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Date : FEV 18 Pays : FR Périodicité : Mensuel OJD : 16827 Page de l'article : p.1,20,21,22,...,2 Journaliste : Elsa Dorlin Page 1/6 DECOUVERTE3 3255543500501 Tous droits réservés à l'éditeur NUMERO SPECIAL D'Antigone à #MeToo

D'Antigone à #MeToo · 2019-06-27 · EN ALERTE PERMANENTE Alors, pour la plupart, nous nous en tenons au qui-vive, nous sommes en éveil, en alerte faire attention à co m men t

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NUMEROSPECIAL

D'Antigone à #MeToo

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en couverture

Ceci n'est pas une simple révolte

Les femmes parlent, les hommes écoutent.Nous assistons au renversement d'un ordre

aussi vieux que l'humanité elle-même .celui des sexes et du discours. Plongée au coeurde ces trois mois qui firent trembler le monde

en inversant la hiérarchie des mots.

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en couverture-

Manifeste d'autodéfense féminine

est temps.Combien de femmes ont été suivies, insultées, harcelées, agressées, frappées?Le moment de l'inversion des rapports de force est venu.Par Elsa Dorlin

GUS êtes char-mante mademoi-selle, vous êtesmariée? Vous êtescélibataire ? T'esbonne, t'es belle...

tu suces? Jolies jambes, jolie robe,joli sourire, beau cul, sale gueule, sa-lope, sale thon, sale gouine, sale pute,grosse vache, vieille peau... Tu saisoù sont mes chaussettes ? T'es commeta mère, t'es chiante, t'as tes règles,t'es frigide, tu te laisses aller, tu mefais honte, t'es vieille... Mais putain,occupe-toi des gosses! Les Afri-caines, elles sont nulles pour le mé-nage mais avec les gosses elles saventfaire, les Arabes elles sont plus dures,mais les Philippines, de vraies fées dulogis, et discrètes avec ça... Avec quit'étais? Va te changer on dirait unepute, enlève ce voile on dirait uneterroriste, tu ne vois pas que tu faisde la peine à ta mère ? Mais en-lève-moi ça, le rose c'est pas pour lesgarçons... Tu veux qu'on te prennepour une fille ou quoi ? Espèce de dé-bile, incapable, mais vous le faites ex-près ce n'est pas possible d'être conneà ce point? On vous a changé deposte, on vous a change de bureau.On pourrait prendre un verre ? Je ne

Professeur de philosophie à Pans-Vil I,Elsa Dorlin a publié en 2017 Se défendre Unephilosophie de la violence (La Decouverte)

suis plus amoureux de ma femme,avec vous c'est différent. Oh ça va,on peut rigoler, putain elle est sus-ceptible celle-là! Ça va, pète uncoup, détends-toi... Vous êtes la se-crétaire? C'est ma nouvelle assis-tante, elle est bonne hein? Je peux

Vous êtes choqué.e.s?Pendant le temps écouléà lire cet article,une femme subira un viol,ici, en France.parler au patron? Vous n'oublierezpas mon café, mes chemises... Dés-habillez-vous, allongez-vous, écartezles jambes, vous prenez la pilule ?Vous fumez ? C'est encore la chambre4 qui appelle, j'en peux plus de cellede la chambre 4, elle n'arrête pas degeindre... Parce que vous le valezbien ! Une crème antirides qui arrêtele temps (prouvé scientifiquement).Toi aussi tu peux être une vraie prin-cesse. .. Un poupon avec de vraieslarmes et qui dit maman, ton ka-raoké pour devenir la nouvelle star...Appelle le 3600 et parle avec desbeurettes en chaleur, cougar prisepar tous les trous. Tu veux un bon-bon? Tu ne veux pas m'aider à re-trouver mon chien ? Tu sais, tu peuxme faire beaucoup de bien si tu veuxet je te ferai un beau cadeau mais

c'est un secret entre nous, il ne fautpas le dire à ta maman... Bouge pas.Tu cries, je te tue. Je vais te baiser, jevais te fracasser la gueule contre unmur, je vais te tuer... T'aimes çahein, t'en veux encore ? Je vais te fairecrier moi tu vas voir... Il vous a fait

quoi après ? Vous étiez ha-billée comment? Vousportiez un string? Vousavez déjà eu des rapportsavec plusieurs garçonsavant ? Est-ce que vousavez clairement dit non,vous êtes-vous débattue?

