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JEAN-JACQUES TOURTEAU

D ' A R S È N E L U P I N

À S A N - A N T O N I O

le roman policier français de 1900 à 1970

Plus qu'une histoire de la littérature policière et d 'espionnage en France à notre époque, cet ouvrage, issu d'une thèse de doctorat d'université soutenue en Sorbonne, est une série de réponses aux questions que lec- teurs et auteurs se posent devant ce phénomène socio-littéraire : deux mil- lions d'exemplaires édités en France chaque mois.

Pour quelles raisons lit-on à ce point ce genre de littérature ? Quelles sont les méthodes de Gaston Leroux, Mau- rice Leblanc, Simenon, Boileau-Nar- cejac, Frédéric Dard devenu San- Antonio, et celles de quelques autres parmi lesquels Bernanos et Mauriac peuvent être cités ?

De 1900 à nos jours, on est passé du roman de pure détection au roman de mœurs criminelles, puis au roman de la victime, enfin au roman de la vio- lence verbale et de la dérision. Ces transformations traduisent l'évolution des mœurs, des croyances, des insti- tutions politiques telle qu'elle est res- sentie par une vaste communauté de lecteurs. Lorsque le détective dispa- raît de la fiction policière et que l'assassin, puis la victime, enfin le lec- teur lui-même prennent u n e p l a c e privilégiée dans ces histoires de mort violente, c 'est que la société a changé.

Étayé p a r d e n o m b r e u x exemples, cet ouvrage est aussi une réflexion sur les problèmes techniques qui se sont posés aux meilleurs auteurs « poli- ciers » français en même temps qu'une a n a l y s e des multiples implications qu'entraîne la littérature à la fois populaire et savante.

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D'ARSÈNE LUPIN

A SAN-ANTONIO

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DU MÊME AUTEUR

Théâtre et pièces radiophoniques : — Vous... contre MacNamara. — Radiogenèse. — La Destinée d'Eulace Simmons. — Tunis Hollywood. — Qui mène la danse ? — Une Idylle à New York. — Retour à Zéro. — A la poursuite du bonheur. — Les Mantes religieuses

(adaptation du roman d'Hubert Monteilhet). — Comment faire accepter une pièce en cinq actes et en vers par

la directrice blonde d'un théâtre au bord de la faillite. — La Soupière.

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JEAN-JACQUES TOURTEAU

D'ARSÈNE LUPIN A SAN-ANTONIO

le r o m a n p o l i c i e r f r a n ç a i s

d e 1 9 0 0 à 1 9 7 0

MAME

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PRINTED IN FRANCE

Tous droits de reproduction, d 'adaptat ion et de traduction réservés pour tous les pays.

© MAISON MAME, 1970.

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A ma femme

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AVANT - PROPOS

Pour quelles raisons aime-t-on lire les romans policiers ou d'espionnage ? Comment procède Gaston Leroux pour cons- truire le Mystère de la chambre jaune ? Que représente le per- sonnage d'Arsène Lupin ? Quels sont les rapports entre le roman policier et la société représentée par le détective ? Où Simenon a-t-il trouvé ce fonds romanesque inépuisable ? La fiction policière est-elle poétique ? Traduit-elle la violence et l'angoisse contemporaine ? Où situer Pierre Véry, Hubert Mon- teilhet, Frédéric Dard et son double, Boileau-Narcejac et leurs victimes, Mauriac et Bernanos, dans ce monde criminel ?

Telles sont quelques-unes des questions posées. Plutôt qu'une histoire du roman policier ou qu'un panorama complet de la littérature de détection et d'espionnage en France au XX siècle, cet ouvrage est une réflexion sur les problèmes qui se sont posés à quelques auteurs au talent original, sur la façon dont ces écrivains spécialisés les ont résolus et sur les implica- tions d'ordre culturel social, moral ou économique qu'entraîne la littérature policière.

Dans un pays comme le nôtre où, si l'on en croit les statistiques, 58 % des habitants ne lisent jamais de livres et 14 % lisent à eux seuls les trois quarts des ouvrages publiés 1 ; où le quart des conscrits du contingent 1965 sait tout juste lire et écrire sans avoir le certificat d'études, il nous a paru inté- ressant d'étudier « le roman policier » dont plus de deux millions d'exemplaires sont vendus, chaque mois, en France.

Le moment n'est pas encore venu de porter un jugement de valeur sur ce genre littéraire ni de déclarer a priori que le roman policier appartient à la « sous-littérature », à l' « infra-litté- rature », ou même qu'il n'est pas de la littérature parce que produit de grande consommation.

Dans un souci de synthèse et de chronologie, nous étudierons le roman policier français au xxe siècle et l'évolution de ses méthodes en partageant la période considérée en trois parties qui correspondent à peu près aux deux grandes guerres que la

1. G. Enquête du Syndicat national des Éditeurs, 1960 ; Frédéric GAUSSEN, le Monde, 31 juillet et 1 août 1967.

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France a vécues depuis 1900 et qui ont modifié la structure sociale ainsi que les mentalités des lecteurs et des écrivains de romans policiers. — De 1900 à 1920, le roman policier français est un roman surtout destiné au « peuple ». Issu, entre autres, du « roman- feuilleton » de la deuxième moitié du XIX siècle et des modèles policiers anglo-saxons de la fin du siècle, il montre notamment que la société française de l'époque domine les individus. — De 1920 à 1939, le roman policier français est celui de l'enquête policière. Il s'embourgeoise. La société n'est guère contestée.

— De 1940 à 1970, le roman policier exprime l'angoisse contem- poraine. Le détective, représentant de la loi, passe au second plan. Le criminel ou la victime sont au centre du roman qui marque, dans une large mesure, la défaite de la société, tout au moins le recul des valeurs traditionnelles de l'humanisme.

Nous traiterons également, lorsqu'elles se poseront logi- quement, des questions générales de méthode ou de technique, qui se rattachent plus spécialement à l'une des trois périodes considérées, en remarquant toutefois que ces questions géné- rales ne coïncident pas toujours avec le découpage chronologique, l'œuvre de tel auteur ou l'évolution de méthodes nouvelles pouvant enjamber deux périodes successives. Parmi les pro- blèmes qui apparaîtront à différents moments, citons à titre d'exemples, la présentation du récit, le local clos, le contenu poétique du roman policier, les rapports entre ce genre de roman et la démocratie classique tout autant que le processus criminogène chez l'assassin réel et chez l'assassin littéraire ou que l'expression de la violence et de l'angoisse modernes dans le roman policier postérieur à la deuxième guerre mondiale.

Enfin, il nous a semblé convenable de placer en annexe les analyses des principales œuvres étudiées et auxquelles nous nous référerons le plus fréquemment.

Cet ouvrage est issu d'une thèse de doctorat d'université soutenue en Sorbonne devant MM. Pierre-Georges Castex, Jean Fabre et Jacques Robichez qui m'ont aidé de leurs conseils. Je remercie particulièrement M. Jacques Robichez pour ses encou- ragements, ses avis précieux et les marques d'une attention bien- veillante qu'il m'a sans cesse témoignée.

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PRÉLIMINAIRES

1. Définition provisoire du roman policier français. 2. Raisons d'un succès populaire.

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CHAPITRE PREMIER

Définition provisoire du roman policier français

Définir le roman policier français pose des problèmes diffi- ciles parce que, justement, le genre évolue constamment. Il est roman : « histoire feinte, écrite en prose, où l'auteur cherche à exciter l'intérêt par la peinture des passions, des mœurs, ou par la singularité des aventures » selon la définition de Littré (Dictionnaire de la langue française). Mais il est roman « policier » car il est l'histoire feinte, écrite en prose, d'une enquête — qui n'est pas forcément menée par la police — aboutissant à la découverte du malfaiteur et permettant de savoir comment, et quelquefois pourquoi, le malfaiteur a commis son forfait.

