De Benoist, Alain - Contre Hayek

Embed Size (px)

Citation preview

  • 8/6/2019 De Benoist, Alain - Contre Hayek

    1/40

    Alain de BENOIST

    CONTRE HAYEK

    Laissez faire la misre, laissez faire la mort

    (Antoine Buvet).

    Le Club de l'Horloge a tenu du 20 au 22 octobre 1989, Nice, sa 5e

    Universit annuelle sur le thme : Le libralisme au service du peuple . La

    tonalit gnrale tait celle d'un conservatisme national-libral . Henry de

    Lesquen, prsident du Club, devait ainsi dclarer qu' il n'y aura pas de socit

    librale authentique tant que la conception de l'homme issue de la tradition

    occidentale, humaniste et chrtienne n'aura pas prvalu (1). La thse

    dveloppe cette occasion a en fait surtout consist opposer entre elles

    deux grandes traditions librales, l'une trouvant son origine dans les ides de

    Locke, l'autre drive de Hume et de Burke. Il y aurait ainsi un mauvais

    libralisme , fond sur l'empirisme de la table rase et aboutissant au courantlibertarien ou anarcho-capitaliste, et un bon libralisme , soucieux de

    prserver les traditions et donc parfaitement conciliable avec un point de vue

    national .

    Cette faon de voir, empreinte apparemment de quelques considrations

    d'opportunisme politicien, se lgitimait d'une rfrence constante un auteur

    aujourd'hui disparu, Friedrich A. (von) Hayek. Si l'accueil rserv cette

    dmarche a t quelque peu mitig (2), le thme du national-libralisme (ou

    du libralisme conservateur) n'en est pas moins rcurrent dans l'histoire desides (3). Se pencher sur l'oeuvre de Hayek est un bon moyen d'en prendre la

    juste mesure (4).

    1

  • 8/6/2019 De Benoist, Alain - Contre Hayek

    2/40

    A l'intrieur des doctrines librales, l'originalit de la dmarche de Hayek

    est certaine. Prenant ses distances vis--vis du libralisme continental

    (exception faite de Tocqueville et de Benjamin Constant), Hayek vise en effet revenir aux sources de l'individualisme et du libralisme anglo-cossais (Hume,

    Smith, Mandeville, Ferguson) tout en faisant l'conomie des notions de raison,

    d'quilibre pur, d'ordre naturel et de contrat social. Pour ce faire, il s'emploie

    d'abord dessiner une vaste fresque. L'humanit, selon lui, a adopt au cours

    de son histoire deux systmes sociaux et moraux opposs. Le premier systme,

    l' ordre tribal , reflte des conditions de vie primitives . Il caractrise une

    socit referme sur elle-mme, dont les membres se connaissent tous entre

    eux et dterminent leur conduite en fonction d'objectifs concrets qu'ils peroivent

    et dterminent de manire relativement homogne. Dans cette socit de face

    face, agence en fonction de finalits collectives atteindre, les rapports

    humains, largement dtermins par l' instinct , sont essentiellement fonds sur

    la solidarit, la rciprocit et l'altruisme l'intrieur du groupe.

    Cet ordre tribal s'est progressivement dfait, au fur et mesure que

    les liens de personne personne se distendaient dans des structures sociales

    plus impersonnelles, pour cder la place la socit moderne, que Hayek a

    successivement appel grande socit , puis ordre tendu , et qui

    correspond d'assez prs la socit ouverte de Popper. Cette socit

    moderne (dont le libralisme, le capitalisme, le libre-changisme,

    l'individualisme, etc. sont les formes idologiques dominantes les plus

    rpandues) est fondamentalement une socit qui ne connat pas de clture.

    Les rapports sociaux ne peuvent donc plus y tre rgls selon le modle du face

    face. Dans cette socit, dit Hayek, les comportements instinctifs , devenus

    inutiles, sont remplacs par des comportements contractuels abstraits (sauf,

    ventuellement, au sein de trs petits groupes comme la famille). L'ordre s'y

    tablit spontanment, dans l'abstrait, non comme le produit d'une volont ou

    d'un dessein, mais sous l'effet des multiples interrelations nes de l'activit des

    agents. La grande socit se dfinit par l comme un systme social quigre spontanment l'absence de fin commune.

    Alors que Ludwig von Mises avait encore tendance voir dans les

    institutions librales le produit d'un choix conscient fond sur la rationalit

    abstraite, Hayek affirme que, dans la grande socit , ces institutions ont t

    lentement slectionnes par l'habitude. Ce n'est pas, en d'autres termes, par la

    dduction logique ni mme par l'analyse rationnelle que les hommes ont

    progressivement matris leur environnement et se sont dots d'institutions

    nouvelles, mais par le biais de rgles Hayek dfinit l'homme comme un rule-following animal acquises sous l'effet de l'exprience et consacres

  • 8/6/2019 De Benoist, Alain - Contre Hayek

    3/40

    par le temps. La raison n'est donc pas la cause, mais seulement le produit de la

    culture. L'usage ne se dcrte pas, il est immanent l'tat de choses, et c'est

    pourquoi on ne peut identifier l'origine des institutions qui ont le plus perdur

    dans le temps. La culture rsulte alors de la transmission de rgles apprises

    de juste conduite qui n'ont jamais t inventes et dont la fonction resteincomprise des individus qui agissent .

    La socit moderne forme donc pour Hayek un ordre spontan

    qu'aucune volont humaine ne saurait reproduire ni surtout dpasser, et qui se

    serait form selon un modle inspir du schma darwinien. La civilisation

    moderne ne relverait en effet fondamentalement ni de la nature ni de l'artifice,

    mais d'une volution culturelle o la slection se serait opre d'elle-mme.

    Dans cette optique, les rgles sociales jouent le rle attribu aux mutations

    dans la thorie nodarwinienne : certaines sont retenues parce qu'elles se

    rvlent plus efficaces et confrent un avantage ceux qui les adoptent (ce

    sont les rgles de juste conduite ), tandis que les autres sont abandonnes.

    Les rgles sont, non pas inventes a priori, mais slectionnes a posteriori,

    crit Philippe Nemo, la faveur d'un processus d'essais et d'erreurs et de

    stabilisation (5). Une rgle sera retenue ou rejete selon qu' l'exprience elle

    se rvlera ou non utile l'ensemble du systme constitu par les rgles dj

    existantes. Hayek crit : C'est la slection progressive de rgles de conduite

    de plus en plus impersonnelles et abstraites, librant le libre arbitre individuel

    tout en assurant une domestication de plus en plus stricte des instincts et

    pulsions hrits des phases prcdentes de son dveloppement social qui ont

    permis l'avnement de la Grande Socit en rendant possible la coordination

    spontane des activits de groupes humains de plus en plus tendus . Et

    encore : Si la libert est devenue une morale politique, c'est par suite d'une

    slection naturelle qui fait que la socit a progressivement slectionn le

    systme de valeurs qui rpondait le mieux aux contraintes de survie qui taient

    alors celles du plus grand nombre . La culture est donc bien avant tout la

    mmoire des rgles de comportement bnfiques slectionnes par le groupe

    (6) .

    L'mergence de la modernit est ainsi prsente comme le rsultat

    naturel de l'volution d'une civilisation ayant progressivernent consacr la

    libert individuelle comme principe abstrait et gnral de discipline collective,

    c'est--dire comme affranchissement de la socit traditionnelle et passage

    un systme de disciplines abstraites o les actions de chacun envers les autres

    sont guides par l'obissance, non plus des fins connues, mais des rgles

    gnrales et impersonnelles, qui n'ont pas t dlibrment tablies par

    l'homme, et dont le rle est de permettre la construction d'ordres plus complexes

    que nous ne pouvons comprendre . Cette vision darwinienne sociales'apparente bien entendu l'idologie du progrs. Elle implique, comme on le

  • 8/6/2019 De Benoist, Alain - Contre Hayek

    4/40

    verra plus loin, une lecture optimiste et utilitariste de l'histoire humaine : la

    grande socit vaut mieux que l' ordre tribal , et la preuve qu'elle est

    meilleure, c'est qu'elle l'a emport.

    Aprs avoir pos de faon diachronique, c'est--dire historiquement, ladistinction entre ses deux grands modles de socit, Hayek la redploie

    ensuite de faon synchronique, en opposant taxis et kosmos. Le premier de ces

    termes, taxis, dfinit l'ordre institu volontairement, dont relve tout projet

    politique associant la collectivit un but commun, toute forme de planification,

    d'interventionnisme tatique, d'conomie administre, etc. C'est videmment,

    aux yeux de Hayek, une rsurgence de l' ordre tribal . Le mot kosmos, au

    contraire, dsigne l'ordre spontan , auto-engendr, c'est--dire

    naturellement issu de l'usage et de la pratique, qui caractrise la grande

    socit . Cet ordre spontan n'existe en vue d'aucun but. Les socitaires y

    participent en poursuivant leurs seuls objectifs individuels, l'interaction de leurs

    stratgies particulires dterminant de mutuels ajustements. Le kosmos se

    forme donc indpendamment des intentions et des projets humains. Selon la

    clbre formule d'Adam Ferguson (1723-1816), il rsulte de l'action de

    l'homme, mais non de ses desseins (7).

    Cette dfinition de la socit moderne comme une socit

    fondamentalement et ncessairement opaque amne Hayek rejeter la

    dfinition classique de la concurrence comme un phnomne impliquant, pour

    son bon fonctionnement, une information aussi complte que possible des

    acteurs conomiques et sociaux. Hayek rcuse l'ide d'une transparence du

    march : l'information pertinente ne pourra jamais tre totalement la disposition

    des agents. Au contraire, affirme-t-il, ce qui justifie le mieux l'conomie de

    march, c'est prcisment le fait que l'information y est toujours incomplte et

    imparfaite, car dans de telles conditions, le mieux sera toujours de laisser

    chacun se dbrouiller avec ce qu'il sait. La concurrence sera donc d'abord l'effet

    du laisser-faire, alors que dans le modle classique, c'est plutt le laisser-faire

    qui rsulte de l'hypothse d'une concurrence pure et parfaite.

    Le trait caractristique de la grande socit tant l'excs structurel de

    l'information pertinente par rapport l'information disponible, appropriable, l'illusion

    dite synoptique est celle qui consiste croire la possibilit d'une

    information parfaite. Le raisonnement de Hayek est ici le suivant : la

    connnaissance des processus sociaux est ncessairement limite, puisqu'elle

    est en tat de formation collective permanente. Aucun individu, aucun groupe ne

    saurait y avoir accs. Personne ne peut donc prtendre avoir accs ou pouvoir

    prendre en considration la totalit des paramtres. Or, le succs de l'action

    sociale exige une connaissance complte des faits pertinents pour cette action.Comme une telle connaissance est impossible, nul ne peut non plus prtendre

  • 8/6/2019 De Benoist, Alain - Contre Hayek

    5/40

    agir sur la socit dans un sens conforme ses intrts, ni mme entreprendre

    une action parfaitement adquate par rapport l'objectif vis. D'un constat

    pistmologique, Hayek tire une consquence sociologique : une certaine

    ignorance est indpassable ; l'incompltude de l'information entrane

    l'impossibilit de prvoir les consquences relles des actions, laquelle conduit douter de l'oprationalit de nos savoirs. L'homme ne pouvant tre omniscient,

    le mieux pour lui est alors de s'en remettre la tradition, c'est--dire l'habitude

    consacre par l'exprience. Le vritable rationalisme, crit Philippe Nemo,

    consiste ds lors reconnatre la valeur de la connaissance normative transmise

    par la tradition, malgr son opacit et son irrductibilit la logique (8) .