Vous êtes victimes de violence ? Bri-sez le silence, parler ! Appelez le 39 19avant qu'il ne soit trop tard. »

DOMINATION SOCIALEVous êtes choqué.e.s ? Pendant letemps écoulé à lire cet article, unefemme subira un viol - ici, en France.Aujourd'hui, combien de femmes au-ront été suivies, interpellées verbale-ment, insultées, malmenées, touchéesde façon intrusive, agressées, frap-pées... Combien autour de vous,combien dans votre famille, parmivos amies, vos connaissances? Si au-cune de ces paroles ne vous sont fami-lières, alors vous ignorez ce que celafait d'être une femme.

Non pas qu'il s'agisse d'une es-sence, d'une nature, d'une identité— on ne parle même pas de biologie

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ici — maîs bien d'un type d'interpel-lations sociales, multiples, variées,infiniment répétitives et chaque foisaiguisées comme des lames quitransforment des individus en sujetsviolentables L'expérience de cetteviolence, larvée ou crasse, se doubled'une autre \iolence, celle quis'exerce de plein fouet dans la dé-réahsation systématique de cesmondes sociaux vécus - cellequi est tapie dans ces parolesqui mettent en doute, quiminimisent, qui nient outout simplement qui culpa-bilisent (Maîs enfin fallait luimettre une baffe à ton patronquand il t'a coincée dans l'ascen-seur!). Et si ce sont des femmes mé-diatiques, ventriloques, qui le disent,c'est encore plus efficace : quoi demieux pour déréaliser le sexismecomme rapport de pouvoir qu'unefemme qui dit a une autre « Fais pasta victime pleurnicharde1 »

Alors, comment se fait ll qu ll n'yait pas plus de cafés brûlants balan-ces au visage, de claques retournées,de tables renversées, d'orteils écra-sés, de coups de parapluie dans lesparties, de genoux cassés, d'insultes,de crachats, de dénonciations pu-bliques, de cris, de plaintes, d'appelsà l'aide de solidarite, de révoltes, degrèves puies et simples, d'occupa-tions, de dégradations de locaux,d'habitations sur les murs desquellesseraient tagues les mots suivants« Ici réside un gros porc ». C'estviolent? Certes, c'est violent; maîscomment dire? Ce qui travaille aufond de nous, ce n'est pas tant lapeur et la honte qu'une rage emmu-rée dont témoignent tous ces fan-tasmes auxquels nous nous laissonsaller apres coup lorsque l'on ima-gine ce que l'on aurait pu ou dûfaire quand c'est arrive Et la frus-tration de ne pas l'avoir fait ne peutêtre apaisée que si l'on a bienconscience que ces expériences dusexisme, cette hydre aux milletêtes, n'est que l'autre nom d'unesociété traversée par des inégali-tés sociales qui précansent nos

JLrésistances, nos puissances d'agir,nos solidarités Se defendre a uncoût - on perd souvent son travail,on perd de l'argent, on perd parfoissa maison, ses enfants, on perd tou-jours des amis, de l'amour et des

promesses de bonheur .

EN ALERTE PERMANENTEAlors, pour la plupart, nous

nous en tenons au qui-vive, nous sommes en

éveil, en alerte faireattention à com ments'habiller, commentparler, comment ré-

pondre, comment sou-rire, comment marcher,

quel chemin prendre, quelleattitude adopter, quel ton, quel

geste, quel message renvoyer Accé-lérer le pas, ne pas regarder dans lesyeux, faire semblant de parler au télé-phone, ne pas rester seule, s'enfermerchez soi, s'enfermer dans la salle debains, appeler a l'aide, ne pas faire debruit pour ne pas réveiller les en-fants, crier, ne pas crier... Qui peutraisonnablement vivre une vie quipeut basculer à tout moment et êtrerendue invivable au détour d'unerue, d'une rame de metro, d'une ré-union de travail, d'une course, d'unrendez-vous chez le medecin, d'unconcert, d'un dîner, d'un di-manche en famille ou d'une soiréeen amoureux? Qui? À bien y ré-fléchir, personne. Et pourtant,c'est le lot commun de nombrede femmes, maîs plus largement,c'est le lot commun de toutes lesvies minonséesde s'épuiser danscette forme d'autodéfense où ils'agit de prendre sur soi unedépense d'cncrgic indéfinie,une resistance endurante, uneforce imperceptible distilléeen continu au prix d'un oublide soi. Une technique mar-tiale pour laquelle il n'y a niceinture, ni médaille, nitrophée

