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DE L'« HISTOIRE DE L'ÊTRE » À LA DONATION DU POSSIBLE Jean-Luc Marion Gallimard | Le Débat 1992/5 - n° 72 pages 167 à 176 ISSN 0246-2346 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-le-debat-1992-5-page-167.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Marion Jean-Luc, « De l'« histoire de l'être » à la donation du possible », Le Débat, 1992/5 n° 72, p. 167-176. DOI : 10.3917/deba.072.0167 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Gallimard. © Gallimard. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Louis Lumière Lyon 2 - - 159.84.125.51 - 24/02/2015 10h00. © Gallimard Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Louis Lumière Lyon 2 - - 159.84.125.51 - 24/02/2015 10h00. © Gallimard

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DE L'« HISTOIRE DE L'ÊTRE » À LA DONATION DU POSSIBLE Jean-Luc Marion Gallimard | Le Débat 1992/5 - n° 72pages 167 à 176

ISSN 0246-2346

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-le-debat-1992-5-page-167.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Marion Jean-Luc, « De l'« histoire de l'être » à la donation du possible »,

Le Débat, 1992/5 n° 72, p. 167-176. DOI : 10.3917/deba.072.0167

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Distribution électronique Cairn.info pour Gallimard.

© Gallimard. Tous droits réservés pour tous pays.

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Jean-Luc Marion

De l�« histoire de l�être » à la donation du possible

I

Comme toute ma génération philosophique � pour laquelle je persisterai à revendiquer le titrede pensée de 1968 �, je n�ai accédé à la philosophie que, d�emblée, sous la figure de sa mise en causeradicale. Peu importe, rétrospectivement, que la philosophie se soit alors trouvée en butte aux« sciences humaines » un temps hégémoniques, au positivisme � toujours prospère, parce queaucune réfutation ne saurait l�atteindre, puisqu�il n�entend pas la philosophie �, ou directement àelle-même comme la pensée de sa propre destruction, dans tous les cas le résultat demeurait : laphilosophie ne désigne pas une science, ni un objet, ni une méthode, mais une aporie, au point quenombre des enseignants et chercheurs en cette discipline avouaient � voire revendiquaient � toutignorer de ce que « philosophie » signifie. Pourquoi n�avoir donc pas, comme tant d�autres et parmiles meilleurs, carrément abandonné la philosophie, ses états d�âme et ses drames, pour quelquescience « dure » ?

Parce qu�il restait, dans le désastre de la philosophie, encore un quasi-objet pour une certaineforme de rigueur. Car, même si la philosophie ne dispose que d�une dignité problématique, son aporiemême lui appartient encore en propre. La philosophie constitue moins une discipline assurée qu�ellen�institue en discipline l�aporie de son fondement. Alors que toute science disparaît dès que dispa-raît sa possibilité, la philosophie � on lui reproche assez vivement ce privilège ambigu � se nourritencore de sa propre disparition qu�elle seule peut voir ou expliquer. En effet, l�« inversion du plato-nisme », la « destruction de l�histoire de l�ontologie » et le « dépassement de la métaphysique »,bref la « fin de la philosophie » n�adviennent à la philosophie qu�à partir d�elle-même et depuis sonfonds le plus intime (quel qu�il soit : Nietzsche, Heidegger ou Carnap). L�impossibilité de la philo-sophie ne surgit jamais de la non-philosophie, mais encore de la philosophie. D�où suit le paradoxeque seul un philosophe peut penser quelque chose comme la fin ou l�impossibilité de la philosophie,alors que tout autre se bornera à perpétuer, en guise d�objection à la philosophie, une philosophiedogmatique qui s�ignore. La « fin de la philosophie » reste un événement spécifique de la philo-sophie, qu�elle seule peut décrire et dont, finalement, elle se nourrit encore. Phénix d�entre lessciences, la philosophie renaît de ses cendres à chaque annonce de sa mort programmée. Elle ne se

Jean-Luc Marion est professeur, à l�université de Paris-X Nanterre. Il dirige la collection « Épiméthée » aux Pressesuniversitaires de France. Il est l�auteur, notamment, de Sur la théologie blanche de Descartes (Paris, P.U.F., 1981), Dieu sansl�être (Paris, P.U.F., 1982), Sur le prisme métaphysique de Descartes (Paris, P.U.F., 1986), Réduction et donation (Paris,P.U.F., 1989).

Cet article est paru en novembre-décembre 1992 dans le n° 72 du Débat (pp. 179-189).

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déploie pas malgré, mais en vertu de ses réfutations, parce qu�elle sait recevoir toute négation oudénégation comme le travail en elle du négatif, donc de son allié le plus intime.

C�est ainsi que la philosophie transmue ses syndics de faillite en repreneurs d�entreprise.C�est ainsi que, croyant n�entrer en philosophie que pour apprendre pourquoi et comment il fallaiten sortir, j�y suis, bien entendu, resté. Pourtant, ce renversement ne s�est, dans mon cas, accomplique laborieusement, suivant plusieurs chemins, et tous longs � d�abord l�histoire de la philosophie,ensuite la fixation de ses limites, enfin la possibilité de la phénoménologie. Mais ils avançaientsuivant une seule question : que peut la philosophie après la « fin de la philosophie » ?