De 1900 à nos jours, le roman policier reste une histoire à intérêt criminel que l'auteur présente au lecteur de telle manière que ce dernier soit conduit, au fur et à mesure de sa lecture, à se poser les questions : Qui ? Comment ? Pourquoi ?

On voit d'ores et déjà que, dans ce genre de roman, l'élé- ment le plus important sera la méthode de présentation de l'his- toire racontée.

Autour de 1900, le roman policier de type français est issu d'une part du roman de chevalerie, du roman noir romantique et du roman populaire et, d'autre part, il procède du XIX opti- miste et scientiste tel que le conçoivent des auteurs anglo- saxons (Edgar A. Poe, créateur du genre, apparaît dans ses nouvelles policières comme un poète et un logicien ; Conan Doyle, comme un observateur méticuleux du réel, pour qui tout a une cause mais aussi un but).

Il se présente comme un roman d'aventures policières orga- nisées autour d'un personnage dont rien n'étonne : que ce soit Arsène Lupin, gentleman cambrioleur, redresseur de torts auquel

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le crime sanglant répugne ; que ce soit, au contraire, le « prince du crime et de l'effroi », véritable génie du mal, l'insaisissable Fantomas d'Allain et Sauvestre. Plus près du modèle anglo- saxon, Rouletabille, journaliste et détective amateur, agit au centre d'une enquête déductive afin de résoudre le problème essentiel du « roman-problème » : qui a tué ?

Ces héros de romans policiers français deviennent des mythes et ce genre de roman crée un merveilleux moderne dès 1910.

Si l'on poursuit à travers le temps une définition du roman policier français, on constate qu'à partir de 1925, les méthodes s'affinent et que les techniques s'épurent ; les invraisemblances sont moins grossières, les coïncidences plus rares, de même que les fraudes vis-à-vis du lecteur sont mieux dissimulées. La tendance logicienne du récit conçu comme un piège et raconté au lecteur de Z à A se perfectionne. Des problèmes comme ceux du local clos ou du « crime parfait » se développent au détriment de l'action effervescente de la période précédente. L'enquête policière devient la pièce maîtresse, le centre de gravité d u roman policier. Le crime ne paie pas : les meurtres, les vols et leurs motifs, tels qu'ils sont évoqués, répondent davantage que par le passé à des questions que se posent des lecteurs de milieux plus aisés car les personnages appartiennent générale- ment à une bourgeoisie moyenne. D'ailleurs, et on le verra plus tard, si le crime ne paie pas, ce n'est pas seulement pour sauve- garder hypocritement la morale des honnêtes gens, c'est pour donner une conclusion à une œuvre de fiction fortement char- pentée.

Le roman policier français de cette époque se caractérise — par rapport à la période précédente — par une plus grande unité d'action, une plus forte cohérence interne et moins de per- sonnages. L'unité de temps, celle de lieu, sont recherchées et les meilleurs auteurs de romans-problèmes ont l'ambition d'élever leur genre à la hauteur de la tragédie.

Mais, la plupart du temps, même si le roman-problème est « meublé » d'études de caractères ou de mœurs, il s'agit pres- que toujours d'un roman-devinette où l'auteur part d'un meurtre qu'il expliquera dans les dernières pages.

Dès ce moment, le dernier chapitre — qui résume les événe- ments en expliquant en même temps au lecteur comment le détective (officiel ou privé) est parvenu par son raisonnement déductif et intuitif à atteindre la solution — va engendrer une nouvelle forme du roman policier : le chapitre final sera étendu

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aux dimensions du roman tout entier ; le criminel sera donc connu dès le début et le roman deviendra « le roman de l'enquête ».

Dans les années 1930, l'âge des grands détectives aux pou- voirs surhumains et à l'intelligence exceptionnelle est passé. Les intrigues se schématisent, beaucoup d'entre elles apparaissent comme sclérosées ; mais les policiers s'humanisent. Simenon, par exemple, cherche moins à élucider des énigmes policières qu'à expliquer le mystère de certains comportements humains ; il ajoute une intrigue policière à un roman de mœurs.

Dès lors, on songera à raconter une histoire vue à travers la personne de l'assassin ou de la victime et à retenir le lecteur, page après page, moins par un intérêt logique que psychologique. Ce genre de roman policier nous présente un destin. Il est un miroir des réactions de l'homme (qui a pu se transformer en criminel ou en victime) au sein de la collectivité.

Le couple assassin-victime étant mis au premier plan, l'élé- ment moteur de l'histoire racontée sera la réponse à la question que se pose le lecteur : « le meurtrier échappera-t-il ou non à la police ? à la bande rivale ? à la victime ? » ou encore : « l'assas- sin en puissance parviendra-t-il ou non à commettre son crime ? » ou bien encore : « quelle est exactement la nature de la menace qui plane sur le personnage qui se raconte ? ».

Plus que l'énigme classique, c'est le thème poursuivant- poursuivi et le climat d'angoisse individuelle qui jouent le rôle important, et de plus en plus, dans le roman policier français des années 1940-1960. Ce sont ces éléments qui constituent le « suspense » d'une histoire.

Le « roman-problème » était un divertissement, un jeu d'échecs, et le détective assurait la sécurité de la société bour- geoise du temps de paix. Le « roman de l'enquête » qui accen- tuait l'importance du criminel était déjà plus inquiétant. Voici venir le temps des régimes arbitraires et des bourreaux de la se- conde guerre mondiale, auquel s'ajoute l'influence du roman de la violence américaine aves ses hors-la-loi du Far-West ou de la « prohibition » ainsi que ses gangsters et tueurs syndiqués. Le ro- man policier français — parfois inauthentique — devient un « roman noir » moderne, rendu plus dramatique par la tension qu'y apportent la cruauté et la haine, avec, en contrepartie, la peur. L'énigme policière n'y joue pas un rôle déterminant.

La méthode utilisée pour mettre en œuvre ce roman noir est de raconter une fable moderne en termes réalistes. Le roman- tisme du thème est intimement lié au réalisme des caractères et du langage. L'histoire est une rêverie fabuleuse mais les

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personnages sont de chair et de sang, et l'aspect réaliste de leur comportement et de leurs évolutions dans la ville « pourrie » entraîne une critique sociale.

Tandis que se poursuit cette tendance illustrée par des auteurs comme Simonin, Le Breton, Giovanni, et qui tournera au pastiche avec San-Antonio et Viard et Zacharias, le public, lassé des « truands », reprend goût à des romans policiers à mystère et à « suspense ». De 1955 à aujourd'hui, la tendance générale est de renouveler le roman de l'enquête. Boileau- Narcejac, Frédéric Dard, Hubert Monteilhet et bien d'autres conservent l'enquête du roman-problème, cette enquête qui épaissit le mystère qu'elle a pour but d'élucider. Mais, pour ce faire, ces auteurs chassent de leurs romans les suspects, les policiers, les indices et ne conservent qu'assassins et victimes. Ils organisent généralement le récit à partir d'un personnage témoin. Le « suspense » est inhérent au sujet du roman, et non plus à tel ou tel épisode.