C'est précisément celaqui fait que la vie continuecomme si de rien n'était,

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••• parce qu'au fond une situationde domination se mesure à l'aune del'ignorance dans laquelle se com-plaisent les vies épargnées. Commesi tout cela était normal, ne comp-tait pas, ne signifiait pas grand-chose, n'était pas grave... et d'ail-leurs ne parle-t-on pas decompliments, de drague, de séduc-tion, de donjuanisme, de blaguesgrivoises, de dérapages, de crise de lamasculinité, d'hommes débous-solés, de surmenage, de gestion dupersonnel, de management agressif,de coup de sang, de querelle d'amou-reux, de drame familial, de crise defolie... Et n'entendons-nous pas quefinalement tout cela c'est très exa-géré, c'est victimaire, c'est du purita-nisme à l'américaine, ce sont desmensonges, de la délation, de l'ins-trumentalisation, des formes decastration, de la vengeance, du res-sentiment, en un mot : ça n'existepas. Ou, du moins, ça n'existe pascomme un phénomène qui concernetout le monde, mais ça ne concerneque la catégorie « victimes de vio-lence » — une catégorie à la fois hon-teuse, détestable, qui marque la per-sonne du sceau de la mésestime de

soi et de l'impuissance, et en mêmetemps un club très fermé ; car, pourêtre reconnue comme « victime », ilfaut passer une série de mises à

Pour la plupart, nous nousen tenons au qui-vive, noussommes en alerte : faireattention à comment s'habiller,comment parler, commentsourire, comment marcher.

l'épreuve, d'examens, de jugementsqui au final font des victimes desélues héroïques triées sur le volet.

REFAIRE CORPS AVEC SOIEntre la rage, la résistance enduranteet le chemin de croix de la judiciari-sation, n'y a-t-il pas matière à ouvrirune autre voie pour renverser cetteviolence, pour convertir la violenceque cela suscite en nous en un soucide soi? D'aucuns considèrent qu'ilfaut prendre des cours de boxe ou dekrav maga; mais l'enjeu n'est pasd'apprendre des techniques de com-bat qui, malgré leur réputation d'ef-ficacité, demeurent des techniques

Comme si tout cela était normal, ne comptait pas, ne signifiait pas grand-chose, n'était pas grave

sportives, enseignées par des ex-pert.e.s. Il n'est pas question d'ali-menter un marché juteux de l'auto-défense féminine : quoi de plus

« réel » que le quo-tidien vécu ? Nesommes-nous pasdéjà expert.e.s enviolence pour avoirtraversé tant bienque mal tant desi tuat ions ? Lesfemmes n'ont pas àapprendre à se

battre, mais à désapprendre à ne passe battre. Cela renvoie à une éthiquede l'autodéfense, à un féminisme rivéau corps - à des corps qui savent exac-tement ce que prendre un coup signi-fie. Alors, peut-être est-il tant d'ha-biter autrement ses muscles, de serappeler à soi-même, de refaire corpsavec soi. Cette conscience corporelleà laquelle, au quotidien, il est possiblede travailler en attendant le grand soirest une forme de souci de soi,d'éthique féministe où la confiancerestaurée dans ses ressentis, ses émo-tions, permet de sauver sa peau, où laconscience que le coup qui me per-mettra de me protéger ne demandepas plus de force que l'énergie dépen-sée à supporter la peur de le donner.C'est encore une forme d'exercice cor-porel de soi qui peut moduler la voix,changer l'intonation d'un « non »,modifier une expression du visage,changer un regard, ou encore enra-ciner une démarche... Plutôt que des'enferrer dans une double conscienceéreintante : « Ai-je bien compris, ai-jebien interprété, ai-je raison, ai-je ledroit, est-ce que j'en suis capable,est-ce possible, permis, légitime?»Refaire corps avec soi est un fémi-nisme au jour le jour où je travaille àl'échelle de ma chair cette rage quime défend. Restaurer la violence dusexisme dans route sa crudité est lacondition pour transformer la rage enpolitique, mais puisque le personnelest politique, seule la rage devenueéthique de soi, conscience musculaire,sera en mesure de me libérer d'une viesur la défensive. •