II

La première réponse vient de l�histoire de la philosophie : la « fin de la philosophie », surtout sielle implique la « destruction de l�histoire de l�ontologie », rend possible une herméneutique destextes de la tradition, pour autant qu�elle les mesure à l�aune d�un concept précis de « métaphysique ».Si la philosophie a une « fin », elle a donc une définition : le modèle heideggérien de l�histoire dela philosophie comme « histoire de l�être », c�est-à-dire comme histoire de l�oubli (et de l�oubli del�oubli) de l�être, ne pouvait « détruire » la métaphysique qu�en l�identifiant d�abord par ses traitsles plus propres.

Le choix de ce modèle n�avait rien d�arbitraire, mais s�imposait par des arguments rationnels.(a) L�hypothèse d�une « histoire de l�être » n�implique aucune décision dogmatique concernant laphilosophie comme telle, ni l�accès phénoménologique à l�être même ; en effet cette « histoire » sedéploie identiquement avec et sans l�ontologie fondamentale du Dasein, donc indifféremment àelle ; d�ailleurs elle lui survit dans l�itinéraire de Heidegger lui-même. (b) Elle propose un cadre d�in-terprétation d�autant plus puissant qu�il s�expose à des vérifications ou des invalidations précises :y a-t-il onto-théo-logie ou non dans telle philosophie ? L�être de l�étant s�y trouve-t-il ou non pensésur le mode de la présence subsistante ? « Dieu », en son acception métaphysique, s�y laisse-t-il ounon réduire à la causa sui ? Au contraire peut-être de son rival, le modèle hégélien, plus pauvrementréductible à la seule équation « être = pensée », le modèle heideggérien se démultiplie en plusieursquestions et s�expose à des réponses contrastées. (c) Il s�agit de suivre Heidegger par méthode et nonpar doctrine, au point d�utiliser les ressources de son modèle contre son intention explicite : non plus« détruire » la métaphysique de tel penseur en vue de libérer une « ontologie fondamentale », maisau contraire instruire son dossier métaphysique par une herméneutique positive. Car lorsque l�onparvient à identifier les traits proprement métaphysiques d�une philosophie, il s�agit moins de lacontester que, au contraire, de la qualifier comme rien de moins qu�une partie intégrante de l�« his-toire de l�être » (et d�ailleurs Heidegger n�a-t-il pas, en fin de compte, procédé ainsi ?). (d) Enfin etsurtout, l�« histoire de l�être » a déjà prouvé sa fécondité herméneutique en fixant un concept opé-ratoire de la « métaphysique », qui permet d�y inclure incontestablement des penseurs non canoniques(Nietzsche) � voire d�en exclure audacieusement d�autres, jusqu�alors canoniques (Plotin, Spinoza).

Il faut clairement admettre que cette option � le modèle heideggérien de l�« histoire de l�être »sans ou contre l�intention de Heidegger � devint accessible, en France, par la thèse de P. Aubenque(Le Problème de l�être chez Aristote, Paris, 1962) puis par son séminaire. Il le devint aussi, certainscas, par deux autres enseignements. Celui de J. Beaufret, qui maintenait strictement, lui, l�articulationheiddeggérienne de l�« histoire de l�être » avec l�ontologie fondamentale. Celui de F. Alquié, dont

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l�herméneutique des textes philosophiques suivait le fil conducteur d�un être, certes plus vigoureu-sement affirmé que conceptuellement déterminé1. Peu importaient les indécisions de ces modèles,à l�époque vite confondus : c�est à F. Alquié et J. Beaufret que je dédiai en 1975 Sur l�ontologie grisede Descartes. Une difficulté patente suscitait ce travail : le premier texte spéculatif de Descartes, lesRegulae, restait notoirement sous-interprète : inachevé et jamais cité par Descartes, il passait pourun brouillon du Discours ; mon hypothèse consistait à y lire une réfutation d�Aristote et à rétablir,pour chaque antithèse cartésienne, une thèse aristotélicienne correspondante (la pluralité des genres,irréductibilité de la contingence, déduction des catégories à partir de l�ousia, etc.). De fait, lesRegulae redevenaient ainsi lisibles, confirmant l�hypothèse continuiste d�une « histoire de l�être »,qui ne se confondait pas avec la recherche des sources (où le travail de pionnier d�É. Gilson risquaitde s�embourber). Il s�ensuivait aussi un résultat plus général : réfutant l�ontologie aristotélicienne aunom d�un strict ordre de la méthode, Descartes avait néanmoins dû construire une contre-ontologie � endemi-teinte, « grise » � et donc répéter l�entreprise métaphysique d�Aristote, malgré qu�il en ait.

