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1 LUC BENOIST L’ÉSOTÉRISME * INTRODUCTION Le monde ne subsiste que par le secret. Sepher HA-ZOHAR On s'étonnera peut-être de trouver une étude sur l'ésotérisme dans une collection aussi moderne que celle-ci, puisque la doctrine qu'elle propose est de celles que la science actuelle considère comme archaïque et ne correspondant plus à un objet expérimentable ou précis. Cependant une pa- reille position confondrait la raison, la science et la technique. Car s'il est logique de respecter les principes de la raison, qui ne sont pas en cause, il ne l'est pas d'en restreindre les limites. « Tout sys- tème est vrai dans ce qu'il affirme et faux dans ce qu'il nie », disait jadis Leibniz, un des fondateurs du calcul infinitésimal. Toute négation ampute la réalité d'une partie du possible, que la science a pour tâche d'éclaircir. Il n'est donc pas logique de la réduire à ses aspects rationnel et technique, si valables soient-ils dans leurs domaines. L'histoire ancienne de l'homme primitif appartient, elle aus- si, à la science. Et ne voit-on pas combien l'homme actuel, vivant et complet, demeure en grande partie primitif et combien ses exigences restent archaïques et irrationnelles ? Du simple point de vue technique, la machine la plus perfectionnée ne supprime pas l'outil originel ou la fonction primitive qu'elle prétend remplacer. L'avion supersonique ne supprime pas l'usage de nos jambes. La machine à calculer n'empêche pas le cerveau humain de raisonner comme il lui plaît. La chimie agricole doit respecter la loi des saisons et la marche du soleil. La logistique la plus ambitieuse doit tenir compte d'une sensibilité et d'une spiritualité qu'elle ne peut satisfaire. Morale, intuition, religion, contempla- tion échappent à une mécanisation généralisée. En revanche, une loi d'universel équilibre exige qu'en compensation de ce matérialisme général, une liberté équivalente soit dispensée au pôle supérieur de l'esprit. L'ésotérisme constitue la disci- pline qui peut remplir au mieux cette fonction d'équilibre. Son rôle consiste d'abord à faire com- prendre les écritures sacrées des anciennes civilisations, aussi bien orientales qu'occidentales, qui jusqu'ici ont pu paraître des arcanes incompréhensibles, alors qu'elles correspondaient à une réalité permanente dont seule l'expression pouvait paraître archaïque et masquer l'actualité. Grâce à lui nous pouvons saisir la nature de notre propre tradition et l'aspiration à laquelle elle répond. Ainsi les hommes les plus modernes d'esprit, qui sont restés assez proches de leur nature originelle pour res- pecter en eux un monde inconnu, deviendront aptes à comprendre un secret qui ne peut leur être confié que par allusion. Car la compréhension d'une discipline suppose l'acceptation préalable de son objet, de son lexi- que, de sa méthode. Si l'on n'est pas disposé à suivre la « règle du jeu », à prêter un sens valable aux textes les plus difficiles des traditions anciennes, à supposer une réalité derrière les symboles, une vérité sous les apparences, en un mot si l'on est dupe des prestiges les plus superficiels, il est inutile * Première partie (« Perspectives générales ») de l'ouvrage L'ésotérisme, P.U.F., Paris, 1963.

Benoist, L. L'Ésotérisme

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Bref histoire des courants ésotériques.

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    LUC BENOIST

    LSOTRISME

    INTRODUCTION

    Le monde ne subsiste que par le secret. Sepher HA-ZOHAR

    On s'tonnera peut-tre de trouver une tude sur l'sotrisme dans une collection aussi moderne que celle-ci, puisque la doctrine qu'elle propose est de celles que la science actuelle considre comme archaque et ne correspondant plus un objet exprimentable ou prcis. Cependant une pa-reille position confondrait la raison, la science et la technique. Car s'il est logique de respecter les principes de la raison, qui ne sont pas en cause, il ne l'est pas d'en restreindre les limites. Tout sys-tme est vrai dans ce qu'il affirme et faux dans ce qu'il nie , disait jadis Leibniz, un des fondateurs du calcul infinitsimal. Toute ngation ampute la ralit d'une partie du possible, que la science a pour tche d'claircir. Il n'est donc pas logique de la rduire ses aspects rationnel et technique, si valables soient-ils dans leurs domaines. L'histoire ancienne de l'homme primitif appartient, elle aus-si, la science. Et ne voit-on pas combien l'homme actuel, vivant et complet, demeure en grande partie primitif et combien ses exigences restent archaques et irrationnelles ? Du simple point de vue technique, la machine la plus perfectionne ne supprime pas l'outil originel ou la fonction primitive qu'elle prtend remplacer. L'avion supersonique ne supprime pas l'usage de nos jambes. La machine calculer n'empche pas le cerveau humain de raisonner comme il lui plat. La chimie agricole doit respecter la loi des saisons et la marche du soleil. La logistique la plus ambitieuse doit tenir compte d'une sensibilit et d'une spiritualit qu'elle ne peut satisfaire. Morale, intuition, religion, contempla-tion chappent une mcanisation gnralise.

    En revanche, une loi d'universel quilibre exige qu'en compensation de ce matrialisme gnral, une libert quivalente soit dispense au ple suprieur de l'esprit. L'sotrisme constitue la disci-pline qui peut remplir au mieux cette fonction d'quilibre. Son rle consiste d'abord faire com-prendre les critures sacres des anciennes civilisations, aussi bien orientales qu'occidentales, qui jusqu'ici ont pu paratre des arcanes incomprhensibles, alors qu'elles correspondaient une ralit permanente dont seule l'expression pouvait paratre archaque et masquer l'actualit. Grce lui nous pouvons saisir la nature de notre propre tradition et l'aspiration laquelle elle rpond. Ainsi les hommes les plus modernes d'esprit, qui sont rests assez proches de leur nature originelle pour res-pecter en eux un monde inconnu, deviendront aptes comprendre un secret qui ne peut leur tre confi que par allusion.

    Car la comprhension d'une discipline suppose l'acceptation pralable de son objet, de son lexi-que, de sa mthode. Si l'on n'est pas dispos suivre la rgle du jeu , prter un sens valable aux textes les plus difficiles des traditions anciennes, supposer une ralit derrire les symboles, une vrit sous les apparences, en un mot si l'on est dupe des prestiges les plus superficiels, il est inutile

    Premire partie ( Perspectives gnrales ) de l'ouvrage L'sotrisme, P.U.F., Paris, 1963.

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    de persvrer dans une voie qui ne peut apporter que dsillusion. Le chemin reste ouvert ceux dont la raison suprieure aura facilit son accs, comme tous ceux qui auront souponn le vrai sous ses plus surprenantes mtamorphoses.

    Dans une premire partie, notre expos prend pour guide l'uvre de Ren Gunon, dont le lan-gage rationnel et quasi mathmatique, employ pour traduire des vrits suprarationnelles, joue le rle de simple symbole d'exposition. Sa perspective mtaphysique sert d'introduction une seconde partie consacre l'aspect intrieur des principales religions du monde et l'sotrisme des mtho-des initiatiques qui s'y rattachent.

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    PREMIRE PARTIE PERSPECTIVES GNRALES

    I. Exotrisme et sotrisme Dans une perspective gnrale, on rencontre chez certains philosophes de la Grce la notion

    d'sotrisme applique un enseignement oral, transmis quelques disciples choisis. Bien qu'il soit difficile dans ces conditions d'en connatre la nature, il est permis de dduire de ces conditions m-mes que cet enseignement dpassait le niveau d'une philosophie et d'un expos rationnel pour at-teindre une vrit plus profonde, destine pntrer de sagesse l'tre entier du disciple, la fois son me et son esprit. Tel parat avoir t le but vritable des leons de Pythagore, qui, travers Platon, sont venues jusqu'aux no-pythagoriciens d'Alexandrie.

    Cette conception de deux aspects l'un exotrique et l'autre sotrique d'une mme doctrine, en apparence opposs et en ralit complmentaires, peut tre gnralise, car elle se fonde sur la na-ture des choses. Mme lorsque cette distinction n'est pas ouvertement reconnue, il existe ncessai-rement dans toute doctrine, d'un ordre un peu profond, quelque chose qui correspond ces deux as-pects, que traduisent les antithses bien connues telles que l'extrieur et l'intrieur, le corps et la moelle, l'vident et le cach, la grand-route et la voie troite, la lettre et l'esprit, l'corce et le noyau. En Grce mme, la doctrine des philosophes avait t prcde dans cette voie par les mystres re-ligieux, dont le nom mme implique le silence et le secret. On sait que les mystes devaient jurer de ne rien rvler au sujet des arcanes que les drames liturgiques des clbres nuits d'Eleusis leur au-raient permis de connatre et ils ont parfaitement tenu leur serment.

    Plus gnralement l'interdit qui frappe une connaissance d'un certain ordre prsente des degrs divers suivant sa nature. Ce peut tre simplement un silence disciplinaire destin prouver le ca-ractre des postulants, comme le pratiquaient les pythagoriciens. Ou bien le silence peut protger des secrets techniques attachs la pratique d'un mtier, d'une science, d'un art et toutes les profes-sions anciennes taient dans ce cas. Leur exercice exigeait des qualifications prcises et compor-taient des recettes qu'il tait interdit de divulguer.

    D'autre part, et pour passer au-del du sens littral, l'obscurit d'une doctrine peut subsister mal-gr une exposition trs claire et trs complte. Dans ce cas le caractre sotrique dcoule de l'in-galit des esprits et d'une incomprhension de fait de la part des auditeurs. Une autre espce de se-cret tient au symbolisme de toute expression crite ou parle, surtout lorsqu'il s'agit d'un enseigne-ment spirituel. Il restera toujours dans l'expression de la vrit quelque chose d'ineffable, le langage n'tant pas apte traduire les conceptions sans images de l'esprit. Enfin et surtout, le vritable secret s'avre tel par nature et il n'est au pouvoir de personne de le divulguer. Il reste inexprimable et inac-cessible aux profanes et on ne peut l'atteindre autrement qu' l'aide de symboles. Ce que transmet le matre au disciple ce n'est pas le secret lui-mme, mais le symbole et l'influence spirituelle qui ren-dent possible sa comprhension.

    Ainsi la notion d'sotrisme comporte-t-elle en dfinitive trois tapes ou trois enveloppes de dif-ficults croissantes. Le mystre est d'abord ce que l'on reoit en silence, puis ce dont il est interdit de parler, enfin ce dont il est difficile de parler. Le premier barrage est constitu par la forme mme de toute expression. C'est un sotrisme objectif . Le second tient la qualification imparfaite de la personne qui l'on s'adresse. C'est un sotrisme subjectif . Enfin, le dernier voile qui cache la vrit en l'exprimant tient son caractre inscrutable par nature. C'est l'sotrisme essentiel ou mtaphysique, dont nous entendons plus particulirement traiter, puisque c'est grce lui que s'uni-fient par l'intrieur toutes les doctrines traditionnelles.