Parallèlement, fleurit actuellement en France, une variété du roman policier : le roman d'espionnage. Depuis que l a guerre de 1914-1918 a révélé le rôle du contre-espionnage et que celle de 1939-1945 a fait des agents de la résistance de véritables héros, l'espion a pris le relais des grands détectives de jadis, même s'il est à la fois l'enquêteur, le meurtrier et la victime. Cette polyvalence du personnage permet les situations les plus dramatiques et les retournements psychologiques les plus évidents.

Si Mata-Hari a servi de support à un nationalisme souvent outrancier, si Pierre Nord peut être considéré, entre les deux guerres, comme le fondateur du genre en France, si le roman d'espionnage actuel emprunte l'exotisme au roman d'aventures, la violence et l'érotisme au « roman noir » et la fascination devant les maîtres occultes du monde au roman-feuilleton populaire, et surtout si l'action se fonde sur l'actualité avec, en toile de fond, les conflits de la politique internationale, le genre « roman d'espionnage », qui doit son immense succès à une signification quasi prophétique d'une société « sans foi ni loi », est à la fois un genre très éloigné du roman policier « pur » et une preuve de la mise en question des valeurs traditionnelles de la société française. En outre, sur le plan individuel du lecteur de roman d'espionnage, l'affaiblissement de la lutte entre les valeurs morales du Bien et du Mal, la confusion même de ces valeurs, entraîne, dans l'esprit de celui qui s'identifie jour après jour à l'espion de roman, une démission sociale et politique totale.

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Le héros de roman policier — et son lecteur — rendaient compte à la société. A l'image de l'espion qui rend compte à son chef hiérarchique tout-puissant qui le manipule, le lecteur de roman d'espionnage s'en remet à un pouvoir anonyme et rêve sa responsabilité. Plus que le roman policier classique, le roman d'espionnage — dont chaque mois un million deux cent mille exemplaires sont actuellement mis en vente en France —, est devenu le « L.S.D. » du peuple.

Cette vue panoramique du roman policier français de 1900 à nos jours montre que ce genre, dans sa conception, n'est pas seulement un problème d'échecs posé au lecteur mais l'expres- sion littéraire d'une société. Produit s'adressant à un vaste public, il ne pouvait être autrement, sous peine de se couper de ses lecteurs.

Le roman policier étant un ensemble fortement structuré et conçu selon un schéma préalable, il nous a paru que la des- cription et l'explication de ce genre littéraire, en évolution constante, devaient se faire en insistant sur les méthodes qui ont successivement présidé à sa création.

Auparavant, il nous semble nécessaire de rechercher les raisons du succès constant de ces romans. La « fiction » la plus lue doit représenter, qu'on le veuille ou non, une certaine importance dans le domaine littéraire et les raisons de ce succès peuvent nous aider à cerner le problème central qui nous préoccupe.

On supposera connues, dans leur ensemble, les quelques œuvres policières analysées en annexe, et bien d'autres, puisque tout le monde a lu, un jour, un roman policier.

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CHAPITRE II

Raisons

d'un succès populaire

La vitalité étonnante de ce produit romanesque de grande consommation n'est plus à démontrer : nous avons précisé que plus de 2 000 000 d'exemplaires de « policiers » de tous genres sont édités chaque mois en France. Si l'on songe que ces ouvra- ges, achetés, sont prêtés, échangés, revendus, on peut admettre que chaque exemplaire compte en moyenne trois ou quatre lecteurs. Que le roman policier, depuis qu'il existe et sous des formes toujours évolutives, soit lu par un public immense, prou- verait qu'il possède des vertus dont le roman « littéraire » est quelquefois dépourvu.

I. ON LIT LE ROMAN POLICIER PAR PLAISIR

Pour l'instant, nous voulons simplement dire ceci : si le public populaire lit des romans policiers — les seuls romans qui lui soient accessibles avec certaines œuvres de Zola, Victor Hugo et Balzac — il ne se pose généralement pas de questions quant aux raisons de sa lecture et au plaisir qu'il en ressent. Ses raisons coïncident avec son plaisir escompté.

Mais l'intellectuel en vacances, la vieille dame qui tricote, le président-directeur général en chemin de fer, l'homme d'Etat surmené, ceux qui font partie ou croient faire partie d'une élite, lisent le roman policier par plaisir, au contraire du roman « important » qui est souvent lu parce qu'il « faut l'avoir lu » au nom d'une pression économico-sociale ou, au mieux, d'ordre culturel, afin de se situer plus ou moins consciemment dans une élite intellectuelle. Ces lecteurs estiment que la lecture d'un roman policier est le signe d'une vague faiblesse envers soi

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alors qu'il y aurait tant de devoirs culturels à accomplir ! Cer- tains pensent même qu'écrire une histoire de crime (et la lire) est une manière intellectuelle de commettre un meurtre. Ceux-là lisent des romans policiers la honte au front ou par défi. Mais d'autres, très franchement, reconnaissent l'agrément qu'ils pren- nent à ces lectures. « Aujourd'hui encore, je lis plus volontiers les ' Série Noire ' que Wittgenstein \ »

Comme cette élite prend généralement plus de recul vis-à-vis de la chose imprimée — surtout lorsqu'il s'agit de fiction roma- nesque — que le public populaire qui participe avec toutes ses facultés intellectuelles à sa lecture, une/distinction toujours plus nette s'établit entre ce qu'on doit lire et ce qu'on aurait du plaisir à lire, autrement dit, entre ce qui est « important » et ce qui est « intéressant », l'un excluant l'autre dans la quasi- totalité des cas. Cette distinction est parfaitement légitime s'il s'agit d'œuvres destinées à l'instruction et à l'information géné- rale. Elle est contestable dans le domaine de la fiction romanes- que : si, par exemple, Balzac, Flaubert, Stendhal ou Zola restent, parmi des centaines de romanciers oubliés du XIX siècle français, des auteurs toujours importants, par les problèmes qu'ils ont traités et la forme qu'ils leur ont donnée, c'est que la lecture de leurs ouvrages reste, aujourd'hui encore, « intéressante ».

En art, il n'existe pas de distinction : ce qui est intéressant est important et ce qui semblerait « important » mais pas inté- ressant, n'a pas de réelle importance, tout au moins du point de vue d'une œuvre d'art particulière et compte tenu de la contingence de certains jugements datés. Quant au roman poli- cier, s'il n'intéresse pas ses lecteurs, il est évident qu'il est raté et que l'auteur a totalement échoué.

Beaucoup de lecteurs de romans policiers n'appartiennent ni aux couches les moins instruites ni à l'élite intellectuelle. Quel plaisir trouvent-ils à leur lecture ? Le roman policier qui raconte souvent la plus détachée et la plus apaisante des histoires n'est-il qu'un bon médicament à prendre au lit pour s'endormir ?

Comme tous les gens semi-cultivés, après avoir lu les quel- ques livres qu'il faut connaître, ces lecteurs aiment lire pour se distraire, par goût, pour trouver une excitation d'ordre intel- lectuel qui leur convienne. Aussi se tournent-ils avec soula- gement vers l'auteur qui leur raconte une histoire et presque rien d'autre. Dire alors que l'œuvre n'appartient pas à la litté- rature serait prétendre qu'un roman ne peut pas être bon s'il

1. J . -P . SARTRE, les M o t s , p. 61.

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donne envie de le lire et s'il intéresse jusqu'au bout. Quand un roman — un roman policier tout aussi bien — atteint un cer- tain degré d'accomplissement artistique par son style, les situa- tions qu'il agence, la caractérisation des personnages, le mou- vement qu'il imprime au déroulement de l'histoire, l'émotion dans le ton et le thème qu'il développe, il devient de la litté- rature et suscite le plaisir au fur et à mesure de sa lecture.

