très légèrement décollé, je dénudai le bas de mon corps; puis je fis glisser son slip sur ses cuisses. Elle faillit, là, m'échap- per, car elle redressa le buste, et elle se trouvait presque droite, à genoux, lorsque, à nouveau, je la saisis aux hanches, et, pesant de tout mon corps contre elle, la contraignis à reposer ses mains sur le sol. Elle gémit encore. J'appuyai alors de toutes mes forces ma poitrine contre son dos, son corps bascula en avant, et elle céda d'un coup, posant son front sur ses avant- bras. Nous restâmes ainsi immobiles je ne sais combien de temps. Elle, la tête enfouie dans ses mains, qu'elle avait jointes comme une coupe; moi étroitement serré contre elle, mas- sant doucement son ventre, jouant avec les

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boucles de sa toison. Soulevant à peine le torse, je défis la bride de son soutien-gorge, qui tomba de lui-même sur le parquet brun et luisant, vide comme une coquille d'oeuf. Je m'emplis alors les mains de ses seins tendrement relâchés, tout en accentuant ma pénétration. Sous cette pression lente et continue, presque douloureuse, elle souleva le front, feulant longuement, et je compris qu'elle jouissait. Elle enfouit à nouveau sa tête, crispant ses doigts dans ses cheveux. Elle me laissa faire alors jusqu'à la fin tout ce que je voulus, sans plus se retourner, ni se relever, simplement contractant et étendant ses doigts dans ses cheveux, au rythme des courbes de son plaisir renouvelé, et agitant les hanches de droite à gauche, dans une rotation légère et berceuse comme la houle des vagues, jusqu'au flux de mon plaisir.

Nous restâmes ainsi longtemps, lentement séparés. Le monde extérieur se réveillait peu à peu. Je me mis à percevoir la radio débitant ses sempiternelles inepties, et me dégageai alors doucement, une main sur son dos, pour me rajuster. Elle s'assit, gracieusement appuyée sur un bras, dans la position de la sirène de Copenhague, tourna lentement la tête vers moi, ni effrayée, ni surprise. Son visage était jeune et frais comme son corps, sans maquil- lage, encadré par des cheveux mi-longs, d'un brun très sombre, les pommettes très marquées, comme les femmes slaves, le regard vert. Elle me dévisageait en silence, les sourcils légèrement froncés, avec une curiosité tranquille; et c'est

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moi qui me sentais nu et ridicule, avec ma chemise à demi-rentrée, devant ses deux seins nus, ronds et roses, comme ceux d'un tableau, figés dans la décence de l'oeuvre d'art.

D'un geste, elle éteignit la radio, releva une mèche sur son front. Et le silence se fit plus lourd, plus profond. Etais-je ou n'étais-je pas dans son tableau ? Hors de son cadre ? Vaguement coupable et bien content à la fois, je com- mençais à accepter avec humour d'être rejeté dans le monde des films néo-réalistes, sur mon plancher à demi-ciré, avec mon jean béant et mon pan de chemise à l'air.

Je me levai, fis quelques pas pour me donner le temps de penser, de remonter cette foutue fermeture éclair, et pour avoir la supériorité du mâle vite rhabillé. Puis je bredouillai de vagues excuses, tentai d'expliquer que je n'avais pas eu l'intention de me faire passer pour un autre, etc...

— Je suis venu voir Jean. Elle haussa les épaules, indifférente, apparem-

ment. Avait-elle seulement entendu? Pourquoi ne pas répondre? J'étais assez déconcerté; mais après tout, elle me rendait la monnaie de ma pièce. Ce n'était plus moi qui avais l'initiative. Elle prit à côté de son poste un petit briquet et un paquet de cigarettes, en alluma une sans hâte, tout en m'observant à petits coups d'oeil rapprochés, sous ses cils.

— Je savais bien que ce n'était pas Jean. Je ne suis tout de même pas idiote.

Etait-ce donc question d'intelligence? Elle

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soufflait la fumée vers moi, ironiquement, pour me noyer; mais il restait dans son regard une lueur intéressée, et, dans la lenteur de ses gestes, une volupté de chair satisfaite, qu'elle semblait ne pas vouloir reconnaître, pour ne pas m'accorder trop d'aisance. Mais elle savait que je savais, que les corps n'avaient pas menti dans l'instant du plaisir.