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    Il faut ajouter que s'il existe une corrlation logique entre exotrisme et sotrisme, il n'y a pas entre eux une quivalence exacte, puisque le ct intrieur domine le ct extrieur, qu'il intgre en le dpassant, mme si cet aspect extrieur a pris comme en Occident l'aspect religieux. L'sotrisme n'est donc pas seulement l'aspect intrieur d'une religion, car l'exotrisme ne possde pas toujours et obligatoirement un aspect religieux et la religion n'a pas le monopole du sacr. L'sotrisme n'est pas non plus une religion spciale l'usage des privilgis, comme on le suppose quelquefois, car il ne se suffit pas lui-mme n'tant qu'un point de vue plus profond sur les choses sacres. Il ne cons-titue que le sens rel de l'exotrisme, que ce dernier soit religieux ou non. Dans la religion, toujours exotrique, le caractre social domine. Elle est faite pour tous alors que l'sotrisme n'est accessible qu' quelques-uns. Non pas par volont, mais par nature. Ce qui est secret dans l'sotrisme devient mystre dans la religion. La religion est une extriorisation de la doctrine limite ce qui est nces-saire au salut commun des hommes, ce salut tant une dlivrance arrte au plan de l'tre. Car la re-ligion considre exclusivement l'tre dans son tat individuel et humain. Elle lui assure les condi-tions psychiques et spirituelles les meilleures compatibles avec cet tat, sans essayer de l'en faire sortir.

    Certes, l'homme en tant qu'homme ne peut se dpasser lui-mme. Mais s'il peut atteindre une connaissance et une dlivrance qui sont des identifications, c'est qu'il possde dj en lui un tat universel qui leur correspond. L'sotrisme qui emprunte, pour se rvler nous, comme nous al-lons le voir, le canal mthodique de l'initiation a pour but de dgager l'homme des limites de son tat humain, de rendre effective la capacit qu'il a reue d'accder aux tats suprieurs, grce des rites rigoureux et prcis, d'une faon active et durable.

    II. - Les trois mondes L'sotrisme ne possde pas de vocabulaire particulier, sans quoi il ne serait pas sotrique. Mais

    il attache une signification spciale des termes qu'il emprunte d'autres disciplines. Ces moyens d'expression datent de l'poque o ils se sont fixs. Nous devons donc nous demander quelle conception du monde ils correspondaient dans l'esprit des contemporains et dans la science de ces anciens temps.

    Au-del de la nature visible et sensible, les penseurs de l'Antiquit classique reconnaissaient l'existence d'une ralit suprieure habite par des nergies invisibles. Partant de l'homme qu'ils pla-aient naturellement au centre du cosmos, ils avaient divis l'univers en un ternaire de manifesta-tion, qui comprenait un monde matriel, un monde psychique et un monde spirituel dans une hirar-chie qui est reste longtemps la base de l'enseignement mdival. La place centrale et mdiatrice donne l'homme dans le cosmos s'explique par l'identit des lments qui composent galement l'un et l'autre. Les pythagoriciens enseignaient que l'homme est un petit monde, un microcosme, doctrine adopte par Platon et qui est parvenue jusqu'aux penseurs du Moyen Age. Cette analogie harmonieuse unissant le monde et l'homme, le macrocosme et le microcosme, ont permis ces pen-seurs de distinguer dans l'homme trois modes d'exister. Au monde matriel correspond son corps, au monde psychique son me et au monde spirituel son esprit. Cette tripartition a donn naissance trois disciplines : la science de la nature ou physique, la science de l'me ou psychologie, la science de l'esprit ou mtaphysique, ainsi nomme parce que son domaine s'tend au-del de la physique, c'est dire de la nature. Notons tout de suite que l'esprit n'est pas une facult individuelle, mais uni-verselle qui est unie aux tats suprieurs de l'tre.

    Cette division ternaire en esprit, me et corps, aujourd'hui insolite, tait commune toutes les doctrines traditionnelles quoique les limites respectives de leurs domaines ne concidassent pas tou-jours exactement. On la retrouve aussi bien dans la tradition hindoue que dans la chinoise. La tradi-tion juive formule explicitement cette tripartition au dbut de la Gense o l'me vivante est repr-sente comme rsultant de l'union du corps avec le souffle de l'esprit. Platon l'adopte et aprs lui les philosophes latins traduisent les trois mots grecs nos, psych, soma par trois termes quivalents spiritus, anima, corpus.

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    La tradition chrtienne hrita cette tripartition inscrite par saint Jean au dbut de son vangile, source de l'sotrisme chrtien. Car le ternaire Verbum, Lux et Vita, qu'il numre, doit tre rappro-ch terme terme des trois mondes spirituel, psychique et corporel, la lumire caractrisant l'tat psychique ou subtil, qui est celui de toutes les thophanies.

    Saint Irne distingue clairement la mme division dans son trait de la Rsurrection : Il y a trois principes de l'homme parfait, le corps, l'me et l'esprit. L'un qui sauve et qui forme, c'est l'es-prit. L'autre qui est uni et form, c'est le corps. Puis un intermdiaire entre les deux- c'est l'me. Celle-ci parfois suit l'esprit et est leve par lui. Parfois aussi, elle condescend au corps et s'abaisse aux convoitises terrestres. Cependant pour chapper au danger de prter l'me un lment subti-lement corporel, comme avait fait Platon, les docteurs chrtiens ont fini par rapprocher tellement l'me de l'esprit qu'ils les ont confondus. Ce qui devait aboutir au fameux dualisme cartsien de l'me et du corps, en mme temps qu' la confusion du psychique et du spirituel, entre lesquels notre temps ne voit aucune diffrence dans la mesure o il en accepte encore la donne. Pourtant, si l'me est mdiatrice entre les parties infrieure et suprieure de l'tre, il faut bien qu'il existe entre elles une communaut de nature. C'est pourquoi saint Augustin et mme saint Bonaventure supposaient l'me un corps subtil suivant une doctrine traditionnelle que saint Thomas a carte par crainte de matrialiser l'me.

    III. - Intuition, raison, intellect A cette hirarchie de trois tats correspondaient, chez l'homme, trois facults destines en

    prendre conscience d'une faon spcifique, l'intuition sensible pour le corps, l'imagination pour l'me (ou plutt raison et imagination pour le complexe psycho-mental) et l'intellect pur ou intuition transscendante pour l'esprit. L'intuition sensible et l'imaagination ne posent pas de problme, tandis que le parallle entre raison et intellect mrite quelque explication.

    Le point de vue sotrique ne peut tre admis et compris que par l'organe de l'esprit qui est l'inn-tuition intellectuelle ou intellect correspondant l'vidence intrieure des causes qui prcde toute exprience. C'est le moyen d'approche spcifique de la mtaphysique et de la connaissance des principes d'ordre universel. Ici commence un domaine o il n'y a plus ni oppositions, ni conflits, ni complmentarits, ni symtries, parce que l'intellect se meut dans l'ordre d'une unit et d'une conti-nuit supra-individuelle et supra-rationnelle. C'est pourquoi Aristote pouvait dire que l'intellect est plus vrai que la science et saint Thomas qu'il est l'habitus des principes ou le mode des causes. Plus rigoureusement encore les spirituels arabes ont pu affirmer que la doctrine de l'Unit est unique. Le point de vue mtaphysique chappant par dfinition la relativit de la raison implique en son ordre une certitude. Mais par contre elle n'est ni exprimable, ni imaginable et relve de concepts unique-ment approchables grce aux symboles. Ce dernier moyen d'expression ne nie aucune ralit d'au-cun ordre, mais il se les subordonne toutes par la puissance de ses arcanes. Les ides platoniciennes, les invariants mathmatiques, les symboles des arts anciens en constituent des exemples des plans divers de la ralit.

    La science moderne au contraire a pour instrument dialectique la raison et pour domaine le gn-ral. La raison n'est qu'un instrument li au langage et utilis toutes fins, qui permet de respecter les rgles de la logique et de la grammaire sans impliquer ou garantir aucune espce de certitude quant la ralit de ses conclusions et encore moins de ses prmisses. Car la raison n'est qu'un mode pu-rement dductif et discursif, un habitus conclusionum, dit saint Thomas, qui ne remonte pas aux causes. C'est un rseau aux mailles plus ou moins serres, lanc sur le monde des phnomnes et qui fait corps avec eux lorsque ceux-ci sont assez pais, mais qui les laisse passer et les ignore lors-qu'ils sont plus subtils. Pour la science et la raison un fait non observ ou non mesurable n'existe pas. Moins encore lorsqu'il s'agit d'autre chose que d'un fait. On comprend que la ralit ne puisse tre lie par la traduction grossire qui en est ainsi faite, ni limite par une technique forcment pro-visoire. La rponse que la raison nous donne - car elle n'est que rponse - dpend troitement de la question qu'on lui pose. Elle est conditionne par elle dans son unit, sa mesure, son chelle. Toute rponse est dans un certain sens contenue dans la question par les postulats qu'elle suppose. L'cho

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    parat ainsi le modle de toute rponse intelligente , comme la tautologie le modle de tout rai-sonnement rigoureux.

    Au contraire la parole n'acquiert son sens profond que dans sa cause, comme cho d'une pense utilisant des mots anciens - qui sont des symboles - pour voquer une ralit toujours actuelle, mais devenue sotrique par le matrialisme progressif de l'intelligence. La garantie de la vrit, ni la rai-son, ni l'exprience ne peuvent nous la donner parce que cette exprience, exclusivement historique et humaine est trop courte, trop rcente, trop jeune, trop limite, dans un univers qui a connu des tats bien diffrents et qui ne peut avoir avec elle aucune commune mesure. Elle ne tient pas compte de la qualit spcifique des temps que seul peut lui rvler un tmoignage direct, venu du plus loin-tain des ges, c'est--dire d'une tradition.

    IV. La tradition Il convient de comprendre ce que signifie ce concept de tradition gnralement ni, dnatur ou

    mconnu. Il ne s'agit pas de couleur locale, de coutumes populaires, ni de murs curieuses collec-tionnes par les folkloristes, mais de l'origine mme des choses. La tradition, au sens prcis du mot, consiste dans la transmission inne et immanente de principes d'ordre universel, d'origine non hu-maine, puisque l'homme ne s'est pas donn lui-mme ses propres raisons de vivre. L'ide la plus proche, la plus capable d'voquer ce que le mot signifie, serait celle d'une filiation spirituelle de matre disciple, d'une influence formatrice analogue la vocation ou l'inspiration, aussi consubs-tantielle l'esprit que l'hrdit au corps. Il s'agit l d'une connaissance intrieure, cxistante la vie, d'une co-existence, et en mme temps d'une conscience suprieure reconnue comme telle, d'une co-science, ce point insparable de la personne qu'elle nat avec elle et constitue sa raison d'tre. A ce point de vue, l'tre est compltement ce qu'il transmet, il n'existe que par ce qu'il transmet et dans la mesure o il transmet. Indpendance et individualit apparaissent comme des illusions vitalistes qui tmoignent d'un loignement progressif et d'une dchance continue partir d'un tat extensif de sagesse originelle, parfaitement compatible avec une conomie archaque.

    Cet tat originel peut tre reprsent par le concept de centre primordial dont le Paradis Terrestre de la tradition hbraque constitue un des symboles, tant compris que cet tat, cette tradition et ce centre constituent trois expressions de la mme ralit. Grce cette tradition antrieure l'histoire, la connaissance des principes a t, ds l'origine, un bien commun l'humanit qui s'est ensuite panouie dans les formes les plus hautes et les plus parfaites des thologies de la priode historique. Mais une dchance naturelle, gnratrice de spcialisation et d'obscuration, a creus un hiatus croissant entre le message, ceux qui le transmettent et ceux qui le reoivent. Une explication devint de plus en plus ncessaire, une polarit apparut entre l'aspect extrieur, rituel, littral et le sens ori-ginel, devenu intrieur, c'est--dire obscur et incompris. En Occident l'aspect extrieur, social ou exotrique prit la forme religieuse. Destine la foule des fidles, la doctrine s'est scinde en trois lments, un dogme pour l'intelligence, une morale pour l'me et des rites pour le corps. Pendant ce temps, et l'oppos, le sens profond devenu sotrique se rsorbait de plus en plus dans des aspects si obscurs qu'il fallut recourir aux exemples parallles des spiritualits orientales pour reconnatre leur cohrence et leur validit.