Plus que tout autre, le lecteur de roman policier rêve au long de sa lecture, d'autant plus intensément que l'irréel où il avance n'est pas l'incroyable, ni le quotidien. Le roman poli- cier endort son public et le soustrait à son temps, à la manière d'une agréable drogue. Mais aussi, il lui procure le plaisir de connaître d'autres pays ou d'autres milieux sociaux que le sien, parfois même il avive son intelligence et son sens critique.

II. LE ROMAN POLICIER EST UNE LITTÉRATURE D'ÉVASION, PLUS EXACTEMENT DE RÊVES, PEUPLÉE DE SYMBOLES

Les romans, de par leur définition même, participent de la littérature d'évasion, même si le souci du réel vient s'y adjoindre, que ce réel soit psychologique ou social. Le roman policier doit, en partie, son succès au fait qu'il marie l'aventure au réel dans d'infinies combinaisons et qu'il va sans cesse du rêve à la raison et vice versa. De plus, telle la colombe symbolise la paix, le détective symbolise le bien public, l'assassin le mal toujours resurgissant et souvent, l'histoire racontée, le récit « pur », exprime autre chose que ce récit même. Boileau-Narcejac, dans le Roman policier , estiment que ce genre de roman est fiction totale, ce qui n'est pas le cas du roman non policier. Pourquoi ? Parce que si le roman policier peut se définir comme (p. 8) : « Une enquête qui a pour but d'élucider un certain mystère, un mystère en apparence incompréhensible, accablant la raison... l'écrivain, qu'il le veuille ou non, imagine simultanément le mystère et l'enquête, invente un mystère pour l'enquête et une enquête (p. 9) pour le mystère... Mystère et enquête se déve- loppent l'un par l'autre, se font valoir l'un l'autre, ne sont, au fond, que les deux aspects complémentaires et dialectiquement liés d'une même fiction. »

L'histoire racontée — mystère/enquête — du roman poli- cier est sous-tendue par le thème poursuivant-poursuivi, ou par

1. BOILEAU-NARCEJAC, le Roman policier, Payot, 1964.

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la menace qui pèse sur le personnage central et le fait agir. Beaucoup plus que dans le roman « littéraire », l'agencement des faits, c'est-à-dire l'intrigue, est l'objet de tous les soins du romancier « policier ». L'intrigue est soigneusement construite pour organiser l'émotion la plus forte, généralement la terreur devant une situation donnée, elle-même enveloppée de mystère. Par l'intrigue, l'auteur de romans policiers emporte son lecteur vers le domaine magique de l'irrationnel des peurs ancestrales. Au contraire, en négligeant l'intrigue, l'auteur de romans litté- raires qui peut décrire, instruire, amuser, émouvoir quelquefois, perd une grande partie de son pouvoir de communication avec le lecteur, perd souvent son public. Plutôt que d'imaginer des personnages exceptionnels par leur étude psychologique ou révé- latrice d'une structure sociale, l'auteur « policier » met son talent à imaginer des situations et des péripéties astucieuses et bril- lantes. Ainsi le lecteur — pour son plaisir — est-il dans l'attente à chaque page. Il est en suspens : ne faut-il pas un certain génie pour que chaque page soit comme un hameçon jeté pour accrocher la suivante ?

Les développements psychologiques n'apparaissent que s'ils sont nécessaires à l'action et se réfèrent au monde du lecteur. Tel est l'un des secrets du succès du roman policier.

Au commencement, était un jeune homme qui déclarait : « Après l'école, on est coupé de tout. On perd l'habitude (de la lecture). » D'autres, plus âgés, qui disaient : « Je me fatigue déjà assez dans mon travail », « Ma vie n'est pas telle- ment drôle que j'aille me poser des problèmes supplémentaires », « C'est peine perdue, je ne comprends pas », « Je n'ai pas le temps, pas la force », « J'ai essayé... Ils coupent les cheveux en quatre. Ce n'est pas pour moi », e t c .

Certains de ces hommes, harassés par leur travail et leurs soucis personnels, ont par hasard ouvert un roman policier et l'ont lu jusqu'au bout. Ils en ont lu un autre, qu'ils ont acheté chez l'épicier, au café ou chez le marchand de journaux. Mais ils ne lisent pas les romans dans lesquels le monde intérieur décrit est sans référence avec leur monde. Les analyses psychologiques constituent un luxe inaccessible pour celui qui n'a pas le temps de les pratiquer, pressé qu'il est par les nécessités de son existence. Sa vie est une lutte, il ne perçoit les autres qu'agissant par rap- port à lui. Aussi ne goûte-il pas les développements du psycholo-

1. Citations extraites de l 'enquête de Luc DESCAUNES sur la lecture, France- Culture, du 27 novembre au 8 décembre 1967 (Bibliothèque de l 'O.R.T.F.).

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gue mais les réussites de l'action. L'action, élémentairement moti- vée par une explication psychologique, voilà ce qui lui est fami- lier, ce qui lui paraît vrai. Et si cette action réussit, elle a pour double effet de le projeter hors de sa condition habituelle et de compenser la médiocrité et — quelquefois, aux heures de décou- ragement — la mélancolie de sa vie.

Alors qu'il faut avoir acquis une « culture » pour poursuivre une lecture au-delà d'un seuil de difficulté et d'ennui, l'effort d'attention pour lire un roman policier n'est pas hors de portée de la majorité des gens qui ont une instruction de base. Par parenthèse, on pourrait songer à la virtuosité d'un écrivain, et aux problèmes qu'il a su résoudre, lorsque son roman policier réussit à satisfaire aussi bien le lecteur populaire que le lecteur le plus évolué, pour des raisons différentes.

Que ces lectures soient aliénantes ou non, que le roman policier, selon Lukacs, renvoie à la littérature, alors que le vérita- ble roman renvoie à la vie, est une des questions sur lesquelles nous reviendrons. Quoi qu'il en soit, la lecture du roman policier est un plaisir pour un nombre considérable de lecteurs.

Une autre raison au succès de cette littérature d'évasion est l'attrait et l'importance de la documentation. Pour une grande partie du public, l'ouvrage imprimé est apprécié en fonction de ce qu'il apporte, de ce qu'on en retire et souvent condamné parce qu'il « n'apprend rien ». Si l'on admet que la quasi-totalité des lecteurs de romans policiers est étrangère à la notion de hiérarchie des genres ou des valeurs littéraires et ne lit que ce qui lui est immédiatement accessible, il faut chercher ce que le roman poli- cier apporte, en plus de l'élément essentiel qu'est l'histoire.

Il apporte une documentation. Les auteurs sont très sou- cieux de l'état civil (sans vouloir lui faire concurrence) des per- sonnages, de l'exactitude des lieux afin d'étayer la « crédibilité » mais, plus encore et pensant toujours au lecteur en puissance, ils se préoccupent d'ébranler son imagination en situant l'action dans un cadre peu connu : une Normandie mystérieuse, le bassin d'Arcachon, tel village des Alpes, la Vendée, un Paris « inso- lite », Londres dans la brume; plus loin encore : la Yougoslavie, la Grèce, les pays du soleil dont on voudrait tout connaître; plus loin encore, les pays du roman d'espionnage : la Russie, l'Amé- rique du Sud, Hong-Kong ou Macao, ceux où l'on découvre les dessous des guerres secrètes, les trafics à l'échelle mondiale, décors animés grâce auxquels on comprend enfin la politique internationale telle qu'elle est pratiquée aujourd'hui ou le sera demain.