À l�évidence, cette conclusion provoquait une nouvelle question : une métaphysique exige, outreune ontologie, une théo(i)ologie � une science de l�étant par excellence en tant qu�il fonde les étantsde droit commun. Pour y répondre, l�étude Sur la théologie blanche de Descartes rétablit, en 1981,une autre continuité. La difficulté venait d�une thèse � la création des vérités éternelles � si propreà Descartes que nul ne l�a soutenue avant et presque personne après lui, mais si étrange que bien descommentateurs la passent sous silence (ainsi M. Guéroult). Or la considérer équivaut à concevoirtoute la doctrine cartésienne du fondement (thé(i)ologie), telle qu�elle désigne Dieu comme la causeefficiente même des vérités (des essences) à titre de « puissance incompréhensible ». Comment larendre intelligible, alors qu�elle revendique l�incompréhensibilité ? En rapprochant la création desvérités éternelles des différentes évolutions de la théorie de l�analogia entis depuis Thomas d�Aquinjusqu�à Suarez. Franchir ce pas impliquait non seulement d�admettre une continuité et un désaccordentre les théologiens de la seconde scolastique et Descartes (ce que Gilson n�avait pas risqué), maissurtout que Descartes ait pu tenter de résoudre philosophiquement un problème d�origine théologique.

C�est pourtant cette ambiguïté qui permit de dégager plusieurs acquis. (a) La modernité seconstruit sur l�assomption d�une univocité indissolublement ontologique (Gilson l�avait déjà re-pérée : Malebranche, Spinoza, Leibniz, Clauberg, etc.) et épistémologique (« Dieu toujours géo-métrise » : Kepler, Galilée, Leibniz, etc.). (b) Descartes s�y oppose avec une vigueur sans succès nipostérité, en sorte qu�il semble, dans son rejet singulier, plus un dernier thomiste qu�un suaréziende son temps. (c) Le refus de l�univocité ne suffit pourtant pas à retrouver l�analogie ou son équi-valent : Descartes ne cesse de penser le fondement dans le rapport non médiatisé entre fini et infini ;le fondement oscille donc sans trêve entre l�ego et Dieu suivant une thé(i)ologie indécidée, oscillante,« blanche » � comme un chèque en blanc laisse indéterminé son montant et surtout son bénéfi-ciaire. (d) Ces résultats offrent de surcroît un point commun : ils supposent, outre l�hypothèse de« l�histoire de l�être », une perméabilité entre l�histoire de la métaphysique et celle de la théologie ;leur séparation � aujourd�hui encore un dogme intangible pour beaucoup � apparaît d�autantplus problématique qu�elle ne s�imposa guère qu�à partir de Descartes. D�où cette autre question :

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1. C�est principalement à ces trois maîtres (avec d�autres, certes, comme J. Hyppolite, H. Gouhier et É. Gilson) que l�ondoit le renouveau actuel de l�histoire de la philosophie en France. Il convient de leur en garder une reconnaissance explicite.Car la philosophie spéculative ne vaut qu�à proportion de ce que vaut l�histoire de la philosophie : elles croissent et déclinentensemble, comme l�illustrent les exemples contrastés de pays proches.

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la constitution de la métaphysique (dans l�acception heideggérienne) n�entretiendrait-elle pas unrapport essentiel, donc dissimulé, avec son rejet de la théologie ? Qu�indique l�écart mimétiqueentre la théologie révélée exclue et la thé(i)ologie rationnelle (metaphysica specialis) ?

Ontologie, thé(i)ologie � deux dimensions essentielles de la métaphysique avaient donc étéidentifiées à propos de Descartes. Cependant, il manquait un dernier examen, celui de la figure oùces deux éléments se constitueraient en une métaphysique : l�onto-théo-logie. La constitution onto-théo-logique de la métaphysique reste-t-elle une formule abstraite, mais historiquement nonpertinente, ou peut-elle se confirmer dans les textes ? En particulier, valant pour Aristote, Hegel ouNietzsche, s�applique-t-elle aussi à Descartes ? Cette expérience cruciale, pour Descartes, maisaussi pour le concept d�onto-théo-logie, fut tentée par le travail Sur le prisme métaphysique deDescartes, en 1986. Pour s�assurer d�un point de départ ferme dans la « question de l�être », on montraitque Descartes transposait selon l�ordre de la connaissance la tendance contemporaine à privilégierla philosophia prima (protologie) au détriment de la metaphysica (science de l�ens qua ens). L�exa-men d�une éventuelle onto-théo-logie cartésienne devenait possible, à condition pourtant d�en iden-tifier non pas une, mais deux. (a) L�onto-théo-logie de la cogitatio : tout étant est en tant que penséou pensant, l�étant suprême a figure de cogitatio sui et se marque comme l�ego du cogito. Elle sedéploie exemplairement dans les Regulae ou le Discours et dans les deux premières Meditationes.(b) L�onto-théo-logie de la cause : tout étant est en tant que cause d�un effet ou/et effet d�une causesuivant le principe de raison, l�étant suprême a figure de la causa sui et se fixe sur le Dieu créateur.Elle se déploie dans les Meditationes, mais déjà dans les lettres de 1630 sur la création des véritéséternelles. Ainsi pouvait se relire, d�après l�hypothèse d�une double onto-théo-logie, d�abord l�ego� interprétable comme la substance permanente par excellence, dont toutes les autres restent des méta-phores impropres (ce que Leibniz reprendra) ; ensuite Dieu � dont les noms divins traditionnels secontredisent dès qu�ils se déclinent suivant la dualité cogitatio/causa et dont les preuves d�existencese démuitiplient suivant leur onto-théo-logie d�origine. Une fois dégagées ainsi les deux théologiesmétaphysiques de Descartes, il devenait loisible de les contre-distinguer de la théologie révélée, aufil conducteur de Pascal. Or Pascal, à proprement parler, ne critique pas la philosophie cartésienne,mais la valide au titre de la philosophie « certaine » du temps2. C�est à ce titre précisément qu�il lajuge « inutile » � parce qu�elle ne peut rien pour le salut, parce que même le Dieu « créateur desvérités éternelles » ne montre rien de la charité (troisième ordre), ni de Jésus-Christ. Par conséquent,la métaphysique cartésienne � tenant ici le rôle de la métaphysique comme telle � subit une desti-tution : devant la charité, elle apparaît frappée de vanité. Ainsi Descartes se constitue-t-il biensuivant l�onto-théo-logie, mais il s�y décompose aussi, comme une lumière blanche dans un prisme.