Puis, à brûle-pourpoint, et sans me regarder: — Tu es Rinaldo. Ce n'était pas une interrogation; ni même

une affirmation. Seulement une constatation, une évidence, comme ces mots que l'on a «sur le bout de la langue», et qui finissent par accéder, presque d'eux-mêmes, à la for- mulation. Etrange reconnaissance, après la connaissance que nous avions faite aveuglé- ment. J 'en déduisis qu'elle était au courant.

— Oui. Jean... — Tu débarques sans crier gare. On ne t 'at-

tendait pas si tôt. Jean viendra cet après-midi. Elle se leva, commença à se rajuster avec

cet air méticuleux qu'ont toujours les femmes quand elles s'habillent, passant ses deux index dans l'ourlet de son slip, d'un mouvement rapide, tout autour de ses cuisses, pour aplatir les bords, puis emprisonnant sa poitrine dans le voile fin du soutien-gorge. Cela avait, pour moi, après la rudesse de mon voyage, quelque chose d'attendrissant; mais en même temps, ce lent streap-tease à l'envers provoquait une lointaine renaissance du désir. Elle dut le percevoir, car elle leva brusquement la tête,

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alors qu'elle avait les mains dans le dos pour la dernière agrafe, et rougit en me tournant le dos. Je la sentais gênée, mais flattée aussi, car elle se mit à évoluer lentement dans la pièce, sans ajouter quoi que ce soit à sa tenue ultra- légère, comme par défi, ou par provocation.

Je devais me souvenir, plus tard, de cette attitude, car il y aurait toujours, entre nous, ce perpétuel passage de relais quant à l'initia- tive ou à la supériorité de l'un ou de l'autre.

Il se crée parfois ainsi entre deux êtres qui se voient pour la première fois -et pourvu qu'ils sautent le stade des banalités- un langage qui les rend complices, et les comble, mais qui, peut-être, à la longue, les emprisonne et les stérilise.

Je me demandai, tandis qu'elle évoluait ainsi dans la pièce avec la grâce d'une algue balancée par les brises marines, qui elle était pour Jean. Elle était manifestement bien plus jeune que lui, et ce n'était pas le genre de fille que je supposais dans son entourage. Pourquoi avait- elle cédé si rapidement? Si vraiment elle avait deviné qu'il ne s'agissait pas de Jean, comment n'avait-elle pas eu un moment de panique? Les femmes ont pourtant cette peur de l'incon- nu qui agresse leur corps. A moins... A moins... qu'elle n'y fût habituée... Drôle d'idée. Je me dirigeai vers la fenêtre, écartant machinalement les rideaux pour me donner une contenance, et couper le silence gêné qui s'apesantissait autour de nous. Ce silence qui n'était qu'un seul cri de part et d'autre: «Qui es-tu? Que

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veux-tu? Que ressens-tu, es-tu sincère? Es-tu bien? Ne me trompes-tu pas? Peut-on avoir confiance?».

Mais cela, on ne le sait qu'après, et dans l'instant, on croit être seul à poser ces questions que l'on ne formule pas, et l'on suppose à l'autre cette assurance qu'il affiche, ce silence tranquille de son silence. Et l'on se sent vaguement fautif.

Un brusque coup de sonnette, impératif, joyeux, me fit sursauter; et un petit ouragan pénétra dans le salon. Blonde, décolorée comme il n'est pas possible de l'être, petit sac en ban- doulière, mini-jupe provocante à souhait, deux jambes bronzées, potelées, un accent marseillais à couper au couteau.

— Salut Nicole, mon p'tit chou ! Tu... Elle s'arrêta net en m'apercevant; eut une

mimique comique d 'étonnement exagéré en découvrant son amie en petite tenue, et moi planté à l'autre bout de la pièce, et lui fit un regard interrogateur d'une indiscrétion absolue.

— Et bé, tu travailles déjà, quand les plâtres sont pas secs. Gare les rhumes!

Nicole -puisque Nicole il y avait- la coupa d'un geste agacé.

— Mais non, c'est un ami de Jean. Puis, se tournant vers moi: — Ginette. Rinaldo. «Enchantée» fit la petite avec un sourire

un peu incertain. Puis elle refit son regard interrogateur, mais de façon plus craintive. Nicole eut un geste de dénégation, avec un

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haussement d'épaules vers moi, comme pour signifier que je n'étais pas à prendre plus en considération qu'une potiche. L'autre, alors, retrouva tout son enthousiasme, et vint plaquer une grosse bise sur la joue de son amie, balan- çant son sac à l'autre bout de la pièce.