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« Exotisme » des métiers inhabituels, bizarres et dont on ignore presque tout : inspecteur d'assurances, fabricant de par- fums, tatoueur, prêtre, horloger en chambre, marinier, diaman- taire, peintre en faux tableaux et, surtout, inspecteur de police au travail; et plus encore, l'exploitation de milieux sociaux qui vous sont fermés : la pègre, par exemple, et ses activités dont la lecture des journaux fait pressentir les mœurs étranges; ou bien encore, les gens des châteaux.

Documentation sur les moyens de blesser, de torturer ou de tuer son prochain par le fer, le feu, le poison, la strangulation, les coups de poings à l'efficacité insoupçonnée, les procédés à dis- tance spatiale ou temporelle, les machinations compliquées.

Et par-dessus tout, documentation sur un être fascinant, dépaysant, sur une personnalité étrange, étrangère, qui existe réellement — on le sait par la presse, la radio ou la télévision — mais qu'on ne rencontre jamais dans la vie quotidienne : l'assas- sin. Ou l'espion.

III. LE ROMAN POLICIER FACILITE L'IDENTIFICATION DU LECTEUR À L'UN DES PERSONNAGES

Nous essayerons de montrer plus tard qu'une symbiose très active s'effectue entre lecture et écriture dans le roman policier.

Disons, pour l'instant, que l'auteur de roman policier choisit avec soin un point de vue dans la présentation de l'histoire, afin de retenir un vaste public, et qu'il n'en dérive jamais, au nom de l'efficacité et du mystère. Avant de savoir s'il va écrire à la troi- sième ou à la première personne, l'auteur de roman policier recherche à travers lequel de ses personnages va être vue l'his- toire : à travers le détective ? la victime ? l'assassin ? à travers un comparse ? Leblanc, Simenon, Boileau-Narcejac, racontent généralement à la troisième personne, en prenant la place d'Arsène Lupin, de Maigret ou de la future victime et d'une manière telle que le lecteur se croit redresseur de torts, commis- saire de police ou victime apeurée...

Et si le romancier emploie la première personne, on peut être sûr que le personnage qui raconte sera celui qui s'identifie le plus aisément au lecteur et permet à la narration d'obtenir le maximum d'effets dramatiques.

Quelques auteurs très habiles choisissent des points de vue multiples afin de dramatiser les rapports entre les personnages :

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Hubert Monteilhet dans ses romans par lettres ; Jean Bruce; Fred Kassack 1

Ainsi le lecteur, qui veut être « un autre », libère ses ten- dances latentes : il est le criminel, le gendarme, celui qui subit ou celui qui torture (identification classique dans notre monde sado-masochiste), celui qui possède les femmes, celui qui a peur, celui enfin... qui sait.

Les personnages auxquels s'identifie le lecteur tendent à devenir des modèles idéaux, des types : Arsène Lupin, Roule- tabille, Fantomas, Maigret, San-Antonio sont parmi les plus célèbres. On peut noter, à leur propos, que trois sur les cinq sont le plus souvent du bon côté de la loi et que Fantomas est anar- chiste autant que criminel. On pourrait presque prétendre qu'ils représentent les archétypes de l'ensemble de la société française actuelle. Pour le moins, ils représentent une version moderne des héros mythologiques et incarnent l'idéal d'une grande partie de la société : celle qui lit ou pourrait lire des romans policiers.

IV. RELATION LOGIQUE ENTRE L'ÉNIGME ET LA SOLUTION

Cette relation constitue une des clés du succès. S'il flatte l'appétit de la sensation, l'auteur de romans policiers cultive les ambitions de l'intelligence. Dans la plupart des romans policiers, la raison est aux prises avec l'inconnu, l'impossible, dont elle va triompher. Il y a, dans tout roman policier, une manière de jeu.

Si nous examinons de plus près la relation logique entre l'énigme et la solution, nous voyons qu'elle joue sur deux plans : l'un est celui du personnage enquêteur aux prises avec l'énigme, l'autre met en cause le lecteur aux prises avec l'histoire elle- même car le lecteur n'a de l'énigme et de son déchiffrement pro- gressif que la vision déroutante que lui en propose l'auteur.

L'enquêteur, en face de l'énigme, est à la recherche de la vérité. Seule, son intelligence est capable de connaître. Seuls, ses opérations intellectuelles et leurs résultats pourront être dits vrais ou faux. Procédant par identité ou contradiction, recherchant les indices matériels ou psychologiques, les vérifiant, les soupesant, agissant sur du mouvant, du dissimulé et de l'atroce, il utilise plus souvent une pensée discursive — déduisant pour trouver des conséquences logiquement nécessaires, induisant à partir de

1. Cf. Une chaumière et un meurtre, Presses de la Cité, où les deux person- nages expriment leur point de vue, dans des chapitres alternés.

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faits épars pour reconstituer la réalité — qu'une pensée intui- tive.

Son intelligence agit en face de l'assassin qu'il ignore encore, sous forme d'un récit à progression logique autant que drama- tique. De vrai en faux et de faux en vrai, au terme d'un système organisé de jugements successifs, c'est-à-dire d'un raisonnement, l'enquêteur-policier parvient à la vérité. Le plus souvent, il y a précédé le lecteur ; quelquefois, celui-ci, de par la volonté de l'auteur, connaît la vérité sur le coupable dès le début du roman et regarde tâtonner l'enquêteur à travers les faits, les indi- ces ou les apparences.

Il ne faut cependant pas chercher une cohérence logique parfaite dans les raisonnements de l'enquêteur de roman poli- cier qui procède à partir d'une série de propositions vraies (ou tout au moins vraisemblables ; ou « crédibles », car nous sommes dans le domaine de la fiction romanesque) mais parvient trop faci- lement à une conclusion beaucoup trop large, formellement fausse, mais réellement vraie.

Ce qui avive la curiosité et l'admiration du lecteur des romans policiers dont le personnage central est l'enquêteur, c'est le sentiment que celui-ci est plus intelligent que lui et que ses conclusions, justes, ne pourraient être différentes. « Évidem- ment, s'écrie-t-il, c'était bien X... le coupable ! Comment n'y ai-je pas pensé plus tôt! »

En fait, l'auteur se garde généralement de créer un détective qui ne soit qu'une machine à expliquer. Le raisonnement de son enquêteur subit les influences troublantes de l'affectivité ; il diva- gue, acceptant les erreurs d'une pensée soupçonneuse. Rouleta- bille, en même temps qu'il cherche à résoudre le problème de la chambre jaune, recherche sa mère. Maigret s'imprègne du passé, de l'ambiance, cherche à vivre ce qui se passe en lui, pressent des rapports, anticipe et procède à coups d'intuition. Tous commet- tent des erreurs — ce qui est très utile pour lancer le lecteur sur une fausse piste. Le chevalier Dupin de la Lettre volée d'Edgar A. Poe a pris corps et cœur. Même si Arsène Lupin, dans les Huit Coups de l 'horloge, découvre infailliblement la vérité, il ne part en chasse que pour mériter l'amour de sa belle, la fait participer à l'enquête, écoute ses arguments féminins et se trompe en cours de raisonnement pour ces raisons « d'amour- propre, d'intérêt ou de passion » contre lesquelles Arnauld et Nicole, dans leur Logique de Port-Royal, mettaient en garde le jeune duc de Chevreuse.