Ce chemin d�historien se justifie par les résultats acquis, d�ailleurs toujours en cours d�exploi-tation. Mais aussi par au moins trois thèses strictement philosophiques, qui ouvrent autant de ques-tions : (a) la philosophie, en situation de sa « fin », peut encore se définir comme une « histoire del�être », puisque même Descartes y satisfait, malgré son silence intentionnel sur l�ens in quantumens (et l�interprétation dominante, qui y privilégie la théorie de la connaissance) ; (b) le modèle del�onto-théo-logie s�applique à d�autres auteurs que ceux abordés par Heidegger, mais il ne reçoit cetteconfirmation qu�à la condition expresse de subir lui-même de profondes adaptations : son redou-

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2. Cette interrogation s�impose, par exemple, après le travail de J.-Fr. Courtine, Suarez et le système de la métaphysique,Paris, P.U.F., 1990.

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blement dans le cas de Descartes n�a sans doute rien d�exceptionnel et ne fait qu�en annoncer d�autresfigures inédites (en particulier chez les post-cartésiens). Jusqu�où cette flexibilité peut-elle aller ?L�onto-théo-logie reste-t-elle encore un concept dogmatique ou se réduit-elle à un outil interprétatif3 ?(c) L�« histoire de l�être » devait, selon Sein und Zeit, permettre une « destruction de l�histoire de l�on-tologie », qui dégage la « question de l�être » dans sa radicalité. Or l�interprétation onto-théo-logiquede la métaphysique cartésienne ouvre, avec la critique de Pascal, une possibilité essentiellement autre :subir une « destitution » (non une « destruction ») devant la « charité » (non point l�être). Cette stra-tégie de dépassement de la métaphysique par la théologie se borne-t-elle au cas particulier de Pascalaffronté à Descartes, ou s�exerce-t-elle de droit envers la métaphysique comme telle ? Pour se consti-tuer rigoureusement, la métaphysique ne doit-elle pas obligatoirement exclure ce qui ne saurait, par défi-nition, se constituer et d�abord le domaine (non métaphysique, révélé) du théologique ?

Du moins, à la question sur le statut de la philosophie en situation de « fin de la philosophie »,une réponse interne s�esquissait : relève de la philosophie toute pensée qui peut s�interpréter onto-théo-logiquement.

III

À cette détermination interne � par l�onto-théo-logie � pouvait et devait cependant s�ajouter unedétermination externe � par les limites. S�il n�y a nulle originalité à définir la métaphysique par safinitude, peut-être tient-elle plus à l�identification de telles limites. La métaphysique ou la philosophieadmettent aisément la finitude de l�entendement (Descartes), de la sensibilité (Kant), de l�être(Heidegger). Mais une tout autre finitude peut surgir, pourvu que l�on prête attention à une instanceabsolument critique (quoique inattendue, et pour bien des lecteurs, sans doute incongrue), quis�imposa peu à peu à mon travail théorique : la théologie, ou du moins ce dont elle traite, le théo-logique. Il s�agit là, en effet, de ce champ du donné que ne parvient pas à prendre en charge le dis-cours métaphysique ou philosophique, justement parce qu�il se trouve donné absolument.