    Le march est videmment la cl de vote de tout le systme. Dans une

    socit uniquement compose d'individus, les changes qui se ralisent dans le

    cadre du march reprsentent en effet le seul mode d'intgration concevable.

    Pour Smith comme pour Mandeville, le march constitue un mode de rgulation

    sociale abstrait, rgi par une main invisible exprimant des lois objectives

    censes rgler les rapports inter-individuels en dehors de toute autorit

    humaine. Le march s'avre de la sorte intrinsquement anti-hirarchique : il est

    un mode de prise de dcision o personne ne dcide volontairement pour un

    autre que soi. L'ordre social se confond alors avec l'ordre conomique, comme

    rsultante non intentionnelle des actions entreprises par les agents pour raliser

    leur meilleur intrt.

    Hayek reprend son compte cette thorie smithienne de la main

    invisible , c'est--dire l'analyse des mcanismes totalement impersonnels qu'on

    suppose tre l'oeuvre dans un march libre. Mais il lui apporte des

    amnagements trs importants. Chez Adam Smith, cette thorie reste en effet

    d'ordre macro-conomique : les actes individuels, quoique se manifestant de

    manire apparemment dsordonne, finissent par concourir miraculeusement

    l'intrt collectif, c'est--dire au bien-tre de tous. C'est pourquoi Smith admet

    encore l'intervention publique lorsque la finalit individuelle ne ralise pas le bien

    gnral. Hayek, au contraire, se refuse admettre cette exception. Le

    libralisme classique pose galement que le march concurrentiel permet desatisfaire de faon optimale des fins donnes. Hayek rpond que les fins ne sont

    jamais donnes, puisqu'elles ne sont pas connaissables, et qu'on ne saurait

    donc prter au march la capacit de traduire la hirarchie des fins ou des

    demandes. Une telle prtention est mme purement tautologique, puisque

    l'intensit relative de la demande de biens et services, intensit laquelle le

    march ajustera sa production, est elle-mme dtermine par la rpartition des

    revenus qui, son tour, est dtermine par le mcanisme du march . N'ayant

    ni but ni priorit, le march ne s'ordonne par rapport aucune fin : il laisse les

    fins indtermines et ne fournit qu'un accord sur les moyens (means-connected).D'autre part, dans la thorie classique, l'allocation optimale des ressources rares

  • 8/6/2019 De Benoist, Alain - Contre Hayek

    6/40

    l'chelle sociale est assure thoriquement par l'ajustement des marchs

    concurrentiels formant un quilibre gnral. Suivant Ludwig von Mises, et

    anticipant sur la critique qui sera dveloppe aprs lui par G.L.S. Schackle et

    Ludwig Lachmann, Hayek rejette cette vision statique inspire de Walras et

    s'efforce de substituer un systme institutionnel optimal un systme deproduction socialement optimal, remplaant ainsi l'quilibre gnral statique par

    un quilibre dynamique partiel.

    Enfin, contre les classiques, Hayek affirme que ce n'est pas la libert des

    agents qui permet l'change, mais bien l'change qui permet leur libert. On

    verra plus loin ce qu'il convient de penser de cette affirmation, qui occupe une

    place centrale dans le systme haykien. Ses consquences, en tout cas, sont

    fondamentales. Dans l'optique classique, le march au sens strict terme se

    rapportait encore la seule sphre conomique, l'Etat ayant pour rle de

    complter le march en garantissant son bon fonctionnement, et mme

    parfois en s'y substituant. Dans l'optique nolibrale, qui est celle de

    l'conomique gnralise, le march devient un modle explicatif, une grille de

    lecture applicable toutes les activits humaines : il existe un march du

    mariage, un march du crime, etc. Le champ politique est lui-mme redfini

    comme un march o des entrepreneurs (les politiciens ) cherchent se faire

    lire en rpondant la demande d'lecteurs visant eux-mmes satisfaire leur

    meilleur intrt. Hayek lgitime indirectement cette vision en posant le march,

    non plus seulement comme une machinerie conomique permettant l'ajustement

    miraculeux de plans labors en priv par les individus, mais comme une

    formation ordonne, un ordre tabli spontanment, c'est--dire antrieurement

    ou indpendamment de toute action individuelle, qui travers le systme des

    prix permet une communication optimale de l'information. Le march, dans ces

    conditions, recouvre donc bien la totalit du social. Il n'est mme plus le modle

    de l'activit humaine, mais cette activit elle-mme. Loin de se borner au champ

    de l'activit conomique proprement dite (Hayek tend d'ailleurs rserver

    l'usage du mot conomie la description d'units lmentaires comme les

    entreprises et les mnages), il devient un systme de rgulation gnrale de la

    socit, pompeusement dnomm catallaxie (nologisme emprunt vonMises). Il n'est plus seulement un mcanisme conomique d'allocation optimale

    des ressources dans un univers traditionnellement dcrit comme gouvern par la

    raret, mcanisme ordonn une quelconque finalit positive (bonheur des

    individus, enrichissement, bien-tre), mais un ordre aussi bien sociologique que

    politique , support instrumental formel de la possibilit pour les individus de

    poursuivre librement leurs objectifs particuliers, bref une structure, c'est--dire un

    procs sans sujet, amnageant spontanment la coexistence de la pluralit des

    fins prives et qui s'impose tous dans la mesure mme o, par nature, il

    interdit aux individus comme aux groupes de chercher le rformer.

  • 8/6/2019 De Benoist, Alain - Contre Hayek

    7/40

    Le principe qui s'affirme ici est videmment celui d'une activit individuelle

    troitement associe au modle de l'change de type marchand. La libert reste

    dfinie sans plus comme absence de contrainte, de coercition. Elle exprime la

    situation dans laquelle chacun peut utiliser ce qu'il connalt en vue de ce qu'il

    veut faire , situation qui n'est garantie que par l'ordre du march. Elle n'est doncpas le moyen d'atteindre un objectif qu'une action sociale pourrait concrtiser,

    mais le don impersonnel que l'volution historique a accord aux hommes avec

    l'mergence de l'ordre abstrait de l'change. Hors du march, pas de libert !

    Pierre Rosanvallon dit trs justement que le libralisme fait en quelque

    sorte de la dpersonnalisation du monde les conditions du progrs et de la

    libert (9) . La dmarche de Hayek s'inscrit de toute vidence dans cette vise,

    qui entend remplacer le pouvoir des hommes par des modes de rgulation

    sociale aussi impersonnels que possible. John Locke affirmait dj que ceux qui

    dtiennent l'autorit ne doivent poser que des rgles gnrales et universelles.

    Pour Hayek, la cohrence sociale, ne dcoulant pas d'une adhsion une

    quelconque finalit collective, mais du mutuel ajustement des anticipations de

    chacun, est d'ordre la fois logique et fonctionnel. Un tat social est cohrent

    quand ses rgles de conduite sont non contradictoires et conformes son

    volution. De mme que pour Popper, on ne peut dcider du vrai, mais

    seulement liminer le faux (critre de falsifiabilit), on ne peut selon Hayek

    dfinir des rgles justes, mais seulement dterminer ngativement celles qui ne

    sont pas injustes. Les rgles les moins injustes tant celles qui n'entravent pas

    le bon fonctionnement du march, qui se conforment le plus possible un ordre

    impersonnel et abstrait et qui s'cartent le moins possible de l'usage tabli, la

    bonne socit est donc celle o la loi du lgislateur (thesis) suit au plus prs la

    coutume (nomos) qui a permis l'mergence de l'ordre marchand. Il en rsulte

    qu'une Constitution ne doit pas comprendre des rgles de droit substantielles,

    mais seulement des rgles neutres et abstraites qui dterminent les limites de

    l'action lgislative ou excutive.

    L'objectif de la loi, en d'autres termes, n'est donc plus d'organiser les

    actions individuelles en vue du bien commun ou de quelque projet dtermin,mais de codifier des rgles ayant pour seule fonction de protger la libert

    d'action des individus, c'est--dire d'indiquer chacun ce sur quoi il peut

    compter, quels objets matriels ou services il peut utiliser pour ses projets, et

    quel est le champ d'action qui lui est ouvert . Or, ajoute Hayek, le droit ne peut

    protger la formation des anticipations individuelles que s'il est lui-mme

    conforme l'ordre des choses dj institu et, inversement, ne peuvent tre

    considres comme lgitimes que les anticipations qui se forment en accord

    avec cet ordre institu. Les rgles seront donc des normes purement formelles,

    sans aucun contenu substantiel, condition ncessaire pour qu'elles soientuniversellement valables. En effet, souligne Hayek, c'est seulement si elles

  • 8/6/2019 De Benoist, Alain - Contre Hayek

    8/40

    sont appliques universellement, sans gard leurs effets particuliers qu'elles

    serviront maintenir l'ordre abstrait . Bien entendu, les individus seront tous

    poss comme gaux par rapport ces rgles formelles, mais comme celles-ci

    renvoient une ralit, elle bien concrte, qui n'est autre que le capitalisme

    libral, leur galit n'aura elle-mme rien de substantiel : l'galit formelle ira depair avec l'ingalit sociale relle.

    Une socit qui s'organise partir de l'change marchand serait ainsi

    susceptible de remporter l'adhsion de tous sans proposer jamais de fins

    communes. Elle instituerait un ordre de purs moyens laissant chacun

    responsable de ses finalits propres. Ce qui runit les hommes dans la

    catallaxie, dfinie comme l'ordre engendr par l'ajustement mutuel de

    nombreuses conomies individuelles sur un march (10), n'est en effet pas

    une communaut de fins, mais une communaut de moyens, exprime en

    l'occurrence dans l'ordre abstrait du droit. Comme Hume et Montesquieu, Hayek

    croit en outre la vertu pacifiante de l'change. En vitant les dangers du face

    face propre l' ordre tribal et le dbat sur les fins collectives, le march

    neutraliserait les rivalits, apaiserait les passions et porterait l'extinction des

    conflits. Tous les membres de la grande socit communiant dans une

    mme adhsion un systme de moyens substitu un dbat sur les fins, les

    oppositions disparaitraient ou trouveraient d'elles-mmes leur solution.