    L'obscuration progressive de l'ide de tradition nous a longtemps empch de comprendre le vrai visage des civilisations anciennes, orientales et occidentales, et en mme temps nous a interdit le re-tour au point de vue synthtique qui tait le leur. Seule la perspective des principes permet de tout comprendre sans rien supprimer, de faire l'conomie d'un nouveau vocabulaire, d'aider la mmoire et de faciliter l'invention, d'tablir des liaisons entre les disciplines en apparence les plus loignes, en rservant celui qui se place en ce centre privilgi l'inpuisable richesse de ses possibilits, et ceci grce aux symboles.

    V. - Le symbolisme En lanant un pont entre le corps et l'esprit, les symboles permettent de rendre sensible tout

    concept intelligible. Ils relvent comme mdiateurs du domaine psychique et possdent par cons-

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    quent un caractre duel, qui les rend capables de comporter un double sens et mme des interprta-tions multiples et cohrentes, galement vraies diffrents points de vue. Ils impliquent un ensem-ble d'ides en mode total et non analytique. Chacun peut les interprter n'importe quel niveau, au gr de sa capacit. C'est moins un moyen d'expression qu'un mode d'exposition. Le symbole est un genre dont les diffrentes varits, mots, signes, nombres, gestes, graphismes, actions ou rites sont des espces. Tandis que la logique rationnelle de la grammaire est lie au sens physique et littral, les symboles graphiques ou agis sont synthtiques et intuitifs. Ils offrent des motifs d'vocation indfinie jusqu' permettre des traductions en valeurs opposes et complmentaires. D'ailleurs, si l'on pousse jusqu'au bout la recherche des origines, le sens littral lui. mme provient d'un premier symbole dont l'image a t depuis longtemps efface par l'inconscience de l'habitude.

    La science des symboles est fonde sur la correspondance qui existe entre les divers ordres de ralit, naturelle et surnaturelle, la naturelle n'tant alors considre que comme l'extriorisation du surnaturel. La rgle d'or du symbolisme nonce qu'une ralit d'un certain ordre peut tre reprsen-te par une ralit d'un ordre moins lev, tandis que l'inverse est impossible puisque le symbole doit tre plus accessible que ce qu'il reprsente. Cette rgle dcoule de l'harmonie ncessaire au maintien du monde pris un moment donn, un quilibre cosmique o chaque partie est homolo-gue au tout. Ainsi, la partie symbolise la totalit, l'infrieur tmoigne pour le suprieur et le connu supple l'inconnu.

    Le vrai symbolisme n'est pas arbitraire. Il jaillit de la nature qui peut tre prise comme symbole des ralits suprieures, ainsi que le pensaient les hommes du Moyen Age. Le monde leur paraissait un langage divin ou plutt, comme le disait Berkeley, le langage que l'Esprit Infini parle aux es-prits finis . Les diffrents rgnes de la nature collaborent cet alphabet expressif. Les sciences tra-ditionnelles comme la grammaire, les mathmatiques, les arts, les mtiers taient employs comme supports et moyens d'expression de la connaissance mtaphysique en plus de leur valeur propre, mais grce cette valeur. Toute action pouvait devenir le prtexte d'un symbole adquat. Mme les vnements de l'histoire tmoignent en faveur des lois qui rgissent la manifestation universelle. Cette analogie est base sur celle qui relie le microcosme et le macrocosme, sur l'identit de leurs lments et de leurs nergies.

    Ajoutons enfin, pour la correcte application du symbolisme, que tout symbole doit tre interprt en sens inverse, quant sa perspective formelle et non quant sa signification intrinsque, comme l'image d'un objet dans un miroir ou un plan d'eau est inverse par rapport l'objet qu'elle reflte, sans que cet objet soit chang. Ce qui est le premier ou le plus grand dans l'ordre des principes de-vient le plus petit ou le dernier dans l'ordre de la manifestation, ce qui est intrieur devient extrieur et vice versa. En bref, le symbolisme est la clef qui ouvre les secrets, le fil d'Ariane qui relie les dif-frents ordres de ralit. C'est par lui que nous raisonnons, que nous rvons, que nous sommes, puisque l'hrdit tous les degrs est aussi un cas de symbolisme, de mme que l'analogie des lois physiques et psychiques. Toute manifestation est un symbole de son auteur ou de sa cause. Ainsi le symbolisme n'est-il pas seulement comme on le suppose la fantaisie potique d'une cole littraire ou une qualit surajoute aux choses. Il fait corps avec la ralit mme qu'il s'efforce d'exprimer grce son lment le plus essentiel et le plus cach, sa forme, son rythme, son geste. Le symbo-lisme n'est qu'un cas particulier de la science du rythme entendue dans sa plus grande gnralit, geste crateur qui se place l'origine des autres manifestations vues, entendues et vcues et que pr-tend reproduire tout rite traditionnel.

    VI. - Rite, rythme et geste Le rythme se cache au cur de toute manifestation, de toute activit profonde de l'tre - ou de

    chaque chose car rien n'est inerte - de mme que l'hrdit commande la formation des vivants et l'habitus intellectuel la formation des cerveaux. Il constitue l'ossature nombre de la nature entire, de toute existence commencer par la corporelle. L'homme est un transformateur de rythmes. De la naissance la mort il est emport dans un courant d'ondes mouvantes o les grands cycles des an-nes, des saisons et des jours dterminent la courbe de sa vie. L'homme aime les rythmes et il cher-

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    che avec avidit leur perception. Il rencontre en eux l'assouvissement d'un besoin fondamental, celui d'une communication avec l'ambiance du monde, d'une harmonie avec la nature, d'une paix avec luimme.

    L'acte intellectuel que l'on appelle comprhension, ou mme connaissance, consiste dans le rap-pel d'un souvenir qui couvre la nouveaut du manteau du connu, sous le voile d'une image com-mune, c'est--dire d'un rythme commun. Le signe sensible met en branle une raction d'habitude grce laquelle le redoutable et l'insolite seront tolrs, accepts, digrs. Ils seront compris, bien qu'en fait ils ne nous rvlent rien de plus qu' leur premire rencontre. L'inattendu est effac sous la magie du rythme et de l'habitude.

    Le caractre essentiel du rythme consiste dans la dualit complmentaire de ses phases, dans une alternance o elles se succdent, se compensent autour d'un point d'quilibre, qui est aussi un point de dpart et d'arrive. Ce point central, maintenu par le rythme, est crateur d'une forme grce une frquence efficace et de moindre effort qu'il sert tablir. Les ondes de cette vibration quilibre se propagent par une correspondance subtile au-del du corps physique, dans la forme psychique, o elles tablissent un tat d'harmonie et de srnit ncessaire l'obtention des tats suprieurs de l'tre. Ces deux phases sont perceptibles dans les mouvements alterns de la respiration et du rythme cardiaque sur lesquels s'appuient la plupart des rites de ralisation mtaphysique.

    Ces rites constituent des procds qui permettent de participer aux forces collectives manant de chaque tradition encore vivante. Ce sont par exemple les mantras hindous, les dhikrs musulmans, les danses sacres, les hymnes et les chants, les prires psalmodies, les oraisons du cur, qui met-tent le corps et l'me du rcitant en rapport avec le rythme de la collectivit dont il fait partie, et aussi avec le rythme du monde, que Platon appelait la musique des sphres. Tout rite provoque, comme tout acte accompli conformment l'ordre, la transmutation des lments subtils de l'tre humain et il facilite son retour l'tat de simplicit originelle qui est l'tat paradisiaque. Le rite est bas sur une conception intemporelle de l'action, stabilise dans un ternel prsent, o tout peut se rpter, non pas la faon dont la science moderne suppose qu'une exprimentation est possible, mais plus valablement encore, puisqu'une rptition rigoureusement identique exige une sortie hors du temps , ce que seul le rite peut accomplir.

    VII. Linitiation L'initiation destine guider le postulant sur la voie d'une ralisation personnelle, consiste essen-

    tiellement dans la transmission d'une influence spirituelle. Cette bndiction est confre par un matre, lui-mme initi, un disciple grce la chane ininterrompue, la filiation effective qui rat-tache le matre initiateur au dbut de la chane et au commencement des temps. Tout rite d'initiation comporte des gestes symboliques qui tmoignent d'une filiation originelle, par exemple le baiser de l'initiateur qui transmet ainsi l'initi le souffle de l'influence spirituelle qui a prsid la cration du monde. L'initiateur lorsqu'il accomplit des gestes semblables n'agit pas en tant qu'individu, mais comme un anneau de la chane, comme transmetteur d'une force qui le dpasse et dont il n'est qu'un modeste suppt.

    Pour devenir effective, l'initiation exige de la part de l'initiable trois conditions : une qualifica-tion complte, une rception rgulire et une ralisation personnelle. Le postulant doit d'abord pr-senter certaines qualifications physiques, morales et intellectuelles. Car l'initi s'appuie sur une in-dividualit qui, tout en comportant des limites, doit les offrir les moins troites possibles. Le but tant la conqute active des tats suprieurs, ou si l'on veut une communion avec le Soi, principe de tous les tats, exige une harmonie absolue de l'me, une matrise parfaite de la sensibilit, un quili-bre complet de tous les lments de l'individualit. Cette exigence carte tous ceux que frappe un dfaut corporel ou une imperfection psychique qui deviendrait un obstacle sur la voie difficile qu'ils dsirent aborder, mme si ces anomalies provenaient d'un accident. Car tout ce qui arrive un tre lui ressemble et aucun vnement ne pourrait l'atteindre s'il n'y avait pas entre eux une communaut de nature. Les conditions les plus impratives pour recevoir l'initiation peuvent se rsumer en quatre

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    points : la puret du corps, la noblesse des sentiments, l'ampleur de l'horizon intellectuel et la hau-teur de l'esprit.

    L'initiation doit tre octroye par un matre qualifi, que les hindous nomment gourou (ou vieil-lard), les orthodoxes gron, qui a le mme sens, et les musulmans sheikh, et qui joue l'gard du disciple le rle d'un pre spirituel, l'initiation tant une seconde naissance. Ce matre le suivra dans les difficults d'application de la mthode. Quant aux connaissances thoriques, chaque organisation a sa mthode pour en dispenser l'tude.

    L'initiation une fois reue, n'est encore que virtuelle. Elle doit tre effectivement valorise par un travail personnel puisque chacun porte en lui-mme son propre matre. Ce travail a pour but de r-aliser les tats qui forment la personnalit. Cette notion des tats suprieurs est tellement trangre la mentalit moderne qu'elle exige un minimum d'explications. Tout individu mme envisag dans la plus grande extension de ses capacits, n'est pas un tre complet, mais seulement un tat particu-lier de la manifestation d'un tre, occupant une certaine place dans la srie indfinie des tats possi-bles d'un tre total. Car l'existence, dans son unicit indivisible, comporte des modes indfinis de manifestation et cette multiplicit implique corrlativement pour un tre quelconque une multiplici-t galement indfinie d'tats, dont chacun doit se raliser dans un degr dtermin de l'existence.