Bien avant de thématiser le conflit exemplaire entre Pascal et Descartes, j�avais pu avec L�Idole etla distance (1977), mesurer que la métaphysique se définissait aussi, voire surtout, par ce qu�elle nepouvait penser, devait exclure et désignait ainsi comme une possibilité inabordable. Soit cette face essen-tielle de la « fin de la philosophie » que montre « la mort de Dieu ». Suivant Nietzsche, notaire scru-puleux de ce décès, il s�agit du « Dieu moral », donc de la plus haute détermination de « Dieu » qu�aitatteinte la métaphysique en sa phase terminale ; la mort de ce « Dieu » s�impose parce que la moraleelle-même s�afferme à la volonté de puissance. Il paraît aussitôt qu�une telle mort ne se conclut rigou-reusement qu�autant qu�elle porte sur un concept précis de « Dieu » (le « Dieu moral »), faute duquelil ne s�agirait que d�un athéisme irrationnel et donc insignifiant. Reste qu�un tel concept, par défini-tion fini, ne traite que d�une acception de « Dieu » parmi une infinité d�autres laissées inentamées. Enfait, la « mort de Dieu » ne reste rigoureuse qu�en portant sur la mort d�un « dieu », c�est-à-dire d�undes concepts ou des « noms » divins. Et Nietzsche l�admet le premier, en s�exposant aux « nouveauxdieux ». Bref, « la mort de Dieu » implique immédiatement la mort de la mort de Dieu4. Il s�ensuit une

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3. Comme vient de le confirmer V. Carraud, Pascal et la philosophie, Paris, P.U.F., 1992. « Certaine » et pas seulement« incertaine » � voir Sur le prisme, p. 316.

4. Voir « De la �mort de Dieu� à la mort aux noms divins », Laval théologique et philosophique, 1985/1.

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identification de la métaphysique par de multiples limites. (a) Une limite idolâtrique : la pensée de« Dieu » se règle plus sur les exigences de la pensée que sur celles de Dieu et consigne plus le symp-tôme de l�insensé qu�elle ne vise le Dieu invisible. (b) Une limite conceptuelle : tout concept appli-qué à Dieu se réduit au rang de « nom divin » et relève du moment négatif d�une « théologie mystique »pleinement articulée (affirmation, négation, hyperbole). Bref, la théologie spéculative (en l�occur-rence Denys et sa tradition) s�érige en instance critique de la métaphysique (onto-théo-logie) qui, enretour, se définit par son impuissance à penser Dieu selon sa possibilité propre.

La critique théologique ne fixe pourtant pas seulement des limites à la métaphysique (onto-théo-logie), mais marque aussi celles de la philosophie en général. Du moins, en 1982, Dieu sans l�êtrese trouvait entraîné à le prétendre. En fait, il suffit pour y parvenir de considérer la riposte tropcélébrée de Heidegger à la « mort de Dieu » : « Seul un dieu peut encore nous sauver. » Or, un tel« dieu » ne pourrait nous sauver qu�en devenant manifeste ; il ne pourrait devenir manifeste que dansl�horizon divin, donc du sacré, donc du « sauf », donc de l�être. Aussi l�Ereignis offre-t-il l�adve-nir. Inévitablement, ce dispositif s�expose au moins à trois interrogations de la critique théologique.(a) Va-t-il de soi que l�être, même sous sa figure non métaphysique, même en son accomplissementd�Ereignis, offre l�horizon obligé pour toute manifestation de Dieu ? D�autres horizons ne restent-ils pas possibles, surtout si l�on considère que le transcendantal du bien a longtemps prévalu sur celuide l�être pour fournir le premier des noms divins ? L�« histoire de l�être » suffit-elle à penser le bienet recouvre-t-elle l�histoire de son concept ? (b) D�ailleurs, Dieu relève-t-il en général d�un horizon ?Sa manifestation obéit-elle aux règles phénoménologiques communes, en sorte de ne se déployer quesous la condition d�un horizon préalable, voire d�un Je constituant ? La confusion entre Dieu et teldieu reste-t-elle phénoménologiquement légitime, dès lors qu�elle occulte que, précisément dans lecas unique de Dieu, les conditions communes de la manifestation pourraient, voire devraient semodifier selon les exigences de ce qu�on devra nommer une révélation ? Et dans ce cas, Dieu, s�ilse manifeste, ne devrait-il pas se manifester à rencontre de l�essence de la manifestation, sous la figuredu paradoxe ? (c) À supposer que Dieu puisse se penser sans l�être (ni comme un étant, ni commeactus essendi) en vertu du bien, ou plus précisément de l�agapê (I Jean, IV, 8 plutôt que Exode, II,14), cette transposition pourra-t-elle s�étendre aussi à ce qui diffère de Dieu ? L�herméneutique dumonde ou du je sans l�être ou hors d�être doit-elle procéder négativement (par destitution au filconducteur de la vanitas) ou positivement (par consécration suivant la charitas) ?