    Ce modle de socit pose d'emble un problme d'interprtation. A

    premire vue, par exemple, on pourrait tre tent de considrer l'ide d'un ordre

    spontan comme un avatar de l'ordre naturel, tel qu'ont pu le concevoir les

    thoriciens contre-rvolutionnaires les plus hostiles au volontarisme. Mais ce

    serait une erreur, car Hayek ne prsente nullement l'ordre spontan comme

    renvoyant un tat la fois originel et permanent, constitutif en quelque sorte

    de tout ordre social humain, mais bien au contraire comme un ordre acquis au

    cours de l'histoire de l'humanit et qui atteint son apoge l'poque moderne.

    C'est un ordre, pourrait-on dire, qui rsulte d'une volution naturelle , mais qui

    n'en est pas pour autant un ordre naturel .

    La faon dont Hayek affirme l'autonomie du social donne par ailleurs

    son raisonnement une apparence de holisme, dans la mesure o le march est

    pos chez lui comme une totalit englobante, fonctionnant comme telle, et qui

    implique entre les agents des relations d'change qu'on ne saurait videmment

    reprer chez l'individu isol. Enfin, l'ide d'ordre spontan semble renvoyer la

    notion systmique d'auto-organisation, d'autant que Hayek a cherch lui-mme

    plusieurs reprises rapprocher ses thses de la systmique de P.A. Weiss, des

    modles cyberntiques (Heinz von Forster), des concepts de complexit (John

    von Neumann) et d' autopoise (Francisco Varela, H. Maturana), de lathermodynamique des systmes ouverts (Ilya Prigogine), etc. (11).

  • 8/6/2019 De Benoist, Alain - Contre Hayek

    9/40

  • 8/6/2019 De Benoist, Alain - Contre Hayek

    10/40

    Cette apparence ne doit cependant pas faire illusion. On ne peut en effet

    parler vritablement de holisme que lorsque le tout possde une logique et une

    finalit propres, c'est--dire des caractristiques qui diffrent en nature de celles

    de ses lments constituants. Or, cette ide est prcisment celle que rejetteHayek, en tant qu'elle constitue d'aprs lui la marque mme de l' ordre tribal .

    Dans la grande socit , l'individu a beau n'tre jamais pos dans un pur

    isolement, puisqu'il est admis qu'il a toujours vcu en socit et que du point de

    vue moral il n'est pleinement homme qu'en relation avec ses semblables, il reste

    que la relation sociale doit tre envisage du seul point de vue de la multiplicit

    des parties. De mme que le march n'est conu que comme une procdure

    d'agrgation des prfrences individuelles, la socit n'est organise et saisie

    que sur la base de l'existence et de l'action des individus : c'est le jeu des seuls

    intrts particuliers qui constitue la socit. Le social est donc dduit de

    l'individuel, non l'inverse : acteur essentiel et valeur primordiale, l'individu

    constitue un absolu explicatif indpassable. Il en rsulte que l'intelligence du tout

    drive de celle des parties, et qu'il ne saurait y avoir d'entit collective, peuple,

    culture ou nation par exemple, qui possderait une identit distincte de la

    somme des identits individuelles qu'elle recouvre. Enfin, il est admis que les

    comportements des individus sont orients par les seules fins qu'ils se proposent

    eux-mmes. Les socitaires sont autant d'atomes sociaux libres d'utiliser leurs

    propres connaissances pour leurs propres objectifs , et c'est videmment la

    recherche de leur meilleur intrt qui est cense guider leurs choix. Certes,

    Hayek n'a pas la navet de croire que tous les hommes ont un comportement

    rationnel, mais il affirme qu'un tel comportement est plus avantageux, en sorte

    que dans une socit o il est comparativement plus rentable d'agir de faon

    rationnelle, les comportements rationnels se rpandront progressivement par

    slection ou par imitation. L'individu, dans la vie sociale, est donc bel et bien

    appel se comporter comme un agent conomique sur le march. On reste

    dans le paradigme de l'inidvidualisme mthodologique et de l'Homo

    oeconomicus.

    En fin de compte, Hayek pose moins l'individu comme un tre autonomeque comme un tre indpendant, puisque, comme le souligne Jean-Pierre

    Dupuy, l'autonomie est compatible avec la soumission une sphre supra-

    individuelle, valable pour tous, une loi normative limitant les moi individuels

    selon les rgles d'une normativit autofonde , tandis que des moi

    indpendants sont incapables de poser un ordre comme projet, volontaire et

    conscient (13). Au-del de toute considration sur la formation de structures

    ordonnes partir de fluctuations alatoires (thorie des systmes,

    thermodynamique des structures dissipatives), cette distinction fait bien

    apparatre les limites du rapprochement que l'on pourrait tre tent de faire entreles ides de Hayek et la notion systmique d'auto-organisation : celle-ci implique

  • 8/6/2019 De Benoist, Alain - Contre Hayek

    11/40

    une vision antirductionniste o le tout excde invitablement la simple addition

    des parties.

    2

    Ayant dfini les principes formateurs de la grande socit , en

    l'occurrence l'ordre du march, Hayek peut passer l'tude de l'idologie

    laquelle il s'oppose et qu'il dnomme constructivisme. Cette idologie, dit-il,

    repose sur une illusion synoptique consistant croire que les arrangementssociaux peuvent rsulter des intentions et des actions volontaires de l'homme,

    en d'autres termes qu'il est possible de btir ou de rformer la socit en

    fonction d'un projet donn. Le constructivisme nonce que les institutions

    humaines ne serviront des desseins humains que si elles ont t dlibrment

    labores en fonction de ces desseins . Or, comme on l'a vu, Hayek soutient

    qu'il n'est pas possible de rattacher les institutions un acte de volont dlibr,

    car celui-ci exige une information complte dont on ne dispose jamais. Le

    constructivisme revient donc surestimer systmatiquement le rle que les

    concepteurs sociaux (social engineers), rformateurs et politiciens, peuventjouer dans l'espace public .

  • 8/6/2019 De Benoist, Alain - Contre Hayek

    12/40

    Hayek a d'abord plac la source du constructivisme dans le scientisme,

    c'est--dire dans l' imitation servile par les sciences humaines des concepts,

    des mthodes et des objectifs propres aux sciences physiques. C'est ensuite

    chez Descartes qu'il a t amen rechercher l'origine de cette illusion . Lemcanicisme cartsien, qu'il qualifie de maladie franaise (french disease),

    suggre que l'intelligibilit logico-mathmatique doit tre recherche dans les

    sciences sociales aussi bien qu'ailleurs et que, de ce fait, les institutions peuvent

    tre construites et reconstruites volont, comme autant d'artefacts

    intellectuellement conus pour servir une fin dtermine. Hayek affirme que c'est

    l une prsomption de la raison car, selon lui, la raison ne peut dterminer

    de justes finalits lies au bien commun, mais seulement les conditions

    formelles de l'activit des agents (14) .

    L'archtype du constructivisme aux yeux de Hayek est le socialisme,

    celui-ci correspondant une sorte de rsurgence de l' ordre tribal au sein

    mme de la grande socit . D'aprs Hayek, le succs du socialisme

    viendrait d'ailleurs de ce qu'il fait appel des instincts ataviques de solidarit

    et d'altruisme aujourd'hui devenus anachroniques ! Cependant, dans l'optique

    haykienne, ce terme de socialisme est prendre au sens le plus large. De

    proche en proche, en effet, il en vient dsigner toute forme d' ingnierie

    sociale , toute forme de projet politico-conomique quel qu'il soit. Hayek s'en

    prend d'ailleurs aussi bien aux hritiers de Descartes qu'aux partisans d'une

    conception holiste ou organiciste de la socit, depuis les contre-

    rvolutionnaires jusqu'aux romantiques. Socialisme au sens strict, marxisme,

    fascisme, sociale-dmocratie, relvent tous selon lui du mme

    constructivisme , celui-ci commenant dj avec les plus modestes formes

    d'intervention tatique ou de rforme sociale. Assigner une finalit la

    production, imposer un impratif de solidarit, oprer une redistribution de

    revenus au profit des plus dfavoriss, adopter une lgislation sur

    l'environnement ou sur la protection sociale, prvoir la taxation progressive des

    revenus, instituer la moindre forme de protection conomique, le moindre

    contrle des changes, tout cela relve d'un constructivisme qui ne peut quese rvler catastrophique, puisque l'ordre du march interdit, de par sa dfinition

    mme, toute tentative d'agir intentionnellement sur les faits sociaux. Hayek

    rpte donc constamment qu'il ne peut y avoir d'accord collectif sur les finalits,

    et qu'il ne faut surtout pas chercher en dgager un, car tout effort en ce sens

    dboucherait sur un chec. Tout dirigisme, tout planisme, tout projet politique

    serait ainsi gros d'un totalitarisme latent ! Ce qui amne Hayek adopter des

    positions d'une radicalit extrme, par exemple quand il recommande de

    privatiser l'mission de monnaie (15), justifie la formation des monopoles (16),

    rejette toute forme d'analyse macro-conomique et va jusqu' prtendre, dansson dernier livre(La prsomption fatale), que tout systme socialiste est vou

  • 8/6/2019 De Benoist, Alain - Contre Hayek

    13/40

    faire mourir de faim sa population (17) !

    L'cole librale classique conservait encore l'ide de justice sociale, au

    moins titre de rgulation transitoire. Hayek la rejette totalement et lui adresse

    l'une des critiques les plus violentes qu'on ait jamais connues (18). La justicesociale, proclame-t-il, est un mirage , une inepte incantation , une illusion

    anthropomorphique , une absurdit ontologique , bref, une expression qui

    n'a tout simplement pas de sens, sinon bien sr dans l' ordre tribal , c'est--

    dire au sein d'un espace social institu par des personnes dtermines en vue

    d'objectifs bien dfinis. Pour dmontrer cette vidence , Hayek redfinit la

    catallaxie comme un jeu social. Etant impersonnelles, les rgles du jeu sont

    galement valables pour chacun. Tous les joueurs , en ce sens, sont donc

    gaux. Mais cela n'implique videmment pas qu'ils puissent tous gagner,

    puisque dans tout jeu, il y a des gagnants et des perdants. D'autre part, tant

    donn que seule une conduite humaine rsultant d'une volont dlibre peut

    tre qualifie de juste ou d' injuste , utiliser ces termes pour qualifier autre

    chose que le rsultat d'un acte humain volontaire est une erreur logique. L'ordre

    social ne peut donc tre dclar juste ou injuste que pour autant qu'il rsulte de

    l'action volontaire des hommes. Or, Hayek s'est employ montrer qu'il n'en

    rsulte pas. Le jeu social n'ayant pas d'auteur, personne n'est responsable de

    ses rsultats, et il est aussi puril que ridicule de le considrer comme

    producteur d' injustices . Il n'est en ralit pas plus injuste d'tre chmeur

    que de n'avoir pas tir le bon numro au Loto, car seul peut tre dclar juste ou

    injuste le comportement des joueurs , non les rsultats qu'ils ont obtenus. Le

    social ne rsultant ni d'une intention ni d'un projet, nul ne saurait tre

    responsable de ce que les plus dfavoriss n'ont pas tir le gros lot. Les

    perdants seraient donc mal venus de se plaindre. Plutt que de cder aux

    instincts ataviques qui les conduisent croire naivement que tout

    phnomne a une cause identifiable, et de rechercher le responsable de

    l' injustice qu'ils subissent, le mieux pour eux est de s'en prendre eux-

    mmes ou d'admettre que leur manque de chance est dans l'ordre des

    choses.