Sur un deuxième plan, des relations logiques s'établissent

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entre le lecteur et l'histoire qui lui est présentée, opaque ou menaçante.

Contrairement à ce que l'on croit, le lecteur1 ne tente pas de faire le travail intellectuel du détective car outre que le poli- cier sera toujours plus intelligent que lui et l'auteur donc assez adroit pour dérober à ses yeux la solution jusqu'à la fin, il rêve sa lecture. Boileau-Narcejac écrivent dans le Roman policier (p. 52) : « ... le romancier n'est pas un vrai détective puisqu'il connaît la solution de l'énigme avant de raconter l'histoire ; ensuite le lecteur n'est pas davantage un vrai policier puisqu'il travaille, s'il entreprend à son tour de percer le mystère, sur des faits qui lui sont présentés dans un ordre voulu par l'auteur et sur des indices dont l'auteur a déterminé à l'avance l'impor- tance (p. 53) et la présentation. Il est à peu près sans exemple qu'un lecteur perspicace découvre, en cours de lecture, le coupa- ble, si le roman a été habilement construit. Il n'en a même pas envie. » Mais c'est précisément par ce rapport logique entre l'histoire énigmatique dans son ensemble et le lecteur, que celui-ci est intéressé au plus haut point.

Le lecteur va appliquer son intelligence — à demi éveillée — à comprendre l'histoire globalement, cette histoire qui est é n i g m e et enquête intimement liées et agissant l'une par l'autre. Si l'on ajoute que l'ensemble de l'intrigue est échafaudé selon une impla- cable logique qui apparaît comme un piège au lecteur mal à l'aise, on comprendra que celui-ci a fort à faire pour démêler ce qui se passe. Mis en face de cette « machine à mourir », selon l'expression de Boileau-Narcejac, présentée dans un éclairage oblique dont l'angle s'ouvrira brusquement à la fin, le lecteur est attiré. Il cherche à prendre la place de l'enquêteur, de la victime, des comparses, du personnage qui est — ou n'est pas — l'assassin. Son intelligence s'essaie à comprendre, mala- droitement cela va de soi parce que les dés sont pipés par l'auteur et parce que la fiction romanesque enfièvre son imagination. Bon gré mal gré, il raisonne par rapport à l'histoire, aux péripéties, à la signification des scènes successives, au comportement mys- térieux ou elliptique des personnages. Il se méfie de tout et de tous.

Plus la construction en mouvement le trouble, plus le lecteur veut en démonter le mécanisme. Sa raison est aux prises avec l'inconnu de l'histoire « en bloc ». Son effort tend à découvrir

1. C'est dans un souci de simplification que nous parlons du lecteur, alors que les romans policiers sont lus par des individus très différents les uns des autres, même si la plupart d'entre eux appartiennent au « circuit populaire ».

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logiquement une histoire que l'auteur a arrangée selon une logi- que justement conçue pour aveugler son lecteur.

Cet effort engendre la curiosité passionnée du lecteur de roman policier et constitue une des raisons au succès du genre. Le duel intellectuel n'a pas seulement lieu entre le lecteur et l'enquêteur, il réside surtout entre le lecteur et l'œuvre de l'auteur policier, entre le magicien et son public. A la limite, il n'est plus question de logique mais d'enchantement. Cela, le lecteur, progressant comme un somnambule ou un hypnotique, l'ignore en partie.

V. LE ROMAN POLICIER DÉGAGE DE L'ÉNERGIE

Le roman policier est surtout un roman d'action. Les per- sonnages agissent dans une succession de rapports tendus et dangereux avec leurs semblables. Souvent avec intelligence, tou- jours avec volonté, ils s'adaptent à des conditions chaque fois nouvelles de la réalité, appréhendent d'un coup une situation et l'exploitent. Boileau-Narcejac ont pu écrire à propos de la plu- part des romans policiers contemporains dont l'esprit s'inspire de l'œuvre du romancier américain Dashiell Hammett, que le roman policier est une littérature du comportement. Qu'il soit poursuivi ou poursuivant, victime, enquêteur ou assassin, le per- sonnage central est pris dans un réseau de circonstances dont il ne peut s'échapper qu'en combattant. Il lutte pour sa vie, avec audace et astuce.

L'assassin, ayant soigneusement machiné son forfait, a la volonté d'échapper à la justice, à la faveur d'un crime parfait. A ce propos, on peut noter que cette manifestation de volonté différencie les assassins de romans policiers et les meurtriers des autres romans. Thérèse Raquin, Raskolnikov ou Julien Sorel préméditent peut-être leur crime ; ils n'ont pas la volonté d'échapper à tout prix à la justice.

Le détective est un symbole d'énergie et d'efficacité. Labo- rieusement, il cherche et trouve, à la fin du roman. S'il est un dé- tective « privé » comme le Nestor Burma de Léo Mallet ou l'avo- cat Prosper Lepicq de Pierre Véry, il déploie une activité hors du commun ; s'il est le personnage d'un des rares auteurs français de la « Série Noire » (Éditions Gallimard), il n'enquête pas mais il combat littéralement le meurtrier et sa bande ; c'est un règle- ment de comptes où la vie des deux parties est en jeu.

La victime elle aussi n'est pas toujours passive, même dans

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les romans de Boileau-Narcejac ou de Simenon. Elle se débat et reprend parfois l'avantage avant de succomber.

Cet élément de péril personnel qui contraint les personnages à agir pour échapper à leur destin, dégage de l'énergie. La pression physique ou morale subie est une présence indésirable, que l'un cherche à fuir, que l'autre tente d'imposer. Comme tous les êtres vivants, les personnages de roman policier sont doués d'un dynamisme inné. La vie, parce qu'elle est un incessant renouvellement, ne peut subsister qu'en empruntant sans arrêt au milieu extérieur, matière et énergie.

L'homme criminel, le policier, expérimentent une sorte de malaise organique, conséquence d'un manque de sécurité pour l'un, de certitude pour l'autre ; cet état provoque chez ces deux personnages une agitation, une recherche, une quête, un besoin presque physiologique : l'un a soif de sang ou de vengeance, l'autre a faim de justice. De ces comportements actifs, con- quérants, l'énergie se dégage. Or ces deux rivaux, auxquels on peut ajouter la victime lorsqu'elle n'est pas tuée dans les pre- mières pages ou qu'elle est désignée comme telle au lecteur, sont enfermés dans un univers de contradiction poussé au paroxysme. C'est une question de vie et de mort. On imagine le dynamisme qui se crée par leurs relations et qui entraîne, au cours d e l'histoire policière, une attitude et des actes d'agressivité, de supériorité ou d'infériorité, d'exaltation du moi ou d'échec et de culpabilité.

VI. INTÉRÊT PSYCHANALYTIQUE DU ROMAN POLICIER

Que Rouletabille, tel Œdipe en quête de sa mère, livre dans le Parfum de la dame en noir un combat singulier à Larsan, l'auteur de ses jours, prouve une chose : Gaston Leroux a repris un des grands thèmes « policiers » de la littérature grecque afin d'écrire un livre à succès. Mais que ce thème soit gage de suc- cès auprès d'un vaste public prouve qu'il est révélateur de la nature humaine.

Plus généralement, le conflit assassin-policier exprime nos pulsions et nos censures et renvoie à l'image de la révolte de l'individu contre la société, symbole du père.

Dans l' Avenir d'une illusion \ Freud écrit : « Chaque indi- vidu est virtuellement un ennemi de la civilisation. » Le roman

1. Éd. Denoël, 1932, p. 13.