L�assignation par la question de Dieu de leurs limites tant à la stricte métaphysique (en 1977) qu�àla philosophie qui s�en libère (1982) inverse et confirme à la fois l�usage kantien des limites entrephilosophie et théologie : les limites de la philosophie ne s�imposent plus à la théologie, mais c�estla théologie qui, en outrepassant par ses hypothèses infinies les limites de la philosophie, les lui rendvisibles et éventuellement aménageables. Car, concernant Dieu, la théologie reste critique, tandis quela métaphysique opère dogmatiquement par concept et que la philosophie présuppose dogmatique-ment un horizon, en sorte d�aboutir également à un traitement idolâtrique de Dieu. Rapportés àDieu, concept et horizon équivalent-ils donc toujours à une idolâtrie ? Aucune réponse univoque neconvient ici, parce que concept et horizon admettent des acceptions diverses, et surtout parce qu�ilsvarient essentiellement suivant ce qu�ils exposent. Or, si Nietzsche comme Heidegger ne les envi-sagent que déterminés ontologiquement, la possibilité demeure de passer à l�horizon et au conceptd�agapê (et d�eros), de la charitas, ou de l�amour, suivant une « transvaluation », un « tournant »encore absolument impratiqués. À juste titre d�ailleurs : de ce qui offrait le terrain même de l�éveil

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de la pensée pour Platon et Aristote mais aussi pour les médiévaux, qu�a retenu la métaphysique deDescartes à Freud ? Une passion � irrationnelle, arbitraire, égoïste �, bientôt une maladie. La « des-truction » de l�histoire du concept d�amour s�impose aujourd�hui comme le préalable à toute trans-gression de certaines des limites de la philosophie. Dans l�attente de ce travail, on peut, d�une part,décrire certains des phénomènes exemplaires d�une pure logique de l�amour (ainsi ceux recensés dansles Prolégomènes à la charité, 1986) ; d�autre part, esquisser la « destruction », sur des points précis,de la tradition métaphysique de l�amour (comme dans deux études des Questions cartésiennes,1991). Bien entendu, ce double travail répond à des exigences critiques formulées par la théologieà l�égard des limites de la stricte philosophie. Mais, pour cette raison même, ce travail ne relève pasde la théologie. La question de l�amour ne doit pas plus se renvoyer à la théologie qu�elle n�auraitdû se marginaliser en psychologie ; ce double exil caractérise d�ailleurs parfaitement les tactiquesd�oblitération métaphysique du concept de l�amour. Il faut, au contraire, marquer fermement que l�amouraccède, ou peut accéder, ou devrait pouvoir accéder au concept (autant que l�être, l�un, le bien outout autre transcendantal) et que son impuissance conceptuelle, croissante à mesure de l�histoire dela philosophie, ne prouve pas seulement la censure de l�amour, mais surtout l�approfondissement dunihilisme. Il se pourrait même que l�oubli de l�être n�offre qu�un symptôme du mépris de l�amour.

Nous disions plus haut que relève de la philosophie toute pensée qui s�interprète onto-théo-logiquement. Ajoutons que relève de la philosophie toute pensée qui se limite à un concept idolâ-trique de « dieu », mais ignore celui de l�amour. Mais cette seconde détermination, justement, laphilosophie doit la dépasser.

IV

Que la philosophie se dépasse elle-même implique qu�elle trouve en elle � sans le céder à quelqueautre savoir � des ressources lui permettant de prendre la relève d�elle-même. Alors la « fin de laphilosophie » pourrait s�entendre comme une finalité pour la philosophie.

Une telle relève de soi par soi exige de la philosophie que, si son effectivité, à savoir son accom-plissement métaphysique, s�épuise sous nos yeux, une possibilité lui reste encore en réserve. Com-ment identifier la réserve non métaphysique de la philosophie, sans céder à la facilité d�une alternativestérile � ou bien la « pensée » en rupture avec toute discursivité conceptuelle, ou bien le positivismeexclusivement obsédé d�objectivité ? Comment dégager une rationalité vraiment conceptuelle et pour-tant non objectivante (« technicienne », « calculante », etc.). Il faudrait parler ici de la possibilitéde la philosophie en une double acception ; d�abord parce qu�elle en délivrerait une figure encoreinédite � une possibilité au-delà de son actuelle effectivité ; ensuite parce que l�effectivité à surmonterest précisément l�effectivité tout court, telle qu�elle accomplit l�essence de la technique (« la puis-sance du rationnel ») � une possibilité plus réelle que l�effectivité. Un tel surcroît de la possibilitésur l�effectivité, s�il se peut, définit exactement la phénoménologie. La métaphysique se limite à l�ef-fectif en ne cessant de fixer des impossibilités à la possibilité � la phénoménologie n�a de cesse qu�ellene libère la possibilité des impossibilités prétendues. C�est donc en vertu de leur combat contre lesinterdits néokantiens (impossibilité de connaître la chose en-soi, impossibilité d�une intuition nonsensible, impossibilité de donner les essences, etc.) que les Recherches logiques de Husserl inaugurentla phénoménologie et, du même geste, percent déjà au-delà de la métaphysique. Si dépasser la méta-

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physique a un sens, alors il revient par excellence à la phénoménologie de le tenter. Elle mériteraitainsi de se voir reconnue comme exemplaire entre les figures contemporaines de la rationalité.