— Et bé, tu as chaud, comme ça, de bon matin, que tu te balades en petite culotte? Alors c'est prêt cette merveille? ajouta-t-elle en jetant un coup d'oeil alentour.

Elles se mirent à faire le tour de l'apparte- ment en bavardant de façon volubile sur divers points de l'installation, les retards pris, les tapisseries. Elles disparaissaient, reparaissaient, s'attardant dans chaque chambre, faisant abon- damment couler tous les robinets. Elles bais- saient parfois la voix, ou parlaient de façon allusive de difficultés d'exploitation, des avantages de l'emplacement.

Le soupçon qui m'avait effleuré précédem- ment me revint. Le genre très marqué de Ginette, jeune et assez jolie, mais encanaillée par un maquillage outrancier, par une jupe plus courte d'une bonne main que la normale, pourtant déjà bien gratinée, comme j'avais pu m'en apercevoir depuis que j'avais débarqué en France, avait de quoi me laisser songeur. Jean se serait-il mis à maquereauter? Cela m'amusait et m'agaçait à la fois, sans vraiment m'étonner. Je ne l'avais pas vu depuis 62, six ans déjà. Et que savais-je exactement de lui, même à cette époque?

J'allai, moi aussi, jeter un coup d'oeil dans

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les chambres. Toutes pareilles: lit à une place et demie, armoire, lavabo, bidet. Le salon, complètement vide. Compris. Petit bordel discret. Dans l'une d'elle, les deux filles, assises sur un coin de lit, bavardaient paisiblement. Je constatai que Nicole avait enfilé un chemisier bleu pâle et une jupe bleu marine, et cette élégance discrète contrastait étrangement avec la tenue provocante de son amie.

Les deux filles se levèrent, m'invitèrent, sans appuyer, et tout en marchant rapidement vers la porte, à aller manger. Je répondis que je préférais me reposer.

— Dormez un peu; le voyage a dû être long, me dit Nicole avec une douceur inattendue. Jean va venir tout à l'heure. L'appartement est à vous.

Je m'étendis. Tout semblait vide, d'un coup. Vides l 'appartement, l'immeuble, la rue. Silence de midi. Ma tête bourdonnait. Les mots fran- çais prononcés depuis le matin, m'embrumaient l'esprit, mêlés à des centaines de mots espagnols. Il en est toujours ainsi quand on débarque dans un autre pays. Et pourtant, j'étais là chez moi. Six ans. Six ans que je n'avais pas revu la France. Pourquoi Jean m'avait-il appelé? Comment avait-il retrouvé mon adresse en Espagne? Se pourrait-il que les amis ne m'aient pas oublié? Les idées s'entrechoquaient en moi sans que je puisse me concentrer sur l'une ou l'autre. Chaque pensée était entrecoupée de scènes vécues au cours de ces dernières vingt- quatre heures. L'arrivée de la lettre de Jean;

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l'enthousiasme à l'idée de pouvoir rentrer en France; la méfiance, la crainte devant les faux papiers; la décision brusque. Le train. Ses rythmes, ses grincements. L'immobilité hale- tante de la longue file de wagons à la frontière. Ce silence des arrêts. Les odeurs de saucisson, de crasse, de mauvais sommeil. Tous ces gens en règle, et pourtant craintifs à la vue du moindre képi. Et moi, avec mon air français, mon air d'avoir de la dynamite plein les poches, et mes faux papiers. Je n'avais jamais eu, aupara- vant, de faux papiers. Qu'est-ce que Jean pouvait bien me vouloir? J'avais cessé de croire à la sollicitude d'autrui... Et Nicole qui se laissait baiser au son d'une valse musette, avec une boite de cire ouverte sur le parquet. L'odeur de cire... Le sommeil me gagnait lentement... L'odeur de cire, la chaleur contre la vitre. Le bourdonnement d'une abeille... Le claquement des portes des compartiments, les pas dans les couloirs... Contrôleurs, douaniers, gendarmes vert-de-gris... «Papiers, s'il-vous-plaît»... L'accent joyeux de Perpignan, du gendarme aux gros sourcils, prêt à écraser ma gueule de dynamiteur. Mon pauvre sourire d'ennemi de la nation... Je rêvais d'une corrida écrasée de soleil, Nicole dans l'arène, nue, encornée jusqu'au sang.