    Par exemple, ce qu'il y a de corporel dans le moi n'est que la modalit physique d'une individua-lit particulire qui n'est qu'une condition limite parmi une multitude de conditions existentielles. L'Existence elle-mme dans son ampleur concerne seulement ce qu'on pourrait appeler une possibi-lit de manifestation, alors que la Possibilit Universelle, suivant un concept de Leibniz, comporte galement des possibilits de non-manifestation, pour lesquelles la notion d'existence qui relve de la cosmologie, ou mme celle de l'tre, qui relve de l'ontologie, cessent d'tre adquates. La Possi-bilit Universelle relve de la seule mtaphysique.

    Si l'on prfre utiliser la terminologie hindoue on dira que le moi ou l'individualit n'est qu'un aspect transitoire et particulier du Soi ou de la personnalit, qui en est le principe transcendant. Ceci doit tre tendu dans les trois mondes et concerne non seulement les tats de manifestation indivi-duelle qui dpendent d'une forme, mais les tats supra-individuels et subtils et plus encore les tats de non-manifestation ou tats possibles que l'Unicit du Soi englobe dans son universelle totalit. Cette multiplicit indfinie des tats de l'tre, qui correspond la notion thologique de la Toute-Puissance divine, est une vrit mtaphysique fondamentale, la plus haute qu'il soit possible de concevoir.

    Si la ralisation des tats suprieurs peut tre considre comme accessible quelques privil-gis, c'est grce l'analogie qui existe entre le processus de la formation du monde et le dvelop-pement spirituel d'un tre, en sens inverse bien entendu puisque cette voie est celle d'un retour au principe.

    Au point de vue universel, le monde se prsente sous trois aspects, un tat de non-manifestation reprsentant la Possibilit Universelle, un tat de manifestation informelle ou subtile qui reprsente l'Ame du Monde et un tat de manifestation formelle ou grossire qui est celui du monde substantiel des corps. La cration du monde apparat comme une mise en ordre du chaos ou comme la cons-quence d'un ordre divin, que la Bible prsente comme un Fiat Lux, puisque la lumire a toujours accompagn les thophanies et que l'ordre s'identifie avec la lumire. Le rayon cleste de cet or-dre ou de cette influence spirituelle a provoqu au centre du double chaos de la nature une vi-bration lumineuse qui a spar les eaux infrieures des eaux suprieures , c'est--dire le monde formel de l'informel, le manifest du non-manifest, sparation dcrite au dbut de la Ge-nse. La surface des eaux, au plan de leur sparation, marque l'tat o s'opre le passage de l'indivi-duel l'universel, plan o se reflte le rayon cleste de l'illumination.

    Car, comme le Fiat Lux divin, l'influence spirituelle transmise au postulant illumine le chaos t-nbreux de ses aptitudes individuelles. Cette tincelle de lumire intelligible s'irradie dans tous les sens partir du centre de l'tre, reprsent par son cur et elle ralise le parfait panouissement de ses possibilits. Cette action invisible est figure dans les diffrentes traditions comme l'panouis-sement d'une fleur, rose ou lotus, sur la surface des eaux. Ainsi le rythme cosmique transmis par le

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    rite initial, se rpercute dans la vie d'un homme dont la fonction consistera suivre et parfaire le plan divin. C'est au moment o il comprend cette finalit que le futur initi devient digne de rece-voir l'initiation. Elle se ralise grce au dveloppement des possibilits dj incluses dans sa nature. Car aucun mystre ne vient d'ailleurs. Et suivant la clbre formule hindoue : Ce qui est ici est lbas et ce qui n'est pas ici n'est nulle part.

    VIII. Le centre et le cur Toute transmission rgulire d'une influence spirituelle provient d'un centre qui se rattache par

    une chane ininterrompue au centre primordial lui-mme. Gographiquement parlant, il existe des lieux qui sont plus aptes que d'autres servir de support cette influence. Une gographie sacre trs prcise a dtermin la situation des sanctuaires qui s'y sont dvelopps ultrieurement et qui comptent parmi les plus illustres de l'histoire, comme Delphes, Jrusalem ou Rome pour nous bor-ner l'Occident. Le rattachement des temples au centre primordial a t symbolis par leur orienta-tion rituelle et par les plerinages qui, y tant attachs, constituaient autant de retours au centre . A l'origine des temps, les montagnes consacres par les thophanies reprsentaient le centre du monde de chaque tradition, comme le Mrou l'a t pour l'Inde. Sur ces montagnes furent levs les premiers autels et clbrs les premiers sacrifices. Des pierres leves, des btyles, furent, l'image des monts, considrs comme des rceptacles de la divinit. On connat en ce genre l'Omphalos de Delphes, centre spirituel de la Grce, auprs duquel vaticinait la Pythie, possde par la prsence du dieu. Plus tard, les temples se cachrent au sein de la montagne dans des cavernes naturelles ou arti-ficielles. Ce renversement de position et de rapport entre la montagne et la caverne s'effectua quand une obscuration progressive de la tradition transforma le lieu cleste en lieu souterrain, lorsque la caverne devint le lieu des initiations et des mystres.

    Il existe autant de centres drivs que de traditions. Ils se rattachent tous une Terre Sainte, sige de la Tradition Primordiale, une contre suprme, suivant le sens du mot Paradesha, dont les Chaldens ont fait Pardes et les Occidentaux Paradis. Cette contre suprme prendra dans les diff-rentes traditions bien des apparences, un jardin, une ville, une citadelle, une le, un temple, un pa-lais... Comme son origine est polaire, elle sera aussi le Ple ou l'Axe du Monde. On la nommera galement Terre Pure, Terre d'Immortalit, Terre dei Vivants, Terre du Soleil...

    Considre gomtriquement comme origine de l'tendue ou biologiquement comme germe irra-diant dans un geste rythmique la manifestation tout entire, cette Terre, ce centre, qui symbolise un tat, est un point de dpart pour la gense des lieux, des temps et des tats. En ce lieu privilgi o se reflte le rayon cleste de l'influence d'en haut, les oppositions sont rsolues, les contraires uni-fis. Point de dpart et d'arrive, origine et accomplissement, principe et fin, il est l'Invariable Mi-lieu de la tradition chinoise, la Station Divine de l'sotrisme islamique, le Saint Palais de la Kab-bale, o la prsence Divine, la Shekinah, se cache dans le tabernacle.

    L'tat primordial qui correspond au Paradis, c'est celui d'Adam dans l'Eden, premire tape de la ralisation des tats suprieurs.

    L'attribut essentiel des centres qui correspond l'quilibre physique des corps et des nergies, l'harmonie des mes, c'est la Paix de l'esprit, la Grande Paix de l'Islam, la Paix Profonde des Rose-Croix, cette Pax inscrite au seuil de tous les monastres bndictins. Si la vraie raison des choses est invisible et insaisissable, dit un texte chinois, seul l'esprit en tat de simplicit parfaite peut y at-teindre dans une contemplation profonde, au point central o les oppositions sont rsolues dans un rigoureux quilibre.

    Cette connaissance vraie est possible parce que, suivant le mot d'Aristote, elle est une identifica-tion. La conscience s'identifie son objet surnaturel. Ce serait impossible si l'homme vritable n'tait pas en quelque mesure plus qu'un homme apparent, grce au principe immuable qui constitue son essence et qui traditionnellement est situ en son cur. Car si la connaissance indirecte et dis-cursive dpend du mental et de la raison, la connaissance effective et directe qui relie l'tre aux tats suprieurs dpend du cur intelligent , qui n'est pas une facult individuelle, mais universelle

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    comme son objet. Du point de vue microcosmique toutes les traditions situent le centre de l'tre dans la caverne du cur . Le cur est l'organe de la connaissance, alors que l'organe de l'amour spirituel est le souffle de l'esprit, le pneuma, cause de son lien avec la vie. Dans le cur se cache le principe divin indestructible nomm luz par la tradition hbraque. C'est l'embryon de l'Immortel de la tradition chinoise auquel l'me reste attache quelque temps aprs la mort.

    Comme ils le montrent plus explicitement que tous les autres, les rites tantriques hindous rv-lent que le travail initiatique consiste dans la transformation, dans la rsorption progressive de l'nergie subtile de l'homme travers les diffrents centres (ou chakras) de son corps, situs le long de la colonne vertbrale, en des lieux d'ailleurs inlocalisables, mais lis au corps mme par la mys-trieuse vertu des nerfs et du sang. Cette nergie parvient jusqu'au centre du commandement , situ entre les deux yeux, centre qui se rapporte au sens de l'ternit et l'il invisible de la connaissance. C'est l que l'tre reoit le commandement de son matre intrieur, qui s'identifie avec l'Atma hindou, au Soi, dtermination primordiale et non particularise du Principe que l'on peut nommer l'Esprit Universel. Grce lui l'tre parvient la perfection de l'tat humain avant de d-passer celui-ci.

    IX. - Grands et petits Mystres Les tapes de l'initiation comportent une hirarchie variable de degrs dont il est commode

    d'emprunter aux mystres antiques leur terminologie, parce qu'elle est susceptible d'une application plus gnrale. Nous distinguerons avec eux les Petits Mystres, les Grands Mystres et l'Adeptat (ou Epoptie) considrs comme les trois tapes d'une initiation complte.

    Les petits mystres avaient pour objet de montrer aux mystes les lois du devenir qui comman-daient la cosmologie et de restituer l'tat primordial. Ils constituaient une prparation pour les grands mystres, qui tait rserv le domaine mtaphysique. Ils comportaient surtout des rites de purification par les lments que l'on appelle quelquefois voyages ou preuves . Le myste devait tre ramen une simplicit comparable celle de l'enfant, de la matire premire alchimi-que, ce qui le rendait capable de recevoir ensuite l'illumination initiatique. L'influence spirituelle que porte cette lumire ne doit rencontrer aucun obstacle d des prformations inharmoniques. Dans le langage de la Kabbale cette purification correspond la dissolution des corces et en lan-gage maonnique au dpouillement des mtaux, corces et mtaux figurant les rsidus psychiques des tats antrieurs qu'il convient de dpasser. Les premires preuves permettaient l'initi d'chapper au domaine sensible, sans sortir pour autant de la nature. Suivant un symbolisme gom-trique emprunt l'Islam, cette premire libration affranchit l'tre dans le sens horizontal de l'ampleur et elle a pour effet de restaurer l'tat de l'Homme Primordial qui s'identifie l'Homme Vritable du taosme. L'individu demeure un homme, mais il est libr dans son esprit du temps et de la multiplicit.

    Aux grands mystres taient rservs les buts proprement spirituels et la ralisation des tats su-prieurs informels, conditionns et non conditionns, jusqu' la dlivrance de ce monde et l'union avec le Principe, but que les traditions nomment de noms divers : vision batifique, lumire de gloire, identit suprme. Le dveloppement de cette seconde tape s'effectue dans le sens vertical de l'exaltation , jusqu' un tat que l'Islam nomme celui de l'Homme Universel et le taosme ce-lui de l'Homme Transcendant . Tandis que l'Homme Primordial constitue l'aboutissement et la synthse des rgnes de la nature, l'Homme Universel peut tre identifi avec le Principe mme de la manifestation tout entire.

    Si l'on demande comment peut se justifier la prtention de communiquer avec les tats sup-rieurs, on peut rpondre qu'il'y a l une prise de possession d'un trsor intrieur qui appartient vir-tuellement tout homme dou. Ensuite que ces tats sont garantis par l'existence de dons corres-pondant ce que l'on nomme gnralement rvlation et inspiration. Ce qui apparat extrieurement comme rvlation se manifeste intrieurement comme inspiration. Les moyens efficaces se rpartis-sent en deux phases, le dtachement et la concentration, tant entendu qu'il ne peut y avoir de concentration sans pralable dtachement.