La percée phénoménologique peut s�identifier, parmi d�autres, à trois reconquêtes du possiblesur l�impossible : la pluralité des réductions, la rationalité des phénomènes non objectifs, une déter-mination autre du Je (thèmes tous abordés par Réduction et donation. Recherches sur Husserl,Heidegger et la phénoménologie, en 1989). Comme la phénoménologie se caractérise par le surcroîten elle de la possibilité sur l�effectivité, lui assigner des impossibilités et y procéder à des exclusionsdevient très aléatoire, sinon absurde. La seule interrogation légitime consiste à demander jusqu�oùpeut s�étendre la mise en scène de nouveaux phénomènes, suivant le principe unique et suffisant qu�ily a une nouvelle phénoménologie lorsque se manifeste un visible jusqu�alors resté invu5. Bref, onne peut légitimement poser qu�une seule question : que peut-on voir ? Mais, comme cette manifes-tation passe nécessairement par l�opération de la réduction, il s�agit de mesurer si et comment laréduction peut se radicaliser, pour radicaliser la mise en scène des phénomènes. La réduction, telleque Husserl la pratiqua, reconduit au Je transcendantal des objets et seulement des objets ; l�hégé-monie de l�horizon de l�objectivité provoquera ainsi nombre des apories récurrentes de la recherchehusserlienne. L�avancée de Heidegger consista à reconduire au Dasein des étants (rarement du typede l�objet) selon l�horizon de l�être. Mais l�être offre-t-il pour autant le dernier horizon ? Heideg-ger lui-même finira par le dénier. Et surtout, on ne saurait sérieusement discuter que tout l�effort dela phénoménologie française depuis Sartre fut � c�est son originalité, sa force et sa cohérence � detenter une transgression de l�être comme horizon ultime, principalement vers la chair (Merleau-Ponty, Henry et D. Franck) ou vers l�éthique (Sartre en un sens, Ric�ur et Levinas). Il ne convientdonc pas de dénoncer ici un imaginaire détournement, mais de comprendre pourquoi et jusqu�oùa déjà eu lieu la percée vers un nouvel horizon. Probable réponse : la figure ultime de la réductions�accomplit comme la donation � anonyme et factuelle � du pur donné, telle qu�elle précède etpermet l�objectivité et l�étantité, les dispense éventuellement parce qu�elle s�en dispense elle-même.

Un autre reproche fait à la phénoménologie concerne le privilège qu�elle accorderait à des phéno-mènes « abstraits », imprécis, « inapparents », voire � soupçon infiniment plus grave � « théolo-giques » ? En fait, cette déploration stigmatise maladroitement deux des extensions les plus fécondesde la plus stricte méthode phénoménologique. (a) Les phénomènes non objectifs n�interviennentévidemment pas seulement avec Levinas ; ils obsèdent dès 1905 (Leçons sur la conscience intimedu temps) le privilège pourtant avoué que Husserl concède à la construction d�objets ; car dans lesfaits, ce dernier ne cesse de sonder l�inobjectivable alors même qu�il prétend à l�idéal de l�objecti-vité ; et c�est sans doute cet inobjectivable qui, aujourd�hui, nous attire le plus vers lui : l�impres-sion originelle et le flux temporel, la chair irréductible au corps physique, les objets investis d�esprit,l�apprésentation analogique d�autrui, l�antéprédicatif et le « monde de la vie », la téléologie uni-verselle et la facticité du Je. Quoi de plus clair que les plus grands textes phénoménologiques, dèsScheler et Heidegger, concernèrent des phénomènes non objectifs et que Levinas (autrui), Ric�ur(herméneutique), Henry (auto-affection), mais encore Derrida, Dufrenne ou Granel ont exploité deschantiers que Husserl, le premier et presque malgré lui, avait ouverts au-delà de l�objectivité consti-tuable ? Loin de sombrer dans l�irrationalité, la phénoménologie s�attaque ainsi à sa tâche la plus

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5. Nous avons introduit ce terme indispensable (mi visible, mi invisible, calqué sur l�inouï et sur l�intact) dans La Croi-sée du visible (Paris, 1991, p. 51 sq.).

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urgente : exercer la rationalité au-delà de l�objectivité et reconquérir à la science rigoureuse un terrainperdu sur l�insensé. (b) La formule d�une « phénoménologie de l�inapparent », pour marginalequ�elle semble (Heidegger, dans un séminaire de 1973), ne trahit pourtant nul détournement tardif.Elle se borne seulement à rappeler une règle phénoménologique presque évidente formulée dès1927 : « �Derrière� les phénomènes de la phénoménologie, ne se tient donc essentiellement rien, maisil peut se faire que soit caché ce qui devra devenir phénomène. Et c�est justement parce que, de primeabord et la plupart du temps, les phénomènes ne sont pas donnés, qu�il est besoin d�une phénomé-nologie. Le recouvert est le contre-concept de �phénomène� » (Sein und Zeit, § 7, p. 36). La phéno-ménologie est requise précisément parce que tous les phénomènes n�apparaissent pas d�emblée.Loin de se contredire en portant sur l�inapparent, la phénoménologie se justifie : car ce qui doit parelle se manifester de soi-même et à partir de soi-même, c�est justement le non encore apparent.Sans la phénoménologie, et la phénoménologie de l�inapparent (du « recouvert »), ne seraient ap-parus comme des phénomènes ni la chair, ni l�être, ni le visage d�autrui, ni (surtout) la différance,ni l�auto-affection, ni le sens ou la donation � tous de prime abord invisibles et désormais vus. Il nes�agit que de répéter, dans chaque cas, la méthode utilisée par Husserl pour établir � par exemple �une intuition catégoriale des actes fondés.