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policier satisfait cette tendance. En effet, les interdits sociaux ont contraint le lecteur à chasser de sa conscience la composante hostile de ses rapports avec la société. A la lecture du roman policier, même si le « crime ne paie pas » et même si l'appareil social triomphe à la fin, le lecteur a vécu le plaisir de prendre conscience de ses pulsions contradictoires enfouies depuis la petite enfance et de les retrouver dans l'opposition assassin- policier, le policier, symbole du père, étant l'ogre redoutable surgi du dehors contre lequel se polarise toute l'agressivité : que l'ogre-policier-société soit vaincu pendant les quatre cin- quièmes de l'histoire et le lecteur, libéré, triomphe ; que l'ogre prenne le dessus à la fin, et le lecteur adhère car tout rentre dans l'ordre vécu depuis la plus petite enfance. En fait, la quasi-tota- lité des romans policiers permet au lecteur de satisfaire les deux tendances. Maigret est « paternel ».

Dans l'opposition assassin-victime, le lecteur retrouve les pulsions sadiques de l'enfance, sublimisées ou tout au moins transposées.

Si l'on admet avec Freud, Adler et leurs continuateurs que le fond de l'âme collective est formé de relations « libidineuses » constructives et d'un instinct destructif de mort et d'agressivité, et si la vie apparaît comme un compromis, l'instinct de mort rétablissant l'équilibre dans un état troublé par l'apparition de la vie, on ne s'étonnera pas qu'une littérature qui se consacre à la mort, à la sexualité, à l'agression, à la survie brutale procure un plaisir profond en satisfaisant nos tendances fondamentales. D'autant plus que les manifestations de ces instincts sont refou- lées, que le roman policier nous les révèle et nous décrit les bas-fonds de notre conscience et que peut-être même, lorsque l'humanité se retire un moment de notre esprit, il ne reste plus que folie et aspiration criminelle.

En lisant un roman de violence et de mystère, le lecteur retrouve un « moi » amputé de tous les acquits ou les con- traintes dues à la vie en société. Il se « défoule ». Il retrouve une mentalité primitive, descend dans les bas-fonds, dans un monde d'irrationnel, d'absurdité, de démence et de rêve, et baigne dans le récit onirique des aventures de « série noire » ou d'espionnage.

Ces récits, comme le rêve lui-même, doivent se garder d'être compris, sous peine de se détruire. Le lecteur joue, vit son rêve comme un somnambule, un drogué, un névrosé, ou mieux comme un enfant qui, manœuvrant son chemin de fer, est à la

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fois le mécanicien, le voyageur, la locomotive même, et craint d'écraser sa petite sœur assise sur le tapis de la chambre.

Le lecteur de romans policiers rêve avec d'autant plus de facilité que l'auteur transpose son récit hallucinatoire en images, et ce que Freud dit du rêve, dans ses Nouvelles conférences sur la psychanalyse 1 fait irrésistiblement penser à de nombreux romans de violence : « Les pensées latentes du rêve sont ainsi transformées en une somme d'images sensorielles et de scènes visuelles et (...) tous les modes de langage propres à traduire les formes les plus subtiles de la pensée : conjonctions, prépositions, changements de déclinaison et de conjugaison, tout cela est abandonné, faute de moyens d'expression ; seuls les matériaux bruts de la pensée peuvent encore s'exprimer comme dans une langue primitive, sans grammaire. L'abstrait est ramené à sa base concrète. »

Enfin, on sait que renoncer à ses « pulsions » — au nom de la censure qu'impose l'autorité de la conscience — engendre chez l'individu un sentiment de culpabilité et d'angoisse. Com- ment le lecteur d'un roman centré sur la culpabilité et l'angoisse des personnages principaux ne se sentirait-il pas concerné ?

Si nous admettons que « l'ensemble de notre appareil psy- chique a pour but de nous procurer du plaisir et de nous faire éviter le déplaisir, qu'il est régi automatiquement par le ' prin- cipe du plaisir ' », la lecture du roman policier — comme de tous les romans qui sont illusions romanesques — satisfera le lecteur, content d'être dupé par un illusioniste qui lui fera con- naître d'autres êtres que ceux de son entourage immédiat.

VII. RAISONS ÉCONOMIQUES

Le succès qu'obtient le roman policier est également dû à des techniques commerciales. Comment les fabricants (éditeurs et auteurs) vont-ils répondre à une demande encore latente qui existe pour les raisons exposées précédemment ?

Ils vont au nom du « marketing », produire ce qui se vend et non tenter de vendre ce qui est produit. Il s'agit d'un renver- sement des valeurs traditionnelles dans le commerce de l'édition, afin d'augmenter le chiffre d'affaires.

Les meilleurs auteurs collaborent à cette entreprise avec le

1. Éd. Gallimard, 1936, p. 29. 2. FREUD, Introduction à la Psychanalyse, Payot, 1917, p. 283.

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talent littéraire propre à chacun d'eux. Ils écrivent selon les règles du genre — qui ont évolué depuis 1900 — et selon les renseignements donnés par le marché aux directeurs des col- lections. Mais cela ne représente rien de nouveau en littérature ni de très particulier au roman policier : tout romancier écrit pour un public même s'il déclare le contraire. Les auteurs « poli- ciers », eux, ne s'en cachent pas. Hubert Monteilhet se pro- clame « fabricant », Frédéric Dard se transforme en San- Antonio, le poète Jean Meckert s'efface derrière Jean Amila et Simenon va jusqu'à déclarer que le roman policier n'est qu'une « création d'éditeurs ».

Les éditeurs de romans policiers recherchent donc ce qui se vendra ; ensuite ils le produisent. Une fois déterminé le contenu de l'œuvre, il faut commercialiser le produit : présentation, prix, méthode de diffusion, requièrent toute leur attention.

En ce qui concerne le prix, doit être satisfaite la demande « solvable » d'un acheteur dit populaire dont les revenus sont limités et qui ne conçoit pas d'investir dans un livre une somme importante. Quant au lecteur de romans policiers dont le pou- voir d'achat est plus élevé, il appartient à des couches sociales qui n'admettent pas que l'on consacre plus d'une petite somme à un produit déconsidéré de pur divertissement. C'est pour- quoi le prix d'un roman de genre policier est actuellement de l'ordre de trois à cinq francs, soit le tiers ou le quart du prix d'un roman ordinaire. Tous les sujets économiques, même ceux dont les revenus sont les plus bas, peuvent alors satisfaire leur désir de lire « un livre » alors qu'une dépense de douze à vingt francs, à faire en une seule fois, dépasse, exprimé en valeur monétaire, le seuil de leur propension à consommer un produit de seconde nécessité. Subsidiairement, il faut noter que le lecteur de romans policiers, en répétant ses achats au cours d'une période déterminée — un an, par exemple, — dépensera souvent bien plus, corrélativement à ses revenus, que le lecteur de romans « littéraires ».

Cette notion du « juste prix » a le désavantage d'enfermer l'éditeur dans un cycle de prix unitaires très bas. Des tentatives sont faites pour s'en évader : dans les années 1930, l'éditeur anglais de Rebecca de Daphné du Maurier a eu le premier l'idée de présenter ce roman policier dans une collection non policière plus coûteuse et a obtenu, à tirage égal, des gains sup- plémentaires.

Quelques années plus tard, Gallimard publiait dans sa col-

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lection littéraire sous l'appellation « roman » : l'Assassinat du Père Noël et les Disparus de Saint-Agil, de Pierre Véry.