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    Revenons aux mystres antiques qui permettent d'intressants aperus sur le processus initiati-que. Le postulant subissait un jene svre avant d'aborder les purifications par les lments qu'il subissait nu et en silence. Les preuves revtaient la forme de voyages successifs, mis respective-ment en rapport avec les diffrents lments, voyage sous la terre, puis la surface des eaux, enfin dans l'air par une ascension cleste. L'exploration souterraine figurait une descente aux Enfers, c'est--dire aux tats infrieurs de l'tre. On connat le sens de cette katabase destine rcapituler les tats prcdant l'tat humain et permettant au myste d'puiser les possibilits infrieures qu'il porte en lui, avant d'aborder l'ascension ultrieure. L'initiation tant considre comme une seconde naissance, cette descente infernale figurait une mort au monde profane. Le changement d'tat se passait dans les tnbres, comme toute mtamorphose, et en mme temps le myste recevait un nom nouveau reprsentant sa nouvelle entit. Mort et renaissance ne constituaient que les deux phases complmentaires d'un mme changement d'tat vu de deux cts opposs.

    La seconde naissance tant une rgnration psychique, c'est dans l'ordre psychique que s'effec-tuaient les premires tapes du dveloppement initiatique. Le stade crucial, l'tat-charnire, se pla-ait au moment du passage de l'ordre psychique l'ordre spirituel que ralisaient les grands myst-res. C'tait l une troisime naissance qui reprsentait une libration hors du cosmos et qui tait symbolise par une sortie hors de la caverne. Aux mystres d'Eleusis, l'union finale avec la divinit tait figure par une hirogamie clbre entre le hirophante et la desse, personnifie par une pr-tresse. Le fruit de cette union tait annonc sous le nom du myste lui-mme, intgr dornavant dans la famille des fils du ciel et de la terre comme le disaient les tablettes orphiques. Un an aprs, les mystes pouvaient accder au rang d'popte, c'est-dire de contemplatif ou d'adepte, ce qui consacrait leur tat virtuel d'union permanente avec la divinit.

    X. - Les trois voies. Castes et mtiers Dans son chemin de retour vers sa patrie cleste, comme disait Plotin, chaque tre suit d'abord un

    chemin strictement individuel. Au dbut, il existe une indfinit de voies particulires. Cette multi-plicit, qui obit une ncessit de fait et de mthode, ne s'oppose pas l'unit de la doctrine. Les voies individuelles finissent par se joindre suivant une affinit de fonction et de nature. La tradition hindoue distingue finalement trois voies principales ou margas, la voie de l'action (karma), celle de la dvotion (bhakti) et celle de la connaissance (jnana). Elles se rduisent pratiquement deux, car les deux premires relvent des petits mystres et de l'initiation royale, tandis que la dernire repr-sente les grands mystres et l'initiation sacerdotale. Il existe entre ces trois voies et les trois castes principales hindoues une correspondance naturelle qu'il ne faudrait pas limiter l'Inde. On trouve dans toute socit une distinction analogue celle des castes hindoues, puisque celles-ci expriment des fonctions universellement remplies, quelle que soit la socit, une fonction d'enseignement et d'information, qui dans l'Inde appartient l'autorit des brahmanes, une fonction rgulatrice d'admi-nistration et de justice qui relve de la caste guerrire des chevaliers (kshatrya) et du pouvoir royal, enfin une fonction conomique d'change d'argent et de marchandises, qui dpend de la caste des marchands et artisans (vaishya) pour qui taient rserves des initiations de mtiers.

    Or il est remarquable que dans l'ancienne Rome le dieu Janus (identique au Ganesha hindou), qui tait le dieu des corporations d'artisans, ait galement prsid aux mystres. Ses attributs essen-tiels taient les deux clefs d'or et d'argent de l'autorit spirituelle et du pouvoir temporel. La clef d'or tait celle de l'initiation sacerdotale et des grands mystres. La clef d'argent celle de l'initiation royale et des petits mystres. C'est en qualit de matre des temps que Janus possdait ces attribu-tions dtermines par le lien qui runit le travail au rythme des jours, puisque l'origine, le travail exclusivement agraire tait command par le retour des saisons, ce que faisait comprendre le fa-meux pisode de l'pi de bl que Dmter montrait aux mystes en silence. Janus ouvrait donc et fermait le cycle du temps, ce qui demeure l'attribut le plus redoutable de la Papaut, hritire des deux clefs symboliques. C'est pourquoi les corporations clbraient en l'honneur de Janus les deux ftes solsticiales d'hiver et d't, qui s'identifient encore aujourd'hui avec les deux Saint-Jean, cl-bres aux mmes solstices. Comme le travail agricole, toute science, tout art, tout mtier peut servir

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    la ralisation de l'homme dans son droulement temporel. Nous retrouvons ici la mme correspon-dance entre l'ordre cosmique et l'ordre humain, entre la ralisation d'un tre et le train du monde, qui constituait le secret des initiations antiques. Toute activit exerce sur le monde extrieur lorsqu'elle drive des principes et qu'elle est transpose spirituellement peut devenir un rite susceptible d'une profonde rpercussion sur celui qui l'accomplit. C'est pour lui le meilleur moyen et quelquefois le seul de participer effectivement sa propre tradition.

    Ainsi envisag, le mtier devient un sacerdoce et une vocation dans le vrai sens du mot appel. C'est l'accomplissement par chaque tre d'une activit conforme sa nature, qui servira de base son initiation, puisque celle-ci doit partir de l'individu. La qualification initiatique se confondra alors avec la qualification professionnelle.

    Mais l'initiation qui prend le mtier pour support aura une rpercussion sur son exercice. L'uvre ne du mtier deviendra le champ d'application d'une connaissance, son expression adquate et symbolique. Elle pourra devenir un chefd'uvre pour employer le mot dans son plein sens, lors-qu'il est donn un ouvrage rituel excut la fin de l'apprentissage d'un artisan initi.

    Dans l'Inde, la fonction sociale tait dtermine par les qualits hrditaires. Le systme des cas-tes, fond sur la nature profonde et les dons de l'homme, est une libration et les erreurs d'applica-tion du principe ne doivent pas en diminuer la valeur. Les avantages sautent aux yeux. La caste ex-clut la concurrence et le chmage, rpartit le travail, garantit sa qualit, le rend agrable et facile. On arrive avec elle une qualification quasi organique, difficilement ralisable d'une autre faon, et qui assure la transmission des secrets techniques de pre enfant. La stabilit du systme est telle que les seules organisations initiatiques qui subsistent encore en Occident drivent des initiations de mtiers. C'est le Compagnonnage et la Maonnerie, qui taient l'origine des initiations artisanales.

    XI. - Les contes populaires L'initiation tait gnralement rserve aux individus des trois premires castes, du moins dans

    l'Inde. Il fallait bien que ceux qui n'y taient pas admis, les femmes, les enfants, les trangers, les hors-castes, puissent avoir accs la tradition du pays o ils vivaient. Or, les doctrines sacres transmises oralement ont travers les sicles sous deux formes bien diffrentes, une forme sacerdo-tale conserve par les prtres comme la Bible ou les Vdas, et une forme populaire demeure orale jusqu' nos jours et qui s'exprime dans les contes et les mythes, ces symboles incompris. Ce que contiennent ces lgendes ce ne sont pas, comme on le croit, des fabulations enfantines, mais un en-semble de donnes de caractre doctrinal qui couvre la sagesse des anciens ges sous une fable pr-serve de toute dformation par son obscurit mme. Ce rle des contes fut si efficace que tous les peuples du monde possdent des versions des mmes thmes, dont on a dress des rpertoires. Ces rcits ne proviennent pas comme le suppose une thorie la mode d'un inconscient collectif, mais ils constituent une mmoire ancestrale, ce qui est justement l'inverse. Car cette mmoire subcons-ciente forme le rsidu incompris d'une conscience suprieure.

    Il n'est pas trs difficile de reconnatre dans la squence des contes les thmes initiatiques que nous avons esquisss. Dans toutes les traditions il est fait allusion quelque chose qui aurait t perdu ou cach une certaine poque. C'est par exemple le soma des Hindous, le haoma des Perses, la prononciation du nom divin d'Isral, la parole perdue de la Maonnerie, le vase sacr de la l-gende du Graal, le dieu cach d'Isae, la Pierre Philosophale des alchimistes, l'Eau de Jouvence des mythes et mme le Paradis Perdu de la Bible, qui en rvle justement la signification puisqu'il s'agit de l'tat primordial, du sens de l'ternit, du lien avec la tradition qu'il convient de renouer, d'une vrit plutt cache que perdue.

    Dans les contes, il arrive que le hros doit, lui aussi, aller la recherche d'un pays inconnu, d'un objet cach ou d'une fiance disparue. Aid d'appuis surnaturels, il russit vaincre les obstacles et parvient au but de son voyage qui retrace le processus des preuves initiatiques. Le hros est sou-vent un jeune homme ou le plus jeune de trois frres ou mieux encore un enfant qui rappelle l'tat d'enfance des mystres. Au lieu d'avoir rechercher un trsor ou une fiance, il arrive que le hros doit se retrouver lui-mme, lorsqu'il a subi une mtamorphose animale, et la transformation n'en est

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    que plus parlante. Ou bien il a seulement perdu une partie de son corps ou une facult spciale, g-nralement la voix, la vue, l'intelligence, la jeunesse, la beaut. Mieux encore, il est parfois en qute de son cur ou de la lumire.

    Le hros n'est jamais abandonn ses seules forces et il jouit d'une aide surnaturelle, soit qu'il ait t dou sa naissance par les fes , soit qu'il reoive le secours de personnages puissants ou de gnies reprsentant une influence spirituelle. Cette influence est quelquefois attache un objet ma-gique, eau de Jouvence, eau de vie ou de mort, qui reprsente la boisson d'Immortalit. Mais surtout la puissance lui est concde sur les trois mondes, grce trois attributs classiques qui sont par exemple ceux d'Herms, le ptase, le caduce et les talonnires, qui dans l'initiation royale se trans-forment en couronne, sceptre et souliers, remplace dans la conscration chevaleresque par le heaume, l'pe et les perons. Dans nos contes, le modeste hros populaire se contente du bonnet qui rend invisible, du bton qui rend invincible et des bottes qui donnent le pouvoir d'omniprsence.

    Il est souvent question dans les contes d'un langage des oiseaux dont la connaissance rvle au hros les choses caches. Ce langage est proprement la langue potique, qui est traditionnelle-ment celle des dieux et des anges. Comprendre la langue des oiseaux signifie avoir atteint le plus haut degr de connaissance et de sagesse. Siegfried aprs avoir vaincu le dragon, c'est--dire les forces infrieures, comprend le langage des oiseaux. Il existe d'ailleurs, entre l'ge du hros, le lieu de l'action et les porteurs d'influences, une correspondance particulire. Les dmons, les serpents, images des tats infrieurs, habitent une sombre fort, frquente par de vieux magiciens. Les oi-seaux au contraire sont les htes des jardins, c'est--dire de l'Eden, et favorisent les jeunes gens.