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CHAPITRE II

Quand vint le réveil, doucement, je rêvais encore, mais pour protéger mon sommeil. Je me rêvais couché là où j'étais effectivement, Nicole debout au pied du lit, et m'appelant. Je fis un effort énorme, me levai, pensai que je n'avais fait que rêver cette action, fis à nou- veau l'effort de sortir de cette angoissante immobilité.

Je faisais souvent ce type de cauchemar, de rêve dans le rêve, de paralysie totale face au monde réel. La peur d'être pris réellement m'avait hanté longtemps, et ressurgissait sans doute en cet instant, à cause de ma position illégale et fragile. Quand le voile se déchira pour de bon, mon impression d'être regardé se confirma brusquement. Une boule se noua dans mon estomac, je repliai les genoux et levai les yeux: Jean était debout au chevet du lit, paisible, souriant; Nicole appuyée au cham- branle, lointaine, silencieuse.

— Et alors, vieux, bien dormi ? Il s'accroupit, me donna quelques bourrades

amicales en rigolant. Je me levai pour l'accolade

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traditionnelle. Nous retrouvions spontanément les gestes d'autrefois, sa main lourde sur mon épaule.

— Ça va, fils? Tu sais que ça me fait plaisir de te revoir? Bon Dieu, après tout ce temps! T'as pas changé. Ton voyage? Pas d'ennuis?

— Comme une lettre à la poste. -J'avais la bouche pâteuse- Y'avait pourtant pas mal de flics à la frontière. Enfin, plus que ce que je m'imaginais; mais je suis passé avec des émi- grants, grosses valises et paniers de bouffe, gosse piaillants, tu vois le genre ?

— Vouais. Ça m'étonne pas que ça surveille là-bas. Il se passe des choses, ici, tu sais. C'est le bordel. T'es au courant?

— Non. Moi, tu sais, maintenant... — De toutes façons, c'est sans importance.

Ce qui compte, c'est que tu sois là, et sans anicroches. Les papiers étaient baths; on a ici un spécialiste, un crac. Y'avait rien à craindre. T'as pas bouffé, à midi, à ce que Nicole m'a dit; tu dois crever de faim?

— Quelle heure est-il? — Pas loin de sept heures. Je jetai un coup d'oeil à Nicole, silencieuse,

lointaine. Elle me regarda aussi, complice le seul instant de ce regard, puis comme indif- férente, à nouveau, non concernée. La lumière avait changé dans la pièce. La fenêtre était grande ouverte, laissant entrer la douceur d'un beau soir de printemps. J'avais oublié cette tendresse des demi-saisons, ces langueurs des jours prolongés, ces luminosités des journées

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qui ne finissent que très lentement, les nuances. Dans mon petit patelin du sud de l'Espagne, c'était déjà l'été, l'aveuglement et la poussière. L'Espagne est noire, blanche et rouge, torride, sanglante, aveuglante. Tout, ici, me semblait tempéré, et des pensées que je n'avais plus depuis longtemps remontaient en moi lente- ment. J'avais pris l 'habitude de ne penser qu 'à coups de couperet, par phrases tranchées, brutales comme une passe de corrida. Et voilà que me venaient des délicatesses, des adjectifs en chaîne, des demi-teintes. Nicole n'était pas une putain; ni ceci, ni cela; mais, dans l'ombre de ses cils baissés, se reflétait la lumière du dehors. J'étais triste sans raison. Je savais déjà qu'il me faudrait accepter de reconnaître que six ans avaient passé sans la douceur des transitions d'ici, et j'avais le spleen de mon exil, mais sans savoir duquel. D'où étais-je exilé? De l'Algérie lointaine et oubliée? de l'Espagne si proche et lointaine? De la France retrouvée, qui me donnait envie de pleurer? L'exil de moi, des choses et des gens... Avais-je donc vécu à côté de ma vie ? J'eus envie de leur dire: «J'ai vécu à coups de hache».

Mais Jean était là, son rire, son amitié pressante, son désir d'être «entre hommes». Et nous partîmes manger tous les deux.