    Hayek crit ainsi : La faon dont les avantages et les fardeaux sont

    affects par le mcanisme du march devrait en de nombreux cas tre regards

    comme trs injustes si cette affectation rsultait de la dcision dlibre de telle

    ou telle personne. Mais ce n'est pas le cas . Une fois admise cette prmisse, la

    consquence s'impose d'elle-mme. Demander la justice sociale est irraliste et

    illusoire. Vouloir la raliser est une absurdit qui dbouche sur la ruine de l'Etat

    de droit. Philippe Nemo crit d'ailleurs froidement que la justice sociale est

    profondment immorale (19). La notion traditionnelle de justice distributive,

    qu'elle obisse au principe d'galit arithmtique ou d'galit proportionnelle(gomtrique) est ainsi rcus d'emble. Toute ide de solidarit institue,

  • 8/6/2019 De Benoist, Alain - Contre Hayek

    14/40

    ordonne la notion de bien commun, est pareillement condamne comme

    revendication tribale archaque . La Grande Socit, souligne Hayek, n'a

    rien voir et ne peut en fait tre rconcilie avec la solidarit dans le sens vrai

    de la poursuite de buts communs connus . Hayek refuse mme l'galit des

    chances, car celle-ci reviendrait annuler les diffrences entre les joueurs avant que ne commence la partie, ce qui fausserait les rsultats. Bien entendu,

    les syndicats doivent galement disparatre, car ils sont incompatibles avec les

    fondements d'une socit d'hommes libres . Quant ceux qui se plaignent

    d'tre alins par l'ordre marchand, ce sont des tres non domestiqus, non

    civiliss (20). Voil le libralisme au service du peuple !

    La thorie selon laquelle le march n'est jamais injuste, du fait de sa

    nature impersonnelle et abstraite, a videmment le grand avantage d'interdire

    d'en mesurer le rel travers ses effets concrets. L'intrt gnral se ramenant,

    au mieux, au maintien de l'ordre public et la fourniture d'un certain nombre de

    services collectifs, et la justice la dfinition des rgles formelles-universelles

    appeles rgir le comportement des agents, le march ne saurait en effet tre

    valu dans sa dimension substantielle, c'est--dire en fonction de ses rsultats.

    Il en va d'ailleurs de mme de la justice, qui ne saurait avoir de contenu

    substantiel, puisqu'il n'y a pas de normativit propre des fins, pas de contenu

    de la vie en socit. En outre, comme on ne peut dfinir positivement la justice

    sociale, tout dbat sur son essence devient inutile. Le systme est ainsi

    parfaitement verrouill . On doit obissance l'ordre du march parce qu'il

    n'a t voulu par personne et qu'il s'est impos tout seul. L'homme doit suivre

    l'ordre tabli sans chercher le comprendre ni surtout se rebeller contre lui.

    Subsidiairement, les perdants doivent se doter d'une nouvelle morale

    philosophique selon laquelle il n'est que normal d'accepter le cours des

    vnements lorsqu'ils vous sont dfavorables . C'est l'apologie sans nuance de

    la russite, quelles qu'en soient les causes, en mme temps que la ngation

    radicale de l'quit au sens traditionnel du terme. C'est aussi une parfaite faon

    de donner bonne conscience aux gagnants et d'interdire aux perdants de

    se rvolter. Le point de vue de Hayek dbouche ainsi sur une vritable

    thorisation de l'indiffrence au malheur humain (21). Le march, en fin decompte, remplace le Lviathan.

    La grande socit se rvle par ailleurs impolitique l'extrme (22).

    L'ordre public tant pos comme relevant de l'inintentionnel, aucun grand projet

    politique ne peut plus tre fond en volont ni en raison, puisqu'il n'y a pas de

    matrise sociale des processus historiques. A la limite, le rgne du march tend

    rendre la puissance publique sans objet. Contre Carl Schmitt, qui place le droit

    dans la dpendance de l'autorit et de la capacit de dcision politique, Hayek

    affirme d'ailleurs que l'autorit ne peut et ne doit tre obie que pour autantqu'elle applique le droit. (Il reste en revanche d'une extrme discrtion sur la

  • 8/6/2019 De Benoist, Alain - Contre Hayek

    15/40

    nature de l'obligation juridique). Mais en mme temps, contre le positivisme

    juridique d'un Kelsen, qui identifie la loi la dcision du lgislateur et en fait la

    source essentielle de la justice et du droit, il dclare aussi que le droit a exist de

    tout temps, et qu'il prexiste donc l'autorit du lgislateur et de l'Etat. L'loge

    qu'il fait du droit coutumier (common law) vise d'ailleurs dmontrer que le droita prcd toutes les lgislations, ce qui fonde la thorie du normativisme

    juridique. Ainsi se trouvent poses nouveaux frais les bases de l'Etat de droit,

    lequel a pour seule raison d'tre de prserver l' ordre spontan de la socit

    et de grer les ressources mises sa dispositions. Dans ces conditions, le

    politique se rduit au mieux la sauvegarde des rgles juridiques formelles et

    la gestion administrative d'une socit civile dj ordonne par le march ; il n'a

    pas produire cette socit, lui assigner un but, y diffuser des valeurs, y

    crer de la cohsion. Hayek rejette donc avec vigueur la notion de souverainet,

    traditionnellement dfinie comme autorit non partageable (qu'elle soit celle du

    prince ou du peuple), dans laquelle il ne voit qu'une superstition

    constructiviste : la socit o personne ne dirige est celle qui fonctionne le

    mieux. Dans une socit d'hommes libres, crit-il, la plus haute autorit doit en

    temps normal n'avoir aucun pouvoir de commandement, ne donner aucun ordre

    quel qu'il soit (23). Son but essentiel tant de placer la puissance publique

    dans la dpendance de la nomocratie , il va mme jusqu' nier qu'il puisse

    exister des ncessits politiques . Philippe Nemo ajoute : Tout bien pes,

    l'ide mme de pouvoir politique est incompatible avec le concept d'une socit

    d'hommes libres (24). Comme il n'y a pas de politique sans pouvoir, c'est donc

    bien l'limination totale du politique que nous sommes convis.

    La dmocratie reoit alors une dfinition purement juridico-formelle.

    Hayek affirme d'ailleurs sans fard que le libralisme dont il se rclame n'est

    compatible que de manire conditionnelle avec la dmocratie. Il adhre bien sr

    au constitutionnalisme, la thorie du gouvernement reprsentatif et limit. Mais

    on ne trouve chez lui aucune thorie de l'Etat. Il ne connat que le

    gouvernement , qu'il dfinit comme administrateur de ressources

    commune , c'est--dire comme un appareil purement utilitaire ( a purely

    utilitarian device ). Il ajoute que la dmocratie n'est acceptable que sous laforme d'une mthode de gouvernement qui ne remet en cause aucun des

    principes libraux. En fait, le postulat haykien aboutit la ngation de la

    dmocratie comprise comme un rgime dot d'un contenu substantiel (l'identit

    de vue entre gouvernants et gouverns) et reposant sur la souverainet

    populaire. Comme le march, la dmocratie (ou ce qu'il en reste) devient affaire

    de rgles impersonnelles et de procdures formelles sans contenu (25). Hayek

    critique d'ailleurs avec vigueur la rgle majoritaire, dans lequel il voit un principe

    arbitraire antagoniste de la libert individuelle. La rgle de majorit, prcise

    Philippe Nemo, vaut comme mthode de dcision, mais non comme unesource faisant autorit pour dterminer le contenu mme de la dcision (26).

  • 8/6/2019 De Benoist, Alain - Contre Hayek

    16/40

    De cette conception dcoulent le rejet de la notion de peuple en tant que

    catgorie politique, la ngation de l'ide de souverainet nationale ( il n'existe

    pas de volont du corps social qui puisse tre souveraine ) et le refus de toute

    forme de dmocratie directe (27).

    Paradoxalement, cet idal impolitique rapproche les ides de Hayek

    du constructivisme marxiste. Pour Marx, qui critique Hegel sur la base

    d'Adam Smith en proclamant l'autosuffisance de la socit civile, le

    dprissement de l'Etat dans la socit sans classes rsulte en effet de ce qu'

    terme la politique n'aura plus de raison d'tre. C'est que Marx, qui ne se dfait

    pas d'un certain individualisme, ne considre l'homme comme un tre social que

    pour autant qu'il participe individuellement la construction de la socit. Dans

    l'optique marxiste, crit le libral Bertrand Nezeys, le socialisme doit reprsenter

    le triomphe d'une socit individualiste, ou tout simplement de l'individualisme ;

    la socit prive n'en reprsentant qu'une forme aline (28). Pierre

    Rosanvallon, qui n'hsite pas voir en Marx l'hritier direct d'Adam Smith ,

    remarque ce propos qu' anticapitalisme est devenu synonyme

    d'antilibralisme, alors mme que le socialisme n'avait pas d'autre perspective

    relle que de remplir le programme de l'utopie librale . En fait, ajoute-t-il, le

    socialisme utopique rejette globalement le capitalisme, mais reste aveugle sur le

    sens profond de l'idologie conomique l'intrieur de laquelle il se moule

    entirement. De la mme facon, le libralisme dnonce le collectivisme, mais il

    ne l'apprhende que comme un despotisme radical; il ne l'analyse pas dans son

    rapport l'individualisme, dans la mesure o il vhicule lui-mme l'illusion d'une

    socit dpolitise dans laquelle la dmocratie se rduit au consensus (29) .

    Reste savoir dans quelle mesure cet idal n'est pas foncirement totalitaire, du

    moins si l'on admet, avec Hannah Arendt, que le totalitarisme rside dans le

    dsir de dissoudre le politique bien plus que dans la volont de le faire pntrer

    partout.

  • 8/6/2019 De Benoist, Alain - Contre Hayek

    17/40

    3

    On a vu que la critique du constructivisme chez Hayek est troitement lie

    la reprsentation du tout social comme un ensemble dont les individus ne

    peuvent avoir qu'une information incomplte. La question est donc de savoir si

    les conclusions que Hayek tire de cette reprsentation sont fondes .