    On sait que la premire et ncessaire tape de toute initiation consiste dans une mort virtuelle. Cette mort est reprsente dans les contes de bien des faons. D'abord par une mort corporelle. Dans ce cas le hros est tu et coup en morceaux, comme Dionysos et ses os servent un tre dou pour le ressusciter jeune et beau. Ou bien le hros se perd dans le monde infernal, reprsent comme une grotte, un palais souterrain, une sombre fort, le fond d'un lac ou une chambre interdite comme dans Barbe-Bleue, qui sont des symboles quivalents. La mort peut tre remplace par une dchance dans la hirarchie des tats, reprsente par exemple par la perte d'un il, comme dans le rcit du Calender des Mille et Une Nuits, perte qui signifie celle de l'intelligence.

    Passons sur les preuves ou voyages, pour arriver au but de la qute qui consiste dans la prise d'un objet merveilleux, telle la Toison d'Or de Jason, le Graal de Perceval, les Pommes d'Or ou la Rose de l'Amant. Cette ultime tape peut tre assimile un rveil, provoqu par le baiser initiati-que, comme celui que reoit la Belle au Bois Dormant ou une mtempsychose comme dans l'Ane d'Or d'Apule. L'obtention de l'tat d'union est souvent figure par la conqute d'un tre chri, ce qui explique la frquence et presque la clause de style du mariage final, vritable hirogamie analo-gue celle des mystres.

    D'ailleurs considre sous cet angle, la plus volue des littratures des sicles rcents ne semble pas avoir cess d'tre un rite profan, puisqu'elle essaie depuis toujours de reconstituer le destin des hommes. Il est facile de constater que ce qui vieillit dans une uvre, ce qui date, c'est sa psycho-logie trop lie la caste sociale, aux murs du temps et son histoire. Ce qui subsiste au contraire et qui dure, c'est la squence de l'action, c'est--dire celle des rites. L'histoire d'un homme, sa pro-gression et sa chute travers les obstacles, voil le sujet ternel des contes et des romans. Il y a des uvres o cet aspect est particulirement visible, l'Odysse, Pantagruel, la Qute du Graal, la Co-mdie de Dante, les drames de Shakespeare, le Faust de Gthe qui a pour source un ancien rituel d'initiation compagnonnique. Wilhelm Meister fait appel au symbolisme du thtre, les autres ce-lui du voyage, de la navigation ou de la guerre.

    A l'oppos de cette littrature savante, les contes populaires n'utilisent pas le symbolisme de l'ac-tion d'une faon accessoire, mais essentielle. Ils rduisent les principes en acte et ils liminent en mme temps le sens littral par son absurdit apparente, pour laisser jouer avec la plus grande clart le sens symbolique. L'vidence est telle que si l'on refuse aux contes ce sens suprieur, aucun autre n'est l pour sauver la substance mme du rcit. C'est pourquoi le conte populaire prsente le surna-turel l'tat pur.

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    XII. - Le monde intermdiaire Sur le chemin de sa libration, l'initi n'avait pas jusqu'ici rencontr d'obstacle majeur, ni d'erreur

    possible de direction. Le monde matriel de la multiplicit qui s'impose par son vidence ne les permettait pas. Plus tard lorsqu'il abordera le monde informel, les erreurs ne seront plus possibles. Il n'en va pas de mme lorsqu'il affronte la zone d'entre-deux, le monde intermdiaire qui est celui des luttes, des tentations, des preuves, en un mot celui de la dualit. C'est le domaine des tats psychi-ques ou subtils de la manifestation informelle, o se rencontrent les prolongements extra-corporels des individus, les nergies des entits non humaines, les influences des gnies lmentaires ou lmentaux de Paracelse, que les traditions nomment gnomes, ondines, sylphes, salamandres, djinns, dmons. Les forces obscures, abandonnes par les cultes disparus, s'y mlent des nergies authentiquement angliques et des influences errantes, comme le disent les Chinois, pour former un monde fascinant, trange et dangereux.

    D'autre part, si ce monde est celui des combats et des changes, il est aussi celui des illusions et de la beaut. C'est en effet le domaine des images de la Maya hindoue. L, les ides prennent forme, les langues s'organisent, les influences se transmettent, les mes nouent des alliances. Ce monde en perptuel changement est illusoire, comme celui des rves, et cela dans les deux sens, aussi bien du point de vue du Principe dont il n'est qu'un reflet changeant et duel, que du point de vue du monde terrestre qui le revt d'une forme temporaire, correspondant un quilibre provisoire jusqu' sa pro-chaine transformation. Pour nous ce monde est invitable, ncessaire, bien que d'une importance fort variable suivant les tres qui se manifestent et par l le manifestent, car c'est le lieu de rencontre de la cration humaine et de l'inspiration divine.

    Le monde intermdiaire correspond, dans le symbolisme des cieux, la partie la moins leve de ceux-ci, la sphre de la Lune, qui constitue le premier ciel. L'Inde place au centre de ce monde subtil et mdiateur, le germe de toute cration, figur dans le concept de l'uf du Monde et de son germe appel Hiranyagharba ou embryon d'Or, qui se manifeste comme une boule de feu d'une nergie vibratoire. Ceci du point de vue du cosmos, car du point de vue de l'tre ce centre se reflte dans le pinda.

    Vue de ce centre, la transformation perptuelle du monde parat un jeu de la Maya, mot que l'on peut traduire par art, mesure, autant que par illusion, parce qu'il signifie l'action divine distincte de la volont divine et que cette illusion est notre mesure. La cration du monde, transpose dans le temps, est forcment ininterrompue, puisque cette apparition phmre doit tre constamment re-nouvele. Une cration acheve serait logiquement absurde et c'est en cela qu'elle est illusoire, c'est--dire temporelle. La ralisation cosmique d'une imagination divine l'extnue et la rend prime. La cration doit donc tre un flux perptuel comme l'eau qui coule cre la permanence du fleuve.

    L'imagination humaine qui emprunte ses pouvoirs l'nergie subtile de ce monde mdiateur n'est pas la douteuse facult qui nous abuse de ses phantasmes, mais une fonction psychique autonome, un instrument de liaison et un organe de perception. Elle se polarise d'un ct en un organe de communication avec le monde intermdiaire et de l'autre en un organe d'action prparatoire appli-que au monde sensible. Elle prsente l'homme et notamment l'artiste le modle de la chose faire . Sa crativit est une mise en rapport grce l'nergie de l'lan spirituel, de l'intention, de la concentration du cur.

    XIII. - Mysticisme et magie Plus une tradition ou une religion est ancienne et plus sont multiples les tats qui peuplent le

    monde intermdiaire qu'elle envisage, comme le montrent les mythologies exubrantes de l'Egypte, de l'Inde et de la Grce. Pour les descendants de ces traditions, il y a l un dangereux hritage. Car ce monde, plus complexe et plus tendu que le monde des corps, offre un chaos d'influences diver-ses au milieu desquelles l'tre en devenir risque un permanent naufrage. Les mmes forces et les mmes phnomnes peuvent avoir des causes profondment diffrentes et la doctrine de l'Islam in-siste sur le fait que c'est par l'me (nefs), qui relve du monde intermdiaire et subtil, que Satan a prise sur l'homme. C'est seulement ce stade qu'il peut devenir l'Adversaire du Dieu Non Suprme

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    puisque ce monde est celui de la dualit, alors que le Principe Suprme et transcendant, identique Brahma non qualifi, est toujours hors d'atteinte.

    Il convient donc, avant d'aller plus loin, de distinguer l'sotrisme des disciplines avec lesquelles le lecteur pourrait les confondre, notamment la magie et la mystique. Au sens ordinaire du mot, le mystique jouit d'un tat passif, d'une qualit souvent douteuse, comme l'ont montr par exemple A.-C. Emmerich ou Mme Guyon. Cette conception, exacte mais trop troite, ne rend pas justice aux grands mystiques chrtiens au sens canonique du terme, qui, comme le montre la vie de saint Jean de la Croix, ont ralis des tats fort levs, rien moins que passifs, et trs suprieurs en tout cas ceux des initis simplement virtuels. L'tude de la thologie mystique montrerait au contraire une quivalence certaine entre les tats spirituels des saints et ceux des chaktas d'Orient. La vraie diff-rence se trouve dans l'absence d'une chane spirituelle, ce qui isole le mystique chrtien au sein de sa propre tradition, tandis que l'initi oriental est reconnu, accept, aid par une organisation lgi-time.

    Quant la magie, son cas est tout fait diffrent. C'est une science exprimentale traditionnelle qui n'a rien de religieux. Les oprations magiques obissent des lois prcises que le magicien se borne appliquer. Pour ce faire, il capte et utilise les forces psychiques disponibles du monde in-termdiaire. Ces forces subtiles sont lies l'tat corporel de deux faons diffrentes, par le systme nerveux et par le sang. Leurs effets sont comparables ceux d'un champ de forces que le magicien dispose diffrentes fins. Dans le monde des corps, ces influences agissent par l'intermdiaire d'en-tits subtiles, comme les lmentaux des rgnes de la nature, ou certains objets ou certains lieux. L'action magique est base sur la loi de correspondance qui lie par affinit les lments naturels et transforme certains objets en condensateurs d'nergie. Quelquefois, comme dans l'Inde, le magicien fixe ces forces sur son propre corps et s'attire des pouvoirs qui dpassent ses capacits ordinaires. La condensation et la dissolution de ces conglomrats de forces subtiles sont comparables aux oprations alchimiques de coagulation et de solution que l'on nomme aussi appel et renvoi en magie crmonielle.

    Quand tout lien est rompu entre ces influences errantes et l'ordre spirituel, elles tombent dans le domaine de la sorcellerie, qui utilise les formes les plus basses de la magie noire, devenues dmo-niaques. Parmi celles-ci, les plus redoutables proviennent d'influences dont l'esprit s'est retir, hors de tout support physique. C'est ce qui explique le caractre nocif des restes des anciennes religions et des traditions mortes, surtout lorsqu'il s'agit des mes des morts , doubles gyptiens, ob h-breux, manes latins et mme idoles du paganisme , car les dieux abandonns tombent au rang de dmons. Ce mlange de mtempsycoses anonymes du monde intermdiaire, ce brassage de forces obscures et redoutables explique la ncessit d'une connaissance trs dveloppe de la part de l'tre qui doit obligatoirement traverser ce champ de forces, franchir de nombreuses tapes avant d'at-teindre la zone des sommets, celle des tats, proprement spirituels, qui deviennent alors ce que l'sotrisme musulman appelle des stations, c'est--dire des tats stables et dfinitifs.

    XIV. - Action, amour, beaut Les deux premires voies initiatiques qui dfinissent les petits mystres, celles de l'action et de la

    dvotion, sont pratiquement aussi insparables que l'me l'est du corps, de telle sorte qu'elles ne forment qu'une seule voie. Le plus saint des spirituels ne peut s'abstenir d'action sous peine de ne pas survivre une heure. Il n'est personne en cette vie, dit Matre Eckhart, qui ait atteint le point qui libre du travail. L'action prend sa source dans une intention qui unifie les vellits successives de l'individu et remplace l'anarchie intrieure par ce que Mohammed appelait la grande guerre sainte , celle que le moi exerce contre les forces intimes et destructrices. C'est moins la direction origi-nale de la force qui importe que son nergie, sa puissance et son lan. Car l'intention droite peut jus-tement redresser cette force dans le bon sens, comme le judo retourne contre l'adversaire son lan aveugle. Dans ce cas, l'intention lucide rgne sur l'me comme, dans la parabole vanglique, le pa-ralytique clairvoyant conduit l'aveugle ingambe ou comme le matre du char dirige le conducteur du char.