— Je suis garé sur les quais, dit Jean. L'appartement était situé dans une rue du

centre. Nous enfilâmes les petites rues qui conduisent à la Saône. Les magasins venaient juste de fermer, mais les gens allaient et venaient

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sans se presser, comme pour mieux goûter la douceur de cette journée prolongée. Quelques filles faisaient nonchalamment le trottoir. Pour elles aussi, c'était l'heure creuse. Il me semblait qu'elles nous regardaient avec un sourire iro- nique et complice. Je les trouvais jolies. Rien ne pouvait paraître sordide en cette soirée de printemps finissant, où la ville emprisonnait encore dans ses murs la chaleur du jour.

Très haut, dans l'éclaircie bleu clair du ciel, au-dessus des toits, des hirondelles plongeaient vertigineusement en poussant leur cri suraigu. L'odeur fade de la rivière proche parvint jusqu'à moi, ramenant une foule de souvenirs. Lyon était une ville que je connaissais bien; la seule ville de France, d'ailleurs, que je connusse vraiment bien, et je la respirais ce soir avec plaisir.

Nous marchions rapidement sans rien dire. Jean semblait absorbé, et jouait à faire tinter ses clés dans sa poche. Je crus qu'il comprenait comme moi que ce n'était pas l'instant de parler, mais celui de savourer cette marche côte à côte, comme autrefois, dans cette ville amie. Quand nous débouchâmes sur les quais, j'aperçus, dans les dernières rougeurs du soleil, la colline de Fourvière, sur le vert tendre du ciel. Une légère brise vint caresser mon visage. Lyon respirait par ses fleuves.

La voiture de Jean était une Porsche jaune canari, au toit noir, basse, rutilante. Avant de m'ouvrir, il actionna le cache-phare électrique, manifestement très fier de son gadget. La voiture

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CHAPITRE XI

Je fus éveillé, tard, après une nuit sans image, par l'entrée intempestive de toute la famille, volubile, excitée, radieuse. Un mot revenait sans arrêt, que j'avais du mal à intégrer: «amnistie, amnistie». C'était officieux... le père d'Irène... bien placé... par ses amis... officieux, mais sûr... l'amnistie... totale, bientôt... pour les gens comme moi... le voyage en Allemagne... la nécessité de l'aide de l'armée... l'amnistie... La France, pouvoir rester en France...

Tout le monde riait et m'embrassait, et je ne savais pas si je devais rire aussi. J'avais plutôt une intense envie de pleurer, ridicule. Un énor- me cafard. Un trou brutal dans mon existence. L'impression stupide qu'un coup de faux venait de trancher tout ce qui me retenait au sol. C'était comme si j'eusse déployé, pendant des années, des efforts immenses pour enfoncer une porte, et qu'elle se fût ouverte tout soudain, m'envoyant bouler dans le vide. J'avais besoin d'être seul. Un intense besoin d'être seul et de marcher.

Je le leur dis, et ils furent un peu déçus.

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Ils mirent une bouteille de champagne au frais, et l'enthousiasme leur revint à l'idée de la fête. Seule Irène était inquiète, devant mon sourire mélancolique, et son angoisse latente se mua en une véritable panique, qui la fit se jeter, secouée de sanglots, dans les bras de sa mère, au moment où je franchissais le seuil.

Je marchai vite, d'abord, à grandes enjambées, sans vouloir encore réfléchir. Mes pas me rame- naient, je le savais sans vouloir le savoir, vers le marché des quais de Saône. Il était environ dix heures, et la matinée était aussi radieuse que la précédente.

Je ne rencontrai d'abord que la ville laide et utile des grandes voies routières, et cela m'aidait à neutraliser mes pensées. Ce ne fut qu'en m'approchant des Terreaux, que je sentis revivre et palpiter un peu le cœur de Lyon. Mais au moment où j'arrivais place Tolozan, je vis avancer sur moi une énorme marée humaine, lente, calme, ordonnée, officielle, tricolore, portant des banderoles anti-revendicatives. C'était la manifestation de l'ordre, la contre-manifes- tation, énorme, imposante, inexorable comme une coulée de lave, une marée de boue, et, pour moi, terrifiante et répugnante à la fois. Comme toujours, devant ces mouvements de foule, j'éprouvai un dégoût profond, une aversion instinctive. Ceux d'hier, ou ceux d'aujourd'hui, pour ou contre, c'étaient les mêmes, indifférenciés, sans visage, sans corps, perdus dans l'amalgame. Pouvait-on trouver là une cause? Dégager de cette pâte informe