    Que l'information humaine soit toujours incomplte n'est videmment pas

    niable. Contrairement ce que parait croire Hayek, cela vaut d'ailleurs

    galement pour l' ordre tribal , mme si le nombre des paramtres prendre

    en compte est moins grand. On admettra aussi que dans les socits humaines,

    quantit de faits sociaux s'engendrent d'eux-mmes sans qu'on puisse les

    rapporter des intentions ou des projets dlibrs, sous l'effet de lents

    processus, d'interactions ou de rtroactions sans auteurs prcisment

    identifiables, dont la cyberntique et la systmique donnent une reprsentationconvaincante, laquelle rejoint d'ailleurs certaines intuitions de la pense

    organiciste. On ne niera pas non plus, bien sr, la valeur des traditions valides

    par l'exprience historique. Enfin, nul n'aura de peine admettre qu'il existe

    frquemment un cart entre un projet et sa ralisation, cart que Jules Monnerot

    a dnomm htrotlie et qui se manifeste par des consquences ou des

    retombes imprvues, qualifies souvent d' effets pervers . De tout cela ne

    dcoule cependant nullement la conclusion de l'impossibilit logique

    d'entreprendre une action sociale ou politique quelconque ou de chercher

    faonner l'ordre social en fonction d'une finalit donne, ni celle d'uneaggravation de la situation produite par tout acte de volont visant l'amliorer.

  • 8/6/2019 De Benoist, Alain - Contre Hayek

    18/40

  • 8/6/2019 De Benoist, Alain - Contre Hayek

    19/40

  • 8/6/2019 De Benoist, Alain - Contre Hayek

    20/40

    On voit par l le type d' autonomie que Hayek assigne l'individu. Celui-ci

    n'est mancip du pouvoir politique exerc au nom de la totalit sociale que pour

    tre frapp d'incapacit dans les projets qui pourraient l'associer ses

    semblables. Hayek le dit d'ailleurs avec force : L'homme n'est pas le matre de

    son destin et ne le sera jamais . L'homme peut bien faire ce qu'il veut, il nesaurait vouloir ce qu'il fait. Objet d'une socit qui ne fonctionne bien que pour

    autant qu'il ne cherche jamais en prendre le contrle, sa libert, au plan

    collectif, se trouve ainsi dfinie en termes d'impuissance et de soumission : la

    libert selon Hayek ne peut s'exercer que dans le cadre de ce qui la nie. Il n'est

    pas exagr alors de dire que l'homme est par l dpossd de son humanit,

    car s'il y a une caractristique fondamentale qui distingue l'tre humain des

    animaux, c'est bien d'tre dot d'une capacit historique de conncevoir et de

    raliser des projets collectifs. En dlestant l'humanit de cette capacit, en

    faisant du monothisme du march le nouvel empire de la ncessit , Hayek

    nous ramne subrepticement au stade prtribal de la pure animalit (33).

    Il est alors clair qu'on ne saurait se rclamer de l'analyse haykienne pour

    fonder un recours la tradition. En vrit, Hayek ne fait l'loge des traditions que

    dans une perspective instrumentale, en l'occurrence pour lgitimer l'ordre

    marchand. A ses yeux, les traditions ne sauraient avoir de valeur que pour

    autant qu'elles constituent des rgulations prrationnelles ayant favoris

    l'mergence d'un ordre impersonnel et abstrait dont le march constitue le

    rsultat le plus achev. Quand il en parle avec faveur, c'est pour voquer la lente

    volution des socits vers la modernit, la sdimentation des usages qui ont

    permis (en Occident tout au moins) la grande socit de triompher. Toute

    tradition allant dans une autre direction ne peut donc tre que rejete. Or, il y a

    une contradiction de principe entre des traditions qui, par dfinition, sont toujours

    le propre de cultures singulires et l'universalit des rgles formelles que Hayek

    recommande d'adopter. Et comme il est communment admis que la modernit

    occidentale a partout fonctionn comme laminoir des traditions, il est ais de voir

    par l que le traditionalisme haykien ne se rapporte en fait qu' la tradition...

    de l'extinction des traditions.

    Hayek reste cet gard fidle la dmarche de certains de ses

    prdcesseurs, en particulier de David Hume, qui il se rfre frquemment. Au

    XVIIIme sicle, dans ses Essais politiques, Hume critiquait dj les ides de

    Locke et de ceux qui, comme ce dernier, accordaient une place trop importante

    la raison. Pour lui, la raison est incapable de s'opposer elle seule aux

    passions, lesquelles ne peuvent tre canalises que par des artifices non

    arbitraires qui ne soient pas le rsultat d'un dessein prtabli. Parmi ces

    artifices non arbitraires figurent les habitudes, les coutumes et les institutions

    consacres par l'usage. La justice est elle-mme une grown institution , lacoutume se rvlant le meilleur substitut de la raison pour guider les pratiques

  • 8/6/2019 De Benoist, Alain - Contre Hayek

    21/40

    humaines. L'accent mis sur les traditions permet ainsi d'endiguer les passions

    tout en faisant l'conomie de la fiction du contrat social. Cependant, pour Hume,

    les institutions ne rsultent pas d'une slection intervenue au cours de

    l'histoire : si elles ne sont pas arbitraires, c'est qu'elles correspondent aux

    principes gnraux de l'entendement (34).

    La vraie nature du traditionalisme haykien apparait d'ailleurs

    clairement dans sa critique de l' ordre tribal , dont les diffrentes formes de

    constructivisme constitueraient autant de rsurgences anachroniques. L' ordre

    tribal n'est en effet rien d'autre que la socit traditionnelle par opposition la

    socit moderne, ou encore la communaut par opposition la socit. Et ce

    sont prcisment tous les traits caractristiques des socits traditionnelles et

    communautaires, organiques et holistes, que l'on trouve condamns chez

    Hayek, comme autant de traits antagonistes de la grande socit . La

    tradition dont Hayek se fait le dfenseur, est au contraire une tradition qui ne

    connat ni finalit collective ni bien commun, ni valeur sociale, ni imaginaire

    symbolique partag. En bref, c'est une tradition qui n'est valorise que pour

    autant qu'elle nat de la dsagrgation des socites archaques et qu'elle la

    parachve. Paradoxe d'une pense antitraditionnelle qui s'avance sous le

    masque de la dfense des traditions !

    Le libralisme de type traditionaliste est national, crit Yvan Blot, car la

    nation elle-mme est issue de la tradition et non d'une construction arbitraire de

    l'esprit (35). Ces seuls mots, malheureusement, noncent un double

    contresens. D'une part, l'ide moderne de nation est bel et bien une

    construction arbitraire de l'esprit , puisqu'elle est avant tout une cration de la

    philosophie des Lumires et de la Rvolution franaise le royaume de France,

    qui l'a prcde dans l'histoire, ayant t lui-mme bti de manire foncirement

    volontariste et constructiviste par la dynastie captienne. D'autre part, il est

    notoire que le libralisme, haykien ou non, ne saurait assigner la nation une

    place privilgie, car l'espace dans lequel se dploie sa conception du social

    n'est pas un territoire dlimit par des frontres politiques, mais un march. Alors

    que pour les mercantilistes, le territoire ( national ) et l'espace (conomique)taient encore confondus, Adam Smith, dans sa Richesse des nations opre

    une dissociation dcisive entre ces deux concepts. Pour Smith, les frontires du

    march se construisent et se modifient sans cesse, sans plus concider avec les

    frontires statiques de la nation ou du royaume : c'est l'tendue du march, non

    plus celle du territoire, qui est la clef vritable de la richesse. Smith apparat

    mme par l comme le premier internationaliste consquent (Pierre

    Rosanvallon). Le mme postulat sera repris aprs lui par toute la tradition

    librale : la nation peut bien avoir une valeur relative quant l'auto-identification

    des citoyens, elle ne saurait se poser comme critrium de l'activit conomiqueni servir de prtexte un contrle ou une limitation des changes. Le vieil idal

  • 8/6/2019 De Benoist, Alain - Contre Hayek

    22/40

    visant faire concider les espaces juridique, politique et conomique sur un

    territoire donn et sous une autorit donne, se trouve ainsi bris. Du point de

    vue de l'activit conomique, les frontires doivent tre considres comme si

    elles n'existaient pas : laissez faire, laissez passer. Et corrlativement, le

    marchand n'est plus tenu par une appartenance autre qu'conomique. Unmarchand n'est ncessairement citoyen d'aucun pays en particulier, crit Adam

    Smith. Il lui est, en grande partie, indiffrent en quel lieu il tienne son commerce,

    et il ne faut que le plus lger dgot pour qu'il se dcide emporter son capital

    d'un pays dans un autre, et avec lui toute l'industrie que ce capital mettait en

    activit (36). Toute l'quivoque du national-libralisme est l.

  • 8/6/2019 De Benoist, Alain - Contre Hayek

    23/40

    4

    Mais il faut revenir sur la conception haykienne du march. En

    instrumentalisant les traditions, Hayek cherche asseoir la lgitimit du march,

    afin de rsoudre la question du fondement de l'obligation dans le pacte social.

    Cette proccupation est constante dans la pense librale. Il s'agit toujours de

    trouver un fondement naturel l'ordre social : la sympathie chez Smith, la

    coutume chez Hume, etc. Cette dmarche pose le problme de l' tat de

    nature , hypothse laquelle est encore asservie la pense de Locke, qui doit

    alors avoir recours la fiction d'une scne primitive : le contrat social. Comme on

    l'a vu plus haut, dans le courant doctrinal issu de Smith, cette fiction devient

    inutile : la main invisible , dont l'intervention produit les ajustements

    ncessaires sur le march, permet du mme coup d'expliquer la permanence de

    l'ordre social. Cependant, contrairement d'autres auteurs libraux, Hayek ne

    conclut pas sans plus la naturalit du march. Il admet au contraire que

    celui-ci surgit un moment donn de l'histoire humaine, et c'est seulement ce

    surgissement qu'il pose comme naturel : sans tre originellement un phnomne

    naturel, le march est cens apparatre naturellement sous l'effet d'une

    slection progressive s'oprant d'elle-mme. Le naturalisme haykien se

    rattache donc l'ide d'un progrs inluctable, reposant sur des lois objectives

    dgages par l'volution culturelle.