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    L'action parfaite est celle qui transforme son auteur autant et plus que la chose ou l'adversaire. Toute me est l'otage de ses actes , dit le Qorn. Et la tradition ajoute : A chacun il sera donn ce quoi il tend. L'acte n'est que le geste apparent et occasionnel d'une intention permanente vers une fin qui la dpasse. Aucune puissance en acte, dit saint Thomas dans son vocabulaire scolasti-que, n'a d'effet sur une potentialit non ordonne sa fin. Ce qui signifie que l'action ne peut de-venir une voie initiatique que si elle est vraiment un mode de l'tre, si elle correspond une voca-tion providentielle, avec laquelle la volont s'identifie. La Bhagavad Gita, ce livre sacr de l'Inde, a magnifiquement clair le combat intrieur du moi et du Soi dans le dialogue qu'changent Krishna et Arjuna sur leur char de guerre. La guerre reprsente ici la fois une bataille historique, un conflit de forces cosmiques et un combat intrieur. Krishna est le Soi, Arjuna le moi. Devant la lutte fratri-cide qu'il doit affronter, Arjuna faiblit et son me se trouble. Il ne se rsigne pas frapper les hom-mes de son sang. Mais Krishna lui dmontre que l'abstention serait un forfait sa vocation et l'honneur et qu'au surplus elle n'empcherait rien. Celui qui sait voir l'action dans le repos et le re-pos dans l'action celui-l seul est sage. Et Krishna ajoute : La connaissance vaut mieux que l'as-cse (ou action contre soi-mme) ; mais la contemplation vaut mieux que la connaissance et le dta-chement mieux que la contemplation. Ceci parce que le renoncement aux fruits de l'acte conduit la paix du cur, vrai but du travail initiatique. Ce dtachement dbouche sur la voie de la dvotion spirituelle et du pur amour .

    Car la voie de l'action qui conduit au dieu vivant est une voie d'amour. Ce mot peut et doit, par transposition analogique, aller au-del du sentiment trop humain qu'il a coutume de dsigner, mais qui en fait dpasse l'individu et s'avre aussi profond que la connaissance. Il prfigure la fusion de l'tre avec sa cause. La connaissance tant le plus dsintress des amours, leur but est identique, c'est l'union qui abolit la distinction du toi et du moi, ce qu'claire le symbolisme de l'Agni hindou, feu primordial, mdiateur entre les dieux et l'homme, qui se polarise en lumire de la connaissance et chaleur de l'amour.

    Pour une connaissance impassible qui ignorerait que la divinit ne nous est accessible que sous un aspect de charit et de beaut, l'amour divin serait incomprhensible. Entre la connaissance et l'action, l'amour jette un pont, celui de la beaut qui constitue le caractre minent du monde des images. C'est dans le beau que la connaissance vient communier le plus facilement avec l'amour et que se runissent en un mme chemin les sentiers de l'action, de la dvotion et de la connaissance.

    Toute la posie initiatique, et notamment la posie soufie, est un hymne la beaut du monde, reflet de la beaut cleste. C'est d'elle, dclare Djami, qu'est pris tout cur amoureux qu'il le sa-che ou non. Elle est la fois le trsor cach et l'crin visible... Bois la coupe des apparences si tu veux ensuite goter la saveur de l'lixir. Sur ce point les potes initis de la Perse ne font que r-pter l'enseignement des autres traditions exprim dans les Vdas ou chez Pythagore, Platon et De-nys, qui magnifient le pouvoir d'une beaut vocatrice du divin. Dans toutes les traditions chevale-resques, qui relvent de l'action, le caractre fminin du Principe apparat avec vidence. Il peut tre reprsent par des nergies personnifies comme la Sagesse, la Force, la Beaut. Il peut prendre pour support un aspect divin comme la Prsence Divine, la Shekinah hbraque ou la Shakti hin-doue. Plus simplement, il peut prendre l'apparence d'une Dame inspiratrice comme la Madonna In-telligenzia de Compagni, la Nizam d'Ibn 'Arabi ou la Batrice de Dante.

    Aux confins du monde intermdiaire et du monde informel, la beaut du monde des Images ap-parat comme centre intercesseur la fois modle de l'art humain, qualit cosmique et Nom Divin. Dans la beaut des cratures, dit Ibn 'Arabi, nous n'aimons jamais que Dieu. Il est celui qui, dans chaque tre aim, se manifeste au regard de chaque amant. La femme est sans doute le plus haut type de beaut terrestre. Mais cette beaut n'est rien d'autre qu'une manifestation et un reflet des at-tributs divins. La contemplation de Dieu dans la femme est la plus parfaite. Ainsi s'explique l'Amour Courtois, considr comme le moteur de toute action et le principe de tout mrite. Le sen-timent qui l'accompagne est le gai savoir qui est un tat de grce, d'enthousiasme et d'assentiment au monde d'enivrement pour sa beaut. C'est le secret des Fidles d'Amour dont tait Dante et aussi

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    des initis persans chez qui le sentiment du beau devient crateur en veillant dans l'me de l'homme un amour divin dont l'amour profane n'est qu'un reflet dgrad.

    Dieu n'est plus l'Infini inatteignable, mais l'Ami misricordieux qui se rvle nous dans la pr-sence d'une gale nostalgie et comme une me en qute de notre amour. C'est le sens de la parole d'Allah rapporte par le Prophte : J'tais un trsor cach et j'ai dsir tre connu. Ainsi sur la voie de l'initiation, la gnose a besoin, ce stade, du moteur de l'amour. La concentration de toutes les facults dans le cur permet leur exercice simultan en vitant l'abstraction mortelle d'un pur in-tellectualisme. L'intelligence devient amour de la vrit et l'amour devient intelligence du cur, ou, comme le disent les soufis, il se transforme en cur intelligent. Comme l'amour est le secret de ce-lui qui aime, il reste aussi le symbole le plus direct et le plus exact de la vrit sotrique. Comme l'a dit Djelal ed-Din Roumi, la raison qui commente l'amour est comme un ne qui se roule dans la boue. L'amour seul peut expliquer l'amour .

    XV. - La grande paix. La prire du cur A partir de l'tat reprsent par l'Homme Primordial, les voies d'action et d'amour s'unissent la

    voie de la contemplation, qui devient celle de la simplicit, de l'enfance et de la paix. Pour com-prendre la nature de cette paix, il est ncessaire de considrer le rite du Sabbat. Le Sabbat est le seul rite solennel institu par les Tables de la Loi juive. Il interdit toute action de l'espce la plus ano-dine, comme de ramasser du bois, de faire du feu ou de cueillir une fleur. Car la conception talmu-dique de l'action ne met pas l'accent sur la notion d'effort, mais sur la rupture d'quilibre cosmique cause par le plus infime changement apport par l'homme au monde et qui serait une violation du pacte d'alliance entre Dieu et son peuple. C'est l une notion qui correspond exactement la non-intervention de l'Inde et au non-agir du taosme, comme la Paix Profonde des Rose-Croix. L'homme se spare pour un temps de la nature en perptuel devenir et il se libre du temps. Il re-tourne un tat primordial ou primitif d'harmonie avec l'ambiance, avec les plantes et les animaux, tat denique qui tait celui du Paradis. Le Sabbat est ainsi un retour au Principe, en mme temps qu'une anticipation des temps messianiques quand les pes se changeront en socs et quand le lion et l'agneau vivront en paix .

    Pendant le Sabbat, la seule activit permise est la prire qui est la forme la plus leve d'action quand, au-del de l'accomplissement d'un travail, elle devient la ralisation d'un tat. L'oraison est la voie d'accs cet tat. La facult qui la facilite est l'intention matrialise par l'orientation rituelle impose dans la plupart des traditions.

    L'oraison la plus simple consiste dans l'invocation du Nom divin, qui est une prise de conscience de l'absolu, une descente de l'intelligence dans le cur, qui purifie l'me, ramne la paix et ouvre l'esprit aux instances d'en haut. Tout travail initiatique doit tre accompli au Nom du principe spirituel dont elle procde. Tout rite pour tre valable doit commencer par une invocation ce Nom, surtout s'il s'agit d'une prire du cur comme elle est dfinie dans l'hsychasme, le bouddhisme et la prire des Soufis.

    Un premier mode d'oraison est celui qui demande une grce et son efficacit dpend en partie de l'importance de la collectivit traditionnelle dont le suppliant est membre. Car toute collectivit pos-sde, outre sa puissance matrielle, une capacit psychique dpendant de ses membres prsents et passs, d'autant plus grande qu'elle est plus nombreuse et plus ancienne. Chacun peut utiliser cette force en se mettant en harmonie avec l'ambiance collective et en observant les rites prescrits. Toute prire faite dans ces conditions s'adressera l'esprit de la collectivit que l'on peut nommer son dieu. La condition d'efficacit de cette prire consiste dans une prsence spirituelle appele par l'in-vocation du Nom et qui peut tre reprsente par le matre, surtout si le disciple est seul. Si la runion de plusieurs membres est exige, comme dans la Maonnerie, la collectivit peut tenir lieu de matre. Et la Kabbale enseigne que lorsque les sages s'entretiennent entre eux des mystres di-vins, la Shekinah (ou prsence divine) se tient invisible entre eux. La condition essentielle est une influence qui peut tre concentre en un lieu comme un temple, dans un objet comme une relique ou comme dans l'Arche d'Alliance hbraque.

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    Dieu visite le cur du fidle suivant la conception qu'il en a. Absurde serait la supposition que par la prire on puisse atteindre l'Essence. Chacun de nous, dit Ibn 'Arabi, prie son Seigneur. Il n'y a pas de prire plus leve.

    Dans une acception plus haute, l'oraison n'est plus une demande, mais une aspiration de l'tre vers l'Universel dans le but d'obtenir une illumination intrieure qui est le premier degr de l'initia-tion effective. Bien qu'intrieure, cette incantation peut s'extrioriser par des paroles et des gestes qui dterminent des vibrations rythmiques se rpercutant dans les tats suprieurs. Leur but est la ralisation de l'Homme Universel par communication avec la totalit des tats. Cette oraison du cur peut subsister mme quand le mental est occup ailleurs et saint Antoine remarquait que la prire n'est parfaite que si l'on ne s'aperoit pas que l'on prie.

    Il existe une troite connexion entre l'oraison et l'illumination qu'elle poursuit. L'illumination est un reflet de l'oraison. Ainsi apparat la cration elle-mme qui peut tre dite une oraison, un souffle du crateur qui se manifeste dans la lumire cre, lumire cosmique, donne comme Vie et dont la vibration constitue le principe. La prire de l'homme est un cho en retour de cette vibration. Cette rponse est notre manire d'tre . Chacun connat le mode de prire et de glorification qui lui est propre , dit le Qorn. Cinq sicles avant, Proclus avait mis une mme vrit en disant que chaque tre prie la place qu'il occupe dans la nature . Certes, l'adorant peut quelquefois croire qu'il n'est pas entendu, qu'il n'obtient pas de rponse. C'est qu'il est encore incapable de comprendre que cette rponse est lui-mme. L'oraison est un monologue intrieur, une effusion par laquelle l'homme reprend force dans une communication avec le Soi. Ce qu'Ibn 'Arabi a exprim en disant : C'est le Mme qui parle et qui coute. L'amour divin est un sentiment qui unit deux tres en un circuit ferm. Viens en moi, dit Hallaj, Te remercier Toi-Mme. En Dieu il n'y a pas d'autrui. L'entretien est un dialogue muet entre le fidle et le Nom Divin qu'il invoque en lui. Je ne suis connu que de toi et tu n'existes que par Moi , dit le Seigneur son ami fidle. A quoi Ibn 'Arabi rpond : L o je le nie, c'est Lui seul qui me connat. Lorsque c'est moi qui Le connais, alors je Le manifeste.