Quant à la question de l�invisibilité de Dieu, elle pose des difficultés d�un tout autre ordre, parceque les lois de la manifestation (phénoménologique) ne coïncident actuellement pas avec la libertéde la révélation (théologique). Il s�agit certes de deux visibilités, mais qui restent par principe hété-rogènes. On ne saurait les confondre qu�en faisant fi de distinctions élémentaires. Pour le dangerd�une restauration de la « métaphysique spéciale » par la phénoménologie, cet étrange fantasmedevrait pouvoir se dissiper, sitôt remarquées deux impossibilités ; d�abord, puisqu�elle naît avec lafin de la métaphysique et, dans une large part, pour la surpasser, la phénoménologie doit impérati-vement rompre avec le concept de « phénoménologie spéciale » et avec la chose. Ensuite la phénomé-nologie ne peut pas restaurer une quelconque « métaphysique spéciale », parce qu�elle abolit, avec« le principe de tous les principes », la notion même d�un fondement inconditionné a priori et sa fonc-tion même. Bref, aujourd�hui, la question théologique ne se pose pas plus en termes phénoméno-logiques que la portée de la phénoménologie n�atteint encore le théologique, entendu au sens nonmétaphysique du révélé. Il reste encore beaucoup de chemin pour que la phénoménologie accède à« l�inextinguible réel incréé » (R. Char), si elle doit, d�ailleurs, jamais y accéder.

La dernière avancée reste la plus programmatique. Par une acception autre du Je, il faut en-tendre une détermination du Je non seulement différente d�autres pensables, mais définie par l�altérité� une autre altérité. En effet, le point de certitude et de départ de la métaphysique moderne, l�ego,ne tient son privilège que de son antériorité sur l�objet qu�il constitue ; donc lorsqu�il veut s�appré-hender lui-même, il ne peut que retourner sur soi l�exigence d�objectivité et s�apparaître à soi commeun objet ; le « moi empirique » offusque de son objectivité un Je inapparent comme tel. Cette dicho-tomie du Je ne se dépasse qu�en dépassant la relation à l�objet jusqu�à une relation plus originelle,l�« appel de l�être » (Heidegger) ou l�appel d�autrui (Levinas). Reste à concevoir comment un appel� de quoi, de qui que ce soit � pourrait déterminer un Je et surtout le rendre accessible à lui-même.Décrire et comprendre la pure structure d�appel aboutit, certes, à une stricte abstraction ; on ne sau-rait pourtant la lui reprocher sans inconséquence, pour trois motifs au moins. D�abord parce que cetteabstraction est celle précisément exigible d�un modèle ; ensuite parce qu�elle évite tout retour versla « métaphysique spéciale » en n�identifiant aucune origine de l�appel comme un premier fonde-

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ment ; enfin parce que les plus décisifs des modèles de la subjectivité (ego, Je pur, « volonté de puis-sance », Dasein) restent, eux aussi, absolument abstraits et ontiquement vides. La véritable tâchespéculative n�a rien à faire avec de telles objections ; elle doit uniquement identifier et interpréterla structure pure de l�appel en sorte que la subjectivité (ou ce qui en tiendra lieu) puisse se déployerdans toute sa richesse concrète sans autre secours que cet unique présupposé. Ou encore, il s�agitde décrire le Je à partir d�une altérité originaire qui, à la fois, le précède et le rend absolument à lui-même. L�appel � plus intime au Je que lui-même � l�altère originellement6.

V

La philosophie a donc une définition au passé d�après l�« histoire de l�être » : toute pensée quis�interprète onto-théo-logiquement, comme une métaphysique ; une définition au présent suivantle temps du nihilisme : toute pensée qui se limite à un concept idolâtrique de « dieu » n�admet quel�horizon de l�être, lui-même réduit à l�objectivité et ignore celui de l�amour. S�y adjoint une défi-nition à venir selon la phénoménologie : toute pensée qui obéit au surcroît de la possibilité sur l�ef-fectivité par un empirisme enfin radical : voir ce qui se donne, regarder ce que cela donne et admirerque cela (se) donne.

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6. Sur ce point, nous n�avons guère varié depuis un précèdent bilan programmatique, « La modernité sans avenir »,Le Débat, n° 4 (sept. 1980). De même, entre-temps, « La fin de la fin de la philosophie », Laval théologique et philosophique,1986/1, et « Réponse à quelques questions », dans « À propos de Réduction et donation », Revue de métaphysique et demorale, 1991/1.

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