    Toute l'habilet de Hayek tient dans cette reprsentation qui, faisant

    fusionner la thorie volutionniste et la doctrine de la main invisible , permet

    de conclure la naturalit du march sans que celle-ci soit donne comme

    originelle, c'est--dire en faisant l'conomie de l'ide d'ordre naturel ou de

    vrit vidente en soi (self-evident truth). En mme temps, Hayek reprend

    son compte le postulat libral selon lequel il existe des lois objectives telles que

    la libre interaction des stratgies individuelles aboutit, non seulement un ordre,

    mais au meilleur qui puisse tre. Ce faisant, il n'chappe pas l'aporie classique

    sur laquelle vient buter la pense librale lorsqu'elle cherche expliquercomment un ordre social viable peut se constituer sur la seule base de la

  • 8/6/2019 De Benoist, Alain - Contre Hayek

    24/40

    souverainet individuelle. La difficult est d'avoir prsupposer la prsence du

    tout dans chaque partie. En effet, si le social n'tait pas dj, d'une quelconque

    manire, contenu dans les parties, on voit mal comment celles-ci pourraient

    s'accorder (37). Le postulat qui s'impose est alors celui d'une continuit des

    parties vers tout. Or, ce postulat n'est pas tenable, ne serait-ce que pour lesraisons nonces par Bertrand Russell dans sa thorie des types logiques ( la

    classe ne peut tre membre d'elle-mme, pas plus qu'un de ses membres ne

    peut tre la classe ). Autrement dit, il y a ncessairement discontinuit entre le

    tout et ses parties, et cette discontinuit fait chec la prtention librale.

    La vision haykienne de l'homme primitif vivant dans l' ordre tribal ,

    quoique bien diffrente de celles d'un Hobbes ou d'un Locke, voire d'un

    Rousseau, est par ailleurs sans grande pertinence anthropologique. Reprsenter

    les socits traditionnelles comme des socits privilgiant les comportements

    volontaristes ( constructivistes ) est en particulier bien aventur, puisque ces

    socits sont prcisment rgies par des traditions orientes vers le retour du

    mme. On pourrait au contraire aisment montrer que c'est bien plutt la

    grande socit qui fait la part belle aux projets novateurs et aux desseins

    dlibrs. En d'autres termes, ce sont plutt les socits traditionnelles et

    tribales qui relvent de l'ordre spontan, et les socits modernes de l'ordre

    institu Alain Caill observe d'ailleurs trs justement que faire dpendre la

    justice de la conformit l'ordre traditionnel de la pratique aboutit

    paradoxalement montrer que la seule socit juste qui soit concevable est la

    socit close, et non pas la Grande Socit librale (38). La socit dont, par

    dfinition, la thmis s'loigne le moins du nomos est en effet bien la socit

    traditionnelle, ferme sur elle-mme (mais ouverte sur le cosmos) : d'un strict

    point de vue haykien, elle est d'autant plus juste (ou plutt, d'autant moins

    injuste ) qu'elle tend se perptuer l'identique en se fondant sur l'usage.

    L'ide selon laquelle les institutions qui se sont imposes durablement

    jusqu' nos jours rsulteraient toujours de l'action des hommes, mais non de

    leurs desseins , n'est pas moins contestable. Le droit anglais, cit frquemment

    comme exemple typique d'une institution drive de la coutume, est en ralit nde manire relativement autoritaire et brutale, la suite d'interventions royales

    et parlementaires, et il est le rsultat de l'oeuvre cratrice des juristes

    appartenant l'administration centralise de la justice (39). De faon plus

    gnrale, tout l'ordre libral anglais rsulte du conflit intervenu au XVIIme sicle

    entre le Parlement et la Couronne, et nullement d'une volution spontane.

    Quant au march, s'il n'est certes pas la forme naturelle de l'change, sa

    naissance ne saurait non plus tre rapporte une lente volution des moeurs

    et des institutions d'o tout constructivisme aurait t absent. C'est mmel'inverse qui est vrai, le march constituant un exemple typique d'ordre institu.

  • 8/6/2019 De Benoist, Alain - Contre Hayek

    25/40

    Comme on l'a vu, la logique du march, phnomne la fois singulier et rcent,

    ne se dveloppe en effet qu' la fin du Moyen Age, lorsque les Etats naissants,

    soucieux de montariser leur conomie pour accrotre leurs ressources fiscales,

    commencrent unifier le commerce local et le commerce longue distance au

    sein de marchs nationaux qu'ils pouvaient plus facilement contrler. EnEurope occidentale, et singulirement en France, le march, loin d'apparatre en

    raction contre l'Etat, nat donc au contraire son initiative, et ce n'est que dans

    un second temps qu'il s'mancipera des frontires et des contraintes

    nationales , au fur et mesure que s'accentuera l'autonomie de

    l'conomique. Cration strictement volontaire, le march, ses dbuts, est l'un

    des moyens qu'utilise l'Etat-nation pour liquider l'ordre fodal. Il vise faciliter un

    prlvement fiscal au sens moderne du terme (les changes

    intracommunautaires, non marchands, tant insaisissables), ce qui entrane la

    suppression progressive des communauts organiques autonomes et, par

    consquent, la centralisation. Ainsi, l'Etat-nation et le march appellent l'un

    comme l'autre une socit atomise, o les individus sont progressivement

    extraits de toute socialisation intermdiaire.

    La dichotomie faite par Hayek entre ordre spontan et ordre institu

    apparat finalement comme irrecevable. Elle n'a tout simplement jamais exist.

    Dire que la socit volue spontanment est aussi rducteur que d'affirmer

    qu'elle se transforme sous le seul effet de l'action volontaire des hommes. Et

    l'affirmation selon laquelle la logique de l'ordre spontan ne saurait interfrer

    avec celle de l'ordre institu sans que des consquences catastrophiques en

    rsultent, est elle aussi tout fait arbitraire : toute l'histoire de l'humanit est faite

    d'une telle combinaison. La reprsentation du procs de formation de l'ordre

    social comme rsultant de la pure pratique inconsciente , indpendamment

    de toute finalit ou vise collective, n'est donc qu'une vue de l'esprit. Aucune

    socit n'a jamais t cela. L'auto-organisation des socits est la fois plus

    complexe et moins spontane que ne le prtend Hayek. Si les rgles et les

    traditions influencent effectivement la vie des hommes, on ne saurait oublier,

    sauf tomber dans une vision purement linaire et mcanique, que les hommes,

    en retour, agissent aussi sur les rgles et les traditions. Hayek, en fin de compte,ne voit pas que les socits ne s'instituent jamais dans la seule ralit de la

    pratique spontane et sur la seule base des intrts individuels, mais d'abord

    dans l'ordre symbolique, sur la base de valeurs dont la reprsentation implique

    toujours un cart par rapport cette pratique.

    La question se pose galement de savoir comment l'on est pass du

    stade de l'ordre tribal et traditionnel celui de la grande socit . Hayek

    n'insiste gure sur ce point, qui est pourtant essentiel pour sa dmonstration.

    Comment une socit d'un type donn, disons de type communautaire et holiste,a-t-elle pu donner naturellement naissance une socit essentiellement

  • 8/6/2019 De Benoist, Alain - Contre Hayek

    26/40

    individualiste, c'est--dire une socit du type oppos ? On pourrait

    videmment rpondre cette question en suivant Louis Dumont, c'est--dire en

    dcrivant l'mergence de la modernit comme rsultant d'un lent processus de

    scularisation de l'idologie chrtienne. Mais Hayek n'attache pas la moindre

    importance aux facteurs idologiques et, de surcrot, il serait gnant pour sathse que la grande socit procdt d'une rupture de type

    constructiviste . (Quoi de plus constructiviste, en effet, que la volont de crer

    une religion nouvelle ?). D'o son recours au schma volutionniste, c'est--dire

    un darwinisme social port par l'ide de progrs.

    Hayek ne tombe certes pas dans un biologisme grossier. Son darwinisme

    social, longuement expos dans The Constitution of Liberty, consiste plutt

    poser l'histoire humaine comme le reflet d'une volution culturelle fonctionnant

    sur le modle de l'volution biologique telle qu'elle est conue dans le modle

    darwinien ou nodarwinien. Non seulement, comme dans tout libralisme, la

    concurrence conomique est cense favoriser le progrs tout comme, dans le

    rgne animal, la lutte pour la vie est cense permettre la slection de

    s'exercer, mais les traditions, les institutions et les faits sociaux se voient eux-

    mmes expliqus de la mme faon. Paralllement, le passage subreptice du

    fait la norme est constant : la socit librale et l'conomie de march

    s'imposent d'autant plus comme valeurs qu'elles ont t naturellement

    slectionnes au cours de l'volution. La valeur est ainsi fonction du succs.

    Cette conception s'exprime tout particulirement dans le dernier livre de Hayek,

    o le capitalisme est intrinsquement valoris, non plus tant en fonction de son

    efficacit conomique que comme reprsentant le nec plus ultra de l'volution

    humaine (40). Cette identification de la valeur la russite est videmment

    caractristique de toute vision volutionniste de l'histoire. Si l'volution

    slectionne ce qu'il y a de mieux adapt aux conditions du moment, il est

    clair qu'on ne peut regarder que de faon approbatrice, et du mme coup

    optimiste, toute l'histoire advenue. La slection consacre les meilleurs, la preuve

    qu'ils sont les meilleurs tant qu'ils ont t slectionns. Le remplacement de

    l' ordre tribal par la grande socit , l'avnement de la modernit, le

    succs de l'individualisme sur le holisme, sont donc dans l'ordre des choses.L'tat de l'volution, en d'autres termes, reflte exactement ce qui doit tre.

    L'histoire humaine peut ds lors se lire bon droit comme un progrs,

    rinterprt par Hayek comme marche en avant de la libert (41). Dans un

    univers sans progrs, crit Henri Lepage, la libert aura perdu sa raison

    d'tre...

    Ce parallle entre l'volution culturelle et l'volution biologique soulve

    videmment bien des problmes mthodologiques, commencer par la question

    de savoir quoi l'ordre libral est le mieux adapt . De ce point de vue,l'application quasi mcanique faite par Hayek de la thorie de la slection

  • 8/6/2019 De Benoist, Alain - Contre Hayek

    27/40

    naturelle aux valeurs sociales et aux institutions n'chappe pas la critique

    stigmatisant le caractre tautologique de la thorie. Comme le remarque Roger

    Frydman, la perspective volutionniste-utilitariste qui inscrit les

    dveloppements de la culture dans une squence finalise est soit banale, soit

    invrifiable. Banale parce que les institutions humaines sont forcmentadquates aux fins ou la survie de chaque socit qui les produit. Invrifiable,

    parce que, s'il est licite de poser que les institutions sont adaptes, et encore

    pas ncessairement en totalit et toujours relativement des objectifs singuliers,

    rien ne permet de sortir de cette circularit vicieuse pour dire que ce sont les

    meilleures ou les plus adaptes qui ont t au bout du compte slectionnes

    (42). Si Hayek, ajoute Jean-Pierre Dupuy, avait accompagn jusqu 'au bout les

    thories logiques et systmiques de l'auto-organisation dont il fut ds le dbut un

    compagnon d'armes, il aurait compris que celles-ci ne pouvaient s'accommoder

    des circularits vicieuses du nodarwinisme au sujet de la slection des plus

    adapts (43) .