En France, s'il est relativement facile d'utiliser le procédé lorsqu'il s'agit de traductions de romans policiers étrangers, il est toujours délicat de réussir l'opération commerciale avec des auteurs français connus pour être des « policiers » car le lec- teur du roman à vingt francs se sent alors « floué » et le lec- teur à quatre francs n'a pas les moyens d'acheter. Mais cela a été tenté depuis quelques années avec la Dame dans l'auto, avec des lunettes et un fusil, de Sébastien Japrisot, avec Mon tout est un homme et La mort a dit peut-être, de Boileau-Narcejac, avec l'Affaire de Gabriel Véraldi, entre autres auteurs.

Tels les produits détergents — toujours la même matière — que l'on présente dans des emballages différents et « attractifs », tels se présentent, « aux points de vente », les romans policiers.

Les titres répondent au goût du jour : d'Arsène Lupin, gentleman cambrioleur (Leblanc) et du Fantôme de l'Opéra (Leroux) titres de la période 1900-1920, on est passé à la Nuit du carrefour, à la Danseuse du Gai-Moulin (Simenon), à M. Marcel des pompes funèbres (P. Véry), titres de la période 1920-1940, pour arriver à L'ingénieur aimait trop les chiffres (Boileau-Narcejac), Les salauds vont en enfer (F. Dard), On n'enterre pas le dimanche (F. Kassack), Le cave se rebiffe (A. Simonin), Descendez-le à la prochaine (San-Antonio), tout autant qu'à Piège pour Cendrillon (S. Japrisot) ou le Mytheux (Viard et Zacharias) et Cinq Gars pour Singapour (J. Bruce), titres de la période actuelle.

Les titres qui ont une extrême importance pour déclencher l'acte d'achat ne sont qu'un des éléments de la couverture : « jaquette glacée », format de poche, couleurs évocatrices de sang, de volupté et de mort, illustrations et graphismes suggestifs. Seuls quelques auteurs vedettes voient leurs noms inscrits en caractères plus gros que le titre de leur ouvrage, parce qu'ils signi- fient « label de qualité » et que la tendance est à la « person- nalisation du produit ».

Il faut noter que l'effort d'adaptation au goût du public en ce qui concerne l'aspect extérieur du livre s'est porté davantage sur le roman policier que sur le roman littéraire comme si ce dernier se devait d'être réservé à une minorité d'initiés à qui le nom de l'auteur, éventuellement celui de l'éditeur, ainsi que la connaissance préalable du contenu grâce aux articles critiques, suffisaient ; ce roman, tout de même mis en vente chez le libraire, se devait de n'être pas mis à la portée de tous.

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Le roman policier est au contraire exposé à la convoitise de l'acheteur en de très nombreux points de vente : grands maga- sins à libre service, kiosques de gare ou à journaux, cafés et jusque sur le trottoir dans les « présentoirs » fixes ou tournants.

Les marges bénéficiaires consenties aux détaillants sont les mêmes que pour les autres ouvrages dits « de poche » : le « 33 % commercial », soit un tiers du prix de vente au public. Ceux des éditeurs qui proposent un ou plusieurs ouvrages poli- ciers dans une édition reliée consentent une « marge » plus élevée au détaillant mais, généralement, lui vendent « ferme ».

Il est remarquable que, dans un monde de consommation où la publicité exerce une pression continue sur le consommateur, avec pour résultat de compenser les frais engagés dans la publi- cité par un surcroît de bénéfices dû à l'augmentation des ventes, le roman policier soit beaucoup moins que le roman « ordinaire » l'objet de campagnes publicitaires. Au nom de l'information du public tout autant que de la publicité, les « supports » clas- siques sont traditionnellement réservés aux romans non policiers : « placards » et articles de la presse écrite ; commentaires, chro- miques et émissions à la radio ou à la télévision ; prix litté- raires, etc.

Encore qu'une évolution se manifeste dans ce domaine, le roman policier ne semble pas devoir son succès à la publicité.

Pour résumer les raisons que nous avons trouvées jusqu'ici au succès du roman policier, nous pourrions dire que ce genre littéraire est « adapté à la demande », plus généralement que le roman policier est le roman du lecteur.

VIII. LE ROMAN POLICIER EST CENTRÉ SUR LE MEURTRE ET LA MORT

Enfin, voici peut-être la raison principale de son succès car la mort provoquée a toujours été un sujet d'intérêt univer- sel. Non seulement les tragédies, de Sophocle à nos jours, mais la plupart des grandes œuvres littéraires du monde occidental constituent une suite de meurtres prémédités, d'exécutions, de morts violentes ou naturelles, puisque chaque destin humain se clôt par la mort. Toutes proportions gardées, nous retrou- vons dans le roman policier les grands personnages littéraires, entraînés plus ou moins en aveugles vers la mort, qu'ils soient assassins, bourreaux ou victimes.

Le lecteur de roman policier, mis en présence du meurtrier,

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des poursuivants ou de la victime, prend part comme gibier ou comme chasseur à la plus excitante des chasses — pas moins ignoble que les autres — la chasse à l'homme. Déjà l'étude des motivations du meurtre et de ses préparatifs lui avait offert sa seule expérience de l'émotion violente, de l'angoisse, de la terreur. Meurtrier en puissance, l'honnête lecteur met en projet l'entreprise très dangereuse de tuer en sachant qu'une petite erreur comme celle de laisser ses empreintes digitales sur la poignée de la porte peut l'envoyer à l'échafaud. L'ombre de la guillotine — puisque nous sommes en France — tombe déjà sur lui quand, à l'aide de l'auteur son complice, il envisage un meurtre.

Ainsi la mort préméditée et son cérémonial portent en eux le « suspens » et l'excitation d'un jeu avec mises très élevées : l'homme qui tue se retrouve seul contre la société et risque sa vie ; dans le roman policier classique, il doit être assez rusé pour déjouer l'astuce des plus intelligents de ses concitoyens. L'auteur de romans de meurtres et de mystère tient un jeu formidable dans sa main. Il le jouera avec plus ou moins de talent mais on peut noter que dans cette partie où la vie perd invariablement, il sera toujours plus inspiré par la mort et par le meurtre que par la découverte de celui-ci ; la recherche d'indices ou la mise au point d'alibis apparaissent souvent fastidieuses.

L'intérêt réside donc dans cette mort qui rôde et se pro- jette sur chaque page de roman policier que le lecteur tient en mains. Peur et incertitude. Horreur et inconnu.

S'il s'agit d'un assassin abject, c'est cette « mort de l'autre » parfois souhaitée dans la vie réelle, que le lecteur trouve mise en œuvre sous ses yeux. Si le personnage qui va mourir intéresse et émeut, il devient une personne chère dont le lecteur vit l'agonie. Sa mort prochaine, pressentie depuis le début du roman, représente une rupture bouleversante, une expérience indéfinis- sable. Et si le lecteur s'identifie à la victime, c'est bien lui qui va mourir, s'anéantir comme en un saut dans un abîme obscur, dans un mystère absolu.

C'est ainsi que la mort, dans un roman policier, est ressen- tie comme une énigme qui enveloppe et transcende l'énigme poli- cière. C'est le plus grand des secrets, le plus opaque. La mort est partout présente, en deçà du livre, au-delà de la vie des personnages condamnés à mourir. Le lecteur sent que la minceur d'un flacon de poison, la pointe d'un poignard ou le geste infime du doigt sur la détente représentent le fragile bord d'où la vie saute dans les grands secrets de l'au-delà. Il ressent la minceur