    XVI. Les lieux et les tats Les changements subis par l'tre au cours de son dveloppement intrieur sont en nombre ind-

    termin et constituent autant de prises de conscience runies en parfaite simultanit dans le Soi. Les degrs initiatiques gnralement reconnus ne correspondent qu' une vue gnrale des principa-les tapes. Cette hirarchie visible ne peut distinguer que des fonctions et ne reflte pas la vritable hirarchie invisible. D'ailleurs tous ces degrs n'existent que virtuellement tant qu'une ralisation ne leur a pas donn l'existence. Comme disent les soufis, les stations n'existent que par ceux qui sta-tionnent . De ce point de vue l'initiation peut tre dfinie une mtaphysique vcue, dont le dve-loppement spirituel est proportionn la conscience que l'initi en a dans son cur.

    La hirarchie initiatique est reprsente par des symboles topologiques tels que les divers cieux . Mais il faut comprendre que ces divers cieux, comme les autres lieux, sont essentielle-ment des tats. Nous avons rencontr une premire distinction entre les petits et les grands myst-res. Le chemin qui les unit - et les spare - est fort long parcourir. Le taosme y reconnat trois sta-des, celui de l'Homme Sage, postulant qualifi, celui de l'Homme Dou, de l'Homme sur la Voie et de l'Homme Vritable, autre nom de l'Homme Primordial islamique. D'autres traditions reconnais-sent sept tapes gnralement en correspondance avec les sphres clestes. D'autres en comptent douze. A chaque ciel, le Moyen Age a rattach un des sept arts libraux dont l'tude servait de sup-port l'obtention du degr correspondant.

    Au point de vue microcosmique, on peut rapprocher cette division des six centres subtils (roues ou lotus) que le bouddhisme tantrique localise le long de la colonne vertbrale de l'homme. Ces lo-tus reprsentent des formes de conscience issues de l'nergie cosmique lumineuse et sonore, dont le dveloppement graduel et ascendant, provoqu par les rites, accorde l'homme certains pouvoirs jusqu' la ralisation totale de l'tre. Cette division peut tre galement rapproche des six tages des sephiroth de la tradition hbraque.

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    Il est impossible d'tablir une exacte quivalence entre les diffrents degrs des tats supraduels institus par chaque tradition. Ce que l'on peut dire, c'est que ces entits diverses remplissent les mmes fonctions symboliques d'intermdiaires et qu'elles reprsentent des tats provisoires, et mme facultatifs, quels qu'en soient les noms, dieux (ou devas) hindous, anges chrtiens, ides pla-toniciennes, dmons ou dieux grecs, sephiroth hbraques, nergies incres de l'Orthodoxie, Noms Divins de l'Islam. Ce sont en fait des attributs divins personnifis ou non, des puissances qui com-blent la distance sparant l'Homme Primordial de l'Homme Universel. Ces entits sont des attributs du Principe et non des tres spars, comme le suppose l'idoltrie, erreur qui consiste prendre le symbole pour la chose symbolise.

    L'tape la plus importante, l'tat-charnire, se place la fin des petits mystres et au dbut des grands. C'est l'tat-limite de l'Homme Primordial, l'Adam de l'Eden. A partir de cet tat, la troisime naissance fait passer l'tre de l'ordre psychique l'ordre spirituel. Il quitte le monde de la manifesta-tion subtile pour subir une transformation, c'est--dire un passage au-del de la forme. On comprend qu' partir de ce point-limite les tapes des grands mystres soient indescriptibles autrement que par symboles. Car du point de vue humain l'Homme Vritable, qui termine l'expansion individuelle dans le monde subtil, ne peut tre distingu de l'Homme Universel qui en constitue la transfigura-tion cleste que par ceux qui ont atteint un degr suprieur au sien. La perspective plane inh-rente l'tat humain empche un exact discernement des chelons ascendants. Pour l'homme ordi-naire les tats suprieurs se confondent par projection au point central o le rayon cleste touche no-tre monde sublunaire. L'Homme Transcendant ne peut se montrer nous que sous l'apparence d'un Homme Primordial parce qu'il faut bien que ce soit un homme.

    Le plus grand des matres de l'islam sotrique, Ibn 'Arabi, a extrait d'une sourate du Qorn neuf catgories d'initis parmi lesquelles la plus intressante se trouve la cinquime, qui concerne ceux qui s'inclinent , c'est--dire les initis qui se cachent sous le vtement de la pauvret et de l'humili-t. On les nomme aussi les malmatiyah ou les gens du blme (qui attirent le blme des profanes), parce qu'ils se dissimulent parmi le peuple dont ils affectent le langage et le costume la manire des anciens Rose-Croix.

    L'lite vritable, mme disparue, trouve dans le peuple son reflet invers. C'est lui qui a conserv le plus exactement et le plus longtemps les vrits sotriques caches dans les contes. De mme les organisations artisanales sont celles dont les rites ont subi la moindre dchance. Et l'on dit aussi que les Immortels du taosme apparaissent sous des aspects qui combinent l'extravagance la vulgarit, ce qui constitue une dfense efficace contre la curiosit ambiante.

    A partir des tats supra-individuels, il n'y a plus d'erreurs possibles. Le monde subtil s'vanouit quand l'homme atteint son cur le plus intrieur o se cache le matre invisible, dont le matre ter-restre n'est que le substitut. Les deux traditions o le symbolisme des degrs suprieurs parat le plus transparent sont l'islam et l'orthodoxie. Dans l'islam, l'chelle initiatique est celle des Ples et des Noms Divins qui sont innombrables et qui reprsentent des attributs, des qualits mdiatrices.

    Dans l'orthodoxie Dieu, inaccessible dans son essence, se communique dans ses Energies, qui sont ses grces, ses forces, aussi innombrables que les noms divins, dont ils constituent des modes actifs, tels la Sagesse, la Vie, la Puissance, la Vrit, la Justice, l'Amour. En Dieu, l'tre et l'Acte s'identifient comme le font toutes les voies et tous les noms qui s'absorbent en sa Totale Possibilit.

    Ibn 'Arabi l'a dit dans un mot audacieux : Dieu n'est qu'un signe pour celui qui comprend l'allu-sion. Cependant, il faut comprendre le sens irrversible de l'analogie. Lorsque le matre pro-clame : Ton Dieu est ton miroir et tu es Son Miroir , il faut entendre que les rapports doivent tre rigoureusement respects et que ce miroir tu l'es pour Lui et non pour toi. Dire que tu es Son miroir pour toi serait une imposture et un blasphme. La logique veut que chaque ralit emporte avec elle sa mesure qui est la fois sa vrit et sa limite, hors de laquelle elle n'est plus ni relle, ni vraie. Car ce niveau l'acteur, l'action et la prise de conscience s'identifient.

    XVII. - Le temps qualifi. Les cycles

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    Nous avons jusqu'ici considr l'tre en dveloppement sans tenir compte de l'poque o il vit. Or, l'initiation doit prendre son appui sur l'homme total tel qu'il existe un certain moment, dans une certaine ambiance cosmique qui ragit continuellement sur l'ordre humain. La nature de l'homme dpend, non seulement de sa personne, lment actif, mais de son ambiance, lment pas-sif, qui se manifeste soit comme favorisante ou comme inhibitrice. D'ailleurs l'hrdit propre de l'tre considr possde un poids dterminant, car c'est elle qui pousse l'tre choisir tel ou tel l-ment psychique et corporel qu'il empruntera au milieu par affinit de nature.

    De tout temps les sphres clestes des plantes ont symbolis les tats, parce qu'elles synthtisent les influences suprieures et cosmiques, d'origine subtile, qui agissent tout moment sur l'homme. L'astrologie ne dtermine pas, comme on le dit, le destin de l'homme, elle ne fait que l'exprimer par l'tat du cosmos au moment de sa naissance, en vertu de l'harmonie qui existe tout moment entre tous les plans du monde, sans quoi celui-ci ne subsisterait pas. La vritable dtermination vient de l'tre lui-mme et les astres ne sont que les signes plus simples, lisibles et intouchables qui permet-tent de la discerner en les interprtant. A chaque instant le monde est en quilibre, ce qui lgitime un rapport analogique entre le microcosme et le macrocosme. Mais cet quilibre est instable, mou-vant, changeant, puisqu'il ne dure que grce ce mouvement mme.

    Les astres, en parcourant leurs orbes, dessinent un mouvement calculable avec une extrme ri-gueur. Leur retour priodique permet une exacte prvision topologique qui, transpose dans l'ordre psychique, peut autoriser des prvisions qui paraissent dpasser le niveau rationnel sans qu'il en soit ainsi en ralit. Ce retour priodique a permis d'utiliser les plantes et leur mouvement cyclique pour caractriser chaque tat et de considrer leur mouvement comme celui d'un tat. Au cours de ce dveloppement cyclique, depuis leur origine, la manifestation et l'homme ont suivi ensemble une marche qui les loignait ncessairement de plus en plus de leur source et de leur centre. Elle a des-sin une courbe que l'on peut dire descendante , qui les cartait progressivement du ple spirituel pour les rapprocher du ple matriel ou substantiel. Cette descente peut donc tre dcrite comme une matrialisation progressive, une solidification, l'tat matriel absolu formant une limite qui ne peut tre atteinte. Au cours de cette descente, qui peut tre regarde comme une rgression, l'homme a perdu l'usage des facults spirituelles qui lui permettaient l'accs des mondes suprasensi-bles. Il n'a pu d'ailleurs rester spectateur et il est devenu complice. Il a fini par nier les ralits sup-rieures qui se cachent aux yeux de ceux qui les observent sans y croire, puisqu'on ne peut voir que ce que l'on imagine. La tradition hindoue est celle qui a le plus clairement expos la doctrine des cycles cosmiques. Bien qu'il ne soit pas question de l'expliciter ici, disons que la plus longue p-riode envisage est le para ou vie de Brahma , qui dure cent annes de Brahma , et qui est close par une dissolution universelle. Chaque jour (d'une telle anne ), appel kalpa, repr-sente le cycle d'un monde depuis sa cration jusqu' sa fin. Chaque kalpa (ou jour de Brahma) est divis en quatorze manvantara ou re de Manou , ce Manou tant l'intelligence cosmique qui formule le dharma, la loi, de l're envisage.

    Chaque manvantara se subdivise son tour en soixante et onze mah-yuga et chaque mah-yuga en quatre yuga de dure dcroissante suivant le rythme 4, 3, 2, l, de telle sorte que le dernier yuga est le dixime de l'ensemble. Pour donner une ide de l'chelle des priodes, ce dixime quivau-drait 6 480 de nos annes.

    Comme le temps n'est pas une forme vide et qu'il n'existe que par ce qui s'y passe, chaque po-que est qualifie par les vnements qui la manifestent et qui, en s'loignant de l'origine, prennent une vitesse de plus en plus grande. La matrialisation est ainsi double par une acclration qui se montre dans la hte de plus en plus grande, qui s'impose l'histoire et l'activit humaine, mme dans les plus petits dtails. La ncessit d'une initiation dcoule des conditions mmes du monde moderne et des difficults de plus en plus grandes qu'il oppose qui veut oprer un redressement, ne serait-ce que pour un seul individu. Si une certaine vulgarisation de l'sotr