    Ce modle volutionniste se heurte en outre la singularit occidentale

    (qui, comme dans toute vision ethnocentrique, est ici pose comme l'incarnation

    mme de la normalit, alors qu'elle reprsente au contraire l'exception). Hayek

    n'explique aucun moment pourquoi l'ordre libral et le march n'ont pas t

    slectionns comme les formes les plus adquates de la vie en socit

    ailleurs que dans l'aire de civilisation occidentale. Il n'explique pas non plus

    pourquoi, dans d'autres parties du monde, l'ordre social a spontanment

    volu dans d'autres directions... ou n'a pas volu du tout (44). De faon plus

    gnrale, Hayek semble ne pas voir que toutes les formes d'ordre spontan ,

    y compris en Occident, ne sont pas forcment compatibles avec les principes

    libraux. Un systme social peut voluer spontanment aussi bien vers un

    ordre traditionaliste ou ractionnaire que vers un ordre libral. C'est d'ailleurs

    en arguant, elle aussi, de la naturalit des traditions que l'cole contre-

    rvolutionnaire illustre notamment par Bonald et Joseph de Maistre dveloppe

    sa critique du libralisme et plaide pour la thocratie et la monarchie absolue !

    Hayek, lui, raisonne comme si l'opinion tait spontanment librale, ce que

    dment l'exprience historique, et comme si elle se formait de facon autonome,quand l'une des caractristiques de la socit moderne est justement son

    htronomie. Il est vrai qu'il ne peut gure faire autrement : si l'avnement de

    l'ordre libral ne s'explique pas par la seule slection naturelle , tout son

    systme s 'effondre immdiatement .

    Le fait est pourtant que l'ordre de march n'a pas t partout

    slectionn . Comment ds lors affirmer que la slection dont cet ordre est

    cens rsulter est naturelle ? Et surtout, comment dmontrer que cet ordre

    est le meilleur qui soit ? Ici, la difficult pour Hayek est de passer de l'noncd'un fait suppos l'nonc d'une norme. De ce que les institutions ne seraient

  • 8/6/2019 De Benoist, Alain - Contre Hayek

    28/40

    pas le produit des desseins volontaires des hommes (fait suppos), il conclut

    que ceux-ci ne doivent surtout pas chercher les transformer volontairement

    (norme). De ce que ces institutions seraient le rsultat d'une volution culturelle

    fonctionnant selon le modle de l'volution biologique (fait suppos), il conclut

    qu'un tel rsultat constitue ncessairement un progrs (norme). Mais il s'enfermealors dans une aporie classique : I'tre n'est pas le devoir-tre. En ralit, Hayek

    sait trs bien que sa prfrence pour un systme de valeurs donn, en

    l'occurrence l'ordre libral, ne peut tre fonde logiquement. C'est pourquoi il

    dissimule son choix derrire des considrations de type volutionniste qui

    confrent son raisonnement une apparence d'objectivit. De plus, il existe une

    certaine contradiction entre le fait d'affirmer que toutes les rgles morales se

    valent en tant qu'elles rsultent d'une slection garantissant leur bonne

    adaptation la vie sociale, et la ncessit dans laquelle se trouve Hayek de

    dmontrer que la socit librale est objectivement la meilleure. La question qui

    se pose consiste en effet savoir si l'ordre libral est le meilleur en vertu de ses

    qualits intrinsques ou s'il est le meilleur parce qu'il a t consacr par

    l'volution. Or, ce sont l des choses totalement diffrentes. Si l'on rpond que

    l'ordre libral est le meilleur parce qu'il a t slectionn naturellement au

    cours de l'histoire, alors il faut expliquer pourquoi il n'a pas t slectionn

    partout et pourquoi, ailleurs, ce sont parfois des ordres opposs qui l'ont t. Si

    en revanche on rpond qu'il est le meilleur du fait de ses vertus propres (position

    de l'cole librale classique), alors le march n'est plus une norme, mais un pur

    modle, c'est--dire un systme parmi d'autres, et il n'est plus possible d'en

    dmontrer l'excellence en s'appuyant sur un fait extrieur ces vertus, en

    l'occurrence sur l'volution.

    Hayek ne peut en fait sortir de ce dilemme qu'en retombant dans

    l'utilitarisme dont il prtendait pourtant s'affranchir, c'est--dire en affirmant que

    le march constitue, non plus un moyen de coordonner sans planification toutes

    les activits humaines, mais simplement le modle gnrique d'organisation le

    plus favorable au dveloppement humain. Il ne se prive d'ailleurs pas d'avoir

    recours cette dmarche, par exemple quand il explique que la grande

    socit s'est impose parce que les institutions les plus efficaces ont prvaludans un processus concurrentiel . Mais l'inconvnient d'un tel raisonnement est

    double. D'une part, cela revient fonder la dmonstration sur un jugement

    totalement arbitraire, savoir que toutes les aspirations humaines doivent tre

    ordonnes un principe d'efficacit permettant de mieux s'enrichir

    matriellement, ce qui n'est qu'une autre manire de dire qu'il n'y a pas de valeur

    plus haute que cet enrichissement (alors que Hayek affirme par ailleurs que

    l'conomie n'a pas pour but principal de crer des richesses). Mais alors, d'autre

    part, on ne voit plus trs bien quel est l'avantage du march dfini comme outil

    pistmologique permettant d'aboutir un ordre global. Si la supriorit dumarch rside en effet seulement dans sa capacit produire des richesses, et

  • 8/6/2019 De Benoist, Alain - Contre Hayek

    29/40

    si la premire des priorits est de chercher s'enrichir, il n'y a plus aucune

    raison pour que les dshrits se satisfassent de leur sort et trouvent

    normale l'ingale rpartition des avoirs. C'est donc juste titre qu'Alain Caill

    pose la question : Faire de l'efficacit du march, indissociablement, le critre

    et le but de la justice, ne revient-il pas introduire dans la dfinition de celle-ciles considrations dont on prtendait se passer ? (45). En retombant dans une

    apprciation utilitaire du march, Hayek rend lui-mme caduc tout ce qu'il affirme

    par ailleurs sur la non-injustice de la grande socit .

    La critique haykienne de l'utilitarisme apparat donc pour le moins

    ambigu. Lie chez lui, comme celle du rationalisme et du positivisme, la

    dnonciation du constructivisme , elle ne vise au mieux que l' utilitarisme

    troit d'un Jeremy Bentham, qui dfinit le bonheur gnral comme l'addition du

    plus grand nombre possible de bonheurs individuels. D'aprs Hayek, cette

    dfinition fait encore trop de place l'ide de bien commun. Elle lgitime en effet

    la logique du sacrifice, qu'elle inscrit dans un strict rapport de quantit

    numrique. Pareto posait en principe que si certains peuvent gagner une

    transformation sociale sans que les autres en souffrent, alors cette

    transformation doit tre recommande. L'utilitarisme de Bentham droge ce

    principe en allant plus loin. Si l'essentiel est la satisfaction de la majorit, on peut

    en effet admettre qu'une transformation qui augmente les gains du plus grand

    nombre tout en aggravant les pertes d'un petit nombre, est encore justifie.

    Cette ide que le sacrifice de quelques uns est lgitime lorsqu'il conditionne

    l'avantage de tous les autres, qui est aussi l'un des ressorts du mcanisme

    victimaire dans la thorie du bouc missaire (46), est refuse par Hayek, tout

    simplement parce qu'il n'admet pas la notion d' utilit collective , ft-elle dfinie

    comme simple agrgat d'utilits individuelles. Sa position, sur ce point, ne se

    distingue pas de celle de Robert Nozick, ni mme de John Rawls, qui crit :

    Chaque personne possde une inviolabilit fonde en justice sur laquelle

    mme le bien de la socit considre comme un tout ne peut prvaloir. Pour

    cette raison, il est exclu que la privation de libert de certains puisse tre justifie

    par un plus grand bien que d'autres recevraient en partage. Il est incompatible

    avec la justice d'admettre que les sacrifices imposs quelques uns puissenttre compenss par l'accroissement des avantages qu'un grand nombre en

    retireraient (47). Cependant, on peut se demander si ce refus est sincre.

    Lorsque Hayek propose aux perdants dans le jeu de la catallaxie d'accepter

    leur sort comme la chose la moins injuste qui soit, ne leur impose-t-il pas en

    quelque sorte de se sacrifier pour le bon fonctionnement de l'ordre gnral du

    march ? Il y a l une quivoque, qui renvoie l' individualisme non pur dont

    on a dj parl. Retenons simplement que c'est avant tout l'individualisme que

    Hayek oppose l'utilitarisme, mais aussi qu'il retombe lui-mme, son corps

    dfendant, dans ce mme utilitarisme chaque fois qu'il vante l'efficacit de la main invisible , qu'il lgitime le march par ses vertus intrinsques ou qu'il

  • 8/6/2019 De Benoist, Alain - Contre Hayek

    30/40

    identifie sans plus la valeur au succs (48) .

    5

  • 8/6/2019 De Benoist, Alain - Contre Hayek

    31/40

    Alain Caill dfinit dans les termes suivants les deux apories coextensives

    au rationalisme critique libral : La premire tient au fait que la raison critique

    ne peut s'autosuffire. Pour tre critique, il faut bien que la raison trouve quelque

    chose d'autre qu'elle-mme critiquer et que ce quelque chose ne soit pas, lui-

    mme, un pur ngatif. La seconde aporie dcoule de la premire. La raisoncritique ne parvient se croire en mesure d'puiser le champ du rel que si elle

    suppose que celui-ci se rsume du rationnel ngatif qui constituerait sa seule

    identit. La raison librale critique s'taye donc sur une reprsentation identitaire

    du rapport social qui est contradictoire avec l'ide de libert (49).

    Max Weber a montr de son ct qu'il existe toujours une contradiction

    entre la rationalit formelle et la rationalit substantielle, et que celles-ci peuvent

    toujours entrer en conflit. Le problme du contenu substantiel de la libert ne

    peut donc tre rgl par la seule mise au point des procdures censes la

    garantir. L'hypothse d'un ajustement spontan des multiples projets

    concurrents des acteurs conomiques et sociaux en rgime de totale libert des

    changes, ajustement pos comme optimal (non au sens idal, mais au sens du

    possible, c'est--dire en rfrence aux conditions cognitives relles de la vie des

    socitaires), comme s'il n'y avait pas d'antagonisme irrductible des intrts, de

    crises destructrices sur les marchs, etc. s'avre par l profondment utopique.

    L'ide qu'on pourrait faire fusionner les valeurs de libert et l'ordre spontan issu

    de la pratique repose en fait sur la reprsentation d'une socit sans espace

    public.

    Hayek, on l'a vu, ne se borne pas dire, comme les libraux classiques,

    que le march maximise le bien-tre de tous. Il affirme encore qu'il constitue un

    jeu qui augmente les chances de tous les joueurs, considrs

    individuellement, d'atteindre leurs fins particulires. Cette affirmation se heurte

    une objection vidente : comment dire que le march maximise les chances des

    individus de raliser leurs fins si l'on pose en principe que ces fins son

    inconnaissables ? Du reste, comme l'crit Alain Caill, si tel tait le cas (...) il

    serait facile de soutenir que l'conomie de march a davantage multipli les fins

    des individus que leurs moyens de les raliser ; qu'elle a donc, selon lemcanisme psychologique analys par Tocqueville, accru l'insatisfaction. Ce qui

    est une manire de rappeler que les finalits des individus ne tombent pas du

    ciel, mais procdent du systme social et culturel au sein duquel ils sont placs.

    On ne voit donc pas ce qui interdirait de penser que les membres de la socit

    sauvage, par exemple, ont infiniment plus de chances de raliser leurs fins

    individuelles que ceux de la Grande Socit. Hayek rpondrait, sans doute, que

    les sauvages n'taient pas libres de choisir eux-mmes leurs objectifs. Ce qui

    serait dmontrer, comme serait, tout autant, dmontrer que les individus

    modernes se dterminent librement comme tels (50).

  • 8/6/2019 De Benoist, Alain - Contre Hayek

    32/40

    La reprsentation de la catallaxie comme un jeu offrant des chances

    impersonnelles et dans lequel il est bien normal qu'il y ait des gagnants et

    des perdants, est en ralit insoutenable. L'existence de rgles abstraites ne

    suffit pas, en effet, garantir que tous auront les mmes chances de gagner ou

    de perdre. Hayek oublie prcisment que les chances de gagner ne sont pas lesmmes pour tous, et que les perdants sont bien souvent toujours les mmes.

    Ds lors, les rsultats du jeu ne peuvent tre dits alatoires. Ils ne le sont pas, et

    pour qu'ils puissent le devenir, au moins tendanciellement, il faudrait que le jeu

    ft corrig par des interventions volontaires de la puissance publique, ce que

    Hayek refuse nergiquement. Que penser alors d'un jeu o, comme par hasard,

    les gagnants gagnent toujours plus, tandis que les perdants perdent toujours

    davantage ? Taxer d' injustice l'ordre spontan, prtend Hayek, revient

    tomber dans l'anthropomorphisme ou dans l' animisme , voire dans la logique

    du bouc missaire, puisque cela revient chercher un responsable, un

    coupable, l o il n'y en a pas. Mais, comme l'a remarqu Jean-Pierre Dupuy,

    l'argument se retourne comme un gant, car s'il y a bien un acquis dcisif de

    l'volution sociale, c'est qu'on en soit venu considrer qu'il n'est pas juste de

    condamner un innocent. De ce point de vue, c'est bien plutt la ngation de la

    notion mme d'injustice sociale qui ramne en arrire . Mettant en garde

    contre la logique du bouc missaire, Hayek y tombe ainsi lui-mme pieds joints

    : les boucs missaires, dans son systme, sont tout simplement les victimes de

    l'injustice sociale, qui l'on interdit mme de se plaindre. Affirmer que la justice

    sociale ne veut rien dire revient en effet transformer ceux qui subissent

    l'injustice en boucs missaires d'une thorie de sa lgitimation. Le sophisme

    consiste alors dire que l'ordre social n'est ni juste ni injuste, tout en concluant

    qu'il faut l'accepter tel qu'il est, c'est--dire... comme s'il tait juste.

    Ici, toute l'ambiguit vient de ce que Hayek, tantt prsente le march

    comme intrinsquement crateur de libert (c'est le fond de sa thse), tantt la

    libert comme le moyen de l'efficacit gnralise du march. Mais alors, quel

    est le vritable but recherch : la libert individuelle ou l'efficacit conomique ?

    Hayek dirait sans doute que ces deux objectifs n'en font qu'un. Il reste pourtant

    dterminer la faon dont ils s'articulent l'un par rapport l'autre. En fait, ladfinition donne par Hayek de la libert montre qu'en dernire instance, c'est

    bien cette dernire qui a pour fonction de garantir le march, lequel devient alors

    une fin en soi. Pour Hayek, la libert n'est ni un attribut de la nature humaine ni

    un complment de raison, mais une conqute historique, une valeur ne de la

    grande socit . C'est en outre une libert purement inividuelle, ngative et

    homogne. Hayek va jusqu' dire que la libert est touffe l o l'on plaide pour

    les liberts (51). Le march ne cre donc les conditions de la libert que parce

    que la libert est mise au service du march. L'thique de la libert est ainsi

    rabattue sur l'thique du bien-tre, ce qui quivaut retomber une fois encoredans l'utilitarisme. Hayek ne nous propose qu'une vision instrumentale de la

  • 8/6/2019 De Benoist, Alain - Contre Hayek

    33/40

    libert : la libert vaut dans l'exacte mesure o elle permet le fonctionnement de

    l'ordre marchand.

    Identifier le march l'ordre social tout entier, enfin, relve de

    l'conomisme le plus rducteur. Le march est invitablement une conomie,crit ce propos Roger Frydman. Il forme un systme qui suppose la cohrence

    entre un agencement social et les objectifs qu'il peut satisfaire. Pour que le

    march fonctionne, il faut bien qu'il soit lui-mme fond sur un rapport social

    susceptible de se traduire dans un langage quantifiable, et qu'il se propose des

    fins marchandes, ou du moins qu'il les transforme en des productions

    montisables et rentables pour les entreprises. De la sorte, on n'chappe pas

    l'obligation d'tablir le bien-fond de la socit marchande sur ses performances

    conomiques, et en retour de slectionner les rgles de juste conduite en

    fonction de ces mmes objectifs (52). En fin de compte, seule devient alors

    dfendable la lgislation qui est adquate au mode d'existence des produits de

    l'activit humaine comme marchandises, mises en oeuvre dans un processus

    concurrentiel (53). Telle est galement la conclusion d'Alain Caill : Le tour

    de passe-passe de l'idologie librale, dont Hayek nous fournit l'illustration la

    plus acheve, rside dans l'identification de l'Etat de droit l'Etat marchand,

    dans sa rduction au rle d'manation du march. Ds lors, le plaidoyer pour la

    libert des individus de choisir leurs propres fins, se renverse en obligation relle

    qui leur est faite de n'avoir d'autres fins que marchandes (54).

    La doctrine librale est celle qui prtend que tout peut tre achet et

    vendu sur un march autorgulateur. Elle correspond cette idologie

    conomique, dont Pierre Rosanvallon dit qu'elle traduit d'abord le fait que les

    rapports entre les hommes sont compris comme des rapports entre des valeurs

    marchandes . Par l, elle s'inscrit dans la ngation de la diffrence pose

    traditionnellement, au moins depuis Aristote, entre conomie et politique, ou

    plutt elle ne se saisit de cette diffrence que pour y substituer une inversion des

    rapports de subordination entre la premire et la seconde. Elle dbouche alors

    sur ce que Henri Lepage appelle trs justement l' conomique gnralise ,

    c'est--dire la rduction de tous les faits sociaux un modle conomique(libral), par le biais d'une dmarche fonde sur l'individualisme mthodologique

    et qui se lgitime par la conviction que, si comme l'affirme la thorie

    conomique, les agents conomiques ont un comportement relativement

    rationnel et poursuivent en rgle gnrale leur plus grande prfrence lorsqu'il

    s'agit pour eux de produire, d'investir, de consommer, il n'y a pas de raison de

    penser qu'il en aille diffremment dans leurs autres activits sociales : par

    exemple lorsqu'il s'agit d'lire un dput, de choisir une formation

    professionnelle, puis un mtier, de prendre un conjoint, de faire des enfants, de

    prvoir leur ducation... Le paradigme de l'Homo oeconomicus est ainsi utilis,non seulement pour expliquer des comportements de production ou de

  • 8/6/2019 De Benoist, Alain - Contre Hayek

    34/40

  • 8/6/2019 De Benoist, Alain - Contre Hayek

    35/40

    1984, pp. 281-298), ce qui ne saurait surprendre, puisque, comme le rappelle Philippe Nemo, le

    libralisme n'est pas moins l'adversaire du conservatisme que celui du socialisme (La socit

    de droit selon F.A. Hayek, PUF, 1988, p. 369). Pour un point de vue oppos celui du Club de

    l'Horloge, mais manant de la mme famille politique, cf. Jean-Claude Bardet, Le libralisme est

    un ennemi , in Le Choc du mois, novembre 1989, pp. 18-20 (article comment ngativement par

    Jean-Marie Le Pen, in Le Figaro-Magazine, 17 fvrier 1990). On notera que la distinction des deux libralismes voque certains d'gards la querelle qui, depuis plusieurs annes, oppose

    aux Etats-Unis les conservateurs du type Russell Kirk aux noconservateurs du type

    Norman Podhoretz, ainsi qu'aux libertariens (Murray N. Rothbard, David Friedman, etc.).

    3. C'est surtout en Allemagne, en Hollande et dans les pays anglo-saxons que l'on a vu

    se manifester le plus frquemment depuis un sicle des mouvements ou des partis s'affirmant

    explicitement nationaux-libraux . Sur le cas franais, cf. Edmond Marc Lipiansky, L'me

    franaise ou le national-libralisme. Analyse d'une reprsentation sociale, Anthropos, 1979.

    4. N Vienne en 1899, professeur la London School of Economics de Londres partir

    de 1931, Friedrich A. (von) Hayek s'est orient vers le libralisme principalement sous l'influence

    de Ludwig von Mises, dont il se sparera quelque peu par la suite. Dans les annes trente, ses

    positions ptissent considrablement du succs des ides de Keynes. En 1944, la parution de

    son pamphlet intitul The Road to Serfdom (La route de la servitude, Mdicis, 1946, rd. : PUF,

    1985 et 1993) contribue en revanche sa renomme et entrane, en avril 1947, la cration de la

    Socit du Mont-Plerin. Elle lui vaut aussi d'tre appel aux Etats-Unis. Professeur de

    philosophie morale Chicago de 1950 1956, Hayek tirera de son enseignement la matire de

    ses ouvrages les plus clbres, notamment les trois volumes de Law, Legislation and Liberty

    (Routledge & Kegan Paul, London, et Chicago University Press, Chicago 1973-79 ; trad. fr. :

    Droit, lgislation et libert. Une nouvelle formulation des principes libraux de justice et

    d'conomie politique, vol. 1 : Rgles et ordre, vol. 2 : Le mirage de la justice sociale, vol. 3 :

    L'ordre politique d'un peuple libre, PUF, 1980-83, rd. en 1985-92). Revenu en Autriche en 1956,

    il continue d'enseigner l'universit de Salzbourg, prend sa retraite en 1969 et se retire

    Fribourg-en-Brisgau (Allemagne). En 1974, il partage le Prix Nobel d'conomie avec Gunnar

    Myrdal. Dans les annes soixante-dix et quatre-vingt, son oeuvre est redcouverte par les

    libertariens amricains, ainsi qu'en France par le groupe des nouveaux conomistes . Il meurt

    le 23 mars 1992. Son oeuvre comprend galement les titres suivants : Mon